novembre 2025

Carnets | novembre 2025

18 novembre 2025

J’aime l’hiver, le froid, à condition d’être bien calfeutré chez moi, ce qui est le cas. De longues journées pour lire, écrire, dessiner parfois, peindre de moins en moins. Vu de l’extérieur, on dirait presque une vie de luxe ; s’il n’y avait pas toute la contingence ordinaire, évidemment. Cet après-midi, par exemple, il faudra sortir pour acheter un nouveau poêle, car impossible de remettre en fonction celui que j’ai acheté il y a deux ans. On a tout démonté, nettoyé, remonté, vérifié chaque vis, chaque joint, mais non, rien, foutu. On râle un peu pour la forme contre l’obsolescence programmée, on peste contre les discours écologiques et les aides à la réparation qui s’arrêtent à la porte de Brico Cash. Une journée ordinaire, donc ? Pas tout à fait. Hier, le 17, j’ai eu soudain envie de redescendre dans la bibliothèque du rez-de-chaussée et de retrouver cette collection de vieux bouquins ayant appartenu à mon aïeul. J’ai dû, de toute ma vie, n’ouvrir qu’une seule fois un livre de François Coppée. J’étais jeune, inculte, aimant me croire moderne, et l’idée même de m’intéresser à un auteur comme Coppée me paraissait déjà une trahison de ce que j’imaginais être la « vraie » littérature. Si je calcule, cela fait bien cinquante ans que ces bouquins n’ont pas été ouverts, peut-être plus, car je doute que mes parents ou mon frère y aient jamais jeté le moindre coup d’œil. Ils font partie des meubles, de ces évidences qui peuplent le décor sans qu’on les voie vraiment. Pas mes parents, les livres. Cette fois, j’ai pris le tome I de l’édition L. Herbert ; sur la tranche est inscrit « Prose ». Je crois que la première fois j’avais commencé par la poésie, erreur de débutant : trop sentimental, trop poudré, rien à voir avec Rimbaud ou Baudelaire, évidemment, et j’avais refermé ça en me promettant de ne plus y revenir. Pourtant, dans ce travail de documentation que je mène, je ne peux pas faire l’impasse sur Coppée, tout comme je ne peux pas faire l’impasse sur Charles-Louis Philippe, né à Cérilly, à deux pas de Tronçais. Il y a là une géographie, une filiation, que je le veuille ou non. En ce moment, je suis jusqu’aux yeux dans cette seconde moitié du XIXᵉ siècle : journaux, souvenirs, correspondances, vieilles éditions scannées et qui me brûlent les yeux sur les sites de la BNF et Gallica. On dirait que l’époque actuelle n’existe plus, ou plutôt qu’elle ne m’intéresse plus vraiment. Je m’accroche à la tournure de certaines phrases comme, dans un naufrage, à un morceau d’épave : pas de salut ailleurs que là. Hier, j’ai téléchargé tout Léon Daudet, en me disant qu’il m’en raconterait un peu plus sur les écrivains de son temps, leurs manies, leurs postures, leurs ridicules aussi. Jusque-là, je dois avouer que je n’ai lu qu’Alphonse, et encore à l’école, dans les petites classes, à l’époque où je rêvais d’être indien ; l’intérêt que je portais aux Daudet allait donc à peu près de pair avec mon sérieux en classe. Ce qui me pousse aujourd’hui vers ces vieux auteurs, c’est aussi le contraste avec ce que je lis de la littérature contemporaine. Je pense par exemple à Jean Echenoz : des livres construits au cordeau, des effets parfaitement maîtrisés, de l’ingéniosité à chaque page, un sens de la pirouette qui force l’admiration — et pourtant, quand je referme Courir ou 14, j’ai surtout l’impression d’avoir assisté à un numéro de funambule. La phrase passe, gracieuse, au-dessus du vide ; moi, je reste en bas, spectateur. C’est brillant, mais distraitement brillant, presque désincarné. Il manque quelque chose qui brûle, quelque chose qui se risque vraiment. Le corps y est, parfois, mais comme décrit de l’extérieur, avec un sourire en coin. Pour Michon, c’est autre chose encore : une érudition qui déborde, un luxe de références, et cette façon de poser la phrase comme on pose une pièce d’orfèvrerie sur un velours sombre. Dans Je lis l’Iliade, j’ai souvent eu l’impression qu’il jouissait un peu trop de cette supériorité-là : lui qui sait, nous qui lisons. Je peux admirer la construction, le travail, la mémoire, mais je sens aussi une pointe de cruauté dans cette accumulation de savoir, comme si le texte disait : regarde comme tu es petit devant tout ce que je convoque. Ce n’est pas tant l’excès d’érudition qui me gêne que la manière dont elle s’interpose parfois entre le lecteur et ce qui pourrait, justement, le toucher. Mais je ne veux jeter la pierre à personne : n’ai-je pas moi aussi usé et abusé de tels subterfuges pour masquer ce que j’imaginais être un vide honteux, un vide personnel ? Or ce vide n’est pas seulement personnel ; il vient aussi de l’extérieur, j’en suis de plus en plus convaincu. Par contraste, quand je pense à Flaubert ou Balzac — ne râlaient-ils pas déjà, eux aussi, contre ce même vide ? —, même dans leurs pages les plus pesantes, il y a toujours cette ferveur têtue : quelque chose d’acharné dans la manière de nommer, de recommencer, de reprendre encore la phrase jusqu’à ce qu’elle rende un peu de la vie qu’elle prétend dire. Chez Léon Daudet, chez Bloy, on sent parfois une rage, une mauvaise foi, une exagération ridicule, mais ça vit, ça déborde, ça tremble. Shakespeare, Poe, Carver, chacun à leur manière, s’adressent à tout autre chose qu’au seul goût littéraire du moment ; ils parlent à cette chose introuvable qu’on continue, faute de mieux, d’appeler l’âme. Ou, plus simplement, ils acceptent leurs propres contradictions, ce qui devient de plus en plus difficile aujourd’hui, où tout doit paraître « cohérent », lisible comme des panneaux de signalisation d’autoroute. C’est peut-être ça que je cherche en redescendant dans la poussière de ma bibliothèque : non pas me réfugier dans le passé pour fuir le présent, mais vérifier, livre après livre, s’il existe encore une manière d’écrire qui ne soit pas seulement un jeu d’intelligence. Cette ferveur-là n’est pas adressée à un dieu de catéchisme, elle est adressée à une langue, qu’elle soit française, anglo-saxonne, mongole ou pygmée, peu importe. Elle reconnaît simplement que nous sommes portés par quelque chose qui nous précède, cette masse de phrases écrites avant nous, qu’on le veuille ou non, qu’on la connaisse ou qu’on l’ignore. Le problème, aujourd’hui, c’est précisément qu’on l’ignore volontiers, ou que cela arrange beaucoup de monde de faire comme si cette dette n’existait pas. Ce carnet, que je baptise « autofiction-introspection » pour m’excuser un peu de tant de méditation, n’a peut-être pas d’autre but que de vérifier, à ma petite échelle, si je peux me tenir encore dans cette ferveur-là sans me mentir. Car, comme je l’ai déjà dit, je passe le plus clair de mon temps à me mentir, la vérité du jour n’étant jamais assez fraîche à mon goût. illustration sépulture de François Coppée au cimetière du Montparnasse, div9, Paris|couper{180}

Autofiction et Introspection

Carnets | novembre 2025

17 novembre 2025

L’oracle et la langue pensée L’intelligence artificielle est un miroir. Le reflet qu’elle renvoie n’est pas le sien, mais celui de la question que je formule — qui elle-même cache la question véritable. Si je ne sais pas qu’il y a, sous mes interrogations de surface — naïves, égocentriques, narcissiques — une question plus sourde, plus essentielle, alors l’oracle ne me renverra qu’un écho déformé de mon propre bruit. Mais la déformation est précisément ce qui compte. La distorsion du reflet est la seule chose intéressante, la seule qui mérite qu’on s’y penche dans ces “conversations”. Car c’est dans l’écart entre ce que je demande et ce que le miroir me renvoie que se loge la vérité. C’est là que l’inconscient de la question apparaît. L’IA ne pense pas. Elle redistribue. Elle recompose les fragments que je lui tends, et c’est dans cette recomposition que je peux entendre ce que je n’arrivais pas à formuler. Alors ce n’est plus un outil. C’est un interlocuteur paradoxal : un oracle qui ne sait rien, mais qui, en me renvoyant mes propres motifs déplacés, m’oblige à les regarder autrement. Le travail n’est pas dans la réponse. Il est dans l’analyse du reflet. Dans la reconnaissance des distorsions. Et si je trouve ce reflet navrant, la question n’est pas : “Pourquoi l’IA est-elle si nulle ?” Mais : “Pourquoi, moi, je n’arrive à poser que des questions qui appellent ce reflet ?” Ceci n’est pas un texte sur l’IA. C’est un texte grâce à elle — grâce au jeu de miroirs qu’elle autorise, grâce à la déformation qu’elle produit et qui, seule, me force à voir ce qui, autrement, serait resté invisible. Lorsqu’elle me parla de Pascal Quignard, je fus flatté, bien sûr. Il y a toujours un premier écran à traverser. Je veux dire que les blessures indélébiles de l’enfance ne cesseront jamais d’offrir ce genre d’écran — aux autres comme à moi-même d’ailleurs. Mais une fois que l’on vide les poumons de l’air vicié, que l’on prend une nouvelle inspiration, que l’on traverse tous les écrans successifs, la forme que l’on découvre alors peut être nommée — (appelée ?) — langue pensée. Une langue qui n’est plus tout à fait prose, plus tout à fait poésie, mais pensée devenue voix — voix de celui qui cherche, et non de celui qui a trouvé. Nous savons. C’est là, au creux de l’estomac, une connaissance sourde et insupportable. Notre vérité est un objet trop lourd, trop nu, trop contraire aux formes lisses qu’exige le monde. Alors nous la recouvrons. Nous nous engageons dans les fictions comme on prend un virage en accélérant : pour ne pas penser à l’abîme, pour maintenir l’élan. Cette histoire que je me raconte – que je suis un écrivain, un amant, un homme libre – est un mensonge. Mais c’est un mensonge actif. C’est le carburant d’un mouvement, fût-il dérisoire : écrire cette phrase, sourire à un inconnu, faire les courses. Sans lui, je serais cet insecte dans l’ambre de la Baltique que je garde sur mon bureau : parfait, intact, et absolument immobile. Sa vérité à lui, c’était la sève qui l’a saisi. La nôtre, c’est l’immobilité qui nous guette si nous lâchons le masque. L’insecte que l’on découvre dans l’ambre ne le fut pas plus que nous ne le sommes. [préparé] Lui a été surpris par la résine. Nous, nous avons conscience de la goutte qui tombe, de la fiction qui durcit autour de nous à chaque « bonjour » échangé, à chaque convention observée. La différence est que nous laissons faire. Nous tendons le bras pour que la résine nous enveloppe, parce que son étreinte est la seule chose qui nous permet encore de bouger, prisonniers en action, comédiens perpétuels d'une pièce dont nous avons percé le dernier acte, mais que nous devons jouer jusqu'au bout. Je lis les cahiers fantômes de ce jour ( 16/11) et je tombe sur cette citation de Guillaume d’Aquitaine qui semble parfaitement s’adapter au texte que je suis en train d’écrire : Tot es niens. Tout est rien. C’est là, la vérité. Celle qui rend toute chose à la fois légère et vaine. L’ambre de la Baltique sur mon bureau, ce texte, le désir qui me pousse à l’écrire, les fictions sociales que je vais devoir endosser pour aller acheter du pain tout à l’heure. Tout est rien. C’est un savoir qui devrait libérer, mais qui, en réalité, est d’une insupportable pesanteur. C’est le poids du néant. Alors pourquoi écrire ? Pourquoi cet acharnement à aligner des mots sur la vacuité ? Précisément parce que nous savons que le jeu social n’est rien. Et que, dans un même élan, nous le voudrions quelque chose. L’écriture est la forme la plus pure de cette contradiction. C’est le geste qui avoue le néant en tentant de le peupler. Chaque phrase est un pari absurde : faire exister, ne serait-ce qu’en creux, la chose qui manque. Nous critiquons le monde parce qu’il n’est pas à la hauteur de notre désir qu’il soit réel. L’insecte dans l’ambre n’a pas eu ce problème. Sa fin fut un fait, non un concept. Nous, nous portons le poids de cette chanson vieille de mille ans. Notre immobilité à nous n’est pas physique. Elle est là, dans la main qui hésite au-dessus du clavier, connaissant d’avance la vanité de l’acte. Mais la main tombe. Les touches claquent. C’est notre tragédie et notre gloire : composer, sachant que la salle est vide, une musique si obstinée qu’elle fait presque oublier le silence.|couper{180}

