{ "version": "https://jsonfeed.org/version/1.1", "title": "Le dibbouk", "home_page_url": "https:\/\/ledibbouk.net\/", "feed_url": "https:\/\/ledibbouk.net\/spip.php?page=feed_json", "language": "fr-FR", "items": [ { "id": "https:\/\/ledibbouk.net\/afrique-ancetres-et-relances-du-lien.html", "url": "https:\/\/ledibbouk.net\/afrique-ancetres-et-relances-du-lien.html", "title": "Afrique — anc\u00eatres et relances du lien", "date_published": "2025-10-20T21:28:55Z", "date_modified": "2025-10-21T09:45:35Z", "author": {"name": "Patrick Blanchon"}, "content_html": "

On ne convoque pas les morts pour le spectacle. On les fait revenir parce que le lien a besoin d\u2019\u00eatre retendu, parce que la communaut\u00e9 a des dettes et des promesses. Ici un masque tourne, le tissu fait vent et b\u00e9n\u00e9diction. L\u00e0-bas, on r Ouv re la tombe, on retourne les os, on r\u00e9-enveloppe de neuf, on parle haut pour que tout le monde entende. Ce sont des techniques : ramener l\u2019anc\u00eatre dans le circuit, redistribuer le bien et la parole, remettre l\u2019axe. Afrique ? Plut\u00f4t des Afriques. On prend deux cas — Egungun (Yoruba), famadihana (Madagascar) — et l\u2019id\u00e9e commune : que fait un anc\u00eatre parmi les vivants ?<\/p>\n

Masques qui font revenir (Yoruba, Egungun)<\/h2>\n

Place ouverte, chaleur. On entend d\u2019abord le tissu avant de voir qui vient : couches de pagnes, bandes, raphia, un sommet parfois sculpt\u00e9. Le masque ne repr\u00e9sente pas l\u2019anc\u00eatre, il l\u2019incorpore : il parle dans une voix filtr\u00e9e, il b\u00e9nit, il admoneste, il tourne jusqu\u2019\u00e0 faire vent — on dit que ce vent-l\u00e0 purifie. Les ensembles sont collectifs : lignages, quartiers, confr\u00e9ries. On n\u2019ach\u00e8te pas un anc\u00eatre, on le fabrique avec des mains nombreuses, des m\u00e9moires partag\u00e9es, des \u00e9toffes h\u00e9rit\u00e9es. La valeur n\u2019est pas dans l\u2019objet seul, elle est dans la circulation : textile qui passe, nom qui reste, pouvoir (\u00e0\u1e63\u1eb9) remis en mouvement.<\/p>\n

Le masque prot\u00e8ge et r\u00e8gle. On ne regarde pas l\u2019homme dessous, on regarde la fonction : un psychopompe invers\u00e9, qui part des anc\u00eatres pour venir aux vivants. Il r\u00e9pare : disputes apais\u00e9es, b\u00e9n\u00e9dictions distribu\u00e9es, rappel des obligations. La danse a des codes : pas de contact direct, distance tenue, salut aux a\u00een\u00e9s, appel aux enfants. L\u2019anc\u00eatre fait ordre par la forme — et, quand il s\u2019\u00e9loigne, on sait ce qui a \u00e9t\u00e9 dit, m\u00eame sans phrase longue : “tels ont donn\u00e9, tels doivent, tels prot\u00e8gent”.<\/p>\n

Retourner les morts (Madagascar, famadihana)<\/h2>\n

On n\u2019enterre pas pour oublier ; on place pour pouvoir revenir. Tombe de famille, village de pierre dans la terre des vivants. Un jour d\u00e9cid\u00e9, on ouvre. On sort les restes envelopp\u00e9s, on r\u00e9-enveloppe dans un lamba neuf, on danse avec les anc\u00eatres, et l\u2019on redispose tous ensemble, \u00e0 la bonne place, apr\u00e8s la parole — kabary, discours o\u00f9 l\u2019on rappelle qui est qui, qui doit quoi, qui s\u2019est mari\u00e9, qui a construit, qui a manqu\u00e9. Ce n\u2019est pas “macabre”, c\u2019est g\u00e9n\u00e9alogique et politique : la tombe parle le langage du lien et de la terre. On ne met pas l\u2019anc\u00eatre dehors ; on le remet au centre en rappelant que notre pr\u00e9sent tient sur son nom.<\/p>\n

Les anthropologues l\u2019ont montr\u00e9 depuis longtemps : ici la mort r\u00e9g\u00e9n\u00e8re le social. On redistribue nourriture, argent, travail ; on r\u00e9active les alliances ; on r\u00e9\u00e9crit des positions dans la famille. Les gestes sur les corps sont aussi des gestes sur les statuts. Le deuil n\u2019est pas la fin de la relation : c\u2019est la trame qui revient et qui se retend.<\/p>\n

Fun\u00e9railles : la redistribution comme r\u00e9paration<\/h2>\n

Partout — pas seulement ici — les fun\u00e9railles sont co\u00fbteuses parce qu\u2019elles sont productives : elles fabriquent des alliances, des dettes r\u00e9gl\u00e9es, des retours promis. On donne, on re\u00e7oit, on nomme les dons, on les inscrit \u00e0 haute voix. La chair et les mets circulent ; les enveloppes aussi ; les b\u00eates abattues disent quelque chose du rang, de la saison, de l\u2019effort. On peut juger cela trop lourd ; on voit surtout une \u00e9conomie du lien : transformer la perte en retour de circulation, que la vie reparte, que les vivants redeviennent capables. Les classiques de l\u2019anthropologie l\u2019ont formul\u00e9 net : mort et r\u00e9g\u00e9n\u00e9ration vont ensemble, pas par po\u00e9sie, par fonction.<\/p>\n

Pluralit\u00e9 et prudence (comment regarder)<\/h2>\n

“Africain” ne veut rien dire si on gomme les langues, les r\u00e9gions, les politiques locales. On ne plaque pas une image sur un continent. On situe : Yoruba ici ; Merina l\u00e0 ; ailleurs d\u2019autres logiques, d\u2019autres d\u00e9lais, d\u2019autres mat\u00e9riaux. On pr\u00e9cise : pas “f\u00e9tiche”, pas “culte des morts” au singulier ; des anc\u00eatres qui tiennent la maison, la terre, la cit\u00e9 — des pr\u00e9sences qui demandent des gestes. On corrige l\u2019\u0153il : ce que l\u2019on croit “exotique” est une proc\u00e9dure sociale. Et nos images ? On montre ce qui explique, pas ce qui vole. On cr\u00e9dite, on demande quand on peut, on \u00e9vite les visages sans consentement, on respecte les restes humains. Ce n\u2019est pas accessoire, c\u2019est le cadre.<\/p>\n