{ "version": "https://jsonfeed.org/version/1.1", "title": "Le dibbouk", "home_page_url": "https:\/\/ledibbouk.net\/", "feed_url": "https:\/\/ledibbouk.net\/spip.php?page=feed_json", "language": "fr-FR", "items": [ { "id": "https:\/\/ledibbouk.net\/the-challenge-from-beyond-l-epreuve-des-confins.html", "url": "https:\/\/ledibbouk.net\/the-challenge-from-beyond-l-epreuve-des-confins.html", "title": "The Challenge From Beyond -L'\u00e9preuve des confins", "date_published": "2025-09-21T21:17:55Z", "date_modified": "2025-09-21T21:51:58Z", "author": {"name": "Patrick Blanchon"}, "content_html": "

En 1935, le r\u00e9dacteur en chef de Fantasy Magazine convia cinq figures majeures de la science-fiction et cinq plumes tout aussi illustres de la fantasy \u00e0 composer deux r\u00e9cits collectifs, \u00e9crits en relais, tous deux baptis\u00e9s The Challenge From Beyond. Pour la version « fantastique », on trouve C.L. Moore, A. Merritt, H.P. Lovecraft, Robert E. Howard et Frank Belknap Long. La d\u00e9clinaison « science-fiction » r\u00e9unit Stanley G. Weinbaum, Donald Wandrei, Edward E. (alias « Doc ») Smith, Harl Vincent et Murray Leinster. Dans le texte qui suit, le nom de l\u2019auteur figure entre parenth\u00e8ses \u00e0 l\u2019entame de chaque section.<\/em><\/p>\n

\n

texte original<\/a><\/p>\n<\/blockquote>\n

(traduction personnelle) <\/p>\n

L’\u00e9preuve des confins<\/h2>\n

[C. L. MOORE]<\/p>\n

George Campbell entrouvrit, dans le noir, des yeux noy\u00e9s de sommeil. Il resta l\u00e0, immobile, \u00e0 guetter par l\u2019ouverture de toile la p\u00e2leur d\u2019ao\u00fbt, jusqu\u2019\u00e0 ce que monte, lentement, la seule question : qu\u2019est-ce qui l\u2019avait tir\u00e9 de sa nuit ? Dans l\u2019air vif, tranchant, des bois canadiens flottait un narcotique plus s\u00fbr que toutes les drogues. Campbell s\u2019abandonna, sans bouger, se laissant couler vers la lisi\u00e8re du sommeil, go\u00fbtant cette fatigue exquise, cette lourdeur neuve de muscles tendus puis rel\u00e2ch\u00e9s, fondus dans un bien-\u00eatre parfait. Apr\u00e8s tout, n\u2019\u00e9tait-ce pas l\u00e0 le vrai luxe des vacances ? Le repos, enfin, apr\u00e8s l\u2019effort — dans la nuit limpide, satur\u00e9e de r\u00e9sine et de silence.<\/p>\n

Luxueusement, alors que son esprit glissait vers l\u2019oubli, il se le r\u00e9p\u00e9tait : trois mois de libert\u00e9. Trois mois sans villes, sans routine, sans l\u2019universit\u00e9 ni ses \u00e9tudiants au front mur\u00e9, trois mois sans la g\u00e9ologie ass\u00e9n\u00e9e comme du plomb dans leurs oreilles ferm\u00e9es. Trois mois de—<\/p>\n

La torpeur se rompit d\u2019un coup. Dehors, un crissement brutal — fer-blanc contre fer-blanc — \u00e9ventra le silence. George bondit, saisit sa lampe, \u00e9clata de rire et la reposa. Dans le clair-obscur, il distingua, parmi ses bo\u00eetes culbut\u00e9es, la silhouette furtive d\u2019une petite b\u00eate nocturne. Il allongea le bras, t\u00e2tonna vers l\u2019entr\u00e9e, ses doigts se referm\u00e8rent sur une pierre — il arma le geste.<\/p>\n

Mais le geste se figea. Ce n\u2019\u00e9tait pas une pierre. C\u2019\u00e9tait autre chose. Carr\u00e9, lisse comme du cristal, manifestement fa\u00e7onn\u00e9, les ar\u00eates \u00e9mouss\u00e9es jusqu\u2019\u00e0 la rondeur. L\u2019\u00e9tranget\u00e9 sous ses doigts le gla\u00e7a ; il reprit la lampe, projeta le faisceau.<\/p>\n

La somnolence s\u2019\u00e9vapora. Dans sa main, un cube clair comme du cristal de roche. Du quartz, oui — mais pas la forme hexagonale. On l\u2019avait tir\u00e9, par un proc\u00e9d\u00e9 inconnu, en cube parfait, quatre pouces de c\u00f4t\u00e9, chaque face us\u00e9e jusqu\u2019\u00e0 l\u2019arrondi. Le cristal, si dur, poli \u00e0 force de si\u00e8cles, approchait la sph\u00e8re. Des \u00e8res d\u2019usure avaient coul\u00e9 sur cet objet transparent.<\/p>\n

Et, plus troublant encore : au c\u0153ur, enfoui dans la masse, un disque minuscule, de mati\u00e8re p\u00e2le, innomm\u00e9e, grav\u00e9e de signes profonds. Des coins, des entailles, ombre de cun\u00e9iforme.<\/p>\n

Campbell fron\u00e7a les sourcils, se pencha. Comment une telle chose avait-elle pu s\u2019incruster dans du cristal pur ? Un souvenir le traversa : les l\u00e9gendes qui disaient le quartz glace fig\u00e9e \u00e0 jamais. Glace — et cun\u00e9iforme — oui, \u00e9criture n\u00e9e chez les Sum\u00e9riens, venus du nord s\u2019installer aux origines dans la vall\u00e9e m\u00e9sopotamienne\u2026 Puis le bon sens revint et il rit. Le quartz datait des premiers \u00e2ges, quand la Terre n\u2019\u00e9tait que feu et roche. La glace n\u2019appara\u00eetrait que des millions d\u2019ann\u00e9es plus tard.<\/p>\n

Et pourtant — ces signes. D\u2019homme, sans doute, quoique \u00e9trangers, sinon par ce vague air cun\u00e9iforme. \u00c0 moins\u2026 qu\u2019au Pal\u00e9ozo\u00efque des \u00eatres n\u2019aient d\u00e9j\u00e0 poss\u00e9d\u00e9 l\u2019\u00e9criture ? Qu\u2019ils aient grav\u00e9 ces coins crypt\u00e9s sur ce disque scell\u00e9 ? Ou bien\u2026 cette chose \u00e9tait-elle tomb\u00e9e du ciel, m\u00e9t\u00e9ore incrust\u00e9 dans une Terre en fusion ?<\/p>\n

Il s\u2019arr\u00eata net, les oreilles en feu devant la d\u00e9mesure de son imagination. Silence, solitude, et ce cube \u00e9trange conjuraient contre son bon sens. Il haussa les \u00e9paules, posa l\u2019objet au bord de la paillasse, \u00e9teignit la lampe. Le matin, \u00e0 t\u00eate claire, trancherait peut-\u00eatre.<\/p>\n

Mais le sommeil refusa de revenir. Quand il coupa la lumi\u00e8re, il lui sembla que le cube brillait encore, d\u2019une clart\u00e9 qui r\u00e9sistait, une lueur obstin\u00e9e avant de c\u00e9der. Ses yeux abus\u00e9s ? Peut-\u00eatre. Comme si la lumi\u00e8re s\u2019attardait, \u00e0 regret, au fond \u00e9nigmatique de la chose, un \u00e9clat persistant, \u00e0 contre-c\u0153ur.<\/p>\n

Il resta longtemps ainsi, mal \u00e0 l\u2019aise. Les questions tournaient, repassaient, se cognaient dans son cr\u00e2ne. Ce cube, ce cristal jailli d\u2019un pass\u00e9 sans \u00e2ge — peut-\u00eatre de l\u2019aube m\u00eame de l\u2019histoire — pesait sur lui comme un d\u00e9fi. Un d\u00e9fi lanc\u00e9 \u00e0 son sommeil, \u00e0 sa raison, \u00e0 la nuit canadienne.<\/p>\n

[A. MERRITT]<\/p>\n

Il resta \u00e9tendu — des heures, lui sembla-t-il. C\u2019\u00e9tait cette lumi\u00e8re tenace, cette lueur qui refusait de mourir, qui retenait son esprit. Comme si, au c\u0153ur du cube, quelque chose s\u2019\u00e9tait \u00e9veill\u00e9, agit\u00e9 dans sa torpeur, soudain dress\u00e9 — et braqu\u00e9 sur lui.<\/p>\n

Fantaisie pure. Il bougea, impatient, braqua sa lampe sur la montre : pr\u00e8s d\u2019une heure. Trois encore avant l\u2019aube. Le faisceau tomba sur le cube ti\u00e8de, s\u2019y accrocha. Longues minutes. Puis il l\u2019\u00e9teignit net, observa.<\/p>\n

Plus de doute. \u00c0 mesure que ses yeux s\u2019accoutumaient \u00e0 la nuit, le cristal \u00e9trange luisait de minuscules \u00e9clairs fugitifs, comme des fils d\u2019\u00e9clairs saphir, au plus profond. Ils vibraient au centre, jaillis du disque p\u00e2le aux marques inqui\u00e9tantes. Et le disque lui-m\u00eame paraissait enfler\u2026 les marques bouger, se tordre\u2026 le cube grandir\u2026 illusion des \u00e9clairs minuscules ?<\/p>\n

Un son vibra. Le fant\u00f4me m\u00eame d\u2019un son — comme les cordes d\u2019une harpe pinc\u00e9es par des doigts fantomatiques. Il se pencha. \u00c7a venait du cube\u2026<\/p>\n

Un grincement, soudain, dans les broussailles. Une touffe de corps qui s\u2019\u00e9parpillent. Un cri \u00e9trangl\u00e9, aigu, comme d\u2019un enfant en proie \u00e0 la mort, vite \u00e9touff\u00e9. Trag\u00e9die furtive du sous-bois : chasseur, proie. Il s\u2019approcha, ne vit rien. \u00c9teignit de nouveau. Vers sa tente — \u00e0 terre, un scintillement bleu p\u00e2le. Le cube. Il se baissa pour le ramasser, puis, ob\u00e9issant \u00e0 un avertissement obscur, retira la main.<\/p>\n

Et la lueur se mit \u00e0 mourir. Les \u00e9clairs saphir, irr\u00e9guliers, regagnaient le disque. Plus un son.<\/p>\n

Il resta assis, guettant la lumi\u00e8re : s\u2019allumer, s\u2019\u00e9teindre, faiblir, toujours. Il comprit alors : deux \u00e9l\u00e9ments d\u00e9clenchaient le ph\u00e9nom\u00e8ne. Le rayon \u00e9lectrique. Et son attention fix\u00e9e. Son esprit devait voyager avec le faisceau, se clouer au c\u0153ur du cube, si le battement devait cro\u00eetre, jusqu\u2019\u00e0\u2026 quoi ?<\/p>\n

Un froid le traversa, comme au contact d\u2019une \u00e9tranget\u00e9 absolue. C\u2019en \u00e9tait une, il le savait. Rien de terrestre. Rien de la vie terrestre. Il surmonta sa r\u00e9ticence, reprit le cube, l\u2019emporta sous la toile. Ni chaud, ni froid ; sans son poids, il n\u2019aurait pas su qu\u2019il le tenait. Il le posa sur la table, d\u00e9tourna la lampe, referma le rabat.<\/p>\n

Puis il revint, tira la chaise, braqua le faisceau droit sur le cube, au c\u0153ur. Il y envoya sa volont\u00e9, sa concentration, toute, comme on pousse un courant. Regard et pens\u00e9e riv\u00e9s au disque.<\/p>\n

Comme \u00e0 l\u2019ordre, les \u00e9clairs saphir jaillirent. Ils fus\u00e8rent du disque dans le cristal, reflu\u00e8rent, baign\u00e8rent disque et marques. Celles-ci se mirent \u00e0 changer, \u00e0 se d\u00e9placer, avancer, reculer dans l\u2019azur battant. Ce n\u2019\u00e9tait plus du cun\u00e9iforme. C\u2019\u00e9taient des choses. Des objets.<\/p>\n

Il entendit la musique — harpe pinc\u00e9e. Le son montait, plus fort, plus fort, jusqu\u2019\u00e0 faire vibrer le cube entier. Les parois fondaient, devenaient brume — brouillard de diamants. Et le disque croissait, ses formes glissaient, se divisaient, se multipliaient, comme si une porte s\u2019ouvrait et qu\u2019une foule de fant\u00f4mes s\u2019y engouffrait. La pulsation bleue enflait.<\/p>\n

Un sursaut de panique. Il voulut rompre, retirer son regard, sa volont\u00e9 — laissa choir le faisceau. Le cube n\u2019avait plus besoin du rayon. Et lui ne pouvait plus se retirer\u2026 ne pouvait plus ? C\u2019\u00e9tait lui, \u00e0 pr\u00e9sent, qu\u2019on aspirait — happ\u00e9 dans ce disque devenu globe, au dedans duquel des formes innommables dansaient sur une musique qui baignait tout d\u2019un \u00e9clat constant.<\/p>\n

Il n\u2019y avait plus de tente. Seulement un rideau immense de brume \u00e9tincelante derri\u00e8re lequel brillait le globe. Il se sentit happ\u00e9 \u00e0 travers cette brume, aspir\u00e9 comme par un vent colossal, droit vers le globe.<\/p>\n

[H. P. LOVECRAFT]<\/p>\n

\u00c0 mesure que la clart\u00e9 brouill\u00e9e des soleils saphir s\u2019intensifiait, les contours du globe ondulaient, se dissolvaient dans un chaos mouvant. Sa p\u00e2leur, sa musique, son mouvement se m\u00ealaient \u00e0 la brume qui l\u2019avalait, la blanchissant d\u2019un acier spectral, la faisant battre comme une mar\u00e9e. Les soleils saphir, eux aussi, se perdaient, se fondaient dans l\u2019infini gris d\u2019une pulsation sans forme.<\/p>\n

Et la vitesse — en avant, vers l\u2019ailleurs — atteignait des sommets insoutenables, cosmiques. Toute \u00e9chelle humaine pulv\u00e9ris\u00e9e. Campbell savait : un tel vol, dans la chair, e\u00fbt \u00e9t\u00e9 mort instantan\u00e9. Mais ici, dans ce cauchemar hypnotique, l\u2019impression visuelle d\u2019une acc\u00e9l\u00e9ration m\u00e9t\u00e9orique paralysait sa pens\u00e9e. Sans rep\u00e8res dans le vide gris, il avait pourtant la certitude de d\u00e9passer la lumi\u00e8re. Sa conscience c\u00e9da — un noir mis\u00e9ricordieux engloutit tout.<\/p>\n

Et soudain, au milieu d\u2019une opacit\u00e9 sans couture, les pens\u00e9es revinrent. Impossible de dire : instants, ann\u00e9es, \u00e9ternit\u00e9s. Tout ce qu\u2019il savait, c\u2019est qu\u2019il reposait, sans douleur. L\u2019absence de sensation physique dominait tout, rendait m\u00eame le noir plus fluide. Il n\u2019\u00e9tait plus un corps priv\u00e9 de sens : il \u00e9tait intelligence nue, d\u00e9sincarn\u00e9e. Il pensait avec une rapidit\u00e9, une acuit\u00e9 presque inhumaines — sans rien comprendre \u00e0 l\u2019endroit o\u00f9 il se trouvait.<\/p>\n

Un instinct le traversa : il n\u2019\u00e9tait pas dans sa tente. Pas de lit, pas de mains pour palper couvertures, toile, lampe. Pas de froid. Pas de fente de toile laissant filtrer la p\u00e2le nuit. Quelque chose clochait — atrocement.<\/p>\n

Il recula mentalement, revit le cube fluorescent, l\u2019engrenage qui avait suivi. Il avait su qu\u2019il basculait trop loin, incapable de se reprendre. \u00c0 la fin, une peur panique avait surgi — plus profonde que l\u2019effroi du vol d\u00e9moniaque. Elle venait d\u2019un \u00e9clair, d\u2019une m\u00e9moire lointaine. Comme si des cellules enfouies avaient reconnu dans le cube une familiarit\u00e9 — mais une familiarit\u00e9 tremp\u00e9e de terreur.<\/p>\n

Peu \u00e0 peu, cela remonta. Autrefois, dans ses lectures de g\u00e9ologie, il avait crois\u00e9 les Eltdown Shards, fragments d\u2019argile douteux, exhum\u00e9s du sud de l\u2019Angleterre, trente ans plus t\u00f4t, dans des strates pr\u00e9carbonif\u00e8res. Formes et marques si \u00e9tranges que certains avaient os\u00e9 l\u2019hypoth\u00e8se artificielle, brodant extravagances sur leur origine. Ce qui \u00e9tait s\u00fbr : ils venaient d\u2019un temps o\u00f9 l\u2019homme n\u2019existait pas. Et leurs figures d\u00e9concertaient jusqu\u2019\u00e0 l\u2019horreur.<\/p>\n

Et ce n\u2019\u00e9tait pas dans un trait\u00e9 scientifique qu\u2019il avait vu mention d\u2019un globe de cristal enfermant un disque. Mais dans un opuscule occulte, d\u00e9lirant, publi\u00e9 en 1912 par un eccl\u00e9siastique du Sussex, Arthur Brooke Winters-Hall. Celui-ci pr\u00e9tendait reconna\u00eetre dans les Shards certains « hi\u00e9roglyphes pr\u00e9humains » transmis \u00e9sot\u00e9riquement par des cercles mystiques. \u00c0 ses frais, il avait publi\u00e9 une « traduction » des inscriptions. Et dans cette traduction figurait un r\u00e9cit suppos\u00e9 pr\u00e9humain, contenant l\u2019\u00e9pouvantable r\u00e9f\u00e9rence : le cube.<\/p>\n

Ce r\u00e9cit disait qu\u2019un ordre puissant d\u2019\u00eatres vermiformes avait peupl\u00e9 un monde, puis d\u2019innombrables mondes, dans une galaxie \u00e9trang\u00e8re. Leur science, leur ma\u00eetrise des forces d\u00e9passait toute imagination terrestre. Tr\u00e8s t\u00f4t, ils avaient conquis l\u2019art du voyage interstellaire, colonis\u00e9 toutes les plan\u00e8tes viables, extermin\u00e9 les races crois\u00e9es. Mais au-del\u00e0 de leur galaxie — qui n\u2019\u00e9tait pas la n\u00f4tre — ils ne pouvaient pas voyager en personne. Dans leur qu\u00eate de savoir total, ils avaient trouv\u00e9 comment franchir les gouffres transgalactiques par l\u2019esprit. Ils avaient forg\u00e9 des objets : cubes d\u2019un cristal inconnu, charg\u00e9s d\u2019\u00e9nergie, renfermant des talismans hypnotiques, clos dans des enveloppes sph\u00e9riques r\u00e9sistantes au vide. Ces enveloppes pouvaient \u00eatre projet\u00e9es hors de leur univers, attir\u00e9es seulement par la mati\u00e8re froide.<\/p>\n

Les frictions atmosph\u00e9riques br\u00fblaient la gaine, laissant le cube nu, pr\u00eat \u00e0 \u00eatre d\u00e9couvert. Par nature, il attirait. Joint \u00e0 la lumi\u00e8re, il s\u2019activait. L\u2019esprit qui le fixait \u00e9tait happ\u00e9 par le disque, fil\u00e9 le long d\u2019un courant obscur jusqu\u2019\u00e0 la plan\u00e8te d\u2019origine des vers. L\u00e0, une machine recevait l\u2019esprit, le suspendait, sans corps, sans sens, jusqu\u2019\u00e0 examen par un membre de la race. Alors se produisait l\u2019\u00e9change : l\u2019esprit vid\u00e9, remplac\u00e9 par celui de l\u2019interrogateur. Et ce dernier, via le cube, traversait l\u2019espace pour animer le corps \u00e9tranger du captif, l\u2019explorer de l\u2019int\u00e9rieur.<\/p>\n

Quand l\u2019exploration se terminait, l\u2019aventurier reprenait le cube pour rentrer. Parfois, l\u2019esprit prisonnier retrouvait son monde. Parfois, non. Car les vers n\u2019\u00e9taient pas toujours cl\u00e9ments. Une esp\u00e8ce prometteuse d\u00e9tect\u00e9e — et l\u2019on capturait par milliers, d\u00e9truisant, \u00e9radiquant les civilisations. D\u2019autres fois encore, des cohortes s\u2019installaient \u00e0 demeure sur la plan\u00e8te \u00e9trang\u00e8re, d\u00e9truisant tout, habitant des corps nouveaux. Mais sans jamais recr\u00e9er leur civilisation-m\u00e8re : il manquait toujours quelque \u00e9l\u00e9ment. Les cubes, par exemple, ne pouvaient \u00eatre forg\u00e9s que chez eux.<\/p>\n

Sur l\u2019infinit\u00e9 des cubes lanc\u00e9s, seuls quelques-uns touchaient un monde habit\u00e9. Trois seulement, disait le r\u00e9cit, \u00e9taient tomb\u00e9s dans notre univers. L\u2019un, il y a deux mille milliards d\u2019ann\u00e9es, sur une plan\u00e8te proche du bord galactique. Un autre, il y a trois milliards d\u2019ann\u00e9es, pr\u00e8s du centre. Le troisi\u00e8me — le seul \u00e0 atteindre notre syst\u00e8me — avait frapp\u00e9 la Terre il y a cent cinquante millions d\u2019ann\u00e9es.<\/p>\n

Et c\u2019est sur ce dernier que la traduction de Winters-Hall insistait. \u00c0 cette \u00e9poque, r\u00e9gnait sur Terre une immense esp\u00e8ce conique, plus avanc\u00e9e que tout ce qui avait pr\u00e9c\u00e9d\u00e9 ou suivi. Ces \u00eatres, si d\u00e9velopp\u00e9s, envoyaient d\u00e9j\u00e0 leurs esprits explorer espace et temps. Quand le cube tomba, certains individus en furent alt\u00e9r\u00e9s, mentalement d\u00e9plac\u00e9s. Les dirigeants comprirent qu\u2019ils h\u00e9bergeaient des intrus et les d\u00e9truisirent. Ils avaient d\u00e9j\u00e0 connu pires translations. Par exploration mentale, ils reconnurent la nature du cube, le dissimul\u00e8rent, le gard\u00e8rent comme menace et relique. Ils ne voulaient pas d\u00e9truire un objet si riche en promesses. De temps \u00e0 autre, un t\u00e9m\u00e9raire y go\u00fbtait — mais chaque cas \u00e9tait traqu\u00e9, r\u00e9gl\u00e9.<\/p>\n

Effet collat\u00e9ral : la race des vers, par ses exil\u00e9s, apprit le sort de ses explorateurs, con\u00e7ut pour la Terre une haine br\u00fblante. Elle e\u00fbt voulu la d\u00e9peupler. Elle lan\u00e7a d\u2019autres cubes \u00e0 l\u2019aveugle, esp\u00e9rant en frapper des zones non gard\u00e9es. En vain.<\/p>\n

Les \u00eatres coniques gard\u00e8rent le cube unique dans un sanctuaire, relique et base d\u2019exp\u00e9riences. Jusqu\u2019\u00e0 ce que la guerre, la chute de leur grande cit\u00e9 polaire, le perde dans le chaos. Et quand, cinquante millions d\u2019ann\u00e9es plus tard, ils envoy\u00e8rent leurs esprits dans un futur infini pour fuir un p\u00e9ril sans nom, nul ne savait ce qu\u2019\u00e9tait devenu le cube.<\/p>\n

Voil\u00e0 ce que racontaient les Shards d\u2019Eltdown. Et voil\u00e0 ce qui gla\u00e7ait Campbell : la pr\u00e9cision de la description. Dimensions, consistance, disque h\u00e9lioglyphe, effets hypnotiques — tout y \u00e9tait. \u00c0 ruminer dans le noir, il en vint \u00e0 se demander si son aventure, et lui-m\u00eame, n\u2019\u00e9taient pas le produit d\u2019un vieux cauchemar, remont\u00e9 de sa m\u00e9moire apr\u00e8s lecture de cet opuscule charlatanesque. Et si c\u2019\u00e9tait un cauchemar, il persistait — car son \u00e9tat, sans corps, n\u2019avait rien de normal.<\/p>\n

Il ne savait pas combien de temps dura ce ressassement. Ici, dur\u00e9e et mesure n\u2019avaient plus sens. Cela lui sembla l\u2019\u00e9ternit\u00e9, quand survint l\u2019interruption. Une sensation, mentale plut\u00f4t que physique. Ses pens\u00e9es balay\u00e9es, aspir\u00e9es hors de lui, tumulte et chaos.<\/p>\n

Tout d\u00e9borda. Ses souvenirs, son pass\u00e9, ses traditions, ses r\u00eaves, ses id\u00e9es, ses intuitions, jaillirent d\u2019un coup, \u00e0 une vitesse, une profusion vertigineuses. La parade devint cataracte, vortex. Aussi horrible que le vol sous le cube. Et il sombra, de nouveau, dans l\u2019oubli.<\/p>\n

Un autre vide. Puis, lentement, des sensations : lumi\u00e8re saphir, grondement lointain. Pression d\u2019un sol sous lui — posture d\u00e9concertante. Impossible de concilier la sensation avec un corps humain. Il tenta de bouger les bras — \u00e9chec : seulement de petites saccades nerveuses.<\/p>\n

Il voulut ouvrir les yeux — aucun m\u00e9canisme ne r\u00e9pondit. La lumi\u00e8re saphir, diffuse, sans foyer. Puis, peu \u00e0 peu, des images — curieuses, h\u00e9sitantes. Pas les limites habituelles de la vue, mais une perception nouvelle. Campbell pensa : cauchemar, encore.<\/p>\n

Il se trouvait dans une salle vaste. Hauteur moyenne, surface \u00e9norme. Quatre c\u00f4t\u00e9s visibles \u00e0 la fois. Hautes fentes, portes et fen\u00eatres \u00e0 la fois. Des pi\u00e9destaux bas, aucun meuble « normal ». Par les fentes, des coul\u00e9es de lumi\u00e8re saphir ; au-dehors, des b\u00e2timents cubiques, group\u00e9s. Sur les parois, entre les fentes, des marques \u00e9tranges. Il comprit soudain pourquoi elles l\u2019angoissaient : elles r\u00e9p\u00e9taient les hi\u00e9roglyphes du disque.<\/p>\n

Mais le vrai cauchemar, c\u2019\u00e9tait la cr\u00e9ature. Rien d\u2019humain, rien de terrestre. Un ver gigantesque, mille-pattes gris p\u00e2le, haut comme un homme, deux fois plus long. T\u00eate en disque, frang\u00e9e de cils autour d\u2019un orifice violet. Corps dress\u00e9 sur les pattes arri\u00e8re, les deux paires de devant servant de bras. Un peigne violet courait le long de l\u2019\u00e9chine. Une queue membraneuse en \u00e9ventail cl\u00f4turait l\u2019ensemble. Autour du cou, un collier de pointes rouges cliquetait \u00e0 chaque torsion.<\/p>\n

Vision d\u00e9lirante, cauchemar supr\u00eame. Et pourtant ce n\u2019\u00e9tait pas elle qui l\u2019\u00e9crasa dans l\u2019inconscience. Mais un dernier contact, insoutenable : dans la bo\u00eete lustr\u00e9e que portait le ver, Campbell aper\u00e7ut, miroitant, ce qui aurait d\u00fb \u00eatre son corps. Ce ne l\u2019\u00e9tait pas. C\u2019\u00e9tait la masse gris p\u00e2le d\u2019un des mille-pattes.<\/p>\n

[ROBERT E. HOWARD & FRANK BELKNAP LONG]<\/p>\n

De ce dernier tourbillon, il \u00e9mergea lucide. Il comprit. Sa conscience \u00e9tait enferm\u00e9e dans le corps d\u2019un natif monstrueux d\u2019une plan\u00e8te \u00e9trang\u00e8re — et, l\u00e0-bas, quelque part \u00e0 l\u2019autre bout de l\u2019univers, son propre corps abritait l\u2019esprit du ver.<\/p>\n

Il repoussa l\u2019horreur. Qu\u2019\u00e9tait-ce, au fond ? D\u2019un point de vue cosmique, quelle importance ? La vie, la conscience seules comptent. La forme — rien. Son corps n\u2019\u00e9tait hideux que selon les crit\u00e8res terrestres. La peur, le d\u00e9go\u00fbt — noy\u00e9s sous l\u2019excitation d\u2019une aventure titanesque.<\/p>\n

Son ancien corps ? Une enveloppe. Un manteau qu\u2019on jette \u00e0 la mort. Sa vie d\u2019avant ? Labeur, pauvret\u00e9, frustration, couvercle de r\u00e8gles et d\u2019entraves. Qu\u2019avait-il \u00e0 regretter ? Ici, rien de moins. Peut-\u00eatre plus. Son intuition le lui criait : bien plus.<\/p>\n

Il reconnut — avec cette lucidit\u00e9 qu\u2019on n\u2019atteint que quand tout a br\u00fbl\u00e9 — qu\u2019il n\u2019avait aim\u00e9, dans son ancienne vie, que les plaisirs du corps. Et ceux-l\u00e0, il les avait \u00e9puis\u00e9s. Plus rien de neuf sur Terre. Mais ce corps \u00e9tranger, lui, promettait des jouissances in\u00e9dites, exotiques, effrayantes.<\/p>\n

Une exaltation sauvage enfla en lui. Il \u00e9tait un homme sans monde, lib\u00e9r\u00e9 des conventions, des inhibitions de la Terre ou de cette plan\u00e8te. Hors de tout carcan. Un dieu. Il songea, ricanant, \u00e0 son corps, l\u00e0-bas, vaquant aux affaires de la soci\u00e9t\u00e9 humaine — mais un monstre regardant par ses yeux, un ver pilotant la machine. Et nul ne s\u2019en doutant.<\/p>\n

Qu\u2019il ravage, qu\u2019il tue, qu\u2019il d\u00e9truise. La Terre, ses races, ne signifiaient plus rien pour George Campbell. Il avait \u00e9t\u00e9 l\u2019un de ces milliards de z\u00e9ros, ficel\u00e9 par les lois, les usages, condamn\u00e9 \u00e0 vivre et \u00e0 mourir dans sa niche. D\u2019un saut aveugle, il avait franchi la barri\u00e8re. Ce n\u2019\u00e9tait pas la mort. C\u2019\u00e9tait une naissance. Une mentalit\u00e9 neuve, adulte, affranchie. La captivit\u00e9 sur Yekub ? Un d\u00e9tail.<\/p>\n

Yekub. Le nom surgit. Comme il sut le nom du corps qu\u2019il habitait : Tothe. La m\u00e9moire de Tothe remuait dans son cerveau — ombre de savoir, instincts enfouis. Campbell, par sa conscience humaine, les happa, les traduisit : chemin vers la s\u00e9curit\u00e9, la libert\u00e9, le pouvoir. Il ne vivrait pas Yekub en esclave. En roi. Comme les barbares, autrefois, s\u2019asseyaient sur les tr\u00f4nes des empires.<\/p>\n

Alors seulement il regarda autour. Toujours \u00e9tendu sur une sorte de divan, dans cette salle fantastique. Devant lui, un mille-pattes dress\u00e9, tenant un objet de m\u00e9tal poli, faisant cliqueter les pointes rouges de son cou. Campbell sut qu\u2019il parlait — et, gr\u00e2ce aux processus imprim\u00e9s par Tothe, il comprit, par bribes. C\u2019\u00e9tait Yukth, ma\u00eetre supr\u00eame de la science.<\/p>\n

Mais Campbell n\u2019\u00e9coutait pas. Il avait son plan. D\u00e9sesp\u00e9r\u00e9, \u00e9tranger \u00e0 toute m\u00e9thode de Yekub. Hors de port\u00e9e de Yukth, qui ne se doutait de rien. Sur une table, un \u00e9clat de m\u00e9tal. Pour Yukth, un outil. Pour Campbell, une arme. L\u2019esprit terrestre fournit l\u2019id\u00e9e — et lan\u00e7a le corps de Tothe dans un geste inconnu ici.<\/p>\n

Il saisit l\u2019\u00e9clat, frappa, d\u2019un coup de bas en haut. Yukth se cabra, se renversa, ses entrailles r\u00e9pandues au sol. Campbell bondit vers la porte. Sa vitesse — grisante. Premi\u00e8re preuve des promesses physiques de ce corps.<\/p>\n

Il courut. Couloir torsad\u00e9, escalier vrill\u00e9, porte sculpt\u00e9e. Ses r\u00e9flexes, guid\u00e9s par les souvenirs de Tothe, le menaient. Jusqu\u2019\u00e0 une salle circulaire, sous un d\u00f4me inond\u00e9 d\u2019une lumi\u00e8re bleue livide.<\/p>\n

Au centre, une structure \u00e0 \u00e9tages, chacun d\u2019une couleur vive. Au sommet, un c\u00f4ne violet. De son fa\u00eete s\u2019\u00e9levait une brume bleue, qui rejoignait une sph\u00e8re suspendue — luisante comme de l\u2019ivoire translucide.<\/p>\n

Le dieu de Yekub. C\u2019est ce que lui soufflaient les profondeurs de Tothe. Mais les raisons de cette v\u00e9n\u00e9ration s\u2019\u00e9taient perdues depuis un million d\u2019ann\u00e9es. Un pr\u00eatre-ver vermiforme se dressa, fig\u00e9 d\u2019horreur. Campbell n\u2019h\u00e9sita pas : l\u2019\u00e9clat trancha la vie.<\/p>\n

Sur ses pattes segment\u00e9es, il gravit l\u2019autel en gradins. La sph\u00e8re changeait d\u00e9j\u00e0, la brume bleue s\u2019\u00e9paississait. Mais Campbell n\u2019avait plus peur. Il \u00e9tait ivre de puissance. Plus de superstition, ni d\u2019ici ni de la Terre. Avec ce globe, il serait roi. Roi de Yekub. Il tendit la main. La sph\u00e8re, d\u2019ivoire, virait rouge. Rouge sang.<\/p>\n

[FRANK BELKNAP LONG]<\/p>\n

Le corps de George Campbell quitta la tente dans la p\u00e2leur d\u2019ao\u00fbt. Il avan\u00e7ait d\u2019une d\u00e9marche lente, h\u00e9sitante, entre les troncs g\u00e9ants, sur le tapis d\u2019aiguilles odorantes. L\u2019air \u00e9tait vif, coupant. Le ciel, cuvette d\u2019argent givr\u00e9 piqu\u00e9e d\u2019\u00e9toiles, et, loin au nord, des gerbes d\u2019aurore \u00e9ventraient la nuit.<\/p>\n

La t\u00eate ballottait hideusement, d\u2019un c\u00f4t\u00e9, de l\u2019autre. De la bouche molle s\u2019\u00e9chappaient des filets d\u2019\u00e9cume ambr\u00e9e que la brise dispersait. D\u2019abord il marcha droit, presque homme. Puis, \u00e0 mesure que la tente disparaissait derri\u00e8re lui, la posture se d\u00e9forma. Le torse se pencha, les membres se racourcirent.<\/p>\n

L\u00e0-bas, sur Yekub, la cr\u00e9ature mille-pattes qu\u2019il \u00e9tait devenu serrait un dieu rougeoyant et courait, fr\u00e9missements d\u2019insecte, \u00e0 travers une salle iris\u00e9e, franchissant les portails massifs vers l\u2019\u00e9clat de soleils \u00e9trangers.<\/p>\n

Ici, sur Terre, dans l\u2019ombre des arbres, le corps de Campbell suivait un destin de b\u00eate. De longs doigts griffus arrachaient des feuilles, tandis qu\u2019il s\u2019avan\u00e7ait vers une nappe d\u2019eau scintillante.<\/p>\n

L\u00e0-bas, sur Yekub, il rampait entre des blocs cyclop\u00e9ens, le long d\u2019avenues de foug\u00e8res, brandissant le dieu rond et rouge.<\/p>\n

Ici, dans les sous-bois, un cri rauque \u00e9clata. Des dents humaines s\u2019enfonc\u00e8rent dans la fourrure souple d\u2019une proie, d\u00e9chir\u00e8rent la chair sombre. Un renard argent s\u2019arc-bouta, planta ses crocs dans un poignet velu, le sang jaillit. Lentement, Campbell se redressa, la bouche macul\u00e9e de rouge. Les bras pendants, balanc\u00e9s, il gagna l\u2019eau.<\/p>\n

L\u00e0-bas, sur Yekub, la cr\u00e9ature variforme ondulait dans la poussi\u00e8re scintillante, devant des milliers de vers prostern\u00e9s. Une force sacr\u00e9e rayonnait de son corps tress\u00e9. Il avan\u00e7ait vers un tr\u00f4ne — empire d\u2019esprit au-del\u00e0 de toute souverainet\u00e9 humaine.<\/p>\n

Ici, sur Terre, un trappeur fourbu, \u00e9gar\u00e9 toute la nuit, atteignit la rive au petit matin. Sur l\u2019eau, quelque chose flottait. Il s\u2019agenouilla, tira lentement la masse vers la boue.<\/p>\n

L\u00e0-bas, tr\u00e8s loin, la cr\u00e9ature brandissait le dieu rouge sous une vo\u00fbte d\u2019hypersoleils, tr\u00f4ne flamboyant comme Cassiop\u00e9e. Le dieu ardent consumait les scories animales, br\u00fblait le corps de ver d\u2019un feu blanc spirituel.<\/p>\n

Ici, sur Terre, le trappeur contempla — et l\u2019horreur l\u2019an\u00e9antit. Le visage noirci, velu, du noy\u00e9 : bestial, simiesque. De sa bouche tordue s\u2019\u00e9coulait un ichor noir.<\/p>\n

Alors la voix du dieu rouge parla :<\/p>\n

« Celui qui a cherch\u00e9 ton corps dans les ab\u00eemes du Temps habitera un logis sans r\u00e9ponse. Aucun rejeton de Yekub ne gouvernera jamais un corps humain. Sur toute la Terre, les vivants se d\u00e9chirent, festoient de cruaut\u00e9s indicibles. Aucun esprit de ver ne dompte un corps d\u2019homme quand ce corps aspire \u00e0 l\u2019oiseau, au corbeau. Seuls des esprits humains, forg\u00e9s par dix mille g\u00e9n\u00e9rations, tiennent leurs instincts en laisse. Ton corps se d\u00e9truira sur Terre, cherchant le sang de ses fr\u00e8res, l\u2019eau o\u00f9 s\u2019affaisser. Il finira par se nier lui-m\u00eame. Car l\u2019instinct de mort l\u2019emporte, et il retournera \u00e0 la boue d\u2019o\u00f9 il vient. »<\/p>\n

Ainsi parla le dieu rond et rouge de Yekub, dans ce segment lointain du continuum, \u00e0 George Campbell — tandis que lui, d\u00e9pouill\u00e9 de tout d\u00e9sir humain, s\u2019asseyait sur un tr\u00f4ne, gouvernait un empire de vers avec une sagesse, une bont\u00e9, une bienveillance qu\u2019aucun homme, jamais, n\u2019avait donn\u00e9es \u00e0 un empire d\u2019hommes.<\/p>\n

FIN<\/p>", "content_text": " *En 1935, le r\u00e9dacteur en chef de Fantasy Magazine convia cinq figures majeures de la science-fiction et cinq plumes tout aussi illustres de la fantasy \u00e0 composer deux r\u00e9cits collectifs, \u00e9crits en relais, tous deux baptis\u00e9s The Challenge From Beyond. Pour la version \u00ab fantastique \u00bb, on trouve C.L. Moore, A. Merritt, H.P. Lovecraft, Robert E. Howard et Frank Belknap Long. La d\u00e9clinaison \u00ab science-fiction \u00bb r\u00e9unit Stanley G. Weinbaum, Donald Wandrei, Edward E. (alias \u00ab Doc \u00bb) Smith, Harl Vincent et Murray Leinster. Dans le texte qui suit, le nom de l\u2019auteur figure entre parenth\u00e8ses \u00e0 l\u2019entame de chaque section.* >[texte original ->https:\/\/freeread.de\/%40RGLibrary\/HPLovecraft\/Collab\/TheChallengeFromBeyond.epub] (traduction personnelle) ## L'\u00e9preuve des confins \\[C. L. MOORE] George Campbell entrouvrit, dans le noir, des yeux noy\u00e9s de sommeil. Il resta l\u00e0, immobile, \u00e0 guetter par l\u2019ouverture de toile la p\u00e2leur d\u2019ao\u00fbt, jusqu\u2019\u00e0 ce que monte, lentement, la seule question : qu\u2019est-ce qui l\u2019avait tir\u00e9 de sa nuit ? Dans l\u2019air vif, tranchant, des bois canadiens flottait un narcotique plus s\u00fbr que toutes les drogues. Campbell s\u2019abandonna, sans bouger, se laissant couler vers la lisi\u00e8re du sommeil, go\u00fbtant cette fatigue exquise, cette lourdeur neuve de muscles tendus puis rel\u00e2ch\u00e9s, fondus dans un bien-\u00eatre parfait. Apr\u00e8s tout, n\u2019\u00e9tait-ce pas l\u00e0 le vrai luxe des vacances ? Le repos, enfin, apr\u00e8s l\u2019effort \u2014 dans la nuit limpide, satur\u00e9e de r\u00e9sine et de silence. Luxueusement, alors que son esprit glissait vers l\u2019oubli, il se le r\u00e9p\u00e9tait : trois mois de libert\u00e9. Trois mois sans villes, sans routine, sans l\u2019universit\u00e9 ni ses \u00e9tudiants au front mur\u00e9, trois mois sans la g\u00e9ologie ass\u00e9n\u00e9e comme du plomb dans leurs oreilles ferm\u00e9es. Trois mois de\u2014 La torpeur se rompit d\u2019un coup. Dehors, un crissement brutal \u2014 fer-blanc contre fer-blanc \u2014 \u00e9ventra le silence. George bondit, saisit sa lampe, \u00e9clata de rire et la reposa. Dans le clair-obscur, il distingua, parmi ses bo\u00eetes culbut\u00e9es, la silhouette furtive d\u2019une petite b\u00eate nocturne. Il allongea le bras, t\u00e2tonna vers l\u2019entr\u00e9e, ses doigts se referm\u00e8rent sur une pierre \u2014 il arma le geste. Mais le geste se figea. Ce n\u2019\u00e9tait pas une pierre. C\u2019\u00e9tait autre chose. Carr\u00e9, lisse comme du cristal, manifestement fa\u00e7onn\u00e9, les ar\u00eates \u00e9mouss\u00e9es jusqu\u2019\u00e0 la rondeur. L\u2019\u00e9tranget\u00e9 sous ses doigts le gla\u00e7a ; il reprit la lampe, projeta le faisceau. La somnolence s\u2019\u00e9vapora. Dans sa main, un cube clair comme du cristal de roche. Du quartz, oui \u2014 mais pas la forme hexagonale. On l\u2019avait tir\u00e9, par un proc\u00e9d\u00e9 inconnu, en cube parfait, quatre pouces de c\u00f4t\u00e9, chaque face us\u00e9e jusqu\u2019\u00e0 l\u2019arrondi. Le cristal, si dur, poli \u00e0 force de si\u00e8cles, approchait la sph\u00e8re. Des \u00e8res d\u2019usure avaient coul\u00e9 sur cet objet transparent. Et, plus troublant encore : au c\u0153ur, enfoui dans la masse, un disque minuscule, de mati\u00e8re p\u00e2le, innomm\u00e9e, grav\u00e9e de signes profonds. Des coins, des entailles, ombre de cun\u00e9iforme. Campbell fron\u00e7a les sourcils, se pencha. Comment une telle chose avait-elle pu s\u2019incruster dans du cristal pur ? Un souvenir le traversa : les l\u00e9gendes qui disaient le quartz glace fig\u00e9e \u00e0 jamais. Glace \u2014 et cun\u00e9iforme \u2014 oui, \u00e9criture n\u00e9e chez les Sum\u00e9riens, venus du nord s\u2019installer aux origines dans la vall\u00e9e m\u00e9sopotamienne\u2026 Puis le bon sens revint et il rit. Le quartz datait des premiers \u00e2ges, quand la Terre n\u2019\u00e9tait que feu et roche. La glace n\u2019appara\u00eetrait que des millions d\u2019ann\u00e9es plus tard. Et pourtant \u2014 ces signes. D\u2019homme, sans doute, quoique \u00e9trangers, sinon par ce vague air cun\u00e9iforme. \u00c0 moins\u2026 qu\u2019au Pal\u00e9ozo\u00efque des \u00eatres n\u2019aient d\u00e9j\u00e0 poss\u00e9d\u00e9 l\u2019\u00e9criture ? Qu\u2019ils aient grav\u00e9 ces coins crypt\u00e9s sur ce disque scell\u00e9 ? Ou bien\u2026 cette chose \u00e9tait-elle tomb\u00e9e du ciel, m\u00e9t\u00e9ore incrust\u00e9 dans une Terre en fusion ? Il s\u2019arr\u00eata net, les oreilles en feu devant la d\u00e9mesure de son imagination. Silence, solitude, et ce cube \u00e9trange conjuraient contre son bon sens. Il haussa les \u00e9paules, posa l\u2019objet au bord de la paillasse, \u00e9teignit la lampe. Le matin, \u00e0 t\u00eate claire, trancherait peut-\u00eatre. Mais le sommeil refusa de revenir. Quand il coupa la lumi\u00e8re, il lui sembla que le cube brillait encore, d\u2019une clart\u00e9 qui r\u00e9sistait, une lueur obstin\u00e9e avant de c\u00e9der. Ses yeux abus\u00e9s ? Peut-\u00eatre. Comme si la lumi\u00e8re s\u2019attardait, \u00e0 regret, au fond \u00e9nigmatique de la chose, un \u00e9clat persistant, \u00e0 contre-c\u0153ur. Il resta longtemps ainsi, mal \u00e0 l\u2019aise. Les questions tournaient, repassaient, se cognaient dans son cr\u00e2ne. Ce cube, ce cristal jailli d\u2019un pass\u00e9 sans \u00e2ge \u2014 peut-\u00eatre de l\u2019aube m\u00eame de l\u2019histoire \u2014 pesait sur lui comme un d\u00e9fi. Un d\u00e9fi lanc\u00e9 \u00e0 son sommeil, \u00e0 sa raison, \u00e0 la nuit canadienne. \\[A. MERRITT] Il resta \u00e9tendu \u2014 des heures, lui sembla-t-il. C\u2019\u00e9tait cette lumi\u00e8re tenace, cette lueur qui refusait de mourir, qui retenait son esprit. Comme si, au c\u0153ur du cube, quelque chose s\u2019\u00e9tait \u00e9veill\u00e9, agit\u00e9 dans sa torpeur, soudain dress\u00e9 \u2014 et braqu\u00e9 sur lui. Fantaisie pure. Il bougea, impatient, braqua sa lampe sur la montre : pr\u00e8s d\u2019une heure. Trois encore avant l\u2019aube. Le faisceau tomba sur le cube ti\u00e8de, s\u2019y accrocha. Longues minutes. Puis il l\u2019\u00e9teignit net, observa. Plus de doute. \u00c0 mesure que ses yeux s\u2019accoutumaient \u00e0 la nuit, le cristal \u00e9trange luisait de minuscules \u00e9clairs fugitifs, comme des fils d\u2019\u00e9clairs saphir, au plus profond. Ils vibraient au centre, jaillis du disque p\u00e2le aux marques inqui\u00e9tantes. Et le disque lui-m\u00eame paraissait enfler\u2026 les marques bouger, se tordre\u2026 le cube grandir\u2026 illusion des \u00e9clairs minuscules ? Un son vibra. Le fant\u00f4me m\u00eame d\u2019un son \u2014 comme les cordes d\u2019une harpe pinc\u00e9es par des doigts fantomatiques. Il se pencha. \u00c7a venait du cube\u2026 Un grincement, soudain, dans les broussailles. Une touffe de corps qui s\u2019\u00e9parpillent. Un cri \u00e9trangl\u00e9, aigu, comme d\u2019un enfant en proie \u00e0 la mort, vite \u00e9touff\u00e9. Trag\u00e9die furtive du sous-bois : chasseur, proie. Il s\u2019approcha, ne vit rien. \u00c9teignit de nouveau. Vers sa tente \u2014 \u00e0 terre, un scintillement bleu p\u00e2le. Le cube. Il se baissa pour le ramasser, puis, ob\u00e9issant \u00e0 un avertissement obscur, retira la main. Et la lueur se mit \u00e0 mourir. Les \u00e9clairs saphir, irr\u00e9guliers, regagnaient le disque. Plus un son. Il resta assis, guettant la lumi\u00e8re : s\u2019allumer, s\u2019\u00e9teindre, faiblir, toujours. Il comprit alors : deux \u00e9l\u00e9ments d\u00e9clenchaient le ph\u00e9nom\u00e8ne. Le rayon \u00e9lectrique. Et son attention fix\u00e9e. Son esprit devait voyager avec le faisceau, se clouer au c\u0153ur du cube, si le battement devait cro\u00eetre, jusqu\u2019\u00e0\u2026 quoi ? Un froid le traversa, comme au contact d\u2019une \u00e9tranget\u00e9 absolue. C\u2019en \u00e9tait une, il le savait. Rien de terrestre. Rien de la vie terrestre. Il surmonta sa r\u00e9ticence, reprit le cube, l\u2019emporta sous la toile. Ni chaud, ni froid ; sans son poids, il n\u2019aurait pas su qu\u2019il le tenait. Il le posa sur la table, d\u00e9tourna la lampe, referma le rabat. Puis il revint, tira la chaise, braqua le faisceau droit sur le cube, au c\u0153ur. Il y envoya sa volont\u00e9, sa concentration, toute, comme on pousse un courant. Regard et pens\u00e9e riv\u00e9s au disque. Comme \u00e0 l\u2019ordre, les \u00e9clairs saphir jaillirent. Ils fus\u00e8rent du disque dans le cristal, reflu\u00e8rent, baign\u00e8rent disque et marques. Celles-ci se mirent \u00e0 changer, \u00e0 se d\u00e9placer, avancer, reculer dans l\u2019azur battant. Ce n\u2019\u00e9tait plus du cun\u00e9iforme. C\u2019\u00e9taient des choses. Des objets. Il entendit la musique \u2014 harpe pinc\u00e9e. Le son montait, plus fort, plus fort, jusqu\u2019\u00e0 faire vibrer le cube entier. Les parois fondaient, devenaient brume \u2014 brouillard de diamants. Et le disque croissait, ses formes glissaient, se divisaient, se multipliaient, comme si une porte s\u2019ouvrait et qu\u2019une foule de fant\u00f4mes s\u2019y engouffrait. La pulsation bleue enflait. Un sursaut de panique. Il voulut rompre, retirer son regard, sa volont\u00e9 \u2014 laissa choir le faisceau. Le cube n\u2019avait plus besoin du rayon. Et lui ne pouvait plus se retirer\u2026 ne pouvait plus ? C\u2019\u00e9tait lui, \u00e0 pr\u00e9sent, qu\u2019on aspirait \u2014 happ\u00e9 dans ce disque devenu globe, au dedans duquel des formes innommables dansaient sur une musique qui baignait tout d\u2019un \u00e9clat constant. Il n\u2019y avait plus de tente. Seulement un rideau immense de brume \u00e9tincelante derri\u00e8re lequel brillait le globe. Il se sentit happ\u00e9 \u00e0 travers cette brume, aspir\u00e9 comme par un vent colossal, droit vers le globe. \\[H. P. LOVECRAFT] \u00c0 mesure que la clart\u00e9 brouill\u00e9e des soleils saphir s\u2019intensifiait, les contours du globe ondulaient, se dissolvaient dans un chaos mouvant. Sa p\u00e2leur, sa musique, son mouvement se m\u00ealaient \u00e0 la brume qui l\u2019avalait, la blanchissant d\u2019un acier spectral, la faisant battre comme une mar\u00e9e. Les soleils saphir, eux aussi, se perdaient, se fondaient dans l\u2019infini gris d\u2019une pulsation sans forme. Et la vitesse \u2014 en avant, vers l\u2019ailleurs \u2014 atteignait des sommets insoutenables, cosmiques. Toute \u00e9chelle humaine pulv\u00e9ris\u00e9e. Campbell savait : un tel vol, dans la chair, e\u00fbt \u00e9t\u00e9 mort instantan\u00e9. Mais ici, dans ce cauchemar hypnotique, l\u2019impression visuelle d\u2019une acc\u00e9l\u00e9ration m\u00e9t\u00e9orique paralysait sa pens\u00e9e. Sans rep\u00e8res dans le vide gris, il avait pourtant la certitude de d\u00e9passer la lumi\u00e8re. Sa conscience c\u00e9da \u2014 un noir mis\u00e9ricordieux engloutit tout. Et soudain, au milieu d\u2019une opacit\u00e9 sans couture, les pens\u00e9es revinrent. Impossible de dire : instants, ann\u00e9es, \u00e9ternit\u00e9s. Tout ce qu\u2019il savait, c\u2019est qu\u2019il reposait, sans douleur. L\u2019absence de sensation physique dominait tout, rendait m\u00eame le noir plus fluide. Il n\u2019\u00e9tait plus un corps priv\u00e9 de sens : il \u00e9tait intelligence nue, d\u00e9sincarn\u00e9e. Il pensait avec une rapidit\u00e9, une acuit\u00e9 presque inhumaines \u2014 sans rien comprendre \u00e0 l\u2019endroit o\u00f9 il se trouvait. Un instinct le traversa : il n\u2019\u00e9tait pas dans sa tente. Pas de lit, pas de mains pour palper couvertures, toile, lampe. Pas de froid. Pas de fente de toile laissant filtrer la p\u00e2le nuit. Quelque chose clochait \u2014 atrocement. Il recula mentalement, revit le cube fluorescent, l\u2019engrenage qui avait suivi. Il avait su qu\u2019il basculait trop loin, incapable de se reprendre. \u00c0 la fin, une peur panique avait surgi \u2014 plus profonde que l\u2019effroi du vol d\u00e9moniaque. Elle venait d\u2019un \u00e9clair, d\u2019une m\u00e9moire lointaine. Comme si des cellules enfouies avaient reconnu dans le cube une familiarit\u00e9 \u2014 mais une familiarit\u00e9 tremp\u00e9e de terreur. Peu \u00e0 peu, cela remonta. Autrefois, dans ses lectures de g\u00e9ologie, il avait crois\u00e9 les Eltdown Shards, fragments d\u2019argile douteux, exhum\u00e9s du sud de l\u2019Angleterre, trente ans plus t\u00f4t, dans des strates pr\u00e9carbonif\u00e8res. Formes et marques si \u00e9tranges que certains avaient os\u00e9 l\u2019hypoth\u00e8se artificielle, brodant extravagances sur leur origine. Ce qui \u00e9tait s\u00fbr : ils venaient d\u2019un temps o\u00f9 l\u2019homme n\u2019existait pas. Et leurs figures d\u00e9concertaient jusqu\u2019\u00e0 l\u2019horreur. Et ce n\u2019\u00e9tait pas dans un trait\u00e9 scientifique qu\u2019il avait vu mention d\u2019un globe de cristal enfermant un disque. Mais dans un opuscule occulte, d\u00e9lirant, publi\u00e9 en 1912 par un eccl\u00e9siastique du Sussex, Arthur Brooke Winters-Hall. Celui-ci pr\u00e9tendait reconna\u00eetre dans les Shards certains \u00ab hi\u00e9roglyphes pr\u00e9humains \u00bb transmis \u00e9sot\u00e9riquement par des cercles mystiques. \u00c0 ses frais, il avait publi\u00e9 une \u00ab traduction \u00bb des inscriptions. Et dans cette traduction figurait un r\u00e9cit suppos\u00e9 pr\u00e9humain, contenant l\u2019\u00e9pouvantable r\u00e9f\u00e9rence : le cube. Ce r\u00e9cit disait qu\u2019un ordre puissant d\u2019\u00eatres vermiformes avait peupl\u00e9 un monde, puis d\u2019innombrables mondes, dans une galaxie \u00e9trang\u00e8re. Leur science, leur ma\u00eetrise des forces d\u00e9passait toute imagination terrestre. Tr\u00e8s t\u00f4t, ils avaient conquis l\u2019art du voyage interstellaire, colonis\u00e9 toutes les plan\u00e8tes viables, extermin\u00e9 les races crois\u00e9es. Mais au-del\u00e0 de leur galaxie \u2014 qui n\u2019\u00e9tait pas la n\u00f4tre \u2014 ils ne pouvaient pas voyager en personne. Dans leur qu\u00eate de savoir total, ils avaient trouv\u00e9 comment franchir les gouffres transgalactiques par l\u2019esprit. Ils avaient forg\u00e9 des objets : cubes d\u2019un cristal inconnu, charg\u00e9s d\u2019\u00e9nergie, renfermant des talismans hypnotiques, clos dans des enveloppes sph\u00e9riques r\u00e9sistantes au vide. Ces enveloppes pouvaient \u00eatre projet\u00e9es hors de leur univers, attir\u00e9es seulement par la mati\u00e8re froide. Les frictions atmosph\u00e9riques br\u00fblaient la gaine, laissant le cube nu, pr\u00eat \u00e0 \u00eatre d\u00e9couvert. Par nature, il attirait. Joint \u00e0 la lumi\u00e8re, il s\u2019activait. L\u2019esprit qui le fixait \u00e9tait happ\u00e9 par le disque, fil\u00e9 le long d\u2019un courant obscur jusqu\u2019\u00e0 la plan\u00e8te d\u2019origine des vers. L\u00e0, une machine recevait l\u2019esprit, le suspendait, sans corps, sans sens, jusqu\u2019\u00e0 examen par un membre de la race. Alors se produisait l\u2019\u00e9change : l\u2019esprit vid\u00e9, remplac\u00e9 par celui de l\u2019interrogateur. Et ce dernier, via le cube, traversait l\u2019espace pour animer le corps \u00e9tranger du captif, l\u2019explorer de l\u2019int\u00e9rieur. Quand l\u2019exploration se terminait, l\u2019aventurier reprenait le cube pour rentrer. Parfois, l\u2019esprit prisonnier retrouvait son monde. Parfois, non. Car les vers n\u2019\u00e9taient pas toujours cl\u00e9ments. Une esp\u00e8ce prometteuse d\u00e9tect\u00e9e \u2014 et l\u2019on capturait par milliers, d\u00e9truisant, \u00e9radiquant les civilisations. D\u2019autres fois encore, des cohortes s\u2019installaient \u00e0 demeure sur la plan\u00e8te \u00e9trang\u00e8re, d\u00e9truisant tout, habitant des corps nouveaux. Mais sans jamais recr\u00e9er leur civilisation-m\u00e8re : il manquait toujours quelque \u00e9l\u00e9ment. Les cubes, par exemple, ne pouvaient \u00eatre forg\u00e9s que chez eux. Sur l\u2019infinit\u00e9 des cubes lanc\u00e9s, seuls quelques-uns touchaient un monde habit\u00e9. Trois seulement, disait le r\u00e9cit, \u00e9taient tomb\u00e9s dans notre univers. L\u2019un, il y a deux mille milliards d\u2019ann\u00e9es, sur une plan\u00e8te proche du bord galactique. Un autre, il y a trois milliards d\u2019ann\u00e9es, pr\u00e8s du centre. Le troisi\u00e8me \u2014 le seul \u00e0 atteindre notre syst\u00e8me \u2014 avait frapp\u00e9 la Terre il y a cent cinquante millions d\u2019ann\u00e9es. Et c\u2019est sur ce dernier que la traduction de Winters-Hall insistait. \u00c0 cette \u00e9poque, r\u00e9gnait sur Terre une immense esp\u00e8ce conique, plus avanc\u00e9e que tout ce qui avait pr\u00e9c\u00e9d\u00e9 ou suivi. Ces \u00eatres, si d\u00e9velopp\u00e9s, envoyaient d\u00e9j\u00e0 leurs esprits explorer espace et temps. Quand le cube tomba, certains individus en furent alt\u00e9r\u00e9s, mentalement d\u00e9plac\u00e9s. Les dirigeants comprirent qu\u2019ils h\u00e9bergeaient des intrus et les d\u00e9truisirent. Ils avaient d\u00e9j\u00e0 connu pires translations. Par exploration mentale, ils reconnurent la nature du cube, le dissimul\u00e8rent, le gard\u00e8rent comme menace et relique. Ils ne voulaient pas d\u00e9truire un objet si riche en promesses. De temps \u00e0 autre, un t\u00e9m\u00e9raire y go\u00fbtait \u2014 mais chaque cas \u00e9tait traqu\u00e9, r\u00e9gl\u00e9. Effet collat\u00e9ral : la race des vers, par ses exil\u00e9s, apprit le sort de ses explorateurs, con\u00e7ut pour la Terre une haine br\u00fblante. Elle e\u00fbt voulu la d\u00e9peupler. Elle lan\u00e7a d\u2019autres cubes \u00e0 l\u2019aveugle, esp\u00e9rant en frapper des zones non gard\u00e9es. En vain. Les \u00eatres coniques gard\u00e8rent le cube unique dans un sanctuaire, relique et base d\u2019exp\u00e9riences. Jusqu\u2019\u00e0 ce que la guerre, la chute de leur grande cit\u00e9 polaire, le perde dans le chaos. Et quand, cinquante millions d\u2019ann\u00e9es plus tard, ils envoy\u00e8rent leurs esprits dans un futur infini pour fuir un p\u00e9ril sans nom, nul ne savait ce qu\u2019\u00e9tait devenu le cube. Voil\u00e0 ce que racontaient les Shards d\u2019Eltdown. Et voil\u00e0 ce qui gla\u00e7ait Campbell : la pr\u00e9cision de la description. Dimensions, consistance, disque h\u00e9lioglyphe, effets hypnotiques \u2014 tout y \u00e9tait. \u00c0 ruminer dans le noir, il en vint \u00e0 se demander si son aventure, et lui-m\u00eame, n\u2019\u00e9taient pas le produit d\u2019un vieux cauchemar, remont\u00e9 de sa m\u00e9moire apr\u00e8s lecture de cet opuscule charlatanesque. Et si c\u2019\u00e9tait un cauchemar, il persistait \u2014 car son \u00e9tat, sans corps, n\u2019avait rien de normal. Il ne savait pas combien de temps dura ce ressassement. Ici, dur\u00e9e et mesure n\u2019avaient plus sens. Cela lui sembla l\u2019\u00e9ternit\u00e9, quand survint l\u2019interruption. Une sensation, mentale plut\u00f4t que physique. Ses pens\u00e9es balay\u00e9es, aspir\u00e9es hors de lui, tumulte et chaos. Tout d\u00e9borda. Ses souvenirs, son pass\u00e9, ses traditions, ses r\u00eaves, ses id\u00e9es, ses intuitions, jaillirent d\u2019un coup, \u00e0 une vitesse, une profusion vertigineuses. La parade devint cataracte, vortex. Aussi horrible que le vol sous le cube. Et il sombra, de nouveau, dans l\u2019oubli. Un autre vide. Puis, lentement, des sensations : lumi\u00e8re saphir, grondement lointain. Pression d\u2019un sol sous lui \u2014 posture d\u00e9concertante. Impossible de concilier la sensation avec un corps humain. Il tenta de bouger les bras \u2014 \u00e9chec : seulement de petites saccades nerveuses. Il voulut ouvrir les yeux \u2014 aucun m\u00e9canisme ne r\u00e9pondit. La lumi\u00e8re saphir, diffuse, sans foyer. Puis, peu \u00e0 peu, des images \u2014 curieuses, h\u00e9sitantes. Pas les limites habituelles de la vue, mais une perception nouvelle. Campbell pensa : cauchemar, encore. Il se trouvait dans une salle vaste. Hauteur moyenne, surface \u00e9norme. Quatre c\u00f4t\u00e9s visibles \u00e0 la fois. Hautes fentes, portes et fen\u00eatres \u00e0 la fois. Des pi\u00e9destaux bas, aucun meuble \u00ab normal \u00bb. Par les fentes, des coul\u00e9es de lumi\u00e8re saphir ; au-dehors, des b\u00e2timents cubiques, group\u00e9s. Sur les parois, entre les fentes, des marques \u00e9tranges. Il comprit soudain pourquoi elles l\u2019angoissaient : elles r\u00e9p\u00e9taient les hi\u00e9roglyphes du disque. Mais le vrai cauchemar, c\u2019\u00e9tait la cr\u00e9ature. Rien d\u2019humain, rien de terrestre. Un ver gigantesque, mille-pattes gris p\u00e2le, haut comme un homme, deux fois plus long. T\u00eate en disque, frang\u00e9e de cils autour d\u2019un orifice violet. Corps dress\u00e9 sur les pattes arri\u00e8re, les deux paires de devant servant de bras. Un peigne violet courait le long de l\u2019\u00e9chine. Une queue membraneuse en \u00e9ventail cl\u00f4turait l\u2019ensemble. Autour du cou, un collier de pointes rouges cliquetait \u00e0 chaque torsion. Vision d\u00e9lirante, cauchemar supr\u00eame. Et pourtant ce n\u2019\u00e9tait pas elle qui l\u2019\u00e9crasa dans l\u2019inconscience. Mais un dernier contact, insoutenable : dans la bo\u00eete lustr\u00e9e que portait le ver, Campbell aper\u00e7ut, miroitant, ce qui aurait d\u00fb \u00eatre son corps. Ce ne l\u2019\u00e9tait pas. C\u2019\u00e9tait la masse gris p\u00e2le d\u2019un des mille-pattes. \\[ROBERT E. HOWARD & FRANK BELKNAP LONG] De ce dernier tourbillon, il \u00e9mergea lucide. Il comprit. Sa conscience \u00e9tait enferm\u00e9e dans le corps d\u2019un natif monstrueux d\u2019une plan\u00e8te \u00e9trang\u00e8re \u2014 et, l\u00e0-bas, quelque part \u00e0 l\u2019autre bout de l\u2019univers, son propre corps abritait l\u2019esprit du ver. Il repoussa l\u2019horreur. Qu\u2019\u00e9tait-ce, au fond ? D\u2019un point de vue cosmique, quelle importance ? La vie, la conscience seules comptent. La forme \u2014 rien. Son corps n\u2019\u00e9tait hideux que selon les crit\u00e8res terrestres. La peur, le d\u00e9go\u00fbt \u2014 noy\u00e9s sous l\u2019excitation d\u2019une aventure titanesque. Son ancien corps ? Une enveloppe. Un manteau qu\u2019on jette \u00e0 la mort. Sa vie d\u2019avant ? Labeur, pauvret\u00e9, frustration, couvercle de r\u00e8gles et d\u2019entraves. Qu\u2019avait-il \u00e0 regretter ? Ici, rien de moins. Peut-\u00eatre plus. Son intuition le lui criait : bien plus. Il reconnut \u2014 avec cette lucidit\u00e9 qu\u2019on n\u2019atteint que quand tout a br\u00fbl\u00e9 \u2014 qu\u2019il n\u2019avait aim\u00e9, dans son ancienne vie, que les plaisirs du corps. Et ceux-l\u00e0, il les avait \u00e9puis\u00e9s. Plus rien de neuf sur Terre. Mais ce corps \u00e9tranger, lui, promettait des jouissances in\u00e9dites, exotiques, effrayantes. Une exaltation sauvage enfla en lui. Il \u00e9tait un homme sans monde, lib\u00e9r\u00e9 des conventions, des inhibitions de la Terre ou de cette plan\u00e8te. Hors de tout carcan. Un dieu. Il songea, ricanant, \u00e0 son corps, l\u00e0-bas, vaquant aux affaires de la soci\u00e9t\u00e9 humaine \u2014 mais un monstre regardant par ses yeux, un ver pilotant la machine. Et nul ne s\u2019en doutant. Qu\u2019il ravage, qu\u2019il tue, qu\u2019il d\u00e9truise. La Terre, ses races, ne signifiaient plus rien pour George Campbell. Il avait \u00e9t\u00e9 l\u2019un de ces milliards de z\u00e9ros, ficel\u00e9 par les lois, les usages, condamn\u00e9 \u00e0 vivre et \u00e0 mourir dans sa niche. D\u2019un saut aveugle, il avait franchi la barri\u00e8re. Ce n\u2019\u00e9tait pas la mort. C\u2019\u00e9tait une naissance. Une mentalit\u00e9 neuve, adulte, affranchie. La captivit\u00e9 sur Yekub ? Un d\u00e9tail. Yekub. Le nom surgit. Comme il sut le nom du corps qu\u2019il habitait : Tothe. La m\u00e9moire de Tothe remuait dans son cerveau \u2014 ombre de savoir, instincts enfouis. Campbell, par sa conscience humaine, les happa, les traduisit : chemin vers la s\u00e9curit\u00e9, la libert\u00e9, le pouvoir. Il ne vivrait pas Yekub en esclave. En roi. Comme les barbares, autrefois, s\u2019asseyaient sur les tr\u00f4nes des empires. Alors seulement il regarda autour. Toujours \u00e9tendu sur une sorte de divan, dans cette salle fantastique. Devant lui, un mille-pattes dress\u00e9, tenant un objet de m\u00e9tal poli, faisant cliqueter les pointes rouges de son cou. Campbell sut qu\u2019il parlait \u2014 et, gr\u00e2ce aux processus imprim\u00e9s par Tothe, il comprit, par bribes. C\u2019\u00e9tait Yukth, ma\u00eetre supr\u00eame de la science. Mais Campbell n\u2019\u00e9coutait pas. Il avait son plan. D\u00e9sesp\u00e9r\u00e9, \u00e9tranger \u00e0 toute m\u00e9thode de Yekub. Hors de port\u00e9e de Yukth, qui ne se doutait de rien. Sur une table, un \u00e9clat de m\u00e9tal. Pour Yukth, un outil. Pour Campbell, une arme. L\u2019esprit terrestre fournit l\u2019id\u00e9e \u2014 et lan\u00e7a le corps de Tothe dans un geste inconnu ici. Il saisit l\u2019\u00e9clat, frappa, d\u2019un coup de bas en haut. Yukth se cabra, se renversa, ses entrailles r\u00e9pandues au sol. Campbell bondit vers la porte. Sa vitesse \u2014 grisante. Premi\u00e8re preuve des promesses physiques de ce corps. Il courut. Couloir torsad\u00e9, escalier vrill\u00e9, porte sculpt\u00e9e. Ses r\u00e9flexes, guid\u00e9s par les souvenirs de Tothe, le menaient. Jusqu\u2019\u00e0 une salle circulaire, sous un d\u00f4me inond\u00e9 d\u2019une lumi\u00e8re bleue livide. Au centre, une structure \u00e0 \u00e9tages, chacun d\u2019une couleur vive. Au sommet, un c\u00f4ne violet. De son fa\u00eete s\u2019\u00e9levait une brume bleue, qui rejoignait une sph\u00e8re suspendue \u2014 luisante comme de l\u2019ivoire translucide. Le dieu de Yekub. C\u2019est ce que lui soufflaient les profondeurs de Tothe. Mais les raisons de cette v\u00e9n\u00e9ration s\u2019\u00e9taient perdues depuis un million d\u2019ann\u00e9es. Un pr\u00eatre-ver vermiforme se dressa, fig\u00e9 d\u2019horreur. Campbell n\u2019h\u00e9sita pas : l\u2019\u00e9clat trancha la vie. Sur ses pattes segment\u00e9es, il gravit l\u2019autel en gradins. La sph\u00e8re changeait d\u00e9j\u00e0, la brume bleue s\u2019\u00e9paississait. Mais Campbell n\u2019avait plus peur. Il \u00e9tait ivre de puissance. Plus de superstition, ni d\u2019ici ni de la Terre. Avec ce globe, il serait roi. Roi de Yekub. Il tendit la main. La sph\u00e8re, d\u2019ivoire, virait rouge. Rouge sang. \\[FRANK BELKNAP LONG] Le corps de George Campbell quitta la tente dans la p\u00e2leur d\u2019ao\u00fbt. Il avan\u00e7ait d\u2019une d\u00e9marche lente, h\u00e9sitante, entre les troncs g\u00e9ants, sur le tapis d\u2019aiguilles odorantes. L\u2019air \u00e9tait vif, coupant. Le ciel, cuvette d\u2019argent givr\u00e9 piqu\u00e9e d\u2019\u00e9toiles, et, loin au nord, des gerbes d\u2019aurore \u00e9ventraient la nuit. La t\u00eate ballottait hideusement, d\u2019un c\u00f4t\u00e9, de l\u2019autre. De la bouche molle s\u2019\u00e9chappaient des filets d\u2019\u00e9cume ambr\u00e9e que la brise dispersait. D\u2019abord il marcha droit, presque homme. Puis, \u00e0 mesure que la tente disparaissait derri\u00e8re lui, la posture se d\u00e9forma. Le torse se pencha, les membres se racourcirent. L\u00e0-bas, sur Yekub, la cr\u00e9ature mille-pattes qu\u2019il \u00e9tait devenu serrait un dieu rougeoyant et courait, fr\u00e9missements d\u2019insecte, \u00e0 travers une salle iris\u00e9e, franchissant les portails massifs vers l\u2019\u00e9clat de soleils \u00e9trangers. Ici, sur Terre, dans l\u2019ombre des arbres, le corps de Campbell suivait un destin de b\u00eate. De longs doigts griffus arrachaient des feuilles, tandis qu\u2019il s\u2019avan\u00e7ait vers une nappe d\u2019eau scintillante. L\u00e0-bas, sur Yekub, il rampait entre des blocs cyclop\u00e9ens, le long d\u2019avenues de foug\u00e8res, brandissant le dieu rond et rouge. Ici, dans les sous-bois, un cri rauque \u00e9clata. Des dents humaines s\u2019enfonc\u00e8rent dans la fourrure souple d\u2019une proie, d\u00e9chir\u00e8rent la chair sombre. Un renard argent s\u2019arc-bouta, planta ses crocs dans un poignet velu, le sang jaillit. Lentement, Campbell se redressa, la bouche macul\u00e9e de rouge. Les bras pendants, balanc\u00e9s, il gagna l\u2019eau. L\u00e0-bas, sur Yekub, la cr\u00e9ature variforme ondulait dans la poussi\u00e8re scintillante, devant des milliers de vers prostern\u00e9s. Une force sacr\u00e9e rayonnait de son corps tress\u00e9. Il avan\u00e7ait vers un tr\u00f4ne \u2014 empire d\u2019esprit au-del\u00e0 de toute souverainet\u00e9 humaine. Ici, sur Terre, un trappeur fourbu, \u00e9gar\u00e9 toute la nuit, atteignit la rive au petit matin. Sur l\u2019eau, quelque chose flottait. Il s\u2019agenouilla, tira lentement la masse vers la boue. L\u00e0-bas, tr\u00e8s loin, la cr\u00e9ature brandissait le dieu rouge sous une vo\u00fbte d\u2019hypersoleils, tr\u00f4ne flamboyant comme Cassiop\u00e9e. Le dieu ardent consumait les scories animales, br\u00fblait le corps de ver d\u2019un feu blanc spirituel. Ici, sur Terre, le trappeur contempla \u2014 et l\u2019horreur l\u2019an\u00e9antit. Le visage noirci, velu, du noy\u00e9 : bestial, simiesque. De sa bouche tordue s\u2019\u00e9coulait un ichor noir. Alors la voix du dieu rouge parla : \u00ab Celui qui a cherch\u00e9 ton corps dans les ab\u00eemes du Temps habitera un logis sans r\u00e9ponse. Aucun rejeton de Yekub ne gouvernera jamais un corps humain. Sur toute la Terre, les vivants se d\u00e9chirent, festoient de cruaut\u00e9s indicibles. Aucun esprit de ver ne dompte un corps d\u2019homme quand ce corps aspire \u00e0 l\u2019oiseau, au corbeau. Seuls des esprits humains, forg\u00e9s par dix mille g\u00e9n\u00e9rations, tiennent leurs instincts en laisse. Ton corps se d\u00e9truira sur Terre, cherchant le sang de ses fr\u00e8res, l\u2019eau o\u00f9 s\u2019affaisser. Il finira par se nier lui-m\u00eame. Car l\u2019instinct de mort l\u2019emporte, et il retournera \u00e0 la boue d\u2019o\u00f9 il vient. \u00bb Ainsi parla le dieu rond et rouge de Yekub, dans ce segment lointain du continuum, \u00e0 George Campbell \u2014 tandis que lui, d\u00e9pouill\u00e9 de tout d\u00e9sir humain, s\u2019asseyait sur un tr\u00f4ne, gouvernait un empire de vers avec une sagesse, une bont\u00e9, une bienveillance qu\u2019aucun homme, jamais, n\u2019avait donn\u00e9es \u00e0 un empire d\u2019hommes. 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Quelques rep\u00e8res<\/strong><\/p>\n

