{ "version": "https://jsonfeed.org/version/1.1", "title": "Le dibbouk", "home_page_url": "https:\/\/ledibbouk.net\/", "feed_url": "https:\/\/ledibbouk.net\/spip.php?page=feed_json", "language": "fr-FR", "items": [ { "id": "https:\/\/ledibbouk.net\/batir-sur-du-sable-8.html", "url": "https:\/\/ledibbouk.net\/batir-sur-du-sable-8.html", "title": "B\u00e2tir sur du sable-8", "date_published": "2021-05-16T04:03:53Z", "date_modified": "2025-10-05T06:33:47Z", "author": {"name": "Auteur"}, "content_html": "

r\u00e9ecriture<\/strong><\/p>\n

J., quand elle se mettait en rogne, plantait ses mots comme des clous et laissait siffler le S qui me restait dans l\u2019oreille longtemps apr\u00e8s la porte claqu\u00e9e : « ta bite, y a que \u00e7a qui compte ». J\u2019avais vingt-neuf ans, elle pas tout \u00e0 fait cinquante. Le matin, la pi\u00e8ce tanguait ; on calait nos chaises comme on cale un meuble bancal, en glissant un carton sous un pied. Elle voulait l\u2019absolu, l\u2019exclusif, l\u2019unique ; moi, je guettais l\u2019air et, de temps \u00e0 autre, je d\u00e9crochais. Je ne savais pas entendre la nuance, seulement la fausse note. La moindre dissonance me remuait : un mot trop haut, une respiration coup\u00e9e, la vaisselle qui s\u2019entrechoque. Alors je me taisais. Un mutisme-pare-feu, pos\u00e9 net d\u00e8s que l\u2019orage montait. Nous \u00e9tions de biais l\u2019un \u00e0 l\u2019autre ; H\u00e9pha\u00efstos n\u2019aurait rien redress\u00e9 l\u00e0-dedans, pas m\u00eame avec son \u00e9tau. Sur le rebord de la fen\u00eatre, un clou tordu me servait d\u2019exemple. Quand \u00e7a d\u00e9rapait, je prenais la veste, un signe de la main au gamin, et je filais au sirop de la rue. Ch\u00e2teau Rouge, rue des Poissonniers : je cognai chez la Berthe. « Te revoil\u00e0 », disait-elle, sans lever la t\u00eate, et la cl\u00e9 tintait sur le comptoir. La chambre sentait le vieux tabac, le produit \u00e0 vitres, le frigo ronronnait sous le bureau. Je m\u2019asseyais, j\u2019ouvrais le cahier, j\u2019\u00e9crivais jusqu\u2019\u00e0 me crisper les doigts. Pas des id\u00e9es : des gestes, des phrases courtes, ce que j\u2019entendais encore dans la bouche de J., le souffle avant l\u2019insulte, le claquement, puis le silence qui suinte. \u00c7a me calmait. Je sortais marcher, longtemps, jusqu\u2019\u00e0 revenir sans m\u2019en rendre compte au m\u00eame carrefour. Alors je tirais du sac la Ballantine\u2019s, et c\u2019\u00e9tait un duel idiot : la descendre sans tomber. Un verre, puis un autre, le goulot cognant \u00e0 peine sur les dents. Le lendemain, Puteaux. Dans le train, mes m\u00e2choires claquaient ; j\u2019apprenais \u00e0 les faire taire. En trois gestes, je me refaisais une t\u00eate de jeune loup — chemise repass\u00e9e, cravate serr\u00e9e, chaussures brill\u00e9es — et je vendais des canules, des couches, des fauteuils roulants. Eucalyptus et latex, m\u00e9tal ti\u00e8de : l\u2019odeur du magasin me remettait debout. Toute la journ\u00e9e, je croisais des souffles courts, des voix r\u00e2peuses, des ventres qui gargouillent ; \u00e7a me ravigotait, allez savoir pourquoi. Le soir, ravitaillement, une ligne d\u2019attente au comptoir, les pi\u00e8ces qui cliqu\u00e8tent, et je remontais \u00e0 la piaule affronter la page. J. aurait voulu l\u2019\u00e9lan, l\u2019abandon, l\u2019amour comme on le joue dans les films ; je voyais plut\u00f4t des essais, des reculs, des reprises. Elle enlevait un livre de mes mains d\u2019un geste sec, le m\u00eame que dans un bac \u00e0 sable pour garder un jouet ; le bruit sec de la couverture heurtant la table disait tout mieux qu\u2019un discours. Je n\u2019ai pas su arranger \u00e7a. Je n\u2019avais que mon oreille et ce besoin de ranger le vacarme dans des lignes. Aujourd\u2019hui encore, quand j\u2019y repense, je ne garde pas une th\u00e8se mais des sons : la cl\u00e9 de la Berthe qui tinte, le bourdonnement du n\u00e9on au-dessus du lit, le clic du capuchon de mon stylo, la fa\u00e7on dont le S de J. s\u2019allongeait avant de mordre. Tout le reste s\u2019estompe derri\u00e8re ces bruits-l\u00e0.