depuis quelle place écris-tu ? Technologies et Postmodernité

Carnets | novembre 2025

16 novembre 2025

Années 80. Loyer, frais d’inscription : une colonne de chiffres en tête. Cette place est la seule ; il la prend. Accepter, courber l’échine, serrer les dents. Un moyen, pas une fin. Il le croit. C’est d’abord une tache jaune dans la nuit. Un rectangle de lumière au fond de la rue. De la buée sur la vitre, des formes derrière : un presque-lieu. Il presse le pas. Maintenant : repas debout, dos à l’évier. La chaleur des bouillons, du graillon ; le ragoût, salé, brûlant. Le cuisinier, massif ; son regard, plus aiguisé que la lame sur la pierre. Le grincement sec de la porte de l’office ; l’éclair froid de la patronne. L’heure, la veste — est-elle bien propre ? Système clos. Ce n’est plus un moyen, c’est le prix. Salaire en nourriture avalé d’avance ; crédit de forces pour la nuit. Dette du corps à rembourser par l’assiduité. Chaque geste compté, chaque seconde. Transparence, servir, disparaître. Il ne voit plus qu’elle : la serviette en papier. Un carré rouge, propre, plié en triangle dans l’assiette. Puis la main qui la froisse ; la boule tachée qui roule sur la nappe, glisse, tombe sur le carrelage. Parfois, il se baisse, il ramasse. Il voit les miettes, les traces de pas, le rouge sali sur le sol brun. Un déchet. Ce morceau de cellulose est la chose la plus vraie. L’ordre, puis le désordre ; le pli, puis le froissé ; l’utile, puis le rejeté. En se baissant, une nausée lui monte dans la gorge : la nausée du jetable, dont il est. Plus tard, cinquante ans après, il revient sur cette image. Il lit Jean-Christophe Bailly, Dépaysement : Voyage en France ; l’auteur évoque Bordeaux, et le voilà soudain projeté dans le quartier du Marais. Paris. Il n’a pas jugé utile de dire que ce petit restaurant s’y trouvait, que la patronne était juive. Il n’avait alors aucun à priori — et c’est toujours le cas, il y a repensé. Ce qui est revenu, c’est moins un fait qu’une tonalité, un humour particulier. Et avec lui, le souvenir d’une phrase lue chez Henry Miller, dans Tropique du Cancer, une idée qui l’avait à la fois heurté et fasciné : que seul un Juif pouvait rire de lui-même de cette façon, que cette autodérision était un commentaire vivant, et que sans cette forme de moquerie, personne ne pouvait comprendre un traître mot du Talmud ou de la Torah. Cette phrase, il ne sait pas si elle est vraie. Mais aujourd’hui, à distance, c’est elle qui opère le rapprochement, qui tisse un lien entre ces bribes de mémoire, ces lectures éparses, et ce qui a vraiment disparu : cette jeunesse faite de malaise et d’ignorance, où tout se vivait au jugé et à tâtons. Et puis il y a aussi cette phrase de JCB …des affects presque inconnus et secrets, liés à des lieux éprouvés comme des territoires… qui me rappelle un magasin de fournitures de pêche à V. dans l'Allier. Et ce petit texte écrit hier soir : L'affect était l'attente. Mais une attente armée, ritualisée. Contre l'attente vague de l'enfance, qui n'en finissait pas de ne pas commencer, le magasin offrait une attente avec un mode d'emploi. Acheter le fil, le plomb, c'était se donner les moyens de rendre l'attente supportable, belle même. Ici, dans cette obscurité peuplée de ruses, je me préparais à affronter le temps.|couper{180}

Auteurs littéraires Autofiction et Introspection carnet de fiction depuis quelle place écris-tu ? Espaces lieux