A Hora do Diabo est une nouvelle dialogu\u00e9e \u00e9crite vers 1917\u20131918, retrouv\u00e9e dans la fameuse « arca » (la malle de Pessoa qui contenait des milliers de feuillets in\u00e9dits).Elle a \u00e9t\u00e9 publi\u00e9e bien plus tard, en 1988, puis reprise dans diff\u00e9rents volumes au Portugal. Le texte met en sc\u00e8ne un narrateur qui croise le Diable sous les traits d\u2019un voyageur \u00e9l\u00e9gant, cultiv\u00e9, qui discourt sur Dieu, la libert\u00e9 et la condition humaine. C\u2019est un texte o\u00f9 Pessoa m\u00e9lange fantaisie narrative, sp\u00e9culation m\u00e9taphysique et ironie subtile, tr\u00e8s proche de ses fragments philosophiques. Dans les \u00e9ditions « e outros contos », le r\u00e9cit est accompagn\u00e9 d\u2019autres textes courts, souvent apocryphes ou attribu\u00e9s \u00e0 des h\u00e9t\u00e9ronymes.<\/em><\/p>\n


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L\u2019HEURE DU DIABLE<\/p>\n

Ils sortirent de la gare et, en arrivant dans la rue, elle eut la stupeur de reconna\u00eetre qu\u2019elle se trouvait d\u00e9j\u00e0 dans sa propre rue, \u00e0 quelques pas de sa maison. Elle s\u2019arr\u00eata net. Puis se retourna, pour partager sa surprise avec son compagnon ; mais derri\u00e8re elle ne venait plus personne. La rue \u00e9tait l\u00e0, lunaire et d\u00e9serte, et il n\u2019y avait nul b\u00e2timent qui p\u00fbt \u00eatre ou para\u00eetre une gare.<\/p>\n

\u00c9tourdie, somnolente, mais int\u00e9rieurement \u00e9veill\u00e9e et inqui\u00e8te, elle alla jusqu\u2019\u00e0 chez elle. Elle entra, monta l\u2019escalier ; au premier \u00e9tage, elle trouva son mari encore debout. Il lisait dans le bureau, et lorsqu\u2019elle entra, il posa son livre.<\/p>\n

-- Alors ? demanda-t-il.\n-- Tout s\u2019est tr\u00e8s bien pass\u00e9. Le bal \u00e9tait tr\u00e8s int\u00e9ressant. — Et elle ajouta, avant qu\u2019il n\u2019interroge — Des gens qui \u00e9taient l\u00e0 m\u2019ont ramen\u00e9e en automobile jusqu\u2019au d\u00e9but de la rue. Je n\u2019ai pas voulu qu\u2019ils me d\u00e9posent \u00e0 la porte. Je suis descendue l\u00e0, j\u2019ai insist\u00e9. Ah, comme je suis fatigu\u00e9e !<\/p>\n

Et, dans un geste de grand \u00e9puisement, oubliant m\u00eame le baiser, elle alla se coucher.\nSes r\u00eaves prirent une tournure \u00e9trange, ponctu\u00e9s de choses inexplicables par aucune exp\u00e9rience connue. En elle flotta le d\u00e9sir de grandeurs immenses, comme si, dans une vie ant\u00e9rieure, elle avait \u00e9t\u00e9 s\u00e9par\u00e9e un jour, par-del\u00e0 toutes les \u00e2ges de la terre. Et elle se vit avancer sur un pont vertigineux, d\u2019o\u00f9 l\u2019on embrassait le monde entier. En bas, \u00e0 une distance plus qu\u2019impossible, brillaient, comme des astres dispers\u00e9s, de grandes taches de lumi\u00e8re : des villes, sans doute, de la terre.\nUne silhouette v\u00eatue de rouge lui apparut et les lui d\u00e9signa :\n-- Ce sont les grandes villes du monde. Voici Londres — et il montra, plus bas, une lueur dans la distance. Voici Berlin — et il en d\u00e9signa une autre. Et celle-l\u00e0, l\u00e0-bas, c\u2019est Paris. Des taches de lumi\u00e8re dans la nuit, et nous, sur ce pont, nous passons au-dessus, incr\u00e9dules devant le myst\u00e8re et le savoir.\n-- Quelle chose \u00e0 la fois terrible et magnifique ! Mais qu\u2019est-ce donc, tout cela, l\u00e0 en bas ?\n-- Ceci, madame, c\u2019est le monde. C\u2019est d\u2019ici que, sur l\u2019ordre de Dieu, j\u2019ai tent\u00e9 son Fils, J\u00e9sus. Mais cela n\u2019a pas march\u00e9, comme je m\u2019y attendais : le Fils \u00e9tait plus initi\u00e9 que le P\u00e8re, et il \u00e9tait en contact direct avec les Sup\u00e9rieurs Inconnus de l\u2019Ordre. Ce fut une \u00e9preuve, comme on dit en langage initiatique, et le Candidat s\u2019en sortit admirablement.\n-- Je ne comprends pas. C\u2019est bien d\u2019ici, vraiment, que vous avez tent\u00e9 le Christ ?\n-- Oui. Bien s\u00fbr : l\u00e0 o\u00f9 s\u2019\u00e9tend aujourd\u2019hui une vall\u00e9e immense, se dressait alors une montagne. Les ab\u00eemes ont aussi leur g\u00e9ologie. Ici m\u00eame, o\u00f9 nous sommes, c\u2019\u00e9tait le sommet. Comme je m\u2019en souviens ! Le Fils de l\u2019Homme me repoussa d\u2019au-del\u00e0 de Dieu. J\u2019ai suivi, car c\u2019\u00e9tait mon devoir, le conseil et l\u2019ordre de Dieu : je l\u2019ai tent\u00e9 avec tout ce qui existait. Si j\u2019avais suivi mon propre conseil, je l\u2019aurais tent\u00e9 avec ce qui n\u2019existe pas. Peut-\u00eatre l\u2019histoire du monde en g\u00e9n\u00e9ral, et celle de la religion chr\u00e9tienne en particulier, auraient-elles \u00e9t\u00e9 diff\u00e9rentes. Mais que peuvent-elles contre la force du Destin, supr\u00eame architecte de tous les mondes — le Dieu qui a cr\u00e9\u00e9 celui-ci, et moi qui, parce que je le nie, le soutiens ?\n-- Mais comment peut-on soutenir une chose en la niant ?\n-- C\u2019est la loi de la vie, madame. Le corps vit parce qu\u2019il se d\u00e9sint\u00e8gre, mais sans se d\u00e9sint\u00e9grer tout \u00e0 fait. S\u2019il ne se d\u00e9sagr\u00e9geait pas, seconde apr\u00e8s seconde, il serait un min\u00e9ral. L\u2019\u00e2me vit parce qu\u2019elle est perp\u00e9tuellement tent\u00e9e, m\u00eame si elle r\u00e9siste. Tout vit parce que tout s\u2019oppose \u00e0 quelque chose. Moi, je suis ce \u00e0 quoi tout s\u2019oppose. Mais si je n\u2019existais pas, rien n\u2019existerait, car il n\u2019y aurait rien \u00e0 quoi s\u2019opposer — comme la colombe de mon disciple Kant qui, volant dans l\u2019air l\u00e9ger, croit qu\u2019elle volerait mieux dans le vide.\n« La musique, la clart\u00e9 lunaire et les r\u00eaves sont mes armes magiques. Mais par musique, il ne faut pas entendre seulement celle qu\u2019on joue : aussi celle qui demeure \u00e0 jamais inentendue. Quant au clair de lune, il ne faut pas croire qu\u2019il s\u2019agit seulement de celui qui vient de l\u2019astre et projette aux arbres leurs grands profils ; il est un autre clair de lune, que m\u00eame le soleil n\u2019exclut pas, et qui, en plein jour, obscurcit ce que les choses pr\u00e9tendent \u00eatre. Seuls les r\u00eaves sont toujours ce qu\u2019ils sont. C\u2019est le c\u00f4t\u00e9 de nous o\u00f9 nous naissons, et o\u00f9 nous demeurons toujours naturels et nous-m\u00eames.\n-- Mais, si le monde est action, comment le r\u00eave peut-il faire partie du monde ?\n-- Parce que le r\u00eave, madame, est une action devenue id\u00e9e ; et c\u2019est pourquoi il conserve la force du monde tout en rejetant sa mati\u00e8re, qui est d\u2019\u00eatre dans l\u2019espace. N\u2019est-il pas vrai que nous sommes libres en r\u00eave ?\n-- Oui, mais le r\u00e9veil est si triste...\n-- Le bon r\u00eaveur ne s\u2019\u00e9veille pas. Moi, je ne me suis jamais \u00e9veill\u00e9. Dieu lui-m\u00eame doute que je dorme — il me l\u2019a dit un jour...\nElle le regarda avec un sursaut et, soudain, ressentit de la peur : une expression surgie du fond de son \u00e2me qu\u2019elle n\u2019avait jamais \u00e9prouv\u00e9e.\n-- Mais enfin, qui \u00eates-vous ? Pourquoi ce masque ?\n-- Je r\u00e9ponds, en une seule r\u00e9ponse, \u00e0 vos deux questions : je ne suis pas masqu\u00e9.\n-- Comment ?\n-- Madame, je suis le Diable. Oui, je suis le Diable. Mais ne me craignez pas, ne vous effrayez pas.\nEt dans un \u00e9clair de terreur extr\u00eame, o\u00f9 flottait un plaisir nouveau, elle reconnut soudain que c\u2019\u00e9tait vrai.\n-- Je suis en effet le Diable. Ne vous alarmez pas, car je suis r\u00e9ellement le Diable, et c\u2019est pourquoi je ne fais pas de mal. Certains de mes imitateurs, sur la terre ou au-dessus, sont dangereux, comme tous les plagiaires, car ils ignorent le secret de ma mani\u00e8re d\u2019\u00eatre. Shakespeare, que j\u2019ai souvent inspir\u00e9, m\u2019a rendu justice : il a dit que j\u2019\u00e9tais un gentleman. Aussi pouvez-vous \u00eatre tranquille. En ma compagnie, vous \u00eates bien. Je suis incapable d\u2019un mot, d\u2019un geste, qui puisse offenser une dame. Quand cela ne serait pas ma nature, Shakespeare m\u2019y contraindrait. Mais, en v\u00e9rit\u00e9, il n\u2019y avait nul besoin.\n« Je remonte au commencement du monde, et depuis lors j\u2019ai toujours \u00e9t\u00e9 un ironiste. Or, comme vous le savez, les ironistes sont inoffensifs, sauf quand ils pr\u00e9tendent utiliser l\u2019ironie pour insinuer quelque v\u00e9rit\u00e9. Moi, je n\u2019ai jamais voulu dire la v\u00e9rit\u00e9 \u00e0 personne : d\u2019une part parce que cela ne sert \u00e0 rien, d\u2019autre part parce que je ne la connais pas. Mon fr\u00e8re a\u00een\u00e9, Dieu tout-puissant, je crois bien qu\u2019il ne la conna\u00eet pas non plus. Mais ce sont l\u00e0 affaires de famille.\n« Peut-\u00eatre ne savez-vous pas pourquoi je vous ai men\u00e9e ici, dans ce voyage sans terme r\u00e9el ni but utile. Ce n\u2019\u00e9tait pas, comme vous pouviez le croire, pour vous s\u00e9duire ou vous violenter. Ces choses-l\u00e0 arrivent sur terre, parmi les animaux — et l\u2019homme en fait partie — et il para\u00eet qu\u2019elles donnent du plaisir, \u00e0 ce qu\u2019on me dit de l\u00e0-bas, m\u00eame aux victimes.\n« D\u2019ailleurs, je n\u2019aurais pu. Ces choses appartiennent \u00e0 la terre, parce que les hommes sont des animaux. \u00c0 ma place, dans l\u2019ordre social de l\u2019univers, elles sont impossibles : non parce que la morale y serait meilleure, mais parce que nous, les anges, n\u2019avons pas de sexe — et c\u2019est l\u00e0, du moins en ce cas, la garantie supr\u00eame. Vous pouvez donc \u00eatre rassur\u00e9e : je ne vous manquerai pas de respect. Je sais bien qu\u2019il existe des irrespects accessoires et vains, comme ceux des romanciers modernes ou ceux de la vieillesse ; mais m\u00eame ceux-l\u00e0 me sont interdits, car mon absence de sexe date du commencement des choses et je n\u2019ai jamais eu \u00e0 y penser. On dit que bien des sorci\u00e8res ont pass\u00e9 des pactes avec moi : c\u2019est faux ; ou alors, c\u2019est que le pacte fut conclu avec l\u2019imagination elle-m\u00eame — qui, en un sens, c\u2019est moi.\n« Soyez donc tranquille. Je corromps, c\u2019est vrai, parce que je fais imaginer. Mais Dieu est pire que moi, au moins sur un point : il a cr\u00e9\u00e9 le corps corruptible, bien moins esth\u00e9tique. Les r\u00eaves, eux, ne pourrissent pas. Ils passent. Et c\u2019est mieux ainsi, n\u2019est-ce pas ? »\n« C\u2019est ce que signifie l\u2019Arcane XVIII. J\u2019avoue ne pas bien conna\u00eetre le Tarot, car je n\u2019ai jamais r\u00e9ussi \u00e0 en apprendre les secrets, malgr\u00e9 tant de gens qui pr\u00e9tendent le comprendre parfaitement. »\n-- Dix-huit ? Mon mari d\u00e9tient le dix-huiti\u00e8me degr\u00e9 de la franc-ma\u00e7onnerie.\n-- Pas de la franc-ma\u00e7onnerie, non : d\u2019un rite de la franc-ma\u00e7onnerie. Mais, malgr\u00e9 ce qu\u2019on en dit, je n\u2019ai rien \u00e0 voir avec la franc-ma\u00e7onnerie, et encore moins avec ce degr\u00e9. Je parlais de l\u2019Arcane XVIII du Tarot, c\u2019est-\u00e0-dire de la cl\u00e9 de tout l\u2019univers — dont, d\u2019ailleurs, ma compr\u00e9hension est imparfaite, comme elle l\u2019est de la Kabbale, que les docteurs de la Doctrine Secr\u00e8te connaissent mieux que moi.\n« Mais laissons cela, qui n\u2019est que journalisme. Souvenons-nous que je suis le Diable. Soyons donc diaboliques. Combien de fois avez-vous r\u00eav\u00e9 de moi ? »\n-- Que je sache, jamais, r\u00e9pondit Maria en souriant, les yeux grands ouverts fix\u00e9s sur lui.\n-- Jamais vous n\u2019avez pens\u00e9 au Prince Charmant, \u00e0 l\u2019Homme Parfait, \u00e0 l\u2019amant infini ? Jamais vous n\u2019avez senti, en r\u00eave, pr\u00e8s de vous, celui qui caresse comme nul autre ne caresse, qui vous est v\u00f4tre comme s\u2019il vous incluait en lui, qui est \u00e0 la fois le p\u00e8re, l\u2019\u00e9poux et le fils, dans une triple sensation qui n\u2019en fait qu\u2019une ?\n-- Bien que je ne comprenne pas tout \u00e0 fait, oui, je crois avoir pens\u00e9 ainsi et ressenti cela. Il est un peu difficile de l\u2019avouer, vous savez ?\n-- C\u2019\u00e9tait moi, toujours moi, la Serpent, le r\u00f4le qui m\u2019a \u00e9t\u00e9 donn\u00e9 depuis le commencement du monde. Je dois sans cesse tenter, mais — qu\u2019on s\u2019entende — dans un sens figur\u00e9, frustrant, car il n\u2019y a aucun int\u00e9r\u00eat \u00e0 tenter utilement.\n« Ce furent les Grecs qui, en interposant la Balance, firent onze les dix signes primitifs du Zodiaque. Ce fut la Serpent qui, par l\u2019interposition de la critique, fit v\u00e9ritablement douze la d\u00e9cennie primitive.\n-- En v\u00e9rit\u00e9, je n\u2019y comprends rien.\n-- Vous ne comprenez pas : \u00e9coutez. D\u2019autres comprendront. Mes meilleures cr\u00e9ations sont le clair de lune et l\u2019ironie.\n-- Ce ne sont pas des choses tr\u00e8s semblables...\n-- Non, car je ne me ressemble pas \u00e0 moi-m\u00eame. Ce vice est ma vertu. Voil\u00e0 pourquoi je suis le Diable.\n-- Et comment vous sentez-vous ?\n-- Fatigu\u00e9, surtout fatigu\u00e9. Fatigu\u00e9 des astres et des lois, et avec un peu l\u2019envie de rester hors de l\u2019univers et de me recr\u00e9er s\u00e9rieusement avec rien. \u00c0 pr\u00e9sent il n\u2019y a ni vide ni absence de raison ; et moi je me souviens de choses anciennes — oui, tr\u00e8s anciennes — des royaumes d\u2019Adam, avant Isra\u00ebl. De ceux-l\u00e0 j\u2019\u00e9tais destin\u00e9 \u00e0 \u00eatre roi, et aujourd\u2019hui je suis en exil de ce que je n\u2019ai pas eu.\n« Je n\u2019ai jamais eu d\u2019enfance, ni d\u2019adolescence, ni par cons\u00e9quent d\u2019\u00e2ge viril auquel parvenir. Je suis le n\u00e9gatif absolu, l\u2019incarnation du n\u00e9ant. Ce qu\u2019on d\u00e9sire et qu\u2019on ne peut obtenir, ce qu\u2019on r\u00eave parce que cela ne peut exister — c\u2019est l\u00e0 mon royaume vide et c\u2019est l\u00e0 qu\u2019est assis le tr\u00f4ne qui ne m\u2019a pas \u00e9t\u00e9 donn\u00e9. Ce qui aurait pu \u00eatre, ce qui aurait d\u00fb exister, ce que la Loi ou la Fortune n\u2019ont pas accord\u00e9, je l\u2019ai jet\u00e9 \u00e0 pleines mains dans l\u2019\u00e2me de l\u2019homme, et elle s\u2019est troubl\u00e9e de sentir la vie vive de ce qui n\u2019existe pas. Je suis l\u2019oubli de tous les devoirs, l\u2019h\u00e9sitation de toutes les intentions. Les tristes et les fatigu\u00e9s de la vie, quand l\u2019illusion est tomb\u00e9e, l\u00e8vent les yeux vers moi, car moi aussi, \u00e0 ma mani\u00e8re, je suis l\u2019\u00c9toile Brillante du Matin. Et il y a si longtemps que je le suis !\n« L\u2019humanit\u00e9 est pa\u00efenne. Jamais aucune religion ne l\u2019a p\u00e9n\u00e9tr\u00e9e. Dans l\u2019\u00e2me de l\u2019homme ordinaire n\u2019existe pas le pouvoir de croire \u00e0 la survie de cette \u00e2me elle-m\u00eame. L\u2019homme est un animal qui s\u2019\u00e9veille sans savoir o\u00f9 ni pourquoi. Quand il adore les Dieux, il les adore comme des sortil\u00e8ges. » Votre religion est une sorcellerie. Ainsi fut-elle, ainsi est-elle, et ainsi sera-t-elle. Les religions ne sont rien d\u2019autre que ce qui d\u00e9borde des myst\u00e8res dans la profanit\u00e9 — et que celle-ci ne peut comprendre, car, par nature, elle n\u2019en a pas le pouvoir.\n« Les religions sont des symboles, et les hommes prennent les symboles, non comme des vies (ce qu\u2019ils sont), mais comme des choses (ce qu\u2019ils ne peuvent \u00eatre). Ils sacrifient \u00e0 Jupiter comme s\u2019il existait, jamais comme s\u2019il vivait. Quand on renverse du sel, on en jette une pinc\u00e9e, de la main droite, par-dessus l\u2019\u00e9paule gauche. Quand on offense Dieu, on r\u00e9cite quelques Pater Noster. L\u2019\u00e2me demeure pa\u00efenne, et Dieu reste \u00e0 exhumer. Seuls les rares ont pos\u00e9 sur son tombeau l\u2019acacia — la plante immortelle — pour qu\u2019il s\u2019en rel\u00e8ve le moment venu. Mais ceux-l\u00e0, parce qu\u2019ils ont bien cherch\u00e9, furent \u00e9lus pour le trouver.\n« L\u2019homme ne diff\u00e8re de l\u2019animal qu\u2019en sachant qu\u2019il ne l\u2019est pas. C\u2019est la premi\u00e8re lumi\u00e8re, qui n\u2019est rien d\u2019autre qu\u2019une t\u00e9n\u00e8bre visible. C\u2019est le commencement, car voir la t\u00e9n\u00e8bre, c\u2019est en poss\u00e9der la lumi\u00e8re. C\u2019est la fin, car c\u2019est savoir, par la vue, qu\u2019on est n\u00e9 aveugle. Ainsi l\u2019animal devient homme par l\u2019ignorance qui na\u00eet en lui.\n« Ce sont des \u00e8res sur des \u00e8res, des temps derri\u00e8re des temps, et il n\u2019y a jamais que ce cercle dont la v\u00e9rit\u00e9 r\u00e9side au point du centre.\n« Le principe de la science, c\u2019est de savoir que nous ignorons. Le Monde — c\u2019est l\u00e0 o\u00f9 nous sommes ; la Chair — c\u2019est ce que nous sommes ; le Diable — c\u2019est ce que nous d\u00e9sirons. Ces trois, \u00e0 l\u2019Heure Haute, ont tu\u00e9 le Ma\u00eetre que nous aurions pu devenir. Et le secret qu\u2019il d\u00e9tenait, pour que nous nous convertissions en lui, ce secret fut perdu. »\n« Moi aussi, madame, je suis l\u2019\u00c9toile Brillante du Matin. Je l\u2019\u00e9tais avant que Jean ne parle, car il existe des atomes avant les atomes, et des myst\u00e8res ant\u00e9rieurs \u00e0 tous les myst\u00e8res. Je souris lorsqu\u2019on croit (et que je crois moi-m\u00eame) que je suis V\u00e9nus dans un autre syst\u00e8me de symboles. Mais qu\u2019importe ? Tout cet univers, avec son Dieu et son Diable, avec les hommes et les choses qu\u2019ils voient, est un hi\u00e9roglyphe \u00e9ternellement \u00e0 d\u00e9chiffrer. Je suis, par office, Ma\u00eetre de Magie : et pourtant je ne sais pas ce qu\u2019elle est.\n« La plus haute initiation s\u2019ach\u00e8ve par la question incarn\u00e9e de savoir s\u2019il existe quoi que ce soit. Le plus haut amour est un grand sommeil, comme celui dans lequel nous nous aimons en dormant. Moi-m\u00eame, qui devrais \u00eatre un haut initi\u00e9, je demande parfois \u00e0 ce qu\u2019il y a en moi d\u2019au-del\u00e0 de Dieu si tous ces dieux et tous ces astres ne sont pas autre chose que des sommeils d\u2019eux-m\u00eames, d\u2019immenses oublis de l\u2019ab\u00eeme.\n« Ne soyez pas surprise que je parle ainsi. Je suis naturellement po\u00e8te, car je suis la v\u00e9rit\u00e9 parlant par erreur ; et toute ma vie, en fin de compte, est un syst\u00e8me particulier de morale, voil\u00e9 en all\u00e9gorie et illustr\u00e9 par des symboles.\n-- Non, dit-elle en riant, il doit bien exister une religion v\u00e9ritable\u2026 Oui — ajouta-t-elle en riant davantage — ou bien elles sont toutes fausses.\n-- Madame, toutes les religions sont vraies, si oppos\u00e9es qu\u2019elles paraissent. Elles sont des symboles diff\u00e9rents de la m\u00eame r\u00e9alit\u00e9, comme une m\u00eame phrase dite dans plusieurs langues ; si bien que ceux qui prononcent la m\u00eame chose de fa\u00e7on diff\u00e9rente ne se comprennent pas entre eux. Quand un pa\u00efen dit Jupiter et qu\u2019un chr\u00e9tien dit Dieu, ils mettent la m\u00eame \u00e9motion en des termes diff\u00e9rents de l\u2019intelligence : ils pensent diff\u00e9remment une m\u00eame intuition.\n« Le repos d\u2019un chat au soleil est la m\u00eame chose que la lecture d\u2019un livre. Un sauvage contemple l\u2019orage comme un Juif regarde J\u00e9hovah ; un sauvage regarde le soleil comme un chr\u00e9tien contemple le Christ. Et pourquoi, madame ? Parce que “tonnerre” et “J\u00e9hovah”, “soleil” et “chr\u00e9tien”, sont des symboles divers d\u2019une m\u00eame chose.\n« Nous vivons dans ce monde de symboles, dans le m\u00eame temple clair et obscure t\u00e9n\u00e8bre visible, pour ainsi dire ; et chaque symbole est une v\u00e9rit\u00e9 qui se substitue \u00e0 la v\u00e9rit\u00e9, jusqu\u2019\u00e0 ce que le temps et les circonstances restituent la v\u00e9ritable »\n« Je corromps, mais j\u2019\u00e9claire. Je suis l\u2019\u00c9toile Brillante du matin — expression, soit dit en passant, qui fut d\u00e9j\u00e0 appliqu\u00e9e deux fois, non sans raison ni discernement, \u00e0 un autre que moi. »<\/p>\n

-- Mon mari m\u2019a dit un jour que le Christ \u00e9tait le symbole du soleil...<\/p>\n

-- Oui, madame. Et pourquoi ne serait-il pas tout aussi vrai de dire que le soleil est le symbole du Christ ?<\/p>\n

-- Mais vous renversez tout...<\/p>\n

-- C\u2019est mon devoir, madame. Ne suis-je pas, comme l\u2019a dit Goethe, non pas l\u2019esprit qui nie, mais l\u2019esprit qui contredit ?<\/p>\n

-- Contredire est vilain...<\/p>\n

-- Contredire les actes, oui... Contredire les id\u00e9es, non.<\/p>\n

-- Pourquoi donc ?<\/p>\n

-- Parce que contredire les actes, si mauvais qu\u2019ils soient, c\u2019est g\u00eaner la rotation du monde, qui est action. Mais contredire les id\u00e9es, c\u2019est les laisser nous quitter, et nous faire tomber dans le d\u00e9senchantement, puis dans le r\u00eave, et par l\u00e0 appartenir au monde.<\/p>\n

« Il existe, madame, \u00e0 propos de ce qui se passe dans ce monde, trois th\u00e9ories distinctes : que tout est l\u2019\u0153uvre du Hasard ; que tout est l\u2019\u0153uvre de Dieu ; et que tout est l\u2019\u0153uvre de plusieurs causes, combin\u00e9es ou entrem\u00eal\u00e9es. Nous pensons, en g\u00e9n\u00e9ral, selon notre sensibilit\u00e9, et pour cela tout se transforme pour nous en un probl\u00e8me de bien et de mal. Depuis longtemps, je subis de grandes calomnies \u00e0 cause de cette interpr\u00e9tation. Il ne semble \u00eatre venu \u00e0 l\u2019esprit de personne que les relations entre les choses — supposant qu\u2019il y ait choses et relations — sont trop complexes pour qu\u2019aucun dieu ni aucun diable ne les explique, ni m\u00eame les deux ensemble.<\/p>\n

« Je suis le ma\u00eetre lunaire de tous les r\u00eaves, le musicien solennel de tous les silences. Vous souvenez-vous de ce que vous avez pens\u00e9, seule, devant un grand paysage de for\u00eats baign\u00e9es de clair de lune ? Vous ne vous en souvenez pas, car vous pensiez \u00e0 moi — et je dois vous le dire : je n\u2019existe pas vraiment. Si quelque chose existe, je ne le sais pas.<\/p>\n

« Les aspirations vagues, les d\u00e9sirs futiles, les lassitudes du commun, m\u00eame quand on aime, les ennuis de ce qui n\u2019ennuie pas — tout cela est mon \u0153uvre, n\u00e9e lorsque, allong\u00e9 sur les rives des grands fleuves de l\u2019ab\u00eeme, je me dis que je ne sais rien, moi non plus. Alors ma pens\u00e9e descend, effluve vague, dans l\u2019\u00e2me des hommes, et ils se sentent diff\u00e9rents d\u2019eux-m\u00eames.<\/p>\n

« Je suis l\u2019\u00c9ternel Diff\u00e9rent, l\u2019\u00c9ternel Ajourn\u00e9, le Superflu de l\u2019Ab\u00eeme. Je suis rest\u00e9 hors de la Cr\u00e9ation. Je suis le Dieu des mondes qui existaient avant le Monde, les rois d\u2019Adam qui r\u00e9gn\u00e8rent mal avant Isra\u00ebl. Ma pr\u00e9sence dans cet univers est celle d\u2019un convive non invit\u00e9. J\u2019apporte avec moi la m\u00e9moire des choses qui n\u2019ont pas \u00e9t\u00e9, mais qui auraient pu \u00eatre. (Alors face ne voyait pas face, et il n\u2019y avait pas d\u2019\u00e9quilibre.)<\/p>\n

« La v\u00e9rit\u00e9, cependant, c\u2019est que je n\u2019existe pas — ni moi, ni rien d\u2019autre. Tout cet univers, et tous les autres univers, avec leurs divers cr\u00e9ateurs et leurs divers Satans plus ou moins parfaits et aguerris, sont des vides dans le vide, des riens qui tournent, satellites, dans l\u2019orbite inutile du n\u00e9ant.<\/p>\n

« Tout cela, je ne le dis pas pour vous, mais pour votre fils...<\/p>\n

-- Je n\u2019ai pas d\u2019enfant... Enfin, je dois en avoir un dans six mois, si Dieu le veut...<\/p>\n

-- C\u2019est \u00e0 lui que je parle... Dans six mois ? Six mois de quoi ?<\/p>\n

-- De quoi ?! Six mois...<\/p>\n

-- Six mois solaires ? Ah, oui. Mais la grossesse se compte en mois lunaires, et moi je ne peux compter qu\u2019en mois de Lune, car elle est ma fille — c\u2019est-\u00e0-dire mon visage refl\u00e9t\u00e9 dans les eaux du chaos. Avec la grossesse et toutes les salet\u00e9s de la terre je n\u2019ai rien \u00e0 voir, et je ne sais par quelle fantaisie on a choisi de mesurer ces choses selon les lois de la lune que j\u2019ai fournies. Pourquoi n\u2019ont-ils pas trouv\u00e9 une autre mesure ? \u00c0 quoi bon l\u2019Omnipotent avait-il besoin de mon travail ? »\n« Depuis le commencement du monde on m\u2019insulte et l\u2019on me calomnie. M\u00eame les po\u00e8tes — mes amis naturels — qui m\u2019ont d\u00e9fendu ne l\u2019ont pas bien fait. Un Anglais nomm\u00e9 Milton m\u2019a fait perdre, avec quelques compagnons, une bataille ind\u00e9finie qui n\u2019eut jamais lieu. L\u2019autre, l\u2019Allemand Goethe, m\u2019a donn\u00e9 le r\u00f4le d\u2019un entremetteur dans une trag\u00e9die de village. Mais je ne suis pas ce qu\u2019on pense. Les \u00c9glises m\u2019abominent. Les croyants tremblent \u00e0 mon nom. Pourtant, que cela leur plaise ou non, j\u2019ai un r\u00f4le dans le monde. Je ne suis ni le r\u00e9volt\u00e9 contre Dieu, ni l\u2019esprit qui nie. Je suis le Dieu de l\u2019Imagination, perdu parce que je ne cr\u00e9e pas. C\u2019est par moi que, dans ton enfance, tu r\u00eavais ces r\u00eaves qui sont des jouets ; c\u2019est par moi que, devenue femme, tu as senti la nuit t\u2019enlacer des princes et des dominateurs cach\u00e9s au fond des songes. Je suis l\u2019Esprit qui cr\u00e9e sans cr\u00e9er, dont la voix est une fum\u00e9e et l\u2019\u00e2me une erreur. Dieu m\u2019a fait pour que je l\u2019imite la nuit. Il est le Soleil, je suis la Lune. Ma lumi\u00e8re plane sur tout ce qui est futile ou d\u00e9fait : feux-follets, berges de rivi\u00e8res, mar\u00e9cages et ombres.<\/p>\n

« Quelle main d\u2019homme s\u2019est pos\u00e9e sur tes seins, qui f\u00fbt la mienne ? Quel baiser t\u2019a \u00e9t\u00e9 donn\u00e9 qui f\u00fbt \u00e9gal au mien ? Quand, dans les grandes apr\u00e8s-midis br\u00fblantes, tu r\u00eavais \u00e0 tel point que tu r\u00eavais de r\u00eaver, n\u2019as-tu pas vu passer, au fond de tes songes, une figure voil\u00e9e, rapide, qui t\u2019aurait donn\u00e9e toute la f\u00e9licit\u00e9, qui t\u2019aurait embrass\u00e9e ind\u00e9finiment ? C\u2019\u00e9tait moi. C\u2019est moi. Je suis celui que tu as toujours cherch\u00e9 et que tu ne pourras jamais trouver. Peut-\u00eatre, au fond de l\u2019ab\u00eeme, Dieu lui-m\u00eame me cherche-t-il pour que je le compl\u00e8te. Mais la mal\u00e9diction du Dieu plus ancien — le Saturne de J\u00e9hovah — plane sur lui et sur moi, nous s\u00e9pare alors qu\u2019elle aurait d\u00fb nous unir, afin que la vie et ce que nous en d\u00e9sirons ne fussent qu\u2019une seule et m\u00eame chose.<\/p>\n

« L\u2019anneau que tu portes et ch\u00e9ris, la joie d\u2019une pens\u00e9e vague, ce sentiment d\u2019\u00eatre belle dans le miroir o\u00f9 tu te regardes — ne t\u2019y trompe pas : ce n\u2019est pas toi, c\u2019est moi. C\u2019est moi qui noue \u00e0 merveille tous les liens dont les choses se parent, qui dispose avec justesse les couleurs dont elles s\u2019ornent. De tout ce qui ne vaut pas la peine d\u2019\u00eatre, je fais mon domaine et mon empire — seigneur absolu de l\u2019interstice et de l\u2019entre-deux, de ce qui, dans la vie, n\u2019est pas la vie. Comme la nuit est mon royaume, le r\u00eave est mon domaine. Ce qui n\u2019a ni poids ni mesure m\u2019appartient. »<\/p>\n

« Les probl\u00e8mes qui tourmentent les hommes sont les m\u00eames que ceux qui tourmentent les dieux. Ce qui est en bas est comme ce qui est en haut, dit Herm\u00e8s trois fois \u00e0 Maxime, qui, comme tous les fondateurs de religions, se souvint de tout, sauf d\u2019exister. Combien de fois Dieu m\u2019a-t-il dit, citant Antero de Quental : “H\u00e9las ! Et qui suis-je ?”<\/p>\n

« Tout est symbole et retardement, et nous, qui sommes dieux, nous n\u2019avons qu\u2019un degr\u00e9 de plus dans un Ordre dont nous ne connaissons pas les Sup\u00e9rieurs Inconnus. Dieu est le second dans l\u2019Ordre manifeste, et il ne me dit pas qui est le Chef de l\u2019Ordre, le seul \u00e0 conna\u00eetre — s\u2019il les conna\u00eet — les Chefs Secrets. Combien de fois Dieu m\u2019a-t-il dit : “Mon fr\u00e8re, je ne sais pas qui je suis.”<\/p>\n

« Vous avez l\u2019avantage d\u2019\u00eatre humains, et parfois, du fond de ma lassitude de tous les ab\u00eemes, je crois qu\u2019il vaut mieux la paix d\u2019une soir\u00e9e de famille au coin du feu que toute cette m\u00e9taphysique des myst\u00e8res \u00e0 laquelle nous, dieux et anges, sommes condamn\u00e9s par substance. Quand je me penche sur le monde, j\u2019aper\u00e7ois au loin, partant du port ou y revenant, les voiles des barques de p\u00eacheurs, et mon c\u0153ur a des nostalgies imaginaires de la terre o\u00f9 je ne suis jamais all\u00e9. Heureux ceux qui dorment, dans leur vie animale, un syst\u00e8me d\u2019\u00e2me voil\u00e9 en po\u00e9sie et illustr\u00e9 par des mots. »<\/p>\n

-- Cette conversation a \u00e9t\u00e9 des plus int\u00e9ressantes...<\/p>\n

-- Cette conversation, madame ? Mais cette conversation, bien qu\u2019elle soit peut-\u00eatre le fait le plus important de votre vie, n\u2019a jamais eu lieu en v\u00e9rit\u00e9. D\u2019abord, vous le savez : je n\u2019existe pas. Ensuite, comme s\u2019accordent \u00e0 le dire les th\u00e9ologiens qui m\u2019appellent Diable et les libres penseurs qui m\u2019appellent R\u00e9action, aucune de mes paroles ne peut avoir d\u2019int\u00e9r\u00eat. Je suis un pauvre mythe, madame, et, ce qui est pire, un mythe inoffensif. Il me console seulement que l\u2019univers — oui, cet amas de formes et de vies — soit lui aussi un mythe.<\/p>\n

« On me dit que toutes ces choses peuvent \u00eatre \u00e9claircies \u00e0 la lumi\u00e8re de la Kabbale et de la philosophie, mais ce sont l\u00e0 mati\u00e8res dont je ne sais rien. Et Dieu, \u00e0 qui j\u2019en parlai un jour, m\u2019avoua qu\u2019il ne les comprenait pas bien non plus, car elles appartiennent exclusivement, dans leurs arcanes, aux grands initi\u00e9s de la Terre — lesquels, \u00e0 en croire les livres et les journaux, abondent et ont toujours abond\u00e9.<\/p>\n

« Ici, dans ces sph\u00e8res sup\u00e9rieures d\u2019o\u00f9 fut cr\u00e9\u00e9 et transform\u00e9 le monde, nous, pour vous dire la v\u00e9rit\u00e9, nous ne comprenons rien. Je me penche parfois sur la vaste terre, couch\u00e9 sur le rebord de mon plateau — ce plateau de la Montagne d\u2019H\u00e9redom, comme je l\u2019ai entendu nommer — et chaque fois je vois na\u00eetre de nouvelles religions, de nouvelles grandes initiations, de nouvelles formes, toutes contradictoires, de la v\u00e9rit\u00e9 \u00e9ternelle, que Dieu lui-m\u00eame ignore.<\/p>\n

« Je vous avoue que je suis las de l\u2019Univers. Dieu autant que moi aimerions dormir d\u2019un sommeil qui nous lib\u00e9r\u00e2t des charges transcendantes o\u00f9, sans savoir comment, nous avons \u00e9t\u00e9 investis. Tout est infiniment plus myst\u00e9rieux qu\u2019on ne le croit, et tout cela — Dieu, l\u2019univers et moi — n\u2019est qu\u2019un recoin mensonger de la v\u00e9rit\u00e9 inaccessible. »<\/p>\n

-- Vous n\u2019imaginez pas combien j\u2019ai appr\u00e9ci\u00e9 votre conversation. Je n\u2019ai jamais entendu personne parler ainsi.<\/p>\n

Ils \u00e9taient sortis dans la rue, pleine de clair de lune, qu\u2019elle n\u2019avait pas remarqu\u00e9e. Elle se tut un instant.<\/p>\n

-- Mais savez-vous ce que je ressens, au fond, r\u00e9ellement, \u00e0 la fin de tout ?<\/p>\n

-- Quoi donc ? demanda le Diable.<\/p>\n

Elle leva vers lui les yeux soudain pleins de larmes.<\/p>\n

-- Une grande piti\u00e9 pour vous !...<\/p>\n

Une expression d\u2019angoisse, qu\u2019on n\u2019aurait jamais cru possible, passa sur le visage et dans les yeux de l\u2019homme rouge. Il laissa retomber brusquement le bras qui entourait le sien. Il s\u2019arr\u00eata. Elle fit quelques pas, g\u00ean\u00e9e. Puis elle se retourna, pour dire quelque chose — elle ne savait quoi — afin de s\u2019excuser de la peine qu\u2019elle voyait lui avoir caus\u00e9e.<\/p>\n

Elle demeura stup\u00e9faite. Elle \u00e9tait seule.<\/p>\n

Oui, c\u2019\u00e9tait sa rue, le haut de sa rue, mais au-del\u00e0 d\u2019elle il n\u2019y avait plus personne. Le clair de lune frappait, \u00e9clatant, non pas sur la sortie du funiculaire, mais sur les deux portes ferm\u00e9es de la serrurerie habituelle.<\/p>\n

Non, au-del\u00e0 d\u2019elle, il n\u2019y avait personne. C\u2019\u00e9tait la rue du jour, vue de nuit. Au lieu du soleil, le clair de lune — rien d\u2019autre ; un clair de lune normal, tr\u00e8s lumineux, qui laissait les maisons et les rues dans leur naturel. Le clair de lune de toujours. Elle avan\u00e7a vers sa maison.<\/p>\n

-- Je suis venue avec des gens que je connaissais. Comme ils allaient dans la m\u00eame direction...<\/p>\n

-- Et comment es-tu rentr\u00e9e ? \u00c0 pied ?!<\/p>\n

-- Non. Je suis venue en automobile.<\/p>\n

-- Ah bon ! Je n\u2019ai rien entendu.<\/p>\n

-- Pas jusqu\u2019\u00e0 la porte — dit-elle sans h\u00e9siter. — Ils se sont arr\u00eat\u00e9s au coin de la rue, et j\u2019ai demand\u00e9 qu\u2019ils ne me conduisent pas jusque-l\u00e0, parce que je voulais marcher ce bout de rue sous ce clair de lune si beau. Et il est beau... Je vais me coucher. Bonne nuit...<\/p>\n

Et ce fut en souriant, mais sans lui donner le baiser habituel — que nul, en le donnant, ne sait si c\u2019est coutume ou si c\u2019est baiser. Aucun des deux ne remarqua qu\u2019ils ne s\u2019\u00e9taient pas embrass\u00e9s.<\/p>\n

L\u2019enfant, un gar\u00e7on, qui naquit six mois plus tard, se r\u00e9v\u00e9la, avec le temps, fort intelligent : un talent, peut-\u00eatre un g\u00e9nie, ce qui \u00e9tait peut-\u00eatre vrai, bien que quelques critiques seulement l\u2019affirmassent.<\/p>\n

Un astrologue, qui fit son horoscope, d\u00e9clara qu\u2019il avait le Cancer \u00e0 l\u2019Ascendant, et Saturne comme signe.<\/p>\n

-- Dis-moi, m\u00e8re... On dit que certaines m\u00e9moires maternelles peuvent se transmettre aux enfants. Il y a une chose qui m\u2019appara\u00eet constamment en r\u00eave, et que je ne peux relier \u00e0 rien de ce qui m\u2019est arriv\u00e9. C\u2019est le souvenir d\u2019un \u00e9trange voyage, o\u00f9 surgit un homme v\u00eatu de rouge qui parle beaucoup. D\u2019abord une automobile, puis un train, et dans ce voyage en train on passe sur un pont tr\u00e8s haut, qui semble dominer toute la terre. Ensuite, il y a un ab\u00eeme, et une voix qui dit beaucoup de choses — que si je les comprenais, peut-\u00eatre me diraient-elles la v\u00e9rit\u00e9. Puis on sort \u00e0 la lumi\u00e8re, c\u2019est-\u00e0-dire au clair de lune, comme si l\u2019on sortait d\u2019un souterrain — et c\u2019est exactement ici, au bout de la rue... Ah, et au commencement de tout, il y a une sorte de bal, ou de f\u00eate, o\u00f9 cet homme en rouge appara\u00eet...<\/p>\n

Maria posa sa couture sur ses genoux. Et, se tournant vers son amie Ant\u00f3nia, dit :<\/p>\n

-- Quelle histoire curieuse. Bien s\u00fbr, tout cela des automobiles, des trains et le reste, c\u2019est du r\u00eave ; mais il y a pourtant une part de v\u00e9rit\u00e9... C\u2019\u00e9tait ce bal au Clube Azul, au Carnaval, il y a bien des ann\u00e9es — oui, cinq ou six mois avant qu\u2019il ne naisse. Tu te souviens ? J\u2019ai dans\u00e9 avec un gar\u00e7on d\u00e9guis\u00e9 en M\u00e9phistoph\u00e9l\u00e8s, et ensuite vous m\u2019avez ramen\u00e9e en voiture, et je me suis arr\u00eat\u00e9e au bout de la rue... l\u00e0 m\u00eame o\u00f9 il dit \u00eatre sorti de l\u2019ab\u00eeme.<\/p>\n

-- Oh, ma ch\u00e8re, je m\u2019en souviens parfaitement... Nous voulions t\u2019accompagner jusqu\u2019\u00e0 ta porte, mais tu n\u2019as pas voulu. Tu disais que tu aimais marcher un peu sous la lune.<\/p>\n

-- C\u2019est cela m\u00eame... Mais c\u2019est \u00e9trange, mon fils, que tu sois tomb\u00e9 juste sur des d\u00e9tails que je suis certaine de ne jamais t\u2019avoir racont\u00e9s. Bien s\u00fbr, cela n\u2019a aucune importance... Comme les r\u00eaves sont \u00e9tranges ! Comment peuvent-ils arranger une histoire o\u00f9 se m\u00ealent des choses vraies — que la personne elle-m\u00eame ne pouvait deviner — et tant d\u2019absurdit\u00e9s, comme ce train et ce pont ?<\/p>\n