<\/p>", "content_text": " **r\u00e9ecriture** J., quand elle se mettait en rogne, plantait ses mots comme des clous et laissait siffler le S qui me restait dans l\u2019oreille longtemps apr\u00e8s la porte claqu\u00e9e : \u00ab ta bite, y a que \u00e7a qui compte \u00bb. J\u2019avais vingt-neuf ans, elle pas tout \u00e0 fait cinquante. Le matin, la pi\u00e8ce tanguait ; on calait nos chaises comme on cale un meuble bancal, en glissant un carton sous un pied. Elle voulait l\u2019absolu, l\u2019exclusif, l\u2019unique ; moi, je guettais l\u2019air et, de temps \u00e0 autre, je d\u00e9crochais. Je ne savais pas entendre la nuance, seulement la fausse note. La moindre dissonance me remuait : un mot trop haut, une respiration coup\u00e9e, la vaisselle qui s\u2019entrechoque. Alors je me taisais. Un mutisme-pare-feu, pos\u00e9 net d\u00e8s que l\u2019orage montait. Nous \u00e9tions de biais l\u2019un \u00e0 l\u2019autre ; H\u00e9pha\u00efstos n\u2019aurait rien redress\u00e9 l\u00e0-dedans, pas m\u00eame avec son \u00e9tau. Sur le rebord de la fen\u00eatre, un clou tordu me servait d\u2019exemple. Quand \u00e7a d\u00e9rapait, je prenais la veste, un signe de la main au gamin, et je filais au sirop de la rue. Ch\u00e2teau Rouge, rue des Poissonniers : je cognai chez la Berthe. \u00ab Te revoil\u00e0 \u00bb, disait-elle, sans lever la t\u00eate, et la cl\u00e9 tintait sur le comptoir. La chambre sentait le vieux tabac, le produit \u00e0 vitres, le frigo ronronnait sous le bureau. Je m\u2019asseyais, j\u2019ouvrais le cahier, j\u2019\u00e9crivais jusqu\u2019\u00e0 me crisper les doigts. Pas des id\u00e9es : des gestes, des phrases courtes, ce que j\u2019entendais encore dans la bouche de J., le souffle avant l\u2019insulte, le claquement, puis le silence qui suinte. \u00c7a me calmait. Je sortais marcher, longtemps, jusqu\u2019\u00e0 revenir sans m\u2019en rendre compte au m\u00eame carrefour. Alors je tirais du sac la Ballantine\u2019s, et c\u2019\u00e9tait un duel idiot : la descendre sans tomber. Un verre, puis un autre, le goulot cognant \u00e0 peine sur les dents. Le lendemain, Puteaux. Dans le train, mes m\u00e2choires claquaient ; j\u2019apprenais \u00e0 les faire taire. 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Je n\u2019ai pas su arranger \u00e7a. Je n\u2019avais que mon oreille et ce besoin de ranger le vacarme dans des lignes. Aujourd\u2019hui encore, quand j\u2019y repense, je ne garde pas une th\u00e8se mais des sons : la cl\u00e9 de la Berthe qui tinte, le bourdonnement du n\u00e9on au-dessus du lit, le clic du capuchon de mon stylo, la fa\u00e7on dont le S de J. s\u2019allongeait avant de mordre. Tout le reste s\u2019estompe derri\u00e8re ces bruits-l\u00e0. ", "image": "", "tags": ["palimpsestes"] } ,{ "id": "https:\/\/ledibbouk.net\/batir-sur-du-sable-7.html", "url": "https:\/\/ledibbouk.net\/batir-sur-du-sable-7.html", "title": "B\u00e2tir sur du sable 7", "date_published": "2021-04-23T03:51:36Z", "date_modified": "2025-10-05T06:23:39Z", "author": {"name": "Auteur"}, "content_html": "

r\u00e9\u00e9criture<\/strong>\nLes Dufresne vivent \u00e0 l\u2019ouest de la maison. En fait, juste \u00e0 c\u00f4t\u00e9, mais “\u00e0 l\u2019ouest” sonne mieux, pense Alcofribas, comme dans un film de John Wayne. S\u2019orienter, oui : pas forc\u00e9ment par le plus court chemin. Il marche. Malgr\u00e9 l\u2019embonpoint, il avale collines, champs, lisi\u00e8res, sans crampe ni plainte. Pr\u00e9voir : une barre de chocolat, un quignon de pain, papier d\u2019argent froiss\u00e9 au fond de la poche. Aujourd\u2019hui, il a quitt\u00e9 la grand-route d\u2019H\u00e9risson pour le petit chemin aper\u00e7u l\u2019autre jour en allant \u00e0 l\u2019Aumance taquiner les goujons. Ce n\u2019est pas encore l\u2019\u00e9t\u00e9. Les bl\u00e9s ont pris leur \u00e9lan : lev\u00e9e, tallage, montaison de mai. Il passe la main sur le tendre ; l\u2019odeur du grain se m\u00eale \u00e0 celle de la terre, une brise lui effleure la joue. Il se dit qu\u2019il faut noter ces instants pour l\u2019automne, pour l\u2019hiver, quand les vents l\u00e8veront leur froid sur le pays. Garder \u00e7a comme une chaleur portative. Il pense au temps long : les premi\u00e8res traces de bl\u00e9, lues quelque part, quinze mille ans, M\u00e9sopotamie. \u00c7a l\u2019\u00e9tourdit ; il laisse filer. \u00c0 