--> --> - Le Dibbouk

Le pion absent sur l’échiquier du temps

john_everett_millais_ophelie

john_everett_millais_ophelie

Nerval, sans doute, y est pour quelque chose. À cause d’*Aurélia*, inachevée, ou de cette troublante Ophélie, allongée dans le lit de la rivière, les yeux mi-clos. L’Égypte pharaonique, ses graffitis funéraires gravés dans la pierre, ne manque pas non plus à l’appel. Et bien sûr ton père. Ton père qui ne se lève que par stricte obligation professionnelle. Qui, dès qu’il le peut, s’étale comme un potentat romain sur le canapé du salon. Ou passe des week-ends entiers dans son lit, plongé dans ses romans policiers. Une accumulation d’images, une recension lente et obstinée autour du lit et de la station couchée. Cela remonte loin, bien au-delà des souvenirs personnels. À des vies plus qu’antérieures. Des existences antédiluviennes. Peut-être même au-delà des 200 000 ans qu’on accorde à une énième période glaciaire. Et simultanément, ces images semblent surgir d’un autre lieu : des connaissances volées à travers des univers parallèles, chipées dans les tunnels du néant. Là-bas ou ici, dans ce réservoir immense qu’on appelle bibliothèque akashique. Un espace sans temporalité ni points cardinaux — où tout repère devient vétille.

Et puis il y a cette idée de navigation qui s’insinue par association. Parce qu’on s’embarque toujours vers cette frontière entre veille et sommeil : la rêverie. Des lits comme des barques — mais pas de navigation côtière ni hauturière ici. Pas de sextant. Pas d’horizon à viser. Il n’y a pas de cap à décider. Juste sauter le pas. S’abandonner à cet axe vertical originel — imaginaire sans doute, donc aussi réel que le réel lui-même — qui parfois donne l’impression d’une lévitation, ou tout l’inverse : une plongée dans la noirceur des pires cauchemars.

Mais c’est la frontière qui fascine, pas ce qui advient au-delà. Cette tentative de résoudre l’insoluble : entre matière et âme ; entre conscience réduite à une définition biochimique par des savants trop sûrs d’eux et cette ubiquité magistrale qui te dépouille de toi-même, pion absent sur l’échiquier du temps et de l’espace. La frontière entre veille et sommeil — et l’obole à Charon. Ta disparition répétée, comme une scène jouée encore et encore sur les planches d’un théâtre invisible. Chaque fois que tu t’allonges sur un lit, c’est pour t’éteindre un peu. Tester le mourir. Espérer capter un fragment d’un au-delà de toi-même.

Et aujourd’hui encore, tu t’allonges dans ce lit comme dans une barque pour voguer dans l’immanence.

← Article précédent Article suivant →

Mots-clés :

brouillon lit Le lit comme espace symbolique

Nombre de lectures

L'article a été lu 3 fois.