Ingrate humanit\u00e9 ! Voil\u00e0 comment elle remercia le Diable.<\/p>\n

illustration<\/strong> :Quais de la ville au clair de lune-> City Docks by Moonlight, John Atkinson Grimshaw (1836-1893)<\/p>", "content_text": " **Quelques rep\u00e8res** *A Hora do Diabo est une nouvelle dialogu\u00e9e \u00e9crite vers 1917\u20131918, retrouv\u00e9e dans la fameuse \u00ab arca \u00bb (la malle de Pessoa qui contenait des milliers de feuillets in\u00e9dits).Elle a \u00e9t\u00e9 publi\u00e9e bien plus tard, en 1988, puis reprise dans diff\u00e9rents volumes au Portugal. Le texte met en sc\u00e8ne un narrateur qui croise le Diable sous les traits d\u2019un voyageur \u00e9l\u00e9gant, cultiv\u00e9, qui discourt sur Dieu, la libert\u00e9 et la condition humaine. C\u2019est un texte o\u00f9 Pessoa m\u00e9lange fantaisie narrative, sp\u00e9culation m\u00e9taphysique et ironie subtile, tr\u00e8s proche de ses fragments philosophiques. Dans les \u00e9ditions \u00ab e outros contos \u00bb, le r\u00e9cit est accompagn\u00e9 d\u2019autres textes courts, souvent apocryphes ou attribu\u00e9s \u00e0 des h\u00e9t\u00e9ronymes.* --- L\u2019HEURE DU DIABLE Ils sortirent de la gare et, en arrivant dans la rue, elle eut la stupeur de reconna\u00eetre qu\u2019elle se trouvait d\u00e9j\u00e0 dans sa propre rue, \u00e0 quelques pas de sa maison. Elle s\u2019arr\u00eata net. Puis se retourna, pour partager sa surprise avec son compagnon ; mais derri\u00e8re elle ne venait plus personne. La rue \u00e9tait l\u00e0, lunaire et d\u00e9serte, et il n\u2019y avait nul b\u00e2timent qui p\u00fbt \u00eatre ou para\u00eetre une gare. \u00c9tourdie, somnolente, mais int\u00e9rieurement \u00e9veill\u00e9e et inqui\u00e8te, elle alla jusqu\u2019\u00e0 chez elle. Elle entra, monta l\u2019escalier ; au premier \u00e9tage, elle trouva son mari encore debout. Il lisait dans le bureau, et lorsqu\u2019elle entra, il posa son livre. \u2014 Alors ? demanda-t-il. \u2014 Tout s\u2019est tr\u00e8s bien pass\u00e9. Le bal \u00e9tait tr\u00e8s int\u00e9ressant. \u2014 Et elle ajouta, avant qu\u2019il n\u2019interroge \u2014 Des gens qui \u00e9taient l\u00e0 m\u2019ont ramen\u00e9e en automobile jusqu\u2019au d\u00e9but de la rue. Je n\u2019ai pas voulu qu\u2019ils me d\u00e9posent \u00e0 la porte. Je suis descendue l\u00e0, j\u2019ai insist\u00e9. Ah, comme je suis fatigu\u00e9e ! Et, dans un geste de grand \u00e9puisement, oubliant m\u00eame le baiser, elle alla se coucher. Ses r\u00eaves prirent une tournure \u00e9trange, ponctu\u00e9s de choses inexplicables par aucune exp\u00e9rience connue. En elle flotta le d\u00e9sir de grandeurs immenses, comme si, dans une vie ant\u00e9rieure, elle avait \u00e9t\u00e9 s\u00e9par\u00e9e un jour, par-del\u00e0 toutes les \u00e2ges de la terre. Et elle se vit avancer sur un pont vertigineux, d\u2019o\u00f9 l\u2019on embrassait le monde entier. En bas, \u00e0 une distance plus qu\u2019impossible, brillaient, comme des astres dispers\u00e9s, de grandes taches de lumi\u00e8re : des villes, sans doute, de la terre. Une silhouette v\u00eatue de rouge lui apparut et les lui d\u00e9signa : \u2014 Ce sont les grandes villes du monde. Voici Londres \u2014 et il montra, plus bas, une lueur dans la distance. Voici Berlin \u2014 et il en d\u00e9signa une autre. Et celle-l\u00e0, l\u00e0-bas, c\u2019est Paris. Des taches de lumi\u00e8re dans la nuit, et nous, sur ce pont, nous passons au-dessus, incr\u00e9dules devant le myst\u00e8re et le savoir. \u2014 Quelle chose \u00e0 la fois terrible et magnifique ! Mais qu\u2019est-ce donc, tout cela, l\u00e0 en bas ? \u2014 Ceci, madame, c\u2019est le monde. C\u2019est d\u2019ici que, sur l\u2019ordre de Dieu, j\u2019ai tent\u00e9 son Fils, J\u00e9sus. Mais cela n\u2019a pas march\u00e9, comme je m\u2019y attendais : le Fils \u00e9tait plus initi\u00e9 que le P\u00e8re, et il \u00e9tait en contact direct avec les Sup\u00e9rieurs Inconnus de l\u2019Ordre. Ce fut une \u00e9preuve, comme on dit en langage initiatique, et le Candidat s\u2019en sortit admirablement. \u2014 Je ne comprends pas. C\u2019est bien d\u2019ici, vraiment, que vous avez tent\u00e9 le Christ ? \u2014 Oui. Bien s\u00fbr : l\u00e0 o\u00f9 s\u2019\u00e9tend aujourd\u2019hui une vall\u00e9e immense, se dressait alors une montagne. Les ab\u00eemes ont aussi leur g\u00e9ologie. Ici m\u00eame, o\u00f9 nous sommes, c\u2019\u00e9tait le sommet. Comme je m\u2019en souviens ! Le Fils de l\u2019Homme me repoussa d\u2019au-del\u00e0 de Dieu. J\u2019ai suivi, car c\u2019\u00e9tait mon devoir, le conseil et l\u2019ordre de Dieu : je l\u2019ai tent\u00e9 avec tout ce qui existait. Si j\u2019avais suivi mon propre conseil, je l\u2019aurais tent\u00e9 avec ce qui n\u2019existe pas. Peut-\u00eatre l\u2019histoire du monde en g\u00e9n\u00e9ral, et celle de la religion chr\u00e9tienne en particulier, auraient-elles \u00e9t\u00e9 diff\u00e9rentes. Mais que peuvent-elles contre la force du Destin, supr\u00eame architecte de tous les mondes \u2014 le Dieu qui a cr\u00e9\u00e9 celui-ci, et moi qui, parce que je le nie, le soutiens ? \u2014 Mais comment peut-on soutenir une chose en la niant ? \u2014 C\u2019est la loi de la vie, madame. Le corps vit parce qu\u2019il se d\u00e9sint\u00e8gre, mais sans se d\u00e9sint\u00e9grer tout \u00e0 fait. S\u2019il ne se d\u00e9sagr\u00e9geait pas, seconde apr\u00e8s seconde, il serait un min\u00e9ral. L\u2019\u00e2me vit parce qu\u2019elle est perp\u00e9tuellement tent\u00e9e, m\u00eame si elle r\u00e9siste. Tout vit parce que tout s\u2019oppose \u00e0 quelque chose. Moi, je suis ce \u00e0 quoi tout s\u2019oppose. Mais si je n\u2019existais pas, rien n\u2019existerait, car il n\u2019y aurait rien \u00e0 quoi s\u2019opposer \u2014 comme la colombe de mon disciple Kant qui, volant dans l\u2019air l\u00e9ger, croit qu\u2019elle volerait mieux dans le vide. \u00abLa musique, la clart\u00e9 lunaire et les r\u00eaves sont mes armes magiques. Mais par musique, il ne faut pas entendre seulement celle qu\u2019on joue : aussi celle qui demeure \u00e0 jamais inentendue. Quant au clair de lune, il ne faut pas croire qu\u2019il s\u2019agit seulement de celui qui vient de l\u2019astre et projette aux arbres leurs grands profils ; il est un autre clair de lune, que m\u00eame le soleil n\u2019exclut pas, et qui, en plein jour, obscurcit ce que les choses pr\u00e9tendent \u00eatre. Seuls les r\u00eaves sont toujours ce qu\u2019ils sont. C\u2019est le c\u00f4t\u00e9 de nous o\u00f9 nous naissons, et o\u00f9 nous demeurons toujours naturels et nous-m\u00eames. \u2014 Mais, si le monde est action, comment le r\u00eave peut-il faire partie du monde ? \u2014 Parce que le r\u00eave, madame, est une action devenue id\u00e9e ; et c\u2019est pourquoi il conserve la force du monde tout en rejetant sa mati\u00e8re, qui est d\u2019\u00eatre dans l\u2019espace. N\u2019est-il pas vrai que nous sommes libres en r\u00eave ? \u2014 Oui, mais le r\u00e9veil est si triste... \u2014 Le bon r\u00eaveur ne s\u2019\u00e9veille pas. Moi, je ne me suis jamais \u00e9veill\u00e9. Dieu lui-m\u00eame doute que je dorme \u2014 il me l\u2019a dit un jour... Elle le regarda avec un sursaut et, soudain, ressentit de la peur : une expression surgie du fond de son \u00e2me qu\u2019elle n\u2019avait jamais \u00e9prouv\u00e9e. \u2014 Mais enfin, qui \u00eates-vous ? Pourquoi ce masque ? \u2014 Je r\u00e9ponds, en une seule r\u00e9ponse, \u00e0 vos deux questions : je ne suis pas masqu\u00e9. \u2014 Comment ? \u2014 Madame, je suis le Diable. Oui, je suis le Diable. Mais ne me craignez pas, ne vous effrayez pas. Et dans un \u00e9clair de terreur extr\u00eame, o\u00f9 flottait un plaisir nouveau, elle reconnut soudain que c\u2019\u00e9tait vrai. \u2014 Je suis en effet le Diable. Ne vous alarmez pas, car je suis r\u00e9ellement le Diable, et c\u2019est pourquoi je ne fais pas de mal. Certains de mes imitateurs, sur la terre ou au-dessus, sont dangereux, comme tous les plagiaires, car ils ignorent le secret de ma mani\u00e8re d\u2019\u00eatre. Shakespeare, que j\u2019ai souvent inspir\u00e9, m\u2019a rendu justice : il a dit que j\u2019\u00e9tais un gentleman. Aussi pouvez-vous \u00eatre tranquille. En ma compagnie, vous \u00eates bien. Je suis incapable d\u2019un mot, d\u2019un geste, qui puisse offenser une dame. Quand cela ne serait pas ma nature, Shakespeare m\u2019y contraindrait. Mais, en v\u00e9rit\u00e9, il n\u2019y avait nul besoin. \u00abJe remonte au commencement du monde, et depuis lors j\u2019ai toujours \u00e9t\u00e9 un ironiste. Or, comme vous le savez, les ironistes sont inoffensifs, sauf quand ils pr\u00e9tendent utiliser l\u2019ironie pour insinuer quelque v\u00e9rit\u00e9. Moi, je n\u2019ai jamais voulu dire la v\u00e9rit\u00e9 \u00e0 personne : d\u2019une part parce que cela ne sert \u00e0 rien, d\u2019autre part parce que je ne la connais pas. Mon fr\u00e8re a\u00een\u00e9, Dieu tout-puissant, je crois bien qu\u2019il ne la conna\u00eet pas non plus. Mais ce sont l\u00e0 affaires de famille. \u00abPeut-\u00eatre ne savez-vous pas pourquoi je vous ai men\u00e9e ici, dans ce voyage sans terme r\u00e9el ni but utile. Ce n\u2019\u00e9tait pas, comme vous pouviez le croire, pour vous s\u00e9duire ou vous violenter. Ces choses-l\u00e0 arrivent sur terre, parmi les animaux \u2014 et l\u2019homme en fait partie \u2014 et il para\u00eet qu\u2019elles donnent du plaisir, \u00e0 ce qu\u2019on me dit de l\u00e0-bas, m\u00eame aux victimes. \u00abD\u2019ailleurs, je n\u2019aurais pu. Ces choses appartiennent \u00e0 la terre, parce que les hommes sont des animaux. \u00c0 ma place, dans l\u2019ordre social de l\u2019univers, elles sont impossibles : non parce que la morale y serait meilleure, mais parce que nous, les anges, n\u2019avons pas de sexe \u2014 et c\u2019est l\u00e0, du moins en ce cas, la garantie supr\u00eame. Vous pouvez donc \u00eatre rassur\u00e9e : je ne vous manquerai pas de respect. Je sais bien qu\u2019il existe des irrespects accessoires et vains, comme ceux des romanciers modernes ou ceux de la vieillesse ; mais m\u00eame ceux-l\u00e0 me sont interdits, car mon absence de sexe date du commencement des choses et je n\u2019ai jamais eu \u00e0 y penser. On dit que bien des sorci\u00e8res ont pass\u00e9 des pactes avec moi : c\u2019est faux ; ou alors, c\u2019est que le pacte fut conclu avec l\u2019imagination elle-m\u00eame \u2014 qui, en un sens, c\u2019est moi. \u00abSoyez donc tranquille. Je corromps, c\u2019est vrai, parce que je fais imaginer. Mais Dieu est pire que moi, au moins sur un point : il a cr\u00e9\u00e9 le corps corruptible, bien moins esth\u00e9tique. Les r\u00eaves, eux, ne pourrissent pas. Ils passent. Et c\u2019est mieux ainsi, n\u2019est-ce pas ?\u00bb \u00abC\u2019est ce que signifie l\u2019Arcane XVIII. J\u2019avoue ne pas bien conna\u00eetre le Tarot, car je n\u2019ai jamais r\u00e9ussi \u00e0 en apprendre les secrets, malgr\u00e9 tant de gens qui pr\u00e9tendent le comprendre parfaitement.\u00bb \u2014 Dix-huit ? Mon mari d\u00e9tient le dix-huiti\u00e8me degr\u00e9 de la franc-ma\u00e7onnerie. \u2014 Pas de la franc-ma\u00e7onnerie, non : d\u2019un rite de la franc-ma\u00e7onnerie. Mais, malgr\u00e9 ce qu\u2019on en dit, je n\u2019ai rien \u00e0 voir avec la franc-ma\u00e7onnerie, et encore moins avec ce degr\u00e9. Je parlais de l\u2019Arcane XVIII du Tarot, c\u2019est-\u00e0-dire de la cl\u00e9 de tout l\u2019univers \u2014 dont, d\u2019ailleurs, ma compr\u00e9hension est imparfaite, comme elle l\u2019est de la Kabbale, que les docteurs de la Doctrine Secr\u00e8te connaissent mieux que moi. \u00abMais laissons cela, qui n\u2019est que journalisme. Souvenons-nous que je suis le Diable. Soyons donc diaboliques. Combien de fois avez-vous r\u00eav\u00e9 de moi ?\u00bb \u2014 Que je sache, jamais, r\u00e9pondit Maria en souriant, les yeux grands ouverts fix\u00e9s sur lui. \u2014 Jamais vous n\u2019avez pens\u00e9 au Prince Charmant, \u00e0 l\u2019Homme Parfait, \u00e0 l\u2019amant infini ? Jamais vous n\u2019avez senti, en r\u00eave, pr\u00e8s de vous, celui qui caresse comme nul autre ne caresse, qui vous est v\u00f4tre comme s\u2019il vous incluait en lui, qui est \u00e0 la fois le p\u00e8re, l\u2019\u00e9poux et le fils, dans une triple sensation qui n\u2019en fait qu\u2019une ? \u2014 Bien que je ne comprenne pas tout \u00e0 fait, oui, je crois avoir pens\u00e9 ainsi et ressenti cela. Il est un peu difficile de l\u2019avouer, vous savez ? \u2014 C\u2019\u00e9tait moi, toujours moi, la Serpent, le r\u00f4le qui m\u2019a \u00e9t\u00e9 donn\u00e9 depuis le commencement du monde. Je dois sans cesse tenter, mais \u2014 qu\u2019on s\u2019entende \u2014 dans un sens figur\u00e9, frustrant, car il n\u2019y a aucun int\u00e9r\u00eat \u00e0 tenter utilement. \u00abCe furent les Grecs qui, en interposant la Balance, firent onze les dix signes primitifs du Zodiaque. Ce fut la Serpent qui, par l\u2019interposition de la critique, fit v\u00e9ritablement douze la d\u00e9cennie primitive. \u2014 En v\u00e9rit\u00e9, je n\u2019y comprends rien. \u2014 Vous ne comprenez pas : \u00e9coutez. D\u2019autres comprendront. Mes meilleures cr\u00e9ations sont le clair de lune et l\u2019ironie. \u2014 Ce ne sont pas des choses tr\u00e8s semblables... \u2014 Non, car je ne me ressemble pas \u00e0 moi-m\u00eame. Ce vice est ma vertu. Voil\u00e0 pourquoi je suis le Diable. \u2014 Et comment vous sentez-vous ? \u2014 Fatigu\u00e9, surtout fatigu\u00e9. Fatigu\u00e9 des astres et des lois, et avec un peu l\u2019envie de rester hors de l\u2019univers et de me recr\u00e9er s\u00e9rieusement avec rien. \u00c0 pr\u00e9sent il n\u2019y a ni vide ni absence de raison ; et moi je me souviens de choses anciennes \u2014 oui, tr\u00e8s anciennes \u2014 des royaumes d\u2019Adam, avant Isra\u00ebl. De ceux-l\u00e0 j\u2019\u00e9tais destin\u00e9 \u00e0 \u00eatre roi, et aujourd\u2019hui je suis en exil de ce que je n\u2019ai pas eu. \u00abJe n\u2019ai jamais eu d\u2019enfance, ni d\u2019adolescence, ni par cons\u00e9quent d\u2019\u00e2ge viril auquel parvenir. Je suis le n\u00e9gatif absolu, l\u2019incarnation du n\u00e9ant. Ce qu\u2019on d\u00e9sire et qu\u2019on ne peut obtenir, ce qu\u2019on r\u00eave parce que cela ne peut exister \u2014 c\u2019est l\u00e0 mon royaume vide et c\u2019est l\u00e0 qu\u2019est assis le tr\u00f4ne qui ne m\u2019a pas \u00e9t\u00e9 donn\u00e9. Ce qui aurait pu \u00eatre, ce qui aurait d\u00fb exister, ce que la Loi ou la Fortune n\u2019ont pas accord\u00e9, je l\u2019ai jet\u00e9 \u00e0 pleines mains dans l\u2019\u00e2me de l\u2019homme, et elle s\u2019est troubl\u00e9e de sentir la vie vive de ce qui n\u2019existe pas. Je suis l\u2019oubli de tous les devoirs, l\u2019h\u00e9sitation de toutes les intentions. Les tristes et les fatigu\u00e9s de la vie, quand l\u2019illusion est tomb\u00e9e, l\u00e8vent les yeux vers moi, car moi aussi, \u00e0 ma mani\u00e8re, je suis l\u2019\u00c9toile Brillante du Matin. Et il y a si longtemps que je le suis ! \u00abL\u2019humanit\u00e9 est pa\u00efenne. Jamais aucune religion ne l\u2019a p\u00e9n\u00e9tr\u00e9e. Dans l\u2019\u00e2me de l\u2019homme ordinaire n\u2019existe pas le pouvoir de croire \u00e0 la survie de cette \u00e2me elle-m\u00eame. L\u2019homme est un animal qui s\u2019\u00e9veille sans savoir o\u00f9 ni pourquoi. Quand il adore les Dieux, il les adore comme des sortil\u00e8ges.\u00bb Votre religion est une sorcellerie. Ainsi fut-elle, ainsi est-elle, et ainsi sera-t-elle. Les religions ne sont rien d\u2019autre que ce qui d\u00e9borde des myst\u00e8res dans la profanit\u00e9 \u2014 et que celle-ci ne peut comprendre, car, par nature, elle n\u2019en a pas le pouvoir. \u00abLes religions sont des symboles, et les hommes prennent les symboles, non comme des vies (ce qu\u2019ils sont), mais comme des choses (ce qu\u2019ils ne peuvent \u00eatre). Ils sacrifient \u00e0 Jupiter comme s\u2019il existait, jamais comme s\u2019il vivait. Quand on renverse du sel, on en jette une pinc\u00e9e, de la main droite, par-dessus l\u2019\u00e9paule gauche. Quand on offense Dieu, on r\u00e9cite quelques Pater Noster. L\u2019\u00e2me demeure pa\u00efenne, et Dieu reste \u00e0 exhumer. Seuls les rares ont pos\u00e9 sur son tombeau l\u2019acacia \u2014 la plante immortelle \u2014 pour qu\u2019il s\u2019en rel\u00e8ve le moment venu. Mais ceux-l\u00e0, parce qu\u2019ils ont bien cherch\u00e9, furent \u00e9lus pour le trouver. \u00abL\u2019homme ne diff\u00e8re de l\u2019animal qu\u2019en sachant qu\u2019il ne l\u2019est pas. C\u2019est la premi\u00e8re lumi\u00e8re, qui n\u2019est rien d\u2019autre qu\u2019une t\u00e9n\u00e8bre visible. C\u2019est le commencement, car voir la t\u00e9n\u00e8bre, c\u2019est en poss\u00e9der la lumi\u00e8re. C\u2019est la fin, car c\u2019est savoir, par la vue, qu\u2019on est n\u00e9 aveugle. Ainsi l\u2019animal devient homme par l\u2019ignorance qui na\u00eet en lui. \u00abCe sont des \u00e8res sur des \u00e8res, des temps derri\u00e8re des temps, et il n\u2019y a jamais que ce cercle dont la v\u00e9rit\u00e9 r\u00e9side au point du centre. \u00abLe principe de la science, c\u2019est de savoir que nous ignorons. Le Monde \u2014 c\u2019est l\u00e0 o\u00f9 nous sommes ; la Chair \u2014 c\u2019est ce que nous sommes ; le Diable \u2014 c\u2019est ce que nous d\u00e9sirons. Ces trois, \u00e0 l\u2019Heure Haute, ont tu\u00e9 le Ma\u00eetre que nous aurions pu devenir. Et le secret qu\u2019il d\u00e9tenait, pour que nous nous convertissions en lui, ce secret fut perdu.\u00bb \u00abMoi aussi, madame, je suis l\u2019\u00c9toile Brillante du Matin. Je l\u2019\u00e9tais avant que Jean ne parle, car il existe des atomes avant les atomes, et des myst\u00e8res ant\u00e9rieurs \u00e0 tous les myst\u00e8res. Je souris lorsqu\u2019on croit (et que je crois moi-m\u00eame) que je suis V\u00e9nus dans un autre syst\u00e8me de symboles. Mais qu\u2019importe ? Tout cet univers, avec son Dieu et son Diable, avec les hommes et les choses qu\u2019ils voient, est un hi\u00e9roglyphe \u00e9ternellement \u00e0 d\u00e9chiffrer. Je suis, par office, Ma\u00eetre de Magie : et pourtant je ne sais pas ce qu\u2019elle est. \u00abLa plus haute initiation s\u2019ach\u00e8ve par la question incarn\u00e9e de savoir s\u2019il existe quoi que ce soit. Le plus haut amour est un grand sommeil, comme celui dans lequel nous nous aimons en dormant. Moi-m\u00eame, qui devrais \u00eatre un haut initi\u00e9, je demande parfois \u00e0 ce qu\u2019il y a en moi d\u2019au-del\u00e0 de Dieu si tous ces dieux et tous ces astres ne sont pas autre chose que des sommeils d\u2019eux-m\u00eames, d\u2019immenses oublis de l\u2019ab\u00eeme. \u00abNe soyez pas surprise que je parle ainsi. Je suis naturellement po\u00e8te, car je suis la v\u00e9rit\u00e9 parlant par erreur ; et toute ma vie, en fin de compte, est un syst\u00e8me particulier de morale, voil\u00e9 en all\u00e9gorie et illustr\u00e9 par des symboles. \u2014 Non, dit-elle en riant, il doit bien exister une religion v\u00e9ritable\u2026 Oui \u2014 ajouta-t-elle en riant davantage \u2014 ou bien elles sont toutes fausses. \u2014 Madame, toutes les religions sont vraies, si oppos\u00e9es qu\u2019elles paraissent. Elles sont des symboles diff\u00e9rents de la m\u00eame r\u00e9alit\u00e9, comme une m\u00eame phrase dite dans plusieurs langues ; si bien que ceux qui prononcent la m\u00eame chose de fa\u00e7on diff\u00e9rente ne se comprennent pas entre eux. Quand un pa\u00efen dit Jupiter et qu\u2019un chr\u00e9tien dit Dieu, ils mettent la m\u00eame \u00e9motion en des termes diff\u00e9rents de l\u2019intelligence : ils pensent diff\u00e9remment une m\u00eame intuition. \u00abLe repos d\u2019un chat au soleil est la m\u00eame chose que la lecture d\u2019un livre. Un sauvage contemple l\u2019orage comme un Juif regarde J\u00e9hovah ; un sauvage regarde le soleil comme un chr\u00e9tien contemple le Christ. Et pourquoi, madame ? Parce que \u201ctonnerre\u201d et \u201cJ\u00e9hovah\u201d, \u201csoleil\u201d et \u201cchr\u00e9tien\u201d, sont des symboles divers d\u2019une m\u00eame chose. \u00abNous vivons dans ce monde de symboles, dans le m\u00eame temple clair et obscure t\u00e9n\u00e8bre visible, pour ainsi dire ; et chaque symbole est une v\u00e9rit\u00e9 qui se substitue \u00e0 la v\u00e9rit\u00e9, jusqu\u2019\u00e0 ce que le temps et les circonstances restituent la v\u00e9ritable \u00bb \u00abJe corromps, mais j\u2019\u00e9claire. Je suis l\u2019\u00c9toile Brillante du matin \u2014 expression, soit dit en passant, qui fut d\u00e9j\u00e0 appliqu\u00e9e deux fois, non sans raison ni discernement, \u00e0 un autre que moi.\u00bb \u2014 Mon mari m\u2019a dit un jour que le Christ \u00e9tait le symbole du soleil... \u2014 Oui, madame. Et pourquoi ne serait-il pas tout aussi vrai de dire que le soleil est le symbole du Christ ? \u2014 Mais vous renversez tout... \u2014 C\u2019est mon devoir, madame. Ne suis-je pas, comme l\u2019a dit Goethe, non pas l\u2019esprit qui nie, mais l\u2019esprit qui contredit ? \u2014 Contredire est vilain... \u2014 Contredire les actes, oui... Contredire les id\u00e9es, non. \u2014 Pourquoi donc ? \u2014 Parce que contredire les actes, si mauvais qu\u2019ils soient, c\u2019est g\u00eaner la rotation du monde, qui est action. Mais contredire les id\u00e9es, c\u2019est les laisser nous quitter, et nous faire tomber dans le d\u00e9senchantement, puis dans le r\u00eave, et par l\u00e0 appartenir au monde. \u00abIl existe, madame, \u00e0 propos de ce qui se passe dans ce monde, trois th\u00e9ories distinctes : que tout est l\u2019\u0153uvre du Hasard ; que tout est l\u2019\u0153uvre de Dieu ; et que tout est l\u2019\u0153uvre de plusieurs causes, combin\u00e9es ou entrem\u00eal\u00e9es. Nous pensons, en g\u00e9n\u00e9ral, selon notre sensibilit\u00e9, et pour cela tout se transforme pour nous en un probl\u00e8me de bien et de mal. Depuis longtemps, je subis de grandes calomnies \u00e0 cause de cette interpr\u00e9tation. Il ne semble \u00eatre venu \u00e0 l\u2019esprit de personne que les relations entre les choses \u2014 supposant qu\u2019il y ait choses et relations \u2014 sont trop complexes pour qu\u2019aucun dieu ni aucun diable ne les explique, ni m\u00eame les deux ensemble. \u00abJe suis le ma\u00eetre lunaire de tous les r\u00eaves, le musicien solennel de tous les silences. Vous souvenez-vous de ce que vous avez pens\u00e9, seule, devant un grand paysage de for\u00eats baign\u00e9es de clair de lune ? Vous ne vous en souvenez pas, car vous pensiez \u00e0 moi \u2014 et je dois vous le dire : je n\u2019existe pas vraiment. Si quelque chose existe, je ne le sais pas. \u00abLes aspirations vagues, les d\u00e9sirs futiles, les lassitudes du commun, m\u00eame quand on aime, les ennuis de ce qui n\u2019ennuie pas \u2014 tout cela est mon \u0153uvre, n\u00e9e lorsque, allong\u00e9 sur les rives des grands fleuves de l\u2019ab\u00eeme, je me dis que je ne sais rien, moi non plus. Alors ma pens\u00e9e descend, effluve vague, dans l\u2019\u00e2me des hommes, et ils se sentent diff\u00e9rents d\u2019eux-m\u00eames. \u00abJe suis l\u2019\u00c9ternel Diff\u00e9rent, l\u2019\u00c9ternel Ajourn\u00e9, le Superflu de l\u2019Ab\u00eeme. Je suis rest\u00e9 hors de la Cr\u00e9ation. Je suis le Dieu des mondes qui existaient avant le Monde, les rois d\u2019Adam qui r\u00e9gn\u00e8rent mal avant Isra\u00ebl. Ma pr\u00e9sence dans cet univers est celle d\u2019un convive non invit\u00e9. J\u2019apporte avec moi la m\u00e9moire des choses qui n\u2019ont pas \u00e9t\u00e9, mais qui auraient pu \u00eatre. (Alors face ne voyait pas face, et il n\u2019y avait pas d\u2019\u00e9quilibre.) \u00abLa v\u00e9rit\u00e9, cependant, c\u2019est que je n\u2019existe pas \u2014 ni moi, ni rien d\u2019autre. Tout cet univers, et tous les autres univers, avec leurs divers cr\u00e9ateurs et leurs divers Satans plus ou moins parfaits et aguerris, sont des vides dans le vide, des riens qui tournent, satellites, dans l\u2019orbite inutile du n\u00e9ant. \u00abTout cela, je ne le dis pas pour vous, mais pour votre fils... \u2014 Je n\u2019ai pas d\u2019enfant... Enfin, je dois en avoir un dans six mois, si Dieu le veut... \u2014 C\u2019est \u00e0 lui que je parle... Dans six mois ? Six mois de quoi ? \u2014 De quoi ?! Six mois... \u2014 Six mois solaires ? Ah, oui. Mais la grossesse se compte en mois lunaires, et moi je ne peux compter qu\u2019en mois de Lune, car elle est ma fille \u2014 c\u2019est-\u00e0-dire mon visage refl\u00e9t\u00e9 dans les eaux du chaos. Avec la grossesse et toutes les salet\u00e9s de la terre je n\u2019ai rien \u00e0 voir, et je ne sais par quelle fantaisie on a choisi de mesurer ces choses selon les lois de la lune que j\u2019ai fournies. Pourquoi n\u2019ont-ils pas trouv\u00e9 une autre mesure ? \u00c0 quoi bon l\u2019Omnipotent avait-il besoin de mon travail ?\u00bb \u00abDepuis le commencement du monde on m\u2019insulte et l\u2019on me calomnie. M\u00eame les po\u00e8tes \u2014 mes amis naturels \u2014 qui m\u2019ont d\u00e9fendu ne l\u2019ont pas bien fait. Un Anglais nomm\u00e9 Milton m\u2019a fait perdre, avec quelques compagnons, une bataille ind\u00e9finie qui n\u2019eut jamais lieu. L\u2019autre, l\u2019Allemand Goethe, m\u2019a donn\u00e9 le r\u00f4le d\u2019un entremetteur dans une trag\u00e9die de village. Mais je ne suis pas ce qu\u2019on pense. Les \u00c9glises m\u2019abominent. Les croyants tremblent \u00e0 mon nom. Pourtant, que cela leur plaise ou non, j\u2019ai un r\u00f4le dans le monde. Je ne suis ni le r\u00e9volt\u00e9 contre Dieu, ni l\u2019esprit qui nie. Je suis le Dieu de l\u2019Imagination, perdu parce que je ne cr\u00e9e pas. C\u2019est par moi que, dans ton enfance, tu r\u00eavais ces r\u00eaves qui sont des jouets ; c\u2019est par moi que, devenue femme, tu as senti la nuit t\u2019enlacer des princes et des dominateurs cach\u00e9s au fond des songes. Je suis l\u2019Esprit qui cr\u00e9e sans cr\u00e9er, dont la voix est une fum\u00e9e et l\u2019\u00e2me une erreur. Dieu m\u2019a fait pour que je l\u2019imite la nuit. Il est le Soleil, je suis la Lune. Ma lumi\u00e8re plane sur tout ce qui est futile ou d\u00e9fait : feux-follets, berges de rivi\u00e8res, mar\u00e9cages et ombres. \u00abQuelle main d\u2019homme s\u2019est pos\u00e9e sur tes seins, qui f\u00fbt la mienne ? Quel baiser t\u2019a \u00e9t\u00e9 donn\u00e9 qui f\u00fbt \u00e9gal au mien ? Quand, dans les grandes apr\u00e8s-midis br\u00fblantes, tu r\u00eavais \u00e0 tel point que tu r\u00eavais de r\u00eaver, n\u2019as-tu pas vu passer, au fond de tes songes, une figure voil\u00e9e, rapide, qui t\u2019aurait donn\u00e9e toute la f\u00e9licit\u00e9, qui t\u2019aurait embrass\u00e9e ind\u00e9finiment ? C\u2019\u00e9tait moi. C\u2019est moi. Je suis celui que tu as toujours cherch\u00e9 et que tu ne pourras jamais trouver. Peut-\u00eatre, au fond de l\u2019ab\u00eeme, Dieu lui-m\u00eame me cherche-t-il pour que je le compl\u00e8te. Mais la mal\u00e9diction du Dieu plus ancien \u2014 le Saturne de J\u00e9hovah \u2014 plane sur lui et sur moi, nous s\u00e9pare alors qu\u2019elle aurait d\u00fb nous unir, afin que la vie et ce que nous en d\u00e9sirons ne fussent qu\u2019une seule et m\u00eame chose. \u00abL\u2019anneau que tu portes et ch\u00e9ris, la joie d\u2019une pens\u00e9e vague, ce sentiment d\u2019\u00eatre belle dans le miroir o\u00f9 tu te regardes \u2014 ne t\u2019y trompe pas : ce n\u2019est pas toi, c\u2019est moi. C\u2019est moi qui noue \u00e0 merveille tous les liens dont les choses se parent, qui dispose avec justesse les couleurs dont elles s\u2019ornent. De tout ce qui ne vaut pas la peine d\u2019\u00eatre, je fais mon domaine et mon empire \u2014 seigneur absolu de l\u2019interstice et de l\u2019entre-deux, de ce qui, dans la vie, n\u2019est pas la vie. Comme la nuit est mon royaume, le r\u00eave est mon domaine. Ce qui n\u2019a ni poids ni mesure m\u2019appartient.\u00bb \u00abLes probl\u00e8mes qui tourmentent les hommes sont les m\u00eames que ceux qui tourmentent les dieux. Ce qui est en bas est comme ce qui est en haut, dit Herm\u00e8s trois fois \u00e0 Maxime, qui, comme tous les fondateurs de religions, se souvint de tout, sauf d\u2019exister. Combien de fois Dieu m\u2019a-t-il dit, citant Antero de Quental : \u201cH\u00e9las ! Et qui suis-je ?\u201d \u00abTout est symbole et retardement, et nous, qui sommes dieux, nous n\u2019avons qu\u2019un degr\u00e9 de plus dans un Ordre dont nous ne connaissons pas les Sup\u00e9rieurs Inconnus. Dieu est le second dans l\u2019Ordre manifeste, et il ne me dit pas qui est le Chef de l\u2019Ordre, le seul \u00e0 conna\u00eetre \u2014 s\u2019il les conna\u00eet \u2014 les Chefs Secrets. Combien de fois Dieu m\u2019a-t-il dit : \u201cMon fr\u00e8re, je ne sais pas qui je suis.\u201d \u00abVous avez l\u2019avantage d\u2019\u00eatre humains, et parfois, du fond de ma lassitude de tous les ab\u00eemes, je crois qu\u2019il vaut mieux la paix d\u2019une soir\u00e9e de famille au coin du feu que toute cette m\u00e9taphysique des myst\u00e8res \u00e0 laquelle nous, dieux et anges, sommes condamn\u00e9s par substance. Quand je me penche sur le monde, j\u2019aper\u00e7ois au loin, partant du port ou y revenant, les voiles des barques de p\u00eacheurs, et mon c\u0153ur a des nostalgies imaginaires de la terre o\u00f9 je ne suis jamais all\u00e9. Heureux ceux qui dorment, dans leur vie animale, un syst\u00e8me d\u2019\u00e2me voil\u00e9 en po\u00e9sie et illustr\u00e9 par des mots.\u00bb \u2014 Cette conversation a \u00e9t\u00e9 des plus int\u00e9ressantes... \u2014 Cette conversation, madame ? Mais cette conversation, bien qu\u2019elle soit peut-\u00eatre le fait le plus important de votre vie, n\u2019a jamais eu lieu en v\u00e9rit\u00e9. D\u2019abord, vous le savez : je n\u2019existe pas. Ensuite, comme s\u2019accordent \u00e0 le dire les th\u00e9ologiens qui m\u2019appellent Diable et les libres penseurs qui m\u2019appellent R\u00e9action, aucune de mes paroles ne peut avoir d\u2019int\u00e9r\u00eat. Je suis un pauvre mythe, madame, et, ce qui est pire, un mythe inoffensif. Il me console seulement que l\u2019univers \u2014 oui, cet amas de formes et de vies \u2014 soit lui aussi un mythe. \u00abOn me dit que toutes ces choses peuvent \u00eatre \u00e9claircies \u00e0 la lumi\u00e8re de la Kabbale et de la philosophie, mais ce sont l\u00e0 mati\u00e8res dont je ne sais rien. Et Dieu, \u00e0 qui j\u2019en parlai un jour, m\u2019avoua qu\u2019il ne les comprenait pas bien non plus, car elles appartiennent exclusivement, dans leurs arcanes, aux grands initi\u00e9s de la Terre \u2014 lesquels, \u00e0 en croire les livres et les journaux, abondent et ont toujours abond\u00e9. \u00abIci, dans ces sph\u00e8res sup\u00e9rieures d\u2019o\u00f9 fut cr\u00e9\u00e9 et transform\u00e9 le monde, nous, pour vous dire la v\u00e9rit\u00e9, nous ne comprenons rien. Je me penche parfois sur la vaste terre, couch\u00e9 sur le rebord de mon plateau \u2014 ce plateau de la Montagne d\u2019H\u00e9redom, comme je l\u2019ai entendu nommer \u2014 et chaque fois je vois na\u00eetre de nouvelles religions, de nouvelles grandes initiations, de nouvelles formes, toutes contradictoires, de la v\u00e9rit\u00e9 \u00e9ternelle, que Dieu lui-m\u00eame ignore. \u00abJe vous avoue que je suis las de l\u2019Univers. Dieu autant que moi aimerions dormir d\u2019un sommeil qui nous lib\u00e9r\u00e2t des charges transcendantes o\u00f9, sans savoir comment, nous avons \u00e9t\u00e9 investis. Tout est infiniment plus myst\u00e9rieux qu\u2019on ne le croit, et tout cela \u2014 Dieu, l\u2019univers et moi \u2014 n\u2019est qu\u2019un recoin mensonger de la v\u00e9rit\u00e9 inaccessible.\u00bb \u2014 Vous n\u2019imaginez pas combien j\u2019ai appr\u00e9ci\u00e9 votre conversation. Je n\u2019ai jamais entendu personne parler ainsi. Ils \u00e9taient sortis dans la rue, pleine de clair de lune, qu\u2019elle n\u2019avait pas remarqu\u00e9e. Elle se tut un instant. \u2014 Mais savez-vous ce que je ressens, au fond, r\u00e9ellement, \u00e0 la fin de tout ? \u2014 Quoi donc ? demanda le Diable. Elle leva vers lui les yeux soudain pleins de larmes. \u2014 Une grande piti\u00e9 pour vous !... Une expression d\u2019angoisse, qu\u2019on n\u2019aurait jamais cru possible, passa sur le visage et dans les yeux de l\u2019homme rouge. Il laissa retomber brusquement le bras qui entourait le sien. Il s\u2019arr\u00eata. Elle fit quelques pas, g\u00ean\u00e9e. Puis elle se retourna, pour dire quelque chose \u2014 elle ne savait quoi \u2014 afin de s\u2019excuser de la peine qu\u2019elle voyait lui avoir caus\u00e9e. Elle demeura stup\u00e9faite. Elle \u00e9tait seule. Oui, c\u2019\u00e9tait sa rue, le haut de sa rue, mais au-del\u00e0 d\u2019elle il n\u2019y avait plus personne. Le clair de lune frappait, \u00e9clatant, non pas sur la sortie du funiculaire, mais sur les deux portes ferm\u00e9es de la serrurerie habituelle. Non, au-del\u00e0 d\u2019elle, il n\u2019y avait personne. C\u2019\u00e9tait la rue du jour, vue de nuit. Au lieu du soleil, le clair de lune \u2014 rien d\u2019autre ; un clair de lune normal, tr\u00e8s lumineux, qui laissait les maisons et les rues dans leur naturel. Le clair de lune de toujours. Elle avan\u00e7a vers sa maison. \u2014 Je suis venue avec des gens que je connaissais. Comme ils allaient dans la m\u00eame direction... \u2014 Et comment es-tu rentr\u00e9e ? \u00c0 pied ?! \u2014 Non. Je suis venue en automobile. \u2014 Ah bon ! Je n\u2019ai rien entendu. \u2014 Pas jusqu\u2019\u00e0 la porte \u2014 dit-elle sans h\u00e9siter. \u2014 Ils se sont arr\u00eat\u00e9s au coin de la rue, et j\u2019ai demand\u00e9 qu\u2019ils ne me conduisent pas jusque-l\u00e0, parce que je voulais marcher ce bout de rue sous ce clair de lune si beau. Et il est beau... Je vais me coucher. Bonne nuit... Et ce fut en souriant, mais sans lui donner le baiser habituel \u2014 que nul, en le donnant, ne sait si c\u2019est coutume ou si c\u2019est baiser. Aucun des deux ne remarqua qu\u2019ils ne s\u2019\u00e9taient pas embrass\u00e9s. L\u2019enfant, un gar\u00e7on, qui naquit six mois plus tard, se r\u00e9v\u00e9la, avec le temps, fort intelligent : un talent, peut-\u00eatre un g\u00e9nie, ce qui \u00e9tait peut-\u00eatre vrai, bien que quelques critiques seulement l\u2019affirmassent. Un astrologue, qui fit son horoscope, d\u00e9clara qu\u2019il avait le Cancer \u00e0 l\u2019Ascendant, et Saturne comme signe. \u2014 Dis-moi, m\u00e8re... On dit que certaines m\u00e9moires maternelles peuvent se transmettre aux enfants. Il y a une chose qui m\u2019appara\u00eet constamment en r\u00eave, et que je ne peux relier \u00e0 rien de ce qui m\u2019est arriv\u00e9. C\u2019est le souvenir d\u2019un \u00e9trange voyage, o\u00f9 surgit un homme v\u00eatu de rouge qui parle beaucoup. D\u2019abord une automobile, puis un train, et dans ce voyage en train on passe sur un pont tr\u00e8s haut, qui semble dominer toute la terre. Ensuite, il y a un ab\u00eeme, et une voix qui dit beaucoup de choses \u2014 que si je les comprenais, peut-\u00eatre me diraient-elles la v\u00e9rit\u00e9. Puis on sort \u00e0 la lumi\u00e8re, c\u2019est-\u00e0-dire au clair de lune, comme si l\u2019on sortait d\u2019un souterrain \u2014 et c\u2019est exactement ici, au bout de la rue... Ah, et au commencement de tout, il y a une sorte de bal, ou de f\u00eate, o\u00f9 cet homme en rouge appara\u00eet... Maria posa sa couture sur ses genoux. Et, se tournant vers son amie Ant\u00f3nia, dit : \u2014 Quelle histoire curieuse. Bien s\u00fbr, tout cela des automobiles, des trains et le reste, c\u2019est du r\u00eave ; mais il y a pourtant une part de v\u00e9rit\u00e9... C\u2019\u00e9tait ce bal au Clube Azul, au Carnaval, il y a bien des ann\u00e9es \u2014 oui, cinq ou six mois avant qu\u2019il ne naisse. Tu te souviens ? J\u2019ai dans\u00e9 avec un gar\u00e7on d\u00e9guis\u00e9 en M\u00e9phistoph\u00e9l\u00e8s, et ensuite vous m\u2019avez ramen\u00e9e en voiture, et je me suis arr\u00eat\u00e9e au bout de la rue... l\u00e0 m\u00eame o\u00f9 il dit \u00eatre sorti de l\u2019ab\u00eeme. \u2014 Oh, ma ch\u00e8re, je m\u2019en souviens parfaitement... Nous voulions t\u2019accompagner jusqu\u2019\u00e0 ta porte, mais tu n\u2019as pas voulu. Tu disais que tu aimais marcher un peu sous la lune. \u2014 C\u2019est cela m\u00eame... Mais c\u2019est \u00e9trange, mon fils, que tu sois tomb\u00e9 juste sur des d\u00e9tails que je suis certaine de ne jamais t\u2019avoir racont\u00e9s. Bien s\u00fbr, cela n\u2019a aucune importance... Comme les r\u00eaves sont \u00e9tranges ! Comment peuvent-ils arranger une histoire o\u00f9 se m\u00ealent des choses vraies \u2014 que la personne elle-m\u00eame ne pouvait deviner \u2014 et tant d\u2019absurdit\u00e9s, comme ce train et ce pont ? Ingrate humanit\u00e9 ! Voil\u00e0 comment elle remercia le Diable. **illustration** :Quais de la ville au clair de lune-> City Docks by Moonlight, John Atkinson Grimshaw (1836-1893) ", "image": "https:\/\/ledibbouk.net\/IMG\/logo\/john_atkinson_grimshaw_-_city_docks_by_moonlight_-__meisterdrucke-820000_.jpg?1757570116", "tags": ["Auteurs litt\u00e9raires", "documentation", "dispositif"] } ,{ "id": "https:\/\/ledibbouk.net\/the-star-treader.html", "url": "https:\/\/ledibbouk.net\/the-star-treader.html", "title": "The Star-Treader", "date_published": "2025-09-10T20:34:43Z", "date_modified": "2025-09-10T20:41:33Z", "author": {"name": "Patrick Blanchon"}, "content_html": "

LE MARCHEUR D’\u00c9TOILE\nPo\u00e8me de Clark Ashton Smith 1912 faisant partie de son premier recueil publi\u00e9 \u00e0 19ans.<\/p>\n

I<\/p>\n

Une voix m\u2019a cri\u00e9 dans une aube de songes :\n« H\u00e2te-toi : les toiles de la mort et de la naissance sont balay\u00e9es, et tous les fils de la terre s\u2019usent jusqu\u2019\u00e0 la rupture ; vers l\u2019espace resplendit ton antique chemin des soleils, dont la flamme fait partie de toi ; et des ab\u00eemes s\u2019\u00e9tendent, immuables, dont l\u2019immensit\u00e9 se d\u00e9ploie \u00e0 travers tout le myst\u00e8re de ton esprit. Va, et foule sans crainte l\u2019embrasement des \u00e9toiles o\u00f9 tu passas jadis ; perce sans effroi chaque immensit\u00e9 dont la vastitude ne t\u2019\u00e9crasa point autrefois. Une main brise les cha\u00eenes du Temps, une main repousse la porte des ann\u00e9es ; maintenant tombent les liens terrestres de la joie et des larmes, et le r\u00eave resserr\u00e9 s\u2019ouvre sur l\u2019espace sublime. »<\/p>\n

II<\/p>\n

Qui chevauche un r\u00eave — quelle main l\u2019arr\u00eatera ? Quel \u0153il pourra noter, ou mesurer, sa course vou\u00e9e \u00e0 son but, le fil et le tissage de sa voie ? Il m\u2019arracha au monde qui me serrait, et m\u2019entra\u00eena par-del\u00e0 le seuil du Sens. Mon \u00e2me fut projet\u00e9e, suspendue, emport\u00e9e en tournoiement, telle une plan\u00e8te encha\u00een\u00e9e et lanc\u00e9e par la foudre solaire, tendue et farouche. Rapide comme les rayons propag\u00e9s qui jaillissent de soleils disjoints dans une nuit o\u00f9 nul astre n\u2019\u00e9claire, le r\u00eave ail\u00e9 accomplit sa trajectoire. A travers des ann\u00e9es renvers\u00e9es puis rallum\u00e9es, je suivis cette cha\u00eene infinie o\u00f9 les soleils sont des maillons de lumi\u00e8re ; je retra\u00e7ai, \u00e0 travers des sph\u00e8res lin\u00e9aires et ordonn\u00e9es, l\u2019entrelacs des fils du temps en une trame de midi et de nuit. A travers \u00e9toiles et ab\u00eemes je vis le r\u00eave se d\u00e9rouler, ces plis qui composent le v\u00eatement de l\u2019\u00e2me.<\/p>\n

III<\/p>\n

Aurores enflamm\u00e9es de m\u00e9moire, chaque soleil avait l\u2019\u00e9clat pour rallumer une chambre close, d\u00e9laiss\u00e9e et obscurcie dans l\u2019immensit\u00e9 de l\u2019\u00e2me. Leurs signes \u00e9trangers brill\u00e8rent et s\u2019illumin\u00e8rent ; je compris ce que chacun avait inscrit sur le parchemin de mon esprit. De nouveau je rev\u00eatis mes vies anciennes, et reconnus la libert\u00e9 et les entraves qui avaient form\u00e9 et marqu\u00e9 mon \u00e2me.<\/p>\n

IV<\/p>\n

Je plongeai dans chaque esprit oubli\u00e9, les unit\u00e9s qui m\u2019avaient b\u00e2ti, dont les profondeurs \u00e9taient jadis aveugles et informes comme l\u2019infini — retrouvant chacun de mes mondes anciens, de plan\u00e8te en plan\u00e8te emport\u00e9 \u00e0 travers les gouffres qui s\u00e9parent puissamment, semblables \u00e0 un sommeil entre deux vies. J\u2019en trouvai un, o\u00f9 les \u00e2mes demeurent comme des souffles reposant sur une rose ; elles y rampent pour d\u00e9lier tout fardeau de vieux chagrins. Et j\u2019en connus un, o\u00f9 la trame de douleur se tisse dans l\u2019habit de l\u2019\u00e2me ; et un autre encore, o\u00f9 d\u2019une beaut\u00e9 nouvelle se renforce la cha\u00eene ancienne de la Beaut\u00e9 — douce comme un son, aigu\u00eb comme le feu — dans une lumi\u00e8re qu\u2019aucune obscurit\u00e9 ne peut abattre.<\/p>\n

V<\/p>\n

L\u00e0 o\u00f9 nul r\u00eave terrestre n\u2019avait jamais foul\u00e9, ma vision entra sans crainte, et la Vie d\u00e9ploya devant moi ses royaumes cach\u00e9s, comme \u00e0 un dieu curieux. L\u00e0 o\u00f9 des soleils color\u00e9s de syst\u00e8mes triples offraient aux plan\u00e8tes une \u00e9trange, ineffable lumi\u00e8re verte, les enserrant comme une mer ext\u00e9rieure, et o\u00f9 de vastes midis d\u2019aurore alternaient avec des ciels semblables \u00e0 des couchants \u00e9ternels, le toucher de la Vie renouvelait incompr\u00e9hensiblement les accords de la joie et l\u2019enchantement harmonieux du chagrin. Des passions mortes, telles des \u00e9toiles rallum\u00e9es, brillaient dans l\u2019ombre des voies oubli\u00e9es. L\u00e0 o\u00f9 des dieux sans couronne si\u00e8gent dans les t\u00e9n\u00e8bres, le jour flambait sur des autels ardents. J\u2019entendis — redevenu une part de cela — la musique centrale des Pl\u00e9iades, et vers Alcyone mon \u00e2me s\u2019inclina avec les \u00e9toiles soumises \u00e0 son chant. Sans obstacle, joyeux, je foulai, revenant, des mondes \u00e9d\u00e9niques depuis longtemps perdus ; ou bien j\u2019arpentai des sph\u00e8res qui leur chantent r\u00e9ponse, par-del\u00e0 un espace que nulle lumi\u00e8re n\u2019a travers\u00e9, diverses comme la folle antiphone de l\u2019Enfer s\u2019opposant au chant ang\u00e9lique du Ciel.<\/p>\n

VI<\/p>\n

Quels immensit\u00e9s le r\u00eave partit-il chercher ! Je me crus au-del\u00e0 du rappel du monde, dans des gouffres o\u00f9 l\u2019obscurit\u00e9 est un mur assez \u00e9pais pour aveugler l\u2019\u00e9clat d\u2019Antar\u00e8s. Dans des sph\u00e8res insoup\u00e7onn\u00e9es, je trouvai la suite du cycle de mon \u00eatre : quelque vie o\u00f9 la premi\u00e8re offrande du Chant, \u00e9trange feuille imp\u00e9rissable, fut pos\u00e9e sur des fronts que le Deuil \u00e9toil\u00e9 avait couronn\u00e9s, et que la Douleur avait longuement oints ; quelque avatar o\u00f9 l\u2019Amour chantait tel le dernier grand astre du matin avant que la Mort ne remplisse tout son ciel ; quelque vie dans des ann\u00e9es plus fra\u00eeches, encore neuves, sur un monde dont la Paix \u00e9tait comme un manteau semblable aux calmes qui reposent sur des bassins embras\u00e9s des lueurs du printemps tardif. L\u00e0, la surface limpide de la Vie refl\u00e9tait l\u2019image de toutes choses, et ne trembla que sous la caresse de l\u2019aile assombrissante de la Mort. Quelque \u00e9veil plus ancien, aux ann\u00e9es primitives, quand la lutte g\u00e9ante des forces tourbillonnantes forgea pour la premi\u00e8re fois ce qu\u2019on nomme la Vie — chauff\u00e9e aux fournaises des soleils, sur l\u2019enclume d\u2019un monde.<\/p>\n

VII<\/p>\n

Ainsi je connus ces existences ant\u00e9rieures dont les vies s\u2019\u00e9taient fondues dans la mienne ; jusqu\u2019\u00e0 ce que, soudain, mon r\u00eave — qui contenait une nuit d\u2019o\u00f9 Rigel n\u2019envoyait aucun signe de puissance — se vid\u00e2t des \u00e9toiles foul\u00e9es, et se r\u00e9duis\u00eet \u00e0 la mesure du soleil : les barreaux familiers de la prison du cerveau, et le v\u00eatement de la peine et de la joie tiss\u00e9 par les navettes complexes de la terre.<\/p>", "content_text": " LE MARCHEUR D'\u00c9TOILE Po\u00e8me de Clark Ashton Smith 1912 faisant partie de son premier recueil publi\u00e9 \u00e0 19ans. I Une voix m\u2019a cri\u00e9 dans une aube de songes : \u00ab H\u00e2te-toi : les toiles de la mort et de la naissance sont balay\u00e9es, et tous les fils de la terre s\u2019usent jusqu\u2019\u00e0 la rupture ; vers l\u2019espace resplendit ton antique chemin des soleils, dont la flamme fait partie de toi ; et des ab\u00eemes s\u2019\u00e9tendent, immuables, dont l\u2019immensit\u00e9 se d\u00e9ploie \u00e0 travers tout le myst\u00e8re de ton esprit. Va, et foule sans crainte l\u2019embrasement des \u00e9toiles o\u00f9 tu passas jadis ; perce sans effroi chaque immensit\u00e9 dont la vastitude ne t\u2019\u00e9crasa point autrefois. Une main brise les cha\u00eenes du Temps, une main repousse la porte des ann\u00e9es ; maintenant tombent les liens terrestres de la joie et des larmes, et le r\u00eave resserr\u00e9 s\u2019ouvre sur l\u2019espace sublime. \u00bb II Qui chevauche un r\u00eave \u2014 quelle main l\u2019arr\u00eatera ? Quel \u0153il pourra noter, ou mesurer, sa course vou\u00e9e \u00e0 son but, le fil et le tissage de sa voie ? Il m\u2019arracha au monde qui me serrait, et m\u2019entra\u00eena par-del\u00e0 le seuil du Sens. Mon \u00e2me fut projet\u00e9e, suspendue, emport\u00e9e en tournoiement, telle une plan\u00e8te encha\u00een\u00e9e et lanc\u00e9e par la foudre solaire, tendue et farouche. Rapide comme les rayons propag\u00e9s qui jaillissent de soleils disjoints dans une nuit o\u00f9 nul astre n\u2019\u00e9claire, le r\u00eave ail\u00e9 accomplit sa trajectoire. A travers des ann\u00e9es renvers\u00e9es puis rallum\u00e9es, je suivis cette cha\u00eene infinie o\u00f9 les soleils sont des maillons de lumi\u00e8re ; je retra\u00e7ai, \u00e0 travers des sph\u00e8res lin\u00e9aires et ordonn\u00e9es, l\u2019entrelacs des fils du temps en une trame de midi et de nuit. A travers \u00e9toiles et ab\u00eemes je vis le r\u00eave se d\u00e9rouler, ces plis qui composent le v\u00eatement de l\u2019\u00e2me. III Aurores enflamm\u00e9es de m\u00e9moire, chaque soleil avait l\u2019\u00e9clat pour rallumer une chambre close, d\u00e9laiss\u00e9e et obscurcie dans l\u2019immensit\u00e9 de l\u2019\u00e2me. Leurs signes \u00e9trangers brill\u00e8rent et s\u2019illumin\u00e8rent ; je compris ce que chacun avait inscrit sur le parchemin de mon esprit. De nouveau je rev\u00eatis mes vies anciennes, et reconnus la libert\u00e9 et les entraves qui avaient form\u00e9 et marqu\u00e9 mon \u00e2me. IV Je plongeai dans chaque esprit oubli\u00e9, les unit\u00e9s qui m\u2019avaient b\u00e2ti, dont les profondeurs \u00e9taient jadis aveugles et informes comme l\u2019infini \u2014 retrouvant chacun de mes mondes anciens, de plan\u00e8te en plan\u00e8te emport\u00e9 \u00e0 travers les gouffres qui s\u00e9parent puissamment, semblables \u00e0 un sommeil entre deux vies. J\u2019en trouvai un, o\u00f9 les \u00e2mes demeurent comme des souffles reposant sur une rose ; elles y rampent pour d\u00e9lier tout fardeau de vieux chagrins. Et j\u2019en connus un, o\u00f9 la trame de douleur se tisse dans l\u2019habit de l\u2019\u00e2me ; et un autre encore, o\u00f9 d\u2019une beaut\u00e9 nouvelle se renforce la cha\u00eene ancienne de la Beaut\u00e9 \u2014 douce comme un son, aigu\u00eb comme le feu \u2014 dans une lumi\u00e8re qu\u2019aucune obscurit\u00e9 ne peut abattre. V L\u00e0 o\u00f9 nul r\u00eave terrestre n\u2019avait jamais foul\u00e9, ma vision entra sans crainte, et la Vie d\u00e9ploya devant moi ses royaumes cach\u00e9s, comme \u00e0 un dieu curieux. L\u00e0 o\u00f9 des soleils color\u00e9s de syst\u00e8mes triples offraient aux plan\u00e8tes une \u00e9trange, ineffable lumi\u00e8re verte, les enserrant comme une mer ext\u00e9rieure, et o\u00f9 de vastes midis d\u2019aurore alternaient avec des ciels semblables \u00e0 des couchants \u00e9ternels, le toucher de la Vie renouvelait incompr\u00e9hensiblement les accords de la joie et l\u2019enchantement harmonieux du chagrin. Des passions mortes, telles des \u00e9toiles rallum\u00e9es, brillaient dans l\u2019ombre des voies oubli\u00e9es. L\u00e0 o\u00f9 des dieux sans couronne si\u00e8gent dans les t\u00e9n\u00e8bres, le jour flambait sur des autels ardents. J\u2019entendis \u2014 redevenu une part de cela \u2014 la musique centrale des Pl\u00e9iades, et vers Alcyone mon \u00e2me s\u2019inclina avec les \u00e9toiles soumises \u00e0 son chant. Sans obstacle, joyeux, je foulai, revenant, des mondes \u00e9d\u00e9niques depuis longtemps perdus ; ou bien j\u2019arpentai des sph\u00e8res qui leur chantent r\u00e9ponse, par-del\u00e0 un espace que nulle lumi\u00e8re n\u2019a travers\u00e9, diverses comme la folle antiphone de l\u2019Enfer s\u2019opposant au chant ang\u00e9lique du Ciel. VI Quels immensit\u00e9s le r\u00eave partit-il chercher ! Je me crus au-del\u00e0 du rappel du monde, dans des gouffres o\u00f9 l\u2019obscurit\u00e9 est un mur assez \u00e9pais pour aveugler l\u2019\u00e9clat d\u2019Antar\u00e8s. Dans des sph\u00e8res insoup\u00e7onn\u00e9es, je trouvai la suite du cycle de mon \u00eatre : quelque vie o\u00f9 la premi\u00e8re offrande du Chant, \u00e9trange feuille imp\u00e9rissable, fut pos\u00e9e sur des fronts que le Deuil \u00e9toil\u00e9 avait couronn\u00e9s, et que la Douleur avait longuement oints ; quelque avatar o\u00f9 l\u2019Amour chantait tel le dernier grand astre du matin avant que la Mort ne remplisse tout son ciel ; quelque vie dans des ann\u00e9es plus fra\u00eeches, encore neuves, sur un monde dont la Paix \u00e9tait comme un manteau semblable aux calmes qui reposent sur des bassins embras\u00e9s des lueurs du printemps tardif. L\u00e0, la surface limpide de la Vie refl\u00e9tait l\u2019image de toutes choses, et ne trembla que sous la caresse de l\u2019aile assombrissante de la Mort. Quelque \u00e9veil plus ancien, aux ann\u00e9es primitives, quand la lutte g\u00e9ante des forces tourbillonnantes forgea pour la premi\u00e8re fois ce qu\u2019on nomme la Vie \u2014 chauff\u00e9e aux fournaises des soleils, sur l\u2019enclume d\u2019un monde. VII Ainsi je connus ces existences ant\u00e9rieures dont les vies s\u2019\u00e9taient fondues dans la mienne ; jusqu\u2019\u00e0 ce que, soudain, mon r\u00eave \u2014 qui contenait une nuit d\u2019o\u00f9 Rigel n\u2019envoyait aucun signe de puissance \u2014 se vid\u00e2t des \u00e9toiles foul\u00e9es, et se r\u00e9duis\u00eet \u00e0 la mesure du soleil : les barreaux familiers de la prison du cerveau, et le v\u00eatement de la peine et de la joie tiss\u00e9 par les navettes complexes de la terre. 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CHANT \u00c0 SIRIUS<\/h2>\n

Quelles nuits te retardent, \u00f4 Sirius ! Ta lumi\u00e8re est une lance, et tu les transperces comme le guerrier qui frappe son ennemi jusqu\u2019au centre m\u00eame de sa vie. Tes rayons s\u2019\u00e9tendent au-del\u00e0 des gouffres ; ils ouvrent un pont au-dessus, qui durera jusqu\u2019\u00e0 ce que les maillons de l\u2019univers soient d\u00e9faits, se s\u00e9parent, et que tous les gouffres ne fassent plus qu\u2019un, sans soleils pour les diviser. Que tu es fort dans ta place ! Tu marches ton orbite, et l\u2019obscurit\u00e9 tremble sous toi comme une route battue par une arm\u00e9e. Tu es un dieu, dans ton temple \u00e9vid\u00e9 de lumi\u00e8re au c\u0153ur de la nuit infinie, dont le sol est le vide d\u2019en bas ; tes mondes y sont pr\u00eatres et ministres. Tu laboures l\u2019espace, tel un paysan, et tu l\u2019ensemences de semences \u00e9trang\u00e8res. Elles portent des fruits \u00e9trangers — et ceux-ci sont ton t\u00e9moignage, comme les moissons des champs sont le t\u00e9moignage du paysan.<\/p>", "content_text": " ## CHANT \u00c0 SIRIUS Quelles nuits te retardent, \u00f4 Sirius ! Ta lumi\u00e8re est une lance, et tu les transperces comme le guerrier qui frappe son ennemi jusqu\u2019au centre m\u00eame de sa vie. Tes rayons s\u2019\u00e9tendent au-del\u00e0 des gouffres ; ils ouvrent un pont au-dessus, qui durera jusqu\u2019\u00e0 ce que les maillons de l\u2019univers soient d\u00e9faits, se s\u00e9parent, et que tous les gouffres ne fassent plus qu\u2019un, sans soleils pour les diviser. Que tu es fort dans ta place ! Tu marches ton orbite, et l\u2019obscurit\u00e9 tremble sous toi comme une route battue par une arm\u00e9e. Tu es un dieu, dans ton temple \u00e9vid\u00e9 de lumi\u00e8re au c\u0153ur de la nuit infinie, dont le sol est le vide d\u2019en bas ; tes mondes y sont pr\u00eatres et ministres. Tu laboures l\u2019espace, tel un paysan, et tu l\u2019ensemences de semences \u00e9trang\u00e8res. Elles portent des fruits \u00e9trangers \u2014 et ceux-ci sont ton t\u00e9moignage, comme les moissons des champs sont le t\u00e9moignage du paysan. ", "image": "https:\/\/ledibbouk.net\/IMG\/logo\/9798368927756_1120-2.jpg?1757535003", "tags": ["Auteurs litt\u00e9raires", "documentation"] } ,{ "id": "https:\/\/ledibbouk.net\/nero.html", "url": "https:\/\/ledibbouk.net\/nero.html", "title": "Nero ", "date_published": "2025-09-10T19:57:02Z", "date_modified": "2025-10-05T16:51:09Z", "author": {"name": "Patrick Blanchon"}, "content_html": "

Clark Ashton Smith compose Nero au d\u00e9but des ann\u00e9es 1920, dans la p\u00e9riode qui suit la parution de ses grands recueils po\u00e9tiques (The Star-Treader and Other Poems (1912) \u2192 Le Marcheur d’\u00c9toile et autres po\u00e8mes en 1912, Ebony and Crystal (1922) \u2192 \u00c9b\u00e8ne et Cristal). C\u2019est encore l\u2019\u00e9poque o\u00f9 il se voit d\u2019abord comme un po\u00e8te, h\u00e9ritier du romantisme d\u00e9cadent et symboliste, nourri de Swinburne, Baudelaire, et des visions cosmiques de Poe. Sa carri\u00e8re de nouvelliste fantastique, qui l\u2019associera plus tard \u00e0 Lovecraft et \u00e0 Weird Tales, n\u2019a pas encore vraiment pris son essor. Dans Nero, il donne voix \u00e0 l\u2019empereur romain comme incarnation de l\u2019ivresse destructrice. C\u2019est moins un portrait historique qu\u2019une projection po\u00e9tique : Smith met en sc\u00e8ne l\u2019imaginaire du pouvoir absolu, fascin\u00e9 par la ruine et la beaut\u00e9 qui na\u00eet de la destruction. On y retrouve sa vision cosmique, o\u00f9 la grandeur humaine n\u2019est qu\u2019un pr\u00e9lude \u00e0 l\u2019embrasement des mondes, et o\u00f9 l\u2019esth\u00e9tique passe par l\u2019apocalypse. D\u00e9j\u00e0, on y per\u00e7oit le glissement de son lyrisme vers un univers plus noir, plus fantastique, qui sera celui de ses contes ult\u00e9rieurs.\nAinsi, Nero peut se lire comme un texte-charni\u00e8re : il appartient \u00e0 la veine po\u00e9tique et oratoire de Smith, mais annonce d\u00e9j\u00e0 son go\u00fbt pour les figures de souverains d\u00e9chus, de civilisations d\u00e9truites, et pour l\u2019imaginaire cataclysmique qui deviendra central dans ses r\u00e9cits de Zothique ou d\u2019Hyperbor\u00e9e<\/em><\/p>\n


\n

N\u00c9RON<\/h2>\n

Cette Rome, l\u2019\u0153uvre de tant d\u2019hommes, l\u2019aboutissement de tant d\u2019ann\u00e9es de labeur — couronnement r\u00eav\u00e9 par les morts, projection du d\u00e9sir sans bornes des rois — n\u2019est plus que l\u2019\u00e9clat fi\u00e9vreux de mon r\u00eave obscur, combustible de vision, br\u00e8ve incarnation d\u2019une volont\u00e9 errante, gaspill\u00e9e dans l\u2019extase farouche d\u2019une heure immense, quand des si\u00e8cles entass\u00e9s devinrent flamme pour tous les si\u00e8cles \u00e9teints et ceux encore \u00e0 na\u00eetre. Un simple couchant e\u00fbt suffi \u00e0 dire autant — sauf pour la musique qu\u2019arrachent des mains de feu aux silences durs et \u00e9troits qui b\u00e2illonnent la mati\u00e8re muette : une musique travers\u00e9e de la voix tendue de la Vie, prompte \u00e0 crier son agonie — et sauf pour ma certitude que l\u2019\u00e9clat en \u00e9tait plus rouge du sang des hommes.<\/p>\n

La destruction pr\u00e9cipite et exalte le processus qui engendre la Beaut\u00e9, r\u00e9v\u00e8le des formes encore jamais vues, donne mouvement, couleur et voix l\u00e0 o\u00f9 l\u2019informe n\u2019\u00e9tait qu\u2019inexpressif silence. Cr\u00e9er, c\u2019est peiner : des ann\u00e9es et des jours s\u2019acharnent vers une fin souvent moindre que le d\u00e9sir — apr\u00e8s la lente consommation de toutes les forces, et l\u2019\u00e9puisement des facult\u00e9s qu\u2019ailleurs l\u2019on e\u00fbt offertes \u00e0 la jouissance. Et lorsqu\u2019enfin l\u2019\u0153uvre est l\u00e0, il ne reste plus ni capacit\u00e9, ni pouvoir d\u2019en tirer le moindre plaisir. Mais la destruction, elle, r\u00e9clame peu de temps ou de talent : tout y est vou\u00e9 \u00e0 une seule fin, pure, sans entrave — l\u2019ivresse des sens, la jubilation du regard. Et dans la mort, dans la ruine, on puise une vie plus haute, plus totale, qui \u00e9tend et justifie l\u2019\u00eatre.<\/p>\n

Si j\u2019\u00e9tais dieu, avec l\u2019\u00e9ventail infini des attributs qui forment l\u2019essence m\u00eame de la divinit\u00e9 et sa puissance visible\u2026 Mais je ne suis qu\u2019empereur, n\u2019ayant que pour un temps le pouvoir d\u2019acc\u00e9l\u00e9rer la marche de la Mort chez autrui, d\u2019arr\u00eater la Vie \u00e9puis\u00e9e qui se tra\u00eene\u2026 Et pour moi-m\u00eame je ne puis retarder l\u2019une, ni h\u00e2ter l\u2019autre. Des rois, il en fut bien d\u2019autres, et tous sont morts, sans autre puissance dans la mort que celle que le vent accorde \u00e0 leur poussi\u00e8re dispers\u00e9e, pour irriter les yeux de la post\u00e9rit\u00e9. Mais dieu, je serais suzerain de ces rois innombrables, je guiderais le souffle de leur destin. Dieu, d\u00e9livr\u00e9 de la mortalit\u00e9 qui aveugle et alourdit la volont\u00e9, quelle extase ce serait — rien qu\u2019\u00e0 contempler la Destruction accroupie derri\u00e8re le Temps, les destins muets qui guettent les soleils voyageurs, le Silence vampire au sein des mondes, le feu sans lumi\u00e8re qui ronge la base des choses, et la mar\u00e9e du L\u00e9th\u00e9 qui monte et pourrit la pierre des sph\u00e8res fondamentales\u2026<\/p>\n

Cela suffirait — jusqu\u2019au moment o\u00f9 les ailes \u00e9blouies de ma volont\u00e9 s\u2019\u00e9l\u00e8veraient avec l\u2019av\u00e8nement d\u2019une puissance trop soudaine pour se laisser saisir. Alors je lancerais dans leur lutte les forces ennemies, Chaos et Cr\u00e9ation, ces puissances imm\u00e9moriales, avec leurs \u00e9toiles et leurs gouffres asservis — dynastes du Temps et anarches des t\u00e9n\u00e8bres — en une guerre irr\u00e9vocable. J\u2019instillerais au c\u0153ur de l\u2019univers une discorde nouvelle, un principe de Samson pour l\u2019abattre dans une magnificence de ruine. Oui : le monstre Chaos serait mon molosse d\u00e9cha\u00een\u00e9, et ma puissance, le bras m\u00eame de la Destruction.<\/p>\n

Je m\u2019exalterais \u00e0 voir les \u00e9toiles fumantes rallumer, sous mon souffle, leur antique feu, se consumer elles-m\u00eames jusqu\u2019au n\u00e9ant. La lente pesanteur des soleils, entra\u00eenant myriades de mondes, je la changerais \u00e0 mon gr\u00e9 en une fulgurante cataracte de lumi\u00e8re rugissante — et dans ce tumulte, on entendrait la voix de la Vie, et le chant des morts imm\u00e9moriaux dont la poussi\u00e8re s\u2019\u00e9l\u00e8ve en ailes vaporeuses parmi le fracas ascendant des syst\u00e8mes ruin\u00e9s. Et las de cet \u00e9clat, j\u2019arracherais les yeux m\u00eames de la lumi\u00e8re, me dressant au-dessus d\u2019un chaos de soleils \u00e9teints qui s\u2019amoncellent, grincent et se fracassent en tonnerres, pr\u00eatant mouvement et clameur aux gouffres aveugles, mais nulle lueur.<\/p>\n

