--> --> - Le Dibbouk

8 janvier 2025

Il y a des jours où l’on a l’impression de ne rien faire. Où les heures s’étirent comme ces jeans stretch qui ne vous avertissent pas que vous sombrez dans l’obésité. Et soudain, l’élastique pète, le pantalon tombe, et on se retrouve cul nul, les mains en croix, tentant d’imiter la feuille de vigne. On se retrouve à poil devant son propre néant, sa propre absurdité.


Etrange, peinture huile 2010

Hier, j’ai codé. Toute la journée, absorbé, avalé par le temps comme l’enfant du tableau de Goya. Chronos n’est pas cruel : il est indifférent.

Des lignes de code, comme on taille des pierres. Sauf que je n’ai pas l’abnégation d’un bâtisseur de cathédrale. On voudrait savoir toujours ce qu’on fait, quel résultat, pour quand, évidemment pour le plus vite possible. Pour hier ou avant-hier. Alors que ces gars-là, pensaient-ils au temps, à 100, 200, 300 ans après eux ? Avaient-ils seulement le temps d’y penser, l’envie ? Nul ne le sait.

Et moi, je travaille dans l’urgence, sous la pression silencieuse d’un monde qui exige des résultats immédiats. Chaque ligne de code ressemble davantage à une pierre posée à la hâte qu’à un bloc sculpté pour l’éternité. Alors, hier, je me suis dit que j’étais un vieux nul, que ma vie était gâchée. Que le temps n’offre aucune rédemption aux salauds qui s’égarent.

Et puis cette impression perpétuelle de ne pas être fini. D’être "fini à la pisse". Ce n’est pas de la tristesse qui en découle, mais de la rage. Une rage brutale, dirigée contre moi-même. Et ce que je découvre, c’est que même cette rage ne m’appartient pas vraiment. Elle est un programme, une routine écrite par le système qui m’entoure. Ce système, capitaliste, s’insinue jusque dans mes neurones, mes globules rouges et blancs, mon ADN.

Alors vient la question pavlovienne : comment s’en sortir ? Ce "comment" est une boîte noire. Dès que je l’ouvre, surgit une foule. Des noms tirés de ma mémoire, de l’actualité, des figures suspectes et nocives, incapables d’aider. Je le sais : personne ne m’aidera. Mais je continue à entretenir cette pensée, comme on nourrit un animal de compagnie. Peut-être pour ne pas affronter cette certitude effrayante : être irrémédiablement seul.

Et il y a eu cette vidéo. Une interview de Sylvie Ferré. Je ne savais pas qui elle était. Mon ignorance m’a frappé comme une gifle. Ce n’était pas seulement une inconnue. C’était un gouffre qui s’ouvrait sous mes pieds, un rappel brutal de tout ce que je ne sais pas, de tout ce que je ne saurais jamais. J’ai pensé à ces listes infinies de livres que je n’ai pas lus, à ces auteurs qui disparaissent dans les marges de mon esprit, jamais explorés. À quoi bon coder, écrire, créer, si les gouffres restent si vastes ?

Peut-être est-ce pour cela que je me suis intéressé à la poésie informatique de Philippe Bootz. Une envie de sortir du sens, d’abandonner la quête de la signification pour ne garder que l’émotion. Pure. Indéfinie. Est-ce une fuite ? Un effacement de moi-même dans des lignes abstraites ? Je n’en sais rien. Je sais seulement que ce dégoût que je ressens envers moi-même m’oblige à m’éloigner du monde. Je ne peux que lui renvoyer ce que je porte en moi.

Hier, dans la lumière froide d’un écran, j’ai créé des fiches dans Obsidian pour consigner tout cela. Comme si écrire pouvait réduire ce que je ressens. Comme si, au bord du gouffre, les mots pouvaient construire un pont, branlant mais suffisant pour s’engager de quelques pas de plus dans la jungle épaisse, moite, dangereuse de soi-même, sans guide ni carte ni boussole.

Plus je rentre au fond de moi-même, plus j’ai l’impression de pénétrer dans un bâtiment délabré, une ruine. Sauf que dans le tâtonnement, mes mains effleurent parfois des aspérités sur les parois, une sorte d’écriture antédiluvienne. Et là, me revient cette pensée qui m’avait entraîné dans une folle aventure : l’écriture d’un feuilleton, au jour le jour, sur un ancien blog. Celle de ce type qui découvre peu à peu qu’il est une créature extraterrestre de la pire espèce, venue passer des vacances sur la planète Terre.

Tu parles de vacances.

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Mots-clés :

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