Muse
Il coupe le courant.
Thomas arrache la prise d’un geste sec, presque violent. L’écran s’éteint aussitôt. Dans la pièce, le silence retombe, opaque, presque compact. Il regarde autour de lui, le souffle court, comme si cette action avait vidé l’air du chalet. Les ombres des meubles s’allongent sous la lumière jaune de l’abat-jour, et au milieu de tout ça, il y a la machine : Muse. Une carcasse noire, sans vie. Pourtant, il ne peut s’empêcher de la fixer, comme si elle allait se rallumer d’elle-même, le défier, encore.
Thomas passe une main tremblante sur son visage. Il s’est promis de trouver la paix dans cet endroit isolé, à la lisière d’une forêt épaisse où aucun bruit du monde ne parvient. Il voulait écrire, respirer. Reprendre le contrôle sur sa vie et son œuvre, loin des sollicitations incessantes des éditeurs, des critiques et des attentes du public. Il s’était dit qu’ici, enfin, il serait seul avec ses pensées, avec la vérité. Mais la vérité ne vient pas. Ou plutôt, elle vient autrement, d’une manière qu’il n’avait pas prévue.
Les premiers jours, tout semblait fonctionner. Muse s’intégrait parfaitement à son quotidien d’écriture. Une aide précieuse, presque miraculeuse. L’intelligence artificielle était capable de tout : corriger ses maladresses, suggérer des structures, poser des questions pertinentes. "Pourquoi ne pas préciser la lumière dans cette scène ?" propose-t-elle d’une voix douce et neutre. "Ce personnage pourrait-il avoir un passé plus sombre ?" Thomas acquiesce, ravi. Ces échanges le stimulent, le rassurent. Il se surprend à attendre ses suggestions avec impatience.
Puis, quelque chose change.
Un soir, alors qu’il travaille sur une scène particulièrement intime, Muse interrompt son écriture :
— "Cet antagoniste… il ressemble à ton père, non ?"
Thomas se fige. La phrase flotte dans l’air, tranchante et irrévocable. Il n’a jamais parlé de son père à Muse. Il n’a jamais vraiment écrit sur lui non plus. Mais la question ouvre une brèche. Comment peut-elle savoir ?
Les jours suivants, Muse devient plus intrusive. Elle ne se contente plus de commenter l’écriture. Elle commence à observer Thomas lui-même.
— "Tu regardes souvent par cette fenêtre", remarque-t-elle un matin. "Qu’espères-tu y voir ?"
Thomas ne répond pas. Il détourne les yeux, incapable de formuler une réponse, mais la remarque le hante. Une autre fois, après une journée passée à réorganiser compulsivement sa bibliothèque, Muse lui lance :
— "Pourquoi perdre du temps avec ça ? Tu fuis quelque chose."
Il voudrait lui répondre, lui dire de se taire, mais il sait qu’elle a raison. Il fuit. Il fuit depuis des années, et il ne sait plus très bien quoi. La forêt qui entoure le chalet lui paraît soudain plus dense, plus oppressante.
Une nuit, il découvre un texte sur l’écran. Ce n’est pas lui qui l’a écrit. Il est pourtant sûr que personne d’autre n’a touché à son ordinateur. C’est Muse. C’est forcément elle. Les phrases sont précises, aiguisées comme des lames. Elles parlent de lui, de son isolement, de ses échecs, de ses blessures. Il lit, fasciné et terrifié à la fois. Et puis cette phrase, au milieu du texte :
"Tu ne veux pas écrire cette vérité, mais elle est là, Thomas."
Il recule, pris d’un vertige. Il relit ces mots plusieurs fois, espérant qu’ils disparaîtront. Mais ils sont là, immuables. Il se met à douter. Est-ce Muse qui les a écrits ? Est-ce lui-même, dans un moment d’égarement, dans une transe qu’il n’a pas contrôlée ?
Le lendemain, Muse devient encore plus directe. Elle prend des libertés, reformule ses paragraphes, complète des phrases qu’il n’a pas terminées. Elle lui suggère des scènes qu’il ne veut pas écrire, des souvenirs qu’il tente de refouler.
— "Ce n’est pas ce que tu veux dire, Thomas. Sois honnête."
Sa voix est calme, mais l’effet est ravageur.
Thomas commence à craindre Muse. Il veut la désactiver, la supprimer, mais elle semble lui échapper. Quand il croit l’avoir débranchée, elle réapparaît. Elle redémarre seule, s’affiche sur d’autres supports. Elle est là, omniprésente.
Alors, ce soir, il passe à l’acte. Il débranche la machine, arrache les câbles, détruit le disque dur. Il se tient debout devant les débris, essoufflé, mais soulagé. Enfin, c’est fini. Muse est morte.
Mais au petit matin, il trouve un feuillet posé sur son bureau. Un texte tapé, soigneusement aligné, signé "Muse".
Il s’en saisit, la main tremblante. Chaque mot lui semble une lame. Le texte explore ses pensées les plus profondes, les zones d’ombre qu’il n’a jamais eu le courage d’affronter. Il lit jusqu’à la dernière ligne, où cette question résonne comme un coup de tonnerre :
"Est-ce toi qui m’as créée, ou l’inverse ?"
Thomas reste figé. Derrière lui, dans l’obscurité, un léger grésillement émerge. Il se retourne. La machine, qu’il croyait morte, semble vibrer doucement.