Ainsi je donnerais \u00e0 ma divinit\u00e9 espace et voix pour s\u2019affirmer, ainsi je la comblerais — h\u00e2tant les pas du Temps en jetant des mondes comme des cailloux n\u00e9gligents, ou des soleils bris\u00e9s pour \u00e9clairer l\u2019\u00e9ternit\u00e9 d\u2019une flamboyance nouvelle.<\/p>", "content_text": " *Clark Ashton Smith compose Nero au d\u00e9but des ann\u00e9es 1920, dans la p\u00e9riode qui suit la parution de ses grands recueils po\u00e9tiques (The Star-Treader and Other Poems (1912) \u2192 Le Marcheur d'\u00c9toile et autres po\u00e8mes en 1912, Ebony and Crystal (1922) \u2192 \u00c9b\u00e8ne et Cristal). C\u2019est encore l\u2019\u00e9poque o\u00f9 il se voit d\u2019abord comme un po\u00e8te, h\u00e9ritier du romantisme d\u00e9cadent et symboliste, nourri de Swinburne, Baudelaire, et des visions cosmiques de Poe. Sa carri\u00e8re de nouvelliste fantastique, qui l\u2019associera plus tard \u00e0 Lovecraft et \u00e0 Weird Tales, n\u2019a pas encore vraiment pris son essor. Dans Nero, il donne voix \u00e0 l\u2019empereur romain comme incarnation de l\u2019ivresse destructrice. C\u2019est moins un portrait historique qu\u2019une projection po\u00e9tique : Smith met en sc\u00e8ne l\u2019imaginaire du pouvoir absolu, fascin\u00e9 par la ruine et la beaut\u00e9 qui na\u00eet de la destruction. On y retrouve sa vision cosmique, o\u00f9 la grandeur humaine n\u2019est qu\u2019un pr\u00e9lude \u00e0 l\u2019embrasement des mondes, et o\u00f9 l\u2019esth\u00e9tique passe par l\u2019apocalypse. D\u00e9j\u00e0, on y per\u00e7oit le glissement de son lyrisme vers un univers plus noir, plus fantastique, qui sera celui de ses contes ult\u00e9rieurs. Ainsi, Nero peut se lire comme un texte-charni\u00e8re : il appartient \u00e0 la veine po\u00e9tique et oratoire de Smith, mais annonce d\u00e9j\u00e0 son go\u00fbt pour les figures de souverains d\u00e9chus, de civilisations d\u00e9truites, et pour l\u2019imaginaire cataclysmique qui deviendra central dans ses r\u00e9cits de Zothique ou d\u2019Hyperbor\u00e9e* --- ## N\u00c9RON Cette Rome, l\u2019\u0153uvre de tant d\u2019hommes, l\u2019aboutissement de tant d\u2019ann\u00e9es de labeur \u2014 couronnement r\u00eav\u00e9 par les morts, projection du d\u00e9sir sans bornes des rois \u2014 n\u2019est plus que l\u2019\u00e9clat fi\u00e9vreux de mon r\u00eave obscur, combustible de vision, br\u00e8ve incarnation d\u2019une volont\u00e9 errante, gaspill\u00e9e dans l\u2019extase farouche d\u2019une heure immense, quand des si\u00e8cles entass\u00e9s devinrent flamme pour tous les si\u00e8cles \u00e9teints et ceux encore \u00e0 na\u00eetre. Un simple couchant e\u00fbt suffi \u00e0 dire autant \u2014 sauf pour la musique qu\u2019arrachent des mains de feu aux silences durs et \u00e9troits qui b\u00e2illonnent la mati\u00e8re muette : une musique travers\u00e9e de la voix tendue de la Vie, prompte \u00e0 crier son agonie \u2014 et sauf pour ma certitude que l\u2019\u00e9clat en \u00e9tait plus rouge du sang des hommes. La destruction pr\u00e9cipite et exalte le processus qui engendre la Beaut\u00e9, r\u00e9v\u00e8le des formes encore jamais vues, donne mouvement, couleur et voix l\u00e0 o\u00f9 l\u2019informe n\u2019\u00e9tait qu\u2019inexpressif silence. Cr\u00e9er, c\u2019est peiner : des ann\u00e9es et des jours s\u2019acharnent vers une fin souvent moindre que le d\u00e9sir \u2014 apr\u00e8s la lente consommation de toutes les forces, et l\u2019\u00e9puisement des facult\u00e9s qu\u2019ailleurs l\u2019on e\u00fbt offertes \u00e0 la jouissance. Et lorsqu\u2019enfin l\u2019\u0153uvre est l\u00e0, il ne reste plus ni capacit\u00e9, ni pouvoir d\u2019en tirer le moindre plaisir. Mais la destruction, elle, r\u00e9clame peu de temps ou de talent : tout y est vou\u00e9 \u00e0 une seule fin, pure, sans entrave \u2014 l\u2019ivresse des sens, la jubilation du regard. Et dans la mort, dans la ruine, on puise une vie plus haute, plus totale, qui \u00e9tend et justifie l\u2019\u00eatre. Si j\u2019\u00e9tais dieu, avec l\u2019\u00e9ventail infini des attributs qui forment l\u2019essence m\u00eame de la divinit\u00e9 et sa puissance visible\u2026 Mais je ne suis qu\u2019empereur, n\u2019ayant que pour un temps le pouvoir d\u2019acc\u00e9l\u00e9rer la marche de la Mort chez autrui, d\u2019arr\u00eater la Vie \u00e9puis\u00e9e qui se tra\u00eene\u2026 Et pour moi-m\u00eame je ne puis retarder l\u2019une, ni h\u00e2ter l\u2019autre. Des rois, il en fut bien d\u2019autres, et tous sont morts, sans autre puissance dans la mort que celle que le vent accorde \u00e0 leur poussi\u00e8re dispers\u00e9e, pour irriter les yeux de la post\u00e9rit\u00e9. Mais dieu, je serais suzerain de ces rois innombrables, je guiderais le souffle de leur destin. Dieu, d\u00e9livr\u00e9 de la mortalit\u00e9 qui aveugle et alourdit la volont\u00e9, quelle extase ce serait \u2014 rien qu\u2019\u00e0 contempler la Destruction accroupie derri\u00e8re le Temps, les destins muets qui guettent les soleils voyageurs, le Silence vampire au sein des mondes, le feu sans lumi\u00e8re qui ronge la base des choses, et la mar\u00e9e du L\u00e9th\u00e9 qui monte et pourrit la pierre des sph\u00e8res fondamentales\u2026 Cela suffirait \u2014 jusqu\u2019au moment o\u00f9 les ailes \u00e9blouies de ma volont\u00e9 s\u2019\u00e9l\u00e8veraient avec l\u2019av\u00e8nement d\u2019une puissance trop soudaine pour se laisser saisir. Alors je lancerais dans leur lutte les forces ennemies, Chaos et Cr\u00e9ation, ces puissances imm\u00e9moriales, avec leurs \u00e9toiles et leurs gouffres asservis \u2014 dynastes du Temps et anarches des t\u00e9n\u00e8bres \u2014 en une guerre irr\u00e9vocable. J\u2019instillerais au c\u0153ur de l\u2019univers une discorde nouvelle, un principe de Samson pour l\u2019abattre dans une magnificence de ruine. Oui : le monstre Chaos serait mon molosse d\u00e9cha\u00een\u00e9, et ma puissance, le bras m\u00eame de la Destruction. Je m\u2019exalterais \u00e0 voir les \u00e9toiles fumantes rallumer, sous mon souffle, leur antique feu, se consumer elles-m\u00eames jusqu\u2019au n\u00e9ant. La lente pesanteur des soleils, entra\u00eenant myriades de mondes, je la changerais \u00e0 mon gr\u00e9 en une fulgurante cataracte de lumi\u00e8re rugissante \u2014 et dans ce tumulte, on entendrait la voix de la Vie, et le chant des morts imm\u00e9moriaux dont la poussi\u00e8re s\u2019\u00e9l\u00e8ve en ailes vaporeuses parmi le fracas ascendant des syst\u00e8mes ruin\u00e9s. Et las de cet \u00e9clat, j\u2019arracherais les yeux m\u00eames de la lumi\u00e8re, me dressant au-dessus d\u2019un chaos de soleils \u00e9teints qui s\u2019amoncellent, grincent et se fracassent en tonnerres, pr\u00eatant mouvement et clameur aux gouffres aveugles, mais nulle lueur. Ainsi je donnerais \u00e0 ma divinit\u00e9 espace et voix pour s\u2019affirmer, ainsi je la comblerais \u2014 h\u00e2tant les pas du Temps en jetant des mondes comme des cailloux n\u00e9gligents, ou des soleils bris\u00e9s pour \u00e9clairer l\u2019\u00e9ternit\u00e9 d\u2019une flamboyance nouvelle. 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Voici un r\u00e9cit de Whitehead encore publi\u00e9 la toute premi\u00e8re fois dans le Weird Tales de f\u00e9vrier-mars 1931. Par curiosit\u00e9 je suis parvenu \u00e0 me procurer le sommaire du magazine en question : \nhe Eyrie (La voli\u00e8re \u2013 rubrique courrier des lecteurs \/ \u00e9ditoriale) \/\nRobert E. Howard — Le chant d\u2019un m\u00e9nestrel fou (po\u00e8me) \/\nJ.-J. des Ormeaux — Siva le Destructeur (nouvelle) \/\nBen Belitt — Les rossignols de Tzo-Lin (nouvelle) \/\nH. P. Lovecraft — Le Phare ancien (po\u00e8me) \/\nH. P. Lovecraft — Mirage (po\u00e8me) \/\nSeabury Quinn — Le Spectre secourable (nouvelle) \/\nEdmond Hamilton — La Cit\u00e9 de l\u2019horreur (nouvelle) \/\nJane Scales — La Chose dans le bush (nouvelle) \/\nFrancis Flagg — L\u2019Image (nouvelle, 1931) \/\nHenry S. Whitehead — L\u2019Homme-arbre (nouvelle)<\/strong> \/\nFrank Belknap Long — L\u2019Horreur venue des collines (roman court) \/\nGuy de Maupassant — Sur l\u2019eau (r\u00e9\u00e9dition) \/<\/p>\n

En lisant l’homme-arbre de whitehead j’ai eu l’id\u00e9e de le faire traduire par HP Lovecraft comme s’il \u00e9crivait ce r\u00e9cit \u00e0 l’une de ses tantes \nD’ailleurs, dans le Weird Tales d’ao\u00fbt 1938, on peut lire une nouvelle de HPL intitul\u00e9 « l’arbre » qui me para\u00eet reprendre un peu l’id\u00e9e de l’homme-arbre, d\u00e9plac\u00e9e \u00e9videmment dans un tout autre d\u00e9cor et bien s\u00fbr dot\u00e9e de son ouverture « cosmique » <\/p>\n


\n

L’homme-arbre ( d’apr\u00e8s un r\u00e9cit de Henry S. Whitehead et en empruntant au style lovecraftien )<\/h3>\n

Ma ch\u00e8re tante, si je prends la plume, c\u2019est avec la propre appr\u00e9hension de celui qui a trop longtemps diff\u00e9r\u00e9 l\u2019aveu d\u2019une chose vue, entrevue plut\u00f4t, dont l\u2019\u00e9normit\u00e9 ne devrait point se hisser dans la sph\u00e8re humaine ; je vous \u00e9cris donc depuis la rive grise de Providence pour d\u00e9poser entre vos mains un r\u00e9cit qui n\u2019est ni confession ni chronique, mais la trace encore ti\u00e8de d\u2019une hantise : il m\u2019advint, lors d\u2019un s\u00e9jour aux Antilles nouvellement pass\u00e9es de la f\u00e9rule danoise au pavillon \u00e9toil\u00e9, d\u2019approcher un usage si antique qu\u2019il ne tient plus de l\u2019homme, et d\u2019y percevoir, derri\u00e8re l\u2019\u00e9corce et la s\u00e8ve, une intention d\u2019outre-monde ; je d\u00e9barquai au couchant, dans le petit port de Frederiksted, o\u00f9 la bourgade, ourl\u00e9e d\u2019un croissant de sable sid\u00e9rant de blancheur, exhalait ces odeurs de sel, de canne broy\u00e9e et de go\u00e9mon qui font comme une vapeur sucr\u00e9e au ras des quais ; la multitude bigarr\u00e9e bruissait, chariots grin\u00e7ants, voix profondes, et, de cette cohue, se d\u00e9tacha un personnage th\u00e9\u00e2tral — le Directeur Despard, en blanc immacul\u00e9, cuivre \u00e9tincelant — dont l\u2019inclinaison e\u00fbt convenu \u00e0 Versailles, et qui, par \u00e9gard non \u00e0 ma personne mais au spectre honor\u00e9 de mon grand-oncle, le capitaine McMillin, planta sur ma venue un lustre d\u00e9plac\u00e9 ; je n\u2019\u00e9tais que le porteur d\u2019un nom, et d\u00e9j\u00e0 la jet\u00e9e s\u2019ouvrait comme un parvis ; cependant, ce qui suivit tient \u00e0 la g\u00e9ographie secr\u00e8te du plateau dit Grande Fontaine, o\u00f9 je gagnai, quelques jours plus tard, dans une Ford percluse, avec Hans Grumbach pour guide : trois heures d\u2019ascensions, de ravins, de sentes en \u00e9pingle, manguiers lourds, bananeraies \u00e0 demi sauvages, puis la vaste table des collines du centre-nord, et l\u00e0, la ruine — bastides \u00e9ventr\u00e9es, murets croulants, champs \u00e9touff\u00e9s par la brousse, et, comme un vestige bl\u00eame, l\u2019eau m\u00eame de la fontaine : une lame claire tombant d\u2019un roc, frisson infaillible sur une \u00eele par ailleurs s\u00e8che ; c\u2019est en ce lieu que je vis Silvio Fabricius, qu\u2019ils nommaient, avec une simplicit\u00e9 glaciale, l\u2019homme-arbre ; il se tenait contre un palmier auguste, tronc poli de vieil ivoire v\u00e9g\u00e9tal, et l\u2019\u00e9treignait, visage appuy\u00e9 \u00e0 l\u2019\u00e9corce lisse, prunelles grandes ouvertes mais tourn\u00e9es, me sembla-t-il, non vers la prairie des hommes, plut\u00f4t vers une profondeur qui ne tol\u00e9rait pas nos sens ; je demandai, et Grumbach — dont le teint se fit cireux — l\u00e2cha ce seul mot : « il \u00e9coute », puis h\u00e2ta la marche, comme si ce spectacle avait effleur\u00e9 quelque corde interdite ; je crus d\u2019abord \u00e0 l\u2019ethnographie : une survivance dahom\u00e9enne, un voeu ancien, un m\u00e9diateur qui recueille des augures — pluie, s\u00e9cheresse, mouches voraces — et les rapporte au patriarche du hameau ; mais, \u00e0 force de retours sur ce plateau, de station muette \u00e0 quelques toises du colosse sylvestre, de nuits o\u00f9 l\u2019aliz\u00e9 allumait dans les frondes un chuchotement continu, je commen\u00e7ai d\u2019entendre — non de mes oreilles, mais d\u2019une facult\u00e9 plus basse et sinueuse — que l\u2019\u00e9coute de Silvio n\u2019\u00e9tait pas l\u2019\u00e9coute d\u2019un mortel : elle passait par les fibres du tronc comme par les c\u00e2bles d\u2019un orgue ab\u00eemal, descendait aux moelles du sol, et de l\u00e0 remontait, \u00e0 travers le r\u00e9seau inextricable des racines entrem\u00eal\u00e9es aux racines de l\u2019\u00eele enti\u00e8re, vers des bouches sans langue qui n\u2019ont jamais go\u00fbt\u00e9 la lumi\u00e8re ; l\u2019homme, pens\u00e9-je alors avec un frisson que je crus d\u2019abord ridicule, n\u2019\u00e9tait que l\u2019organe d\u2019un organisme, non pas le palmier seul, mais une trame v\u00e9g\u00e9tale dont les antiques continents furent jadis la peau, et qui, patiente, impassible, a conserv\u00e9 m\u00e9moire de cycles pr\u00e9c\u00e9dant nos chronologies ; durant ces mois, notre ami Carrington — esprit industrieux — obtint bail du domaine pour y planter l\u2019ananas ; on releva les masures, on colmata les chemins, et j\u2019eus la faiblesse d\u2019y engager quelques deniers et un reste d\u2019orgueil familial ; je recommandai, par habitude plus que par discernement, le m\u00eame Grumbach comme r\u00e9gisseur, et c\u2019est sa bile contre ce qu\u2019il appelait « superstitions » qui scella le d\u00e9sastre ; un apr\u00e8s-midi de chaleur stagnante, tandis que Silvio avait quitt\u00e9 son poste pour porter message au bourg, Grumbach conduisit deux b\u00fbcherons r\u00e9tifs au pied du colosse et, voyant leur h\u00e9sitation, arracha la hache et frappa — une fois, deux fois — entailles nettes \u00e0 hauteur d\u2019homme ; je reviens alors de la source avec Carrington, et ce que je dois vous dire me reste \u00e0 la gorge : j\u2019aper\u00e7us Silvio, soudain, sur la cr\u00eate du champ, silhouette filiforme contre l\u2019azur surexpos\u00e9 ; il fit, de ce couteau de canne qu\u2019il portait \u00e0 la ceinture, un geste bref, imp\u00e9rieux, comme on abaisse une verge de chef d\u2019orchestre ; \u00e0 cet instant pr\u00e9cis, sans d\u00e9lai ni ambigu\u00eft\u00e9, une noix \u00e9norme se d\u00e9tacha de la cime, chuta dans un sifflement de plomb et vint briser le cr\u00e2ne du r\u00e9gisseur avec une pr\u00e9cision si souveraine que l\u2019hypoth\u00e8se du hasard se dissout encore en moi quand j\u2019y songe ; les deux ouvriers hurl\u00e8rent, l\u2019air vibra d\u2019un voile, et Grumbach, que nous relev\u00e2mes, n\u2019\u00e9tait plus qu\u2019une pulpe ; Silvio passa pr\u00e8s de nous comme un somnambule d\u2019\u00e9b\u00e8ne, ne jeta ni \u0153illade ni parole, et, parvenu au tronc bless\u00e9, posa ses longs doigts sur les entailles, non en homme qui ausculte une plaie, mais en cr\u00e9ature qui reconna\u00eet, par un toucher d\u2019initi\u00e9, l\u2019atteinte port\u00e9e \u00e0 sa propre chair ; le lendemain, je retournai seul au palmier et, c\u00e9dant \u00e0 une impulsion que je ne me pardonne gu\u00e8re, lui confiai — \u00e0 lui, \u00e0 l\u2019homme, \u00e0 l\u2019arbre, je ne sais — que j\u2019avais vu le geste, et que mon silence, f\u00fbt-il coupable, serait entier ; il me regarda — et ce regard, ma tante, n\u2019\u00e9tait point humain ; c\u2019\u00e9tait une attention verticale, qui passait \u00e0 travers moi comme passe la nappe d\u2019eau \u00e0 travers la roche poreuse — puis il parla, une seule fois, avec cette voix qui semblait vous venir non de la poitrine mais du sol : jeune ma\u00eetre, mon fr\u00e8re pense \u00e0 vous ; soyez serein ; vous avez tout \u00e0 gagner ; et il replaqua son visage contre l\u2019\u00e9corce, et ses bras ceignirent le tronc dans une immobilit\u00e9 d\u2019idole ; ce ne fut pourtant que le pr\u00e9lude \u00e0 l\u2019augure le plus noir : \u00e0 la fin de l\u2019\u00e9t\u00e9 1928, quand la tourmente se mit en branle sur les grandes latitudes oc\u00e9anes, Silvio, les yeux clos, transmit au patriarche des signes d\u2019une exactitude blasph\u00e9matoire — quatre jours avant la foudre officielle du t\u00e9l\u00e9graphe ; et lorsque l\u2019ouragan, en convulsion c\u00e9leste, vint labourer l\u2019\u00eele, l\u2019on retrouva au matin l\u2019homme et l\u2019arbre confondus dans le m\u00eame tr\u00e9pas — le colosse d\u00e9racin\u00e9 \u00e9tendu comme un dieu vaincu, Silvio sous lui, visage lisse, presque serein, tel un officiant retourn\u00e9 dans la bouche m\u00eame de son culte ; durant des jours, une poudre de terre demeura sur les fronts des villageois, tra\u00een\u00e9es d\u2019une communion muette avec ce qui venait de choir ; depuis lors — et voici la part que je n\u2019ose dire qu\u2019\u00e0 vous — chaque bruissement de palmes, m\u00eame dans nos climats sans palmier, r\u00e9veille en moi la certitude hideuse que nous ne sommes pas les premiers \u00e0 penser sur cette plan\u00e8te, ni m\u00eame les mieux dou\u00e9s ; il existe, dans la profonde coul\u00e9e des choses vertes, une m\u00e9moire sans visage, une volont\u00e9 lente, indiff\u00e9rente et vaste, qui s\u2019agr\u00e8ge par rhizomes et filaments, qui a, d\u2019\u00e2ge en \u00e2ge, pris langue avec des m\u00e9diateurs de chair, et dont Silvio n\u2019\u00e9tait que l\u2019agent local, le doigt pos\u00e9 sur la membrane vivante d\u2019un ordre plus grand ; l\u2019arbre n\u2019\u00e9tait pas un arbre, mais l\u2019antenne d\u2019une conscience imm\u00e9moriale ; ce que Grumbach a frapp\u00e9, ce n\u2019\u00e9tait pas du bois : c\u2019\u00e9tait une oreille ; ce qui lui a r\u00e9pondu, par la chute d\u2019un fruit, n\u2019\u00e9tait pas vengeance, mais r\u00e9flexe ; je ne sors plus \u00e0 la nuit sans craindre les rameaux, je d\u00e9tourne mon pas des parcs, j\u2019\u00e9vite l\u2019ombre m\u00eame des \u00e9rables de Benefit Street, car j\u2019entends — oui, j\u2019entends — sous le vacarme urbain, la rumeur basse et obstin\u00e9e d\u2019un monde qui pense autrement, qui calcule \u00e0 l\u2019\u00e9chelle des \u00e8res, et qui, parfois, choisit, d\u2019une prunelle verte et sans paupi\u00e8re, un homme pour lui pr\u00eater oreille ; si cette lettre vous paraissait outr\u00e9e, br\u00fblez-la ; mais si, un soir, un souffle passe dans un bouquet immobile, souvenez-vous que le vent n\u2019est peut-\u00eatre que l\u2019alibi commode d\u2019un autre souffle, plus ancien, et qu\u2019il est des portentes qu\u2019il vaut mieux saluer de loin, t\u00eate nue, sans lever la hache.<\/p>", "content_text": " Voici un r\u00e9cit de Whitehead encore publi\u00e9 la toute premi\u00e8re fois dans le Weird Tales de f\u00e9vrier-mars 1931. Par curiosit\u00e9 je suis parvenu \u00e0 me procurer le sommaire du magazine en question : he Eyrie (La voli\u00e8re \u2013 rubrique courrier des lecteurs \/ \u00e9ditoriale) \/ Robert E. Howard \u2014 Le chant d\u2019un m\u00e9nestrel fou (po\u00e8me) \/ J.-J. des Ormeaux \u2014 Siva le Destructeur (nouvelle) \/ Ben Belitt \u2014 Les rossignols de Tzo-Lin (nouvelle) \/ H. P. Lovecraft \u2014 Le Phare ancien (po\u00e8me) \/ H. P. Lovecraft \u2014 Mirage (po\u00e8me) \/ Seabury Quinn \u2014 Le Spectre secourable (nouvelle) \/ Edmond Hamilton \u2014 La Cit\u00e9 de l\u2019horreur (nouvelle) \/ Jane Scales \u2014 La Chose dans le bush (nouvelle) \/ Francis Flagg \u2014 L\u2019Image (nouvelle, 1931) \/ **Henry S. Whitehead \u2014 L\u2019Homme-arbre (nouvelle)** \/ Frank Belknap Long \u2014 L\u2019Horreur venue des collines (roman court) \/ Guy de Maupassant \u2014 Sur l\u2019eau (r\u00e9\u00e9dition) \/ En lisant l'homme-arbre de whitehead j'ai eu l'id\u00e9e de le faire traduire par HP Lovecraft comme s'il \u00e9crivait ce r\u00e9cit \u00e0 l'une de ses tantes D'ailleurs, dans le Weird Tales d'ao\u00fbt 1938, on peut lire une nouvelle de HPL intitul\u00e9 \"l'arbre\" qui me para\u00eet reprendre un peu l'id\u00e9e de l'homme-arbre, d\u00e9plac\u00e9e \u00e9videmment dans un tout autre d\u00e9cor et bien s\u00fbr dot\u00e9e de son ouverture \"cosmique\" --- ### L'homme-arbre ( d'apr\u00e8s un r\u00e9cit de Henry S. Whitehead et en empruntant au style lovecraftien ) Ma ch\u00e8re tante, si je prends la plume, c\u2019est avec la propre appr\u00e9hension de celui qui a trop longtemps diff\u00e9r\u00e9 l\u2019aveu d\u2019une chose vue, entrevue plut\u00f4t, dont l\u2019\u00e9normit\u00e9 ne devrait point se hisser dans la sph\u00e8re humaine; je vous \u00e9cris donc depuis la rive grise de Providence pour d\u00e9poser entre vos mains un r\u00e9cit qui n\u2019est ni confession ni chronique, mais la trace encore ti\u00e8de d\u2019une hantise: il m\u2019advint, lors d\u2019un s\u00e9jour aux Antilles nouvellement pass\u00e9es de la f\u00e9rule danoise au pavillon \u00e9toil\u00e9, d\u2019approcher un usage si antique qu\u2019il ne tient plus de l\u2019homme, et d\u2019y percevoir, derri\u00e8re l\u2019\u00e9corce et la s\u00e8ve, une intention d\u2019outre-monde; je d\u00e9barquai au couchant, dans le petit port de Frederiksted, o\u00f9 la bourgade, ourl\u00e9e d\u2019un croissant de sable sid\u00e9rant de blancheur, exhalait ces odeurs de sel, de canne broy\u00e9e et de go\u00e9mon qui font comme une vapeur sucr\u00e9e au ras des quais; la multitude bigarr\u00e9e bruissait, chariots grin\u00e7ants, voix profondes, et, de cette cohue, se d\u00e9tacha un personnage th\u00e9\u00e2tral \u2014 le Directeur Despard, en blanc immacul\u00e9, cuivre \u00e9tincelant \u2014 dont l\u2019inclinaison e\u00fbt convenu \u00e0 Versailles, et qui, par \u00e9gard non \u00e0 ma personne mais au spectre honor\u00e9 de mon grand-oncle, le capitaine McMillin, planta sur ma venue un lustre d\u00e9plac\u00e9; je n\u2019\u00e9tais que le porteur d\u2019un nom, et d\u00e9j\u00e0 la jet\u00e9e s\u2019ouvrait comme un parvis; cependant, ce qui suivit tient \u00e0 la g\u00e9ographie secr\u00e8te du plateau dit Grande Fontaine, o\u00f9 je gagnai, quelques jours plus tard, dans une Ford percluse, avec Hans Grumbach pour guide: trois heures d\u2019ascensions, de ravins, de sentes en \u00e9pingle, manguiers lourds, bananeraies \u00e0 demi sauvages, puis la vaste table des collines du centre-nord, et l\u00e0, la ruine \u2014 bastides \u00e9ventr\u00e9es, murets croulants, champs \u00e9touff\u00e9s par la brousse, et, comme un vestige bl\u00eame, l\u2019eau m\u00eame de la fontaine: une lame claire tombant d\u2019un roc, frisson infaillible sur une \u00eele par ailleurs s\u00e8che; c\u2019est en ce lieu que je vis Silvio Fabricius, qu\u2019ils nommaient, avec une simplicit\u00e9 glaciale, l\u2019homme-arbre; il se tenait contre un palmier auguste, tronc poli de vieil ivoire v\u00e9g\u00e9tal, et l\u2019\u00e9treignait, visage appuy\u00e9 \u00e0 l\u2019\u00e9corce lisse, prunelles grandes ouvertes mais tourn\u00e9es, me sembla-t-il, non vers la prairie des hommes, plut\u00f4t vers une profondeur qui ne tol\u00e9rait pas nos sens; je demandai, et Grumbach \u2014 dont le teint se fit cireux \u2014 l\u00e2cha ce seul mot: \u00ab il \u00e9coute \u00bb, puis h\u00e2ta la marche, comme si ce spectacle avait effleur\u00e9 quelque corde interdite; je crus d\u2019abord \u00e0 l\u2019ethnographie: une survivance dahom\u00e9enne, un voeu ancien, un m\u00e9diateur qui recueille des augures \u2014 pluie, s\u00e9cheresse, mouches voraces \u2014 et les rapporte au patriarche du hameau; mais, \u00e0 force de retours sur ce plateau, de station muette \u00e0 quelques toises du colosse sylvestre, de nuits o\u00f9 l\u2019aliz\u00e9 allumait dans les frondes un chuchotement continu, je commen\u00e7ai d\u2019entendre \u2014 non de mes oreilles, mais d\u2019une facult\u00e9 plus basse et sinueuse \u2014 que l\u2019\u00e9coute de Silvio n\u2019\u00e9tait pas l\u2019\u00e9coute d\u2019un mortel: elle passait par les fibres du tronc comme par les c\u00e2bles d\u2019un orgue ab\u00eemal, descendait aux moelles du sol, et de l\u00e0 remontait, \u00e0 travers le r\u00e9seau inextricable des racines entrem\u00eal\u00e9es aux racines de l\u2019\u00eele enti\u00e8re, vers des bouches sans langue qui n\u2019ont jamais go\u00fbt\u00e9 la lumi\u00e8re; l\u2019homme, pens\u00e9-je alors avec un frisson que je crus d\u2019abord ridicule, n\u2019\u00e9tait que l\u2019organe d\u2019un organisme, non pas le palmier seul, mais une trame v\u00e9g\u00e9tale dont les antiques continents furent jadis la peau, et qui, patiente, impassible, a conserv\u00e9 m\u00e9moire de cycles pr\u00e9c\u00e9dant nos chronologies; durant ces mois, notre ami Carrington \u2014 esprit industrieux \u2014 obtint bail du domaine pour y planter l\u2019ananas; on releva les masures, on colmata les chemins, et j\u2019eus la faiblesse d\u2019y engager quelques deniers et un reste d\u2019orgueil familial; je recommandai, par habitude plus que par discernement, le m\u00eame Grumbach comme r\u00e9gisseur, et c\u2019est sa bile contre ce qu\u2019il appelait \u00ab superstitions \u00bb qui scella le d\u00e9sastre; un apr\u00e8s-midi de chaleur stagnante, tandis que Silvio avait quitt\u00e9 son poste pour porter message au bourg, Grumbach conduisit deux b\u00fbcherons r\u00e9tifs au pied du colosse et, voyant leur h\u00e9sitation, arracha la hache et frappa \u2014 une fois, deux fois \u2014 entailles nettes \u00e0 hauteur d\u2019homme; je reviens alors de la source avec Carrington, et ce que je dois vous dire me reste \u00e0 la gorge: j\u2019aper\u00e7us Silvio, soudain, sur la cr\u00eate du champ, silhouette filiforme contre l\u2019azur surexpos\u00e9; il fit, de ce couteau de canne qu\u2019il portait \u00e0 la ceinture, un geste bref, imp\u00e9rieux, comme on abaisse une verge de chef d\u2019orchestre; \u00e0 cet instant pr\u00e9cis, sans d\u00e9lai ni ambigu\u00eft\u00e9, une noix \u00e9norme se d\u00e9tacha de la cime, chuta dans un sifflement de plomb et vint briser le cr\u00e2ne du r\u00e9gisseur avec une pr\u00e9cision si souveraine que l\u2019hypoth\u00e8se du hasard se dissout encore en moi quand j\u2019y songe; les deux ouvriers hurl\u00e8rent, l\u2019air vibra d\u2019un voile, et Grumbach, que nous relev\u00e2mes, n\u2019\u00e9tait plus qu\u2019une pulpe; Silvio passa pr\u00e8s de nous comme un somnambule d\u2019\u00e9b\u00e8ne, ne jeta ni \u0153illade ni parole, et, parvenu au tronc bless\u00e9, posa ses longs doigts sur les entailles, non en homme qui ausculte une plaie, mais en cr\u00e9ature qui reconna\u00eet, par un toucher d\u2019initi\u00e9, l\u2019atteinte port\u00e9e \u00e0 sa propre chair; le lendemain, je retournai seul au palmier et, c\u00e9dant \u00e0 une impulsion que je ne me pardonne gu\u00e8re, lui confiai \u2014 \u00e0 lui, \u00e0 l\u2019homme, \u00e0 l\u2019arbre, je ne sais \u2014 que j\u2019avais vu le geste, et que mon silence, f\u00fbt-il coupable, serait entier; il me regarda \u2014 et ce regard, ma tante, n\u2019\u00e9tait point humain; c\u2019\u00e9tait une attention verticale, qui passait \u00e0 travers moi comme passe la nappe d\u2019eau \u00e0 travers la roche poreuse \u2014 puis il parla, une seule fois, avec cette voix qui semblait vous venir non de la poitrine mais du sol: jeune ma\u00eetre, mon fr\u00e8re pense \u00e0 vous; soyez serein; vous avez tout \u00e0 gagner; et il replaqua son visage contre l\u2019\u00e9corce, et ses bras ceignirent le tronc dans une immobilit\u00e9 d\u2019idole; ce ne fut pourtant que le pr\u00e9lude \u00e0 l\u2019augure le plus noir: \u00e0 la fin de l\u2019\u00e9t\u00e9 1928, quand la tourmente se mit en branle sur les grandes latitudes oc\u00e9anes, Silvio, les yeux clos, transmit au patriarche des signes d\u2019une exactitude blasph\u00e9matoire \u2014 quatre jours avant la foudre officielle du t\u00e9l\u00e9graphe; et lorsque l\u2019ouragan, en convulsion c\u00e9leste, vint labourer l\u2019\u00eele, l\u2019on retrouva au matin l\u2019homme et l\u2019arbre confondus dans le m\u00eame tr\u00e9pas \u2014 le colosse d\u00e9racin\u00e9 \u00e9tendu comme un dieu vaincu, Silvio sous lui, visage lisse, presque serein, tel un officiant retourn\u00e9 dans la bouche m\u00eame de son culte; durant des jours, une poudre de terre demeura sur les fronts des villageois, tra\u00een\u00e9es d\u2019une communion muette avec ce qui venait de choir; depuis lors \u2014 et voici la part que je n\u2019ose dire qu\u2019\u00e0 vous \u2014 chaque bruissement de palmes, m\u00eame dans nos climats sans palmier, r\u00e9veille en moi la certitude hideuse que nous ne sommes pas les premiers \u00e0 penser sur cette plan\u00e8te, ni m\u00eame les mieux dou\u00e9s; il existe, dans la profonde coul\u00e9e des choses vertes, une m\u00e9moire sans visage, une volont\u00e9 lente, indiff\u00e9rente et vaste, qui s\u2019agr\u00e8ge par rhizomes et filaments, qui a, d\u2019\u00e2ge en \u00e2ge, pris langue avec des m\u00e9diateurs de chair, et dont Silvio n\u2019\u00e9tait que l\u2019agent local, le doigt pos\u00e9 sur la membrane vivante d\u2019un ordre plus grand; l\u2019arbre n\u2019\u00e9tait pas un arbre, mais l\u2019antenne d\u2019une conscience imm\u00e9moriale; ce que Grumbach a frapp\u00e9, ce n\u2019\u00e9tait pas du bois: c\u2019\u00e9tait une oreille; ce qui lui a r\u00e9pondu, par la chute d\u2019un fruit, n\u2019\u00e9tait pas vengeance, mais r\u00e9flexe; je ne sors plus \u00e0 la nuit sans craindre les rameaux, je d\u00e9tourne mon pas des parcs, j\u2019\u00e9vite l\u2019ombre m\u00eame des \u00e9rables de Benefit Street, car j\u2019entends \u2014 oui, j\u2019entends \u2014 sous le vacarme urbain, la rumeur basse et obstin\u00e9e d\u2019un monde qui pense autrement, qui calcule \u00e0 l\u2019\u00e9chelle des \u00e8res, et qui, parfois, choisit, d\u2019une prunelle verte et sans paupi\u00e8re, un homme pour lui pr\u00eater oreille; si cette lettre vous paraissait outr\u00e9e, br\u00fblez-la; mais si, un soir, un souffle passe dans un bouquet immobile, souvenez-vous que le vent n\u2019est peut-\u00eatre que l\u2019alibi commode d\u2019un autre souffle, plus ancien, et qu\u2019il est des portentes qu\u2019il vaut mieux saluer de loin, t\u00eate nue, sans lever la hache. 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Une histoire de vodu — sur l\u2019\u00eele antillaise de Sainte-Croix, des croyances peuvent tuer par la seule terreur.<\/em><\/p>\n

Une traduction inspir\u00e9e de Black Terror De Henry S. Whytehard paru dans Weird Tales en octobre 1931<\/p>\n

Noire Terreur<\/h2>\n

Je me r\u00e9veille dans le grand lit de mahogany de ma maison \u00e0 Christiansted avec la sensation aigu\u00eb que quelque chose cloche, atrocement, comme une d\u00e9chirure dans la t\u00eate. Je me rassemble, secoue la nuque pour chasser le sommeil, \u00e9carte la mousseline du moustiquaire. \u00c7a va mieux. L\u2019\u00e9trange horreur qui m\u2019avait poursuivi hors du sommeil d\u00e9cro\u00eet.<\/p>\n

Je t\u00e2tonne, retourne vers le r\u00eave, ou quoi que c\u2019\u00e9tait — pas un r\u00eave, non, autre chose. Je peux maintenant, d\u2019une fa\u00e7on obscure, le localiser. Je m\u2019aper\u00e7ois que j\u2019\u00e9coute, douloureusement, une note tenue, lancinante, comme un orgue \u00e0 vapeur clou\u00e9 sur un seul son haut, strident, rauque. Je sais que ce n\u2019est pas un orgue \u00e0 vapeur. On n\u2019a pas \u00e7a \u00e0 Sainte-Croix depuis que Colomb a vu l\u2019\u00eele \u00e0 son deuxi\u00e8me voyage, 1493. Je me l\u00e8ve, enfile mes mules, ma robe de bain en mousseline, toujours rien compris.<\/p>\n

Net, la note s\u2019interrompt, coup\u00e9e comme quand les tambours cessent d\u2019un coup quand les Noirs font une rata derri\u00e8re la ville, dans les collines.<\/p>\n

C\u2019est l\u00e0 seulement que je comprends. C\u2019\u00e9tait une femme. Elle hurlait.<\/p>\n

Je sors sur la galerie semi-ferm\u00e9e qui court le long de la fa\u00e7ade sur Compagnie Gade, la rue de terre battue en dessous, et je me penche.<\/p>\n

Un groupe de Noirs lev\u00e9s t\u00f4t, habits de n\u2019importe o\u00f9, s\u2019assemble l\u00e0, et \u00e7a grossit chaque seconde. Hommes, femmes, gamins noirs, serr\u00e9s en n\u0153ud qui se resserre juste sous mes fen\u00eatres, leurs grognements gutturaux faisant un fond \u00e0 la voix seule de ce cri tenu — car la femme, au centre, a repris, souffle neuf, sa plainte \u00e0 vous glacer, \u00e0 vous vriller les nerfs, une stridence \u00e0 faire grimacer qui \u00e9coute.<\/p>\n

Aucun de ce monde ne la touche. J\u2019\u00e9coute leur cr\u00e9ole, guttural, pour attraper un mot qui me dirait. Des bribes du large patois, rien \u00e0 quoi raccrocher l\u2019esprit. Et puis \u00e7a vient, du plus mince filet de voix, un timbre d\u2019enfant : le mot net, Jumbee.<\/p>\n

D\u2019accord. Je tiens le fil. La femme qui crie croit — et le cercle autour d\u2019elle croit — que quelque sorcellerie est en marche. Un ennemi a pay\u00e9 les services du papaloi, le sorcier, et quelque chose d\u2019affreux, mal\u00e9diction ou charme, a \u00e9t\u00e9 « pos\u00e9 » sur elle, ou sur les siens. Tout \u00e7a, c\u2019est ce que raconte le mot Jumbee.<\/p>\n

Je reste \u00e0 guetter la suite. Je me demande aussi pourquoi un policier ne vient pas disperser. Bien s\u00fbr le policier, Noir lui aussi, sera pris comme les autres, mais il fera son devoir. « Mets un Noir \u00e0 conduire un Noir ! » Le vieux dicton reste vrai, comme aux temps d\u2019esclavage.<\/p>\n

La femme, prise de convulsions, se berce d\u2019avant en arri\u00e8re, on dirait poss\u00e9d\u00e9e. Ses hurlements ont maintenant une basse, une cadence pure d\u2019horreur. C\u2019est atroce.<\/p>\n

Un policier, enfin. Deux, m\u00eame. L\u2019un, le vieux Kraft, autrefois top-sergent danois de troupes de garnison. Kraft est quasi blanc, mais malgr\u00e9 sa nuance africaine, il ne tol\u00e8re pas les simagr\u00e9es. Il avance, fait tournoyer sa matraque en menace, grogne des reproches rauques, ordres de circuler. Le groupe commence \u00e0 couler vers le march\u00e9 du dimanche, pouss\u00e9 par l\u2019agent brun fonc\u00e9 du sergent Kraft.<\/p>\n

Ne restent plus, face \u00e0 face, que le vieux Kraft et la Noire qui a cri\u00e9, l\u00e0, dans la rue. Je vois la figure du vieux changer : du masque dur, professionnel, \u00e0 quelque chose d\u2019humain. Il lui parle bas. Elle r\u00e9pond en marmonnant, pas hostile, seulement pour que nul n\u2019entende.<\/p>\n

Je parle depuis la galerie.<\/p>\n

— Qu\u2019y a-t-il, Herr Kraft ? Je peux aider ?<\/p>\n

Le vieux Kraft l\u00e8ve les yeux, me reconna\u00eet, touche sa casquette.<\/p>\n

— Stoopide-ness ! dit-il, explose pour expliquer. La fame\u2026 elle a eu —<\/p>\n

Il s\u2019interrompt, fait un geste sec, dramatique, me lance un regard signifiant. Ses yeux disent : « Je pourrais tout vous dire, mais pas de l\u00e0. »<\/p>\n

— Une chaise, sur la galerie, pour la pauvre femme ? propos\u00e9-je en hochant.<\/p>\n

— Come ! dit-il \u00e0 la femme. Elle suit, docile, par l\u2019escalier ext\u00e9rieur, tandis que je vais d\u00e9crocher la porte au bout de la galerie.<\/p>\n

On installe la femme — elle semble h\u00e9b\u00e9t\u00e9e, tient la t\u00eate d\u2019une main — dans un de mes fauteuils, o\u00f9 elle se balance lentement en chuchotant. Kraft et moi, dedans, jusqu\u2019\u00e0 la salle \u00e0 manger.<\/p>\n

Au dressoir, je sers comme il se doit mon ami, le sergent Kraft de la police de Christiansted.<\/p>\n

— Ses hurlements m\u2019ont r\u00e9veill\u00e9, une bonne demi-heure trop t\u00f4t, dis-je, pour lancer.<\/p>\n

— Yah, yah, fait Kraft, la vieille t\u00eate avis\u00e9e qui hoche. Elle me dit de Obiman l\u2019a fix\u00e9e pour de bon, cette fois !<\/p>\n

\u00c7a promet. J\u2019attends la suite.<\/p>\n

— Mais ce que c\u2019est au juste, je ne saurais dire du tout, poursuit Kraft, d\u00e9cevant, comme s\u2019il jouait au secret professionnel.<\/p>\n

— Un autre, Herr Kraft ? dis-je.<\/p>\n

Il ne se fait pas prier, « skoal » final \u00e0 l\u2019\u0153il dans l\u2019\u0153il, comme on fait \u00e0 la danoise. Cette libation — ce que j\u2019esp\u00e9rais — d\u00e9noue sa langue. \u00c9pargnez-vous son accent qu\u2019on coupe au couteau. Il m\u2019apprend que cette femme, Elizabeth Aagaard, vit dans une case de l\u2019habitation, pr\u00e8s de la Central Factory, \u00e0 quelques miles de Christiansted. Elle a un fils, Cornelis McBean. Gar\u00e7on du pays comme on dit « oiseau de potence » : joueur, voleur, mauvais sujet. D\u00e9j\u00e0 pass\u00e9 au tribunal pour broutilles, d\u00e9j\u00e0 enferm\u00e9 plus d\u2019une fois au Christiansfort.<\/p>\n

Mais, dit Kraft, « c\u2019est pas le vole qui fait la difficult\u00e9 pr\u00e9sente ». Non. Le jeune McBean a eu l\u2019outrecuidance d\u2019aimer Estrella Collins, la fille d\u2019un riche boutiquier noir, rue lat\u00e9rale de Christiansted. Vieux Collins n\u2019en veut pas, ses mots n\u2019ont rien fait \u00e0 la t\u00eate dure du gar\u00e7on. Alors il a — bref — embauch\u00e9 un papaloi pour l\u2019\u00e9carter.<\/p>\n

— Mais, protest\u00e9-je, je connais le vieux Collins. Je comprends qu\u2019il refuse un vaurien pareil, mais — un commer\u00e7ant, un homme riche \u00e0 l\u2019\u00e9chelle du pays, faire appel \u00e0 un papaloi — \u00e7a\u2026<\/p>\n

— Him Black ! dit le sergent, petit geste qui explique tout.<\/p>\n

— Et quel genre d\u2019ouanga Collins lui a-t-il fait « poser » ? dis-je apr\u00e8s un temps.<\/p>\n

Le vieux me jette un regard vif au mot. Un mot lourd. En Ha\u00efti, courant. C\u2019est talisman comme amulette : attire ou repousse, prot\u00e8ge. Mais ici, \u00e0 Sainte-Croix, la magie des Noirs n\u2019est ni aussi nette ni (comme on l\u2019imagine) aussi mortelle que les tours des papalois, des hougans dans les mornes ha\u00eftiens infest\u00e9s, leurs milliers d\u2019autels \u00e0 Ougoun Badagaris, \u00e0 Damballa, au Serpent venu des lointains, terribles Guin\u00e9es. Je ne peux pas m\u2019attarder au d\u00e9tail des ouangas. On ne peut tout dire. Les d\u00e9tails —<\/p>\n

— Je crois que c\u2019est un « sweat-ouanga », souffle Kraft, qui p\u00e2lit d\u2019un ton sous son ivoire br\u00fbl\u00e9 de soleil. — La femme all\u00e8gue, continue-t-il, que le gar\u00e7on va tomber malade et mourir \u00e0 midi — aujourd\u2019hui. Pour \u00e7a qu\u2019elle marche en ville d\u00e8s l\u2019aube, parce qu\u2019il n\u2019y a pas d\u2019aide. Elle veut se lamenter, comme, ce malheur sur sa t\u00eate.<\/p>\n

Kraft m\u2019a donn\u00e9 tout ce qu\u2019il a. Il m\u00e9rite sa r\u00e9compense. Je revisite le dressoir.<\/p>\n

— Excusez encore, sergent. C\u2019est un peu t\u00f4t pour moi. Mais « on ne marche pas sur une seule jambe ».<\/p>\n

Le sergent grince un sourire au proverbe santa-crucien — un dernier pour la route est toujours justifi\u00e9 — et r\u00e9pond : — Il doit bien marcher — sur trois ! Il ajuste le troisi\u00e8me verre, « skoal », puis redevient le policier.<\/p>\n

— Je l\u2019emm\u00e8ne, la femme ? demande-t-il sur la galerie o\u00f9 Elizabeth Aagaard se berce toujours, g\u00e9mit, chuchote sa peine.<\/p>\n

— Laissez-la ici, dis-je. Esmerelda lui trouvera \u00e0 manger. Le sergent salue, s\u2019en va.<\/p>\n

— Gahd b\u00e9nisse vous, sar, murmure la pauvre. Je la laisse, vais dire deux mots \u00e0 ma vieille cuisini\u00e8re, puis vers ma douche en retard. Bient\u00f4t sept heures.<\/p>\n

Apr\u00e8s le petit-d\u00e9jeuner, je demande des nouvelles d\u2019Elizabeth. Elle a mang\u00e9, a tout d\u00e9vers\u00e9 \u00e0 Esmerelda et aux autres domestiques. Le r\u00e9cit d\u2019Esmerelda fixe l\u2019id\u00e9e : McBean a \u00e9t\u00e9 marqu\u00e9 pour la mort par un des plus vieux, des plus meurtriers proc\u00e9d\u00e9s de barbarie primitive — dont tous les Blancs qui savent vous diront qu\u2019il n\u2019agit que par la psychologie de la peur, cette peur de l\u2019occulte qui engourdit l\u2019esprit africain depuis des mill\u00e9naires de guerre contre la brousse, et l\u2019emprise de ses f\u00e9ticheurs, pr\u00eatres du vodu.<\/p>\n

On sait — tous ceux qui \u00e9tudient la « magie » africaine — que des fragments du corps humain — cheveux, ongles, ou m\u00eame un v\u00eatement longtemps port\u00e9 — entretiennent un lien magique avec le corps, et une influence correspondante. Un morceau de chemise, port\u00e9 contre la peau, gorg\u00e9 de sueur, vaut beaucoup pour fabriquer un charme qui prot\u00e8ge — et son contraire, enfoui contre quelqu\u2019un pour lui nuire. Le sang, etc., entre dans ce catalogue.<\/p>\n

Pour McBean, voil\u00e0 ce qui a \u00e9t\u00e9 fait. Le papaloi a mis la main sur une de ses chemises. Il a habill\u00e9 avec le corps r\u00e9cemment enterr\u00e9 d\u2019un vieil homme noir mort de vieillesse. Trois jours, trois nuits, la chemise au cercueil. Puis on a su la remettre, subrepticement, \u00e0 port\u00e9e de McBean. Elle « avait \u00e9t\u00e9 \u00e9gar\u00e9e ». Le gar\u00e7on la retrouve dans la case de sa m\u00e8re, la remet.<\/p>\n

Et, comme si \u00e7a ne suffisait pas — la terreur seule, quand il l\u2019apprend, peut tuer — voil\u00e0 qu\u2019ils apprennent, m\u00e8re et fils, par la vigne \u00e0 ragots, la Grapevine, qu\u2019un petit ouanga, compos\u00e9 de ses rognures d\u2019ongles, des poils ras de sa barbe d\u2019une semaine r\u00e9cup\u00e9r\u00e9s dans l\u2019\u00e9cume du rasage, divers bouts de sa personne ext\u00e9rieure, a \u00e9t\u00e9 « fix\u00e9 » par le papaloi de Christiansted, puis « enterr\u00e9 contre lui ».<\/p>\n

\u00c7a veut dire : \u00e0 moins de retrouver l\u2019ouanga, le d\u00e9terrer, le br\u00fbler, il meurt \u00e0 midi. Comme il n\u2019a su l\u2019« enterrement » que la veille au soir, et que l\u2019\u00eele de Sainte-Croix fait plus de quatre-vingts miles carr\u00e9s, il a — mettons — une chance sur cent mille milliards de le trouver, le sortir, l\u2019annuler au feu. Songez qu\u2019aux antiques, aux lointaines ascendances, ses anc\u00eatres ont cru, fix\u00e9, donn\u00e9 force \u00e0 ce meurtre par la t\u00eate — \u00e7a ressemble bien \u00e0 la condamnation de Cornelis McBean, mauvais Noir de la place, amoureux ambitieux d\u2019une jeune n\u00e9gresse un peu au-dessus de sa caste selon l\u2019ordre africain des Antilles — il passera \u00e0 midi pile.<\/p>\n

C\u2019est, noy\u00e9 de d\u00e9tails, la substance du r\u00e9cit d\u2019Elizabeth Aagaard.<\/p>\n

Je la regarde, apais\u00e9e maintenant, humble, plus la furie hurlante de l\u2019aube. Et \u00e0 la voir, pauvre \u00e2me, le muet poids de m\u00e8re dans ses yeux ternes d\u2019o\u00f9 les larmes glissent sur la face charbon, je me dis que je veux aider. Que c\u2019est intol\u00e9rable. Que cette chose est plus vicieuse que les vices ordinaires. Je ne veux pas me croiser les bras et laisser un McBean inconnu dispara\u00eetre sur ordre d\u2019un papaloi \u00e0 gages, parce que le lisse Collins a choisi ce moyen — quinze dollars, peut-\u00eatre — des rognures, un trou dans l\u2019\u00eele — pour l\u2019\u00e9carter.<\/p>\n

Je l\u2019imagine, le jeune Noir, livide de peur sans nom — une grappe de frayeurs antiques, h\u00e9rit\u00e9es, d\u00e9raisonnables — tremblant, recroquevill\u00e9, \u00e2me naus\u00e9euse \u00e0 ce qui vient, trois heures encore quand sonnera midi au vieux beffroi de Christiansfort. Impuissant, pris dans sa t\u00eate, devant la condamnation qu\u2019il s\u2019est attir\u00e9e pour avoir aim\u00e9 la brune Estrella Collins — p\u00e8re brun lisse qui porte le plateau de qu\u00eate chaque dimanche dans son \u00e9glise.<\/p>\n

Il y a du grotesque, \u00e0 m\u2019asseoir l\u00e0, devant la m\u00e8re McBean. Elle a l\u00e2ch\u00e9 prise, on dirait, r\u00e9sign\u00e9e au sort de son fils unique. « Him Black », a dit le vieux Kraft.<\/p>\n

Ce souvenir du plateau entre les mains grasses du boutiquier me ram\u00e8ne une id\u00e9e.<\/p>\n

— Votre \u00e9glise, Elizabeth ?<\/p>\n

— Moi \u00c9glise anglaise, sar — le gar\u00e7on aussi. Lui faire grand shandramadan, sar, lui jouer et peut-\u00eatre un tief, mais lui ancien communicant, sar.<\/p>\n

L\u2019inspiration vient. Peut-\u00eatre qu\u2019un des pr\u00eatres de l\u2019« English Church » peut aider. Au fond, c\u2019est affaire de croyance. Qu\u2019un ouanga « enterr\u00e9 contre » moi n\u2019aurait pas le moindre effet — pure absurdit\u00e9 de Polyn\u00e9siens qui tuent au charme en vous faisant regarder votre image dans une calebasse d\u2019eau et secouent l\u2019eau pour d\u00e9truire l\u2019image ! — peut-\u00eatre que si Elizabeth et son fils font leur part\u2026 Je parle longuement, s\u00e9rieusement \u00e0 Elizabeth.<\/p>\n

Je mart\u00e8le : la puissance de Dieu l\u2019emporte sur celle des f\u00e9tiches, m\u00eame le serpent. \u00c0 la fin, une esp\u00e9rance chez elle, me semble, elle s\u2019en va. Je saute en voiture, grimpe au presbyt\u00e8re de l\u2019English Church.<\/p>\n

Le p\u00e8re Richardson, pasteur, lui aussi natif des Antilles, est l\u00e0. Je lui expose l\u2019affaire. Il me r\u00e9pond :<\/p>\n

— Je vous suis oblig\u00e9, Mr Canevin. S\u2019ils prenaient conscience — disons — de ce que vous venez d\u2019\u00e9noncer : la puissance de Dieu, infinie, au-dessus de leurs croyances ! Je vous accompagne, tout de suite. C\u2019est peut-\u00eatre la d\u00e9livrance d\u2019une \u00e2me humaine. Et ils viennent vers nous, cur\u00e9s, pour le vol de deux noix de coco !<\/p>\n

Il dispara\u00eet deux minutes, revient avec un sac noir, et nous filons vers le village d\u2019Elizabeth, le long de la belle route qui borde la Cara\u00efbe lisse et bleue.<\/p>\n

Le village d\u2019habitation est \u00e9tonnamment calme. Le pr\u00eatre descend devant la case d\u2019Elizabeth, je range la voiture dans l\u2019herbe de Guin\u00e9e. Je vois la haute silhouette du p\u00e8re Richardson, aust\u00e8re, longue soutane noire, entrer d\u2019un pas vif. Je le suis, juste \u00e0 temps pour une sc\u00e8ne \u00e9trange.<\/p>\n

Le gar\u00e7on noir, livide, r\u00e9duit par la peur, ramass\u00e9 sous une mince couverture sur un petit lit de fer. Au-dessus de lui, le pr\u00eatre. Il se penche, coupe d\u2019un petit couteau quelque chose au cou du gar\u00e7on, et le jette avec d\u00e9dain sur le sol battu. L\u2019objet atterrit \u00e0 mes pieds. Je le regarde. Un petit sac noir, tissu de coton, avec une houppe de plumes de coq noir en haut, serr\u00e9e de multiples tours de fil rouge vif. L\u2019ensemble gros comme un \u0153uf. Je reconnais l\u2019amulette de protection.<\/p>\n

Dents qui claquent, froid de mort sur lui, le gar\u00e7on proteste en cr\u00e9ole. Le pr\u00eatre r\u00e9pond gravement.<\/p>\n

— Pas de demi-mesures, Cornelis. Quand on demande l\u2019aide de Dieu, on se d\u00e9fait de tout le reste. — Murmure d\u2019assentiment de la femme, qui arrange une petite table avec une chandelle, dans l\u2019angle.<\/p>\n

Le p\u00e8re Richardson tire de son sac une petite bouteille \u00e0 gicleur et fait pleuvoir des gouttes sur l\u2019ouanga au sol. Puis il asperge la case enti\u00e8re d\u2019eau b\u00e9nite, finit par la femme, moi, et le gar\u00e7on. Quand l\u2019eau touche sa joue, il tressaille, frissonne. Et soudain cette \u00e9vidence me frappe : affaire de croyance encore. Passer de la suppos\u00e9e protection du grigri que le pr\u00eatre vient de lui trancher et lancer, \u00e0 la m\u00e9thode de l\u2019\u00c9glise, doit — d\u2019une fa\u00e7on obscure — agir tr\u00e8s fort sur ce jeune.<\/p>\n

La bouteille retourne au sac. Le pr\u00eatre parle :<\/p>\n

— Dieu intervient pour toi, mon enfant — et la puissance de Dieu surpasse toutes choses, visibles et invisibles. Il tient tout dans le creux de sa main. Il va \u00f4ter ta peur, enlever ce poids de ton \u00e2me, et tu vivras. \u00c0 toi de faire ta part, si tu veux \u00eatre fortifi\u00e9 par le Sacrement. D\u2019abord la p\u00e9nitence. Puis —<\/p>\n

Le gar\u00e7on, d\u00e9j\u00e0 plus calme, acquiesce, le pr\u00eatre nous fait signe de sortir, la m\u00e8re et moi. Je ouvre, sors. Je laisse Elizabeth \u00e0 vingt pas de la case, mains tordues, l\u00e8vres en pri\u00e8re. Je m\u2019assois dans la voiture.<\/p>\n

Dix minutes. La porte s\u2019ouvre. Signe d\u2019entrer. Le gar\u00e7on est calme, le p\u00e8re Richardson referme son sac. Il se tourne vers moi : — Adieu, et merci. C\u2019est tr\u00e8s bien \u00e0 vous de m\u2019avoir men\u00e9.<\/p>\n

— Vous ne venez pas ?<\/p>\n

— Non, fait-il, r\u00e9fl\u00e9chit. Non, je reste jusqu\u2019au bout. — Regarde sa montre. — Vous avez dit midi\u2026<\/p>\n

— Alors je reste, dis-je, et vais me mettre dans un coin de la petite case.<\/p>\n

Le pr\u00eatre reste pr\u00e8s du lit, regard sur le gar\u00e7on, dos tourn\u00e9 vers moi. La femme, en pri\u00e8re silencieuse dans l\u2019autre coin, se tient hors du chemin. Le pr\u00eatre se penche, prend la main inerte, le poignet dans ses grandes mains blanches fermes, compte le pouls, jette un \u0153il \u00e0 sa montre. Puis vient s\u2019asseoir pr\u00e8s de moi.<\/p>\n

— Une demi-heure, murmure-t-il.<\/p>\n

La femme, rigide, \u00e0 genoux sur la terre, prie sans un son. Nous restons, sans parler, vingt longues minutes. La tension de l\u2019air devient visible.<\/p>\n

Brusque chute de la m\u00e2choire du gar\u00e7on. Le pr\u00eatre bondit, saisit, frictionne les mains noir-mate. La t\u00eate roule sur l\u2019oreiller, les dents se referment, les paupi\u00e8res battent. Un spasme l\u00e9ger, sous la couverture. Il prend deux, trois grandes inspirations, retombe dans un quasi coma. Le pr\u00eatre reste aupr\u00e8s. Je compte \u00e0 ma montre les minutes jusqu\u2019\u00e0 midi. Neuf — huit — sept — puis, trois minutes avant midi. \u00c0 ce point, j\u2019entends la voix basse du pr\u00eatre qui r\u00e9cite, monotone. J\u2019\u00e9coute, attrape ses mots. Il tient la main du gar\u00e7on, et les phrases sortent, graves :<\/p>\n

— \u2026 pour r\u00e9sister et surmonter toute attaque de ton adversaire\u2026 te donner force contre l\u2019esprit\u2026 et qu\u2019il ne pr\u00e9vale en rien contre toi. — Puis, baissant d\u2019un ton, surprise, sa voix d\u2019anglican se met \u00e0 d\u00e9clamer dans l\u2019ancienne langue liturgique : — \u2026 et effugiat atque discedat omnis phantasia et nequitia\u2026 vel versutia diabolicae fraudis omnisque spiritus immundus adjuratis\u2026<\/p>\n

Les mots grossissent, prennent puissance \u00e0 mesure qu\u2019il insiste. Nous sommes au bord exact de midi. Je rel\u00e8ve la t\u00eate de la montre vers le lit : convulsion sur convulsion traverse ce corps mince. Alors la case se met \u00e0 trembler — un coup de vent tomb\u00e9 de nulle part. Les palmes s\u00e8ches claquent dehors, la bise siffle sous la porte mal pos\u00e9e. Le rideau de mousseline gonfle d\u2019un coup, voile. Et la voix rauque du gar\u00e7on :<\/p>\n

— Damballa ! dit-il net, puis g\u00e9mit.<\/p>\n

Damballa : l\u2019un des Grands Myst\u00e8res du vodu. Je frissonne malgr\u00e9 moi.<\/p>\n

Plus haut, plus ferme, la voix du p\u00e8re Richardson, pos\u00e9e, maintenant en intonation — grandes phrases de pouvoir, formules interpos\u00e9es, et lui, dress\u00e9, comme un mur entre le ch\u00e9tif gar\u00e7on noir et les Puissances mauvaises qui viennent le prendre pour leurs fins. Il \u00e9tend une sorte de manteau de protection au-dessus de ce corps rampant.<\/p>\n

La m\u00e8re est prostr\u00e9e, bras en croix sur la terre — dernier geste de supplication possible \u00e0 l\u2019humain. Mon regard tombe au coin extr\u00eame de la pi\u00e8ce — un objet, forme bizarre, d\u00e9passe d\u2019un tas d\u2019habits.<\/p>\n

Midi exact. Je v\u00e9rifie la montre, le coup lointain de l\u2019Angelus roule depuis la lourde cloche de St John. Le p\u00e8re Richardson cesse son r\u00e9citatif, repose la main du gar\u00e7on sur la couverture, entonne l\u2019Angelus. Je me l\u00e8ve, \u00e0 la fin je lui tire la manche. Le vent — curieusement — a totalement cess\u00e9. Seul le soleil de midi tape sur la t\u00f4le du toit, \u00e9touffant. Il m\u2019interroge. Je pointe le coin, sous les v\u00eatements. Il va, se penche, tire un grossier serpent de bois. Il lance un regard de reproche \u00e0 Elizabeth, qui se prosterne de plus belle.<\/p>\n

— Prends-le, Elizabeth, dit le p\u00e8re. Casse-le en deux. Jette-le dehors.<\/p>\n

Elle rampe, le prend, le brise net, se rel\u00e8ve, visage cendr\u00e9 de peur, ouvre la porte et jette les morceaux. Nous revenons au lit. Le gar\u00e7on respire calmement. Le pr\u00eatre le secoue. Il ouvre des yeux noy\u00e9s — des yeux d\u2019ivrogne. Il louche stupidement.<\/p>\n

— Tu es vivant — par la mis\u00e9ricorde de Dieu, dit le pr\u00eatre, s\u00e9v\u00e8re. Debout. Il est bien pass\u00e9 midi. Tenez — Mr Canevin te montrera sa montre. Tu n\u2019es pas mort. Que cela te serve : laisse \u00e0 Dieu ce qu\u2019il a mis hors de ta port\u00e9e.<\/p>\n

Le gar\u00e7on s\u2019assied, h\u00e9b\u00e9t\u00e9, la mince couverture autour des \u00e9paules, au bord du lit.<\/p>\n

— On peut repartir, dit le p\u00e8re, tr\u00e8s simple, en prenant son sac.<\/p>\n

Je tourne la voiture \u00e0 droite, juste devant la barri\u00e8re du village. Je jette un coup d\u2019\u0153il : le village grouille de Noirs qui se pressent \u00e0 la case d\u2019Elizabeth Aagaard. \u00c0 c\u00f4t\u00e9 de moi, la voix un peu monotone du p\u00e8re. Il parle pour lui, peut-\u00eatre \u00e0 haute pens\u00e9e.<\/p>\n

— Cr\u00e9ateur — de toutes choses — visibles et invisibles.<\/p>\n

Je roule lentement, pour les canards, poules, porcelets, marmots, carrioles \u00e0 bourricots, entre la ville et le presbyt\u00e8re.<\/p>\n

— C\u2019\u00e9tait, dis-je en serrant sa main \u00e0 l\u2019adieu, une exp\u00e9rience.<\/p>\n

— Oh — \u00e7a ! Oui, oui, tout \u00e0 fait ! dit-il. Je pensais — pardonnez — \u00e0 mes malades de l\u2019apr\u00e8s-midi. Mon vicaire n\u2019est pas remis de sa derni\u00e8re dengue. Je suis charg\u00e9. Venez prendre le th\u00e9 — un de ces jours, vers cinq.<\/p>\n

Je rentre au pas. Un pr\u00eatre des Indes occidentales. Ce vent soudain — le petit serpent de bois — la peur nue dans les yeux du gar\u00e7on noir. Tout \u00e7a — travail du jour pour le p\u00e8re Richardson. Dans ces grandes mains carr\u00e9es un peu maladroites, celles qui tiennent le Sacrement chaque matin. Parfois je me l\u00e8ve t\u00f4t et je vais \u00e0 l\u2019\u00e9glise moi-m\u00eame, en semaine, par les routes douces dans le gris avant l\u2019aube, parmi des dizaines de Noirs aux pas doux, pieds nus, allant \u00e0 l\u2019\u00e9glise, \u00e0 l\u2019aube, chercher force et puissance pour la vieille bataille entre Dieu et Satan — le Serpent — ici o\u00f9 les fils de Cham tremblent encore sous la peur persistante de l\u2019antique mal\u00e9diction tomb\u00e9e sur leur anc\u00eatre pour avoir ri de son p\u00e8re No\u00e9.<\/p>\n