la place, il \u00e9coute. Le champ parle plus juste que la plupart des gens, se dit-il. Bient\u00f4t le Cluseau : toits bas, mare, t\u00eatards, pommes de terre. L\u00e0, dans un champ, il voit les premiers doryphores. Le p\u00e8re Dufresne avait maugr\u00e9\u00e9 l\u2019an pass\u00e9, “salet\u00e9s de doryphores”, lui, si placide d\u2019ordinaire, une jambe perdue \u00e0 la 14-18. L\u2019exclamation l\u2019avait pouss\u00e9, ce jour-l\u00e0, \u00e0 fouiller l\u2019encyclop\u00e9die rouge du bureau paternel : doryphore, d\u2019origine mexicaine, arriv\u00e9 en Europe pendant la guerre, r\u00e9sistant aux insecticides. \u00c7a suffisait. Maintenant Alcofribas s\u2019assoit entre les rangs. Les insectes sont partout. Il n\u2019aime pas dire d\u2019une b\u00eate qu\u2019elle est m\u00e9chante. Tout doit bien servir \u00e0 quelque chose ; il faut du temps pour comprendre. Il ferme les yeux. Le froissement des pattes et des mandibules fait une musique serr\u00e9e, une pulsation t\u00eatue. Il s\u2019y fond, devient ce ch\u0153ur doryphorique, et \u00e7a lui \u00e9voque un ailleurs qu\u2019il ne situe pas : Mexique, peut-\u00eatre, un Tintin, ou un autre album. Noir et dor\u00e9, leurs \u00e9lytres ; il m\u00e9lange Machu Picchu et Titicaca, il le sait, il laisse faire. Les noms r\u00e9sonnent comme le bl\u00e9 qu\u2019il caressait tout \u00e0 l\u2019heure et le grondement discret des b\u00eates. Il rouvre les yeux. Au bout du champ, un chemin file entre les haies. La grand-route est \u00e0 gauche ; \u00e0 droite, un trac\u00e9 moins net, herbeux, s\u2019enfonce derri\u00e8re les granges. Il h\u00e9site, sourit. Il n\u2019est pas press\u00e9. Il prend celui qui part \u00e0 l\u2019ouest. Ce n\u2019est pas le plus court, mais c\u2019est l\u2019ouest, et pour aujourd\u2019hui, \u00e7a suffit.<\/p>", "content_text": " **r\u00e9\u00e9criture** Les Dufresne vivent \u00e0 l\u2019ouest de la maison. En fait, juste \u00e0 c\u00f4t\u00e9, mais \u201c\u00e0 l\u2019ouest\u201d sonne mieux, pense Alcofribas, comme dans un film de John Wayne. S\u2019orienter, oui : pas forc\u00e9ment par le plus court chemin. Il marche. Malgr\u00e9 l\u2019embonpoint, il avale collines, champs, lisi\u00e8res, sans crampe ni plainte. 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r\u00e9ecriture<\/strong><\/p>\n

Zeus le regarde de haut, ce petit gar\u00e7on, cet Ulysse qui l\u00e8ve le poing et bredouille. Roi des dieux, oui, mais \u00e0 cet instant seulement un p\u00e8re d\u00e9muni. Comment ? Je t\u2019ai donn\u00e9 le vin, le souffle, le pain et le sang, et tu me provoques ? Tu me charges de tes maux ? La confusion lui tombe dessus comme un orage. Tu vas voir, nabot. Tu ne rentreras pas chez toi : tu erreras sur la mer vineuse, tu apprendras \u00e0 vivre. Et Zeus retourne \u00e0 ses inoccupations de dieu. Ath\u00e9na passe, sortie toute arm\u00e9e du cr\u00e2ne de son p\u00e8re : Ulysse, qu\u2019as-tu dans la peau ? Elle l\u2019admire et tient d\u00e9j\u00e0 l\u2019outil d\u2019une vengeance simple, une affaire de fille contre un p\u00e8re. Le petit gar\u00e7on repart avec ses compagnons : ils rament, la poix colle aux doigts, l\u2019embrun sale les l\u00e8vres, la corde \u00e9chauffe les paumes. Escales, monstres, magiciennes, morts et survivants selon l\u2019humeur des vents. Un jour, les sir\u00e8nes. Attachez-moi au m\u00e2t, crie Ulysse, je veux \u00e9couter. On bourre les oreilles de cire, on serre les n\u0153uds ; la houle cogne le bordage, le chant monte, fil coupant, tant\u00f4t miel tant\u00f4t fer. Il tire sur les liens jusqu\u2019au sang et rit malgr\u00e9 lui. L\u00e0, Zeus ne peut rien. Quelque chose s\u2019ouvre dans la t\u00eate du gar\u00e7on : le sublime vient en d\u00e9sordre, et c\u2019est tr\u00e8s bien ainsi. On dit que les sir\u00e8nes se sont jet\u00e9es des falaises apr\u00e8s qu\u2019il les a entendues. On dit moins que l\u2019Olympe a vacill\u00e9, un instant. Ce qu\u2019on ne dit pas du tout : un p\u00e8re, m\u00eame roi des dieux, n\u2019emp\u00eache pas un enfant d\u2019entendre.