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La banalité comme salut

Tu atteins le haut de l’escalier et cherches le numéro 15. Sur la gauche, une porte sobre, marron, qui ne paie pas de mine. Un rai de lumière filtre par-dessous, et dans l’urgence où tu te places pour être enfin frappé par la grâce, ce détail t’apparaît comme un bon présage. La clé tourne sans effort dans la serrure, la porte s’ouvre sans résistance ni grincement. La chambre s’offre alors à ton regard.
C’est un matin de mai ensoleillé. La lumière inonde la pièce, et tu en pleures presque en apercevant, à côté du petit lavabo, une table recouverte d’une toile cirée sur laquelle trône une plaque de cuisson. Gaz à tous les étages, indique une plaque au rez-de-chaussée de l’hôtel. Tout est donc vrai.
Le mobilier est sommaire : une grosse armoire en chêne, une petite table marron. Ton regard se pose ensuite sur le lit simple installé dans un angle. Tu déposes ton sac au sol, sur un plancher gondolé par endroits sous un linoléum fatigué. Tu t’assieds sur le bord du lit pour tester la souplesse du sommier, la qualité du matelas. Ni trop dur ni trop mou : juste ce qu’il faut.
Tu sors ton paquet de cigarettes et en allumes une. Doucement, tu te renverses en arrière jusqu’à ce que ton corps entier entre en contact avec le lit. Il n’y a pas d’oreiller, juste un traversin que tu plies en deux pour reposer ta nuque. Enfin, tu souffles. Après toutes les péripéties traversées — cette fuite précipitée de Suresnes, à la cloche de bois — tu peux relâcher la tension. Toute cette violence inouïe dont tu es parvenu à t’échapper… Et cette étrange période passée dans la pénombre d’une autre chambre d’hôtel, tenue par un géant rugbyman. Un homme rude mais non dénué d’empathie : parfois il frappait à ta porte pour s’assurer que tu n’étais pas mort. Plus de six mois là-bas, dans une quasi-catatonie, allongé sur un autre lit simple à ruminer ta vie.
Mais ici, dans cette chambre 15, tout est différent. Au terme de cette première cigarette fumée dans ce lieu neuf, tu te sens déjà chez toi. Comme c’est facile de se sentir chez soi, penses-tu soudain : il suffit d’être allongé sur un lit et de décider que c’est ton lit, que tu y es en sécurité maintenant.
Puis forcément, la cervelle s’en mêle. Tu penses à tous ces voyageurs qui ont dormi ici avant toi : des hommes ? Des femmes ? Des jeunes ? Des vieux ? Des malades frappés par quelque mal inconnu ? Peut-être même certains ont-ils été retrouvés morts ici par la concierge venue réclamer un loyer en retard ou distribuer le courrier… Mais tout cela n’est qu’un jeu d’hypothèses stériles, n’est-ce pas ? Une perte de temps inutile.
Tu n’as pas encore réalisé qu’une nouvelle chambre d’hôtel est comme une nouvelle chance : ici et maintenant, si vraiment tu le désirais, tu pourrais reconsidérer toute ta vie.

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Mots-clés :

fictions brèves Transition et renaissance L’intimité des lieux anonymes La banalité comme salut

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