FIN.<\/p>", "content_text": "*Une histoire de vodu \u2014 sur l\u2019\u00eele antillaise de Sainte-Croix, des croyances peuvent tuer par la seule terreur.* Une traduction inspir\u00e9e de Black Terror De Henry S. Whytehard paru dans Weird Tales en octobre 1931 ## Noire Terreur Je me r\u00e9veille dans le grand lit de mahogany de ma maison \u00e0 Christiansted avec la sensation aigu\u00eb que quelque chose cloche, atrocement, comme une d\u00e9chirure dans la t\u00eate. Je me rassemble, secoue la nuque pour chasser le sommeil, \u00e9carte la mousseline du moustiquaire. \u00c7a va mieux. L\u2019\u00e9trange horreur qui m\u2019avait poursuivi hors du sommeil d\u00e9cro\u00eet. Je t\u00e2tonne, retourne vers le r\u00eave, ou quoi que c\u2019\u00e9tait \u2014 pas un r\u00eave, non, autre chose. Je peux maintenant, d\u2019une fa\u00e7on obscure, le localiser. Je m\u2019aper\u00e7ois que j\u2019\u00e9coute, douloureusement, une note tenue, lancinante, comme un orgue \u00e0 vapeur clou\u00e9 sur un seul son haut, strident, rauque. Je sais que ce n\u2019est pas un orgue \u00e0 vapeur. On n\u2019a pas \u00e7a \u00e0 Sainte-Croix depuis que Colomb a vu l\u2019\u00eele \u00e0 son deuxi\u00e8me voyage, 1493. Je me l\u00e8ve, enfile mes mules, ma robe de bain en mousseline, toujours rien compris. Net, la note s\u2019interrompt, coup\u00e9e comme quand les tambours cessent d\u2019un coup quand les Noirs font une rata derri\u00e8re la ville, dans les collines. C\u2019est l\u00e0 seulement que je comprends. C\u2019\u00e9tait une femme. Elle hurlait. Je sors sur la galerie semi-ferm\u00e9e qui court le long de la fa\u00e7ade sur Compagnie Gade, la rue de terre battue en dessous, et je me penche. Un groupe de Noirs lev\u00e9s t\u00f4t, habits de n\u2019importe o\u00f9, s\u2019assemble l\u00e0, et \u00e7a grossit chaque seconde. Hommes, femmes, gamins noirs, serr\u00e9s en n\u0153ud qui se resserre juste sous mes fen\u00eatres, leurs grognements gutturaux faisant un fond \u00e0 la voix seule de ce cri tenu \u2014 car la femme, au centre, a repris, souffle neuf, sa plainte \u00e0 vous glacer, \u00e0 vous vriller les nerfs, une stridence \u00e0 faire grimacer qui \u00e9coute. Aucun de ce monde ne la touche. J\u2019\u00e9coute leur cr\u00e9ole, guttural, pour attraper un mot qui me dirait. Des bribes du large patois, rien \u00e0 quoi raccrocher l\u2019esprit. Et puis \u00e7a vient, du plus mince filet de voix, un timbre d\u2019enfant : le mot net, Jumbee. D\u2019accord. Je tiens le fil. La femme qui crie croit \u2014 et le cercle autour d\u2019elle croit \u2014 que quelque sorcellerie est en marche. Un ennemi a pay\u00e9 les services du papaloi, le sorcier, et quelque chose d\u2019affreux, mal\u00e9diction ou charme, a \u00e9t\u00e9 \u00ab pos\u00e9 \u00bb sur elle, ou sur les siens. Tout \u00e7a, c\u2019est ce que raconte le mot Jumbee. Je reste \u00e0 guetter la suite. Je me demande aussi pourquoi un policier ne vient pas disperser. Bien s\u00fbr le policier, Noir lui aussi, sera pris comme les autres, mais il fera son devoir. \u00ab Mets un Noir \u00e0 conduire un Noir ! \u00bb Le vieux dicton reste vrai, comme aux temps d\u2019esclavage. La femme, prise de convulsions, se berce d\u2019avant en arri\u00e8re, on dirait poss\u00e9d\u00e9e. Ses hurlements ont maintenant une basse, une cadence pure d\u2019horreur. C\u2019est atroce. Un policier, enfin. Deux, m\u00eame. L\u2019un, le vieux Kraft, autrefois top-sergent danois de troupes de garnison. Kraft est quasi blanc, mais malgr\u00e9 sa nuance africaine, il ne tol\u00e8re pas les simagr\u00e9es. Il avance, fait tournoyer sa matraque en menace, grogne des reproches rauques, ordres de circuler. Le groupe commence \u00e0 couler vers le march\u00e9 du dimanche, pouss\u00e9 par l\u2019agent brun fonc\u00e9 du sergent Kraft. Ne restent plus, face \u00e0 face, que le vieux Kraft et la Noire qui a cri\u00e9, l\u00e0, dans la rue. Je vois la figure du vieux changer : du masque dur, professionnel, \u00e0 quelque chose d\u2019humain. Il lui parle bas. Elle r\u00e9pond en marmonnant, pas hostile, seulement pour que nul n\u2019entende. Je parle depuis la galerie. \u2014 Qu\u2019y a-t-il, Herr Kraft ? Je peux aider ? Le vieux Kraft l\u00e8ve les yeux, me reconna\u00eet, touche sa casquette. \u2014 Stoopide-ness ! dit-il, explose pour expliquer. La fame\u2026 elle a eu \u2014 Il s\u2019interrompt, fait un geste sec, dramatique, me lance un regard signifiant. Ses yeux disent : \u00ab Je pourrais tout vous dire, mais pas de l\u00e0. \u00bb \u2014 Une chaise, sur la galerie, pour la pauvre femme ? propos\u00e9-je en hochant. \u2014 Come ! dit-il \u00e0 la femme. Elle suit, docile, par l\u2019escalier ext\u00e9rieur, tandis que je vais d\u00e9crocher la porte au bout de la galerie. On installe la femme \u2014 elle semble h\u00e9b\u00e9t\u00e9e, tient la t\u00eate d\u2019une main \u2014 dans un de mes fauteuils, o\u00f9 elle se balance lentement en chuchotant. Kraft et moi, dedans, jusqu\u2019\u00e0 la salle \u00e0 manger. Au dressoir, je sers comme il se doit mon ami, le sergent Kraft de la police de Christiansted. \u2014 Ses hurlements m\u2019ont r\u00e9veill\u00e9, une bonne demi-heure trop t\u00f4t, dis-je, pour lancer. \u2014 Yah, yah, fait Kraft, la vieille t\u00eate avis\u00e9e qui hoche. Elle me dit de Obiman l\u2019a fix\u00e9e pour de bon, cette fois ! \u00c7a promet. J\u2019attends la suite. \u2014 Mais ce que c\u2019est au juste, je ne saurais dire du tout, poursuit Kraft, d\u00e9cevant, comme s\u2019il jouait au secret professionnel. \u2014 Un autre, Herr Kraft ? dis-je. Il ne se fait pas prier, \u00ab skoal \u00bb final \u00e0 l\u2019\u0153il dans l\u2019\u0153il, comme on fait \u00e0 la danoise. Cette libation \u2014 ce que j\u2019esp\u00e9rais \u2014 d\u00e9noue sa langue. \u00c9pargnez-vous son accent qu\u2019on coupe au couteau. Il m\u2019apprend que cette femme, Elizabeth Aagaard, vit dans une case de l\u2019habitation, pr\u00e8s de la Central Factory, \u00e0 quelques miles de Christiansted. Elle a un fils, Cornelis McBean. Gar\u00e7on du pays comme on dit \u00ab oiseau de potence \u00bb : joueur, voleur, mauvais sujet. D\u00e9j\u00e0 pass\u00e9 au tribunal pour broutilles, d\u00e9j\u00e0 enferm\u00e9 plus d\u2019une fois au Christiansfort. Mais, dit Kraft, \u00ab c\u2019est pas le vole qui fait la difficult\u00e9 pr\u00e9sente \u00bb. Non. Le jeune McBean a eu l\u2019outrecuidance d\u2019aimer Estrella Collins, la fille d\u2019un riche boutiquier noir, rue lat\u00e9rale de Christiansted. Vieux Collins n\u2019en veut pas, ses mots n\u2019ont rien fait \u00e0 la t\u00eate dure du gar\u00e7on. Alors il a \u2014 bref \u2014 embauch\u00e9 un papaloi pour l\u2019\u00e9carter. \u2014 Mais, protest\u00e9-je, je connais le vieux Collins. Je comprends qu\u2019il refuse un vaurien pareil, mais \u2014 un commer\u00e7ant, un homme riche \u00e0 l\u2019\u00e9chelle du pays, faire appel \u00e0 un papaloi \u2014 \u00e7a\u2026 \u2014 Him Black ! dit le sergent, petit geste qui explique tout. \u2014 Et quel genre d\u2019ouanga Collins lui a-t-il fait \u00ab poser \u00bb ? dis-je apr\u00e8s un temps. Le vieux me jette un regard vif au mot. Un mot lourd. En Ha\u00efti, courant. C\u2019est talisman comme amulette : attire ou repousse, prot\u00e8ge. Mais ici, \u00e0 Sainte-Croix, la magie des Noirs n\u2019est ni aussi nette ni (comme on l\u2019imagine) aussi mortelle que les tours des papalois, des hougans dans les mornes ha\u00eftiens infest\u00e9s, leurs milliers d\u2019autels \u00e0 Ougoun Badagaris, \u00e0 Damballa, au Serpent venu des lointains, terribles Guin\u00e9es. Je ne peux pas m\u2019attarder au d\u00e9tail des ouangas. On ne peut tout dire. Les d\u00e9tails \u2014 \u2014 Je crois que c\u2019est un \u00ab sweat-ouanga \u00bb, souffle Kraft, qui p\u00e2lit d\u2019un ton sous son ivoire br\u00fbl\u00e9 de soleil. \u2014 La femme all\u00e8gue, continue-t-il, que le gar\u00e7on va tomber malade et mourir \u00e0 midi \u2014 aujourd\u2019hui. Pour \u00e7a qu\u2019elle marche en ville d\u00e8s l\u2019aube, parce qu\u2019il n\u2019y a pas d\u2019aide. Elle veut se lamenter, comme, ce malheur sur sa t\u00eate. Kraft m\u2019a donn\u00e9 tout ce qu\u2019il a. Il m\u00e9rite sa r\u00e9compense. Je revisite le dressoir. \u2014 Excusez encore, sergent. C\u2019est un peu t\u00f4t pour moi. Mais \u00ab on ne marche pas sur une seule jambe \u00bb. Le sergent grince un sourire au proverbe santa-crucien \u2014 un dernier pour la route est toujours justifi\u00e9 \u2014 et r\u00e9pond : \u2014 Il doit bien marcher \u2014 sur trois ! Il ajuste le troisi\u00e8me verre, \u00ab skoal \u00bb, puis redevient le policier. \u2014 Je l\u2019emm\u00e8ne, la femme ? demande-t-il sur la galerie o\u00f9 Elizabeth Aagaard se berce toujours, g\u00e9mit, chuchote sa peine. \u2014 Laissez-la ici, dis-je. Esmerelda lui trouvera \u00e0 manger. Le sergent salue, s\u2019en va. \u2014 Gahd b\u00e9nisse vous, sar, murmure la pauvre. Je la laisse, vais dire deux mots \u00e0 ma vieille cuisini\u00e8re, puis vers ma douche en retard. Bient\u00f4t sept heures. Apr\u00e8s le petit-d\u00e9jeuner, je demande des nouvelles d\u2019Elizabeth. Elle a mang\u00e9, a tout d\u00e9vers\u00e9 \u00e0 Esmerelda et aux autres domestiques. Le r\u00e9cit d\u2019Esmerelda fixe l\u2019id\u00e9e : McBean a \u00e9t\u00e9 marqu\u00e9 pour la mort par un des plus vieux, des plus meurtriers proc\u00e9d\u00e9s de barbarie primitive \u2014 dont tous les Blancs qui savent vous diront qu\u2019il n\u2019agit que par la psychologie de la peur, cette peur de l\u2019occulte qui engourdit l\u2019esprit africain depuis des mill\u00e9naires de guerre contre la brousse, et l\u2019emprise de ses f\u00e9ticheurs, pr\u00eatres du vodu. On sait \u2014 tous ceux qui \u00e9tudient la \u00ab magie \u00bb africaine \u2014 que des fragments du corps humain \u2014 cheveux, ongles, ou m\u00eame un v\u00eatement longtemps port\u00e9 \u2014 entretiennent un lien magique avec le corps, et une influence correspondante. Un morceau de chemise, port\u00e9 contre la peau, gorg\u00e9 de sueur, vaut beaucoup pour fabriquer un charme qui prot\u00e8ge \u2014 et son contraire, enfoui contre quelqu\u2019un pour lui nuire. Le sang, etc., entre dans ce catalogue. Pour McBean, voil\u00e0 ce qui a \u00e9t\u00e9 fait. Le papaloi a mis la main sur une de ses chemises. Il a habill\u00e9 avec le corps r\u00e9cemment enterr\u00e9 d\u2019un vieil homme noir mort de vieillesse. Trois jours, trois nuits, la chemise au cercueil. Puis on a su la remettre, subrepticement, \u00e0 port\u00e9e de McBean. Elle \u00ab avait \u00e9t\u00e9 \u00e9gar\u00e9e \u00bb. Le gar\u00e7on la retrouve dans la case de sa m\u00e8re, la remet. Et, comme si \u00e7a ne suffisait pas \u2014 la terreur seule, quand il l\u2019apprend, peut tuer \u2014 voil\u00e0 qu\u2019ils apprennent, m\u00e8re et fils, par la vigne \u00e0 ragots, la Grapevine, qu\u2019un petit ouanga, compos\u00e9 de ses rognures d\u2019ongles, des poils ras de sa barbe d\u2019une semaine r\u00e9cup\u00e9r\u00e9s dans l\u2019\u00e9cume du rasage, divers bouts de sa personne ext\u00e9rieure, a \u00e9t\u00e9 \u00ab fix\u00e9 \u00bb par le papaloi de Christiansted, puis \u00ab enterr\u00e9 contre lui \u00bb. \u00c7a veut dire : \u00e0 moins de retrouver l\u2019ouanga, le d\u00e9terrer, le br\u00fbler, il meurt \u00e0 midi. Comme il n\u2019a su l\u2019\u00ab enterrement \u00bb que la veille au soir, et que l\u2019\u00eele de Sainte-Croix fait plus de quatre-vingts miles carr\u00e9s, il a \u2014 mettons \u2014 une chance sur cent mille milliards de le trouver, le sortir, l\u2019annuler au feu. Songez qu\u2019aux antiques, aux lointaines ascendances, ses anc\u00eatres ont cru, fix\u00e9, donn\u00e9 force \u00e0 ce meurtre par la t\u00eate \u2014 \u00e7a ressemble bien \u00e0 la condamnation de Cornelis McBean, mauvais Noir de la place, amoureux ambitieux d\u2019une jeune n\u00e9gresse un peu au-dessus de sa caste selon l\u2019ordre africain des Antilles \u2014 il passera \u00e0 midi pile. C\u2019est, noy\u00e9 de d\u00e9tails, la substance du r\u00e9cit d\u2019Elizabeth Aagaard. Je la regarde, apais\u00e9e maintenant, humble, plus la furie hurlante de l\u2019aube. Et \u00e0 la voir, pauvre \u00e2me, le muet poids de m\u00e8re dans ses yeux ternes d\u2019o\u00f9 les larmes glissent sur la face charbon, je me dis que je veux aider. Que c\u2019est intol\u00e9rable. Que cette chose est plus vicieuse que les vices ordinaires. Je ne veux pas me croiser les bras et laisser un McBean inconnu dispara\u00eetre sur ordre d\u2019un papaloi \u00e0 gages, parce que le lisse Collins a choisi ce moyen \u2014 quinze dollars, peut-\u00eatre \u2014 des rognures, un trou dans l\u2019\u00eele \u2014 pour l\u2019\u00e9carter. Je l\u2019imagine, le jeune Noir, livide de peur sans nom \u2014 une grappe de frayeurs antiques, h\u00e9rit\u00e9es, d\u00e9raisonnables \u2014 tremblant, recroquevill\u00e9, \u00e2me naus\u00e9euse \u00e0 ce qui vient, trois heures encore quand sonnera midi au vieux beffroi de Christiansfort. Impuissant, pris dans sa t\u00eate, devant la condamnation qu\u2019il s\u2019est attir\u00e9e pour avoir aim\u00e9 la brune Estrella Collins \u2014 p\u00e8re brun lisse qui porte le plateau de qu\u00eate chaque dimanche dans son \u00e9glise. Il y a du grotesque, \u00e0 m\u2019asseoir l\u00e0, devant la m\u00e8re McBean. Elle a l\u00e2ch\u00e9 prise, on dirait, r\u00e9sign\u00e9e au sort de son fils unique. \u00ab Him Black \u00bb, a dit le vieux Kraft. Ce souvenir du plateau entre les mains grasses du boutiquier me ram\u00e8ne une id\u00e9e. \u2014 Votre \u00e9glise, Elizabeth ? \u2014 Moi \u00c9glise anglaise, sar \u2014 le gar\u00e7on aussi. Lui faire grand shandramadan, sar, lui jouer et peut-\u00eatre un tief, mais lui ancien communicant, sar. L\u2019inspiration vient. Peut-\u00eatre qu\u2019un des pr\u00eatres de l\u2019\u00ab English Church \u00bb peut aider. Au fond, c\u2019est affaire de croyance. Qu\u2019un ouanga \u00ab enterr\u00e9 contre \u00bb moi n\u2019aurait pas le moindre effet \u2014 pure absurdit\u00e9 de Polyn\u00e9siens qui tuent au charme en vous faisant regarder votre image dans une calebasse d\u2019eau et secouent l\u2019eau pour d\u00e9truire l\u2019image ! \u2014 peut-\u00eatre que si Elizabeth et son fils font leur part\u2026 Je parle longuement, s\u00e9rieusement \u00e0 Elizabeth. Je mart\u00e8le : la puissance de Dieu l\u2019emporte sur celle des f\u00e9tiches, m\u00eame le serpent. \u00c0 la fin, une esp\u00e9rance chez elle, me semble, elle s\u2019en va. Je saute en voiture, grimpe au presbyt\u00e8re de l\u2019English Church. Le p\u00e8re Richardson, pasteur, lui aussi natif des Antilles, est l\u00e0. Je lui expose l\u2019affaire. Il me r\u00e9pond : \u2014 Je vous suis oblig\u00e9, Mr Canevin. S\u2019ils prenaient conscience \u2014 disons \u2014 de ce que vous venez d\u2019\u00e9noncer : la puissance de Dieu, infinie, au-dessus de leurs croyances ! Je vous accompagne, tout de suite. C\u2019est peut-\u00eatre la d\u00e9livrance d\u2019une \u00e2me humaine. Et ils viennent vers nous, cur\u00e9s, pour le vol de deux noix de coco ! Il dispara\u00eet deux minutes, revient avec un sac noir, et nous filons vers le village d\u2019Elizabeth, le long de la belle route qui borde la Cara\u00efbe lisse et bleue. Le village d\u2019habitation est \u00e9tonnamment calme. Le pr\u00eatre descend devant la case d\u2019Elizabeth, je range la voiture dans l\u2019herbe de Guin\u00e9e. Je vois la haute silhouette du p\u00e8re Richardson, aust\u00e8re, longue soutane noire, entrer d\u2019un pas vif. Je le suis, juste \u00e0 temps pour une sc\u00e8ne \u00e9trange. Le gar\u00e7on noir, livide, r\u00e9duit par la peur, ramass\u00e9 sous une mince couverture sur un petit lit de fer. Au-dessus de lui, le pr\u00eatre. Il se penche, coupe d\u2019un petit couteau quelque chose au cou du gar\u00e7on, et le jette avec d\u00e9dain sur le sol battu. L\u2019objet atterrit \u00e0 mes pieds. Je le regarde. Un petit sac noir, tissu de coton, avec une houppe de plumes de coq noir en haut, serr\u00e9e de multiples tours de fil rouge vif. L\u2019ensemble gros comme un \u0153uf. Je reconnais l\u2019amulette de protection. Dents qui claquent, froid de mort sur lui, le gar\u00e7on proteste en cr\u00e9ole. Le pr\u00eatre r\u00e9pond gravement. \u2014 Pas de demi-mesures, Cornelis. Quand on demande l\u2019aide de Dieu, on se d\u00e9fait de tout le reste. \u2014 Murmure d\u2019assentiment de la femme, qui arrange une petite table avec une chandelle, dans l\u2019angle. Le p\u00e8re Richardson tire de son sac une petite bouteille \u00e0 gicleur et fait pleuvoir des gouttes sur l\u2019ouanga au sol. Puis il asperge la case enti\u00e8re d\u2019eau b\u00e9nite, finit par la femme, moi, et le gar\u00e7on. Quand l\u2019eau touche sa joue, il tressaille, frissonne. Et soudain cette \u00e9vidence me frappe : affaire de croyance encore. Passer de la suppos\u00e9e protection du grigri que le pr\u00eatre vient de lui trancher et lancer, \u00e0 la m\u00e9thode de l\u2019\u00c9glise, doit \u2014 d\u2019une fa\u00e7on obscure \u2014 agir tr\u00e8s fort sur ce jeune. La bouteille retourne au sac. Le pr\u00eatre parle : \u2014 Dieu intervient pour toi, mon enfant \u2014 et la puissance de Dieu surpasse toutes choses, visibles et invisibles. Il tient tout dans le creux de sa main. Il va \u00f4ter ta peur, enlever ce poids de ton \u00e2me, et tu vivras. \u00c0 toi de faire ta part, si tu veux \u00eatre fortifi\u00e9 par le Sacrement. D\u2019abord la p\u00e9nitence. Puis \u2014 Le gar\u00e7on, d\u00e9j\u00e0 plus calme, acquiesce, le pr\u00eatre nous fait signe de sortir, la m\u00e8re et moi. Je ouvre, sors. Je laisse Elizabeth \u00e0 vingt pas de la case, mains tordues, l\u00e8vres en pri\u00e8re. Je m\u2019assois dans la voiture. Dix minutes. La porte s\u2019ouvre. Signe d\u2019entrer. Le gar\u00e7on est calme, le p\u00e8re Richardson referme son sac. Il se tourne vers moi : \u2014 Adieu, et merci. C\u2019est tr\u00e8s bien \u00e0 vous de m\u2019avoir men\u00e9. \u2014 Vous ne venez pas ? \u2014 Non, fait-il, r\u00e9fl\u00e9chit. Non, je reste jusqu\u2019au bout. \u2014 Regarde sa montre. \u2014 Vous avez dit midi\u2026 \u2014 Alors je reste, dis-je, et vais me mettre dans un coin de la petite case. Le pr\u00eatre reste pr\u00e8s du lit, regard sur le gar\u00e7on, dos tourn\u00e9 vers moi. La femme, en pri\u00e8re silencieuse dans l\u2019autre coin, se tient hors du chemin. Le pr\u00eatre se penche, prend la main inerte, le poignet dans ses grandes mains blanches fermes, compte le pouls, jette un \u0153il \u00e0 sa montre. Puis vient s\u2019asseoir pr\u00e8s de moi. \u2014 Une demi-heure, murmure-t-il. La femme, rigide, \u00e0 genoux sur la terre, prie sans un son. Nous restons, sans parler, vingt longues minutes. La tension de l\u2019air devient visible. Brusque chute de la m\u00e2choire du gar\u00e7on. Le pr\u00eatre bondit, saisit, frictionne les mains noir-mate. La t\u00eate roule sur l\u2019oreiller, les dents se referment, les paupi\u00e8res battent. Un spasme l\u00e9ger, sous la couverture. Il prend deux, trois grandes inspirations, retombe dans un quasi coma. Le pr\u00eatre reste aupr\u00e8s. Je compte \u00e0 ma montre les minutes jusqu\u2019\u00e0 midi. Neuf \u2014 huit \u2014 sept \u2014 puis, trois minutes avant midi. \u00c0 ce point, j\u2019entends la voix basse du pr\u00eatre qui r\u00e9cite, monotone. J\u2019\u00e9coute, attrape ses mots. Il tient la main du gar\u00e7on, et les phrases sortent, graves : \u2014 \u2026 pour r\u00e9sister et surmonter toute attaque de ton adversaire\u2026 te donner force contre l\u2019esprit\u2026 et qu\u2019il ne pr\u00e9vale en rien contre toi. \u2014 Puis, baissant d\u2019un ton, surprise, sa voix d\u2019anglican se met \u00e0 d\u00e9clamer dans l\u2019ancienne langue liturgique : \u2014 \u2026 et effugiat atque discedat omnis phantasia et nequitia\u2026 vel versutia diabolicae fraudis omnisque spiritus immundus adjuratis\u2026 Les mots grossissent, prennent puissance \u00e0 mesure qu\u2019il insiste. Nous sommes au bord exact de midi. Je rel\u00e8ve la t\u00eate de la montre vers le lit : convulsion sur convulsion traverse ce corps mince. Alors la case se met \u00e0 trembler \u2014 un coup de vent tomb\u00e9 de nulle part. Les palmes s\u00e8ches claquent dehors, la bise siffle sous la porte mal pos\u00e9e. Le rideau de mousseline gonfle d\u2019un coup, voile. Et la voix rauque du gar\u00e7on : \u2014 Damballa ! dit-il net, puis g\u00e9mit. Damballa : l\u2019un des Grands Myst\u00e8res du vodu. Je frissonne malgr\u00e9 moi. Plus haut, plus ferme, la voix du p\u00e8re Richardson, pos\u00e9e, maintenant en intonation \u2014 grandes phrases de pouvoir, formules interpos\u00e9es, et lui, dress\u00e9, comme un mur entre le ch\u00e9tif gar\u00e7on noir et les Puissances mauvaises qui viennent le prendre pour leurs fins. Il \u00e9tend une sorte de manteau de protection au-dessus de ce corps rampant. La m\u00e8re est prostr\u00e9e, bras en croix sur la terre \u2014 dernier geste de supplication possible \u00e0 l\u2019humain. Mon regard tombe au coin extr\u00eame de la pi\u00e8ce \u2014 un objet, forme bizarre, d\u00e9passe d\u2019un tas d\u2019habits. Midi exact. Je v\u00e9rifie la montre, le coup lointain de l\u2019Angelus roule depuis la lourde cloche de St John. Le p\u00e8re Richardson cesse son r\u00e9citatif, repose la main du gar\u00e7on sur la couverture, entonne l\u2019Angelus. Je me l\u00e8ve, \u00e0 la fin je lui tire la manche. Le vent \u2014 curieusement \u2014 a totalement cess\u00e9. Seul le soleil de midi tape sur la t\u00f4le du toit, \u00e9touffant. Il m\u2019interroge. Je pointe le coin, sous les v\u00eatements. Il va, se penche, tire un grossier serpent de bois. Il lance un regard de reproche \u00e0 Elizabeth, qui se prosterne de plus belle. \u2014 Prends-le, Elizabeth, dit le p\u00e8re. Casse-le en deux. Jette-le dehors. Elle rampe, le prend, le brise net, se rel\u00e8ve, visage cendr\u00e9 de peur, ouvre la porte et jette les morceaux. Nous revenons au lit. Le gar\u00e7on respire calmement. Le pr\u00eatre le secoue. Il ouvre des yeux noy\u00e9s \u2014 des yeux d\u2019ivrogne. Il louche stupidement. \u2014 Tu es vivant \u2014 par la mis\u00e9ricorde de Dieu, dit le pr\u00eatre, s\u00e9v\u00e8re. Debout. Il est bien pass\u00e9 midi. Tenez \u2014 Mr Canevin te montrera sa montre. Tu n\u2019es pas mort. Que cela te serve : laisse \u00e0 Dieu ce qu\u2019il a mis hors de ta port\u00e9e. Le gar\u00e7on s\u2019assied, h\u00e9b\u00e9t\u00e9, la mince couverture autour des \u00e9paules, au bord du lit. \u2014 On peut repartir, dit le p\u00e8re, tr\u00e8s simple, en prenant son sac. Je tourne la voiture \u00e0 droite, juste devant la barri\u00e8re du village. Je jette un coup d\u2019\u0153il : le village grouille de Noirs qui se pressent \u00e0 la case d\u2019Elizabeth Aagaard. \u00c0 c\u00f4t\u00e9 de moi, la voix un peu monotone du p\u00e8re. Il parle pour lui, peut-\u00eatre \u00e0 haute pens\u00e9e. \u2014 Cr\u00e9ateur \u2014 de toutes choses \u2014 visibles et invisibles. Je roule lentement, pour les canards, poules, porcelets, marmots, carrioles \u00e0 bourricots, entre la ville et le presbyt\u00e8re. \u2014 C\u2019\u00e9tait, dis-je en serrant sa main \u00e0 l\u2019adieu, une exp\u00e9rience. \u2014 Oh \u2014 \u00e7a ! Oui, oui, tout \u00e0 fait ! dit-il. Je pensais \u2014 pardonnez \u2014 \u00e0 mes malades de l\u2019apr\u00e8s-midi. Mon vicaire n\u2019est pas remis de sa derni\u00e8re dengue. Je suis charg\u00e9. Venez prendre le th\u00e9 \u2014 un de ces jours, vers cinq. Je rentre au pas. Un pr\u00eatre des Indes occidentales. Ce vent soudain \u2014 le petit serpent de bois \u2014 la peur nue dans les yeux du gar\u00e7on noir. Tout \u00e7a \u2014 travail du jour pour le p\u00e8re Richardson. Dans ces grandes mains carr\u00e9es un peu maladroites, celles qui tiennent le Sacrement chaque matin. Parfois je me l\u00e8ve t\u00f4t et je vais \u00e0 l\u2019\u00e9glise moi-m\u00eame, en semaine, par les routes douces dans le gris avant l\u2019aube, parmi des dizaines de Noirs aux pas doux, pieds nus, allant \u00e0 l\u2019\u00e9glise, \u00e0 l\u2019aube, chercher force et puissance pour la vieille bataille entre Dieu et Satan \u2014 le Serpent \u2014 ici o\u00f9 les fils de Cham tremblent encore sous la peur persistante de l\u2019antique mal\u00e9diction tomb\u00e9e sur leur anc\u00eatre pour avoir ri de son p\u00e8re No\u00e9. FIN.", "image": "https:\/\/ledibbouk.net\/IMG\/logo\/weirdtales-1931-10.jpg?1755158459", "tags": ["fictions br\u00e8ves", "Auteurs litt\u00e9raires"] } ,{ "id": "https:\/\/ledibbouk.net\/trancrede-le-noir.html", "url": "https:\/\/ledibbouk.net\/trancrede-le-noir.html", "title": "Trancr\u00e8de Le Noir", "date_published": "2025-08-14T07:42:10Z", "date_modified": "2025-10-05T16:56:36Z", "author": {"name": "Patrick Blanchon"}, "content_html": "<\/span>

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D’apr\u00e8s un r\u00e9cit de Henry S. WhytheHead « The Black Tancr\u00e8de » parut dans Weird Tales (vol. 13, n° 6), num\u00e9ro dat\u00e9 juin 1929<\/em><\/p>

Tancr\u00e8de Le Noir<\/h2>\n

C\u2019est vrai : Tancr\u00e8de-le-Noir n\u2019a pas l\u00e2ch\u00e9 de mal\u00e9diction sur Hans De Groot quand son corps en bouillie s\u2019est affaiss\u00e9 sur le chevalet. Il a maudit Gardelin. Mais faut se souvenir : le gouverneur Gardelin est reparti chez lui, au Danemark, donc hors d\u2019atteinte—quoi que ce soit qui ait frapp\u00e9 Achilles Mendoza et Julius Mohrs. Et Tancr\u00e8de-le-Noir, disait-on, tenait toujours parole : il en avait vou\u00e9 trois.<\/p>\n

Le Grand Hotel de St. Thomas, \u00eeles Vierges, renvoie une lumi\u00e8re qui fait presque mal, tout badigeonn\u00e9 de chaux, chaque hiver, jusqu\u2019aux coins. \u00c9lev\u00e9 un peu plus d\u2019un si\u00e8cle plus t\u00f4t, c\u2019est du tropical pur, architecture qui fait sa loi \u00e0 partir d\u2019une seule urgence : tenir quand passent les cyclones d\u2019\u00e9t\u00e9. Des murs \u00e9pais, pierre, brique, ciment lourd. Des pi\u00e8ces carr\u00e9es, \u00e9normes, plafond \u00e0 six m\u00e8tres. Solide, oui, et pourtant le cyclone de 1916 a d\u00e9capit\u00e9 l\u2019\u00e9tage sup\u00e9rieur ; jamais reconstruit. Le profil uniforme sur deux niveaux casse la sym\u00e9trie d\u2019origine, mais l\u2019ensemble garde sa prestance—du temps o\u00f9 la Haute Cour coloniale danoise si\u00e9geait dans une aile, et o\u00f9 ses « cages d\u2019esclaves » \u00e9taient r\u00e9put\u00e9es pour leur s\u00fbret\u00e9.<\/p>\n

Le long de la grande cour int\u00e9rieure que la masse du b\u00e2timent enserre, c\u00f4t\u00e9 rade—jadis un crat\u00e8re, quand l\u2019Atlantide et sa s\u0153ur Antillea levaient leurs civilisations au milieu de l\u2019oc\u00e9an—on a rajout\u00e9 deux maisons, croit-on, un peu apr\u00e8s le gros \u0153uvre. Les vieux de St. Thomas se chamaillent encore l\u00e0-dessus. Sous celle qui touche l\u2019h\u00f4tel, escalier commun vers sa vaste galerie, se trouvent ces m\u00eames cages : aujourd\u2019hui un atelier unique, gigantesque, o\u00f9 le linge de l\u2019h\u00f4tel passe toute l\u2019ann\u00e9e aux lessives et aux fers, sans piti\u00e9. Au d\u00e9but, l\u2019endroit s\u2019appelait « H\u00f4tel du Commerce ».<\/p>\n

C\u2019est dans la plus proche des deux maisons, la plus petite, que je me suis install\u00e9 pour l\u2019hiver. J\u2019avais accept\u00e9 cette maison parce que je voyageais avec mon cousin, Stephen de Lesseps, quatorze ans. Sa m\u00e8re, ma cousine Marie, m\u2019avait pri\u00e9 de l\u2019emmener respirer un autre climat. Stephen est un gar\u00e7on facile \u00e0 vivre. Je lui faisais la classe, il lisait beaucoup, donc les livres avan\u00e7aient et le reste, ce que l\u2019on apprend autrement, prenait de l\u2019ampleur. \u00c0 la longue, Stephen s\u2019est r\u00e9v\u00e9l\u00e9 d\u2019une tenue, d\u2019un bon sens, d\u2019une compagnie telle que je me suis f\u00e9licit\u00e9 d\u2019avoir dit oui \u00e0 Marie.<\/p>\n

Au milieu de l\u2019hiver, Marie et sa s\u0153ur Suzanne nous ont rejoints pour un mois. Joseph Reynolds, l\u2019Am\u00e9ricain qui poss\u00e8de le Grand Hotel, leur a donn\u00e9 la chambre 4, \u00e9norme double pi\u00e8ce ouvrant sur la salle de bal, l\u00e0 o\u00f9 se tient d\u2019ordinaire le grand monde de la capitale des \u00eeles Vierges. Je dois poser ce d\u00e9cor si je veux que mon histoire tienne. Sans Stephen, je ne serais pas rest\u00e9 \u00e0 St. Thomas : j\u2019ai pr\u00e9f\u00e9r\u00e9 la capitale \u00e0 mon \u00eele ch\u00e9rie, Santa Cruz, pour lui. Un ma\u00eetre de castillan renomm\u00e9, Don Pablo Salazar, vit ici ; le directeur de l\u2019instruction dans la maison voisine—bref, de bonnes raisons.<\/p>\n

Et sans Stephen, Marie et Suzanne n\u2019auraient pas fait ce voyage, n\u2019auraient pas dormi un mois dans la 4, et cette histoire peut-\u00eatre n\u2019aurait jamais trouv\u00e9 son chemin.<\/p>\n

Elles sont arriv\u00e9es d\u00e9but janvier, apr\u00e8s une vir\u00e9e \u00e0 travers « les \u00eeles du bas »—ces bijoux o\u00f9 l\u2019Angleterre et la France se disputaient la mer il y a un si\u00e8cle. Ravis de la 4. Des lits \u00e0 baldaquin en acajou, gigantesques. Tout le monde les recevait. Les boutiques les app\u00e2taient. Elles se gorgeaient de la chaleur d\u2019un \u00e9t\u00e9 en plein hiver, dans ce climat de baume et d\u2019\u00e9pices. Elles n\u2019en revenaient pas de comme Stephen avait pouss\u00e9, ni du polissage que l\u2019une des soci\u00e9t\u00e9s les plus polies du monde avait ajout\u00e9 \u00e0 ses bonnes mani\u00e8res naturelles. Bref, mes cousines se sont r\u00e9gal\u00e9es et sont reparties enthousiasm\u00e9es par la gr\u00e2ce \u00e9trange et l\u2019hospitalit\u00e9 sans mesure de la capitale—derni\u00e8re conqu\u00eate coloniale de l\u2019Oncle Sam, ex-Indes occidentales danoises.<\/p>\n

Seule ombre au tableau, ont-elles fini par dire : la 4 ne leur laissait pas vraiment dormir. Air, commodit\u00e9s, lits splendides, rien n\u2019y faisait. Toujours le m\u00eame passage \u00e0 vide : le r\u00e9veil autour de quatre heures, le plus mauvais moment de la nuit.<\/p>\n

Elles m\u2019en ont peu parl\u00e9. Plus tard j\u2019ai compris : elles n\u2019osaient pas admettre qu\u2019un d\u00e9tail, quoi que ce soit, contrariait leur plaisir chez moi. \u00c0 tout prendre, Suzanne l\u2019avait dit en riant : on a frapp\u00e9 aux doubles portes \u00e0 cet horaire-l\u00e0. \u00c7a n\u2019avait pas imprim\u00e9, sur le moment.<\/p>\n

Bien plus tard, \u00e0 force de les cuisiner, j\u2019ai su que c\u2019\u00e9tait presque chaque matin. Elles avaient gliss\u00e9 le mot \u00e0 la femme de chambre, une fille noire, qui les avait regard\u00e9es avec des yeux ronds, « b\u00eate », disait Marie. Elles ont tent\u00e9 des explications : balais mal tenus \u00e0 l\u2019aube ; un appel t\u00f4t pour un client—un officier de marine, mettons—qu\u2019il fallait sortir du lit. Abandonn\u00e9. Elles ont opt\u00e9 pour l\u2019id\u00e9e d\u2019un d\u00e9vot allant \u00e0 l\u2019office le plus matinal—anglican comme catholique, ici, c\u2019est cinq heures, elles savaient, elles s\u2019\u00e9taient lev\u00e9es pour voir. Elles savaient aussi—parce que plusieurs fois elles ont ouvert—qu\u2019il n\u2019y avait personne derri\u00e8re la porte. Elles ont donc parl\u00e9 d\u2019un ph\u00e9nom\u00e8ne d\u2019oreille, une illusion.<\/p>\n

Je l\u2019ai dit, elles \u00e9taient fascin\u00e9es par St. Thomas, et rien, surtout pas une broutille nocturne, ne les a d\u00e9tourn\u00e9es des bizarreries locales, la langue \u00e9trange des Noirs, l\u2019accueil prodigue, les meubles d\u2019un autre \u00e2ge, les r\u00e9verb\u00e8res, les petites \u00e9chapp\u00e9es de rue, l\u2019indigo impossible de la mer, et, je crois, surtout les histoires, les histoires qu\u2019on entend ici \u00e0 demi-mot.<\/p>\n

Parce qu\u2019ici, c\u0153ur battant d\u2019un vieux roman, les histoires pullulent. En septembre 1824, on a pendu le pirate Fawcett et ses deux lieutenants. Aujourd\u2019hui encore de grandes portes d\u2019acier prot\u00e8gent les commerces et la Dansk Vestindiske Nationalbank—autrefois c\u2019\u00e9tait contre les flibustiers qu\u2019on verrouillait ainsi. Plusieurs fois, le sang a coul\u00e9 dans les rues ; ville de proue comme Panama, elle a subi le sac, m\u00eame si on ne l\u2019a jamais br\u00fbl\u00e9e, elle, comme Frederiksted, \u00e0 Santa Cruz, la voisine.<\/p>\n

Parmi ces r\u00e9cits, celui de Tancr\u00e8de-le-Noir. Dahom\u00e9en, dit la tradition. Il aurait v\u00e9cu l\u00e0 m\u00eame, dans une de ces cages, sous ma maison. \u00c9tranget\u00e9 : r\u00e9fugi\u00e9 d\u2019Ha\u00efti, tout noir, africain pur sang. \u00c0 St. Thomas, \u00e0 l\u2019\u00e9poque de Dessalines, Toussaint, Christophe—Christophe, roi noir du Nord, son citadelle invraisemblable perch\u00e9e derri\u00e8re le Cap—des Blancs ont fui Haiti par grappes. Christophe, tyran m\u00e9morable, mais le seul peut-\u00eatre \u00e0 avoir fait des millions avec le « travail libre » de ses fr\u00e8res noirs.<\/p>\n

Tancr\u00e8de avait, dit-on, courrouc\u00e9 Christophe : malheur absolu. Pourtant, contrairement \u00e0 d\u2019autres, il avait \u00e9chapp\u00e9 au bourreau du roi, celui qui se vantait de trancher net sans tacher le col.<\/p>\n

Par un encha\u00eenement d\u2019astuces, planqu\u00e9 dans une cale qui empestait le rat, sur une go\u00e9lette du XIXe, sous des peaux de ch\u00e8vre ou des ballots de morue s\u00e8che, Tancr\u00e8de s\u2019est faufil\u00e9 jusqu\u2019au refuge danois de St. Thomas. Ici, il est tomb\u00e9 vite dans l\u2019endettement sans issue—guerrier, fils d\u2019un peuple guerrier, pas marchand. Il a fini propri\u00e9t\u00e9 de Julius Mohrs, et c\u2019est l\u00e0 que l\u2019h\u00f4tel entre en sc\u00e8ne : on a log\u00e9 Tancr\u00e8de, pour s\u00fbret\u00e9, dans une de ces cages sous ma maison.<\/p>\n

Il s\u2019est \u00e9chapp\u00e9—\u00e2me trop raide pour courber l\u2019\u00e9chine—et a gagn\u00e9 St. Jan, l\u2019\u00eele d\u2019\u00e0 c\u00f4t\u00e9. L\u00e0, on le retrouve « travailleur libre » dans les cannes d\u2019Erasmus Espersen. Lors de l\u2019Insurrection de 1833, il m\u00e8ne les siens contre les lois du gouverneur Gardelin. Puis, empoign\u00e9 vivant—par des troupes fran\u00e7aises venues de la Martinique pour aider les Danois \u00e0 casser la r\u00e9volte, ou des Espagnols de Porto Rico—grave erreur de sa part—on le ram\u00e8ne encha\u00een\u00e9 \u00e0 St. Thomas, et on le tue, par la torture.<\/p>\n

La sentence tombe \u00e0 la Haute Cour coloniale danoise, si\u00e9geant dans ses murs—l\u2019h\u00f4tel—sous l\u2019\u0153il du juge de Gardelin.<\/p>\n

On lui a coup\u00e9 les mains, l\u2019une par jour. On lui a broy\u00e9 les pieds—apr\u00e8s « trois pinc\u00e9es avec un fer rouge »—, punition achev\u00e9e \u00e0 la barre de fer par Achilles Mendoza, bourreau, esclave noir. Le fer a cass\u00e9 ses tibias comme des branches. « Pinc\u00e9 », mutil\u00e9, pour l\u2019exemple : on l\u2019avait pris les armes \u00e0 la main, insurg\u00e9, et Gardelin, dont le nom reste maudit chez les Noirs, voulait marquer.<\/p>\n

\u00c0 l\u2019ultime souffle, Tancr\u00e8de a maudit. Mendoza. Julius Mohrs. Le gouverneur Gardelin. On a jet\u00e9 son corps fracass\u00e9 dans la chaux vive, cour du fort, avec sa main gauche, rest\u00e9e cramponn\u00e9e au barreau du chevalet—on n\u2019a pas pu l\u2019en d\u00e9tacher. Mendoza a cass\u00e9 le bois, main accroch\u00e9e, et tout a fil\u00e9 dans la fosse. L\u2019autre main, coup\u00e9e la veille, disparue ; personne n\u2019a cherch\u00e9. \u00c0 l\u2019\u00e9poque, ce genre de « curiosit\u00e9 » trouvait vite un amateur dans la foule.<\/p>\n

Quatre mois plus tard, on retrouve Julius Mohrs \u00e9trangl\u00e9 dans son lit. La cravache n\u2019a sorti aucun mot des domestiques. Personne n\u2019a jamais su qui avait fait le coup. Mohrs, comme Gardelin, passait pour un ma\u00eetre dur.<\/p>\n

Achilles Mendoza est mort « d\u2019une crise » en 1835, dehors, dans la cour de l\u2019h\u00f4tel, \u00e0 deux pas des portes des cages. Beaucoup ont vu sa chute, m\u00eame de nuit—la lune carib\u00e9enne, \u00e0 sa pleine, sur laquelle j\u2019ai lu, moi, tant il y a de lumi\u00e8re. \u00c0 Santa Cruz comme ici, les nuits de pleine lune ont longtemps permis d\u2019\u00e9conomiser les r\u00e9verb\u00e8res ; on fait encore pareil.<\/p>\n

Certains Noirs, d\u2019abord, ont d\u00e9clar\u00e9 que Mendoza s\u2019\u00e9tait \u00e9trangl\u00e9 lui-m\u00eame. Id\u00e9e absurde n\u00e9e du geste : ses deux mains \u00e9taient d\u00e9j\u00e0 \u00e0 sa gorge avant la chute, bave aux l\u00e8vres, haletant, et on les a retrouv\u00e9es serr\u00e9es, muscles nou\u00e9s, rien \u00e0 faire, quand on a ramass\u00e9 le corps et l\u2019a roul\u00e9 pour l\u2019enterrement \u00e0 la premi\u00e8re heure.<\/p>\n

\u00c9videmment, tous ceux qui se souvenaient de Tancr\u00e8de-le-Noir—de sa parole, de sa magie autant que de lui—ont conclu qu\u2019il avait achev\u00e9 sa vengeance depuis l\u2019au-del\u00e0. Peut-\u00eatre Mohrs aussi\u2026<\/p>\n

Les Danois ont balay\u00e9 tout \u00e7a d\u2019un rire poli. \u00c7a n\u2019a pas fait bouger d\u2019un millim\u00e8tre la croyance noire. Quashee n\u2019\u00e9tait qu\u2019\u00e0 une g\u00e9n\u00e9ration de l\u2019Afrique, o\u00f9 ce sont des choses ordinaires. Les pratiques, des gris-gris \u00e0 la n\u00e9cromancie, le Vaudou mortel au « dent d\u2019un mort » pour la veine au jeu, tout \u00e7a est venu par Carthag\u00e8ne et d\u2019autres routes, sinueuses, directes, depuis la C\u00f4te de l\u2019Or, le Dahomey, l\u2019Achanty, le golfe du B\u00e9nin—de Dakar au Congo—puis s\u2019est assis ici, aux Antilles. Et Quashee, aujourd\u2019hui chr\u00e9tien de toute couleur, pass\u00e9 par lyc\u00e9e ou fac, plus nombreux que jamais, a d\u00e9pass\u00e9 en nombre ses anciens ma\u00eetres blancs. Les Blancs ne commandent plus. Ils vivent avec, sous la m\u00eame lune, le m\u00eame soleil, \u00e0 l\u2019ombre des tamariniers, dans l\u2019\u00e9clat qui br\u00fble l\u2019\u0153il des hibiscus, le magenta violent des bougainvill\u00e9es.<\/p>\n

Gardelin a regagn\u00e9 le Danemark tout de suite apr\u00e8s la Guerre des Esclaves de 1833, o\u00f9, \u00e0 lire les archives, il est mort au lit, plein d\u2019ann\u00e9es et d\u2019honneurs.<\/p>\n

Mes cousines sont retourn\u00e9es sur le continent. Elles ont quitt\u00e9 l\u2019\u00eele autour du 10 f\u00e9vrier. Stephen et moi, navr\u00e9s, avons repris notre rythme, retour pr\u00e9vu mi-mai.<\/p>\n

Un matin, quelques semaines apr\u00e8s, Reynolds, le patron, m\u2019interpelle.<\/p>\n

— Vous avez entendu le boucan cette nuit, enfin ce matin t\u00f4t ?<\/p>\n

— Non, dis-je. Quoi ? Si \u00e7a s\u2019est pass\u00e9 dehors, peut-\u00eatre. Mais dedans, depuis ma maison, on n\u2019entend rien.<\/p>\n

— C\u2019\u00e9tait dedans, dit Reynolds, donc non. Les domestiques en parlent encore—pour eux, c\u2019est la Jumbee de la 4 qui recommence. Au fait, vos cousines \u00e9taient dans cette chambre. Elles vous ont dit quelque chose ?<\/p>\n

— Oui, maintenant que vous le dites. Suzanne m\u2019a parl\u00e9 de coups frapp\u00e9s \u00e0 leur porte, vers quatre heures. Plus d\u2019une fois, je crois. Elles se sont dit que c\u2019\u00e9tait un « appel » tr\u00e8s matinal, qu\u2019on se trompait de porte. Elles n\u2019ont pas insist\u00e9. Qu\u2019est-ce que c\u2019est que cette « Jumbee de la 4 » ? Je ne la connaissais pas, celle-l\u00e0.<\/p>\n

Une Jumbee, c\u2019est un fant\u00f4me ouest-indien. Dans les \u00eeles fran\u00e7aises, on dit zombi. Mille variantes—je ne d\u00e9taille pas—mais un trait : c\u2019est toujours noir. Les Blancs ne « marchent » pas apr\u00e8s la mort, para\u00eet-il, quoique j\u2019aie connu trois planteurs que l\u2019on disait loups-garous. Chez les Noirs des Antilles, il y a tout, du porte-bonheur au n\u00e9cromant, le Vaudou violent, la dent de mort pour la chance. Jumbee, c\u2019est l\u2019ombre en g\u00e9n\u00e9ral. Qu\u2019une chambre de l\u2019h\u00f4tel ait la sienne ne m\u2019\u00e9tonne pas. Ma surprise, c\u2019est de ne pas l\u2019avoir appris plus t\u00f4t. Et d\u00e9sormais je repensais \u00e0 Marie, \u00e0 Suzanne.<\/p>\n

— Racontez, dis-je.<\/p>\n

Reynolds sourit. Homme instruit, il conna\u00eet ses \u00eeles.<\/p>\n

— L\u00e0, c\u2019est du flou, dit-il. On dit qu\u2019il y a « toujours eu une Jumbee » li\u00e9e \u00e0 cette chambre. Ce matin, on a eu un touriste, Ledwith, juste de passage—il venait de Porto Rico sur la Catherine, reparti ce matin sur la Dominica, « down the islands ». Il est rentr\u00e9 tard de soir\u00e9e. Plus moyen de dormir : on frappait \u00e0 sa porte. Il a cri\u00e9, rien. Les coups ont continu\u00e9, il s\u2019est f\u00e2ch\u00e9. Il a saisi la cruche en terre sur la table de nuit, lanc\u00e9, plein centre du loquet ; la cruche a \u00e9clat\u00e9. Puis, furieux, il a ouvert, personne. Il a d\u00e9cid\u00e9 qu\u2019on se moquait de lui. Absurd, l\u2019homme ne connaissait personne. Il a temp\u00eat\u00e9 dans la salle de bal, r\u00e9veill\u00e9 les Gilbertson et Mrs Peck—leurs chambres donnent l\u00e0—, fini par me r\u00e9veiller. Je l\u2019ai calm\u00e9. Plus de coups ensuite. J\u2019ai craint que \u00e7a vous ait d\u00e9rang\u00e9s, vous et Stephen. Content que non. On n\u2019a pas ces bruits d\u2019ordinaire.<\/p>\n

— Hm, fis-je. Eh bien !<\/p>\n

Je pensais \u00e0 Ledwith. Parti d\u00e9j\u00e0.<\/p>\n

Intrigu\u00e9 d\u00e9sormais—cet incident, plus le souvenir flou de mes cousines. Je n\u2019avais presque rien, mais assez pour me mettre la Jumbee de la 4 en t\u00eate.<\/p>\n

Plus rien pendant un temps. Puis, quand « \u00e7a » a repris, j\u2019\u00e9tais dans la 4 moi-m\u00eame. Voil\u00e0 comment.<\/p>\n

Une famille am\u00e9ricaine, les Barnes, install\u00e9s ici—lui, je crois, petit fonctionnaire aux travaux publics ou \u00e0 l\u2019agriculture—laissa tomber leur bail et d\u00e9cida d\u2019entrer \u00e0 l\u2019h\u00f4tel au mois, pour la paix. Deux enfants, madame lasse des corv\u00e9es. Mauvais personnel, ici c\u2019est toujours lourd quand il est mauvais. Une des maisons de l\u2019h\u00f4tel leur allait. L\u2019autre, lou\u00e9e \u00e0 l\u2019ann\u00e9e au directeur de l\u2019instruction et sa famille, des Am\u00e9ricains charmants.<\/p>\n

C\u2019\u00e9tait le premier mai, et comme Stephen et moi devions embarquer le douze, je propose \u00e0 Reynolds de c\u00e9der notre maison aux Barnes et de nous loger quinze jours dans une double. Il nous donne la 4, sans doute la mieux, libre par chance.<\/p>\n

La premi\u00e8re nuit, je rentre tard. J\u2019\u00e9tais all\u00e9 avec le colonel des marines et sa femme accueillir un navire : Major Upton revenait d\u2019un mois de cong\u00e9. Deux jours plus t\u00f4t, un c\u00e2ble avait appris au colonel la mort soudaine de Mrs Upton, en Virginie. Nous ignorions si Upton l\u2019avait appris \u00e0 bord par fil sans fil—on pensait que non. Le navire annonc\u00e9 \u00e0 1 h a accost\u00e9 apr\u00e8s 2 h. Upton avait re\u00e7u le message. Nous avons fait au mieux pour l\u2019accueil. Je rentre vers 3 h 30.<\/p>\n

J\u2019entre par la porte lat\u00e9rale, toujours ouverte, traverse la salle de bal sur la pointe, ouvre doucement la 4. La lune, en nappe, inonde la pi\u00e8ce par les jalousies entrouvertes. \u00c0 travers la moustiquaire de son baldaquin, on devine Stephen, silhouette immobile. Je me d\u00e9shabille sans bruit, pour ne pas le r\u00e9veiller. Mes v\u00eatements blancs dans le sac de lavage, les chaussures bois\u00e9es, tout rang\u00e9—je suis maniaque—quand, \u00e0 une minute des quatre heures, dans mon dos, sur la porte donnant sur la salle, un net, sec : toc-toc-toc. Impossible \u00e0 confondre. J\u2019\u00e9tais \u00e0 moins d\u2019un m\u00e8tre. Je ne mens pas : la peur, celle qui grimpe la colonne comme une eau froide, je l\u2019ai sentie ; ces fourmillements aux racines des cheveux, comme si \u00e7a se dressait.<\/p>\n

Mais si je suis vieille fille sur mes affaires et trop scrupuleux dans mes r\u00e9cits, personne n\u2019aura le droit de me traiter de l\u00e2che.<\/p>\n

Un pas, j\u2019ouvre. Et—que Dieu m\u2019en soit t\u00e9moin—au moment m\u00eame o\u00f9 ma main tourne le petit bouton de laiton, les derniers coups—car l\u2019appel se r\u00e9p\u00e9tait, comme l\u2019avait dit Ledwith—tombent, \u00e0 trois doigts de ma paume, de l\u2019autre c\u00f4t\u00e9.<\/p>\n

La salle de bal est vide, blanche, immobile. Rien ne bouge. Tout est visible, la lune—pleine il y a deux nuits—d\u00e9verse le jour sur la galerie aux neuf arches maures qui encadre la rade.<\/p>\n

Rien. Absolument rien \u00e0 voir ni \u00e0 entendre. Je jette un \u0153il vers le mur o\u00f9 s\u2019ouvre la 4. Quoi, l\u00e0 ? Le c\u0153ur saute, puis cogne. Une chose, une ombre plus dense que les autres, grand Noir \u00e9paissi dans la nuit, glisse contre le mur vers le passage—rideau—qui m\u00e8ne \u00e0 l\u2019entr\u00e9e.<\/p>\n

\u00c0 peine le temps de voir que d\u00e9j\u00e0 \u00e7a se dissout. Puis un bruit sourd, mat, du c\u00f4t\u00e9 o\u00f9 j\u2019avais cru l\u2019apercevoir filer.<\/p>\n

Je scrute, le c\u0153ur tambour. L\u00e0, sur le sol, filant vite dans la m\u00eame direction, d\u00e9marche oblique, comme un crabe, mais sans un bruit, une chose de la taille d\u2019une balle.<\/p>\n

Pieds nus, pyjama de soie fine, mais je pars—sans arme—derri\u00e8re. J\u2019ai pens\u00e9 : la plus grosse tarentule que j\u2019aie vue, ici ou ailleurs. Ce n\u2019\u00e9tait pas un crabe : sa fa\u00e7on de courir y faisait penser, compacte, lat\u00e9rale, mais un crabe, sur ce plancher dur, on l\u2019entendrait cliquer. Ici, rien. Velours.<\/p>\n

Qu\u2019est-ce que j\u2019en ferais si je l\u2019attrapais ? Instinct, seulement. Je gagne sur elle. Elle se glisse sous le rideau, dispara\u00eet dans le couloir de palier. En passant le rideau, je vois bien : impossible \u00e0 coincer. Trop de cachettes. Les grandes portes d\u2019entr\u00e9e sont closes en bas. La cage d\u2019escalier, poix noire.<\/p>\n

Je rebrousse, referme doucement la 4, et me coule dans mon baldaquin. Bord la moustiquaire. Je dors aussit\u00f4t, ne me r\u00e9veille qu\u2019\u00e0 9 h 30. Stephen, parfait, a compris ; il s\u2019est lev\u00e9 sans bruit, a fait monter mon petit-d\u00e9jeuner.<\/p>\n

C\u2019\u00e9tait samedi—pas de le\u00e7ons. Journ\u00e9e prise \u00e0 la machine ; j\u2019\u00e9tais lanc\u00e9 dans un texte qu\u2019il me fallait boucler pour le courrier de New York via Porto Rico. Petite sieste en compensation. D\u00e9cid\u00e9 : lever pour l\u2019office de 5 h dimanche—je hais cela en secret, mais \u00e7a me donnerait un vrai d\u00e9part. On s\u2019est couch\u00e9s t\u00f4t, vers 9 h 30, Stephen de retour du cin\u00e9ma \u00e0 la base.<\/p>\n

Je devais \u00eatre plus fatigu\u00e9 que je ne croyais. Un sommeil de pierre. Combat avec le r\u00e9veil \u00e0 4 h 15. \u00c0 l\u2019heure \u00e0 l\u2019\u00e9glise, retour juste avant six. Aube \u00e0 peine ouverte quand j\u2019entre par le c\u00f4t\u00e9, monte l\u2019escalier.<\/p>\n

Le long de la salle encore grise, la tarentule—ou quoi—revient, m\u00eame d\u00e9marche, longeant la plinthe, vers moi cette fois. Elle rentrait, pensais-je, de la cache o\u00f9 je l\u2019avais chass\u00e9e.<\/p>\n

J\u2019avais \u00e0 la main un b\u00e2ton de marche, bois de wattle noir, souple, taill\u00e9 \u00e0 Estate Ham\u2019s Bay, \u00e0 Santa Cruz. Je presse le pas. L\u2019aube blanchit, je vois ce qui n\u2019allait pas : c\u2019est une b\u00eate mutil\u00e9e. Pas un crabe. Une araign\u00e9e sur cinq ou six pattes, pas huit. D\u2019o\u00f9 ce c\u00f4t\u00e9 crabe.<\/p>\n

Elle arrive pr\u00e8s de la 4. J\u2019acc\u00e9l\u00e8re—la porte est entreb\u00e2ill\u00e9e—je ne veux pas de cette horreur dans la chambre de Stephen. Je frappe, net, elle esquive et se glisse sous le grand conque qui cale la porte.<\/p>\n

Des conques, ici, servent \u00e0 tout. Aux Bahamas, on mange la chair. Parfois, elles donnent des « perles ». On voit les coquilles partout—bordures d\u2019all\u00e9es, cimeti\u00e8res, rang\u00e9es dans le ciment comme briques roses. Au Grand Hotel, chaque porte a son conque. Le n\u00f4tre, tr\u00e8s vieux, peint brun fonc\u00e9 pour r\u00e9sister \u00e0 l\u2019air salin.<\/p>\n

J\u2019approche avec prudence. La piq\u00fbre des tarentules d\u2019ici n\u2019est presque jamais mortelle, mais elle vous colle l\u2019h\u00f4pital pour quelques jours, et celle-ci \u00e9tait la plus grosse que j\u2019aie vue. Je glisse l\u2019extr\u00e9mit\u00e9 du b\u00e2ton sous le bord, renverse. Plus d\u2019araign\u00e9e. Elle s\u2019\u00e9tait gliss\u00e9e dedans. Un conque a de la place. Je me d\u00e9cide : je ne veux pas d\u2019un tel pensionnaire. Je bourre vite l\u2019ouverture triangulaire avec une bonne boule de papier—un suppl\u00e9ment dominical de New York d\u2019il y a une semaine, ramass\u00e9 au milieu de la salle—, c\u2019est risqu\u00e9, la tarentule est batailleuse, mais \u00e7a tient. Puis je sors le coquillage sur la galerie dall\u00e9e.<\/p>\n

L\u00e0, \u00e7a y voit. Je l\u00e8ve le conque et le brise d\u2019un coup au sol.<\/p>\n

Ce que j\u2019attendais : des \u00e9clats partout, du gros au poudreux. Je me tiens pr\u00eat, wattle lev\u00e9, pour \u00e9craser la b\u00eate au saut. Surprise : rien ne sort.<\/p>\n

Je me penche. Parmi les gros morceaux, l\u2019un a une forme qui me heurte, un dessin qui fait signe, tout rose sale comme la nacre. Je le retourne au bout du b\u00e2ton.<\/p>\n

C\u2019\u00e9tait une main de Noir. Paume vers le haut, rose d\u2019abord—la paume, chez les plus noirs, est rose, comme la plante des pieds. Mais le dos, cet ongle, le poignet, c\u2019\u00e9tait sans erreur. Une main tranch\u00e9e, qui avait appartenu \u00e0 un Noir sans m\u00e9lange. Le nom s\u2019est plant\u00e9 en moi : Tancr\u00e8de. N\u2019appelait-on pas « Tancr\u00e8de-le-Noir »—plus noir que noir ? La vieille histoire, la noirceur de cette relique, et la conclusion s\u2019est impos\u00e9e, folle, inou\u00efe : la main de Tancr\u00e8de-le-Noir—ou du moins la main d\u2019un Noir tr\u00e8s noir—\u00e9tait l\u00e0, sous mes yeux, au milieu des d\u00e9bris d\u2019un conque.<\/p>\n

Je respire, me baisse, la prends. S\u00e8che et dure comme du conque, \u00e9tonnamment lourde. Je la tourne, l\u2019examine. Personne encore debout, m\u00eame la cuisine silencieuse.<\/p>\n

Je glisse la main dans la poche de ma veste de drill et rentre dans la 4. Je la pose sur la table au marbre du centre, la regarde. Stephen, je l\u2019ai vu d\u2019un coup, n\u2019\u00e9tait plus l\u00e0. Il avait fil\u00e9 \u00e0 la douche.<\/p>\n

\u00c0 peine le temps de la fixer qu\u2019une id\u00e9e, invraisemblable mais obstin\u00e9e, s\u2019incruste. Quelque chose \u00e0 cinq ou six « pattes » avait couru sous le conque. Rien d\u2019autre n\u2019est sorti quand j\u2019ai bris\u00e9. Ces faits-l\u00e0, je les ai vus. Pas des on-dit. Pas une fable de Quashee.<\/p>\n

J\u2019entends des pas feutr\u00e9s, sandales. La main retourne \u00e0 la poche quand Stephen entre, ruisselant.<\/p>\n

— Bonjour, cousin Gerald. Lev\u00e9 t\u00f4t, on dirait. J\u2019ai entendu l\u2019alarme, moi j\u2019ai replong\u00e9.<\/p>\n

— Oui, dis-je. Beaucoup de travail.<\/p>\n

— Je t\u2019aurais accompagn\u00e9, reprend Stephen en s\u2019habillant ; je file au service de six si je peux.<\/p>\n

Il s\u2019habille vite, me lance un mot, et court—l\u2019\u00e9glise anglaise est \u00e0 deux pas.<\/p>\n

Je me l\u00e8ve, traverse la salle en biais, et entre dans le bureau de Reynolds, \u00e0 l\u2019ouest. J\u2019ai une id\u00e9e. V\u00e9rifier, ou enterrer. Je tire du bas d\u2019une biblioth\u00e8que les trois gros registres, cuir fauve, de l\u2019H\u00f4tel du Commerce. Je veux—si la num\u00e9rotation n\u2019a pas chang\u00e9—savoir qui occupait la 4 \u00e0 l\u2019\u00e9poque du proc\u00e8s et de la mal\u00e9diction. D\u2019instinct, le point cl\u00e9.<\/p>\n

Et je tombe des nues en voyant, brunie, frisott\u00e9e, l\u2019\u00e9criture faire surface.<\/p>\n

De 1832 \u00e0 1834 inclus, la chambre 4, H\u00f4tel du Commerce, Raoul Patit, propri\u00e9taire, \u00e9tait occup\u00e9e par un certain Hans de Groot. Le juge de la Haute Cour. Celui qui a condamn\u00e9 Tancr\u00e8de \u00e0 l\u2019amputation, au « pincement », au chevalet.<\/p>\n

J\u2019avais mon explication.<\/p>\n

Si c\u2019\u00e9tait un roman, je raconterais que j\u2019ai demand\u00e9 la permission d\u2019aller rendre la main \u00e0 la fosse de chaux de Tancr\u00e8de. Je d\u00e9roulerais la recherche d\u2019archives, la localisation de la fosse, la main qui s\u2019\u00e9chappe, me traque, la chance, le feu purificateur, etc.<\/p>\n

Mais ce n\u2019est pas un roman—et je n\u2019embellis pas.<\/p>\n

Ce que j\u2019ai fait : filer \u00e0 la cuisine. Lucinda, large, d\u00e9coupait le bacon. Deux aides noires pressaient les oranges.<\/p>\n