<\/p>", "content_text": " **r\u00e9ecriture** Zeus le regarde de haut, ce petit gar\u00e7on, cet Ulysse qui l\u00e8ve le poing et bredouille. Roi des dieux, oui, mais \u00e0 cet instant seulement un p\u00e8re d\u00e9muni. Comment ? Je t\u2019ai donn\u00e9 le vin, le souffle, le pain et le sang, et tu me provoques ? Tu me charges de tes maux ? La confusion lui tombe dessus comme un orage. Tu vas voir, nabot. Tu ne rentreras pas chez toi : tu erreras sur la mer vineuse, tu apprendras \u00e0 vivre. Et Zeus retourne \u00e0 ses inoccupations de dieu. Ath\u00e9na passe, sortie toute arm\u00e9e du cr\u00e2ne de son p\u00e8re : Ulysse, qu\u2019as-tu dans la peau ? Elle l\u2019admire et tient d\u00e9j\u00e0 l\u2019outil d\u2019une vengeance simple, une affaire de fille contre un p\u00e8re. Le petit gar\u00e7on repart avec ses compagnons : ils rament, la poix colle aux doigts, l\u2019embrun sale les l\u00e8vres, la corde \u00e9chauffe les paumes. Escales, monstres, magiciennes, morts et survivants selon l\u2019humeur des vents. Un jour, les sir\u00e8nes. Attachez-moi au m\u00e2t, crie Ulysse, je veux \u00e9couter. On bourre les oreilles de cire, on serre les n\u0153uds ; la houle cogne le bordage, le chant monte, fil coupant, tant\u00f4t miel tant\u00f4t fer. Il tire sur les liens jusqu\u2019au sang et rit malgr\u00e9 lui. L\u00e0, Zeus ne peut rien. Quelque chose s\u2019ouvre dans la t\u00eate du gar\u00e7on : le sublime vient en d\u00e9sordre, et c\u2019est tr\u00e8s bien ainsi. On dit que les sir\u00e8nes se sont jet\u00e9es des falaises apr\u00e8s qu\u2019il les a entendues. On dit moins que l\u2019Olympe a vacill\u00e9, un instant. Ce qu\u2019on ne dit pas du tout : un p\u00e8re, m\u00eame roi des dieux, n\u2019emp\u00eache pas un enfant d\u2019entendre. ", "image": "", "tags": ["palimpsestes"] } ,{ "id": "https:\/\/ledibbouk.net\/batir-sur-du-sable-5.html", "url": "https:\/\/ledibbouk.net\/batir-sur-du-sable-5.html", "title": "B\u00e2tir sur du sable 5", "date_published": "2021-04-14T00:01:56Z", "date_modified": "2025-10-04T06:16:06Z", "author": {"name": "Auteur"}, "content_html": "

r\u00e9\u00e9criture<\/strong><\/p>\n

Tout h\u00e9ros a besoin d’un ou de plusieurs mentors<\/h2>\n

Alcofribas, ce matin-l\u00e0, \u00e9tait juch\u00e9 sur la tonnelle pour \u00e9plucher du bois — op\u00e9ration simple, couper, tirer, lisser, avec cette concentration qu\u2019on r\u00e9serve d\u2019ordinaire aux t\u00e2ches sans enjeu — quand le voisin d\u2019en face est apparu, petit bonhomme sec qu\u2019on disait veuf, jardinier par syst\u00e8me plus que par passion visible, chapeau pas vraiment utile, costume sombre flottant. Il allait vers le village, rythme r\u00e9gulier, et comme leurs regards se croisaient, Alcofribas, pris de scrupule civique, leva la main, un salut qui h\u00e9site entre bonjour et au cas o\u00f9. Le vieux s\u2019arr\u00eata net (freinage mod\u00e9r\u00e9, pas de crissement), traversa la route, franchit le gravier pentu \u00e0 pas stables, et se planta sous la tonnelle avec l\u2019air de ne pas vouloir y rester. Ils parl\u00e8rent un peu, \u00e9conomie de moyens, des choses s\u00fbres et prouv\u00e9es — la m\u00e9t\u00e9o, les jours de la semaine, l\u2019usage du silex pour les pointes de fl\u00e8ches — puis le vieux consid\u00e9ra que la s\u00e9ance avait assez dur\u00e9. Ce n\u2019est pas tout \u00e7a, mon gar\u00e7on, je dois aller chercher mon pain, l\u00e2cha-t-il, ce qui cl\u00f4t proprement un chapitre tout en en ouvrant un autre. Avant de repartir, il \u00e9plucha au canif (Opinel, lame propre) un bout de bois de r\u00e9glisse, section jaune, odeur nette, et le tendit \u00e0 Alcofribas. \u00c7a se suce, ne le m\u00e2che pas. Ensuite il fit demi-tour, un petit signe sans pathos, on se revoit, peut-\u00eatre. Alcofribas resta l\u00e0, l\u2019offrande en main, juch\u00e9 dans son r\u00f4le normal de petit gar\u00e7on seul, pr\u00e9cis\u00e9ment ajust\u00e9 \u00e0 sa station. Il avait bien s\u00fbr d\u00e9j\u00e0 fr\u00e9quent\u00e9 des personnes \u00e2g\u00e9es, cat\u00e9gorie g\u00e9n\u00e9rale, mais le p\u00e8re Bory — c\u2019\u00e9tait donc son nom, Bory, sobre, efficace — ne cochait aucune case habituelle : ni conseils accablants, ni souvenirs interminables, ni commentaires perfus\u00e9s d\u2019amertume. Il n\u2019avait parl\u00e9 de personne, n\u2019avait jug\u00e9 rien, s\u2019\u00e9tait content\u00e9 