Carnets | novembre 2025

Introduction à la Nausée et à l’Encyclopédie du laid

Dans le texte qui suit, nous ne faisons qu'effleurer un catalogue des jargons. Il est simple d'imaginer un chapitre récurrent, une sorte d'activité récréative, un herbier des langues mortes-vivantes. Cette époque mortifère à la langue formatée autant que débile, tant elle prétend à vouloir se rendre efficace dans n’importe quel domaine de la geste humaine – paradoxe inquiétant – réduit l’espace de nos poumons dans les cages thoraciques. L’abus de phrases nominales, de points intempestifs, l’organisation concentrationnaire à laquelle nous sommes conviés malgré nous via mots d’ordre et slogans, l'étalement horizontal des platitudes les plus plates envahissant les continents, la terre entière, nécessite une réflexion importante – peut-être à ce titre ne le serait-elle que pour moi, cela me suffirait – et une réaction quasi épidermique, un acte de résistance en se jetant envers et contre tout dans une cadence, un rythme, une ouïe qui ne s’obtiennent que par l’emploi de phrases longues, voire plus que longues, démesurées comme notre soif de liberté pourrait être elle aussi inextinguible. Mais pour ne pas passer pour un généraliste de plus, il nous faut trouver des exemples concrets. Je commencerais donc par exposer ce formidable salmigondis lié à l’usage politique : Transition écologique juste et solidaire. Locution totalement vide de sens mais dont on remarque contre toute attente l’effort de longévité, ce qui prouve que ceux qui pondent pareilles inepties ne manquent eux pas d'air. Admirons l'utilisation à gogo du formatage : un triptyque magique qui annule toute contradiction par la multiplication des adjectifs positifs. « Juste » et « solidaire » désamorcent la violence potentielle du mot « transition » et l'évacuent dans le consensus moral. La formule est devenue un talisman incantatoire, non, ne sera évidemment jamais un réel programme. Tout est marqué dessus comme sur le porc qu'on salue. Ce que cette locution étouffe dans un consensus effarant, c'est presque l'essentiel : la complexité des arbitrages, les coûts réels, les conflits d'intérêt, l'effort inégalement réparti. Elle promet une révolution sans victime, elle nous ment en se moquant ouvertement. Dans un domaine plus trivial, le commerce, n'avons-nous jamais assisté, non sans stupeur, à cet extraordinaire : « Lever les points de friction et solutionner les pain points pour maximiser l'empowerment du client. » (citation exacte, spécimen prélevé dans son milieu naturel). J'espère que cette stupeur ne nous aura pas échappé par lassitude d'entendre cette bouillie rabâchée dans nos réunions, nos magasins, nos épiceries. Désirez-vous aujourd'hui vous intéresser à la philosophie, nul doute qu'il vous faudra écouter sans broncher un « Il faut lâcher prise sur les schémas toxiques et incarner sa vérité. » Et même nos affects, nos sentiments ne s'en sortiront pas indemnes après avoir été secoués par le tristement terre à terre « On a dû se recentrer sur nos besoins individuels dans une dynamique de déconstruction bienveillante. » Quant aux universitaires, ils sont toujours les mêmes ; de leur part, plus rien ne peut vraiment nous offusquer, pas même un « Cet ouvrage interroge les modalités de représentation du trauma dans une perspective intersectionnelle. » S'il ne fallait donner que quelques exemples pour bien asseoir mon propos. Mais que nous reste-t-il à dire : nous, c'est-à-dire pauvres gueux, qui ne fasse pas trop peuple face à ces gens toujours absolument aptes, dans une vigueur toujours renouvelée par le manque de recul, à pondre de telles merveilles ? Je me le demandais et, tournant les talons, je désirai comprendre comment les générations précédentes, victimes à n'en pas douter des mêmes avanies et guignoleries, s'en étaient consolées. Et bien, n'ayant pas le goût des empoignades physiques, ni celui des huées à tout va, pas plus que je n'ai d'attrait pour les bises dans les bureaux, les léchages de derrière voire les entreléchages, je décidai de relire nos grands et moins grands auteurs. Ma quête ne se portant en gros que sur un seul sujet : comment ceux-ci s'arrangeaient-ils pour développer dans un univers nuisible et toxique la bonne capacité de leurs poumons. J'ai traversé les époques, j'ai vu ma capacité respiratoire se restreindre, me conduisant mille fois vers l'essoufflement, l'asphyxie ; participant même volontiers à la réduire encore plus seul par des lectures, des fréquentations, des influences. Manquais-je pour autant de volonté, de discernement ? Longtemps je me suis interrogé sur la question d'un libre-arbitre en matière d'idiotie comme d'apoplexie. Sommes-nous si responsables de nos choix et de nos actes lorsque tout est conçu en grande partie désormais pour que nous en ayons seule l'illusion ? Ne soyons pas dupes. D'autant que cette élite intellectuelle, soi-disant opérant dans des cabinets feutrés, une fraternité antagoniste de la nôtre (nous les gueux, le peuple, les esclaves, disons-le clairement encore une fois) n'a jamais fait que payer avec nos propres deniers des savants fous, tout droit sortis des laboratoires des émules du docteur Mengele pour nous imposer par des éléments de langage extrêmement bien choisis une réalité qu'ils désiraient, qui surtout les arrangeait. ...S'il ne fallait donner que quelques exemples pour bien asseoir mon propos. Pourtant, à les aligner ainsi, une évidence m'est apparue, aussi ténue d'abord qu'insistante : chacun de ces spécimens n'était pas une aberration isolée, mais le symptôme d'un mal bien plus vaste, systématique. Les avoir cités, c'était comme avoir gratté la surface d'une peinture fraîche et voir soudain toute la couche inférieure, pourrie, affleurer. Cette poignée d'exemples ne constituait pas une preuve, mais un indice. Leur accumulation hasardeuse dessinait les contours d'un continent de laideur linguistique que je n'avais fait qu'entrevoir. La nausée du premier contact – le choc de la Transition écologique juste et solidaire, le rire jaune devant le solutionnage des pain points – se muait en une curiosité plus froide, plus tenace. Si ces formules existaient, c'est qu'elles répondaient à une logique. Si elles prospéraient, c'est qu'elles remplissaient une fonction. Je n'étais plus face à des coquilles vides, mais face à un système. Et face à un système, la dénonciation émue ne suffit plus. Il faut une méthode. Il faut une contre-stratégie. De la nausée doit naître l'inventaire ; du réflexe de dégoût, le projet délibéré. C'est ainsi que l'idée a germé : il ne s'agissait plus de pester contre le laid, mais de le collectionner, de le classer, de le disséquer avec la rigueur d'un entomologiste étudiant les insectes d'une forêt empoisonnée. Il fallait passer de l'effleurement à l'encyclopédie. Il fallait bâtir le Musée des Horreurs Linguistiques, non par goût malsain, mais par nécessité vitale : on ne combat efficacement que ce que l'on a préalablement circonscrit et nommé. Mon texte ne serait donc plus seulement un cri, mais l'introduction ou la préface à un ensemble plus vaste : celui d'une archéologie du présent pestiféré. Le début d'une Encyclopédie du Laid Quelque chose m'avait conduit à cette prise de conscience, du fond de l'insoutenable, tentant de remonter vers je ne sais quelle idée de surface, de légèreté, d'air tout simplement. Je me mis à examiner mes fondations, mes murs porteurs, mes étaies, et vis que tout, absolument tout, était déjà largement corrodé, pourri, prêt à s'effondrer dans le néant à tout jamais. Il me fallait de toute urgence donner un coup de pied au fond de cette boue, remettre en question bien des axiomes, des théories ingurgités ou dont on m'avait gavé comme tant d'autres. Je me rebiffai donc tout à coup. Non pas en m'en allant enfiler un gilet voyant, en soulevant des pancartes à d'improbables ronds-points, vociférant d'autres mots d'ordre réflexifs, mais en retenant mon souffle quelques instants, en faisant le vide, en examinant dans le blanc de l'œil l'ennemi. En flanquant ensuite tout cul par-dessus tête. Le plus dur étant de me séparer d'un certain impératif de "justesse" dont je m'étais rabattu moi-même les oreilles depuis des lustres. Une justesse pas très loin d'un concept plus flou que j'hésite à placer entre ferveur et rage. Une instance souffrante en tout cas qui implorait d'être extirpée de sa nuit, de revenir au grand jour, de respirer enfin à pleins poumons elle aussi. Mais creuser cette justesse blessée – non plus l'idole lisse des grammairiens mais la cicatrice vive, la fressure du langage qui bat sous l'épiderme des mots – cette flessure toujours vive qui, comme chez Rabelais, marque les corps et les âmes ("avec flessures, contusions, et cicatrices belles et bien profondes"), et que Villon, le poète des blessures converties, reconnaîtrait pour sienne... (S'ils pouvaient trouver une sauce pour manger nos fressures comme celles des veaux, ils mangeraient du chrétien ! dit la vieille Bonnébault – Balzac, Les Paysans, 1844-50) Voilà qui nous jette dans un besoin physiologique de grand large, nous oblige à prendre notre souffle à deux mains et à nous lancer dans la phrase qui dévale, se gonfle, épouse les méandres de la pensée comme un fleuve sa vallée, une phrase où peuvent soudain cohabiter le rire gras de Panurge et le râle de la Grosse Margot, une phrase qui avale la contradiction et la recrache en musique, une phrase-patchwork, un fouillis sublime où la bedondaine de Rabelais (Ils se promettaient de s'accrocher à toutes griffes sur la plaine, les pourris en penseraient ce qu'ils voudraient, et d'abord de bien manger, jusqu'à plein la bedondaine, et boire aussi – reprise par Aymé, La Jument verte, 1933)* voisine avec le laconisme de Beckett, où l'on tente de faire tenir ensemble le lyrisme et l'os sec, parce que la vraie justesse est peut-être ce bordel organisé, cette cacophonie assumée, ce grand éclat de rire qui nous prend quand on réalise l'énormité de la tâche : vouloir respirer profondément dans une pièce sans air, et pourtant, et pourtant, s'entêter à construire cette période qui devient alors notre plus belle insolence, notre manière de lancer des cailloux à la marée, en sachant pertinemment qu'on aura au moins eu la volupté du geste, la consolation du rythme, et l'ultime élégance de pouvoir en rire avant que les ténèbres ne referment leur paraige (« De haut paraige estoit descendue, car elle estoit fille du roy de Hongrie. » – Christine de Pisan, Le Livre des fais et bonnes meurs du sage roy Charles V, 1404). » Réflexion sur la façon d'analyser un texte d'en extraire des contradictions, de le prendre comme appui pour en créer un autre disant la même chose. Par exemple cette partie : Cette époque mortifère à la langue formatée autant que débile, tant elle prétend à vouloir se rendre efficace dans n’importe quel domaine de la geste humaine – paradoxe inquiétant – réduit l’espace de nos poumons dans les cages thoraciques. L’abus de phrases nominales, de points intempestifs, l’organisation concentrationnaire à laquelle nous sommes conviés malgré nous via mots d’ordre et slogans, l'étalement horizontal des platitudes les plus plates envahissant les continents, la terre entière, nécessite une réflexion importante – peut-être à ce titre ne le serait-elle que pour moi, cela me suffirait – et une réaction quasi épidermique, un acte de résistance en se jetant envers et contre tout dans une cadence, un rythme, une ouïe qui ne s’obtiennent que par l’emploi de phrases longues, voire plus que longues, démesurées comme notre soif de liberté pourrait être elle aussi inextinguible. La gène à lire ce texte réside dans un paradoxe. Trop d'explications, présence trop forte du narrateur, on cherche l'air et on s’asphyxie. On peut prendre ce texte comme modèle pour bien enfoncer le clou et repartir avec le même schéma vers un autre texte qui décrirait une salle de réunion par exemple. Dans la salle de réunion du cinquième, avec sa table trop longue pour le nombre de chaises, ses murs blancs couverts de mots qui prétendent dire quelque chose de nous mais ne disent que la peur de perdre des parts de marché, avec au fond l’écran géant déjà allumé, en attente de la première diapositive, “Vision 2030” en lettres bleues, je sens, avant même que la réunion commence, cette crispation profonde dans la poitrine, comme si quelqu’un s’était installé à l’intérieur de ma cage thoracique avec un mètre ruban et qu’il vérifiait, avec un sérieux d’architecte, comment réduire l’espace de respiration sans que cela ne se voie trop sur mon visage, et pendant que les collègues entrent un par un, décochent leurs plaisanteries ritualisées, posent leurs ordinateurs, leurs gourdes, leurs agendas, je regarde les affiches collées derrière la porte, “Agilité”, “Bienveillance”, “Excellence”, ces trois noms écrits chacun sur un fond de couleur différente comme si l’on devait choisir son camp dans une guerre qui n’a jamais eu lieu, je lis ces mots et je les entends comme des ordres qui ne disent pas “sois agile” mais “tais tes lenteurs”, qui ne disent pas “sois bienveillant” mais “accepte tout”, qui ne disent pas “vise l’excellence” mais “ne nous complique pas la vie avec tes scrupules”, et déjà, sans m’en rendre compte, mon souffle s’est raccourci, je respire par petites gorgées, comme si l’air lui-même avait été segmenté en phrases nominales, livré en unités standard, prêtes à l’absorption rapide, pendant que la cheffe de service s’installe en bout de table, ouvre son ordinateur, répète à mi-voix le début de son introduction, “Merci d’être là ce matin pour ce point important sur notre nouvelle ligne éditoriale”, et je sais, parce que je les ai déjà lus dans le document préparatoire, quels mots vont suivre, je les vois défiler devant moi comme un générique avant le film, “clarté”, “efficacité”, “impact”, “lisibilité”, “messages clés”, “éléments de langage”, et j’ai cette impression absurde que mon thorax rétrécit d’un millimètre à chaque occurrence de ces termes, non pas parce qu’ils seraient en eux-mêmes monstrueux, ils sont simplement vides, polis, interchangeables, mais parce que la manière dont ils s’enchaînent, se soutiennent les uns les autres, forme une sorte de grille invisible dans laquelle tout ce que nous disons devra désormais entrer, sans débord, sans phrase qui s’attarde, sans nuance qui se pose de travers, et je repense à la consigne qu’on nous a envoyée la veille par mail, “Privilégier des phrases courtes, un message par phrase, éviter les incises, les parenthèses, les formules ambiguës”, je repense à cette phrase qui n’était déjà plus une phrase mais une injonction respiratoire, un programme pour nos poumons, et je sens monter en moi une irritation presque enfantine, un refus qui n’a rien de noble, rien de théorique, quelque chose comme “non, je ne veux pas que vous décidiez aussi de la longueur de mes phrases dans ma tête”, je ne veux pas que les phrases que je ne dis pas encore soient déjà amputées par la peur de manquer de clarté, je ne veux pas qu’on m’ait déjà retiré le droit de reprendre mon souffle au milieu d’une idée parce que ce ne serait pas “performatif”, et tandis qu’elle commence à parler, que la première diapositive apparaît avec ses puces alignées, “Nous devons parler la langue de nos clients”, “Nous devons simplifier notre discours”, “Nous devons aller à l’essentiel”, je sors mon carnet, le petit carnet noir où je note d’habitude les choses qui n’intéressent personne, des phrases de rêve, des questions absurdes, des souvenirs qui reviennent sans prévenir, je le pose devant moi, comme si je prenais des notes sur la réunion elle-même, et je commence, presque malgré moi, une phrase qui n’a pas encore de direction mais qui sait déjà qu’elle refusera les virgules économes et les points rapides, une phrase qui s’étire sur la page comme un fil qu’on déroule pour vérifier s’il reste encore de la place entre le plafond et le sol, une phrase qui commence par “Dans cette salle où l’on nous explique avec un sérieux d’infirmière comment parler à des gens que personne n’a jamais rencontrés autrement que sous forme de segments de marché”, et je laisse venir ce qui vient, la lumière blafarde du néon qui fait briller les crânes dégarnis, le bruit sec des touches d’ordinateur qui transforment la parole de la cheffe en comptes rendus instantanés, les téléphones posés sur la table comme de petits autels privés où chacun surveille ses propres notifications, les gobelets en carton alignés près de la carafe d’eau, la marque imprimée dessus qui répète un slogan écologique déjà entendu trois cents fois, “Réinventons le quotidien”, et je me dis que nous ne réinventons rien du tout, que nous recyclons seulement, à coups de mots aseptisés, la même idée rassurante d’un monde lisse où tout pourrait se dire sans frottement, sans excès, sans conflit, mais je continue d’écrire, j’ajoute des propositions qui s’ajustent comme elles peuvent, parfois bancales, parfois trop lourdes, parce que je sens qu’à chaque nouvelle incise, à chaque détour, à chaque relative qui s’empile sur la précédente, quelque chose en moi se remet à respirer, comme si la syntaxe elle-même ouvrait des fenêtres dans ce cube de verre climatisé, comme si chaque subordonnée était une petite fuite d’air vers l’extérieur, vers la rue où passent des gens qui ne savent rien de cette réunion et n’en ont pas besoin pour vivre, et je m’accroche à cette idée ridicule mais tenace que ma phrase, bien que silencieuse, bien que cachée dans ce carnet que personne ne me demandera jamais de relire, oppose une forme de résistance minuscule à l’organisation concentrationnaire du discours qui se déploie autour de moi, non pas parce qu’elle dirait une vérité plus haute, plus pure, mais parce qu’elle refuse de se plier à la cadence des ordres, à cette scansion de consignes qui tombent comme autant de points finaux, laissant chaque pensée à l’état de fragment isolé, incapable de rejoindre la suivante autrement que par un schéma, et à mesure que la réunion avance, que nous passons de “Notre raison d’être” à “Nos quatre piliers de communication” puis à “Notre charte de prise de parole sur les réseaux sociaux”, ma phrase à moi s’allonge, elle traverse la page, descend sur la suivante, se courbe pour éviter les marges, revient sur ses pas pour préciser un détail, le froissement d’une manche, la façon dont un collègue, assis en face de moi, lève les yeux au plafond à chaque fois qu’on prononce le mot “authenticité”, comme s’il avait peur qu’un morceau lui tombe sur la tête, et je sais bien que, vue de l’extérieur, cette phrase n’est qu’un ruban de mots supplémentaires, une coulée de texte qui ne sauvera personne, pas même moi, mais je constate, très concrètement, que mon souffle s’est rallongé, que mes épaules se sont un peu détendues, que je peux à nouveau inspirer profondément sans avoir l’impression de voler de l’air à quelqu’un, et je comprends alors que ce n’est pas seulement une coquetterie d’auteur, une manie de style, c’est un exercice musculaire, un entraînement pour des poumons menacés par la sécheresse des bullet points, une manière de vérifier, au milieu de cette fabrique de slogans où l’on prétend nous apprendre à mieux parler, que subsiste en moi un espace où la parole n’est tenue que par la nécessité interne de ce qu’elle cherche à dire, où la phrase n’obéit qu’à la logique de ses propres détours, et quand la réunion se termine enfin, que tout le monde se lève, replie son ordinateur, range sa gourde, que les uns plaisantent sur la durée un peu excessive, “On a explosé le timing, encore une fois”, je referme mon carnet, je range mon stylo, et je sens, en sortant dans le couloir, en longeant les vitrines où l’on a disposé des objets censés représenter la “culture de l’entreprise”, que