— Bonjour, Lucinda, le feu est parti ?<\/p>\n

— Mornin\u2019, Massa Canevin, sah, feu bien chaud, sah. Vou\u2019 voulez cuisiner quelque chose, sah ?<\/p>\n

Un rire des deux filles. Je souris.<\/p>\n

— Je veux seulement br\u00fbler quelque chose.<\/p>\n

Je m\u2019avance, soul\u00e8ve un rond de fonte, et laisse tomber la chose—cette horreur momifi\u00e9e—au c\u0153ur du lit de braises rouge cerise.<\/p>\n

Elle s\u2019est tordue—comme si c\u2019\u00e9tait vivant, protestant. Une odeur mince, cuir tr\u00e8s ancien. En quelques minutes, la peau s\u00e8che, l\u2019os calcin\u00e9 ne sont plus que braises informes.<\/p>\n

Je remets le rond, et, pour compenser la curiosit\u00e9 de Lucinda, je lui laisse un billet brun de cinq francs—c\u2019est encore la monnaie de la banque danoise, et elle a cours ici.<\/p>\n

— Merci, sah, God bless you, Massa Canevin, sah, souffle Lucinda.<\/p>\n

Je sors, assez s\u00fbr que la Jumbee de la 4 ne r\u00e9veillera plus personne \u00e0 quatre heures—ni \u00e0 aucune autre—, et que l\u2019\u00e9ternit\u00e9 a enfin repris Tancr\u00e8de-le-Noir, homme tenace, qui, disait-on, tenait parole.<\/p>\n

C\u2019est vrai, je l\u2019ai dit d\u2019entr\u00e9e : Tancr\u00e8de n\u2019a pas maudit Hans de Groot, et Gardelin est rentr\u00e9 mourir au Danemark—hors de port\u00e9e de ce qui est arriv\u00e9 \u00e0 Achilles Mendoza et Julius Mohrs. Peut-\u00eatre que l\u2019ombre tenace de Tancr\u00e8de, limit\u00e9e dans son pouvoir—canalis\u00e9e par cette main coup\u00e9e—ne pouvait agir que sur l\u2019\u00eele o\u00f9 il \u00e9tait mort. Je n\u2019en sais rien. Il y a des r\u00e8gles, presque, \u00e0 ces affaires-l\u00e0—des r\u00e8gles auxquelles Quashee croit comme \u00e0 l\u2019\u00e9vangile.<\/p>\n

Mais depuis ce matin-l\u00e0, moi, Gerald Canevin, qui pr\u00e9tends dire vrai, je n\u2019ai plus jamais vu une grosse araign\u00e9e sans un frisson dedans. Je crois savoir ce que c\u2019est, la peur des araign\u00e9es.<\/p>\n

Parce que j\u2019ai vu cette chose courir dans la salle de bal comme une araign\u00e9e mutil\u00e9e—je l\u2019ai vue filer sous le conque. Et elle n\u2019est pas sortie comme elle y est entr\u00e9e.<\/p>", "content_text": " *D'apr\u00e8s un r\u00e9cit de Henry S. WhytheHead \"The Black Tancr\u00e8de\" parut dans Weird Tales (vol. 13, n\u00b0 6), num\u00e9ro dat\u00e9 juin 1929* ## Tancr\u00e8de Le Noir C\u2019est vrai : Tancr\u00e8de-le-Noir n\u2019a pas l\u00e2ch\u00e9 de mal\u00e9diction sur Hans De Groot quand son corps en bouillie s\u2019est affaiss\u00e9 sur le chevalet. Il a maudit Gardelin. Mais faut se souvenir : le gouverneur Gardelin est reparti chez lui, au Danemark, donc hors d\u2019atteinte\u2014quoi que ce soit qui ait frapp\u00e9 Achilles Mendoza et Julius Mohrs. Et Tancr\u00e8de-le-Noir, disait-on, tenait toujours parole : il en avait vou\u00e9 trois. Le Grand Hotel de St. Thomas, \u00eeles Vierges, renvoie une lumi\u00e8re qui fait presque mal, tout badigeonn\u00e9 de chaux, chaque hiver, jusqu\u2019aux coins. \u00c9lev\u00e9 un peu plus d\u2019un si\u00e8cle plus t\u00f4t, c\u2019est du tropical pur, architecture qui fait sa loi \u00e0 partir d\u2019une seule urgence : tenir quand passent les cyclones d\u2019\u00e9t\u00e9. Des murs \u00e9pais, pierre, brique, ciment lourd. Des pi\u00e8ces carr\u00e9es, \u00e9normes, plafond \u00e0 six m\u00e8tres. Solide, oui, et pourtant le cyclone de 1916 a d\u00e9capit\u00e9 l\u2019\u00e9tage sup\u00e9rieur ; jamais reconstruit. Le profil uniforme sur deux niveaux casse la sym\u00e9trie d\u2019origine, mais l\u2019ensemble garde sa prestance\u2014du temps o\u00f9 la Haute Cour coloniale danoise si\u00e9geait dans une aile, et o\u00f9 ses \u00ab cages d\u2019esclaves \u00bb \u00e9taient r\u00e9put\u00e9es pour leur s\u00fbret\u00e9. Le long de la grande cour int\u00e9rieure que la masse du b\u00e2timent enserre, c\u00f4t\u00e9 rade\u2014jadis un crat\u00e8re, quand l\u2019Atlantide et sa s\u0153ur Antillea levaient leurs civilisations au milieu de l\u2019oc\u00e9an\u2014on a rajout\u00e9 deux maisons, croit-on, un peu apr\u00e8s le gros \u0153uvre. Les vieux de St. Thomas se chamaillent encore l\u00e0-dessus. Sous celle qui touche l\u2019h\u00f4tel, escalier commun vers sa vaste galerie, se trouvent ces m\u00eames cages : aujourd\u2019hui un atelier unique, gigantesque, o\u00f9 le linge de l\u2019h\u00f4tel passe toute l\u2019ann\u00e9e aux lessives et aux fers, sans piti\u00e9. Au d\u00e9but, l\u2019endroit s\u2019appelait \u00ab H\u00f4tel du Commerce \u00bb. C\u2019est dans la plus proche des deux maisons, la plus petite, que je me suis install\u00e9 pour l\u2019hiver. J\u2019avais accept\u00e9 cette maison parce que je voyageais avec mon cousin, Stephen de Lesseps, quatorze ans. Sa m\u00e8re, ma cousine Marie, m\u2019avait pri\u00e9 de l\u2019emmener respirer un autre climat. Stephen est un gar\u00e7on facile \u00e0 vivre. Je lui faisais la classe, il lisait beaucoup, donc les livres avan\u00e7aient et le reste, ce que l\u2019on apprend autrement, prenait de l\u2019ampleur. \u00c0 la longue, Stephen s\u2019est r\u00e9v\u00e9l\u00e9 d\u2019une tenue, d\u2019un bon sens, d\u2019une compagnie telle que je me suis f\u00e9licit\u00e9 d\u2019avoir dit oui \u00e0 Marie. Au milieu de l\u2019hiver, Marie et sa s\u0153ur Suzanne nous ont rejoints pour un mois. Joseph Reynolds, l\u2019Am\u00e9ricain qui poss\u00e8de le Grand Hotel, leur a donn\u00e9 la chambre 4, \u00e9norme double pi\u00e8ce ouvrant sur la salle de bal, l\u00e0 o\u00f9 se tient d\u2019ordinaire le grand monde de la capitale des \u00eeles Vierges. Je dois poser ce d\u00e9cor si je veux que mon histoire tienne. Sans Stephen, je ne serais pas rest\u00e9 \u00e0 St. Thomas : j\u2019ai pr\u00e9f\u00e9r\u00e9 la capitale \u00e0 mon \u00eele ch\u00e9rie, Santa Cruz, pour lui. Un ma\u00eetre de castillan renomm\u00e9, Don Pablo Salazar, vit ici ; le directeur de l\u2019instruction dans la maison voisine\u2014bref, de bonnes raisons. Et sans Stephen, Marie et Suzanne n\u2019auraient pas fait ce voyage, n\u2019auraient pas dormi un mois dans la 4, et cette histoire peut-\u00eatre n\u2019aurait jamais trouv\u00e9 son chemin. Elles sont arriv\u00e9es d\u00e9but janvier, apr\u00e8s une vir\u00e9e \u00e0 travers \u00ab les \u00eeles du bas \u00bb\u2014ces bijoux o\u00f9 l\u2019Angleterre et la France se disputaient la mer il y a un si\u00e8cle. Ravis de la 4. Des lits \u00e0 baldaquin en acajou, gigantesques. Tout le monde les recevait. Les boutiques les app\u00e2taient. Elles se gorgeaient de la chaleur d\u2019un \u00e9t\u00e9 en plein hiver, dans ce climat de baume et d\u2019\u00e9pices. Elles n\u2019en revenaient pas de comme Stephen avait pouss\u00e9, ni du polissage que l\u2019une des soci\u00e9t\u00e9s les plus polies du monde avait ajout\u00e9 \u00e0 ses bonnes mani\u00e8res naturelles. Bref, mes cousines se sont r\u00e9gal\u00e9es et sont reparties enthousiasm\u00e9es par la gr\u00e2ce \u00e9trange et l\u2019hospitalit\u00e9 sans mesure de la capitale\u2014derni\u00e8re conqu\u00eate coloniale de l\u2019Oncle Sam, ex-Indes occidentales danoises. Seule ombre au tableau, ont-elles fini par dire : la 4 ne leur laissait pas vraiment dormir. Air, commodit\u00e9s, lits splendides, rien n\u2019y faisait. Toujours le m\u00eame passage \u00e0 vide : le r\u00e9veil autour de quatre heures, le plus mauvais moment de la nuit. Elles m\u2019en ont peu parl\u00e9. Plus tard j\u2019ai compris : elles n\u2019osaient pas admettre qu\u2019un d\u00e9tail, quoi que ce soit, contrariait leur plaisir chez moi. \u00c0 tout prendre, Suzanne l\u2019avait dit en riant : on a frapp\u00e9 aux doubles portes \u00e0 cet horaire-l\u00e0. \u00c7a n\u2019avait pas imprim\u00e9, sur le moment. Bien plus tard, \u00e0 force de les cuisiner, j\u2019ai su que c\u2019\u00e9tait presque chaque matin. Elles avaient gliss\u00e9 le mot \u00e0 la femme de chambre, une fille noire, qui les avait regard\u00e9es avec des yeux ronds, \u00ab b\u00eate \u00bb, disait Marie. Elles ont tent\u00e9 des explications : balais mal tenus \u00e0 l\u2019aube ; un appel t\u00f4t pour un client\u2014un officier de marine, mettons\u2014qu\u2019il fallait sortir du lit. Abandonn\u00e9. Elles ont opt\u00e9 pour l\u2019id\u00e9e d\u2019un d\u00e9vot allant \u00e0 l\u2019office le plus matinal\u2014anglican comme catholique, ici, c\u2019est cinq heures, elles savaient, elles s\u2019\u00e9taient lev\u00e9es pour voir. Elles savaient aussi\u2014parce que plusieurs fois elles ont ouvert\u2014qu\u2019il n\u2019y avait personne derri\u00e8re la porte. Elles ont donc parl\u00e9 d\u2019un ph\u00e9nom\u00e8ne d\u2019oreille, une illusion. Je l\u2019ai dit, elles \u00e9taient fascin\u00e9es par St. Thomas, et rien, surtout pas une broutille nocturne, ne les a d\u00e9tourn\u00e9es des bizarreries locales, la langue \u00e9trange des Noirs, l\u2019accueil prodigue, les meubles d\u2019un autre \u00e2ge, les r\u00e9verb\u00e8res, les petites \u00e9chapp\u00e9es de rue, l\u2019indigo impossible de la mer, et, je crois, surtout les histoires, les histoires qu\u2019on entend ici \u00e0 demi-mot. Parce qu\u2019ici, c\u0153ur battant d\u2019un vieux roman, les histoires pullulent. En septembre 1824, on a pendu le pirate Fawcett et ses deux lieutenants. Aujourd\u2019hui encore de grandes portes d\u2019acier prot\u00e8gent les commerces et la Dansk Vestindiske Nationalbank\u2014autrefois c\u2019\u00e9tait contre les flibustiers qu\u2019on verrouillait ainsi. Plusieurs fois, le sang a coul\u00e9 dans les rues ; ville de proue comme Panama, elle a subi le sac, m\u00eame si on ne l\u2019a jamais br\u00fbl\u00e9e, elle, comme Frederiksted, \u00e0 Santa Cruz, la voisine. Parmi ces r\u00e9cits, celui de Tancr\u00e8de-le-Noir. Dahom\u00e9en, dit la tradition. Il aurait v\u00e9cu l\u00e0 m\u00eame, dans une de ces cages, sous ma maison. \u00c9tranget\u00e9 : r\u00e9fugi\u00e9 d\u2019Ha\u00efti, tout noir, africain pur sang. \u00c0 St. Thomas, \u00e0 l\u2019\u00e9poque de Dessalines, Toussaint, Christophe\u2014Christophe, roi noir du Nord, son citadelle invraisemblable perch\u00e9e derri\u00e8re le Cap\u2014des Blancs ont fui Haiti par grappes. Christophe, tyran m\u00e9morable, mais le seul peut-\u00eatre \u00e0 avoir fait des millions avec le \u00ab travail libre \u00bb de ses fr\u00e8res noirs. Tancr\u00e8de avait, dit-on, courrouc\u00e9 Christophe : malheur absolu. Pourtant, contrairement \u00e0 d\u2019autres, il avait \u00e9chapp\u00e9 au bourreau du roi, celui qui se vantait de trancher net sans tacher le col. Par un encha\u00eenement d\u2019astuces, planqu\u00e9 dans une cale qui empestait le rat, sur une go\u00e9lette du XIXe, sous des peaux de ch\u00e8vre ou des ballots de morue s\u00e8che, Tancr\u00e8de s\u2019est faufil\u00e9 jusqu\u2019au refuge danois de St. Thomas. Ici, il est tomb\u00e9 vite dans l\u2019endettement sans issue\u2014guerrier, fils d\u2019un peuple guerrier, pas marchand. Il a fini propri\u00e9t\u00e9 de Julius Mohrs, et c\u2019est l\u00e0 que l\u2019h\u00f4tel entre en sc\u00e8ne : on a log\u00e9 Tancr\u00e8de, pour s\u00fbret\u00e9, dans une de ces cages sous ma maison. Il s\u2019est \u00e9chapp\u00e9\u2014\u00e2me trop raide pour courber l\u2019\u00e9chine\u2014et a gagn\u00e9 St. Jan, l\u2019\u00eele d\u2019\u00e0 c\u00f4t\u00e9. L\u00e0, on le retrouve \u00ab travailleur libre \u00bb dans les cannes d\u2019Erasmus Espersen. Lors de l\u2019Insurrection de 1833, il m\u00e8ne les siens contre les lois du gouverneur Gardelin. Puis, empoign\u00e9 vivant\u2014par des troupes fran\u00e7aises venues de la Martinique pour aider les Danois \u00e0 casser la r\u00e9volte, ou des Espagnols de Porto Rico\u2014grave erreur de sa part\u2014on le ram\u00e8ne encha\u00een\u00e9 \u00e0 St. Thomas, et on le tue, par la torture. La sentence tombe \u00e0 la Haute Cour coloniale danoise, si\u00e9geant dans ses murs\u2014l\u2019h\u00f4tel\u2014sous l\u2019\u0153il du juge de Gardelin. On lui a coup\u00e9 les mains, l\u2019une par jour. On lui a broy\u00e9 les pieds\u2014apr\u00e8s \u00ab trois pinc\u00e9es avec un fer rouge \u00bb\u2014, punition achev\u00e9e \u00e0 la barre de fer par Achilles Mendoza, bourreau, esclave noir. Le fer a cass\u00e9 ses tibias comme des branches. \u00ab Pinc\u00e9 \u00bb, mutil\u00e9, pour l\u2019exemple : on l\u2019avait pris les armes \u00e0 la main, insurg\u00e9, et Gardelin, dont le nom reste maudit chez les Noirs, voulait marquer. \u00c0 l\u2019ultime souffle, Tancr\u00e8de a maudit. Mendoza. Julius Mohrs. Le gouverneur Gardelin. On a jet\u00e9 son corps fracass\u00e9 dans la chaux vive, cour du fort, avec sa main gauche, rest\u00e9e cramponn\u00e9e au barreau du chevalet\u2014on n\u2019a pas pu l\u2019en d\u00e9tacher. Mendoza a cass\u00e9 le bois, main accroch\u00e9e, et tout a fil\u00e9 dans la fosse. L\u2019autre main, coup\u00e9e la veille, disparue ; personne n\u2019a cherch\u00e9. \u00c0 l\u2019\u00e9poque, ce genre de \u00ab curiosit\u00e9 \u00bb trouvait vite un amateur dans la foule. Quatre mois plus tard, on retrouve Julius Mohrs \u00e9trangl\u00e9 dans son lit. La cravache n\u2019a sorti aucun mot des domestiques. Personne n\u2019a jamais su qui avait fait le coup. Mohrs, comme Gardelin, passait pour un ma\u00eetre dur. Achilles Mendoza est mort \u00ab d\u2019une crise \u00bb en 1835, dehors, dans la cour de l\u2019h\u00f4tel, \u00e0 deux pas des portes des cages. Beaucoup ont vu sa chute, m\u00eame de nuit\u2014la lune carib\u00e9enne, \u00e0 sa pleine, sur laquelle j\u2019ai lu, moi, tant il y a de lumi\u00e8re. \u00c0 Santa Cruz comme ici, les nuits de pleine lune ont longtemps permis d\u2019\u00e9conomiser les r\u00e9verb\u00e8res ; on fait encore pareil. Certains Noirs, d\u2019abord, ont d\u00e9clar\u00e9 que Mendoza s\u2019\u00e9tait \u00e9trangl\u00e9 lui-m\u00eame. Id\u00e9e absurde n\u00e9e du geste : ses deux mains \u00e9taient d\u00e9j\u00e0 \u00e0 sa gorge avant la chute, bave aux l\u00e8vres, haletant, et on les a retrouv\u00e9es serr\u00e9es, muscles nou\u00e9s, rien \u00e0 faire, quand on a ramass\u00e9 le corps et l\u2019a roul\u00e9 pour l\u2019enterrement \u00e0 la premi\u00e8re heure. \u00c9videmment, tous ceux qui se souvenaient de Tancr\u00e8de-le-Noir\u2014de sa parole, de sa magie autant que de lui\u2014ont conclu qu\u2019il avait achev\u00e9 sa vengeance depuis l\u2019au-del\u00e0. Peut-\u00eatre Mohrs aussi\u2026 Les Danois ont balay\u00e9 tout \u00e7a d\u2019un rire poli. \u00c7a n\u2019a pas fait bouger d\u2019un millim\u00e8tre la croyance noire. Quashee n\u2019\u00e9tait qu\u2019\u00e0 une g\u00e9n\u00e9ration de l\u2019Afrique, o\u00f9 ce sont des choses ordinaires. Les pratiques, des gris-gris \u00e0 la n\u00e9cromancie, le Vaudou mortel au \u00ab dent d\u2019un mort \u00bb pour la veine au jeu, tout \u00e7a est venu par Carthag\u00e8ne et d\u2019autres routes, sinueuses, directes, depuis la C\u00f4te de l\u2019Or, le Dahomey, l\u2019Achanty, le golfe du B\u00e9nin\u2014de Dakar au Congo\u2014puis s\u2019est assis ici, aux Antilles. Et Quashee, aujourd\u2019hui chr\u00e9tien de toute couleur, pass\u00e9 par lyc\u00e9e ou fac, plus nombreux que jamais, a d\u00e9pass\u00e9 en nombre ses anciens ma\u00eetres blancs. Les Blancs ne commandent plus. Ils vivent avec, sous la m\u00eame lune, le m\u00eame soleil, \u00e0 l\u2019ombre des tamariniers, dans l\u2019\u00e9clat qui br\u00fble l\u2019\u0153il des hibiscus, le magenta violent des bougainvill\u00e9es. Gardelin a regagn\u00e9 le Danemark tout de suite apr\u00e8s la Guerre des Esclaves de 1833, o\u00f9, \u00e0 lire les archives, il est mort au lit, plein d\u2019ann\u00e9es et d\u2019honneurs. Mes cousines sont retourn\u00e9es sur le continent. Elles ont quitt\u00e9 l\u2019\u00eele autour du 10 f\u00e9vrier. Stephen et moi, navr\u00e9s, avons repris notre rythme, retour pr\u00e9vu mi-mai. Un matin, quelques semaines apr\u00e8s, Reynolds, le patron, m\u2019interpelle. \u2014 Vous avez entendu le boucan cette nuit, enfin ce matin t\u00f4t ? \u2014 Non, dis-je. Quoi ? Si \u00e7a s\u2019est pass\u00e9 dehors, peut-\u00eatre. Mais dedans, depuis ma maison, on n\u2019entend rien. \u2014 C\u2019\u00e9tait dedans, dit Reynolds, donc non. Les domestiques en parlent encore\u2014pour eux, c\u2019est la Jumbee de la 4 qui recommence. Au fait, vos cousines \u00e9taient dans cette chambre. Elles vous ont dit quelque chose ? \u2014 Oui, maintenant que vous le dites. Suzanne m\u2019a parl\u00e9 de coups frapp\u00e9s \u00e0 leur porte, vers quatre heures. Plus d\u2019une fois, je crois. Elles se sont dit que c\u2019\u00e9tait un \u00ab appel \u00bb tr\u00e8s matinal, qu\u2019on se trompait de porte. Elles n\u2019ont pas insist\u00e9. Qu\u2019est-ce que c\u2019est que cette \u00ab Jumbee de la 4 \u00bb ? Je ne la connaissais pas, celle-l\u00e0. Une Jumbee, c\u2019est un fant\u00f4me ouest-indien. Dans les \u00eeles fran\u00e7aises, on dit zombi. Mille variantes\u2014je ne d\u00e9taille pas\u2014mais un trait : c\u2019est toujours noir. Les Blancs ne \u00ab marchent \u00bb pas apr\u00e8s la mort, para\u00eet-il, quoique j\u2019aie connu trois planteurs que l\u2019on disait loups-garous. Chez les Noirs des Antilles, il y a tout, du porte-bonheur au n\u00e9cromant, le Vaudou violent, la dent de mort pour la chance. Jumbee, c\u2019est l\u2019ombre en g\u00e9n\u00e9ral. Qu\u2019une chambre de l\u2019h\u00f4tel ait la sienne ne m\u2019\u00e9tonne pas. Ma surprise, c\u2019est de ne pas l\u2019avoir appris plus t\u00f4t. Et d\u00e9sormais je repensais \u00e0 Marie, \u00e0 Suzanne. \u2014 Racontez, dis-je. Reynolds sourit. Homme instruit, il conna\u00eet ses \u00eeles. \u2014 L\u00e0, c\u2019est du flou, dit-il. On dit qu\u2019il y a \u00ab toujours eu une Jumbee \u00bb li\u00e9e \u00e0 cette chambre. Ce matin, on a eu un touriste, Ledwith, juste de passage\u2014il venait de Porto Rico sur la Catherine, reparti ce matin sur la Dominica, \u00ab down the islands \u00bb. Il est rentr\u00e9 tard de soir\u00e9e. Plus moyen de dormir : on frappait \u00e0 sa porte. Il a cri\u00e9, rien. Les coups ont continu\u00e9, il s\u2019est f\u00e2ch\u00e9. Il a saisi la cruche en terre sur la table de nuit, lanc\u00e9, plein centre du loquet ; la cruche a \u00e9clat\u00e9. Puis, furieux, il a ouvert, personne. Il a d\u00e9cid\u00e9 qu\u2019on se moquait de lui. Absurd, l\u2019homme ne connaissait personne. Il a temp\u00eat\u00e9 dans la salle de bal, r\u00e9veill\u00e9 les Gilbertson et Mrs Peck\u2014leurs chambres donnent l\u00e0\u2014, fini par me r\u00e9veiller. Je l\u2019ai calm\u00e9. Plus de coups ensuite. J\u2019ai craint que \u00e7a vous ait d\u00e9rang\u00e9s, vous et Stephen. Content que non. On n\u2019a pas ces bruits d\u2019ordinaire. \u2014 Hm, fis-je. Eh bien ! Je pensais \u00e0 Ledwith. Parti d\u00e9j\u00e0. Intrigu\u00e9 d\u00e9sormais\u2014cet incident, plus le souvenir flou de mes cousines. Je n\u2019avais presque rien, mais assez pour me mettre la Jumbee de la 4 en t\u00eate. Plus rien pendant un temps. Puis, quand \u00ab \u00e7a \u00bb a repris, j\u2019\u00e9tais dans la 4 moi-m\u00eame. Voil\u00e0 comment. Une famille am\u00e9ricaine, les Barnes, install\u00e9s ici\u2014lui, je crois, petit fonctionnaire aux travaux publics ou \u00e0 l\u2019agriculture\u2014laissa tomber leur bail et d\u00e9cida d\u2019entrer \u00e0 l\u2019h\u00f4tel au mois, pour la paix. Deux enfants, madame lasse des corv\u00e9es. Mauvais personnel, ici c\u2019est toujours lourd quand il est mauvais. Une des maisons de l\u2019h\u00f4tel leur allait. L\u2019autre, lou\u00e9e \u00e0 l\u2019ann\u00e9e au directeur de l\u2019instruction et sa famille, des Am\u00e9ricains charmants. C\u2019\u00e9tait le premier mai, et comme Stephen et moi devions embarquer le douze, je propose \u00e0 Reynolds de c\u00e9der notre maison aux Barnes et de nous loger quinze jours dans une double. Il nous donne la 4, sans doute la mieux, libre par chance. La premi\u00e8re nuit, je rentre tard. J\u2019\u00e9tais all\u00e9 avec le colonel des marines et sa femme accueillir un navire : Major Upton revenait d\u2019un mois de cong\u00e9. Deux jours plus t\u00f4t, un c\u00e2ble avait appris au colonel la mort soudaine de Mrs Upton, en Virginie. Nous ignorions si Upton l\u2019avait appris \u00e0 bord par fil sans fil\u2014on pensait que non. Le navire annonc\u00e9 \u00e0 1 h a accost\u00e9 apr\u00e8s 2 h. Upton avait re\u00e7u le message. Nous avons fait au mieux pour l\u2019accueil. Je rentre vers 3 h 30. J\u2019entre par la porte lat\u00e9rale, toujours ouverte, traverse la salle de bal sur la pointe, ouvre doucement la 4. La lune, en nappe, inonde la pi\u00e8ce par les jalousies entrouvertes. \u00c0 travers la moustiquaire de son baldaquin, on devine Stephen, silhouette immobile. Je me d\u00e9shabille sans bruit, pour ne pas le r\u00e9veiller. Mes v\u00eatements blancs dans le sac de lavage, les chaussures bois\u00e9es, tout rang\u00e9\u2014je suis maniaque\u2014quand, \u00e0 une minute des quatre heures, dans mon dos, sur la porte donnant sur la salle, un net, sec : toc-toc-toc. Impossible \u00e0 confondre. J\u2019\u00e9tais \u00e0 moins d\u2019un m\u00e8tre. Je ne mens pas : la peur, celle qui grimpe la colonne comme une eau froide, je l\u2019ai sentie ; ces fourmillements aux racines des cheveux, comme si \u00e7a se dressait. Mais si je suis vieille fille sur mes affaires et trop scrupuleux dans mes r\u00e9cits, personne n\u2019aura le droit de me traiter de l\u00e2che. Un pas, j\u2019ouvre. Et\u2014que Dieu m\u2019en soit t\u00e9moin\u2014au moment m\u00eame o\u00f9 ma main tourne le petit bouton de laiton, les derniers coups\u2014car l\u2019appel se r\u00e9p\u00e9tait, comme l\u2019avait dit Ledwith\u2014tombent, \u00e0 trois doigts de ma paume, de l\u2019autre c\u00f4t\u00e9. La salle de bal est vide, blanche, immobile. Rien ne bouge. Tout est visible, la lune\u2014pleine il y a deux nuits\u2014d\u00e9verse le jour sur la galerie aux neuf arches maures qui encadre la rade. Rien. Absolument rien \u00e0 voir ni \u00e0 entendre. Je jette un \u0153il vers le mur o\u00f9 s\u2019ouvre la 4. Quoi, l\u00e0 ? Le c\u0153ur saute, puis cogne. Une chose, une ombre plus dense que les autres, grand Noir \u00e9paissi dans la nuit, glisse contre le mur vers le passage\u2014rideau\u2014qui m\u00e8ne \u00e0 l\u2019entr\u00e9e. \u00c0 peine le temps de voir que d\u00e9j\u00e0 \u00e7a se dissout. Puis un bruit sourd, mat, du c\u00f4t\u00e9 o\u00f9 j\u2019avais cru l\u2019apercevoir filer. Je scrute, le c\u0153ur tambour. L\u00e0, sur le sol, filant vite dans la m\u00eame direction, d\u00e9marche oblique, comme un crabe, mais sans un bruit, une chose de la taille d\u2019une balle. Pieds nus, pyjama de soie fine, mais je pars\u2014sans arme\u2014derri\u00e8re. J\u2019ai pens\u00e9 : la plus grosse tarentule que j\u2019aie vue, ici ou ailleurs. Ce n\u2019\u00e9tait pas un crabe : sa fa\u00e7on de courir y faisait penser, compacte, lat\u00e9rale, mais un crabe, sur ce plancher dur, on l\u2019entendrait cliquer. Ici, rien. Velours. Qu\u2019est-ce que j\u2019en ferais si je l\u2019attrapais ? Instinct, seulement. Je gagne sur elle. Elle se glisse sous le rideau, dispara\u00eet dans le couloir de palier. En passant le rideau, je vois bien : impossible \u00e0 coincer. Trop de cachettes. Les grandes portes d\u2019entr\u00e9e sont closes en bas. La cage d\u2019escalier, poix noire. Je rebrousse, referme doucement la 4, et me coule dans mon baldaquin. Bord la moustiquaire. Je dors aussit\u00f4t, ne me r\u00e9veille qu\u2019\u00e0 9 h 30. Stephen, parfait, a compris ; il s\u2019est lev\u00e9 sans bruit, a fait monter mon petit-d\u00e9jeuner. C\u2019\u00e9tait samedi\u2014pas de le\u00e7ons. Journ\u00e9e prise \u00e0 la machine ; j\u2019\u00e9tais lanc\u00e9 dans un texte qu\u2019il me fallait boucler pour le courrier de New York via Porto Rico. Petite sieste en compensation. D\u00e9cid\u00e9 : lever pour l\u2019office de 5 h dimanche\u2014je hais cela en secret, mais \u00e7a me donnerait un vrai d\u00e9part. On s\u2019est couch\u00e9s t\u00f4t, vers 9 h 30, Stephen de retour du cin\u00e9ma \u00e0 la base. Je devais \u00eatre plus fatigu\u00e9 que je ne croyais. Un sommeil de pierre. Combat avec le r\u00e9veil \u00e0 4 h 15. \u00c0 l\u2019heure \u00e0 l\u2019\u00e9glise, retour juste avant six. Aube \u00e0 peine ouverte quand j\u2019entre par le c\u00f4t\u00e9, monte l\u2019escalier. Le long de la salle encore grise, la tarentule\u2014ou quoi\u2014revient, m\u00eame d\u00e9marche, longeant la plinthe, vers moi cette fois. Elle rentrait, pensais-je, de la cache o\u00f9 je l\u2019avais chass\u00e9e. J\u2019avais \u00e0 la main un b\u00e2ton de marche, bois de wattle noir, souple, taill\u00e9 \u00e0 Estate Ham\u2019s Bay, \u00e0 Santa Cruz. Je presse le pas. L\u2019aube blanchit, je vois ce qui n\u2019allait pas : c\u2019est une b\u00eate mutil\u00e9e. Pas un crabe. Une araign\u00e9e sur cinq ou six pattes, pas huit. D\u2019o\u00f9 ce c\u00f4t\u00e9 crabe. Elle arrive pr\u00e8s de la 4. J\u2019acc\u00e9l\u00e8re\u2014la porte est entreb\u00e2ill\u00e9e\u2014je ne veux pas de cette horreur dans la chambre de Stephen. Je frappe, net, elle esquive et se glisse sous le grand conque qui cale la porte. Des conques, ici, servent \u00e0 tout. Aux Bahamas, on mange la chair. Parfois, elles donnent des \u00ab perles \u00bb. On voit les coquilles partout\u2014bordures d\u2019all\u00e9es, cimeti\u00e8res, rang\u00e9es dans le ciment comme briques roses. Au Grand Hotel, chaque porte a son conque. Le n\u00f4tre, tr\u00e8s vieux, peint brun fonc\u00e9 pour r\u00e9sister \u00e0 l\u2019air salin. J\u2019approche avec prudence. La piq\u00fbre des tarentules d\u2019ici n\u2019est presque jamais mortelle, mais elle vous colle l\u2019h\u00f4pital pour quelques jours, et celle-ci \u00e9tait la plus grosse que j\u2019aie vue. Je glisse l\u2019extr\u00e9mit\u00e9 du b\u00e2ton sous le bord, renverse. Plus d\u2019araign\u00e9e. Elle s\u2019\u00e9tait gliss\u00e9e dedans. Un conque a de la place. Je me d\u00e9cide : je ne veux pas d\u2019un tel pensionnaire. Je bourre vite l\u2019ouverture triangulaire avec une bonne boule de papier\u2014un suppl\u00e9ment dominical de New York d\u2019il y a une semaine, ramass\u00e9 au milieu de la salle\u2014, c\u2019est risqu\u00e9, la tarentule est batailleuse, mais \u00e7a tient. Puis je sors le coquillage sur la galerie dall\u00e9e. L\u00e0, \u00e7a y voit. Je l\u00e8ve le conque et le brise d\u2019un coup au sol. Ce que j\u2019attendais : des \u00e9clats partout, du gros au poudreux. Je me tiens pr\u00eat, wattle lev\u00e9, pour \u00e9craser la b\u00eate au saut. Surprise : rien ne sort. Je me penche. Parmi les gros morceaux, l\u2019un a une forme qui me heurte, un dessin qui fait signe, tout rose sale comme la nacre. Je le retourne au bout du b\u00e2ton. C\u2019\u00e9tait une main de Noir. Paume vers le haut, rose d\u2019abord\u2014la paume, chez les plus noirs, est rose, comme la plante des pieds. Mais le dos, cet ongle, le poignet, c\u2019\u00e9tait sans erreur. Une main tranch\u00e9e, qui avait appartenu \u00e0 un Noir sans m\u00e9lange. Le nom s\u2019est plant\u00e9 en moi : Tancr\u00e8de. N\u2019appelait-on pas \u00ab Tancr\u00e8de-le-Noir \u00bb\u2014plus noir que noir ? La vieille histoire, la noirceur de cette relique, et la conclusion s\u2019est impos\u00e9e, folle, inou\u00efe : la main de Tancr\u00e8de-le-Noir\u2014ou du moins la main d\u2019un Noir tr\u00e8s noir\u2014\u00e9tait l\u00e0, sous mes yeux, au milieu des d\u00e9bris d\u2019un conque. Je respire, me baisse, la prends. S\u00e8che et dure comme du conque, \u00e9tonnamment lourde. Je la tourne, l\u2019examine. Personne encore debout, m\u00eame la cuisine silencieuse. Je glisse la main dans la poche de ma veste de drill et rentre dans la 4. Je la pose sur la table au marbre du centre, la regarde. Stephen, je l\u2019ai vu d\u2019un coup, n\u2019\u00e9tait plus l\u00e0. Il avait fil\u00e9 \u00e0 la douche. \u00c0 peine le temps de la fixer qu\u2019une id\u00e9e, invraisemblable mais obstin\u00e9e, s\u2019incruste. Quelque chose \u00e0 cinq ou six \u00ab pattes \u00bb avait couru sous le conque. Rien d\u2019autre n\u2019est sorti quand j\u2019ai bris\u00e9. Ces faits-l\u00e0, je les ai vus. Pas des on-dit. Pas une fable de Quashee. J\u2019entends des pas feutr\u00e9s, sandales. La main retourne \u00e0 la poche quand Stephen entre, ruisselant. \u2014 Bonjour, cousin Gerald. Lev\u00e9 t\u00f4t, on dirait. J\u2019ai entendu l\u2019alarme, moi j\u2019ai replong\u00e9. \u2014 Oui, dis-je. Beaucoup de travail. \u2014 Je t\u2019aurais accompagn\u00e9, reprend Stephen en s\u2019habillant ; je file au service de six si je peux. Il s\u2019habille vite, me lance un mot, et court\u2014l\u2019\u00e9glise anglaise est \u00e0 deux pas. Je me l\u00e8ve, traverse la salle en biais, et entre dans le bureau de Reynolds, \u00e0 l\u2019ouest. J\u2019ai une id\u00e9e. V\u00e9rifier, ou enterrer. Je tire du bas d\u2019une biblioth\u00e8que les trois gros registres, cuir fauve, de l\u2019H\u00f4tel du Commerce. Je veux\u2014si la num\u00e9rotation n\u2019a pas chang\u00e9\u2014savoir qui occupait la 4 \u00e0 l\u2019\u00e9poque du proc\u00e8s et de la mal\u00e9diction. D\u2019instinct, le point cl\u00e9. Et je tombe des nues en voyant, brunie, frisott\u00e9e, l\u2019\u00e9criture faire surface. De 1832 \u00e0 1834 inclus, la chambre 4, H\u00f4tel du Commerce, Raoul Patit, propri\u00e9taire, \u00e9tait occup\u00e9e par un certain Hans de Groot. Le juge de la Haute Cour. Celui qui a condamn\u00e9 Tancr\u00e8de \u00e0 l\u2019amputation, au \u00ab pincement \u00bb, au chevalet. J\u2019avais mon explication. Si c\u2019\u00e9tait un roman, je raconterais que j\u2019ai demand\u00e9 la permission d\u2019aller rendre la main \u00e0 la fosse de chaux de Tancr\u00e8de. Je d\u00e9roulerais la recherche d\u2019archives, la localisation de la fosse, la main qui s\u2019\u00e9chappe, me traque, la chance, le feu purificateur, etc. Mais ce n\u2019est pas un roman\u2014et je n\u2019embellis pas. Ce que j\u2019ai fait : filer \u00e0 la cuisine. Lucinda, large, d\u00e9coupait le bacon. Deux aides noires pressaient les oranges. \u2014 Bonjour, Lucinda, le feu est parti ? \u2014 Mornin\u2019, Massa Canevin, sah, feu bien chaud, sah. Vou\u2019 voulez cuisiner quelque chose, sah ? Un rire des deux filles. Je souris. \u2014 Je veux seulement br\u00fbler quelque chose. Je m\u2019avance, soul\u00e8ve un rond de fonte, et laisse tomber la chose\u2014cette horreur momifi\u00e9e\u2014au c\u0153ur du lit de braises rouge cerise. Elle s\u2019est tordue\u2014comme si c\u2019\u00e9tait vivant, protestant. Une odeur mince, cuir tr\u00e8s ancien. En quelques minutes, la peau s\u00e8che, l\u2019os calcin\u00e9 ne sont plus que braises informes. Je remets le rond, et, pour compenser la curiosit\u00e9 de Lucinda, je lui laisse un billet brun de cinq francs\u2014c\u2019est encore la monnaie de la banque danoise, et elle a cours ici. \u2014 Merci, sah, God bless you, Massa Canevin, sah, souffle Lucinda. Je sors, assez s\u00fbr que la Jumbee de la 4 ne r\u00e9veillera plus personne \u00e0 quatre heures\u2014ni \u00e0 aucune autre\u2014, et que l\u2019\u00e9ternit\u00e9 a enfin repris Tancr\u00e8de-le-Noir, homme tenace, qui, disait-on, tenait parole. C\u2019est vrai, je l\u2019ai dit d\u2019entr\u00e9e : Tancr\u00e8de n\u2019a pas maudit Hans de Groot, et Gardelin est rentr\u00e9 mourir au Danemark\u2014hors de port\u00e9e de ce qui est arriv\u00e9 \u00e0 Achilles Mendoza et Julius Mohrs. Peut-\u00eatre que l\u2019ombre tenace de Tancr\u00e8de, limit\u00e9e dans son pouvoir\u2014canalis\u00e9e par cette main coup\u00e9e\u2014ne pouvait agir que sur l\u2019\u00eele o\u00f9 il \u00e9tait mort. Je n\u2019en sais rien. Il y a des r\u00e8gles, presque, \u00e0 ces affaires-l\u00e0\u2014des r\u00e8gles auxquelles Quashee croit comme \u00e0 l\u2019\u00e9vangile. Mais depuis ce matin-l\u00e0, moi, Gerald Canevin, qui pr\u00e9tends dire vrai, je n\u2019ai plus jamais vu une grosse araign\u00e9e sans un frisson dedans. Je crois savoir ce que c\u2019est, la peur des araign\u00e9es. Parce que j\u2019ai vu cette chose courir dans la salle de bal comme une araign\u00e9e mutil\u00e9e\u2014je l\u2019ai vue filer sous le conque. Et elle n\u2019est pas sortie comme elle y est entr\u00e9e. 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*Henry St. Clair Whitehead (5 mars 1882 \u2013 23 novembre 1932) fut un \u00e9crivain am\u00e9ricain de r\u00e9cits fantastiques et horrifiques, mais aussi un clerc \u00e9piscopal au parcours riche et atypique. Dipl\u00f4m\u00e9 de Harvard en 1904 aux c\u00f4t\u00e9s de Franklin D. Roosevelt, il y fut un athl\u00e8te reconnu avant de publier un journal politique \u00e0 Port Chester, puis de diriger des initiatives sportives pour la AAU. Ordonn\u00e9 diacre en 1912, Whitehead embrassa une carri\u00e8re religieuse qui le mena \u00e0 devenir archidiacre des \u00celes Vierges de 1921 \u00e0 1929, notamment \u00e0 Saint\u2011Croix. Ce s\u00e9jour aux Antilles marqua son \u0153uvre : il puisa dans les l\u00e9gendes, les croyances et les rituels vaudous de ces \u00eeles un mat\u00e9riau unique, impr\u00e9gnant ses r\u00e9cits d\u2019un exotisme envo\u00fbtant. Correspondant et ami d\u2019H.\u202fP.\u202fLovecraft, il contribua d\u00e8s 1924 \u00e0 Weird Tales, Strange Tales et autres pulps. Lovecraft lui-m\u00eame \u00e9voqua ses nouvelles comme une « \u202ffiction \u00e9trange d\u2019une puissance discr\u00e8te et r\u00e9aliste\u202f », saluant notamment The Passing of a God comme l\u2019apog\u00e9e de son g\u00e9nie. Apr\u00e8s son retour aux \u00c9tats-Unis, Whitehead exer\u00e7a \u00e0 Dunedin (Floride), jusqu’\u00e0 sa mort en 1932. Ses r\u00e9cits, collect\u00e9s dans des volumes comme Jumbee and Other Uncanny Tales (1944) et West India Lights (1946), continuent d\u2019\u00eatre c\u00e9l\u00e9br\u00e9s pour la finesse de leur atmosph\u00e8re et la singularit\u00e9 de leur cadre carib\u00e9en.*<\/p>\n

— -
\n## La B\u00eate Noire
\n(traduction litt\u00e9rale)<\/p>\n

En diagonale, de l\u2019autre c\u00f4t\u00e9 du march\u00e9 du dimanche de Christiansted, sur l\u2019\u00eele de Santa Cruz, en face de la maison connue sous le nom d\u2019Old Moore\u2019s, o\u00f9 j\u2019ai s\u00e9journ\u00e9 une saison — c\u2019est-\u00e0-dire, le long du c\u00f4t\u00e9 sud de l\u2019antique place du march\u00e9 de la vieille ville, b\u00e2tie sur l\u2019emplacement abandonn\u00e9 de l\u2019ancienne ville fran\u00e7aise de Bassin — se dresse, dans une aust\u00e8re grandeur fan\u00e9e, une autre et bien plus vaste demeure ancienne connue sous le nom de « Gannett\u2019s ».<\/p>\n

Pendant pr\u00e8s d\u2019un demi-si\u00e8cle, la Gannett House est rest\u00e9e vide et inoccup\u00e9e, sa solide fa\u00e7ade de ma\u00e7onnerie donnant sur la place du march\u00e9 affichant un aspect morne et distant, avec ses rang\u00e9es de fen\u00eatres herm\u00e9tiquement closes, ses pierres assombries et d\u00e9color\u00e9es, et l\u2019ensemble de son allure, s\u00e9v\u00e8re et rebutante.<\/p>\n

Durant ces cinquante ann\u00e9es environ o\u00f9 elle \u00e9tait rest\u00e9e close, lan\u00e7ant un regard sombre et vide \u00e0 la foule humaine qui passait devant sa masse imposante et ses portes closes et r\u00e9barbatives, divers individus avaient tent\u00e9, \u00e0 maintes reprises, de la faire rouvrir.
\nUne telle demeure — l\u2019une des plus vastes r\u00e9sidences priv\u00e9es des Antilles, et aussi l\u2019une des plus belles — ainsi ferm\u00e9e et inutilis\u00e9e, simplement parce que telle \u00e9tait la volont\u00e9 de son propri\u00e9taire absent, homme arbitraire et plut\u00f4t myst\u00e9rieux, que l\u2019\u00eele n\u2019avait pas revu depuis la dur\u00e9e de vie d\u2019un homme m\u00fbr, ne pouvait manquer de susciter l\u2019int\u00e9r\u00eat de locataires potentiels.<\/p>\n

Je sais, parce qu\u2019il me l\u2019a racont\u00e9, que le R\u00e9v\u00e9rend P\u00e8re Richardson, de l\u2019\u00c9glise anglicane, tenta de l\u2019obtenir en 1926 pour y installer un couvent pour ses religieuses. Pour ma part, j\u2019essayai d\u2019en louer une partie pour la saison ; l\u2019ann\u00e9e o\u00f9, faute d\u2019y parvenir, je pris \u00e0 la place Old Moore\u2019s — maison aux ombres \u00e9tranges, aux vastes pi\u00e8ces, aux portes immenses et hautes par lesquelles, d\u2019innombrables fois, Old Moore lui-m\u00eame, portant — si les rumeurs \u00e9taient vraies — un \u00e9trange fardeau d\u2019appr\u00e9hension mentale, avait gliss\u00e9 autrefois, dans un frisson d\u2019anticipation terrible\u2026<\/p>\n

Une enqu\u00eate aupr\u00e8s des bureaux du Gouvernement r\u00e9v\u00e9la que le vieux Ma\u00eetre Malling, survivant du r\u00e9gime danois, vivant \u00e0 Christiansted et d\u2019une aide pr\u00e9cieuse pour nos fonctionnaires lorsqu\u2019il s\u2019agissait de d\u00e9m\u00ealer de vieux documents danois, avait la charge de Gannett\u2019s.
\nHerr Malling, que j\u2019allai voir \u00e0 son tour, se montra courtois mais ferme : la maison ne pouvait \u00eatre lou\u00e9e en aucune circonstance ; telles \u00e9taient ses instructions — des instructions permanentes, consign\u00e9es dans ses dossiers. Non, c\u2019\u00e9tait impossible, hors de question.
\nJe me rappelai alors quelques vagues allusions que j\u2019avais re\u00e7ues \u00e0 propos d\u2019un vieux scandale.<\/p>\n

Et puis, soudain, l\u2019occasion se pr\u00e9senta, totalement inattendue.
\nAu d\u00e9but de l\u2019ann\u00e9e suivante, on m\u2019informa que la maison avait \u00e9t\u00e9 rouverte et qu\u2019une dame, Mrs Garde, l\u2019avait occup\u00e9e, seule avec quelques domestiques. On me dit aussi qu\u2019elle recevait volontiers, et que je pourrais, si je le souhaitais, la rencontrer.<\/p>\n

Je me rendis donc chez elle. Ce fut par un apr\u00e8s-midi br\u00fblant de la saison s\u00e8che. Les volets de la fa\u00e7ade donnant sur la place \u00e9taient grands ouverts, laissant entrer des vagues de lumi\u00e8re dans les pi\u00e8ces immenses.
\nMrs Garde m\u2019accueillit sur la large v\u00e9randa, v\u00eatue d\u2019une robe l\u00e9g\u00e8re aux tons p\u00e2les, le visage \u00e0 la fois cordial et r\u00e9serv\u00e9.<\/p>\n

Elle me parla de son installation, des r\u00e9parations qu\u2019elle avait d\u00fb faire pour rendre la maison habitable, et, presque tout de suite, aborda ce que je n\u2019osais esp\u00e9rer : la raison pour laquelle Gannett House \u00e9tait rest\u00e9e close si longtemps.
\nElle ne pr\u00e9tendait pas tout savoir, mais disait qu\u2019il y avait « quelque chose » dans la maison.<\/p>\n

\u00c0 ce stade, elle me proposa de revenir un soir, en compagnie de mon ami Haydon, pour en parler plus \u00e0 loisir.<\/p>\n

Nous rev\u00eenmes donc, Haydon et moi, deux jours plus tard, vers le milieu de l\u2019apr\u00e8s-midi. La chaleur semblait moins lourde que lors de ma premi\u00e8re visite, et la v\u00e9randa, baign\u00e9e d\u2019ombre, offrait un semblant de fra\u00eecheur. Apr\u00e8s quelques minutes de conversation sur des sujets banals, Mrs Garde prit un ton plus grave et commen\u00e7a son r\u00e9cit.<\/p>\n

— La premi\u00e8re fois, dit-elle, c\u2019\u00e9tait il y a plus de quinze ans. Mon mari vivait encore. C\u2019\u00e9tait une nuit chaude, au c\u0153ur de la saison des pluies. La maison dormait, et j\u2019\u00e9tais assise l\u00e0, justement, \u00e0 cette place.
\nLa lune \u00e9clairait la cour, et je pensais \u00e0 mille choses, quand j\u2019ai senti\u2026 oui, senti d\u2019abord, puis entendu\u2026 un souffle lourd, irr\u00e9gulier.<\/p>\n

Elle h\u00e9sita, comme si elle revivait l\u2019instant.<\/p>\n

— J\u2019ai cru qu\u2019un animal s\u2019\u00e9tait introduit. Mais quand j\u2019ai lev\u00e9 les yeux, je n\u2019ai rien vu\u2026 rien que l\u2019ombre de l\u2019arbre. Pourtant, le souffle continuait. Puis des pas se sont fait entendre. Lents. Lourds. Comme si quelque chose tournait autour de moi.<\/p>\n

Elle marqua un silence.<\/p>\n

— Depuis cette nuit-l\u00e0, cela revient\u2026 sans pr\u00e9venir. Parfois des mois passent. Parfois plusieurs fois dans la m\u00eame semaine. Toujours le m\u00eame ordre : le souffle, les pas\u2026 puis l\u2019impression qu\u2019une pr\u00e9sence se penche sur vous.<\/p>\n

Elle nous invita alors \u00e0 la suivre jusqu\u2019\u00e0 une aile lat\u00e9rale de la maison.
\nL\u00e0, dans une pi\u00e8ce presque nue, elle s\u2019arr\u00eata et d\u00e9signa le sol :<\/p>\n

— C\u2019est ici que cela commence souvent.<\/p>\n

\u00c0 cet instant, je crus percevoir une l\u00e9g\u00e8re vibration dans l\u2019air, comme si une onde invisible venait de traverser la pi\u00e8ce.
\nJe ne fis aucune remarque, mais Haydon, qui se tenait \u00e0 ma gauche, eut un petit mouvement de t\u00eate, comme s\u2019il confirmait avoir per\u00e7u la m\u00eame chose.<\/p>\n

Ce que Mrs Garde nous avait racont\u00e9 \u00e9tait d\u00e9j\u00e0 assez \u00e9trange en soi.
\nMais plus tard, lorsque nous e\u00fbmes l\u2019occasion d\u2019examiner certains vieux papiers laiss\u00e9s dans la maison par la famille Gannett, nous trouv\u00e2mes quelque chose de plus \u00e9trange encore.<\/p>\n

Il s\u2019agissait d\u2019un cahier reli\u00e9 en cuir, terni et craquel\u00e9 par le temps, dont le fermoir de cuivre portait une oxydation verte.
\nC\u2019\u00e9tait le journal d\u2019Angus Gannett, dat\u00e9 des ann\u00e9es 1840.<\/p>\n

Une entr\u00e9e, en particulier, attira notre attention :<\/p>\n

« La nuit derni\u00e8re, alors que je traversais la cour, je fus pris d\u2019un malaise soudain. L\u2019air semblait vibrer autour de moi, et je per\u00e7us un souffle rauque, proche mais invisible. Puis vinrent des pas, lents, pesants, dont je ne pus discerner la provenance. La lune \u00e9clairait la cour, mais je n\u2019y vis aucune cr\u00e9ature. Les chiens, habituellement prompts \u00e0 aboyer, rest\u00e8rent muets, les oreilles basses. Je crois qu\u2019ils savaient. »<\/p>\n

D\u2019autres passages du journal d\u00e9crivaient des incidents similaires, espac\u00e9s parfois de plusieurs mois.
\nGannett mentionnait aussi les rumeurs persistantes parmi les esclaves : celles d\u2019un « esprit animal » li\u00e9 \u00e0 une c\u00e9r\u00e9monie vaudoue ayant mal tourn\u00e9, bien avant que la propri\u00e9t\u00e9 ne passe aux mains de sa famille.<\/p>\n

Mrs Garde referma le journal avec pr\u00e9caution.<\/p>\n

— Comme vous le voyez, dit-elle, ce n\u2019est pas un ph\u00e9nom\u00e8ne r\u00e9cent. Et depuis tout ce temps, personne n\u2019a jamais pu le voir clairement\u2026 mais tous ceux qui l\u2019ont senti savent qu\u2019il est l\u00e0.<\/p>\n

Le soir m\u00eame, nous rest\u00e2mes \u00e0 d\u00eener chez Mrs Garde.
\nLa chaleur devint lourde, et un ciel noir comme de l\u2019encre s\u2019abattit sur la plantation.<\/p>\n

Vers minuit, un bruit soudain rompit le silence : un mugissement puissant, suivi d\u2019un fracas m\u00e9tallique.<\/p>\n

— Le taureau ! s\u2019exclama Mrs Garde.<\/p>\n

Nous cour\u00fbmes jusqu\u2019\u00e0 l\u2019enclos.
\nSous la lumi\u00e8re de la lune, le grand taureau noir de la plantation se cabrait, frappant de ses cornes les barri\u00e8res de bois.
\nSes yeux roulaient de frayeur, et sa respiration haletante ressemblait \u00e0 celle d\u2019un animal traqu\u00e9.<\/p>\n

Haydon tenta de l\u2019approcher pour le calmer, mais l\u2019animal reculait, \u00e9vitant quelque chose que nous ne voyions pas.
\nPuis, soudain, il chargea un coin sombre de l\u2019enclos\u2026 vide.
\nLe bois \u00e9clata, et le taureau s\u2019\u00e9chappa dans la cour avant de dispara\u00eetre entre les manguiers.<\/p>\n

\u00c0 cet instant, je sentis distinctement ce que Mrs Garde avait d\u00e9crit : un souffle chaud, animal, mais dont la source restait invisible.
\nPuis un bruit de pas lourds, comme en procession, contournant la maison.<\/p>\n

Nous suiv\u00eemes ces pas jusqu\u2019au vieux jardin, \u00e0 l\u2019endroit o\u00f9, selon les anciens, se trouvait jadis un cercle de pierres.
\nC\u2019est l\u00e0 que nous entend\u00eemes, \u00e9touff\u00e9s mais distincts, le battement d\u2019un tambour, le cliquetis m\u00e9tallique d\u2019instruments rituels, et une sorte de chant monotone.
\nMais il n\u2019y avait personne.<\/p>\n

La lune \u00e9clairait des pierres moussues qui semblaient former un dessin oubli\u00e9.
\nL\u2019air vibrait comme chauff\u00e9 par une source invisible.
\nPuis, sans transition, tout s\u2019arr\u00eata : plus de pas, plus de souffle, plus de sons.<\/p>\n

Les jours suivants furent calmes.
\nPas de souffle, pas de pas, pas d\u2019agitation chez les animaux.
\nPourtant, l\u2019impression d\u2019une pr\u00e9sence latente persistait.<\/p>\n

Une semaine plus tard, au matin, un domestique nous pr\u00e9vint qu\u2019il avait trouv\u00e9 quelque chose au pied des vieux manguiers, pr\u00e8s du cercle de pierres.
\nNous d\u00e9couvr\u00eemes le corps du taureau noir, \u00e9tendu dans l\u2019herbe humide.
\nAucune trace de lutte, aucune blessure.
\nSes yeux ouverts semblaient fig\u00e9s dans une vision d\u2019horreur.<\/p>\n

Mrs Garde se signa lentement.<\/p>\n

— C\u2019est termin\u00e9, dit-elle d\u2019une voix basse. Pour cette fois.<\/p>\n

Le taureau fut enterr\u00e9 \u00e0 l\u2019ombre des manguiers.
\nCe soir-l\u00e0, la maison sembla plus l\u00e9g\u00e8re, comme d\u00e9barrass\u00e9e d\u2019un poids invisible.<\/p>\n

Mais en me couchant, je pensai aux mots d\u2019Angus Gannett dans son journal :<\/p>\n

« Ce n\u2019est pas une b\u00eate ordinaire. C\u2019est un souvenir. Et les souvenirs ne meurent pas vraiment. »<\/p>\n