d\u2019indiquer que le temps allait tenir, encore quelques jours, ce qui n\u2019engage pas, et qu\u2019en mati\u00e8re de semaine le jeudi restait un candidat s\u00e9rieux. La chose surprenante tenait moins au contenu qu\u2019au dosage : une salutation exacte, un silence tenu, une sortie nette. Mod\u00e8le de conversation \u00e0 faible intensit\u00e9, haut rendement. Alcofribas repassa la sc\u00e8ne en boucle l\u2019apr\u00e8s-midi, comme on triture une noix avant d\u2019en casser la coque, notant apr\u00e8s coup les micro-ph\u00e9nom\u00e8nes : le cliquetis de la ferraille qui lib\u00e8re le portail, le bruit du gravier renvoy\u00e9 par les fa\u00e7ades, la mani\u00e8re d\u2019avancer jambe par jambe, lente mais d\u00e9cid\u00e9e, puis ce petit geste, pas tout \u00e0 fait un salut, plut\u00f4t une cl\u00e9 de ralliement qui n\u2019ouvre aucune porte et qu\u2019on garde quand m\u00eame. L\u2019amiti\u00e9, chez lui, demeurait un programme \u00e0 forte hypoth\u00e8se et faible livraison. On ne la trouve pas au pied du premier cheval venu, \u00e7a il l\u2019avait appris, d\u2019o\u00f9 la pr\u00e9f\u00e9rence nocturne pour un \u00e9talon noir venant poser ses naseaux sur l\u2019\u00e9paule, chien, loup, chat, menagerie sp\u00e9culative o\u00f9 les b\u00eates ne d\u00e9\u00e7oivent pas. La vie r\u00e9elle, elle, sait faire patienter longtemps pour pas grand-chose, et Alcofribas avait choisi de renoncer pr\u00e9ventivement : mesure de prudence. Pourtant, derri\u00e8re le renoncement, il s\u2019\u00e9tait gliss\u00e9 cet appoint — pas un espoir, le mot est trop gonfl\u00e9, plut\u00f4t une possibilit\u00e9 tol\u00e9rable. Le p\u00e8re Bory offrait une avanc\u00e9e sans menace identifiable, sans imposture requise ; Alcofribas n\u2019avait pas \u00e0 se fabriquer un double pr\u00e9sentable, il pouvait rester l\u2019enfant perch\u00e9, exact, conforme \u00e0 lui-m\u00eame. Le soir, c\u00e9r\u00e9monie habituelle : baiser, plafonnier \u00e9teint, porte referm\u00e9e en sourdine. Dans la chambre, le dispositif se met en place — lampe de poche sortie de sa cachette, draps dress\u00e9s en tipi, longue r\u00e8gle plant\u00e9e dans le matelas comme m\u00e2t de fortune. Une expiration de c\u00e9tac\u00e9 avant la plong\u00e9e et la lecture commence, mer int\u00e9rieure avec ses courants et ses \u00e9paves, ses promesses de tr\u00e9sors comme dans la chanson, ce genre de garanties dont on sait tr\u00e8s bien qu\u2019elles ne garantissent rien mais qu\u2019on accepte telles quelles. Au bord du sommeil, une hypoth\u00e8se se posa proprement : le p\u00e8re Bory, plus mentor qu\u2019ami. Un mentor ne r\u00e9pare rien, il indique la r\u00e8gle du jeu, en g\u00e9n\u00e9ral quand le h\u00e9ros a tout perdu ou croit l\u2019avoir fait, nuance op\u00e9rationnelle. Alcofribas, pas encore sept ans, avait d\u00e9j\u00e0 coch\u00e9 cette case-l\u00e0, \u00e0 sa mani\u00e8re. Il restait \u00e0 apprendre \u00e0 lire les signes, surtout ceux qu\u2019on ne voit plus parce qu\u2019ils ont \u00e9t\u00e9 repeints trop souvent. Pour le moment, il garda le morceau de r\u00e9glisse sous la langue, sans m\u00e2cher, consigne respect\u00e9e. Et la nuit fit le reste, sans promesse \u00e9crite.<\/p>", "content_text": " **r\u00e9\u00e9criture** ## Tout h\u00e9ros a besoin d'un ou de plusieurs mentors Alcofribas, ce matin-l\u00e0, \u00e9tait juch\u00e9 sur la tonnelle pour \u00e9plucher du bois \u2014 op\u00e9ration simple, couper, tirer, lisser, avec cette concentration qu\u2019on r\u00e9serve d\u2019ordinaire aux t\u00e2ches sans enjeu \u2014 quand le voisin d\u2019en face est apparu, petit bonhomme sec qu\u2019on disait veuf, jardinier par syst\u00e8me plus que par passion visible, chapeau pas vraiment utile, costume sombre flottant. Il allait vers le village, rythme r\u00e9gulier, et comme leurs regards se croisaient, Alcofribas, pris de scrupule civique, leva la main, un salut qui h\u00e9site entre bonjour et au cas o\u00f9. Le vieux s\u2019arr\u00eata net (freinage mod\u00e9r\u00e9, pas de crissement), traversa la route, franchit le gravier pentu \u00e0 pas stables, et se planta sous la tonnelle avec l\u2019air de ne pas vouloir y rester. Ils parl\u00e8rent un peu, \u00e9conomie de moyens, des