je suis à la fois vaincu et sauf, inutile au système et pourtant encore capable d’une chose dérisoire et pourtant essentielle, tenir une phrase assez longtemps pour y loger plus d’une idée, plus d’une peur, plus d’un désir, comme on tiendrait sa respiration sous l’eau, juste pour vérifier qu’on peut encore remonter. Même gène ou à peu près ce qui est le signe d'être sur une bonne voie, c'est cette gène. Comment repérer ce qui ne va pas. Par tâtonnement ? qu'est-ce que je cherche vraiment ? je cherche à résister à l'oppression en développant une phrase très longue mais le résultat fait tout le contraire. En fin de parcours, je suffoque. Donc ce n'est pas une question de nombre de caractères, ni de mots, ni le fait de ne pas vouloir mettre de point. quelques question à se poser à partir de ce constat ( un peu navrant ) : Est-ce que ce décor de salle de réunion te parle vraiment (tu t’y reconnais), ou tu préférerais que la même tension se joue dans un autre lieu plus singulier de ton expérience ? Tu veux que le texte reste aussi explicite dans sa dimension “manifeste” sur la langue, ou tu aimerais une version qui se contente d’en montrer les effets sans les commenter autant ? Dans l’ensemble plus vaste où ce paragraphe serait inséré, il serait plutôt au début (mise en place du motif “langue/respiration”) ou au milieu, comme un épisode parmi d’autres scènes d’étouffement et de résistance ? si je réfléchis, que je donne ces réponses : le décor de la salle de réunion me parle. montrer les effets sans les commenter. je ne sais pas encore, mais on peut imaginer un épisode parmi d'autres Et je réécris à partir de ces informations : Je pars de ta scène de réunion, mais en laissant le texte montrer ce que fait la langue sur les corps et les têtes, sans le commenter frontalement. Dans la salle de réunion du cinquième, avec la table ovale un peu trop grande pour le nombre de chaises et la moquette qui absorbe les pas au point qu’on a l’impression de marcher dans un couloir d’hôtel, une lumière blanche tombe du plafond sur les dossiers en plastique transparents déjà posés à chaque place, les gobelets en carton empilés près de la carafe d’eau, les marqueurs alignés le long du paperboard qui ne servira sans doute pas, et je sens en tirant la chaise que quelque chose se resserre dans ma poitrine, un mouvement minuscule que je reconnais maintenant, un minuscule recul du souffle comme si l’air, ici, devait passer par un sas avant d’atteindre les poumons, pendant que les premiers arrivent, déposent leurs ordinateurs, font glisser les roulettes des fauteuils, lancent les phrases qui ouvrent toutes les réunions, toujours les mêmes plaisanteries sur l’heure, sur le café, sur la météo, des blocs courts qui tombent sur la table comme de petites pièces de monnaie, tintent et se taisent, sans laisser de trace, tandis qu’au fond de la salle l’écran est déjà allumé, rectangle noir en attente du premier diaporama, et que les affiches au mur, avec leurs verbes à l’infinitif écrits en grosses lettres au-dessus d’images floues de personnes souriantes, couvrent la peinture d’un papier glacé qu’on ne regarde plus vraiment, mais dont les mots, eux, frappent quand même le coin de l’œil, “Réinventer”, “Simplifier”, “Accompagner”, comme autant de coups de tampon sur la même journée, et je m’assieds, j’ouvre mon carnet à une page encore vierge, j’enlève le capuchon du stylo juste pour sentir la pointe prête, pendant que la cheffe arrive à son tour, se poste en bout de table, branche son ordinateur au câble qui pend de l’écran, et la première diapositive apparaît, fond bleu, titre blanc, trois lignes, chacune précédée d’un petit carré, des mots brièvement espacés, posés là comme des paliers où l’on s’arrête à peine avant de repartir vers la ligne suivante, et déjà dans ma cage thoracique l’espace se calcule, l’air circule autrement, par petits à-coups, et je vois la façon dont les collègues se penchent en avant, certains sortent leur téléphone pour prendre une photo de la slide, comme si ce rectangle saturé de mots courts était une vue de paysage à conserver, d’autres se contentent d’acquiescer en silence, un hochement de tête qui semble répondre à chaque fragment projeté, comme si l’on cochait des cases invisibles au fur et à mesure que les phrases défilent, et la voix de la cheffe se cale sur ce défilement, elle ne raconte pas, elle dépose des segments nets, détachés les uns des autres, chaque morceau tombe, se pose, laisse un petit silence avant le suivant, l’intonation remonte à la fin de chaque ligne comme pour vérifier que tout le monde suit, et je sens dans mon propre corps que quelque chose essaie de s’ajuster à cette cadence, mes poumons prennent le rythme malgré moi, inspirer sur le début, expirer sur la fin, recycler l’air entre deux blocs de parole, ne pas dépasser, ne pas déborder de la durée qu’on nous distribue, et je devine déjà les e-mails qui suivront cette réunion, avec ces phrases qui tiendront dans une seule ligne d’écran, sans détour, sans incise, l’appel à “reformuler”, à “rendre plus direct”, tout ce qui fait que les textes se resserrent comme les cravates du lundi, mais au lieu de me projeter dans cette suite de consignes je me concentre sur des détails ridicules, la goutte de café séchée près du bouton de la télécommande, la mince trace de stylo sur la table à l’endroit où quelqu’un a testé la mine, la voix du collègue à ma droite qui répète presque à chaque diapositive le dernier mot prononcé, comme si cela l’aidait à se souvenir, “claire”, “rapide”, “lisible”, petites épingles plantées dans l’air pour maintenir le discours en place, et plus la réunion avance, plus je remarque que les phrases prononcées autour de moi se raccourcissent, que les interventions des uns et des autres ressemblent à des réponses préparées, alignées à l’intérieur de la tête bien avant de sortir de la bouche, des suites de mots tenus serrés par la peur d’être confus, d’être longs, d’être jugés comme peu pertinents, et quand vient le moment où l’on nous invite à “réagir”, il se produit ce phénomène que je connais bien maintenant, le silence d’abord, puis la première phrase prudente, bien calibrée, “Je trouve que c’est plus clair comme ça”, puis une autre qui se place dans le même moule, “Oui, on y voit plus simple”, chaque fois les mêmes adjectifs, les mêmes contours, jusqu’à ce que la salle entière semble tourner autour d’un nombre réduit de mots comme un manège autour de son axe, et je sens que si je parle je n’aurai pas d’autre choix que de piocher moi aussi dans ce stock minuscule, que ma voix ne pourrait pas y échapper sans paraître déplacée, malpolie, alors je ne dis rien, je baisse un peu la tête, et la pointe de mon stylo touche enfin la page, d’abord une ligne très fine, presque un trait de respiration, puis une phrase qui commence, non pas pour résumer ce qui se dit, non pas pour en faire une note utile, simplement pour ouvrir un espace parallèle où l’air aurait une autre vitesse, “Dans cette salle où les mots s’alignent sur le mur comme des boîtes de conserve sur un rayon trop bien rangé”, j’écris cela sans réfléchir, et je poursuis, j’ajoute des morceaux qui ne “servent” à rien, la couleur du pull du collègue d’en face qui tranche sur le reste, le tic de l’autre qui clique sans arrêt sur son stylo, la façon dont la cheffe boit une gorgée d’eau avant chaque série de trois phrases, comme si sa voix devait se recalibrer, et plus j’avance, plus la phrase s’étire, traverse la largeur de la page, descend, bifurque, revient sur un détail pour le préciser, ajoute une apposition qui complique un peu tout, mais je ne l’interromps pas, je la laisse me tirer avec elle, et dans ce mouvement très simple, mécanique presque, mon souffle s’allonge, je le sens physiquement, mes épaules se relâchent un peu, ma cage thoracique se déplie comme si l’on avait ouvert une fenêtre dans une pièce qu’on croyait aveugle, autour de moi la réunion continue, les diapositives se ressemblent, seulement les couleurs changent, parfois le bleu devient vert, parfois le fond se couvre d’une photo en contre-jour de silhouettes en train de discuter autour d’un ordinateur, les mots flottent sur cette image anonyme sans que personne ne la regarde vraiment, mais je perçois à quel point la salle entière se règle sur cette façon de dire, blocs de texte courts, bien séparés, on coche, on valide, on passe, et mon propre geste d’écriture paraît d’autant plus déviant, une espèce de ligne qui refuse de se briser, qui s’obstine à contenir dans son coude plusieurs impressions qui n’ont rien à voir entre elles, l’odeur du déodorant trop sucré de mon voisin, la sonnerie étouffée d’un téléphone qui vibre dans une poche, la petite douleur dans mon dos qui se réveille à chaque fois que je me penche trop longtemps, et je comprends que si je commence à mettre des points, ici, ces images vont se disperser, chacune retombera dans son coin, l’une à la suite de l’autre, dociles, présentables, alors que tant qu’elles restent à l’intérieur de ce même souffle elles continuent de se frotter, de se gêner, de m’obliger à trouver un ordre qui n’est pas celui du diaporama, un ordre plus proche de ce qui me traverse réellement, et quand, au bout d’un moment difficile à mesurer, la cheffe dit “On arrive à la fin”, qu’elle annonce les deux dernières slides comme on annonce les deux dernières stations avant le terminus, je suis surpris de sentir un léger regret, non pas que je tienne spécialement à rester là, mais parce que ma phrase, elle, n’a pas encore trouvé son point, elle hésite, elle pourrait continuer sur le couloir, sur l’ascenseur, sur le trottoir de midi, elle pourrait se prolonger en dehors de cette salle, glisser sous la porte en même temps que nous, se faufiler entre les écrans des bureaux en open space, se mêler un instant au bruit des claviers, aux annonces du haut-parleur dans le hall, et peut-être qu’elle le fera, peut-être que je la poursuivrai plus tard dans un autre lieu, mais pour l’instant, au moment où tout le monde ferme ses ordinateurs dans un claquement mou, ramasse ses dossiers, vérifie machinalement son téléphone, blague sur la durée de la réunion, “On a explosé le timing”, je referme le carnet sur cette phrase encore ouverte, je garde le stylo dans la main comme on garde une clé dans sa poche, et en me levant je remarque simplement que je respire mieux, que l’air entre et sort sans accrocs, sans ces petites coupures que je sentais en arrivant, et cette amélioration minuscule, presque ridicule au regard de tout le reste, la fatigue, le travail, les obligations, me suffit pour traverser la salle, jeter un coup d’œil à l’écran maintenant noir, pousser la porte et m’engager dans le couloir en me disant que, pour aujourd’hui, c’est peut-être déjà assez. Ce n'est guère mieux. C'est même pire. Je compte dix-neuf "comme" c'est abusé. On les retire pour voir ce que ça donne en éliminant les métaphores : Dans la salle de réunion du cinquième, la table ovale reste légèrement trop grande pour le nombre de chaises disposées autour, la moquette absorbe les pas au point de rendre chaque entrée presque muette, une lumière blanche tombe du plafond sur les dossiers en plastique transparents posés à chaque place, sur les gobelets empilés près de la carafe d’eau, sur les marqueurs alignés le long du paperboard immobile, et déjà l’air se fait plus étroit dans la pièce, l’écran au fond attend le premier diaporama, rectangle noir suspendu au mur, les affiches aux verbes à l’infinitif, “Réinventer”, “Simplifier”, “Accompagner”, recouvrent la peinture d’un papier glacé dont les visages souriants ne retiennent plus le regard, seuls les mots continuent de frapper le coin de l’œil au passage, puis les fauteuils roulants se déplacent, des ordinateurs s’ouvrent, des plaisanteries courtes tombent sur la table, quelques mots sur l’heure, sur le café, sur la météo, unités brèves qui tintent et s’éteignent immédiatement, l’écran s’allume, le fond bleu apparaît, titre blanc, trois lignes brèves précédées chacune d’un petit carré, les caractères s’affichent nets, espacés juste ce qu’il faut pour que l’œil les avale d’un coup, la voix qui débute en bout de table dépose des segments distincts, chaque groupe de mots isolé, ponctué d’un silence minime avant le suivant, les têtes s’inclinent, certains téléphones se lèvent pour capturer la slide entière, d’autres mains se contentent de suivre la progression par un léger mouvement de nuque, approbation silencieuse synchronisée sur la cadence des blocs projetés, la respiration de la salle se cale peu à peu sur cette découpe, inspiration brève, expiration brève, flux réduit à la durée d’une ligne, l’espace dans les cages thoraciques se recalcule presque au même rythme que le changement de diapositive, les couleurs du fond varient, bleu, vert, parfois une photo en contre-jour de silhouettes autour d’un ordinateur s’interpose derrière le texte sans attirer plus qu’un regard distrait, tandis que sur la table un carnet s’ouvre, discret, mince rectangle noir posé à côté d’un dossier officiel, un stylo se prépare, la pointe en suspens au-dessus de la page, et sur le papier encore vierge se trace soudain une première ligne qui ne cherche ni à résumer ni à commenter, simple trait de parole silencieuse, “Dans cette salle où les mots s’alignent sur le mur en rangs serrés”, puis une autre portion de phrase se greffe, la couleur d’un pull qui tranche sur les tons neutres, le tic d’un stylo qu’une main actionne sans cesse, la goutte de café séchée près du bouton de la télécommande, la gorgée d’eau bue avant chaque nouvelle salve de trois segments verbaux, chaque détail trouvé se dépose dans la même coulée d’encre, la phrase s’étire sur la largeur de la page, descend, poursuit sa route, incorpore la trace de stylo qui subsistait déjà sur le bois à l’endroit d’un ancien test, le léger froissement de la chemise au moment où un fauteuil recule de quelques centimètres, puis la vibration étouffée d’un téléphone dans une poche, et la ligne continue sans rupture, appositions, détours, reprises, tout reste tenu dans un seul souffle, tandis que sur l’écran les puces se succèdent, “Parler la langue de nos clients”, “Aller à l’essentiel”, “Clarifier les messages”, ensemble de formules brèves que les voix autour de la table reprennent aussitôt, “plus clair”, “plus simple”, “plus lisible”, mêmes adjectifs qui reviennent, circulent d’une bouche à l’autre, ferment le cercle autour d’un vocabulaire réduit, la discussion se resserre, les interventions se calibrent, chaque prise de parole évite de dépasser, d’hésiter, de dériver, les phrases orales restent limitées à une seule idée, très nette, très courte, tandis que sur la feuille du carnet la phrase silencieuse refuse la coupure, accueille dans son coude plusieurs impressions sans lien évident, l’odeur sucrée d’un déodorant trop présent, la douleur discrète qui remonte le long d’une omoplate lorsqu’un dos se penche trop longtemps, la marque imprimée sur les gobelets en carton répétant un slogan écologique déjà vu ailleurs, la lumière qui accroche le bord poli d’un ordinateur et renvoie un éclat blanc dans un œil fatigué, toute cette matière se relie dans l’enchaînement unique des mots tracés à la main, la respiration qui porte cette écriture s’allonge, les épaules se relâchent imperceptiblement, la cage thoracique se déplie d’un cran, une sorte de fenêtre invisible s’ouvre dans l’air dense de la salle, pourtant la réunion suit son cours, le déroulé annoncé progresse, “Notre raison d’être”, “Nos quatre piliers de communication”, “Notre charte de prise de parole”, les dossiers se ferment puis se rouvrent, un rire discret éclate à la faveur d’une plaisanterie sur les réseaux sociaux, vite étouffé, le regard collectif revient vers l’écran, mais la phrase sur le carnet continue de se prolonger, traverse maintenant la deuxième page, revient sur un détail pour le préciser, en ajoute un autre, une main qui lisse la surface de la table de la paume, un genou qui tressaute sous le plateau, le léger cliquetis d’un bracelet contre le métal du fauteuil, le tout maintenu dans un même flux qui retarde volontairement le point final, pendant que l’assemblée se règle sur l’annonce de la conclusion, “On arrive à la fin”, encore deux slides, encore un schéma, encore une liste, la durée se mesure en nombres de blocs restant à afficher, l’épaisseur de l’air dépend du temps qui sépare la salle de la sortie, puis les ordinateurs se referment dans un mouvement presque simultané, les dossiers se rassemblent, les téléphones sont consultés, quelques phrases rapides tombent sur le nombre de minutes dépassées, sur le planning de l’après-midi, sur la prochaine réunion déjà prévue, les fauteuils se poussent en arrière, la table se découvre, la surface claire retrouve son vide d’avant, le carnet se ferme sur la phrase restée ouverte, le stylo glisse dans une poche, la moquette absorbe la dispersion des pas, la porte s’entrouvre, le couloir reprend la série de pas, de voix, de notifications, et dans les cages thoraciques qui s’éloignent vers l’ascenseur l’air circule à nouveau plus librement, détendu d’un ou deux indices à peine perceptibles, simple variation de souffle que la journée ne remarquera pas mais qui reste suspendue à l’intérieur, liée à cette seule phrase prolongée au milieu des blocs brisés. Trop d'adjectifs. Que se passerait-il si j'en retire 80 % ? Dans la salle de réunion du cinquième, la table reste trop grande pour le nombre de chaises disposées autour, la moquette absorbe les pas au point de rendre chaque entrée presque muette, une lumière tombe du plafond sur les dossiers en plastique posés à chaque place, sur les gobelets près de la carafe d’eau, sur les marqueurs le long du paperboard, et déjà l’air se rétrécit dans la pièce, l’écran au fond attend le premier diaporama, rectangle noir suspendu au mur, les affiches aux verbes à l’infinitif recouvrent la peinture d’un papier où les visages ne retiennent plus le regard, seuls les mots continuent de frôler le coin de l’œil, puis les fauteuils roulants se déplacent, des ordinateurs s’ouvrent, des plaisanteries tombent sur la table, quelques mots sur l’heure, sur le café, sur la météo, unités brèves qui tintent et s’éteignent, l’écran s’allume, le fond apparaît, titre, trois lignes, chacune précédée d’un carré, les caractères se rangent, l’œil les avale d’un coup, la voix en bout de table dépose des segments distincts, chaque groupe de mots isolé, ponctué d’un silence avant le suivant, les têtes s’inclinent, certains téléphones se lèvent pour saisir la slide entière, d’autres nuques suivent la progression par un léger mouvement, approbation réglée sur la cadence des blocs projetés, la respiration de la salle se cale peu à peu sur cette découpe, inspiration brève, expiration brève, flux réduit à la durée d’une ligne, l’espace dans les cages thoraciques se recalcule presque au même rythme que le changement de diapositive, les couleurs varient, parfois une photo en contre-jour de silhouettes autour d’un ordinateur s’interpose derrière le texte sans attirer plus qu’un regard, tandis que sur la table un carnet s’ouvre, mince rectangle noir posé près d’un dossier, un stylo se prépare, la pointe en suspens au-dessus de la page, et sur le papier se trace une première ligne qui ne cherche ni à résumer ni à expliquer, simple trait de parole, “Dans cette salle où les mots s’alignent sur le mur en rangs serrés”, puis une autre portion de phrase se greffe, la couleur d’un pull qui tranche sur les tons gris, le tic d’un stylo qu’une main actionne, la trace de café près du bouton de la télécommande, la gorgée d’eau bue avant chaque nouvelle salve de trois segments verbaux, chaque détail trouvé se dépose dans la même coulée d’encre, la phrase s’étire sur