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Écrire au bord du monde

Quelque chose a changé. Les mots ne glissent plus de la même manière sur la page. L’époque gronde, et avec elle, les phrases vacillent. Le réel se fissure sous nos yeux : crises politiques, bouleversements climatiques, guerres qui s’éternisent, révoltes qui grondent, silences imposés. L’écrivain, qu’il le veuille ou non, devient guetteur. Il capte les secousses, les signaux faibles, les bruits souterrains qui annoncent les basculements à venir.

Nous traversons une époque de bruit et de saturation. Partout, les discours s’entrechoquent, s’annulent, se confondent. L’information déferle, les vérités se fragmentent. Dans ce tumulte, l’écriture doit redevenir un espace d’écoute. Écoute des corps en lutte, des existences marginalisées, des récits qui peinent à trouver place dans le vacarme ambiant.

Aujourd’hui, écrire exige une présence accrue. Une attention non seulement au visible, mais aussi aux interstices : ces moments de bascule imperceptibles où tout pourrait chavirer. Dans les rues, dans les regards, dans l’infime. La littérature ne peut plus se contenter d’être un refuge hors du monde. Elle est traversée par lui, imbibée de son chaos, marquée par sa violence et ses élans de survie.

Dans l’accélération généralisée, où tout se consume dans l’instant, la littérature joue un rôle essentiel : celui de ralentir, de retenir, de creuser la mémoire. Face aux récits dominants qui effacent et recomposent l’histoire selon leurs propres intérêts, elle invente d’autres contre-récits, d’autres manières d’habiter le temps.

Regarde : les soulèvements qui s’éteignent, la mémoire des luttes qui s’efface trop vite, les destins que l’oubli menace. L’écrivain est là pour recueillir ce qui menace de disparaître. Pour rendre justice aux silences, aux fractures, aux voix tenues à distance.

Écrire reste un geste solitaire. Une manière de creuser, à contre-courant. La page blanche n’obéit à personne. Elle attend que les mots justes surgissent, que la voix trouve son timbre singulier.

Aujourd’hui plus que jamais, la littérature n’a pas à se justifier. Elle n’est pas un luxe, ni un divertissement anodin. Elle existe dans cet espace fragile entre observation et création, entre engagement et dérive intime. Elle ne sauve pas le monde, mais elle le scrute, le réinvente, en capte les secousses.

Peut-être est-ce là sa force la plus vive : transformer le chaos en matière sensible, en gestes d’écriture qui, loin de tout bruit inutile, cherchent ce qui doit être dit.

Et parfois, ne pas écrire est aussi une forme de résistance.

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