choses s\u00fbres et prouv\u00e9es \u2014 la m\u00e9t\u00e9o, les jours de la semaine, l\u2019usage du silex pour les pointes de fl\u00e8ches \u2014 puis le vieux consid\u00e9ra que la s\u00e9ance avait assez dur\u00e9. Ce n\u2019est pas tout \u00e7a, mon gar\u00e7on, je dois aller chercher mon pain, l\u00e2cha-t-il, ce qui cl\u00f4t proprement un chapitre tout en en ouvrant un autre. Avant de repartir, il \u00e9plucha au canif (Opinel, lame propre) un bout de bois de r\u00e9glisse, section jaune, odeur nette, et le tendit \u00e0 Alcofribas. \u00c7a se suce, ne le m\u00e2che pas. Ensuite il fit demi-tour, un petit signe sans pathos, on se revoit, peut-\u00eatre. Alcofribas resta l\u00e0, l\u2019offrande en main, juch\u00e9 dans son r\u00f4le normal de petit gar\u00e7on seul, pr\u00e9cis\u00e9ment ajust\u00e9 \u00e0 sa station. Il avait bien s\u00fbr d\u00e9j\u00e0 fr\u00e9quent\u00e9 des personnes \u00e2g\u00e9es, cat\u00e9gorie g\u00e9n\u00e9rale, mais le p\u00e8re Bory \u2014 c\u2019\u00e9tait donc son nom, Bory, sobre, efficace \u2014 ne cochait aucune case habituelle : ni conseils accablants, ni souvenirs interminables, ni commentaires perfus\u00e9s d\u2019amertume. Il n\u2019avait parl\u00e9 de personne, n\u2019avait jug\u00e9 rien, s\u2019\u00e9tait content\u00e9 d\u2019indiquer que le temps allait tenir, encore quelques jours, ce qui n\u2019engage pas, et qu\u2019en mati\u00e8re de semaine le jeudi restait un candidat s\u00e9rieux. La chose surprenante tenait moins au contenu qu\u2019au dosage : une salutation exacte, un silence tenu, une sortie nette. Mod\u00e8le de conversation \u00e0 faible intensit\u00e9, haut rendement. Alcofribas repassa la sc\u00e8ne en boucle l\u2019apr\u00e8s-midi, comme on triture une noix avant d\u2019en casser la coque, notant apr\u00e8s coup les micro-ph\u00e9nom\u00e8nes : le cliquetis de la ferraille qui lib\u00e8re le portail, le bruit du gravier renvoy\u00e9 par les fa\u00e7ades, la mani\u00e8re d\u2019avancer jambe par jambe, lente mais d\u00e9cid\u00e9e, puis ce petit geste, pas tout \u00e0 fait un salut, plut\u00f4t une cl\u00e9 de ralliement qui n\u2019ouvre aucune porte et qu\u2019on garde quand m\u00eame. L\u2019amiti\u00e9, chez lui, demeurait un programme \u00e0 forte hypoth\u00e8se et faible livraison. On ne la trouve pas au pied du premier cheval venu, \u00e7a il l\u2019avait appris, d\u2019o\u00f9 la pr\u00e9f\u00e9rence nocturne pour un \u00e9talon noir venant poser ses naseaux sur l\u2019\u00e9paule, chien, loup, chat, menagerie sp\u00e9culative o\u00f9 les b\u00eates ne d\u00e9\u00e7oivent pas. La vie r\u00e9elle, elle, sait faire patienter longtemps pour pas grand-chose, et Alcofribas avait choisi de renoncer pr\u00e9ventivement : mesure de prudence. Pourtant, derri\u00e8re le renoncement, il s\u2019\u00e9tait gliss\u00e9 cet appoint \u2014 pas un espoir, le mot est trop gonfl\u00e9, plut\u00f4t une possibilit\u00e9 tol\u00e9rable. Le p\u00e8re Bory offrait une avanc\u00e9e sans menace identifiable, sans imposture requise ; Alcofribas n\u2019avait pas \u00e0 se fabriquer un double pr\u00e9sentable, il pouvait rester l\u2019enfant perch\u00e9, exact, conforme \u00e0 lui-m\u00eame. Le soir, c\u00e9r\u00e9monie habituelle : baiser, plafonnier \u00e9teint, porte referm\u00e9e en sourdine. Dans la chambre, le dispositif se met en place \u2014 lampe de poche sortie de sa cachette, draps dress\u00e9s en tipi, longue r\u00e8gle plant\u00e9e dans le matelas comme m\u00e2t de fortune. Une expiration de c\u00e9tac\u00e9 avant la plong\u00e9e et la lecture commence, mer int\u00e9rieure avec ses courants et ses \u00e9paves, ses promesses de tr\u00e9sors comme dans la chanson, ce genre de garanties dont on sait tr\u00e8s bien qu\u2019elles ne garantissent rien mais qu\u2019on accepte telles quelles. Au bord du sommeil, une hypoth\u00e8se se posa proprement : le p\u00e8re Bory, plus mentor qu\u2019ami. Un mentor ne r\u00e9pare rien, il indique la r\u00e8gle du jeu, en g\u00e9n\u00e9ral quand le h\u00e9ros a tout perdu ou croit l\u2019avoir fait, nuance op\u00e9rationnelle. Alcofribas, pas encore sept ans, avait d\u00e9j\u00e0 coch\u00e9 cette case-l\u00e0, \u00e0 sa mani\u00e8re. Il restait \u00e0 apprendre \u00e0 lire les signes, surtout ceux qu\u2019on ne voit plus parce qu\u2019ils ont \u00e9t\u00e9 repeints trop souvent. Pour le moment, il garda le morceau de r\u00e9glisse sous la langue, sans m\u00e2cher, consigne respect\u00e9e. 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r\u00e9ecriture<\/strong><\/p>\n