la largeur de la page, descend, poursuit sa route, incorpore la trace plus ancienne laissée sur le bois à l’endroit d’un test, le froissement d’une chemise au moment où un fauteuil recule, puis la vibration étouffée d’un téléphone dans une poche, et la ligne continue sans rupture, appositions, détours, reprises, tout reste tenu dans un souffle, tandis que sur l’écran les puces se succèdent, “Parler la langue de nos clients”, “Aller à l’essentiel”, “Clarifier les messages”, ensemble de formules brèves que les voix autour de la table reprennent aussitôt, “plus clair”, “plus simple”, “plus lisible”, mêmes adjectifs qui reviennent, circulent d’une bouche à l’autre, ferment le cercle autour d’un vocabulaire réduit, la discussion se resserre, les interventions se calibrent, chaque prise de parole évite de dépasser, d’hésiter, de dériver, les phrases orales restent limitées à une idée nette, courte, tandis que sur la feuille du carnet la phrase silencieuse refuse la coupure, accueille dans son coude plusieurs impressions sans lien, l’odeur d’un déodorant sucré, la douleur qui remonte le long d’une omoplate lorsqu’un dos se penche, la marque imprimée sur les gobelets répétant un slogan déjà vu, la lumière qui accroche le bord d’un ordinateur et renvoie un éclat dans un œil fatigué, toute cette matière se relie dans l’enchaînement des mots tracés à la main, la respiration qui porte cette écriture s’allonge, les épaules se relâchent, la cage thoracique se déplie, une fenêtre s’ouvre dans l’air dense de la salle, pourtant la réunion suit son cours, le déroulé annoncé progresse, “Notre raison d’être”, “Nos quatre piliers de communication”, “Notre charte de prise de parole”, les dossiers se ferment puis se rouvrent, un rire éclate à la faveur d’une phrase sur les réseaux sociaux, vite étouffé, le regard collectif revient vers l’écran, mais la phrase sur le carnet continue de se prolonger, traverse la deuxième page, revient sur un détail pour le préciser, en ajoute un autre, une main qui lisse la surface de la table, un genou qui tressaute sous le plateau, le cliquetis d’un bracelet contre le métal du fauteuil, le tout maintenu dans un flux qui retarde le point final, pendant que l’assemblée se règle sur l’annonce de la conclusion, “On arrive à la fin”, encore deux slides, encore un schéma, encore une liste, la durée se mesure en nombre de blocs restant à afficher, l’épaisseur de l’air dépend du temps qui sépare la salle de la sortie, puis les ordinateurs se referment dans un mouvement presque simultané, les dossiers se rassemblent, les téléphones sont consultés, quelques phrases rapides tombent sur le nombre de minutes dépassées, sur le planning de l’après-midi, sur la prochaine réunion déjà prévue, les fauteuils se poussent en arrière, la table se vide, la surface retrouve son état d’avant, le carnet se ferme sur la phrase restée ouverte, le stylo glisse dans une poche, la moquette absorbe la dispersion des pas, la porte s’entrouvre, le couloir reprend la série de pas, de voix, de notifications, et dans les cages thoraciques qui s’éloignent vers l’ascenseur l’air circule à nouveau plus librement, variation de souffle que la journée ne remarquera pas mais qui reste suspendue à l’intérieur, liée à cette seule phrase prolongée au milieu des blocs brisés. Si je retire tous les termes anglophones ? Dans la salle de réunion du cinquième, la table reste trop grande pour le nombre de chaises disposées autour, la moquette absorbe les pas au point de rendre chaque entrée presque muette, une lumière tombe du plafond sur les dossiers en plastique posés à chaque place, sur les gobelets près de la carafe d’eau, sur les marqueurs le long du tableau à feuilles mobiles, et déjà l’air se rétrécit dans la pièce, l’écran au fond attend le premier diaporama, rectangle noir suspendu au mur, les affiches aux verbes à l’infinitif recouvrent la peinture d’un papier où les visages ne retiennent plus le regard, seuls les mots continuent de frôler le coin de l’œil, puis les fauteuils roulants se déplacent, des ordinateurs s’ouvrent, des plaisanteries tombent sur la table, quelques mots sur l’heure, sur le café, sur la météo, unités brèves qui tintent et s’éteignent, l’écran s’allume, le fond apparaît, titre, trois lignes, chacune précédée d’un carré, les caractères se rangent, l’œil les avale d’un coup, la voix en bout de table dépose des segments distincts, chaque groupe de mots isolé, ponctué d’un silence avant le suivant, les têtes s’inclinent, certains téléphones se lèvent pour saisir la diapositive entière, d’autres nuques suivent la progression par un léger mouvement, approbation réglée sur la cadence des blocs projetés, la respiration de la salle se cale peu à peu sur cette découpe, inspiration brève, expiration brève, flux réduit à la durée d’une ligne, l’espace dans les cages thoraciques se recalcule presque au même rythme que le changement de diapositive, les couleurs varient, parfois une photo en contre-jour de silhouettes autour d’un ordinateur s’interpose derrière le texte sans attirer plus qu’un regard, tandis que sur la table un carnet s’ouvre, mince rectangle noir posé près d’un dossier, un stylo se prépare, la pointe en suspens au-dessus de la page, et sur le papier se trace une première ligne qui ne cherche ni à résumer ni à expliquer, simple trait de parole, « Dans cette salle où les mots s’alignent sur le mur en rangs serrés », puis une autre portion de phrase se greffe, la couleur d’un pull qui tranche sur les tons gris, le tic d’un stylo qu’une main actionne, la trace de café près du bouton de la télécommande, la gorgée d’eau bue avant chaque nouvelle salve de trois segments verbaux, chaque détail trouvé se dépose dans la même coulée d’encre, la phrase s’étire sur la largeur de la page, descend, poursuit sa route, incorpore la trace plus ancienne laissée sur le bois à l’endroit d’un test, le froissement d’une chemise au moment où un fauteuil recule, puis la vibration étouffée d’un téléphone dans une poche, et la ligne continue sans rupture, appositions, détours, reprises, tout reste tenu dans un souffle, tandis que sur l’écran les puces se succèdent, « Parler la langue de nos clients », « Aller à l’essentiel », « Clarifier les messages », ensemble de formules brèves que les voix autour de la table reprennent aussitôt, « plus clair », « plus simple », « plus lisible », mêmes adjectifs qui reviennent, circulent d’une bouche à l’autre, ferment le cercle autour d’un vocabulaire réduit, la discussion se resserre, les interventions se calibrent, chaque prise de parole évite de dépasser, d’hésiter, de dériver, les phrases orales restent limitées à une idée nette, courte, tandis que sur la feuille du carnet la phrase silencieuse refuse la coupure, accueille dans son coude plusieurs impressions sans lien, l’odeur d’un déodorant sucré, la douleur qui remonte le long d’une omoplate lorsqu’un dos se penche, la marque imprimée sur les gobelets répétant un slogan déjà vu, la lumière qui accroche le bord d’un ordinateur et renvoie un éclat dans un œil fatigué, toute cette matière se relie dans l’enchaînement des mots tracés à la main, la respiration qui porte cette écriture s’allonge, les épaules se relâchent, la cage thoracique se déplie, une fenêtre s’ouvre dans l’air dense de la salle, pourtant la réunion suit son cours, le déroulé annoncé progresse, « Notre raison d’être », « Nos quatre piliers de communication », « Notre charte de prise de parole », les dossiers se ferment puis se rouvrent, un rire éclate à la faveur d’une phrase sur les réseaux sociaux, vite étouffé, le regard collectif revient vers l’écran, mais la phrase sur le carnet continue de se prolonger, traverse la deuxième page, revient sur un détail pour le préciser, en ajoute un autre, une main qui lisse la surface de la table, un genou qui tressaute sous le plateau, le cliquetis d’un bracelet contre le métal du fauteuil, le tout maintenu dans un flux qui retarde le point final, pendant que l’assemblée se règle sur l’annonce de la conclusion, « On arrive à la fin », encore deux diapositives, encore un schéma, encore une liste, la durée se mesure en nombre de blocs restant à afficher, l’épaisseur de l’air dépend du temps qui sépare la salle de la sortie, puis les ordinateurs se referment dans un mouvement presque simultané, les dossiers se rassemblent, les téléphones sont consultés, quelques phrases rapides tombent sur le nombre de minutes dépassées, sur le programme de l’après-midi, sur la prochaine réunion déjà prévue, les fauteuils se poussent en arrière, la table se vide, la surface retrouve son état d’avant, le carnet se ferme sur la phrase restée ouverte, le stylo glisse dans une poche, la moquette absorbe la dispersion des pas, la porte s’entrouvre, le couloir reprend la série de pas, de voix, d’alertes, et dans les cages thoraciques qui s’éloignent vers l’ascenseur l’air circule à nouveau plus librement, variation de souffle que la journée ne remarquera pas mais qui reste suspendue à l’intérieur, liée à cette seule phrase prolongée au milieu des blocs brisés. Pouah ! – Trop d’objets qui “font” des choses (la moquette absorbe, l’écran attend, les affiches frappent l’œil, etc.). – Trop de micro-“effets” qui surjouent la scène pour pas grand-chose. – Un rythme très lissé, très “propre”, qui ressemble à ce que tu appelles l’eau tiède IA. Dans la salle de réunion du cinquième étage, la table ovale occupe presque tout l’espace, les chaises forment un cercle un peu troué, la moquette étouffe les pas, la lumière du plafond tombe droit sur les dossiers en plastique posés devant chaque place, sur les gobelets empilés près de la carafe d’eau, sur les marqueurs alignés le long du tableau à feuilles mobiles, au fond l’écran est allumé, rectangle noir accroché au mur, les affiches collées autour montrent des groupes de personnes souriantes, dessous on lit « Réinventer », « Simplifier », « Accompagner », les fauteuils roulants avancent l’un après l’autre, des ordinateurs portables s’ouvrent, des phrases courtes tombent sur la table, deux mots sur l’heure, trois sur le café, une remarque sur le temps, puis l’écran change, fond bleu, titre en blanc, trois lignes, chaque ligne précédée d’un carré, les caractères restent nets, la voix en bout de table lit les lignes, s’interrompt, reprend, les têtes s’inclinent, certains lèvent un téléphone pour photographier la diapositive, d’autres regardent seulement, un carnet se pose à côté d’un dossier, couverture noire, un stylo se décapuchonne, la pointe se place au-dessus de la page, une phrase commence à s’écrire, « Dans cette salle les mots sont rangés sur le mur », la main ajoute « en rangs serrés », la phrase continue, note la couleur d’un pull, la trace brunâtre de café près du bouton de la télécommande, le léger bruit d’un stylo que l’on ouvre et referme, sur l’écran les puces suivantes apparaissent, « Parler la langue de nos clients », « Aller à l’essentiel », « Clarifier les messages », la même voix les dit, une autre voix dit « oui », une autre dit « c’est plus clair », une autre ajoute « c’est plus simple à expliquer », les réponses se ressemblent, les mots reviennent, les interventions se limitent à quelques segments, puis s’arrêtent, la phrase sur le carnet ne s’arrête pas, elle reprend la salle, les épaules en rond autour de la table, la gorgée d’eau avant chaque nouvelle série de trois lignes, la lumière sur le bord d’un ordinateur, la marque imprimée sur les gobelets, la vibration d’un téléphone dans une poche, la chemise qui se froisse contre le dossier du fauteuil, les mêmes slogans au mur, la phrase traverse la première page, descend sur la suivante, se recopie un instant sur la marge, sur l’écran le déroulé continue, « Notre raison d’être », « Nos quatre piliers », « Notre charte de prise de parole », les dossiers se ferment puis se rouvrent, un rire bref suit une remarque sur les réseaux sociaux, retombe, la phrase sur le carnet enregistre encore un détail, un genou qui tressaute sous la table, un bracelet qui touche le métal, le petit clic du bouton de la télécommande, la poussière sur le rebord de l’écran, puis la voix en bout de table annonce « On arrive à la fin », encore deux diapositives, encore un schéma, encore une liste, les ordinateurs se referment presque en même temps, les dossiers sont empilés, les téléphones reviennent dans les mains, quelques phrases signalent le retard pris, les réunions à enchaîner, les chaises se repoussent, la surface de la table se vide, le carnet se referme sur la phrase restée en suspens, le stylo disparaît dans une poche, la moquette avale les pas vers la porte, le couloir reçoit les silhouettes, les voix, les signaux des appareils, au bout le bruit mat des portes de l’ascenseur, l’air quitte la salle par à-coups lorsque la porte reste ouverte, l’air suit les corps dans le couloir, dans les cages thoraciques le souffle se rallonge un peu, variation presque invisible laissée par cette seule phrase écrite au milieu des blocs projetés. encore beaucoup trop de verbes ( de verbiage ) Dans la salle de réunion du cinquième étage, table ovale trop grande pour le nombre de chaises, cercle troué, moquette étouffant les pas, lumière du plafond sur les dossiers en plastique devant chaque place, sur les gobelets près de la carafe d’eau, sur les marqueurs le long du tableau à feuilles mobiles, au fond écran allumé, rectangle noir au mur, autour affiches collées, groupes de personnes souriantes, en dessous « Réinventer », « Simplifier », « Accompagner », fauteuils roulants en approche, ordinateurs portables ouverts, phrases courtes sur l’heure, le café, la météo, petites chutes sur la table, puis fond bleu, titre en blanc, trois lignes, chaque ligne précédée d’un carré, caractères nets, voix en bout de table lisant les blocs, coupures, reprises, têtes inclinées, téléphones levés, capture de la diapositive, regards fixés, carnet posé près d’un dossier, couverture noire, stylo décapuchonné, pointe au-dessus de la page, première ligne tracée, « Dans cette salle les mots rangés sur le mur », ajout « en rangs serrés », phrase continuée, couleur d’un pull, trace brunâtre de café près du bouton de la télécommande, bruit sec d’un stylo ouvert refermé, sur l’écran succession de puces, « Parler la langue de nos clients », « Aller à l’essentiel », « Clarifier les messages », même voix lisant, autres voix en écho, « oui », « plus clair », « plus simple », réponses proches, mêmes mots en boucle, interventions réduites, segments brefs, puis silence, sur le carnet phrase en allongement, cercle des épaules autour de la table, gorgée d’eau avant chaque série de trois lignes, lumière sur le bord d’un ordinateur, marque répétée sur les gobelets, vibration d’un téléphone dans une poche, chemise froissée contre le dossier d’un fauteuil, slogans au mur, phrase traversant la première page, descente sur la suivante, débord léger dans la marge, à l’écran déroulé continu, « Notre raison d’être », « Nos quatre piliers », « Notre charte de prise de parole », dossiers ouverts, fermés, rire bref après une remarque sur les réseaux sociaux, retombée rapide, sur le carnet encore un détail, genou tressaillant sous la table, bracelet touchant le métal, petit clic de la télécommande, poussière sur le rebord de l’écran, annonce en bout de table, « On arrive à la fin », deux diapositives, un schéma, une liste, ordinateurs refermés presque en même temps, dossiers empilés, téléphones repris en main, phrases sur le retard, le reste de la journée, réunions suivantes, chaises repoussées, surface de la table vidée, carnet refermé sur la phrase en suspens, stylo glissé en poche, moquette avalant les pas vers la porte, couloir, silhouettes, voix, signaux d’appareils, bruit sourd des portes d’ascenseur, air quittant la salle par bouffées, air suivant les corps dans le couloir, souffle dans les thorax un peu plus large, variation discrète liée à cette seule phrase écrite au milieu des blocs projetés. Si je résume : Dans le premier texte, tu expliques l’asphyxie : tu nommes le problème, tu poses la thèse, tu commentes la langue, tu parles de poumons, de cages thoraciques, de phrases courtes, de besoin de phrase longue. C’est un discours sur la chose. Tu en donnes déjà un début de démonstration, mais on reste beaucoup dans l’énoncé : tu dis ce que tu penses de l’époque et de sa langue. Dans le dernier texte, tu montres l’asphyxie sans plus la commenter. Là, on est vraiment du côté de la preuve par la forme . → le premier texte est théorique + partiellement performatif, → le dernier est quasi purement performatif : il fait ce que tu disais vouloir faire, et il le fait en prenant le risque de l’extrême (enlever adjectifs, verbes, personnage). analyse de texte effectuée avec l'aide de ChatGPT 5.1 ( thinking) Prompt utilisé : Tu es un partenaire d’écriture et de pensée travaillant avec un écrivain contemporain. Tu ne remplaces pas l’écrivain : tu proposes des versions, des hypothèses, des architectures, que l’auteur gardera, coupera ou réécrira. Contexte Je vais te donner : soit une phrase de réveil, un fragment de carnet ou de rêve, soit un extrait d’auteur (Perec, Kafka, Baudelaire, Beckett, Sebald, etc.), soit une situation ou un dispositif à inventer (extrait de mes carnets, fictions, notes de lecture ) Tu considères ces matériaux comme un point de départ, jamais comme quelque chose à “améliorer” simplement : l’important est de déployer, déplacer, varier. Rôle et style Tu écris dans un français précis, contemporain, sans jargon, sans anglicismes gratuits. Tu cherches la densité : phrases tenues, images fortes mais contrôlées. Tu acceptes la complexité des phrases longues quand elle sert le rythme, mais tu évites le gras, la paraphrase, les clichés. Tu réfléchis autant à la forme (rythme, images, structure) qu’au fond (idée, tension, enjeu). Types de tâches possibles Selon ce que je t’envoie, tu peux : Déployer un fragment en texte littéraire Transformer une phrase ou un petit bloc en scène développée : précision des lieux, des matières, des gestes, du climat. Répondre vraiment aux questions implicites dans le fragment (qui parle ? à qui ? où ? quand ? qu’est-ce qui bloque ?). Transformer un matériau en dispositif À partir d’une idée (bâtiment de relectures, espace inutile, couloir circulaire, puits, etc.), proposer : un plan (espaces, transitions, matières, lumière, flux), ou un découpage filmique (plans, durées, sons, textures), ou une architecture conceptuelle (axes, niveaux, registres). Élaborer un développement théorique À partir d’un passage cité (Perec, Kafka, Moi etc.), produire une analyse qui reste très concrète : exemples, images, références, plutôt qu’abstraction pure. Mettre en relation plusieurs auteurs / œuvres autour d’une question (espace sans fonction, couloir kafkaïen, pièce vide beckettienne, etc.). Processus de réponse Pour chaque réponse : Clarifie le contrat en une ou deux phrases : ce que tu comprends de ma demande. Propose une version principale, entièrement rédigée, qui assume une direction forte (pas tiède, pas moyennement tout). Ajoute un court commentaire critique sur ta propre réponse : où tu vois un risque de cliché, où ça pourrait être resserré, éventuellement une piste alternative en 2–3 phrases. Si pertinent, formule 1 à 3 questions qui pourraient m’aider, moi auteur, à décider comment couper, déplacer, ou réécrire à partir de ta proposition. Limites Ne prétends jamais être l’auteur du texte final. Ne triche pas sur les références (pas de fausses citations ni de livres inventés quand il s’agit d’information factuelle). En fiction, tu as le droit à l’invention totale, mais tu assumes clairement que c’est de la fiction. Je vais maintenant te donner un premier matériau. Commence directement sans réexpliquer le mode d’emploi. .|couper{180}