Depuis ce jour, je ne suis jamais retourn\u00e9 \u00e0 la plantation Gannett.
\nMais parfois, dans mes r\u00eaves, il me semble entendre, quelque part dans l\u2019obscurit\u00e9, ce souffle rauque et ces pas lents qui contournent ma chambre.
\nEt je me r\u00e9veille, le c\u0153ur battant, \u00e0 l\u2019aff\u00fbt du silence.<\/p>", "content_text": "*Henry St. Clair Whitehead (5 mars 1882 \u2013 23 novembre 1932) fut un \u00e9crivain am\u00e9ricain de r\u00e9cits fantastiques et horrifiques, mais aussi un clerc \u00e9piscopal au parcours riche et atypique. Dipl\u00f4m\u00e9 de Harvard en 1904 aux c\u00f4t\u00e9s de Franklin D. Roosevelt, il y fut un athl\u00e8te reconnu avant de publier un journal politique \u00e0 Port Chester, puis de diriger des initiatives sportives pour la AAU. Ordonn\u00e9 diacre en 1912, Whitehead embrassa une carri\u00e8re religieuse qui le mena \u00e0 devenir archidiacre des \u00celes Vierges de 1921 \u00e0 1929, notamment \u00e0 Saint\u2011Croix. Ce s\u00e9jour aux Antilles marqua son \u0153uvre : il puisa dans les l\u00e9gendes, les croyances et les rituels vaudous de ces \u00eeles un mat\u00e9riau unique, impr\u00e9gnant ses r\u00e9cits d\u2019un exotisme envo\u00fbtant. Correspondant et ami d\u2019H. P. Lovecraft, il contribua d\u00e8s 1924 \u00e0 Weird Tales, Strange Tales et autres pulps. Lovecraft lui-m\u00eame \u00e9voqua ses nouvelles comme une \u00ab fiction \u00e9trange d\u2019une puissance discr\u00e8te et r\u00e9aliste \u00bb, saluant notamment The Passing of a God comme l\u2019apog\u00e9e de son g\u00e9nie. Apr\u00e8s son retour aux \u00c9tats-Unis, Whitehead exer\u00e7a \u00e0 Dunedin (Floride), jusqu'\u00e0 sa mort en 1932. Ses r\u00e9cits, collect\u00e9s dans des volumes comme Jumbee and Other Uncanny Tales (1944) et West India Lights (1946), continuent d\u2019\u00eatre c\u00e9l\u00e9br\u00e9s pour la finesse de leur atmosph\u00e8re et la singularit\u00e9 de leur cadre carib\u00e9en.* --- ## La B\u00eate Noire (traduction litt\u00e9rale) En diagonale, de l\u2019autre c\u00f4t\u00e9 du march\u00e9 du dimanche de Christiansted, sur l\u2019\u00eele de Santa Cruz, en face de la maison connue sous le nom d\u2019Old Moore\u2019s, o\u00f9 j\u2019ai s\u00e9journ\u00e9 une saison \u2014 c\u2019est-\u00e0-dire, le long du c\u00f4t\u00e9 sud de l\u2019antique place du march\u00e9 de la vieille ville, b\u00e2tie sur l\u2019emplacement abandonn\u00e9 de l\u2019ancienne ville fran\u00e7aise de Bassin \u2014 se dresse, dans une aust\u00e8re grandeur fan\u00e9e, une autre et bien plus vaste demeure ancienne connue sous le nom de \u00ab Gannett\u2019s \u00bb. Pendant pr\u00e8s d\u2019un demi-si\u00e8cle, la Gannett House est rest\u00e9e vide et inoccup\u00e9e, sa solide fa\u00e7ade de ma\u00e7onnerie donnant sur la place du march\u00e9 affichant un aspect morne et distant, avec ses rang\u00e9es de fen\u00eatres herm\u00e9tiquement closes, ses pierres assombries et d\u00e9color\u00e9es, et l\u2019ensemble de son allure, s\u00e9v\u00e8re et rebutante. Durant ces cinquante ann\u00e9es environ o\u00f9 elle \u00e9tait rest\u00e9e close, lan\u00e7ant un regard sombre et vide \u00e0 la foule humaine qui passait devant sa masse imposante et ses portes closes et r\u00e9barbatives, divers individus avaient tent\u00e9, \u00e0 maintes reprises, de la faire rouvrir. Une telle demeure \u2014 l\u2019une des plus vastes r\u00e9sidences priv\u00e9es des Antilles, et aussi l\u2019une des plus belles \u2014 ainsi ferm\u00e9e et inutilis\u00e9e, simplement parce que telle \u00e9tait la volont\u00e9 de son propri\u00e9taire absent, homme arbitraire et plut\u00f4t myst\u00e9rieux, que l\u2019\u00eele n\u2019avait pas revu depuis la dur\u00e9e de vie d\u2019un homme m\u00fbr, ne pouvait manquer de susciter l\u2019int\u00e9r\u00eat de locataires potentiels. Je sais, parce qu\u2019il me l\u2019a racont\u00e9, que le R\u00e9v\u00e9rend P\u00e8re Richardson, de l\u2019\u00c9glise anglicane, tenta de l\u2019obtenir en 1926 pour y installer un couvent pour ses religieuses. Pour ma part, j\u2019essayai d\u2019en louer une partie pour la saison ; l\u2019ann\u00e9e o\u00f9, faute d\u2019y parvenir, je pris \u00e0 la place Old Moore\u2019s \u2014 maison aux ombres \u00e9tranges, aux vastes pi\u00e8ces, aux portes immenses et hautes par lesquelles, d\u2019innombrables fois, Old Moore lui-m\u00eame, portant \u2014 si les rumeurs \u00e9taient vraies \u2014 un \u00e9trange fardeau d\u2019appr\u00e9hension mentale, avait gliss\u00e9 autrefois, dans un frisson d\u2019anticipation terrible\u2026 Une enqu\u00eate aupr\u00e8s des bureaux du Gouvernement r\u00e9v\u00e9la que le vieux Ma\u00eetre Malling, survivant du r\u00e9gime danois, vivant \u00e0 Christiansted et d\u2019une aide pr\u00e9cieuse pour nos fonctionnaires lorsqu\u2019il s\u2019agissait de d\u00e9m\u00ealer de vieux documents danois, avait la charge de Gannett\u2019s. Herr Malling, que j\u2019allai voir \u00e0 son tour, se montra courtois mais ferme : la maison ne pouvait \u00eatre lou\u00e9e en aucune circonstance ; telles \u00e9taient ses instructions \u2014 des instructions permanentes, consign\u00e9es dans ses dossiers. Non, c\u2019\u00e9tait impossible, hors de question. Je me rappelai alors quelques vagues allusions que j\u2019avais re\u00e7ues \u00e0 propos d\u2019un vieux scandale. Et puis, soudain, l\u2019occasion se pr\u00e9senta, totalement inattendue. Au d\u00e9but de l\u2019ann\u00e9e suivante, on m\u2019informa que la maison avait \u00e9t\u00e9 rouverte et qu\u2019une dame, Mrs Garde, l\u2019avait occup\u00e9e, seule avec quelques domestiques. On me dit aussi qu\u2019elle recevait volontiers, et que je pourrais, si je le souhaitais, la rencontrer. Je me rendis donc chez elle. Ce fut par un apr\u00e8s-midi br\u00fblant de la saison s\u00e8che. Les volets de la fa\u00e7ade donnant sur la place \u00e9taient grands ouverts, laissant entrer des vagues de lumi\u00e8re dans les pi\u00e8ces immenses. Mrs Garde m\u2019accueillit sur la large v\u00e9randa, v\u00eatue d\u2019une robe l\u00e9g\u00e8re aux tons p\u00e2les, le visage \u00e0 la fois cordial et r\u00e9serv\u00e9. Elle me parla de son installation, des r\u00e9parations qu\u2019elle avait d\u00fb faire pour rendre la maison habitable, et, presque tout de suite, aborda ce que je n\u2019osais esp\u00e9rer : la raison pour laquelle Gannett House \u00e9tait rest\u00e9e close si longtemps. Elle ne pr\u00e9tendait pas tout savoir, mais disait qu\u2019il y avait \u00ab quelque chose \u00bb dans la maison. \u00c0 ce stade, elle me proposa de revenir un soir, en compagnie de mon ami Haydon, pour en parler plus \u00e0 loisir. Nous rev\u00eenmes donc, Haydon et moi, deux jours plus tard, vers le milieu de l\u2019apr\u00e8s-midi. La chaleur semblait moins lourde que lors de ma premi\u00e8re visite, et la v\u00e9randa, baign\u00e9e d\u2019ombre, offrait un semblant de fra\u00eecheur. Apr\u00e8s quelques minutes de conversation sur des sujets banals, Mrs Garde prit un ton plus grave et commen\u00e7a son r\u00e9cit. \u2014 La premi\u00e8re fois, dit-elle, c\u2019\u00e9tait il y a plus de quinze ans. Mon mari vivait encore. C\u2019\u00e9tait une nuit chaude, au c\u0153ur de la saison des pluies. La maison dormait, et j\u2019\u00e9tais assise l\u00e0, justement, \u00e0 cette place. La lune \u00e9clairait la cour, et je pensais \u00e0 mille choses, quand j\u2019ai senti\u2026 oui, senti d\u2019abord, puis entendu\u2026 un souffle lourd, irr\u00e9gulier. Elle h\u00e9sita, comme si elle revivait l\u2019instant. \u2014 J\u2019ai cru qu\u2019un animal s\u2019\u00e9tait introduit. Mais quand j\u2019ai lev\u00e9 les yeux, je n\u2019ai rien vu\u2026 rien que l\u2019ombre de l\u2019arbre. Pourtant, le souffle continuait. Puis des pas se sont fait entendre. Lents. Lourds. Comme si quelque chose tournait autour de moi. Elle marqua un silence. \u2014 Depuis cette nuit-l\u00e0, cela revient\u2026 sans pr\u00e9venir. Parfois des mois passent. Parfois plusieurs fois dans la m\u00eame semaine. Toujours le m\u00eame ordre : le souffle, les pas\u2026 puis l\u2019impression qu\u2019une pr\u00e9sence se penche sur vous. Elle nous invita alors \u00e0 la suivre jusqu\u2019\u00e0 une aile lat\u00e9rale de la maison. L\u00e0, dans une pi\u00e8ce presque nue, elle s\u2019arr\u00eata et d\u00e9signa le sol : \u2014 C\u2019est ici que cela commence souvent. \u00c0 cet instant, je crus percevoir une l\u00e9g\u00e8re vibration dans l\u2019air, comme si une onde invisible venait de traverser la pi\u00e8ce. Je ne fis aucune remarque, mais Haydon, qui se tenait \u00e0 ma gauche, eut un petit mouvement de t\u00eate, comme s\u2019il confirmait avoir per\u00e7u la m\u00eame chose. Ce que Mrs Garde nous avait racont\u00e9 \u00e9tait d\u00e9j\u00e0 assez \u00e9trange en soi. Mais plus tard, lorsque nous e\u00fbmes l\u2019occasion d\u2019examiner certains vieux papiers laiss\u00e9s dans la maison par la famille Gannett, nous trouv\u00e2mes quelque chose de plus \u00e9trange encore. Il s\u2019agissait d\u2019un cahier reli\u00e9 en cuir, terni et craquel\u00e9 par le temps, dont le fermoir de cuivre portait une oxydation verte. C\u2019\u00e9tait le journal d\u2019Angus Gannett, dat\u00e9 des ann\u00e9es 1840. Une entr\u00e9e, en particulier, attira notre attention : \u00ab La nuit derni\u00e8re, alors que je traversais la cour, je fus pris d\u2019un malaise soudain. L\u2019air semblait vibrer autour de moi, et je per\u00e7us un souffle rauque, proche mais invisible. Puis vinrent des pas, lents, pesants, dont je ne pus discerner la provenance. La lune \u00e9clairait la cour, mais je n\u2019y vis aucune cr\u00e9ature. Les chiens, habituellement prompts \u00e0 aboyer, rest\u00e8rent muets, les oreilles basses. Je crois qu\u2019ils savaient. \u00bb D\u2019autres passages du journal d\u00e9crivaient des incidents similaires, espac\u00e9s parfois de plusieurs mois. Gannett mentionnait aussi les rumeurs persistantes parmi les esclaves : celles d\u2019un \u00ab esprit animal \u00bb li\u00e9 \u00e0 une c\u00e9r\u00e9monie vaudoue ayant mal tourn\u00e9, bien avant que la propri\u00e9t\u00e9 ne passe aux mains de sa famille. Mrs Garde referma le journal avec pr\u00e9caution. \u2014 Comme vous le voyez, dit-elle, ce n\u2019est pas un ph\u00e9nom\u00e8ne r\u00e9cent. Et depuis tout ce temps, personne n\u2019a jamais pu le voir clairement\u2026 mais tous ceux qui l\u2019ont senti savent qu\u2019il est l\u00e0. Le soir m\u00eame, nous rest\u00e2mes \u00e0 d\u00eener chez Mrs Garde. La chaleur devint lourde, et un ciel noir comme de l\u2019encre s\u2019abattit sur la plantation. Vers minuit, un bruit soudain rompit le silence : un mugissement puissant, suivi d\u2019un fracas m\u00e9tallique. \u2014 Le taureau ! s\u2019exclama Mrs Garde. Nous cour\u00fbmes jusqu\u2019\u00e0 l\u2019enclos. Sous la lumi\u00e8re de la lune, le grand taureau noir de la plantation se cabrait, frappant de ses cornes les barri\u00e8res de bois. Ses yeux roulaient de frayeur, et sa respiration haletante ressemblait \u00e0 celle d\u2019un animal traqu\u00e9. Haydon tenta de l\u2019approcher pour le calmer, mais l\u2019animal reculait, \u00e9vitant quelque chose que nous ne voyions pas. Puis, soudain, il chargea un coin sombre de l\u2019enclos\u2026 vide. Le bois \u00e9clata, et le taureau s\u2019\u00e9chappa dans la cour avant de dispara\u00eetre entre les manguiers. \u00c0 cet instant, je sentis distinctement ce que Mrs Garde avait d\u00e9crit : un souffle chaud, animal, mais dont la source restait invisible. Puis un bruit de pas lourds, comme en procession, contournant la maison. Nous suiv\u00eemes ces pas jusqu\u2019au vieux jardin, \u00e0 l\u2019endroit o\u00f9, selon les anciens, se trouvait jadis un cercle de pierres. C\u2019est l\u00e0 que nous entend\u00eemes, \u00e9touff\u00e9s mais distincts, le battement d\u2019un tambour, le cliquetis m\u00e9tallique d\u2019instruments rituels, et une sorte de chant monotone. Mais il n\u2019y avait personne. La lune \u00e9clairait des pierres moussues qui semblaient former un dessin oubli\u00e9. L\u2019air vibrait comme chauff\u00e9 par une source invisible. Puis, sans transition, tout s\u2019arr\u00eata : plus de pas, plus de souffle, plus de sons. Les jours suivants furent calmes. Pas de souffle, pas de pas, pas d\u2019agitation chez les animaux. Pourtant, l\u2019impression d\u2019une pr\u00e9sence latente persistait. Une semaine plus tard, au matin, un domestique nous pr\u00e9vint qu\u2019il avait trouv\u00e9 quelque chose au pied des vieux manguiers, pr\u00e8s du cercle de pierres. Nous d\u00e9couvr\u00eemes le corps du taureau noir, \u00e9tendu dans l\u2019herbe humide. Aucune trace de lutte, aucune blessure. Ses yeux ouverts semblaient fig\u00e9s dans une vision d\u2019horreur. Mrs Garde se signa lentement. \u2014 C\u2019est termin\u00e9, dit-elle d\u2019une voix basse. Pour cette fois. Le taureau fut enterr\u00e9 \u00e0 l\u2019ombre des manguiers. Ce soir-l\u00e0, la maison sembla plus l\u00e9g\u00e8re, comme d\u00e9barrass\u00e9e d\u2019un poids invisible. Mais en me couchant, je pensai aux mots d\u2019Angus Gannett dans son journal : \u00ab Ce n\u2019est pas une b\u00eate ordinaire. C\u2019est un souvenir. Et les souvenirs ne meurent pas vraiment. \u00bb Depuis ce jour, je ne suis jamais retourn\u00e9 \u00e0 la plantation Gannett. Mais parfois, dans mes r\u00eaves, il me semble entendre, quelque part dans l\u2019obscurit\u00e9, ce souffle rauque et ces pas lents qui contournent ma chambre. Et je me r\u00e9veille, le c\u0153ur battant, \u00e0 l\u2019aff\u00fbt du silence. ", "image": "https:\/\/ledibbouk.net\/IMG\/logo\/bete-noire.webp?1755064655", "tags": ["fictions br\u00e8ves", "fantastique", "Auteurs litt\u00e9raires", "documentation"] } ,{ "id": "https:\/\/ledibbouk.net\/qu-etait-ce-un-mystere-2.html", "url": "https:\/\/ledibbouk.net\/qu-etait-ce-un-mystere-2.html", "title": "Qu'\u00e9tait-ce ? Un myst\u00e8re | 2", "date_published": "2025-08-12T15:08:56Z", "date_modified": "2025-10-05T17:12:51Z", "author": {"name": "Patrick Blanchon"}, "content_html": "

*Cet article pr\u00e9sente une r\u00e9\u00e9criture contemporaine de la nouvelle What Was It ? A Mystery (Qu\u2019\u00e9tait-ce ? Un myst\u00e8re) de Fitz-James O\u2019Brien, publi\u00e9e en 1859. L\u2019objectif n\u2019est pas de produire une traduction litt\u00e9rale, mais de moderniser le style et le rythme tout en conservant fid\u00e8lement les \u00e9v\u00e9nements et l\u2019atmosph\u00e8re de l\u2019original. Ce travail explore ce que devient un texte du XIX\u1d49 si\u00e8cle lorsqu\u2019il est transpos\u00e9 dans une prose plus directe et actuelle : phrases plus resserr\u00e9es, vocabulaire simplifi\u00e9, d\u00e9tails sensoriels mis en avant. Il s\u2019agit \u00e0 la fois d\u2019un exercice de traduction et d\u2019adaptation, destin\u00e9 \u00e0 rendre l\u2019histoire plus accessible au lecteur contemporain, sans trahir sa substance.*<\/p>\n

## Qu’\u00e9tait-ce ? Un myst\u00e8re | 2<\/p>\n

Je ne sais pas comment raconter \u00e7a sans passer pour un fou. Ce qui m\u2019est arriv\u00e9 est tellement improbable que je pourrais presque \u00e9crire ici : « Riez tout de suite, c\u2019est permis ». Mais c\u2019est arriv\u00e9. En juillet dernier.<\/p>\n

J\u2019habitais au num\u00e9ro\u2026 de la 26\u1d49 Rue, \u00e0 New York. Une grande maison un peu oubli\u00e9e, qu\u2019on disait hant\u00e9e depuis deux ans. Avant, il y avait un jardin avec fontaine, arbres fruitiers, ombre fra\u00eeche. Maintenant ? Juste une pelouse pel\u00e9e, des cordes \u00e0 linge, et le bassin vide d\u2019o\u00f9 l\u2019eau ne coule plus.<\/p>\n

\u00c0 l\u2019int\u00e9rieur : un vaste hall, un escalier en spirale, des pi\u00e8ces hautes de plafond. Construite vingt ans plus t\u00f4t par un riche marchand, ruin\u00e9 dans un scandale bancaire. Parti en Europe, mort l\u00e0-bas. \u00c0 peine la nouvelle de sa mort arriv\u00e9e, les bruits ont commenc\u00e9 : meubles d\u00e9plac\u00e9s, portes ouvertes toutes seules, pas dans l\u2019escalier, fr\u00f4lements de robes invisibles, mains qu\u2019on sent sur la rampe. Les gardiens qu\u2019on pla\u00e7ait l\u00e0 partaient tous, effray\u00e9s. La maison restait vide.<\/p>\n

Ma logeuse, Mme Moffat, tenait alors pension rue Bleecker. Elle voulait d\u00e9m\u00e9nager plus haut dans la ville. Elle nous a propos\u00e9 la maison de la 26\u1d49 : elle n\u2019a rien cach\u00e9 des rumeurs. Deux pensionnaires ont pris peur et sont partis. Les autres, moi compris, avons dit oui.<\/p>\n

On a emm\u00e9nag\u00e9 en mai. Le quartier est agr\u00e9able : derri\u00e8re les maisons, les jardins descendent presque jusqu\u2019au fleuve. L\u2019air vient droit de Weehawken, pur et vif. M\u00eame notre jardin un peu en friche avait son charme : le soir, on s\u2019asseyait dehors pour fumer, regarder les lucioles.<\/p>\n

Bien s\u00fbr, on attendait les fant\u00f4mes. Les conversations \u00e0 table tournaient autour du surnaturel. Un pensionnaire avait achet\u00e9 The Night Side of Nature de Mrs Crowe ; tout le monde voulait le lire. Moi, on me sollicitait aussi : j\u2019avais \u00e9crit une histoire de fant\u00f4me pour Harper\u2019s Monthly.<\/p>\n

Un mois passa. Rien. Pas le moindre signe. Sauf une fois o\u00f9 le majordome noir jura que sa bougie s\u2019\u00e9tait \u00e9teinte toute seule — mais il \u00e9tait connu pour boire un peu trop.<\/p>\n

Puis, le 10 juillet. Apr\u00e8s d\u00eener, je suis all\u00e9 au jardin avec mon ami Hammond, m\u00e9decin. On fumait nos grosses pipes en \u00e9cume, tabac turc. La conversation glissait vers des id\u00e9es sombres. Hammond me demanda :\n
— Quelle est la chose la plus terrifiante qu\u2019on puisse imaginer ?
\nJe n\u2019ai pas su. Il cita des romans, des figures effrayantes\u2026 mais disait qu\u2019il y avait pire. On se souhaita bonne nuit.
\nJe suis mont\u00e9 me coucher. Comme d\u2019habitude, j\u2019ai pris un livre. Mauvaise id\u00e9e : c\u2019\u00e9tait Histoire des monstres de Goudon, un ouvrage bizarre achet\u00e9 \u00e0 Paris. Pas l\u2019id\u00e9al quand on a l\u2019esprit embrum\u00e9 par des conversations sur le surnaturel. Je l\u2019ai jet\u00e9 de l\u2019autre c\u00f4t\u00e9 de la chambre, j\u2019ai baiss\u00e9 le gaz jusqu\u2019\u00e0 ce qu\u2019il ne reste qu\u2019un point bleu, et je me suis allong\u00e9 dans le noir.<\/p>\n

Impossible de dormir. Les questions de Hammond tournaient dans ma t\u00eate. Et puis\u2026<\/p>\n

Quelque chose est tomb\u00e9 du plafond. Directement sur ma poitrine. Deux mains, osseuses, ont serr\u00e9 ma gorge.<\/p>\n

Pas le temps de r\u00e9fl\u00e9chir. Mes bras ont agi avant ma t\u00eate. J\u2019ai enserr\u00e9 la chose et l\u2019ai \u00e9cras\u00e9e contre moi. Les doigts autour de mon cou ont l\u00e2ch\u00e9 prise, mais la lutte a commenc\u00e9. Dans le noir complet, sans comprendre ce qui m\u2019attaquait, je sentais ma prise glisser sur une peau nue et lisse. Des dents m\u2019ont mordu \u00e0 l\u2019\u00e9paule, au cou. Des mains puissantes cherchaient \u00e0 reprendre ma gorge.<\/p>\n

J\u2019ai fini par le plaquer au sol. Un genou sur ce qui semblait \u00eatre sa poitrine. J\u2019ai repris mon souffle. La chose haletait. J\u2019ai pens\u00e9 \u00e0 mon grand mouchoir de soie, toujours sous mon oreiller. J\u2019ai fouill\u00e9, trouv\u00e9 le tissu, et je lui ai entrav\u00e9 les bras du mieux possible.<\/p>\n

Il fallait voir \u00e0 quoi j\u2019avais affaire. Sans l\u00e2cher ma prise, j\u2019ai recul\u00e9 vers le gaz. J\u2019ai tourn\u00e9 le robinet. La lumi\u00e8re a jailli.<\/p>\n

Rien.<\/p>\n

Rien \u00e0 voir. Mais j\u2019avais toujours dans les bras un corps chaud, solide, qui respirait, qui se d\u00e9battait. Invisible.<\/p>\n

Mon c\u0153ur battait \u00e0 tout rompre. Au lieu de l\u00e2cher, j\u2019ai resserr\u00e9 ma prise.<\/p>\n

Hammond est entr\u00e9, suivi des pensionnaires r\u00e9veill\u00e9s par mon cri.\n
— Qu\u2019est-ce qu\u2019il y a, Harry ?\n
— Je tiens quelque chose ! \u00c7a m\u2019a attaqu\u00e9\u2026 mais je ne le vois pas !<\/p>\n

La plupart se sont mis \u00e0 rire. \u00c7a m\u2019a rendu fou de rage. Hammond a approch\u00e9, a pos\u00e9 la main sur l\u2019endroit que je d\u00e9signais. Il a recul\u00e9 en criant. Il l\u2019avait senti.<\/p>\n

Il a trouv\u00e9 une corde et a ligot\u00e9 l\u2019\u00eatre invisible. Je me suis laiss\u00e9 tomber sur le lit, vid\u00e9 de forces. Les autres reculaient, p\u00e9trifi\u00e9s. Personne ne voulait toucher.<\/p>\n

Pour prouver que ce n\u2019\u00e9tait pas un d\u00e9lire, Hammond et moi avons soulev\u00e9 la chose et l\u2019avons d\u00e9pos\u00e9e sur le lit. Le matelas s\u2019est affaiss\u00e9 sous son poids. Un corps. Un vrai. Mais qu\u2019aucun \u0153il ne pouvait voir.<\/p>\n

On est rest\u00e9s seuls dans la chambre. La chose respirait, haletait, se d\u00e9battait sous les draps. Hammond et moi, on s\u2019est assis. On a fum\u00e9 en silence, incapable de d\u00e9tourner les yeux. C\u2019\u00e9tait irr\u00e9el : un corps bien pr\u00e9sent, mais impossible \u00e0 voir.<\/p>\n

Au bout d\u2019un moment, Hammond a parl\u00e9.\n
— C\u2019est affreux.\n
— Tu m\u2019\u00e9tonnes.\n
— Non\u2026 affreux, mais pas impossible \u00e0 expliquer.<\/p>\n

Je l\u2019ai fix\u00e9. Pas expliquer ? Comment ?\n
— Harry, on touche un corps mais on ne le voit pas. L\u2019air, on ne le voit pas non plus. Le verre, presque pas. Imagine une mati\u00e8re vivante qui laisserait passer toute la lumi\u00e8re\u2026\n
— Sauf que l\u2019air et le verre ne respirent pas, Hammond. L\u00e0, il y a un c\u0153ur qui bat. Des poumons. Une volont\u00e9.\n
— Et dans les “cercles spirites”, tu n\u2019as jamais entendu parler de mains invisibles qui serrent les tiennes ?<\/p>\n

Je n\u2019ai pas r\u00e9pondu. On s\u2019est content\u00e9s de rester l\u00e0, \u00e0 \u00e9couter la respiration s\u2019apaiser. \u00c0 un moment, on a compris qu\u2019il dormait.<\/p>\n

Le matin, tout le monde s\u2019est amass\u00e9 sur le palier, mais personne n\u2019a voulu entrer. Ils se contentaient de regarder, crisp\u00e9s, les draps qui se soulevaient comme si quelqu\u2019un se d\u00e9battait dessous.<\/p>\n

Avec Hammond, on avait r\u00e9fl\u00e9chi toute la nuit : comment savoir \u00e0 quoi il ressemblait ? En passant nos mains, on devinait un corps humain — un visage lisse, presque sans nez, des mains, des pieds. On a pens\u00e9 \u00e0 tracer son contour \u00e0 la craie. Ridicule. Puis j\u2019ai eu l\u2019id\u00e9e : un moulage en pl\u00e2tre.<\/p>\n

Restait le probl\u00e8me : il bougerait, et tout serait rat\u00e9. Hammond a trouv\u00e9 la solution : le chloroforme.<\/p>\n

On a fait venir un m\u00e9decin. Trois minutes apr\u00e8s l\u2019inhalation, la cr\u00e9ature \u00e9tait inconsciente. On a retir\u00e9 les liens, un sculpteur a recouvert son corps invisible d\u2019argile. Quelques heures plus tard, on avait le moulage.<\/p>\n

Et l\u00e0\u2026 on a vu.<\/p>\n

Petit, pas plus d\u20191m35, corps sec, muscles saillants, proportions \u00e9tranges. Et le visage\u2026 un cauchemar fig\u00e9 dans le pl\u00e2tre. Pas humain. Presque animal. Comme un ghoul. Le genre de visage qui te donne envie de reculer, m\u00eame fig\u00e9 \u00e0 jamais.<\/p>\n

Reste qu\u2019on ne savait pas quoi en faire. Impossible de le garder dans la maison. Impensable de le rel\u00e2cher. D\u00e9battre ne servait \u00e0 rien : personne ne voulait assumer. Et il refusait tout ce qu\u2019on lui donnait \u00e0 manger.<\/p>\n

Les jours passaient. On entendait sa respiration ralentir, faiblir. Puis un matin, plus rien. Froid, immobile. Mort.<\/p>\n

On l\u2019a enterr\u00e9 dans le jardin. Sans c\u00e9r\u00e9monie. Juste Hammond, moi, et un trou dans la terre. Le moulage, je l\u2019ai donn\u00e9 au m\u00e9decin. Il le garde encore, para\u00eet-il, dans son cabinet — fig\u00e9 l\u00e0, comme un avertissement qu\u2019on ne comprend pas.<\/p>", "content_text": "*Cet article pr\u00e9sente une r\u00e9\u00e9criture contemporaine de la nouvelle What Was It? A Mystery (Qu\u2019\u00e9tait-ce ? Un myst\u00e8re) de Fitz-James O\u2019Brien, publi\u00e9e en 1859. L\u2019objectif n\u2019est pas de produire une traduction litt\u00e9rale, mais de moderniser le style et le rythme tout en conservant fid\u00e8lement les \u00e9v\u00e9nements et l\u2019atmosph\u00e8re de l\u2019original. Ce travail explore ce que devient un texte du XIX\u1d49 si\u00e8cle lorsqu\u2019il est transpos\u00e9 dans une prose plus directe et actuelle : phrases plus resserr\u00e9es, vocabulaire simplifi\u00e9, d\u00e9tails sensoriels mis en avant. Il s\u2019agit \u00e0 la fois d\u2019un exercice de traduction et d\u2019adaptation, destin\u00e9 \u00e0 rendre l\u2019histoire plus accessible au lecteur contemporain, sans trahir sa substance.* ## Qu'\u00e9tait-ce ? Un myst\u00e8re | 2 Je ne sais pas comment raconter \u00e7a sans passer pour un fou. Ce qui m\u2019est arriv\u00e9 est tellement improbable que je pourrais presque \u00e9crire ici : \u00ab Riez tout de suite, c\u2019est permis \u00bb. Mais c\u2019est arriv\u00e9. En juillet dernier. J\u2019habitais au num\u00e9ro\u2026 de la 26\u1d49 Rue, \u00e0 New York. Une grande maison un peu oubli\u00e9e, qu\u2019on disait hant\u00e9e depuis deux ans. Avant, il y avait un jardin avec fontaine, arbres fruitiers, ombre fra\u00eeche. Maintenant ? Juste une pelouse pel\u00e9e, des cordes \u00e0 linge, et le bassin vide d\u2019o\u00f9 l\u2019eau ne coule plus. \u00c0 l\u2019int\u00e9rieur : un vaste hall, un escalier en spirale, des pi\u00e8ces hautes de plafond. Construite vingt ans plus t\u00f4t par un riche marchand, ruin\u00e9 dans un scandale bancaire. Parti en Europe, mort l\u00e0-bas. \u00c0 peine la nouvelle de sa mort arriv\u00e9e, les bruits ont commenc\u00e9 : meubles d\u00e9plac\u00e9s, portes ouvertes toutes seules, pas dans l\u2019escalier, fr\u00f4lements de robes invisibles, mains qu\u2019on sent sur la rampe. Les gardiens qu\u2019on pla\u00e7ait l\u00e0 partaient tous, effray\u00e9s. La maison restait vide. Ma logeuse, Mme Moffat, tenait alors pension rue Bleecker. Elle voulait d\u00e9m\u00e9nager plus haut dans la ville. Elle nous a propos\u00e9 la maison de la 26\u1d49 : elle n\u2019a rien cach\u00e9 des rumeurs. Deux pensionnaires ont pris peur et sont partis. Les autres, moi compris, avons dit oui. On a emm\u00e9nag\u00e9 en mai. Le quartier est agr\u00e9able : derri\u00e8re les maisons, les jardins descendent presque jusqu\u2019au fleuve. L\u2019air vient droit de Weehawken, pur et vif. M\u00eame notre jardin un peu en friche avait son charme : le soir, on s\u2019asseyait dehors pour fumer, regarder les lucioles. Bien s\u00fbr, on attendait les fant\u00f4mes. Les conversations \u00e0 table tournaient autour du surnaturel. Un pensionnaire avait achet\u00e9 The Night Side of Nature de Mrs Crowe ; tout le monde voulait le lire. Moi, on me sollicitait aussi : j\u2019avais \u00e9crit une histoire de fant\u00f4me pour Harper\u2019s Monthly. Un mois passa. Rien. Pas le moindre signe. Sauf une fois o\u00f9 le majordome noir jura que sa bougie s\u2019\u00e9tait \u00e9teinte toute seule \u2014 mais il \u00e9tait connu pour boire un peu trop. Puis, le 10 juillet. Apr\u00e8s d\u00eener, je suis all\u00e9 au jardin avec mon ami Hammond, m\u00e9decin. On fumait nos grosses pipes en \u00e9cume, tabac turc. La conversation glissait vers des id\u00e9es sombres. Hammond me demanda : \u2014 Quelle est la chose la plus terrifiante qu\u2019on puisse imaginer ? Je n\u2019ai pas su. Il cita des romans, des figures effrayantes\u2026 mais disait qu\u2019il y avait pire. On se souhaita bonne nuit. Je suis mont\u00e9 me coucher. Comme d\u2019habitude, j\u2019ai pris un livre. Mauvaise id\u00e9e : c\u2019\u00e9tait Histoire des monstres de Goudon, un ouvrage bizarre achet\u00e9 \u00e0 Paris. Pas l\u2019id\u00e9al quand on a l\u2019esprit embrum\u00e9 par des conversations sur le surnaturel. Je l\u2019ai jet\u00e9 de l\u2019autre c\u00f4t\u00e9 de la chambre, j\u2019ai baiss\u00e9 le gaz jusqu\u2019\u00e0 ce qu\u2019il ne reste qu\u2019un point bleu, et je me suis allong\u00e9 dans le noir. Impossible de dormir. Les questions de Hammond tournaient dans ma t\u00eate. Et puis\u2026 Quelque chose est tomb\u00e9 du plafond. Directement sur ma poitrine. Deux mains, osseuses, ont serr\u00e9 ma gorge. Pas le temps de r\u00e9fl\u00e9chir. Mes bras ont agi avant ma t\u00eate. J\u2019ai enserr\u00e9 la chose et l\u2019ai \u00e9cras\u00e9e contre moi. Les doigts autour de mon cou ont l\u00e2ch\u00e9 prise, mais la lutte a commenc\u00e9. Dans le noir complet, sans comprendre ce qui m\u2019attaquait, je sentais ma prise glisser sur une peau nue et lisse. Des dents m\u2019ont mordu \u00e0 l\u2019\u00e9paule, au cou. Des mains puissantes cherchaient \u00e0 reprendre ma gorge. J\u2019ai fini par le plaquer au sol. Un genou sur ce qui semblait \u00eatre sa poitrine. J\u2019ai repris mon souffle. La chose haletait. J\u2019ai pens\u00e9 \u00e0 mon grand mouchoir de soie, toujours sous mon oreiller. J\u2019ai fouill\u00e9, trouv\u00e9 le tissu, et je lui ai entrav\u00e9 les bras du mieux possible. Il fallait voir \u00e0 quoi j\u2019avais affaire. Sans l\u00e2cher ma prise, j\u2019ai recul\u00e9 vers le gaz. J\u2019ai tourn\u00e9 le robinet. La lumi\u00e8re a jailli. Rien. Rien \u00e0 voir. Mais j\u2019avais toujours dans les bras un corps chaud, solide, qui respirait, qui se d\u00e9battait. Invisible. Mon c\u0153ur battait \u00e0 tout rompre. Au lieu de l\u00e2cher, j\u2019ai resserr\u00e9 ma prise. Hammond est entr\u00e9, suivi des pensionnaires r\u00e9veill\u00e9s par mon cri. \u2014 Qu\u2019est-ce qu\u2019il y a, Harry ? \u2014 Je tiens quelque chose ! \u00c7a m\u2019a attaqu\u00e9\u2026 mais je ne le vois pas ! La plupart se sont mis \u00e0 rire. \u00c7a m\u2019a rendu fou de rage. Hammond a approch\u00e9, a pos\u00e9 la main sur l\u2019endroit que je d\u00e9signais. Il a recul\u00e9 en criant. Il l\u2019avait senti. Il a trouv\u00e9 une corde et a ligot\u00e9 l\u2019\u00eatre invisible. Je me suis laiss\u00e9 tomber sur le lit, vid\u00e9 de forces. Les autres reculaient, p\u00e9trifi\u00e9s. Personne ne voulait toucher. Pour prouver que ce n\u2019\u00e9tait pas un d\u00e9lire, Hammond et moi avons soulev\u00e9 la chose et l\u2019avons d\u00e9pos\u00e9e sur le lit. Le matelas s\u2019est affaiss\u00e9 sous son poids. Un corps. Un vrai. Mais qu\u2019aucun \u0153il ne pouvait voir. On est rest\u00e9s seuls dans la chambre. La chose respirait, haletait, se d\u00e9battait sous les draps. Hammond et moi, on s\u2019est assis. On a fum\u00e9 en silence, incapable de d\u00e9tourner les yeux. C\u2019\u00e9tait irr\u00e9el : un corps bien pr\u00e9sent, mais impossible \u00e0 voir. Au bout d\u2019un moment, Hammond a parl\u00e9. \u2014 C\u2019est affreux. \u2014 Tu m\u2019\u00e9tonnes. \u2014 Non\u2026 affreux, mais pas impossible \u00e0 expliquer. Je l\u2019ai fix\u00e9. Pas expliquer ? Comment ? \u2014 Harry, on touche un corps mais on ne le voit pas. L\u2019air, on ne le voit pas non plus. Le verre, presque pas. Imagine une mati\u00e8re vivante qui laisserait passer toute la lumi\u00e8re\u2026 \u2014 Sauf que l\u2019air et le verre ne respirent pas, Hammond. L\u00e0, il y a un c\u0153ur qui bat. Des poumons. Une volont\u00e9. \u2014 Et dans les \u201ccercles spirites\u201d, tu n\u2019as jamais entendu parler de mains invisibles qui serrent les tiennes ? Je n\u2019ai pas r\u00e9pondu. On s\u2019est content\u00e9s de rester l\u00e0, \u00e0 \u00e9couter la respiration s\u2019apaiser. \u00c0 un moment, on a compris qu\u2019il dormait. Le matin, tout le monde s\u2019est amass\u00e9 sur le palier, mais personne n\u2019a voulu entrer. Ils se contentaient de regarder, crisp\u00e9s, les draps qui se soulevaient comme si quelqu\u2019un se d\u00e9battait dessous. Avec Hammond, on avait r\u00e9fl\u00e9chi toute la nuit : comment savoir \u00e0 quoi il ressemblait ? En passant nos mains, on devinait un corps humain \u2014 un visage lisse, presque sans nez, des mains, des pieds. On a pens\u00e9 \u00e0 tracer son contour \u00e0 la craie. Ridicule. Puis j\u2019ai eu l\u2019id\u00e9e : un moulage en pl\u00e2tre. Restait le probl\u00e8me : il bougerait, et tout serait rat\u00e9. Hammond a trouv\u00e9 la solution : le chloroforme. On a fait venir un m\u00e9decin. Trois minutes apr\u00e8s l\u2019inhalation, la cr\u00e9ature \u00e9tait inconsciente. On a retir\u00e9 les liens, un sculpteur a recouvert son corps invisible d\u2019argile. Quelques heures plus tard, on avait le moulage. Et l\u00e0\u2026 on a vu. Petit, pas plus d\u20191m35, corps sec, muscles saillants, proportions \u00e9tranges. Et le visage\u2026 un cauchemar fig\u00e9 dans le pl\u00e2tre. Pas humain. Presque animal. Comme un ghoul. Le genre de visage qui te donne envie de reculer, m\u00eame fig\u00e9 \u00e0 jamais. Reste qu\u2019on ne savait pas quoi en faire. Impossible de le garder dans la maison. Impensable de le rel\u00e2cher. D\u00e9battre ne servait \u00e0 rien : personne ne voulait assumer. Et il refusait tout ce qu\u2019on lui donnait \u00e0 manger. Les jours passaient. On entendait sa respiration ralentir, faiblir. Puis un matin, plus rien. Froid, immobile. Mort. On l\u2019a enterr\u00e9 dans le jardin. Sans c\u00e9r\u00e9monie. Juste Hammond, moi, et un trou dans la terre. Le moulage, je l\u2019ai donn\u00e9 au m\u00e9decin. Il le garde encore, para\u00eet-il, dans son cabinet \u2014 fig\u00e9 l\u00e0, comme un avertissement qu\u2019on ne comprend pas.", "image": "https:\/\/ledibbouk.net\/IMG\/logo\/qu-etait-ce-un_mystere-2.webp?1755011331", "tags": ["fantastique"] } ,{ "id": "https:\/\/ledibbouk.net\/qu-etait-ce-un-mystere.html", "url": "https:\/\/ledibbouk.net\/qu-etait-ce-un-mystere.html", "title": "Qu\u2019\u00e9tait-ce ? Un myst\u00e8re", "date_published": "2025-08-12T14:50:27Z", "date_modified": "2025-08-12T15:18:04Z", "author": {"name": "Patrick Blanchon"}, "content_html": "

*Fitz-James O\u2019Brien (1828-1862) reste l\u2019un des \u00e9crivains les plus singuliers de la litt\u00e9rature fantastique am\u00e9ricaine du XIX\u1d49 si\u00e8cle. N\u00e9 en Irlande, il \u00e9migre \u00e0 New York dans les ann\u00e9es 1850 et se fait remarquer par ses nouvelles m\u00ealant imagination scientifique et atmosph\u00e8re surnaturelle, publi\u00e9es dans les revues litt\u00e9raires de l\u2019\u00e9poque (Harper\u2019s Monthly, Atlantic Monthly). Pr\u00e9curseur de la science-fiction et du fantastique modernes, il explore des th\u00e8mes comme l\u2019invisibilit\u00e9, les automates ou les exp\u00e9riences \u00e9tranges, souvent avec une pr\u00e9cision quasi scientifique. Mort jeune, \u00e0 trente-quatre ans, des suites d\u2019une blessure re\u00e7ue pendant la guerre de S\u00e9cession, il laisse une \u0153uvre br\u00e8ve mais influente. Sa nouvelle What Was It ? A Mystery (Qu\u2019\u00e9tait-ce ? Un myst\u00e8re), publi\u00e9e en 1859, est consid\u00e9r\u00e9e comme l\u2019un des tout premiers r\u00e9cits mettant en sc\u00e8ne une cr\u00e9ature invisible — bien avant H.G. Wells.*<\/p>\n

Pour une version plus *contemporaine\" c’est [ici](<\/span>https:\/\/ledibbouk.net\/qu-etait-ce-un-mystere-2.html<\/span><\/a>)<\/p>\n

— -<\/p>\n

## Qu\u2019\u00e9tait-ce ? Un myst\u00e8re<\/p>\n

J\u2019avoue qu\u2019avec une certaine appr\u00e9hension, je me d\u00e9cide \u00e0 relater l\u2019histoire \u00e9trange qui suit. Les faits que je vais exposer sont si extraordinaires, si in\u00e9dits, que je m\u2019attends d\u2019avance \u00e0 susciter incr\u00e9dulit\u00e9 et moqueries. J\u2019accepte tout cela sans broncher. J\u2019ose esp\u00e9rer avoir le courage litt\u00e9raire d\u2019affronter l\u2019incr\u00e9dulit\u00e9. Apr\u00e8s m\u00fbre r\u00e9flexion, j\u2019ai r\u00e9solu de raconter, aussi simplement et directement que possible, quelques \u00e9v\u00e9nements survenus sous mes yeux au mois de juillet dernier, et qui, dans les annales des myst\u00e8res de la science physique, n\u2019ont absolument aucun \u00e9quivalent.<\/p>\n

J\u2019habite au num\u00e9ro ---- de la Vingt-Sixi\u00e8me Rue, dans cette ville. La maison, \u00e0 bien des \u00e9gards, est singuli\u00e8re. Depuis deux ans, elle tra\u00eene la r\u00e9putation d\u2019\u00eatre hant\u00e9e. C\u2019est une grande et belle demeure, autrefois entour\u00e9e d\u2019un jardin, aujourd\u2019hui r\u00e9duit \u00e0 un simple enclos herbeux servant \u00e0 faire s\u00e9cher du linge. La vasque ass\u00e9ch\u00e9e d\u2019une ancienne fontaine, et quelques arbres fruitiers effiloch\u00e9s, non taill\u00e9s, t\u00e9moignent qu\u2019il fut jadis un agr\u00e9able refuge ombrag\u00e9, parfum\u00e9 de fleurs et anim\u00e9 du doux murmure de l\u2019eau.<\/p>\n

L\u2019int\u00e9rieur est spacieux : un vaste hall ouvre sur un grand escalier en spirale s\u2019\u00e9levant en son centre, et les diff\u00e9rentes pi\u00e8ces sont d\u2019une ampleur imposante. Elle fut construite il y a une quinzaine ou une vingtaine d\u2019ann\u00e9es par M. A----, un marchand new-yorkais bien connu, qui, il y a cinq ans, jeta le monde des affaires dans la stupeur par une fraude bancaire retentissante. M. A----, comme chacun le sait, s\u2019enfuit en Europe, o\u00f9 il mourut peu apr\u00e8s, le c\u0153ur bris\u00e9. Presque aussit\u00f4t la nouvelle de sa mort confirm\u00e9e, le bruit courut dans la Vingt-Sixi\u00e8me Rue que le num\u00e9ro ---- \u00e9tait hant\u00e9.<\/p>\n

Des proc\u00e9dures l\u00e9gales avaient d\u00e9poss\u00e9d\u00e9 la veuve du propri\u00e9taire, et la maison n\u2019\u00e9tait plus occup\u00e9e que par un gardien et sa femme, plac\u00e9s l\u00e0 par l\u2019agent immobilier qui en avait la charge pour la louer ou la vendre. Ces derniers affirm\u00e8rent \u00eatre tourment\u00e9s par des bruits surnaturels. Des portes s\u2019ouvraient sans qu\u2019on puisse en voir l\u2019auteur. Le maigre mobilier rest\u00e9 \u00e9pars dans les pi\u00e8ces se retrouvait, au matin, empil\u00e9 les uns sur les autres par des mains invisibles. On entendait, m\u00eame en plein jour, des pas descendre et monter l\u2019escalier, accompagn\u00e9s du froissement de robes de soie inexistantes et du glissement de doigts impalpables le long de la rampe. Le couple assura qu\u2019il ne resterait pas une semaine de plus. L\u2019agent immobilier se moqua d\u2019eux, les cong\u00e9dia et pla\u00e7a d\u2019autres locataires \u00e0 leur place. Les ph\u00e9nom\u00e8nes se r\u00e9p\u00e9t\u00e8rent. Le quartier reprit l\u2019histoire \u00e0 son compte, et la maison resta inoccup\u00e9e trois ans durant. Plusieurs personnes se montr\u00e8rent int\u00e9ress\u00e9es pour l\u2019acqu\u00e9rir ; mais toujours, avant que la transaction ne soit conclue, elles entendaient ces rumeurs inqui\u00e9tantes et se retiraient.<\/p>\n

C\u2019est dans cet \u00e9tat de choses que ma logeuse — qui tenait alors une pension dans Bleecker Street et souhaitait s\u2019installer plus au nord — eut l\u2019id\u00e9e audacieuse de louer le num\u00e9ro ---- de la Vingt-Sixi\u00e8me Rue. Elle avait sous son toit une client\u00e8le plut\u00f4t hardie et philosophique, et nous exposa franchement tout ce qu\u2019elle avait entendu sur le caract\u00e8re “hant\u00e9” de la maison o\u00f9 elle voulait nous emmener. \u00c0 l\u2019exception de deux pensionnaires timor\u00e9s — un capitaine de marine et un Californien fra\u00eechement revenu — qui annonc\u00e8rent aussit\u00f4t leur d\u00e9part, tous les h\u00f4tes de Mme Moffat d\u00e9clar\u00e8rent qu\u2019ils l\u2019accompagneraient dans cette incursion chevaleresque au royaume des esprits.<\/p>\n

Notre d\u00e9m\u00e9nagement eut lieu au mois de mai, et nous f\u00fbmes tous enchant\u00e9s de notre nouvelle demeure. La portion de la Vingt-Sixi\u00e8me Rue o\u00f9 elle se trouve — entre la Septi\u00e8me et la Huiti\u00e8me Avenue — est l\u2019un des quartiers les plus agr\u00e9ables de New York. Les jardins \u00e0 l\u2019arri\u00e8re des maisons, qui descendent presque jusqu\u2019\u00e0 l\u2019Hudson, forment, l\u2019\u00e9t\u00e9, une v\u00e9ritable all\u00e9e de verdure. L\u2019air y est pur et vivifiant, venant droit des hauteurs de Weehawken. M\u00eame le jardin mal entretenu qui bordait notre maison sur deux c\u00f4t\u00e9s, bien qu\u2019un peu encombr\u00e9 de cordes \u00e0 linge les jours de lessive, nous offrait un carr\u00e9 d\u2019herbe \u00e0 contempler et un coin frais, le soir, o\u00f9 nous fumions nos cigares dans le cr\u00e9puscule, en regardant les lucioles allumer et \u00e9teindre leurs lanternes dans l\u2019herbe haute.<\/p>\n

\u00c0 peine install\u00e9s au num\u00e9ro ---- que nous guettions d\u00e9j\u00e0 les fant\u00f4mes. Nous attendions leur apparition avec une impatience presque enfantine. \u00c0 table, les conversations tournaient invariablement au surnaturel. L\u2019un des pensionnaires, qui avait eu l\u2019imprudence d\u2019acheter La face cach\u00e9e de la nature de Mrs. Crowe pour sa lecture personnelle, devint l\u2019ennemi public : on lui reprochait de ne pas en avoir achet\u00e9 vingt exemplaires. Sa vie fut un enfer : s\u2019il posait le livre un instant et quittait la pi\u00e8ce, il se retrouvait aussit\u00f4t subtilis\u00e9 et lu \u00e0 voix basse, en comit\u00e9 restreint, dans un coin.<\/p>\n

Pour ma part, je devins rapidement un personnage important, car il avait filtr\u00e9 que j\u2019\u00e9tais assez vers\u00e9 dans l\u2019histoire du surnaturel et que j\u2019avais autrefois publi\u00e9, dans Harper\u2019s Monthly, une nouvelle intitul\u00e9e Le Pot de tulipes, dont le point de d\u00e9part \u00e9tait un fant\u00f4me. Si une table craquait ou si un panneau de lambris se d\u00e9formait alors que nous \u00e9tions r\u00e9unis dans le grand salon, le silence se faisait aussit\u00f4t, et chacun se pr\u00e9parait \u00e0 entendre le cliquetis des cha\u00eenes ou \u00e0 voir surgir une silhouette spectrale.<\/p>\n

Apr\u00e8s un mois de cette excitation psychologique, il fallut bien reconna\u00eetre, non sans d\u00e9pit, que rien, absolument rien, d\u2019approchant le surnaturel ne s\u2019\u00e9tait manifest\u00e9. Seul le majordome noir assura qu\u2019une bougie s\u2019\u00e9tait \u00e9teinte toute seule pendant qu\u2019il se d\u00e9shabillait pour la nuit. Mais comme il m\u2019\u00e9tait d\u00e9j\u00e0 arriv\u00e9 de le surprendre dans un \u00e9tat o\u00f9 une bougie lui apparaissait en double, je supposai que, s\u2019il avait pouss\u00e9 ses libations un peu plus loin, il avait pu inverser le ph\u00e9nom\u00e8ne et ne plus en voir du tout l\u00e0 o\u00f9 il y en avait une.<\/p>\n

Les choses en \u00e9taient l\u00e0 lorsqu\u2019un \u00e9v\u00e9nement survint, si terrible et inexplicable que ma raison vacille encore au souvenir de cette nuit. C\u2019\u00e9tait le 10 juillet. Apr\u00e8s le d\u00eener, je me rendis avec mon ami, le docteur Hammond, dans le jardin pour fumer notre pipe du soir. Nous \u00e9tions d\u2019humeur \u00e9trangement philosophique. Allumant nos larges fourneaux d’\u00e9cume de mer , bourr\u00e9es d\u2019un fin tabac turc, nous nous m\u00eemes \u00e0 marcher de long en large en discutant.<\/p>\n

Une \u00e9trange force semblait d\u00e9tourner notre conversation de toute l\u00e9g\u00e8ret\u00e9. Impossible de rester sur les sujets lumineux o\u00f9 nous voulions l\u2019amener. In\u00e9vitablement, nos pens\u00e9es glissaient vers des rives sombres et d\u00e9sertes, o\u00f9 flottait une p\u00e9nombre oppressante. Nous avions beau \u00e9voquer, comme \u00e0 notre habitude, les bazars \u00e9clatants de l\u2019Orient, la splendeur du r\u00e8gne de Haroun, les harems et les palais dor\u00e9s, des ifrits noirs, tels celui que le p\u00eacheur lib\u00e9ra de sa jarre de cuivre, se dressaient sans cesse dans nos propos, grandissaient jusqu\u2019\u00e0 occulter toute clart\u00e9.<\/p>\n

Peu \u00e0 peu, nous c\u00e9d\u00e2mes \u00e0 cette influence obscure et nous nous laiss\u00e2mes aller \u00e0 des sp\u00e9culations lugubres. Nous parl\u00e2mes de la tendance humaine au mysticisme et de l\u2019attrait presque universel pour le Terrible, quand Hammond me demanda soudain :\n
— Selon toi, quel est l\u2019\u00e9l\u00e9ment le plus effrayant qui soit ?<\/p>\n

La question me prit au d\u00e9pourvu. Certes, beaucoup de choses sont effrayantes : tr\u00e9bucher sur un cadavre dans le noir ; voir, comme il m\u2019est arriv\u00e9, une femme emport\u00e9e par un fleuve rapide, les bras tendus, le visage d\u00e9form\u00e9 d\u2019horreur, criant jusqu\u2019\u00e0 se briser la voix, pendant que, fig\u00e9s derri\u00e8re la vitre d\u2019une fen\u00eatre surplombant de vingt m\u00e8tres la rivi\u00e8re, nous la regardions sombrer sans pouvoir lever le moindre geste\u2026 Ou encore croiser, en mer, l\u2019\u00e9pave d\u2019un navire sans \u00e2me qui vive, flottant comme au hasard : l\u2019ampleur du drame qu\u2019elle sugg\u00e8re, voil\u00e9e par l\u2019absence de t\u00e9moins, glace le sang. Mais je compris pour la premi\u00e8re fois qu\u2019il devait exister une incarnation supr\u00eame de la peur, un “roi des terreurs” auquel toutes les autres se soumettent. Quel pouvait-il \u00eatre ? De quelles circonstances na\u00eetrait-il ?<\/p>\n

— Je n\u2019y ai jamais r\u00e9fl\u00e9chi, r\u00e9pondis-je. Qu\u2019il existe une chose plus terrifiante que toutes les autres, je le crois. Mais impossible d\u2019en donner ne serait-ce qu\u2019une esquisse.<\/p>\n

— Je suis un peu comme toi, Harry, dit Hammond. Je sens que je pourrais \u00e9prouver une frayeur encore jamais con\u00e7ue par l\u2019esprit humain\u2026 quelque chose qui m\u00ealerait, dans une union monstrueuse, des \u00e9l\u00e9ments qu\u2019on croyait incompatibles. Les voix dans Wieland de Charles Brockden Brown sont terribles ; l\u2019apparition du “Gardien du Seuil” dans Zanoni de Bulwer-Lytton l\u2019est tout autant\u2026 mais il y a pire encore.<\/p>\n

— \u00c9coute, Hammond, \u00e9pargnons-nous ce genre de propos, veux-tu ?<\/p>\n

— Je ne sais pas ce que j\u2019ai ce soir, r\u00e9pondit-il, mais mon esprit ne cesse d\u2019aller vers des visions \u00e9tranges et effrayantes. Je crois que je pourrais \u00e9crire une histoire \u00e0 la mani\u00e8re de Hoffmann, si seulement je ma\u00eetrisais assez bien le style.<\/p>\n

— Dans ce cas, repris-je, je te souhaite bonne nuit. Il fait une chaleur \u00e9touffante.<\/p>\n

— Bonne nuit, Harry. Que tes r\u00eaves soient agr\u00e9ables.<\/p>\n

— \u00c0 toi aussi, sinistre compagnon\u2026 afrits, goules et enchanteurs compris.<\/p>\n

Nous nous s\u00e9par\u00e2mes et chacun gagna sa chambre.<\/p>\n

Je me d\u00e9shabillai rapidement et me glissai dans mon lit, emportant, comme \u00e0 mon habitude, un livre que je lisais jusqu\u2019\u00e0 sombrer dans le sommeil. \u00c0 peine avais-je pos\u00e9 la t\u00eate sur l\u2019oreiller que j\u2019ouvris l\u2019ouvrage\u2026 pour le lancer aussit\u00f4t \u00e0 l\u2019autre bout de la chambre. C\u2019\u00e9tait l\u2019Histoire des monstres de Goudon, un curieux volume fran\u00e7ais que j\u2019avais r\u00e9cemment rapport\u00e9 de Paris. Dans l\u2019\u00e9tat d\u2019esprit o\u00f9 je me trouvais, c\u2019\u00e9tait tout sauf une lecture apaisante.<\/p>\n

Je r\u00e9solus donc de dormir imm\u00e9diatement. J\u2019abaissai le bec de gaz jusqu\u2019\u00e0 ce qu\u2019il ne reste plus qu\u2019un minuscule point bleu \u00e0 son sommet, et je me mis en qu\u00eate du repos. La chambre \u00e9tait dans une obscurit\u00e9 totale ; cette lueur r\u00e9siduelle n\u2019\u00e9clairait pas \u00e0 plus de trois centim\u00e8tres autour du br\u00fbleur. Je passai mon bras sur mes yeux, comme pour me prot\u00e9ger m\u00eame de cette t\u00e9n\u00e8bre, et tentai de ne penser \u00e0 rien.<\/p>\n

En vain. Les th\u00e8mes qu\u2019Hammond et moi avions effleur\u00e9s au jardin revenaient sans cesse. J\u2019essayai de dresser des murailles mentales pour les \u00e9carter, mais ils se faufilaient malgr\u00e9 tout. Je restai immobile comme un cadavre, pensant que l\u2019inaction physique h\u00e2terait le repos de l\u2019esprit\u2026 C\u2019est alors qu\u2019un incident effroyable survint.<\/p>\n

Quelque chose tomba, apparemment du plafond, droit sur ma poitrine. L\u2019instant d\u2019apr\u00e8s, deux mains osseuses m\u2019encercl\u00e8rent la gorge et serr\u00e8rent pour m\u2019\u00e9trangler.<\/p>\n

Je ne suis pas un l\u00e2che et je poss\u00e8de une certaine force physique. L\u2019attaque, loin de me paralyser, me mit les nerfs en tension maximale. Mon corps r\u00e9agit avant que mon esprit n\u2019ait le temps de mesurer l\u2019horreur de la situation : j\u2019enroulai mes bras autour de la cr\u00e9ature et la pressai contre ma poitrine de toutes mes forces. En quelques secondes, les mains l\u00e2ch\u00e8rent ma gorge et je pus \u00e0 nouveau respirer.<\/p>\n

Alors commen\u00e7a une lutte d\u2019une intensit\u00e9 inou\u00efe. Plong\u00e9 dans une obscurit\u00e9 absolue, ignorant tout de la nature de mon assaillant, je sentais ma prise glisser sans cesse, comme si sa peau \u00e9tait nue et lisse. Je re\u00e7us des morsures aigu\u00ebs \u00e0 l\u2019\u00e9paule, au cou et \u00e0 la poitrine. Il me fallut prot\u00e9ger ma gorge contre ces mains agiles et puissantes que je n\u2019arrivais pas \u00e0 immobiliser. La combinaison de ces facteurs exigeait toute ma force, toute ma ruse, toute mon endurance.<\/p>\n

\u00c0 force d\u2019efforts presque surhumains, je parvins enfin \u00e0 le renverser. Genou sur ce qui semblait \u00eatre sa poitrine, je sus que j\u2019avais l\u2019avantage. Je repris mon souffle. Je l\u2019entendais haleter dans le noir, sentais les battements pr\u00e9cipit\u00e9s de son c\u0153ur. \u00c9puis\u00e9, il l\u2019\u00e9tait autant que moi — un maigre r\u00e9confort.<\/p>\n

Je me rappelai alors que je gardais toujours sous mon oreiller un grand mouchoir de soie jaune pour la nuit. Je le trouvai \u00e0 t\u00e2tons et parvins, tant bien que mal, \u00e0 lui entraver les bras. Je me sentais enfin relativement en s\u00e9curit\u00e9. Restait \u00e0 allumer le gaz pour voir la cr\u00e9ature et alerter la maison.<\/p>\n

Sans l\u00e2cher prise, je le tirai hors du lit et, pas \u00e0 pas, atteignis le bec de gaz. D\u2019une main, j\u2019ouvris brusquement le robinet. Une lumi\u00e8re vive emplit la pi\u00e8ce. Je me retournai vers mon prisonnier\u2026<\/p>\n

Et je ne vis rien.<\/p>\n

Impossible de d\u00e9crire mes sensations \u00e0 cet instant. Je crois que j\u2019ai d\u00fb pousser un cri, car moins d\u2019une minute plus tard, ma chambre \u00e9tait pleine de monde. Je fr\u00e9mis encore en pensant \u00e0 ce moment : j\u2019avais un bras enserrant fermement une forme tangible, respirante, haletante ; ma main droite serrait une gorge chaude, apparemment de chair et de sang\u2026 et pourtant, sous cette lumi\u00e8re \u00e9clatante, je ne voyais rien. Pas m\u00eame un contour. Pas l\u2019ombre d\u2019une vapeur.<\/p>\n

Je ne peux toujours pas, m\u00eame aujourd\u2019hui, reconstituer mentalement la situation. L\u2019imagination s\u2019y brise. La chose respirait ; je sentais son souffle chaud sur ma joue. Elle se d\u00e9battait avec force. Ses mains me saisissaient. Sa peau \u00e9tait lisse comme la mienne. Elle pesait de tout son poids contre moi\u2026 et pourtant elle \u00e9tait invisible.<\/p>\n

Je m\u2019\u00e9tonne de ne pas avoir perdu connaissance ou la raison sur-le-champ. Au lieu de rel\u00e2cher ma prise, une force \u00e9trange sembla m\u2019envahir, et je serrai encore plus fort, jusqu\u2019\u00e0 sentir la cr\u00e9ature frissonner de douleur.<\/p>\n

\u00c0 ce moment, Hammond entra, suivi de quelques pensionnaires. En me voyant, il se pr\u00e9cipita :\n
— Par le ciel, Harry ! Qu\u2019est-ce qui se passe ?<\/p>\n

— Hammond ! Accours ! C\u2019est\u2026 c\u2019est affreux ! J\u2019ai \u00e9t\u00e9 attaqu\u00e9 dans mon lit par\u2026 quelque chose\u2026 je le tiens\u2026 mais je ne peux pas le voir !<\/p>\n

Les autres, mass\u00e9s derri\u00e8re lui, laiss\u00e8rent \u00e9chapper des rires nerveux. Cette moquerie me rendit fou de rage. Qu\u2019on se moque d\u2019un homme dans ma situation ! Un instant, j\u2019aurais voulu les voir frapp\u00e9s de la m\u00eame terreur.<\/p>\n

— Hammond, pour l\u2019amour de Dieu, aide-moi ! Je ne pourrai pas le retenir longtemps\u2026 Il m\u2019\u00e9puise !<\/p>\n

Il s\u2019approcha, d\u2019abord sceptique. Mais lorsqu\u2019il posa la main \u00e0 l\u2019endroit que je lui indiquais, il poussa un cri d\u2019horreur. Il l\u2019avait senti.<\/p>\n

En un instant, il trouva une corde dans la chambre et, sans l\u00e2cher prise, commen\u00e7a \u00e0 ligoter le corps invisible.\n
— C\u2019est bon, Harry. Laisse-le, maintenant. Il ne peut plus bouger.<\/p>\n

Bris\u00e9 de fatigue, je rel\u00e2chai enfin mon \u00e9treinte. Hammond tenait les extr\u00e9mit\u00e9s de la corde, enroul\u00e9es autour de ses mains. Devant lui, les n\u0153uds et les boucles dessinaient un vide, comme si elles emprisonnaient un fant\u00f4me.<\/p>\n

Les spectateurs, malgr\u00e9 la peur qui se lisait sur leur visage, n\u2019os\u00e8rent pas s\u2019approcher. Certains s\u2019enfuirent. Les autres rest\u00e8rent agglutin\u00e9s pr\u00e8s de la porte, incapables de se d\u00e9cider \u00e0 avancer. Ils doutaient, mais n\u2019osaient v\u00e9rifier par eux-m\u00eames.<\/p>\n

Alors Hammond et moi, surmontant notre r\u00e9pugnance, soulev\u00e2mes ensemble la cr\u00e9ature et la d\u00e9pos\u00e2mes sur mon lit. Elle pesait \u00e0 peu pr\u00e8s comme un adolescent de quatorze ans.<\/p>\n

— Regardez bien, dis-je. Vous allez voir que c\u2019est un corps solide, quoique invisible. Observez le matelas.<\/p>\n

\u00c0 un signal, nous l\u00e2ch\u00e2mes prise. On entendit le bruit mat d\u2019un corps tombant sur le lit, les ressorts g\u00e9mirent, et un creux net se forma sur l\u2019oreiller et la couverture. Un cri collectif retentit\u2026 et ils s\u2019enfuirent tous, nous laissant seuls avec le myst\u00e8re.<\/p>\n

Nous rest\u00e2mes un moment silencieux, \u00e9coutant la respiration irr\u00e9guli\u00e8re de la cr\u00e9ature sur le lit et observant les draps qui fr\u00e9missaient sous ses efforts pour se lib\u00e9rer. Puis Hammond parla :<\/p>\n

— Harry\u2026 c\u2019est effroyable.\n
— Oui\u2026 effroyable.\n
— Mais pas inexplicable.\n
— Pas inexplicable ? Comment peux-tu dire \u00e7a ? Jamais rien de tel n\u2019est arriv\u00e9 depuis que le monde existe. Je ne sais pas quoi penser. Par Dieu, pourvu que je ne sois pas fou, que tout ceci ne soit pas un d\u00e9lire !<\/p>\n

— Raisonnons, Harry. Voil\u00e0 un corps solide, que nous touchons, mais que nous ne voyons pas. C\u2019est si inhabituel que cela nous terrifie. Mais n\u2019existe-t-il pas des parall\u00e8les ? Prenons un morceau de verre pur : il est tangible et transparent. Th\u00e9oriquement, on pourrait fabriquer un verre si homog\u00e8ne qu\u2019il ne r\u00e9fl\u00e9chirait pas un seul rayon, comme l\u2019air que nous sentons mais ne voyons pas.<\/p>\n

— D\u2019accord, mais le verre ne respire pas, l\u2019air non plus. Cette chose a un c\u0153ur qui bat, des poumons qui fonctionnent, une volont\u00e9.<\/p>\n

— Tu oublies les ph\u00e9nom\u00e8nes dont on parle aux s\u00e9ances de spiritisme : ces mains invisibles qu\u2019on sent parfois, chaudes, palpables\u2026 et pourtant qu\u2019on ne voit pas.<\/p>\n

— Tu penses donc que\u2026\n
— Je ne sais pas ce que c\u2019est, r\u00e9pondit-il gravement. Mais, par les dieux, avec ton aide, je compte bien l\u2019\u00e9tudier \u00e0 fond.<\/p>\n

Nous veill\u00e2mes toute la nuit, fumant pipe sur pipe, pr\u00e8s de ce corps invisible qui finit par s\u2019apaiser et, \u00e0 en juger par sa respiration lente et r\u00e9guli\u00e8re, s\u2019endormit.<\/p>\n

Le lendemain, toute la maison \u00e9tait en \u00e9moi. Personne, \u00e0 part nous, n\u2019osait entrer dans la chambre. Les draps bougeaient tout seuls, preuve que l\u2019\u00eatre \u00e9tait r\u00e9veill\u00e9 et se d\u00e9battait. Ce spectacle, ces signes indirects d\u2019une lutte invisible, \u00e9taient d\u2019une horreur difficile \u00e0 d\u00e9crire.<\/p>\n

Hammond et moi avions cherch\u00e9, pendant la nuit, un moyen de d\u00e9couvrir son apparence. En le palpant, nous avions constat\u00e9 que sa forme \u00e9tait humaine : une t\u00eate ronde, lisse, sans cheveux ; un nez \u00e0 peine saillant ; des mains et des pieds semblables \u00e0 ceux d\u2019un adolescent.<\/p>\n

D\u2019abord, nous songe\u00e2mes \u00e0 tracer son contour sur une surface plane, comme un cordonnier dessine un pied. Mais cela ne donnerait qu\u2019une silhouette inutile. Alors, une id\u00e9e me vint : prendre un moulage en pl\u00e2tre de Paris. On obtiendrait ainsi une reproduction exacte.<\/p>\n

Restait \u00e0 r\u00e9soudre un probl\u00e8me : il fallait qu\u2019il tienne immobile. Nous d\u00e9cid\u00e2mes de l\u2019endormir au chloroforme. Hammond fit venir le docteur X----, qui, apr\u00e8s un moment de stupeur, proc\u00e9da \u00e0 l\u2019anesth\u00e9sie. En trois minutes, la cr\u00e9ature \u00e9tait inconsciente.<\/p>\n

Nous retir\u00e2mes ses liens et, aid\u00e9s d\u2019un mouleur renomm\u00e9, recouvr\u00eemes son corps invisible d\u2019argile humide pour former le moule. Quelques heures plus tard, nous tenions enfin sa reproduction : un \u00eatre de petite taille, trapu, \u00e0 la musculature impressionnante, mais au visage d\u2019une laideur inimaginable. Une sorte de caricature humaine, qui rappelait vaguement l\u2019id\u00e9e qu\u2019on se ferait d\u2019un goule, apte \u00e0 se nourrir de chair humaine.<\/p>\n

Une fois notre curiosit\u00e9 satisfaite, et apr\u00e8s avoir li\u00e9 tous les habitants de la maison au secret, restait \u00e0 d\u00e9cider du sort de l\u2019\u00e9nigme. Il \u00e9tait impensable de la garder parmi nous, et tout aussi impensable de la rel\u00e2cher dans le monde. Pour ma part, j\u2019aurais vot\u00e9 sans h\u00e9siter pour sa destruction, mais qui accepterait d\u2019en assumer la responsabilit\u00e9 ?<\/p>\n

Jour apr\u00e8s jour, nous d\u00e9lib\u00e9r\u00e2mes. Les pensionnaires finirent par partir un \u00e0 un. Madame Moffat, d\u00e9sesp\u00e9r\u00e9e, mena\u00e7a Hammond et moi de poursuites si nous ne d\u00e9barrassions pas sa maison de « l\u2019Horreur ». Nous r\u00e9pond\u00eemes : « Nous pouvons partir, si vous voulez, mais nous n\u2019emm\u00e8nerons pas cette chose. C\u2019est chez vous qu\u2019elle est apparue. C\u2019est donc \u00e0 vous d\u2019agir. » \u00c9videmment, elle n\u2019avait pas de r\u00e9ponse. Et elle ne trouva personne — pas m\u00eame contre r\u00e9mun\u00e9ration — pr\u00eat \u00e0 approcher la cr\u00e9ature.<\/p>\n

Le plus \u00e9trange, c\u2019est que nous ignorions totalement de quoi elle se nourrissait. Nous lui pr\u00e9sent\u00e2mes toutes sortes d\u2019aliments, en vain. Jour apr\u00e8s jour, nous assistions au spectacle des draps qui se soulevaient, des respirations haletantes, et nous savions qu\u2019elle d\u00e9p\u00e9rissait.<\/p>\n

Dix jours pass\u00e8rent. Puis douze. Puis deux semaines. Elle vivait toujours, mais le battement de son c\u0153ur faiblissait, sa respiration se faisait rare. Elle mourait de faim. Cette agonie invisible me hantait. Aussi horrible qu\u2019elle f\u00fbt, il \u00e9tait insupportable de la voir — ou plut\u00f4t de ne pas la voir — souffrir ainsi.<\/p>\n

Un matin, elle \u00e9tait morte. Froide et raide, sans souffle, sans battement. Hammond et moi l\u2019enterr\u00e2mes aussit\u00f4t dans le jardin. Ce fut un enterrement \u00e9trange : un corps invisible gliss\u00e9 dans un trou humide.<\/p>\n

Quant au moulage, je l\u2019offris au docteur X----, qui le conserva dans son cabinet de curiosit\u00e9s, dixi\u00e8me rue.<\/p>\n