L\u2019origine de la trag\u00e9die<\/h2>\n

Longtemps apr\u00e8s avoir \u00e9tudi\u00e9 le ph\u00e9nom\u00e8ne de la r\u00e9p\u00e9tition, Alcofribas pouvait d\u00e9sormais en tirer un certain nombre de principes. Puis il classa ces principes en cat\u00e9gories afin de mieux cerner son sujet. Ce qui \u00e9tait fameux — disaient-ils — c\u2019est qu\u2019on pouvait r\u00e9utiliser ces lois sur diff\u00e9rents th\u00e8mes. \u00c0 partir du moment o\u00f9 le m\u00eame ph\u00e9nom\u00e8ne se reproduisait, il y avait de fortes chances de ne pas se tromper. Parmi tous les th\u00e8mes qu\u2019Alcofribas avait \u00e9tudi\u00e9s, la trag\u00e9die occupait une place importante. Et bien s\u00fbr, ayant per\u00e7u les m\u00eames motifs r\u00e9p\u00e9titifs qui la faisaient surgir, il avait consacr\u00e9 beaucoup de temps \u00e0 les examiner un \u00e0 un, avec patience et soin, au sein m\u00eame de sa famille. Il n\u2019avait gu\u00e8re m\u00e9nag\u00e9 ses efforts pour faire de lui-m\u00eame un laboratoire — utile \u00e0 diss\u00e9quer la trag\u00e9die. G\u00e9n\u00e9ralement la peur surgissait la premi\u00e8re et pouvait le faire \u00e0 n\u2019importe quel moment, d\u2019une fa\u00e7on al\u00e9atoire en apparence. Ce qui provoquait cette peur pouvait \u00eatre la surprise, le d\u00e9rangement, la d\u00e9ception, le manque de nourriture impromptu, ou d\u2019argent, la salet\u00e9 de la maison, la propret\u00e9 de la maison, les mauvaises herbes qui tentaient d\u2019envahir le potager, la poule qui ne pondait plus d\u2019\u0153ufs, le lapin qui ne grossissait pas assez vite, les fourmis qui rentraient dans la maison, un bruit inhabituel, un saignement de nez, un exc\u00e8s de bonne humeur, une toux, un cor au pied, une varice, une diarrh\u00e9e ou son contraire, la sonnerie du t\u00e9l\u00e9phone, le son d\u2019une lettre tombant dans la bo\u00eete aux lettres, etc. La liste pouvait \u00eatre longue — un jour sans pain, avec le pain sur la table. La peur \u00e9tait l\u2019un des principaux d\u00e9clencheurs de l\u2019agacement qui, lui-m\u00eame, engendrait la nervosit\u00e9 et les mots d\u00e9passant la pens\u00e9e, ceux-ci menant hors de soi, dans cet \u00e9tat qu\u2019on appelle col\u00e8re et qui, si elle ne se calme pas, finit par se transmuer en rage, en tr\u00e9pignement, puis en tartes, en coups de poing, en coups de pied — pour finir en bave et en sueur. L\u2019origine de la trag\u00e9die semblait tenir dans ces quelques ingr\u00e9dients. Ensuite, la trag\u00e9die \u00e9tait un rago\u00fbt dont la saveur variait peu puisque les ingr\u00e9dients ne variaient gu\u00e8re non plus. Ce qu\u2019\u00e9prouvait Alcofribas, c\u2019est que ces trag\u00e9dies ressemblaient \u00e0 de petites sayn\u00e8tes de Guignol ou \u00e0 un dialogue interminable entre Monsieur Loyal et le clown Auguste. Elles n\u2019\u00e9taient l\u00e0, finalement, que pour servir de faire-valoir \u00e0 quelqu\u2019un, pour que quelqu\u2019un ait tort et qu\u2019un autre ait raison. Et, selon la loi des vases communicants, il fallait qu\u2019il y e\u00fbt toujours une victime et un gagnant \u00e0 ce petit jeu-l\u00e0. Sauf \u00e0 l\u2019occasion des enterrements. Peut-\u00eatre parce que, simple — pas simplement — la mort d\u00e9passait n\u2019importe quelle petite trag\u00e9die : on ne pouvait pas la ranger dans la m\u00eame cat\u00e9gorie que les autres ; d\u2019o\u00f9 ces adultes qui se tordaient les doigts en se dandinant devant la bi\u00e8re, le cercueil, le catafalque, le mausol\u00e9e, la d\u00e9pouille, le cadavre, ne sachant pas s\u2019il fallait orienter leur comportement vers la pudeur ou le fou rire. Alcofribas ne cessait d\u2019observer la nature tout en confrontant ses trouvailles aux comportements des humains qui l\u2019entouraient. La nature ne semblait \u00e9tablir aucune fronti\u00e8re entre paix et tumulte, joie et peine, bonne humeur et trag\u00e9die ; ces