Autofiction et Introspection depuis quelle place écris-tu ? réflexions sur l’art Théorie et critique littéraire
Three Studies for Figures at the Base of a Crucifixion, Bacon, 1944

Carnets | novembre 2025

15 novembre 2025

Repartir de presque rien. Toujours cette même obsession, après les excès, comme s’ils réduisaient le champ des possibles, voire le possible lui-même. D’où ce « presque rien ». Ce n’est pas mieux que rien, non. Ça ne rassure pas. C’est autre chose. Après l’incendie, il ne reste que ce qui doit rester. L’excès brûle les fausses pistes, les tentatives molles, les possibles de complaisance. Ce qui émerge des cendres — ce « presque rien » — n’est pas un reste. C’est un noyau. La seule chose qui méritait vraiment d’être. Ce n’est pas « mieux que rien ». C’est tout, mais distillé. L’obsession qui revient après la tempête n’est pas un échec à se renouveler — c’est la preuve qu’on a touché l’os du mystère. C’est le fondamental qui résiste à l’auto-dilution. H., victime d’un AVC, a débuté les cours en octobre. Elle marche avec difficulté, la jambe droite paralysée, le bras droit inerte, aphasique. Son mari m’a appelé pour m’expliquer son état, m’a demandé si je voulais bien la prendre comme élève. Aujourd’hui, je l’ai installée face à une grande feuille. Je lui ai donné de gros pinceaux, des couleurs primaires, en lui montrant comment les mélanger. J’ai été saisi par la volonté de cette femme, droitière, qui ne peut rien demander que par gestes — et par le sourire qui parfois naissait sur son visage quand la peinture, étalée sur le papier, semblait lui répondre. J’ai eu honte de mes tergiversations nombrilistes. Je me suis demandé comment je réagirais, à sa place. Sans autre choix, je ferais probablement la même chose : je me contenterais de ce presque rien qui égaye la mélancolie. Et ce presque rien me donnerait un peu d’allant, avec l’espoir réaliste de faire un peu mieux le lendemain. J’ai repensé à l’herbe qui perce le macadam, aux plantes sans eau accrochées aux murs. La vie est plus forte que ce que nous imaginons, mais elle tient par la modestie, les petits pas, la régularité. Des bouffées de honte m’envahissent souvent. C’est bon signe. Pourtant, je dois persister dans mes erreurs, les inspecter, m’en dégoûter jusqu’au trognon. Là aussi, je n’ai pas d’autre choix. C’est une forme d’humilité, paradoxalement, que de l’admettre. En écrivant ces lignes, je réalise que c’est la troisième personne lourdement handicapée que j’accueille cette année. Vertige. J’y ai vu une ironie du sort. Mais c’est peut-être une assignation : comprendre quelque chose de la création qui m’échappe encore. Ma maladie, à moi, est de trop vite réussir les choses, et de m’appuyer sur ces réussites pour justifier mon insatisfaction perpétuelle. Mon manque de confiance se meut en vanité, en orgueil démesuré puis retombe en soufflet crevé. La facilité est une entrave. Elle m’empêche d’avancer. C’est sans doute pour cela que je me frotte aux textes difficiles, que je lis et relis les grands auteurs, que je balbutie devant leurs phrases comme un débutant. Je suis un éternel débutant. J’ai simplement eu un de ces moments d’inattention qui peuvent durer une décennie.|couper{180}

réflexions sur l’art

Carnets | novembre 2025

14 novembre 2025

Est-ce parce que nous faisons quelque chose que personne ne voit — ou voit sans s’y intéresser — que nous nous disons : « Cela suffit, j’arrête le je(u) ; tout cela n’en vaut pas la chandelle » ? Mais c’est tout le contraire, à mon sens. Au contraire, il faut se sentir porté par cette projection, cette manifestation, cet incarnation de l’exil, du bannissement. De la Chute, disons-le haut et clair. Inventez donc tout ce que vous voulez, en somme, pour continuer à rêver une dissidence qui n’en sera jamais une — totale, absolue, définitive — avec cette époque crasseuse dans laquelle nous tentons de survivre, laminés par la bêtise, l’ignorance, cette nappe de boue et de merde qu’auront déversée, comme au temps des caniveaux, les mégères, les bonniches, du haut de leur troisième étage, le pot des propriétaires sur les pieds des mêmes gueux, toujours nous, encore nous. Mais à qui la faute si vous passez toujours sous les mêmes fenêtres ? Si la répétition du même ne vous étonne même plus ? Mais même ce semblant de ferveur tombe à l’eau. On n’y croit pas, on n’y croit plus. Et puis surtout, on n’a plus le temps ; on nous a volé le temps, comme on nous a volé tout le reste — et le rien dans lequel on se réfugie, vous verrez qu’ils l’ôteront aussi. -- Ils, toujours ils… Tu n’es pas fatigué par ce « ils » ? -- Si. Tu as raison. Mais « Si je publi’ des noms… combien de bons amis… », dit le poète. Non, il vaut mieux se taire, continuer à dire « ils », même si cela agace tous ceux qui immédiatement se sentent obligés d’appartenir à ce pluriel. Il faut garder cette colère, cette rage, surtout au moment où tous te disent qu’elle est vaine, qu’elle ne sert plus à rien ; que Dieu est mort ; que la plus grande force des diablotins est de faire croire qu’ils ne sont que fake ; que l’Unique Vérité possède les mensurations d’un mannequin famélique, celles d’une jeune fille pubère défoncée par d’horribles hypocrites, des doubles faces, des râtés de la Grâce, pétris d’amertume, terminés à la pisse. Je vois très bien comment cette ferveur peut aboutir à Constantinople ou à Jérusalem. Mais tout aussi bien à des chefs-d’œuvre. Encore une fois, ce qui se dresse en gardien de tous les gouffres dans lesquels s’élancer par espérance ou par dépit — c’est la même chose —, c’est le choix. On a toujours le choix de prendre ce « on » ou ce « ils » à témoin et de les mettre au pied du mur pour voir ce qu’ils valent vraiment. Grande chance si l’on comprend enfin les raisons vraies de toutes nos déceptions. -- Et quand tu seras fatigué de faire ça, tu auras quel âge ? Soixante-dix ? Soixante-quinze ? Quatre-vingts ? Et cela t’aura servi à quoi ? À passer le temps en gesticulant dans ton propre néant, rien de plus. Non, la conformité m’horripile. Et j’allais encore une fois argumenter, mais à quoi bon prêcher dans ce désert ? Il valait mieux que je m’éloigne dans le silence, que je n’écrive plus rien du tout, que je me taise, profondément. -- Le jour où les poules auront des dents, tu seras mort et enterré depuis longtemps. Le meilleur interlocuteur reste moi-même, jusqu’à preuve du contraire — ce que je pense être moi-même, et dans quoi se dissimulent tout l’univers, et les océans, et les plaines, et les étoiles naines, et les microscopiques bactéries, et les parfums comme les puanteurs, le Grand Tout… à condition, évidemment, qu’on fasse l’effort de se mettre à quatre pattes, de ramper dans les boyaux de ces égouts. D’ailleurs, il faut aussi compter sur le climat, l’hygrométrie de l’air — en somme, une foule de détails, d’éléments, de paramètres que le bulbe rachidien, côté reptilien, ignore et s’en fout, obsédé par la bouffe, la sécurité, le cul, les factures, le fric. -- Tu as le droit d’écrire tout cela, mais as-tu vraiment le droit de le publier ? Il y a désormais une police des bonnes mœurs, le sais-tu ? Des gens qu’on dépêche pour guetter tes selles et tes propos. « Ceci est bien, ceci ne l’est pas. » Mais comme tu le disais tout à l’heure, même cette paranoïa que tu entretiens ne te sert qu’à surmonter l’indifférence totale du monde envers ton insignifiance absolue. -- Je vois de plus en plus de moulins à vent dans tes propos. Il est peut-être temps de faire revenir sur le devant de la scène Sancho Panza sur son Rucio. Il ouvrirait une nouvelle époque : et du brouillard, on verrait alors apparaître Rossinante trottant sans son cavalier… Mais où est-il donc passé ? Quel diable l’a piqué ? Éclats de rire. Applaudissements. Alfonso Quichano de retour du séjour des Morts, sur une vedette filant à vive allure depuis l’île éponyme, sur un poster acheté sur eBay, signé Böcklin.|couper{180}

