--> --> - Le Dibbouk

Faire quelque chose de soi

Cette année, cela fait des mois que tu te répètes, en boucle, le jour, la nuit : il faut que je fasse quelque chose de moi. Une phrase comme un marteau, une scie qui grince, elle te ronge. Et puis, ça s’est transformé. Une idée de départ. Pas un départ simple, non. Déplacer le corps pour forcer la mue. Comme si le voyage pouvait être ce sas, ce rite de passage entre celui que tu es et celui que tu pourrais devenir. Mais l’idée reste floue, comme une photo surexposée.
Alors, cette fois, pas question de juste rêver. Tu as tout préparé pour arracher ton corps à cet appartement d’Aubervilliers. Mais qu’est-ce que tu savais des préparatifs ? Rien. Tu avais juste compris qu’il fallait de l’argent. Beaucoup d’argent. Alors tu t’es mis à bosser comme un fou : deux boulots, des journées qui n’en finissent pas. De 7h30 à 17h dans un entrepôt à Bobigny, à préparer des commandes de matériel informatique. Puis de 19h à 6h du matin comme gardien au siège social d’une autre boîte informatique, place Vendôme. Le luxe glacé des halls vides te nargue pendant que tu piques du nez sur un canapé quand tes collègues ferment les yeux sur ta fatigue.
Tu dors par miettes : une heure sur des rouleaux de papier bulle dans une réserve, deux heures volées dans le silence doré du siège social. Et toujours cette phrase qui cogne : il faut que je fasse quelque chose de moi. Mais elle ne mène nulle part. Pas d’image claire du futur pour te motiver. L’avenir pour toi, c’est comme les déclinaisons latines ou les équations : abstrait, incompréhensible. Tu vis au jour le jour et ça t’a déjà coûté cher.
P., ta compagne depuis dix ans, est partie. Une nuit avant son départ pour le Brésil, vous avez fait l’amour comme jamais. Une offrande totale qui t’a effrayé, comme un présage. Le matin venu, elle t’a dit qu’elle s’en allait. Un autre homme. Une vie qui lui correspond mieux. Et toi ? Tu ne sais plus si tu te rappelles ses mots ou ceux que tu veux entendre.
Et puis il y a la photographie. Tu ne sais plus ce que tu veux faire avec ça, mais tu sais ce que tu ne veux pas : plus de photos d’architecture glacée ou de mariages fades ; plus de books pour ces gens qui se rêvent mannequins ou acteurs et qui suintent l’arrogance. Alors tu fais des boulots minables qui te gardent ancré dans le réel des autres : ceux qui prennent le métro à six heures du matin pour nourrir leurs gosses et payer leur loyer.
L’appartement est prêt pour ton départ : propre comme jamais, chaque détail réglé jusqu’à la cafetière prête pour demain matin. Tu as empaqueté l’agrandisseur photo dans un sac poubelle ; les bacs empilés à côté sont les derniers vestiges d’un atelier abandonné. Demain matin, tu appuieras sur le bouton de la cafetière, boiras ton café en regardant une dernière fois cet espace immaculé avant de partir.
Avec ton sac sur l’épaule, tu longeras le canal jusqu’à La Villette et trouveras le bus qui t’emportera ailleurs — vers cet incertain mille fois préférable aux certitudes usées que tu traînes depuis trop longtemps.

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