Aujourd\u2019hui, \u00e0 la veille d\u2019un long voyage dont je pourrais ne pas revenir, j\u2019ai consign\u00e9 par \u00e9crit ce r\u00e9cit, le plus singulier de toute mon existence.<\/p>", "content_text": "*Fitz-James O\u2019Brien (1828-1862) reste l\u2019un des \u00e9crivains les plus singuliers de la litt\u00e9rature fantastique am\u00e9ricaine du XIX\u1d49 si\u00e8cle. N\u00e9 en Irlande, il \u00e9migre \u00e0 New York dans les ann\u00e9es 1850 et se fait remarquer par ses nouvelles m\u00ealant imagination scientifique et atmosph\u00e8re surnaturelle, publi\u00e9es dans les revues litt\u00e9raires de l\u2019\u00e9poque (Harper\u2019s Monthly, Atlantic Monthly). Pr\u00e9curseur de la science-fiction et du fantastique modernes, il explore des th\u00e8mes comme l\u2019invisibilit\u00e9, les automates ou les exp\u00e9riences \u00e9tranges, souvent avec une pr\u00e9cision quasi scientifique. Mort jeune, \u00e0 trente-quatre ans, des suites d\u2019une blessure re\u00e7ue pendant la guerre de S\u00e9cession, il laisse une \u0153uvre br\u00e8ve mais influente. Sa nouvelle What Was It? A Mystery (Qu\u2019\u00e9tait-ce ? Un myst\u00e8re), publi\u00e9e en 1859, est consid\u00e9r\u00e9e comme l\u2019un des tout premiers r\u00e9cits mettant en sc\u00e8ne une cr\u00e9ature invisible \u2014 bien avant H.G. Wells.* Pour une version plus *contemporaine\" c'est [ici](https:\/\/ledibbouk.net\/qu-etait-ce-un-mystere-2.html) --- ## Qu\u2019\u00e9tait-ce ? Un myst\u00e8re J\u2019avoue qu\u2019avec une certaine appr\u00e9hension, je me d\u00e9cide \u00e0 relater l\u2019histoire \u00e9trange qui suit. Les faits que je vais exposer sont si extraordinaires, si in\u00e9dits, que je m\u2019attends d\u2019avance \u00e0 susciter incr\u00e9dulit\u00e9 et moqueries. J\u2019accepte tout cela sans broncher. J\u2019ose esp\u00e9rer avoir le courage litt\u00e9raire d\u2019affronter l\u2019incr\u00e9dulit\u00e9. Apr\u00e8s m\u00fbre r\u00e9flexion, j\u2019ai r\u00e9solu de raconter, aussi simplement et directement que possible, quelques \u00e9v\u00e9nements survenus sous mes yeux au mois de juillet dernier, et qui, dans les annales des myst\u00e8res de la science physique, n\u2019ont absolument aucun \u00e9quivalent. J\u2019habite au num\u00e9ro \u2014\u2014 de la Vingt-Sixi\u00e8me Rue, dans cette ville. La maison, \u00e0 bien des \u00e9gards, est singuli\u00e8re. Depuis deux ans, elle tra\u00eene la r\u00e9putation d\u2019\u00eatre hant\u00e9e. C\u2019est une grande et belle demeure, autrefois entour\u00e9e d\u2019un jardin, aujourd\u2019hui r\u00e9duit \u00e0 un simple enclos herbeux servant \u00e0 faire s\u00e9cher du linge. La vasque ass\u00e9ch\u00e9e d\u2019une ancienne fontaine, et quelques arbres fruitiers effiloch\u00e9s, non taill\u00e9s, t\u00e9moignent qu\u2019il fut jadis un agr\u00e9able refuge ombrag\u00e9, parfum\u00e9 de fleurs et anim\u00e9 du doux murmure de l\u2019eau. L\u2019int\u00e9rieur est spacieux : un vaste hall ouvre sur un grand escalier en spirale s\u2019\u00e9levant en son centre, et les diff\u00e9rentes pi\u00e8ces sont d\u2019une ampleur imposante. Elle fut construite il y a une quinzaine ou une vingtaine d\u2019ann\u00e9es par M. A\u2014\u2014, un marchand new-yorkais bien connu, qui, il y a cinq ans, jeta le monde des affaires dans la stupeur par une fraude bancaire retentissante. M. A\u2014\u2014, comme chacun le sait, s\u2019enfuit en Europe, o\u00f9 il mourut peu apr\u00e8s, le c\u0153ur bris\u00e9. Presque aussit\u00f4t la nouvelle de sa mort confirm\u00e9e, le bruit courut dans la Vingt-Sixi\u00e8me Rue que le num\u00e9ro \u2014\u2014 \u00e9tait hant\u00e9. Des proc\u00e9dures l\u00e9gales avaient d\u00e9poss\u00e9d\u00e9 la veuve du propri\u00e9taire, et la maison n\u2019\u00e9tait plus occup\u00e9e que par un gardien et sa femme, plac\u00e9s l\u00e0 par l\u2019agent immobilier qui en avait la charge pour la louer ou la vendre. Ces derniers affirm\u00e8rent \u00eatre tourment\u00e9s par des bruits surnaturels. Des portes s\u2019ouvraient sans qu\u2019on puisse en voir l\u2019auteur. Le maigre mobilier rest\u00e9 \u00e9pars dans les pi\u00e8ces se retrouvait, au matin, empil\u00e9 les uns sur les autres par des mains invisibles. On entendait, m\u00eame en plein jour, des pas descendre et monter l\u2019escalier, accompagn\u00e9s du froissement de robes de soie inexistantes et du glissement de doigts impalpables le long de la rampe. Le couple assura qu\u2019il ne resterait pas une semaine de plus. L\u2019agent immobilier se moqua d\u2019eux, les cong\u00e9dia et pla\u00e7a d\u2019autres locataires \u00e0 leur place. Les ph\u00e9nom\u00e8nes se r\u00e9p\u00e9t\u00e8rent. Le quartier reprit l\u2019histoire \u00e0 son compte, et la maison resta inoccup\u00e9e trois ans durant. Plusieurs personnes se montr\u00e8rent int\u00e9ress\u00e9es pour l\u2019acqu\u00e9rir ; mais toujours, avant que la transaction ne soit conclue, elles entendaient ces rumeurs inqui\u00e9tantes et se retiraient. C\u2019est dans cet \u00e9tat de choses que ma logeuse \u2014 qui tenait alors une pension dans Bleecker Street et souhaitait s\u2019installer plus au nord \u2014 eut l\u2019id\u00e9e audacieuse de louer le num\u00e9ro \u2014\u2014 de la Vingt-Sixi\u00e8me Rue. Elle avait sous son toit une client\u00e8le plut\u00f4t hardie et philosophique, et nous exposa franchement tout ce qu\u2019elle avait entendu sur le caract\u00e8re \u201chant\u00e9\u201d de la maison o\u00f9 elle voulait nous emmener. \u00c0 l\u2019exception de deux pensionnaires timor\u00e9s \u2014 un capitaine de marine et un Californien fra\u00eechement revenu \u2014 qui annonc\u00e8rent aussit\u00f4t leur d\u00e9part, tous les h\u00f4tes de Mme Moffat d\u00e9clar\u00e8rent qu\u2019ils l\u2019accompagneraient dans cette incursion chevaleresque au royaume des esprits. Notre d\u00e9m\u00e9nagement eut lieu au mois de mai, et nous f\u00fbmes tous enchant\u00e9s de notre nouvelle demeure. La portion de la Vingt-Sixi\u00e8me Rue o\u00f9 elle se trouve \u2014 entre la Septi\u00e8me et la Huiti\u00e8me Avenue \u2014 est l\u2019un des quartiers les plus agr\u00e9ables de New York. Les jardins \u00e0 l\u2019arri\u00e8re des maisons, qui descendent presque jusqu\u2019\u00e0 l\u2019Hudson, forment, l\u2019\u00e9t\u00e9, une v\u00e9ritable all\u00e9e de verdure. L\u2019air y est pur et vivifiant, venant droit des hauteurs de Weehawken. M\u00eame le jardin mal entretenu qui bordait notre maison sur deux c\u00f4t\u00e9s, bien qu\u2019un peu encombr\u00e9 de cordes \u00e0 linge les jours de lessive, nous offrait un carr\u00e9 d\u2019herbe \u00e0 contempler et un coin frais, le soir, o\u00f9 nous fumions nos cigares dans le cr\u00e9puscule, en regardant les lucioles allumer et \u00e9teindre leurs lanternes dans l\u2019herbe haute. \u00c0 peine install\u00e9s au num\u00e9ro \u2014\u2014 que nous guettions d\u00e9j\u00e0 les fant\u00f4mes. Nous attendions leur apparition avec une impatience presque enfantine. \u00c0 table, les conversations tournaient invariablement au surnaturel. L\u2019un des pensionnaires, qui avait eu l\u2019imprudence d\u2019acheter La face cach\u00e9e de la nature de Mrs. Crowe pour sa lecture personnelle, devint l\u2019ennemi public : on lui reprochait de ne pas en avoir achet\u00e9 vingt exemplaires. Sa vie fut un enfer : s\u2019il posait le livre un instant et quittait la pi\u00e8ce, il se retrouvait aussit\u00f4t subtilis\u00e9 et lu \u00e0 voix basse, en comit\u00e9 restreint, dans un coin. Pour ma part, je devins rapidement un personnage important, car il avait filtr\u00e9 que j\u2019\u00e9tais assez vers\u00e9 dans l\u2019histoire du surnaturel et que j\u2019avais autrefois publi\u00e9, dans Harper\u2019s Monthly, une nouvelle intitul\u00e9e Le Pot de tulipes, dont le point de d\u00e9part \u00e9tait un fant\u00f4me. Si une table craquait ou si un panneau de lambris se d\u00e9formait alors que nous \u00e9tions r\u00e9unis dans le grand salon, le silence se faisait aussit\u00f4t, et chacun se pr\u00e9parait \u00e0 entendre le cliquetis des cha\u00eenes ou \u00e0 voir surgir une silhouette spectrale. Apr\u00e8s un mois de cette excitation psychologique, il fallut bien reconna\u00eetre, non sans d\u00e9pit, que rien, absolument rien, d\u2019approchant le surnaturel ne s\u2019\u00e9tait manifest\u00e9. Seul le majordome noir assura qu\u2019une bougie s\u2019\u00e9tait \u00e9teinte toute seule pendant qu\u2019il se d\u00e9shabillait pour la nuit. Mais comme il m\u2019\u00e9tait d\u00e9j\u00e0 arriv\u00e9 de le surprendre dans un \u00e9tat o\u00f9 une bougie lui apparaissait en double, je supposai que, s\u2019il avait pouss\u00e9 ses libations un peu plus loin, il avait pu inverser le ph\u00e9nom\u00e8ne et ne plus en voir du tout l\u00e0 o\u00f9 il y en avait une. Les choses en \u00e9taient l\u00e0 lorsqu\u2019un \u00e9v\u00e9nement survint, si terrible et inexplicable que ma raison vacille encore au souvenir de cette nuit. C\u2019\u00e9tait le 10 juillet. Apr\u00e8s le d\u00eener, je me rendis avec mon ami, le docteur Hammond, dans le jardin pour fumer notre pipe du soir. Nous \u00e9tions d\u2019humeur \u00e9trangement philosophique. Allumant nos larges fourneaux d'\u00e9cume de mer , bourr\u00e9es d\u2019un fin tabac turc, nous nous m\u00eemes \u00e0 marcher de long en large en discutant. Une \u00e9trange force semblait d\u00e9tourner notre conversation de toute l\u00e9g\u00e8ret\u00e9. Impossible de rester sur les sujets lumineux o\u00f9 nous voulions l\u2019amener. In\u00e9vitablement, nos pens\u00e9es glissaient vers des rives sombres et d\u00e9sertes, o\u00f9 flottait une p\u00e9nombre oppressante. Nous avions beau \u00e9voquer, comme \u00e0 notre habitude, les bazars \u00e9clatants de l\u2019Orient, la splendeur du r\u00e8gne de Haroun, les harems et les palais dor\u00e9s, des ifrits noirs, tels celui que le p\u00eacheur lib\u00e9ra de sa jarre de cuivre, se dressaient sans cesse dans nos propos, grandissaient jusqu\u2019\u00e0 occulter toute clart\u00e9. Peu \u00e0 peu, nous c\u00e9d\u00e2mes \u00e0 cette influence obscure et nous nous laiss\u00e2mes aller \u00e0 des sp\u00e9culations lugubres. Nous parl\u00e2mes de la tendance humaine au mysticisme et de l\u2019attrait presque universel pour le Terrible, quand Hammond me demanda soudain : \u2014 Selon toi, quel est l\u2019\u00e9l\u00e9ment le plus effrayant qui soit ? La question me prit au d\u00e9pourvu. Certes, beaucoup de choses sont effrayantes : tr\u00e9bucher sur un cadavre dans le noir ; voir, comme il m\u2019est arriv\u00e9, une femme emport\u00e9e par un fleuve rapide, les bras tendus, le visage d\u00e9form\u00e9 d\u2019horreur, criant jusqu\u2019\u00e0 se briser la voix, pendant que, fig\u00e9s derri\u00e8re la vitre d\u2019une fen\u00eatre surplombant de vingt m\u00e8tres la rivi\u00e8re, nous la regardions sombrer sans pouvoir lever le moindre geste\u2026 Ou encore croiser, en mer, l\u2019\u00e9pave d\u2019un navire sans \u00e2me qui vive, flottant comme au hasard : l\u2019ampleur du drame qu\u2019elle sugg\u00e8re, voil\u00e9e par l\u2019absence de t\u00e9moins, glace le sang. Mais je compris pour la premi\u00e8re fois qu\u2019il devait exister une incarnation supr\u00eame de la peur, un \u201croi des terreurs\u201d auquel toutes les autres se soumettent. Quel pouvait-il \u00eatre ? De quelles circonstances na\u00eetrait-il ? \u2014 Je n\u2019y ai jamais r\u00e9fl\u00e9chi, r\u00e9pondis-je. Qu\u2019il existe une chose plus terrifiante que toutes les autres, je le crois. Mais impossible d\u2019en donner ne serait-ce qu\u2019une esquisse. \u2014 Je suis un peu comme toi, Harry, dit Hammond. Je sens que je pourrais \u00e9prouver une frayeur encore jamais con\u00e7ue par l\u2019esprit humain\u2026 quelque chose qui m\u00ealerait, dans une union monstrueuse, des \u00e9l\u00e9ments qu\u2019on croyait incompatibles. Les voix dans Wieland de Charles Brockden Brown sont terribles ; l\u2019apparition du \u201cGardien du Seuil\u201d dans Zanoni de Bulwer-Lytton l\u2019est tout autant\u2026 mais il y a pire encore. \u2014 \u00c9coute, Hammond, \u00e9pargnons-nous ce genre de propos, veux-tu ? \u2014 Je ne sais pas ce que j\u2019ai ce soir, r\u00e9pondit-il, mais mon esprit ne cesse d\u2019aller vers des visions \u00e9tranges et effrayantes. Je crois que je pourrais \u00e9crire une histoire \u00e0 la mani\u00e8re de Hoffmann, si seulement je ma\u00eetrisais assez bien le style. \u2014 Dans ce cas, repris-je, je te souhaite bonne nuit. Il fait une chaleur \u00e9touffante. \u2014 Bonne nuit, Harry. Que tes r\u00eaves soient agr\u00e9ables. \u2014 \u00c0 toi aussi, sinistre compagnon\u2026 afrits, goules et enchanteurs compris. Nous nous s\u00e9par\u00e2mes et chacun gagna sa chambre. Je me d\u00e9shabillai rapidement et me glissai dans mon lit, emportant, comme \u00e0 mon habitude, un livre que je lisais jusqu\u2019\u00e0 sombrer dans le sommeil. \u00c0 peine avais-je pos\u00e9 la t\u00eate sur l\u2019oreiller que j\u2019ouvris l\u2019ouvrage\u2026 pour le lancer aussit\u00f4t \u00e0 l\u2019autre bout de la chambre. C\u2019\u00e9tait l\u2019Histoire des monstres de Goudon, un curieux volume fran\u00e7ais que j\u2019avais r\u00e9cemment rapport\u00e9 de Paris. Dans l\u2019\u00e9tat d\u2019esprit o\u00f9 je me trouvais, c\u2019\u00e9tait tout sauf une lecture apaisante. Je r\u00e9solus donc de dormir imm\u00e9diatement. J\u2019abaissai le bec de gaz jusqu\u2019\u00e0 ce qu\u2019il ne reste plus qu\u2019un minuscule point bleu \u00e0 son sommet, et je me mis en qu\u00eate du repos. La chambre \u00e9tait dans une obscurit\u00e9 totale ; cette lueur r\u00e9siduelle n\u2019\u00e9clairait pas \u00e0 plus de trois centim\u00e8tres autour du br\u00fbleur. Je passai mon bras sur mes yeux, comme pour me prot\u00e9ger m\u00eame de cette t\u00e9n\u00e8bre, et tentai de ne penser \u00e0 rien. En vain. Les th\u00e8mes qu\u2019Hammond et moi avions effleur\u00e9s au jardin revenaient sans cesse. J\u2019essayai de dresser des murailles mentales pour les \u00e9carter, mais ils se faufilaient malgr\u00e9 tout. Je restai immobile comme un cadavre, pensant que l\u2019inaction physique h\u00e2terait le repos de l\u2019esprit\u2026 C\u2019est alors qu\u2019un incident effroyable survint. Quelque chose tomba, apparemment du plafond, droit sur ma poitrine. L\u2019instant d\u2019apr\u00e8s, deux mains osseuses m\u2019encercl\u00e8rent la gorge et serr\u00e8rent pour m\u2019\u00e9trangler. Je ne suis pas un l\u00e2che et je poss\u00e8de une certaine force physique. L\u2019attaque, loin de me paralyser, me mit les nerfs en tension maximale. Mon corps r\u00e9agit avant que mon esprit n\u2019ait le temps de mesurer l\u2019horreur de la situation : j\u2019enroulai mes bras autour de la cr\u00e9ature et la pressai contre ma poitrine de toutes mes forces. En quelques secondes, les mains l\u00e2ch\u00e8rent ma gorge et je pus \u00e0 nouveau respirer. Alors commen\u00e7a une lutte d\u2019une intensit\u00e9 inou\u00efe. Plong\u00e9 dans une obscurit\u00e9 absolue, ignorant tout de la nature de mon assaillant, je sentais ma prise glisser sans cesse, comme si sa peau \u00e9tait nue et lisse. Je re\u00e7us des morsures aigu\u00ebs \u00e0 l\u2019\u00e9paule, au cou et \u00e0 la poitrine. Il me fallut prot\u00e9ger ma gorge contre ces mains agiles et puissantes que je n\u2019arrivais pas \u00e0 immobiliser. La combinaison de ces facteurs exigeait toute ma force, toute ma ruse, toute mon endurance. \u00c0 force d\u2019efforts presque surhumains, je parvins enfin \u00e0 le renverser. Genou sur ce qui semblait \u00eatre sa poitrine, je sus que j\u2019avais l\u2019avantage. Je repris mon souffle. Je l\u2019entendais haleter dans le noir, sentais les battements pr\u00e9cipit\u00e9s de son c\u0153ur. \u00c9puis\u00e9, il l\u2019\u00e9tait autant que moi \u2014 un maigre r\u00e9confort. Je me rappelai alors que je gardais toujours sous mon oreiller un grand mouchoir de soie jaune pour la nuit. Je le trouvai \u00e0 t\u00e2tons et parvins, tant bien que mal, \u00e0 lui entraver les bras. Je me sentais enfin relativement en s\u00e9curit\u00e9. Restait \u00e0 allumer le gaz pour voir la cr\u00e9ature et alerter la maison. Sans l\u00e2cher prise, je le tirai hors du lit et, pas \u00e0 pas, atteignis le bec de gaz. D\u2019une main, j\u2019ouvris brusquement le robinet. Une lumi\u00e8re vive emplit la pi\u00e8ce. Je me retournai vers mon prisonnier\u2026 Et je ne vis rien. Impossible de d\u00e9crire mes sensations \u00e0 cet instant. Je crois que j\u2019ai d\u00fb pousser un cri, car moins d\u2019une minute plus tard, ma chambre \u00e9tait pleine de monde. Je fr\u00e9mis encore en pensant \u00e0 ce moment : j\u2019avais un bras enserrant fermement une forme tangible, respirante, haletante ; ma main droite serrait une gorge chaude, apparemment de chair et de sang\u2026 et pourtant, sous cette lumi\u00e8re \u00e9clatante, je ne voyais rien. Pas m\u00eame un contour. Pas l\u2019ombre d\u2019une vapeur. Je ne peux toujours pas, m\u00eame aujourd\u2019hui, reconstituer mentalement la situation. L\u2019imagination s\u2019y brise. La chose respirait ; je sentais son souffle chaud sur ma joue. Elle se d\u00e9battait avec force. Ses mains me saisissaient. Sa peau \u00e9tait lisse comme la mienne. Elle pesait de tout son poids contre moi\u2026 et pourtant elle \u00e9tait invisible. Je m\u2019\u00e9tonne de ne pas avoir perdu connaissance ou la raison sur-le-champ. Au lieu de rel\u00e2cher ma prise, une force \u00e9trange sembla m\u2019envahir, et je serrai encore plus fort, jusqu\u2019\u00e0 sentir la cr\u00e9ature frissonner de douleur. \u00c0 ce moment, Hammond entra, suivi de quelques pensionnaires. En me voyant, il se pr\u00e9cipita : \u2014 Par le ciel, Harry ! Qu\u2019est-ce qui se passe ? \u2014 Hammond ! Accours ! C\u2019est\u2026 c\u2019est affreux ! J\u2019ai \u00e9t\u00e9 attaqu\u00e9 dans mon lit par\u2026 quelque chose\u2026 je le tiens\u2026 mais je ne peux pas le voir ! Les autres, mass\u00e9s derri\u00e8re lui, laiss\u00e8rent \u00e9chapper des rires nerveux. Cette moquerie me rendit fou de rage. Qu\u2019on se moque d\u2019un homme dans ma situation ! Un instant, j\u2019aurais voulu les voir frapp\u00e9s de la m\u00eame terreur. \u2014 Hammond, pour l\u2019amour de Dieu, aide-moi ! Je ne pourrai pas le retenir longtemps\u2026 Il m\u2019\u00e9puise ! Il s\u2019approcha, d\u2019abord sceptique. Mais lorsqu\u2019il posa la main \u00e0 l\u2019endroit que je lui indiquais, il poussa un cri d\u2019horreur. Il l\u2019avait senti. En un instant, il trouva une corde dans la chambre et, sans l\u00e2cher prise, commen\u00e7a \u00e0 ligoter le corps invisible. \u2014 C\u2019est bon, Harry. Laisse-le, maintenant. Il ne peut plus bouger. Bris\u00e9 de fatigue, je rel\u00e2chai enfin mon \u00e9treinte. Hammond tenait les extr\u00e9mit\u00e9s de la corde, enroul\u00e9es autour de ses mains. Devant lui, les n\u0153uds et les boucles dessinaient un vide, comme si elles emprisonnaient un fant\u00f4me. Les spectateurs, malgr\u00e9 la peur qui se lisait sur leur visage, n\u2019os\u00e8rent pas s\u2019approcher. Certains s\u2019enfuirent. Les autres rest\u00e8rent agglutin\u00e9s pr\u00e8s de la porte, incapables de se d\u00e9cider \u00e0 avancer. Ils doutaient, mais n\u2019osaient v\u00e9rifier par eux-m\u00eames. Alors Hammond et moi, surmontant notre r\u00e9pugnance, soulev\u00e2mes ensemble la cr\u00e9ature et la d\u00e9pos\u00e2mes sur mon lit. Elle pesait \u00e0 peu pr\u00e8s comme un adolescent de quatorze ans. \u2014 Regardez bien, dis-je. Vous allez voir que c\u2019est un corps solide, quoique invisible. Observez le matelas. \u00c0 un signal, nous l\u00e2ch\u00e2mes prise. On entendit le bruit mat d\u2019un corps tombant sur le lit, les ressorts g\u00e9mirent, et un creux net se forma sur l\u2019oreiller et la couverture. Un cri collectif retentit\u2026 et ils s\u2019enfuirent tous, nous laissant seuls avec le myst\u00e8re. Nous rest\u00e2mes un moment silencieux, \u00e9coutant la respiration irr\u00e9guli\u00e8re de la cr\u00e9ature sur le lit et observant les draps qui fr\u00e9missaient sous ses efforts pour se lib\u00e9rer. Puis Hammond parla : \u2014 Harry\u2026 c\u2019est effroyable. \u2014 Oui\u2026 effroyable. \u2014 Mais pas inexplicable. \u2014 Pas inexplicable ? Comment peux-tu dire \u00e7a ? Jamais rien de tel n\u2019est arriv\u00e9 depuis que le monde existe. Je ne sais pas quoi penser. Par Dieu, pourvu que je ne sois pas fou, que tout ceci ne soit pas un d\u00e9lire ! \u2014 Raisonnons, Harry. Voil\u00e0 un corps solide, que nous touchons, mais que nous ne voyons pas. C\u2019est si inhabituel que cela nous terrifie. Mais n\u2019existe-t-il pas des parall\u00e8les ? Prenons un morceau de verre pur : il est tangible et transparent. Th\u00e9oriquement, on pourrait fabriquer un verre si homog\u00e8ne qu\u2019il ne r\u00e9fl\u00e9chirait pas un seul rayon, comme l\u2019air que nous sentons mais ne voyons pas. \u2014 D\u2019accord, mais le verre ne respire pas, l\u2019air non plus. Cette chose a un c\u0153ur qui bat, des poumons qui fonctionnent, une volont\u00e9. \u2014 Tu oublies les ph\u00e9nom\u00e8nes dont on parle aux s\u00e9ances de spiritisme : ces mains invisibles qu\u2019on sent parfois, chaudes, palpables\u2026 et pourtant qu\u2019on ne voit pas. \u2014 Tu penses donc que\u2026 \u2014 Je ne sais pas ce que c\u2019est, r\u00e9pondit-il gravement. Mais, par les dieux, avec ton aide, je compte bien l\u2019\u00e9tudier \u00e0 fond. Nous veill\u00e2mes toute la nuit, fumant pipe sur pipe, pr\u00e8s de ce corps invisible qui finit par s\u2019apaiser et, \u00e0 en juger par sa respiration lente et r\u00e9guli\u00e8re, s\u2019endormit. Le lendemain, toute la maison \u00e9tait en \u00e9moi. Personne, \u00e0 part nous, n\u2019osait entrer dans la chambre. Les draps bougeaient tout seuls, preuve que l\u2019\u00eatre \u00e9tait r\u00e9veill\u00e9 et se d\u00e9battait. Ce spectacle, ces signes indirects d\u2019une lutte invisible, \u00e9taient d\u2019une horreur difficile \u00e0 d\u00e9crire. Hammond et moi avions cherch\u00e9, pendant la nuit, un moyen de d\u00e9couvrir son apparence. En le palpant, nous avions constat\u00e9 que sa forme \u00e9tait humaine : une t\u00eate ronde, lisse, sans cheveux ; un nez \u00e0 peine saillant ; des mains et des pieds semblables \u00e0 ceux d\u2019un adolescent. D\u2019abord, nous songe\u00e2mes \u00e0 tracer son contour sur une surface plane, comme un cordonnier dessine un pied. Mais cela ne donnerait qu\u2019une silhouette inutile. Alors, une id\u00e9e me vint : prendre un moulage en pl\u00e2tre de Paris. On obtiendrait ainsi une reproduction exacte. Restait \u00e0 r\u00e9soudre un probl\u00e8me : il fallait qu\u2019il tienne immobile. Nous d\u00e9cid\u00e2mes de l\u2019endormir au chloroforme. Hammond fit venir le docteur X\u2014\u2014, qui, apr\u00e8s un moment de stupeur, proc\u00e9da \u00e0 l\u2019anesth\u00e9sie. En trois minutes, la cr\u00e9ature \u00e9tait inconsciente. Nous retir\u00e2mes ses liens et, aid\u00e9s d\u2019un mouleur renomm\u00e9, recouvr\u00eemes son corps invisible d\u2019argile humide pour former le moule. Quelques heures plus tard, nous tenions enfin sa reproduction : un \u00eatre de petite taille, trapu, \u00e0 la musculature impressionnante, mais au visage d\u2019une laideur inimaginable. Une sorte de caricature humaine, qui rappelait vaguement l\u2019id\u00e9e qu\u2019on se ferait d\u2019un goule, apte \u00e0 se nourrir de chair humaine. Une fois notre curiosit\u00e9 satisfaite, et apr\u00e8s avoir li\u00e9 tous les habitants de la maison au secret, restait \u00e0 d\u00e9cider du sort de l\u2019\u00e9nigme. Il \u00e9tait impensable de la garder parmi nous, et tout aussi impensable de la rel\u00e2cher dans le monde. Pour ma part, j\u2019aurais vot\u00e9 sans h\u00e9siter pour sa destruction, mais qui accepterait d\u2019en assumer la responsabilit\u00e9 ? Jour apr\u00e8s jour, nous d\u00e9lib\u00e9r\u00e2mes. Les pensionnaires finirent par partir un \u00e0 un. Madame Moffat, d\u00e9sesp\u00e9r\u00e9e, mena\u00e7a Hammond et moi de poursuites si nous ne d\u00e9barrassions pas sa maison de \u00ab l\u2019Horreur \u00bb. Nous r\u00e9pond\u00eemes : \u00ab Nous pouvons partir, si vous voulez, mais nous n\u2019emm\u00e8nerons pas cette chose. C\u2019est chez vous qu\u2019elle est apparue. C\u2019est donc \u00e0 vous d\u2019agir. \u00bb \u00c9videmment, elle n\u2019avait pas de r\u00e9ponse. Et elle ne trouva personne \u2014 pas m\u00eame contre r\u00e9mun\u00e9ration \u2014 pr\u00eat \u00e0 approcher la cr\u00e9ature. Le plus \u00e9trange, c\u2019est que nous ignorions totalement de quoi elle se nourrissait. Nous lui pr\u00e9sent\u00e2mes toutes sortes d\u2019aliments, en vain. Jour apr\u00e8s jour, nous assistions au spectacle des draps qui se soulevaient, des respirations haletantes, et nous savions qu\u2019elle d\u00e9p\u00e9rissait. Dix jours pass\u00e8rent. Puis douze. Puis deux semaines. Elle vivait toujours, mais le battement de son c\u0153ur faiblissait, sa respiration se faisait rare. Elle mourait de faim. Cette agonie invisible me hantait. Aussi horrible qu\u2019elle f\u00fbt, il \u00e9tait insupportable de la voir \u2014 ou plut\u00f4t de ne pas la voir \u2014 souffrir ainsi. Un matin, elle \u00e9tait morte. Froide et raide, sans souffle, sans battement. Hammond et moi l\u2019enterr\u00e2mes aussit\u00f4t dans le jardin. Ce fut un enterrement \u00e9trange : un corps invisible gliss\u00e9 dans un trou humide. Quant au moulage, je l\u2019offris au docteur X\u2014\u2014, qui le conserva dans son cabinet de curiosit\u00e9s, dixi\u00e8me rue. Aujourd\u2019hui, \u00e0 la veille d\u2019un long voyage dont je pourrais ne pas revenir, j\u2019ai consign\u00e9 par \u00e9crit ce r\u00e9cit, le plus singulier de toute mon existence. 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Ambrose Bierce (1842 \u2013 disparu vers 1914) fut journaliste, nouvelliste et auteur du Dictionnaire du diable. Ma\u00eetre des nouvelles br\u00e8ves et ac\u00e9r\u00e9es, il aimait jouer avec l\u2019ironie, le macabre et l\u2019\u00e9trange. Lovecraft le cite dans Supernatural Horror in Literature comme l\u2019une de ses influences directes.\nDans cette micro-nouvelle, tout repose sur un retournement sec, presque clinique, qui laisse au lecteur la t\u00e2che de combler le vide. L\u2019\u00e9trange surgit dans le banal, et dispara\u00eet aussi vite qu\u2019il est apparu.<\/em><\/p>\n


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Traduction litt\u00e9rale<\/strong><\/p>\n

Un accueil glacial<\/h2>\n

Ceci est une histoire racont\u00e9e par feu Benson Foley de San Francisco :\n« \u00c0 l\u2019\u00e9t\u00e9 1881, je fis la connaissance d\u2019un homme nomm\u00e9 James H. Conway, r\u00e9sident de Franklin, Tennessee. Il \u00e9tait en visite \u00e0 San Francisco pour sa sant\u00e9 — pauvre homme abus\u00e9 — et m\u2019apporta une lettre de recommandation de la part de M. Lawrence Barting. J\u2019avais connu Barting comme capitaine dans l\u2019arm\u00e9e f\u00e9d\u00e9rale pendant la guerre de S\u00e9cession. \u00c0 sa fin, il s\u2019\u00e9tait install\u00e9 \u00e0 Franklin et, avec le temps, devint, j\u2019avais des raisons de le penser, assez en vue comme avocat. Barting m\u2019avait toujours sembl\u00e9 un homme honorable et v\u00e9ridique, et l\u2019amiti\u00e9 chaleureuse qu\u2019il exprimait dans sa lettre pour M. Conway \u00e9tait, pour moi, une preuve suffisante que ce dernier \u00e9tait en tous points digne de ma confiance et de mon estime.\nUn jour, au d\u00eener, Conway me raconta qu\u2019il avait \u00e9t\u00e9 solennellement convenu entre lui et Barting que celui qui mourrait le premier devait, si possible, communiquer avec l\u2019autre depuis l\u2019au-del\u00e0 d\u2019une mani\u00e8re incontestable — la fa\u00e7on pr\u00e9cise, ils l\u2019avaient laiss\u00e9e (sagement, me sembla-t-il) \u00e0 la d\u00e9cision du d\u00e9funt, selon les opportunit\u00e9s que ses circonstances modifi\u00e9es pourraient pr\u00e9senter.<\/p>\n

Quelques semaines apr\u00e8s la conversation au cours de laquelle M. Conway avait parl\u00e9 de cet accord, je le rencontrai un jour descendant lentement Montgomery Street, apparemment, \u00e0 en juger par son air absorb\u00e9, en profonde r\u00e9flexion. Il me salua froidement, simplement d\u2019un mouvement de t\u00eate, et passa son chemin, me laissant debout sur le trottoir, la main \u00e0 demi tendue, surpris et, naturellement, quelque peu froiss\u00e9.\nLe lendemain, je le rencontrai de nouveau dans le hall de l\u2019h\u00f4tel Palace, et, le voyant sur le point de r\u00e9p\u00e9ter la d\u00e9sagr\u00e9able sc\u00e8ne de la veille, je l\u2019interceptai dans une entr\u00e9e, avec une salutation amicale, et lui demandai franchement une explication sur son changement d\u2019attitude. Il h\u00e9sita un moment ; puis, me regardant franchement dans les yeux, dit :\n-- Je ne pense pas, M. Foley, que j\u2019aie encore un droit \u00e0 votre amiti\u00e9, puisque M. Barting semble avoir retir\u00e9 la sienne \u00e0 mon \u00e9gard — pour quelle raison, je proteste que je n\u2019en sais rien. S\u2019il ne vous en a pas d\u00e9j\u00e0 inform\u00e9, il le fera probablement.\n-- Mais, r\u00e9pondis-je, je n\u2019ai pas eu de nouvelles de M. Barting.\n-- Des nouvelles de lui ! r\u00e9p\u00e9ta-t-il, avec une apparente surprise. Mais il est ici. Je l\u2019ai rencontr\u00e9 hier, dix minutes avant de vous croiser. Je vous ai salu\u00e9 exactement de la m\u00eame mani\u00e8re qu\u2019il m\u2019a salu\u00e9. Je l\u2019ai revu encore il y a moins d\u2019un quart d\u2019heure, et son attitude fut pr\u00e9cis\u00e9ment la m\u00eame : il s\u2019est content\u00e9 d\u2019incliner la t\u00eate et de passer son chemin. Je n\u2019oublierai pas de sit\u00f4t votre civilit\u00e9 envers moi. Bonjour, ou — comme il vous plaira — adieu.<\/p>\n

Tout cela me sembla d\u2019une consid\u00e9ration et d\u2019une d\u00e9licatesse singuli\u00e8res de la part de M. Conway.<\/p>\n

Comme les situations dramatiques et les effets litt\u00e9raires sont \u00e9trangers \u00e0 mon propos, je vais expliquer tout de suite que M. Barting \u00e9tait mort. Il \u00e9tait d\u00e9c\u00e9d\u00e9 \u00e0 Nashville quatre jours avant cette conversation. Allant voir M. Conway, je l\u2019informai de la mort de notre ami, lui montrant les lettres qui l\u2019annon\u00e7aient. Il en fut visiblement \u00e9mu, d\u2019une fa\u00e7on qui m\u2019emp\u00eacha de douter de sa sinc\u00e9rit\u00e9.\n-- Cela semble incroyable, dit-il apr\u00e8s un moment de r\u00e9flexion. Je suppose que j\u2019ai d\u00fb confondre un autre homme avec Barting, et que le salut froid de cet homme n\u2019\u00e9tait qu\u2019une politesse de la part d\u2019un inconnu en r\u00e9ponse \u00e0 la mienne. Je me souviens, en effet, qu\u2019il n\u2019avait pas la moustache de Barting. »<\/p>\n


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Un accueil glacial — version modernis\u00e9e<\/h2>\n

C\u2019est une histoire que m\u2019a racont\u00e9e Benson Foley, de San Francisco.<\/p>\n

« En 1881, j\u2019ai rencontr\u00e9 un certain James H. Conway, originaire de Franklin, Tennessee. Il \u00e9tait \u00e0 San Francisco pour raisons de sant\u00e9 — pauvre na\u00eff — et portait une lettre d\u2019introduction de Lawrence Barting. J\u2019avais connu Barting comme capitaine dans l\u2019arm\u00e9e f\u00e9d\u00e9rale pendant la guerre de S\u00e9cession. Apr\u00e8s le conflit, il s\u2019\u00e9tait install\u00e9 \u00e0 Franklin et, avec le temps, \u00e9tait devenu, je crois, un avocat assez en vue. Barting m\u2019avait toujours sembl\u00e9 un homme fiable et droit, et l\u2019amiti\u00e9 qu\u2019il exprimait dans sa lettre \u00e0 l\u2019\u00e9gard de Conway suffisait \u00e0 me convaincre que celui-ci m\u00e9ritait toute ma confiance.<\/p>\n

Un soir, \u00e0 table, Conway m\u2019a confi\u00e9 qu\u2019il avait pass\u00e9 un pacte avec Barting : le premier qui mourrait essaierait, si possible, de communiquer avec l\u2019autre depuis l\u2019au-del\u00e0, de fa\u00e7on indiscutable. La forme exacte de ce message, ils l\u2019avaient laiss\u00e9e au choix du d\u00e9funt, en fonction des “opportunit\u00e9s” que sa nouvelle condition pourrait offrir.<\/p>\n

Quelques semaines plus tard, je croise Conway sur Montgomery Street. Il marchait lentement, l\u2019air absorb\u00e9. Il m\u2019a salu\u00e9 d\u2019un signe de t\u00eate froid, puis a continu\u00e9 son chemin, me laissant la main \u00e0 moiti\u00e9 tendue. J\u2019\u00e9tais surpris, et un peu vex\u00e9.<\/p>\n

Le lendemain, je le revois dans le hall du Palace Hotel. Il allait r\u00e9p\u00e9ter la sc\u00e8ne, mais je l\u2019ai intercept\u00e9, l\u2019ai salu\u00e9 et lui ai demand\u00e9 franchement la raison de son changement d\u2019attitude. Il m\u2019a regard\u00e9 droit dans les yeux :<\/p>\n

-- Je crois, monsieur Foley, que je n\u2019ai plus droit \u00e0 votre amiti\u00e9, puisque M. Barting semble avoir retir\u00e9 la sienne envers moi — je ne sais pas pourquoi. S\u2019il ne vous l\u2019a pas d\u00e9j\u00e0 dit, il le fera s\u00fbrement.\n-- Mais\u2026 je n\u2019ai pas eu de nouvelles de Barting.\n-- Pas eu de nouvelles ? r\u00e9p\u00e9ta-t-il, surpris. Mais il est ici ! Je l\u2019ai vu hier, dix minutes avant de vous croiser. Je vous ai salu\u00e9 exactement comme il m\u2019a salu\u00e9. Et je l\u2019ai revu il y a moins d\u2019un quart d\u2019heure : m\u00eame attitude, il a juste inclin\u00e9 la t\u00eate et continu\u00e9. Je n\u2019oublierai pas votre politesse envers moi. Bonjour\u2026 ou adieu, comme vous voudrez.<\/p>\n

Tout cela me sembla d\u2019une d\u00e9licatesse singuli\u00e8re de la part de Conway.<\/p>\n

Je vais couper court : Barting \u00e9tait mort. D\u00e9c\u00e9d\u00e9 \u00e0 Nashville quatre jours avant cette conversation. J\u2019en ai inform\u00e9 Conway, preuves \u00e0 l\u2019appui. Il en a \u00e9t\u00e9 sinc\u00e8rement \u00e9branl\u00e9.<\/p>\n

-- C\u2019est incroyable, a-t-il dit apr\u00e8s r\u00e9flexion. J\u2019ai d\u00fb confondre quelqu\u2019un d\u2019autre avec Barting, et ce salut froid n\u2019\u00e9tait qu\u2019une politesse d\u2019un inconnu. D\u2019ailleurs, il n\u2019avait pas sa moustache. »<\/p>", "content_text": " *Ambrose Bierce (1842 \u2013 disparu vers 1914) fut journaliste, nouvelliste et auteur du Dictionnaire du diable. Ma\u00eetre des nouvelles br\u00e8ves et ac\u00e9r\u00e9es, il aimait jouer avec l\u2019ironie, le macabre et l\u2019\u00e9trange. Lovecraft le cite dans Supernatural Horror in Literature comme l\u2019une de ses influences directes. Dans cette micro-nouvelle, tout repose sur un retournement sec, presque clinique, qui laisse au lecteur la t\u00e2che de combler le vide. L\u2019\u00e9trange surgit dans le banal, et dispara\u00eet aussi vite qu\u2019il est apparu.* --- **Traduction litt\u00e9rale** ## Un accueil glacial Ceci est une histoire racont\u00e9e par feu Benson Foley de San Francisco : \u00ab \u00c0 l\u2019\u00e9t\u00e9 1881, je fis la connaissance d\u2019un homme nomm\u00e9 James H. Conway, r\u00e9sident de Franklin, Tennessee. Il \u00e9tait en visite \u00e0 San Francisco pour sa sant\u00e9 \u2014 pauvre homme abus\u00e9 \u2014 et m\u2019apporta une lettre de recommandation de la part de M. Lawrence Barting. J\u2019avais connu Barting comme capitaine dans l\u2019arm\u00e9e f\u00e9d\u00e9rale pendant la guerre de S\u00e9cession. \u00c0 sa fin, il s\u2019\u00e9tait install\u00e9 \u00e0 Franklin et, avec le temps, devint, j\u2019avais des raisons de le penser, assez en vue comme avocat. Barting m\u2019avait toujours sembl\u00e9 un homme honorable et v\u00e9ridique, et l\u2019amiti\u00e9 chaleureuse qu\u2019il exprimait dans sa lettre pour M. Conway \u00e9tait, pour moi, une preuve suffisante que ce dernier \u00e9tait en tous points digne de ma confiance et de mon estime. Un jour, au d\u00eener, Conway me raconta qu\u2019il avait \u00e9t\u00e9 solennellement convenu entre lui et Barting que celui qui mourrait le premier devait, si possible, communiquer avec l\u2019autre depuis l\u2019au-del\u00e0 d\u2019une mani\u00e8re incontestable \u2014 la fa\u00e7on pr\u00e9cise, ils l\u2019avaient laiss\u00e9e (sagement, me sembla-t-il) \u00e0 la d\u00e9cision du d\u00e9funt, selon les opportunit\u00e9s que ses circonstances modifi\u00e9es pourraient pr\u00e9senter. Quelques semaines apr\u00e8s la conversation au cours de laquelle M. Conway avait parl\u00e9 de cet accord, je le rencontrai un jour descendant lentement Montgomery Street, apparemment, \u00e0 en juger par son air absorb\u00e9, en profonde r\u00e9flexion. Il me salua froidement, simplement d\u2019un mouvement de t\u00eate, et passa son chemin, me laissant debout sur le trottoir, la main \u00e0 demi tendue, surpris et, naturellement, quelque peu froiss\u00e9. Le lendemain, je le rencontrai de nouveau dans le hall de l\u2019h\u00f4tel Palace, et, le voyant sur le point de r\u00e9p\u00e9ter la d\u00e9sagr\u00e9able sc\u00e8ne de la veille, je l\u2019interceptai dans une entr\u00e9e, avec une salutation amicale, et lui demandai franchement une explication sur son changement d\u2019attitude. Il h\u00e9sita un moment ; puis, me regardant franchement dans les yeux, dit : \u2014 Je ne pense pas, M. Foley, que j\u2019aie encore un droit \u00e0 votre amiti\u00e9, puisque M. Barting semble avoir retir\u00e9 la sienne \u00e0 mon \u00e9gard \u2014 pour quelle raison, je proteste que je n\u2019en sais rien. S\u2019il ne vous en a pas d\u00e9j\u00e0 inform\u00e9, il le fera probablement. \u2014 Mais, r\u00e9pondis-je, je n\u2019ai pas eu de nouvelles de M. Barting. \u2014 Des nouvelles de lui ! r\u00e9p\u00e9ta-t-il, avec une apparente surprise. Mais il est ici. Je l\u2019ai rencontr\u00e9 hier, dix minutes avant de vous croiser. Je vous ai salu\u00e9 exactement de la m\u00eame mani\u00e8re qu\u2019il m\u2019a salu\u00e9. Je l\u2019ai revu encore il y a moins d\u2019un quart d\u2019heure, et son attitude fut pr\u00e9cis\u00e9ment la m\u00eame : il s\u2019est content\u00e9 d\u2019incliner la t\u00eate et de passer son chemin. Je n\u2019oublierai pas de sit\u00f4t votre civilit\u00e9 envers moi. Bonjour, ou \u2014 comme il vous plaira \u2014 adieu. Tout cela me sembla d\u2019une consid\u00e9ration et d\u2019une d\u00e9licatesse singuli\u00e8res de la part de M. Conway. Comme les situations dramatiques et les effets litt\u00e9raires sont \u00e9trangers \u00e0 mon propos, je vais expliquer tout de suite que M. Barting \u00e9tait mort. Il \u00e9tait d\u00e9c\u00e9d\u00e9 \u00e0 Nashville quatre jours avant cette conversation. Allant voir M. Conway, je l\u2019informai de la mort de notre ami, lui montrant les lettres qui l\u2019annon\u00e7aient. Il en fut visiblement \u00e9mu, d\u2019une fa\u00e7on qui m\u2019emp\u00eacha de douter de sa sinc\u00e9rit\u00e9. \u2014 Cela semble incroyable, dit-il apr\u00e8s un moment de r\u00e9flexion. Je suppose que j\u2019ai d\u00fb confondre un autre homme avec Barting, et que le salut froid de cet homme n\u2019\u00e9tait qu\u2019une politesse de la part d\u2019un inconnu en r\u00e9ponse \u00e0 la mienne. Je me souviens, en effet, qu\u2019il n\u2019avait pas la moustache de Barting. \u00bb --- ## Un accueil glacial \u2014 version modernis\u00e9e C\u2019est une histoire que m\u2019a racont\u00e9e Benson Foley, de San Francisco. \u00ab En 1881, j\u2019ai rencontr\u00e9 un certain James H. Conway, originaire de Franklin, Tennessee. Il \u00e9tait \u00e0 San Francisco pour raisons de sant\u00e9 \u2014 pauvre na\u00eff \u2014 et portait une lettre d\u2019introduction de Lawrence Barting. J\u2019avais connu Barting comme capitaine dans l\u2019arm\u00e9e f\u00e9d\u00e9rale pendant la guerre de S\u00e9cession. Apr\u00e8s le conflit, il s\u2019\u00e9tait install\u00e9 \u00e0 Franklin et, avec le temps, \u00e9tait devenu, je crois, un avocat assez en vue. Barting m\u2019avait toujours sembl\u00e9 un homme fiable et droit, et l\u2019amiti\u00e9 qu\u2019il exprimait dans sa lettre \u00e0 l\u2019\u00e9gard de Conway suffisait \u00e0 me convaincre que celui-ci m\u00e9ritait toute ma confiance. Un soir, \u00e0 table, Conway m\u2019a confi\u00e9 qu\u2019il avait pass\u00e9 un pacte avec Barting : le premier qui mourrait essaierait, si possible, de communiquer avec l\u2019autre depuis l\u2019au-del\u00e0, de fa\u00e7on indiscutable. La forme exacte de ce message, ils l\u2019avaient laiss\u00e9e au choix du d\u00e9funt, en fonction des \u201copportunit\u00e9s\u201d que sa nouvelle condition pourrait offrir. Quelques semaines plus tard, je croise Conway sur Montgomery Street. Il marchait lentement, l\u2019air absorb\u00e9. Il m\u2019a salu\u00e9 d\u2019un signe de t\u00eate froid, puis a continu\u00e9 son chemin, me laissant la main \u00e0 moiti\u00e9 tendue. J\u2019\u00e9tais surpris, et un peu vex\u00e9. Le lendemain, je le revois dans le hall du Palace Hotel. Il allait r\u00e9p\u00e9ter la sc\u00e8ne, mais je l\u2019ai intercept\u00e9, l\u2019ai salu\u00e9 et lui ai demand\u00e9 franchement la raison de son changement d\u2019attitude. Il m\u2019a regard\u00e9 droit dans les yeux : \u2014 Je crois, monsieur Foley, que je n\u2019ai plus droit \u00e0 votre amiti\u00e9, puisque M. Barting semble avoir retir\u00e9 la sienne envers moi \u2014 je ne sais pas pourquoi. S\u2019il ne vous l\u2019a pas d\u00e9j\u00e0 dit, il le fera s\u00fbrement. \u2014 Mais\u2026 je n\u2019ai pas eu de nouvelles de Barting. \u2014 Pas eu de nouvelles ? r\u00e9p\u00e9ta-t-il, surpris. Mais il est ici ! Je l\u2019ai vu hier, dix minutes avant de vous croiser. Je vous ai salu\u00e9 exactement comme il m\u2019a salu\u00e9. Et je l\u2019ai revu il y a moins d\u2019un quart d\u2019heure : m\u00eame attitude, il a juste inclin\u00e9 la t\u00eate et continu\u00e9. Je n\u2019oublierai pas votre politesse envers moi. Bonjour\u2026 ou adieu, comme vous voudrez. Tout cela me sembla d\u2019une d\u00e9licatesse singuli\u00e8re de la part de Conway. Je vais couper court : Barting \u00e9tait mort. D\u00e9c\u00e9d\u00e9 \u00e0 Nashville quatre jours avant cette conversation. J\u2019en ai inform\u00e9 Conway, preuves \u00e0 l\u2019appui. Il en a \u00e9t\u00e9 sinc\u00e8rement \u00e9branl\u00e9. \u2014 C\u2019est incroyable, a-t-il dit apr\u00e8s r\u00e9flexion. J\u2019ai d\u00fb confondre quelqu\u2019un d\u2019autre avec Barting, et ce salut froid n\u2019\u00e9tait qu\u2019une politesse d\u2019un inconnu. D\u2019ailleurs, il n\u2019avait pas sa moustache. \u00bb ", "image": "https:\/\/ledibbouk.net\/IMG\/logo\/salut-froid.webp?1754989524", "tags": ["documentation", "Ambrose Bierce"] } ,{ "id": "https:\/\/ledibbouk.net\/traduire-l-etrangete-dans-la-phrase-de-lovecraft-de-l-anglais-au-francais.html", "url": "https:\/\/ledibbouk.net\/traduire-l-etrangete-dans-la-phrase-de-lovecraft-de-l-anglais-au-francais.html", "title": "Traduire l\u2019\u00e9tranget\u00e9 : dans la phrase de Lovecraft, de l\u2019anglais au fran\u00e7ais", "date_published": "2025-08-12T08:19:35Z", "date_modified": "2025-08-12T08:22:20Z", "author": {"name": "Patrick Blanchon"}, "content_html": "

*Howard Phillips Lovecraft n\u2019\u00e9crivait pas pour flatter l\u2019oreille du lecteur moderne. Sa phrase, qu\u2019elle soit longue ou br\u00e8ve, reste \u00e9trang\u00e8re, presque r\u00e9barbative. Elle empile les images, \u00e9tire la syntaxe, h\u00e9site entre la description minutieuse et l\u2019incantation hypnotique. Lire Lovecraft, c\u2019est accepter un rythme qui \u00e9chappe \u00e0 nos habitudes, une respiration lente qui s\u2019attarde sur chaque d\u00e9tail. Traduire Lovecraft, c\u2019est encore autre chose : entrer dans cette phrase comme on entrerait dans une architecture labyrinthique, en choisissant \u00e0 chaque pas de respecter la forme ou d\u2019en chercher l\u2019\u00e9quivalent dans notre langue. Pour comprendre cette m\u00e9canique, j\u2019ai choisi deux extraits du cycle onirique : Polaris et Celepha\u00efs. L\u2019id\u00e9e n\u2019est pas de reproduire la traduction officielle de David Camus, mais de mettre le lecteur dans la peau du traducteur : partir de la version originale, tenter une traduction litt\u00e9rale, puis en proposer une version retravaill\u00e9e, en montrant chemin faisant o\u00f9 se logent les choix difficiles.*<\/p>\n

— -
\n## Polaris — la phrase hypnotique<\/p>\n

**VO**<\/p>\n

Into the north window of my chamber glows the Pole-Star with uncanny light. All through the long hellish hours of blackness it shines there ; and in the autumn of the year, when the winds from the north curse and whine, and the red-leaved trees of the swamp mutter things to one another in the small hours of the morning under the horned waning moon...<\/p>\n

**Traduction litt\u00e9rale**<\/p>\n

Dans la fen\u00eatre nord de ma chambre brille l\u2019\u00e9toile Polaire avec une lumi\u00e8re \u00e9trange. Pendant toutes les longues heures infernales de noirceur, elle y luit ; et \u00e0 l\u2019automne, quand les vents du nord jurent et g\u00e9missent, et que les arbres aux feuilles rouges du marais se murmurent des choses \u00e0 l\u2019oreille aux petites heures du matin, sous la lune d\u00e9croissante et cornue\u2026<\/p>\n

**Les dilemmes**<\/p>\n

Faut-il rendre glows par « brille » (neutre), « luire » (plus po\u00e9tique) ou « irradier » (plus intense) ? Uncanny light est-elle une « lumi\u00e8re \u00e9trange », « inqui\u00e9tante » ou « surnaturelle » ? Et que faire de curse and whine : garder « jurer et g\u00e9mir » ou chercher une paire plus imag\u00e9e ? Chaque d\u00e9cision d\u00e9place le texte vers un registre l\u00e9g\u00e8rement diff\u00e9rent.<\/p>\n

**Traduction retravaill\u00e9e**<\/p>\n

Par la fen\u00eatre nord de ma chambre, l\u2019\u00e9toile Polaire irradie d\u2019une lueur surnaturelle. Tout au long des interminables heures noires et infernales, elle demeure l\u00e0 ; et, \u00e0 l\u2019automne, lorsque les vents du nord maugr\u00e9ent et g\u00e9missent, que les arbres aux feuilles \u00e9carlates du marais \u00e9changent de sourds murmures aux petites heures de l\u2019aube, sous la lune d\u00e9croissante aux cornes effil\u00e9es\u2026<\/p>\n

Ici, la lourdeur syntaxique n\u2019est pas un d\u00e9faut : c\u2019est le vecteur m\u00eame de l\u2019atmosph\u00e8re. Couper la phrase serait trahir son pouvoir hypnotique.<\/p>\n

## Celepha\u00efs — la phrase en collier de perles<\/p>\n

**VO**<\/p>\n

In a dream Kuranes saw the city in the valley, and the sea beyond, and the snowy peak overlooking the sea, and the gaily painted galleys that sail out of the harbour toward the distant regions where the sea meets the sky.<\/p>\n

**Traduction litt\u00e9rale**<\/p>\n

Dans un r\u00eave, Kuranes vit la ville dans la vall\u00e9e, et la mer au-del\u00e0, et le pic enneig\u00e9 dominant la mer, et les gal\u00e8res joyeusement peintes qui quittent le port en direction des r\u00e9gions lointaines o\u00f9 la mer rencontre le ciel.<\/p>\n

**Les dilemmes**<\/p>\n

In a dream : « Dans un r\u00eave » ou « En songe » ? The city in the valley : neutre ou imag\u00e9 (« la cit\u00e9 blottie au creux de la vall\u00e9e ») ? Et que faire de gaily painted galleys ? Litt\u00e9ral (« joyeusement peintes ») ou descriptif (« aux coques \u00e9clatantes de couleurs ») ? Enfin, faut-il garder l\u2019\u00e9num\u00e9ration longue ou condenser la fin : « vers l\u2019horizon o\u00f9 la mer rejoint le ciel » ?<\/p>\n

**Traduction retravaill\u00e9e**<\/p>\n

En songe, Kuranes contempla la cit\u00e9 blottie au creux de la vall\u00e9e, la mer qui s\u2019\u00e9tendait au-del\u00e0, le pic enneig\u00e9 qui la dominait, et les gal\u00e8res aux coques \u00e9clatantes de couleurs quittant le port vers l\u2019horizon o\u00f9 la mer rejoint le ciel.<\/p>\n

M\u00eame dans une structure plus simple, la phrase conserve un effet d\u2019accumulation : segments descriptifs align\u00e9s, presque comme un inventaire visuel, qui donnent au lecteur la sensation d\u2019embrasser tout le paysage d\u2019un seul regard.<\/p>\n

**Ce que r\u00e9v\u00e8le l\u2019exercice**<\/p>\n

Rythme contre fluidit\u00e9
\nConserver la syntaxe anglaise impose une lenteur inhabituelle en fran\u00e7ais, mais c\u2019est pr\u00e9cis\u00e9ment cette lenteur qui est lovecraftienne.<\/p>\n

**Lexique et couleur**<\/p>\n

Chaque mot — verbe ou adjectif — d\u00e9place le texte vers un registre : neutre, po\u00e9tique, archa\u00efque, fantastique.<\/p>\n

**R\u00e9barbatif et hypnotique**<\/p>\n

L\u2019un ne va pas sans l\u2019autre. Ce qui semble pesant devient un instrument d\u2019immersion, \u00e0 condition de l\u2019assumer jusqu\u2019au bout.<\/p>\n

**Conclusion**<\/p>\n

Traduire Lovecraft, c\u2019est marcher sur un fil tendu entre deux ab\u00eemes : celui de l\u2019all\u00e8gement, qui dissout la densit\u00e9 hypnotique de sa phrase, et celui de la fid\u00e9lit\u00e9 brute, qui peut rendre la lecture fastidieuse. Ses Contr\u00e9es du r\u00eave demandent qu\u2019on se perde un peu dans leur syntaxe comme on se perd dans leurs paysages. Et peut-\u00eatre est-ce l\u00e0, dans cette lenteur, ce trop-plein, que r\u00e9side le v\u00e9ritable sortil\u00e8ge.<\/p>", "content_text": "*Howard Phillips Lovecraft n\u2019\u00e9crivait pas pour flatter l\u2019oreille du lecteur moderne. Sa phrase, qu\u2019elle soit longue ou br\u00e8ve, reste \u00e9trang\u00e8re, presque r\u00e9barbative. Elle empile les images, \u00e9tire la syntaxe, h\u00e9site entre la description minutieuse et l\u2019incantation hypnotique. Lire Lovecraft, c\u2019est accepter un rythme qui \u00e9chappe \u00e0 nos habitudes, une respiration lente qui s\u2019attarde sur chaque d\u00e9tail. Traduire Lovecraft, c\u2019est encore autre chose : entrer dans cette phrase comme on entrerait dans une architecture labyrinthique, en choisissant \u00e0 chaque pas de respecter la forme ou d\u2019en chercher l\u2019\u00e9quivalent dans notre langue. Pour comprendre cette m\u00e9canique, j\u2019ai choisi deux extraits du cycle onirique : Polaris et Celepha\u00efs. L\u2019id\u00e9e n\u2019est pas de reproduire la traduction officielle de David Camus, mais de mettre le lecteur dans la peau du traducteur : partir de la version originale, tenter une traduction litt\u00e9rale, puis en proposer une version retravaill\u00e9e, en montrant chemin faisant o\u00f9 se logent les choix difficiles.* --- ## Polaris \u2014 la phrase hypnotique **VO** Into the north window of my chamber glows the Pole-Star with uncanny light. All through the long hellish hours of blackness it shines there; and in the autumn of the year, when the winds from the north curse and whine, and the red-leaved trees of the swamp mutter things to one another in the small hours of the morning under the horned waning moon... **Traduction litt\u00e9rale** Dans la fen\u00eatre nord de ma chambre brille l\u2019\u00e9toile Polaire avec une lumi\u00e8re \u00e9trange. Pendant toutes les longues heures infernales de noirceur, elle y luit ; et \u00e0 l\u2019automne, quand les vents du nord jurent et g\u00e9missent, et que les arbres aux feuilles rouges du marais se murmurent des choses \u00e0 l\u2019oreille aux petites heures du matin, sous la lune d\u00e9croissante et cornue\u2026 **Les dilemmes** Faut-il rendre glows par \u00ab brille \u00bb (neutre), \u00ab luire \u00bb (plus po\u00e9tique) ou \u00ab irradier \u00bb (plus intense) ? Uncanny light est-elle une \u00ab lumi\u00e8re \u00e9trange \u00bb, \u00ab inqui\u00e9tante \u00bb ou \u00ab surnaturelle \u00bb ? Et que faire de curse and whine : garder \u00ab jurer et g\u00e9mir \u00bb ou chercher une paire plus imag\u00e9e ? Chaque d\u00e9cision d\u00e9place le texte vers un registre l\u00e9g\u00e8rement diff\u00e9rent. **Traduction retravaill\u00e9e** Par la fen\u00eatre nord de ma chambre, l\u2019\u00e9toile Polaire irradie d\u2019une lueur surnaturelle. Tout au long des interminables heures noires et infernales, elle demeure l\u00e0 ; et, \u00e0 l\u2019automne, lorsque les vents du nord maugr\u00e9ent et g\u00e9missent, que les arbres aux feuilles \u00e9carlates du marais \u00e9changent de sourds murmures aux petites heures de l\u2019aube, sous la lune d\u00e9croissante aux cornes effil\u00e9es\u2026 Ici, la lourdeur syntaxique n\u2019est pas un d\u00e9faut : c\u2019est le vecteur m\u00eame de l\u2019atmosph\u00e8re. Couper la phrase serait trahir son pouvoir hypnotique. ## Celepha\u00efs \u2014 la phrase en collier de perles **VO** In a dream Kuranes saw the city in the valley, and the sea beyond, and the snowy peak overlooking the sea, and the gaily painted galleys that sail out of the harbour toward the distant regions where the sea meets the sky. **Traduction litt\u00e9rale** Dans un r\u00eave, Kuranes vit la ville dans la vall\u00e9e, et la mer au-del\u00e0, et le pic enneig\u00e9 dominant la mer, et les gal\u00e8res joyeusement peintes qui quittent le port en direction des r\u00e9gions lointaines o\u00f9 la mer rencontre le ciel. **Les dilemmes** In a dream : \u00ab Dans un r\u00eave \u00bb ou \u00ab En songe \u00bb ? The city in the valley : neutre ou imag\u00e9 (\u00ab la cit\u00e9 blottie au creux de la vall\u00e9e \u00bb) ? Et que faire de gaily painted galleys ? Litt\u00e9ral (\u00ab joyeusement peintes \u00bb) ou descriptif (\u00ab aux coques \u00e9clatantes de couleurs \u00bb) ? Enfin, faut-il garder l\u2019\u00e9num\u00e9ration longue ou condenser la fin : \u00ab vers l\u2019horizon o\u00f9 la mer rejoint le ciel \u00bb ? **Traduction retravaill\u00e9e** En songe, Kuranes contempla la cit\u00e9 blottie au creux de la vall\u00e9e, la mer qui s\u2019\u00e9tendait au-del\u00e0, le pic enneig\u00e9 qui la dominait, et les gal\u00e8res aux coques \u00e9clatantes de couleurs quittant le port vers l\u2019horizon o\u00f9 la mer rejoint le ciel. M\u00eame dans une structure plus simple, la phrase conserve un effet d\u2019accumulation : segments descriptifs align\u00e9s, presque comme un inventaire visuel, qui donnent au lecteur la sensation d\u2019embrasser tout le paysage d\u2019un seul regard. **Ce que r\u00e9v\u00e8le l\u2019exercice** Rythme contre fluidit\u00e9 Conserver la syntaxe anglaise impose une lenteur inhabituelle en fran\u00e7ais, mais c\u2019est pr\u00e9cis\u00e9ment cette lenteur qui est lovecraftienne. **Lexique et couleur** Chaque mot \u2014 verbe ou adjectif \u2014 d\u00e9place le texte vers un registre : neutre, po\u00e9tique, archa\u00efque, fantastique. **R\u00e9barbatif et hypnotique** L\u2019un ne va pas sans l\u2019autre. Ce qui semble pesant devient un instrument d\u2019immersion, \u00e0 condition de l\u2019assumer jusqu\u2019au bout. **Conclusion** Traduire Lovecraft, c\u2019est marcher sur un fil tendu entre deux ab\u00eemes : celui de l\u2019all\u00e8gement, qui dissout la densit\u00e9 hypnotique de sa phrase, et celui de la fid\u00e9lit\u00e9 brute, qui peut rendre la lecture fastidieuse. Ses Contr\u00e9es du r\u00eave demandent qu\u2019on se perde un peu dans leur syntaxe comme on se perd dans leurs paysages. Et peut-\u00eatre est-ce l\u00e0, dans cette lenteur, ce trop-plein, que r\u00e9side le v\u00e9ritable sortil\u00e8ge. ", "image": "https:\/\/ledibbouk.net\/IMG\/logo\/moonlight.webp?1754986762", "tags": ["r\u00e9flexions sur l'art", "Lovecraft", "documentation"] } ] }