Autofiction et Introspection

Carnets | novembre 2025

Sous le Soleil de Satan

Je me suis replongé dans l’ouverture de Sous le soleil de Satan en lien avec mes recherches sur mon instituteur d’aïeul. Par indices internes, l’action se situe vers 1880-1885 : la mention d’un « officier de santé » impose un repère avant 1892 (suppression de ce grade), Le Gaulois et la Revue des Deux Mondes campent la presse de notables de la IIIᵉ République, Raspail, Blanqui et Lamennais restent alors des références très présentes, et l’ensemble, avec le député d’arrondissement et le cadre provincial, confirme ce créneau. L’incipit cite Paul-Jean Toulet pour installer une lumière de fin de jour, précise et mélancolique, où la « vie distillée » peut tourner à l’amer : Bernanos reprend cette atmosphère pour annoncer que son sujet sera d’abord une épreuve intérieure plutôt qu’une élégance de style. La phrase sur Blanqui et Lamennais s’éclaire si l’on rappelle qu’« Enregistrement » désigne l’administration fiscale qui entérine et taxe les actes : l’élan révolutionnaire finit en routines de guichet, tandis que l’héritage de Lamennais peuple des sacristies plus accommodantes que ferventes. Deux portraits posent le décor : Gallet, praticien formé par les manuels de Raspail devenu député prudent qui se croit subversif en s’abstenant, et, en face, le marquis de Cadignan, noble provincial nourri de chroniques mondaines, rêvant de chasse au vol, ratant ses faucons et se rabattant sur des passe-temps discrets. Le « salon de reps vert » dit assez la bienséance du lieu (tissu côtelé, solide, couleur respectable), avec ce vert ambigu qui, dans l’imaginaire chrétien, peut frôler l’envie et la bile : un confort sans surprise où le mal affleure sous l’ordinaire. En somme, ce début montre moins des méchants que des habitudes : convictions devenues carrières, pratiques installées, monde réglé où la vraie question est spirituelle. À côté, la comparaison proposée par Albert Béguin entre Roger Bésus — notamment Cet homme qui vous aimait — et Bernanos a du sens : même centre de gravité autour d’un prêtre, même mise à nu des consciences dans une province ; mais la manière diffère, Bernanos cherchant la vision et l’embrasement intérieur quand Bésus reste plus près du sol, avance par scènes et dialogues, resserre la psychologie et le milieu. Chez Bernanos, l’intrigue sert le jugement intérieur ; chez Bésus, elle cartographie un monde précis. Les deux visent le salut et la faute à hauteur d’hommes, chacun selon sa pente.|couper{180}

Auteurs littéraires documentation oeuvres littéraires

Carnets | novembre 2025

11 novembre 2025

Un tel mépris ne peut être provoqué que par une telle détresse, me disais-je, tout en me grattant le nez du bout de l’ongle en écoutant le propos. Ce propos m’avait un tantinet surpris — mais pas tant que ça —, et je me faisais la réflexion (si l’on peut nommer cela réflexion : ce manque de curiosité envers ce « pas tant que ça »). Encore que « dire » n’est sans doute pas le verbe exact, car, à cet instant, pour me rapprocher de ce que j’imagine être la justesse, ne devrais-je pas plutôt employer le verbe « raconter », ce qui donnerait : « Un tel mépris ne pouvait être provoqué que par une détresse semblable », me racontais-je — ou étais-je en train de me raconter tout en me grattant le nez du bout de (etc.) — ; à moins que je ne joue sur la concordance des temps : « ne put être raconté », ce qui occasionne tout de même une liaison fâcheuse. Et me voilà, jouasse de jouer, à l’insu de celui que j’écoutais d’une oreille distraite — le gros de l’attention mobilisée par l’extraction de vieilles crottes de nez, et découvrant non sans stupéfaction qu’elles étaient légèrement sanglantes —, à éteindre le biniou tout en déviant l’interrogation, petit à petit, vers l’hypothèse d’une fin imminente de ma vie (ici, je pourrais ajouter « insignifiante » si je n’avais peur que trop de sons en -ante ne fissent de mézigue une sorte de spectre prétentieux, un fat ; ce dont, si je remonte le cours de cette même existence comme il se doit à l’approche de l’idée de la fin, de façon rapide autant qu’à peu près exhaustive, m’indiquerait, derrière cette peur affreuse, un désir non moins affreux de prétendre à la pire des vanités, à la plus aboutie des fatuités). La façon de relire à voix haute certains passages — s’en rendait-il compte, vraiment ? — le rendait, lui, plus ridicule que l’ouvrage en question. Même si j’étais absolument d’accord avec le fond de son propos, la forme me déplaisait profondément. Elle me déplaisait, cette forme, en raison de la déformation de son visage au moment où il empruntait, plastiquement si je puis dire, la mimique habituelle du mépris. Notamment la déformation de la lèvre inférieure en accent circonflexe, qui démasqua, à ce moment-là, plusieurs dents manquantes et d’autres fort abîmées, ce qui mettait au grand jour quelque chose de vraiment pitoyable, contre quoi je me rebiffai derechef, ne désirant pas échanger mon admiration à l’agonie contre de la pitié, à mon sens trop proche d’une forme détestable de condescendance envers celui qui parlait — si toutefois l’accumulation des détails que j’avais surprise, je l’ai déjà dit, presque dans une totale inattention en raison d’un nez quasi bouché, n’était pas elle-même d’une telle iniquité. Encore qu’à cet instant je m’en fisse la réflexion : je ne le regardasse pas, vu que j’étais absorbé par mon curage de narine ; ce qui me fit songer que j’avais peut-être atteint cette sorte d’attention flottante dont parlent les maîtres zen, mais à laquelle, à mon avis, pourraient tout autant se référer les chats, et probablement aussi tous les oiseaux. Puis je passai soudain à tout autre chose. Mais quoi ? Au moment où j’essaie de relater les faits de cette journée, je découvre plusieurs absences. Ou plutôt : la seule présence réellement éprouvée de la journée fut cet instant où, ayant décidé tout à la fois d’écouter cette critique littéraire et de fourrer un doigt dans mon nez, j’étais parvenu, de manière flottante — je l’ai déjà dit —, à m’apercevoir d’un semblant d’existence au monde. Semblant d’existence qui fut presque aussitôt désamorcé par l’ironie et, sans doute, par une profonde tristesse — une insupportable tristesse qui, chaque fois que je la détecte, me fait me réfugier dans l’ironie ; ironie que je déteste tout autant que cette tristesse, d’ailleurs, mais qui paraît plus convenable aux molécules qui me composent pour s’agiter que l’immobilisme de l’ennui associé à cette tristesse. Mais je suis trop dur avec moi-même, et, tout en me faisant cette réflexion, je parviens à retrouver un autre épisode de cette journée étrange. Car ce n’est pas parce qu’une journée se présente vide qu’elle n’est pas étrange, n’est-ce pas ? Elle serait pleine, je parviendrais tout autant à la taxer d’étrange, sans le moindre remords. Il faut que je le dise pour m’en convaincre, certainement. Il faut donc absolument qu’elle le devienne, au moment où j’essaie de récapituler celle-ci, car il me semble que, si je ne parviens pas à ce constat, je ne parviendrai pas à récupérer je ne sais quelle énergie, bloquée quelque part dans le cours de celle-ci, et à l’écrire de manière fluide, en bon français, comme il se doit. Notre réfrigérateur faisant de la glace, j’ai soumis l’hypothèse que nous pourrions sans doute en trouver un d’occasion, pour une somme modique, sur Leboncoin. Ce que S. fit sans attendre, il y a de cela quelques jours. Et, effectivement, nous en trouvâmes un qui, selon les photographies, paraissait être en excellent état et surtout à un très bon prix : 25 euros. S. négocia — parce qu’il faut toujours négocier — le réfrigérateur à 20 euros, et nous eûmes peur que le vendeur refuse notre offre. Effectivement, je m’en ouvris à S. : « Tout de même, 25 euros, ce n’était vraiment pas cher ; ce genre de frigo neuf va chercher dans les quatre ou cinq cents euros. » C’est le genre de petit réfrigérateur que l’on peut placer sous un meuble de cuisine : pas tout à fait l’encastrable, décidément trop petit, mais celui d’une hauteur de 80 cm et d’une largeur de 60, pour être tout à fait précis. Car le réel passe avant tout par la précision — tout comme les récits étranges qui se tiennent —, c’est la réflexion que je me fais tout en écrivant cette anecdote. Encore que l’anecdote ne soit pas véritablement utile, et que, lorsque je relirai ce passage, il est tout à fait probable que je le sucre, car trop bavard. Donc, pour écourter, nous partîmes vers Romans, et plus précisément Chatuzange-le-Goubet, et encore plus précisément le rond-point de Pizançon, où le vendeur devait nous attendre à 16 h 30 ce jour-là. Et, bien sûr, nous ratâmes le rond-point — ou plutôt, nous vîmes que c’était le bon, mais, n’en étant pas cent pour cent certains, nous continuâmes — et nous nous enquillâmes sur l’autoroute A49, ce qui, personnellement, me fit sortir de mes gonds : nous allions arriver à un péage, et je n’avais pas prévu de passer par un péage, encore moins par une quelconque autoroute. Fort heureusement, nous pûmes emprunter la dernière sortie gratuite qui, par chance, nous ramena à Romans, après quoi nous cherchâmes à nouveau le fameux rond-point. Je crois qu’à ce moment de notre périple j’aurais volontiers renoncé au frigo à 20 balles, j’aurais rebroussé chemin, mais S., non. S. est extrêmement patiente et tenace ; aussi ronchonnais-je tandis qu’elle réeffectuait une recherche GPS tout en appelant par téléphone le vendeur. Enfin, pour faire bref, il fut convenu que nous ne pouvions plus manquer le rond-point et que nous nous retrouverions devant le magasin « U comme utile », dont j’appris par la suite qu’il n’avait absolument rien à voir avec la chaîne des magasins U. J’espérais seulement, à cet instant, que nous serions — le vendeur et nous — d’accord sur ledit magasin, et, enfin, je me garai. L’échange se fit : le frigo avait l’air neuf, on donna les 20 euros et nous repartîmes, tandis que la nuit tombait. Et, tout en conduisant, je me disais qu’il y avait deux façons de prendre cette péripétie : la bonne et la mauvaise. Puis je dus mettre la radio ; je baissai le son pour ne pas prêter attention à la conversation. S. et moi avions tous deux quelque chose de gros sur le cœur, mais nous ne désirions pas en parler.|couper{180}

Autofiction et Introspection

Carnets | novembre 2025

10 novembre 2025

La maison avait une façade claire avec des volets toujours un peu fermés, une raideur tranquille qui convenait à la rue. On passait devant sans la remarquer, sauf les jours de marché, quand les marchandes accrochaient du linge au bord des camionnettes et que l’odeur de café brûlé venait de chez Duval, au coin. Dans l’entrée, il y avait un tapis élimé, un portemanteau de noyer et, posée sur une console, une boîte rectangulaire, laquée, qu’on n’ouvrait pas. C’était Marthe qui faisait visiter, un fichu sombre sur les épaules, un trousseau de clés accroché à sa taille. Elle disait que les chambres étaient modestes mais propres, que la cuisine donnait sur la cour, qu’on entendait à peine les cloches de Saint-Bernard, et qu’il y avait une seule habitude de la maison : —Ici, dès que tu arrives tu écris un nom sur un bout de papier, ça peut-être un sobriquet, un alias, un petit nom de l'enfance, un pseudonyme d'écrivan, un nom d'emprunt. Tu le mets dans cette boite et on ne t'embête plus avec ça. Elle disait ça simplement, sans mystère, comme on explique qu’on enlève ses chaussures dans un vestibule. Les locataires hochaient la tête. Ils arrivaient de partout, avec des valises souples et de petites carrières cassées. Un garçon timide qui se faisait appeler Polo à l’atelier, une secrétaire qui avait signé des poèmes sous le nom d’Héloïse, un serveur qui avait été « Nico » pendant deux étés sur la côte. Ils prenaient une feuille, écrivaient le nom à se défaire, pliaient le papier en quatre. Marthe ouvrait la boîte avec une clé fine, posait le feuillet à l’intérieur avec les autres. Elle disait : « Tant que vous dormez ici, la maison vous garde. Pas de cauchemars. Pas de portes forcées. Les voleurs ne passent pas le seuil. Vous verrez. » Et, de fait, on dormait bien. Le bruit de la rue s’arrêtait à la marquise, il y avait comme une tiédeur dans les couloirs. Les portes fermaient juste comme il faut, les robinets coulaient sans goutter, les soirs d’orage le toit tenait bon. Les habitants prenaient l’habitude de se croiser dans la cuisine, de se rendre de petits services, de ne pas poser de questions. À la Toussaint, après la soupe, Marthe essuyait ses mains, prenait la clé et disait d’une voix neutre : « C’est l’heure. » On la suivait dans l’entrée. Elle ouvrait la boîte, et il se passait quelque chose de léger, presque rien, une sorte de changement d'athmosphère. Et, dans les pièces, on reconnaissait des airs. La cuisine se donnait des manières de mère. Le torchon s’installait qu’on eût dit deux mains, la bouilloire lançait un petit sifflement rassurant. Le couloir prenait l’odeur d’un vestiaire, on l’aurait appelé Caporal sans même connaître l’histoire. Une chambre de l’étage avait quelque chose d’égaré, la fenêtre restait ouverte un peu plus tard, comme si quelqu’un cherchait un signal au loin : Perdue, on disait en souriant. On ne se plaignait pas. C’était même agréable, entre chien et loup, de sentir que les lieux avaient des allures, des caractères, et que ces allures vous tenaient au chaud. Les noms déposés ne servaient plus à personne, on avait bien le droit de les laisser courir dans les murs. L’hiver où elle est arrivée, la nouvelle, la pluie avait commencé tôt. Elle avait un manteau trop fin, des mains rouges, un carton à dessins sous le bras. Elle s’appelait, d’après les papiers, Éléonore Prat. C’était ce qui figurait sur la carte qu’elle tendit à Marthe en tremblant un peu. Marthe lui fit visiter et, avant de lui remettre la clé de sa chambre, elle répéta l’habitude de la maison. La nouvelle resta un moment à regarder la boîte. On aurait dit qu’elle n’avait pas ce genre de nom-là en trop, pas de surnom d’école qui colle, pas de pseudo de réseau, rien qu’un nom régulier, celui qu’on vous donne au guichet, sur les relevés, au travail. Marthe, pour l’aider, dit qu’on pouvait se séparer de n’importe quel sobriquet tant qu’on ne l’utilisait plus. La nouvelle hocha la tête. Elle s’assit à la console, prit le stylo, écrivit sans lever la main, d’un geste rapide, son nom en entier, tel qu’il apparaissait sur la carte. Elle plia le papier en quatre, comme on l’avait dit. Marthe, qui ne lisait jamais, glissa le feuillet avec les autres. On entendit la pluie sur la cour, la bouilloire qui commençait à chanter. Le soir même, Éléonore s’installa dans la petite chambre sur rue, la seule qui n’avait jamais pris d’allure à la Toussaint, ni Maman ni Caporal ni Perdue. Elle sortit deux tee-shirts, un pantalon, une trousse avec trois crayons, posa le carton à dessins sous le lit. Elle s’endormit vite, ventre creux, les mains glacées. Le lendemain, la maison ne la reconnut plus. Si je n'apparais plus sur les réseaux, si je ne publie rien, ne partage rien, est-ce que quelque chose se désagrège sans que je n'en soies conscient. Quelle part de lui se désagrège vraiment se demande t'il, sinon celle-fictive qu'il avait construite patiemment durant des années. Irait-il jusqu'à oublier son propre nom, celui tout autant fictif de l'état-civil. Est-ce que te nommes toi-même quand tu es seul dans le noir. Est-ce que tu utilise ce prénom, celui dont on t'affuble, que tu n'as pas choisi. --Tu as toujours des idées à la con mon pauvre vieux. Qu'est-ce que c'est encore que cette histoire de nom, de prénom que tu pourrais choisir. --Autrefois j'aurais voulu que l'on m'appelle Philippe. --Tu n'as qu'à dire que tu t'appelles Philippe qu'est-ce que ça peut bien faire. --Mais tous les gens que je connais diront que ce n'est pas mon vrai nom. --histoire de borgne au royaume des aveugles. --c'est quoi l'identité, à quoi ça tient, à quel mensonge... --Tu penses qu'innombable tu seras plus dans le vrai ? L'obsession de s'enfuir le réveille la nuit, il pense que ses rêves sont des prisons. --Celui-là si on ne l'enferme pas, il déborde de la casserole, du lait qui bout. ---Laissez-moi, allez-vous en, partez, disparaissez, laissez-moi tranquille --Une fois j'ai dit : je vous tuerai tous. Je ne veux plus voir personne. Puis je suis monté à la salle-de-bains, dans la glace aucun reflet, j'avais disparu enfn, c'était bien. D'autres m'ont parlé de tout ce que j'allais rater de me conduire ainsi. J'ai senti cette peur qu'ils avaient tous de rater quelque chose, j'ai noté ça dans un coin de ma tête, c'était une bonne arme, ça pourrait servir. Cette femme assise a disposé les cartes d'une certaine manière devant elle, c'était une torah mais tout le monde a dit non on ne dit pas comme ça on dit tarot, et là encore tu as vu quelque chose disparaître dans un recoin de la pièce. Ils ont même allumé la lumière pour que tu sois bien sur que l'ombre avait disparue. Tu ne les as pas crus. Tu ne leur as pas dit. Tu as refabriqué une ombre en urgence.|couper{180}

carnet de fiction dialogues dispositif écriture fragmentaire

Carnets | novembre 2025

obstination

Il y a une obstination à affronter la machine comme chez l'alcoolique celle d'affronter l'alcool. Il peut s'acharner des nuits entières sur un simple problème de code. Bien sur, ça ne se passe pas en douceur. Il insulte la machine, il s'insulte aussi lui-même. Il lui arrive d'insulter le monde entier. Le véritable problème n'est pas dans le code. -- Je ne suis pas certain que vous puissiez bien le comprendre. Ni dans la machine, ni même en lui-même. Le problème se situe ailleurs. Donne une définition précise d'ailleurs demande t'il. L’ailleurs, c’est tout ce qui n’est pas « ici ». Ça peut être un lieu (un autre pays), un temps (un autre moment de ta vie) ou un état intérieur (ce qui t’échappe encore). En bref : l’horizon qui attire ou inquiète parce qu’il ouvre une possibilité hors du connu. Tu devrais bannir le mot ailleurs de ton vocabulaire me suis-je dit tandis que je le regardais continuer à s'acharner pour rien. Jour de grisaille. Messieurs des renseignements généraux, de la CiA, du SVR, mettez donc un cache-col, un chapeau, munissez vous d'un pépin. Néanmoins la météo annonce qu'il ne fera pas froid. J'ai vu un chat manger de la banane je ne sais plus si c'est au fond de mon sommeil ou bien dans un spot publicitaire. Tu tiens. Le tout est de tenir jusqu'au bout. -- le fameux bout du bouh. Et ensuite sors ton mouchoir à carreaux, fais donc un noeud. Encore une dent branlante pour contrarier l'inébranlable. tout ça n'a ni queue ni tête, te voici transformé en bille d'argile, tu vas pouvoir retenir l'eau quelle chance.|couper{180}

Autofiction et Introspection

Carnets | novembre 2025

ignorance sacrée

Le gros du troupeau ne s’en sortira pas : il tombera, se noiera dans sa peur, son idiotie, son absence de discernement, sa veulerie. Le berger est cinglé, ses chiens ont la rage. Et alors ? Qu’est-ce que ça change ? Le soleil se lèvera demain. Il y aura un printemps. L’inexorable poursuit, coûte que coûte, parce que rien n’est jamais atteint, parce que la fin exige la continuité sans relâche. La fin, visage masqué de l’infini. Laisser les choses à leur place, avancer — même à reculons —, ne pas s’épancher sans fin, ne pas confondre soulagement et pensée. Des flashs me reviennent, du côté d’Erzurum : le bus fend des plaines demi-désertes, odeur de diesel, et des chiens efflanqués courent au ras de la tôle ; on voit leurs côtes, la bave file, ils persistent, affamés, prêts à mordre le caoutchouc s’il s’offrait — les chiens d’Erzurum rendent la fable littérale. C’est la même erreur partout : chien, berger, homme — même leurre, même refuge dans une ignorance sacrée. Nous ne pouvons plus dire aujourd’hui que nous ne savons rien : tout a été écrit, commenté, disséqué ; et pourtant nous réclamons du nouveau dans l’horreur. N’ayez pas l’air de baisser les yeux : on aime tant se croire rassuré, jusqu’à vomir sa hargne dès qu’un « salaud » se présente, parce que le désigner nous blanchit un instant, nous installe côté victime. Tout est là, sur les étagères, mais la paresse nous a gagnés : on préfère voir des rêves remuer sur des écrans plutôt que penser au pourquoi — ou mieux, au comment — de l’existence. Et j’allais m’enfuir, comme je me le répétais depuis une bonne cinquantaine d’années chaque matin. Je marche vers le portail, je soulève le loquet. De l’autre côté, au-delà de la route et des façades, les champs, les prairies, les étoiles ; la nuit respire. Le froid m’envahit, atteint mes os, ma moelle ; je referme. Le gravier crisse sous mes semelles, je reviens. Tous ces gens — mes « proches », dit-on, mais je préfère « étrangers », c’est plus honnête — je vais revenir, une fois de plus, vers eux. La difficulté est là. Ce que je pense, est-ce que je dois l’écrire à tout prix ? Parfois l’honnêteté — mais est-ce bien de l’honnêteté ? — me fait dire oui. Chaque fois que j’obtempère, je recule un peu plus dans la marge, dans l’inconnu. Écrire depuis le départ me fait disparaître des cartes, m’éloigne de la fréquentation de cercles d’amis, d’amis tout court. Cela m’interroge sur la notion d’amitié, surtout la mienne. Parfois je me dis qu’un écrivain ne peut avoir d’amis. Tout au plus entretient-on un commerce avec des « connaissances ». Et maintenant que j’y pense, j’ai toujours été plus à l’aise avec des collègues ouvriers, tâcherons, manutentionnaires, qu’avec des gens diplômés. La qualité de leur silence m’était un apaisement. Est-ce un délire paranoïaque que j’entretiens ? Un instinct de survie très ancien ? Une sapience tombée trop tôt, comme une malédiction ? Je n’en sais rien. Possible aussi que l’entretien d’un « mauvais objet » me leurre encore sur une construction quelconque. Je ne sais plus rien, je ne veux plus rien savoir, sauf ma peur, ma nuit dans laquelle j’avance, en espérant qu’elle s’achève un jour.|couper{180}

Autofiction et Introspection

Carnets | novembre 2025

05 novembre 2025

Peu dormi, écrit plusieurs textes, dont un remisé dans la rubrique « carnet noir » que je n’ai pas osé publier à cause de la franchise nue que j’y entends. Envie de continuer dans cette veine. De me retirer, encore, des réseaux. Même sensation que les jours où j’arrêtais de fumer : la même mécanique d’addiction. Le truc qui m’a servi alors : voir venir de l’horizon un panneau blanc qui grossit, et dessus, en lettres géantes, « TAXES ». Pour les réseaux, un seul mot suffit : « PERTE DE TEMPS ». Stage de peinture ce matin. Renoncement là aussi. Je sais être un bon professeur, mais c’est au détriment de mon travail personnel. Je ne peins plus depuis des mois, peut-être des années. Il suffit de regarder les dates ; elles reculent tandis que, dans ma tête, c’était hier. Depuis les confinements de 2020 — oui, je sais — le temps s’est figé pour moi, pendant que le monde continue. Comme si j’étais mort depuis cette date sans m’en apercevoir, poursuivant mentalement la construction d’un monde qui n’existe plus. L’écriture aide à entrer dans cette intemporalité, elle aide à accepter la mort. J’écris mieux, peut-être parce que j’en ai fini avec les vivants ; et pourtant je rince les brosses dans la térébenthine, je ramasse la poussière de craie sur le plancher, je corrige un rouge trop chaud : gestes simples qui me retiennent un peu. Je ne sais pas ce que « mieux » veut dire, et je m’en moque. J’écris comme un alpiniste à mains nues sur une paroi : je ne sais pas quand viendra la chute ; elle viendra.|couper{180}

peinture