cat\u00e9gories — on dit — elle les laissait passer comme l\u2019eau \u00e0 travers un panier d\u2019osier. Tout \u00e9tait pour elle occasion de tirer quelque b\u00e9n\u00e9fice d\u2019un micro-incident. Alcofribas \u00e9tudiait toutes les possibilit\u00e9s qu\u2019avait l\u2019eau, notamment, de s\u2019insinuer partout et de triompher des obstacles ; pas tellement diff\u00e9rente, en cela, des fourmis, des poux, des gendarmes. Apr\u00e8s les pluies de mars, il se h\u00e2tait au jardin pour creuser de petites mares qui lui servaient de laboratoire. Il observait l\u2019intelligence de l\u2019eau lorsqu\u2019il pla\u00e7ait des cailloux, des herbes, du sable, n\u2019importe quel objet pour tenter de lui barrer la route. Mais l\u2019eau, implacablement, trouvait une issue et continuait de s\u2019\u00e9couler vers un point myst\u00e9rieux dont il apprit plus tard le joli nom : le niveau de la m\u00e8re — ou de la mer — et, parfois, de l\u2019amer. Ainsi existait-il un point vers lequel se concentrait tout ce qui existe, et qui se situait au niveau de l\u2019amer. Alcofribas aimait ces mots dont la phon\u00e9tique fabrique une confusion nette. Toute r\u00e9p\u00e9tition, si elle se d\u00e9roule comme beaucoup de r\u00e9p\u00e9titions, sans fantaisie, devient une source d\u2019ennui pour l\u2019esprit paresseux. Aussi Alcofribas ne m\u00e9nageait-il pas ses efforts pour ne pas se laisser envahir par la paresse d\u2019esprit et l\u2019ennui. Il s\u2019\u00e9tait d\u00e9couvert ce don : changer de point de vue \u00e0 volont\u00e9, aussi facilement qu\u2019on effectue un pas de c\u00f4t\u00e9. Une fois la peur, la d\u00e9ception, la col\u00e8re et l\u2019ennui travers\u00e9s, l\u2019esprit peut jouir d\u2019un territoire sans limite pour imaginer ; et, par l\u2019imagination — toutes ces histoires qu\u2019on se raconte sur le monde — il devient possible \u00e0 un c\u0153ur vaillant de d\u00e9couvrir maintes choses auxquelles personne n\u2019avait pris le temps de penser. C\u2019est ainsi qu\u2019Alcofribas ajouta une corde \u00e0 son arc : il ne serait pas seulement un magicien comme les autres, il serait celui qui aide \u00e0 se lib\u00e9rer des trag\u00e9dies parce qu\u2019elles n\u2019\u00e9taient, au fond, que des obstacles \u00e0 la r\u00e9alit\u00e9 nue ; rien d\u2019autre que des histoires r\u00e9p\u00e9titives sans grand int\u00e9r\u00eat, des contes \u00e0 dormir debout — \u00e9puisants — une fois qu\u2019on en conna\u00eet la chute. \u00c0 suivre\u2026<\/p>", "content_text": " **r\u00e9ecriture** ## L\u2019origine de la trag\u00e9die Longtemps apr\u00e8s avoir \u00e9tudi\u00e9 le ph\u00e9nom\u00e8ne de la r\u00e9p\u00e9tition, Alcofribas pouvait d\u00e9sormais en tirer un certain nombre de principes. Puis il classa ces principes en cat\u00e9gories afin de mieux cerner son sujet. Ce qui \u00e9tait fameux \u2014 disaient-ils \u2014 c\u2019est qu\u2019on pouvait r\u00e9utiliser ces lois sur diff\u00e9rents th\u00e8mes. \u00c0 partir du moment o\u00f9 le m\u00eame ph\u00e9nom\u00e8ne se reproduisait, il y avait de fortes chances de ne pas se tromper. Parmi tous les th\u00e8mes qu\u2019Alcofribas avait \u00e9tudi\u00e9s, la trag\u00e9die occupait une place importante. Et bien s\u00fbr, ayant per\u00e7u les m\u00eames motifs r\u00e9p\u00e9titifs qui la faisaient surgir, il avait consacr\u00e9 beaucoup de temps \u00e0 les examiner un \u00e0 un, avec patience et soin, au sein m\u00eame de sa famille. Il n\u2019avait gu\u00e8re m\u00e9nag\u00e9 ses efforts pour faire de lui-m\u00eame un laboratoire \u2014 utile \u00e0 diss\u00e9quer la trag\u00e9die. G\u00e9n\u00e9ralement la peur surgissait la premi\u00e8re et pouvait le faire \u00e0 n\u2019importe quel moment, d\u2019une fa\u00e7on al\u00e9atoire en apparence. Ce qui provoquait cette peur pouvait \u00eatre la surprise, le d\u00e9rangement, la d\u00e9ception, le manque de nourriture impromptu, ou d\u2019argent, la salet\u00e9 de la maison, la propret\u00e9 de la maison, les mauvaises herbes qui tentaient d\u2019envahir le potager, la poule qui ne pondait plus d\u2019\u0153ufs, le lapin qui ne grossissait pas assez vite, les fourmis qui rentraient dans la maison, un bruit inhabituel, un saignement de nez, un exc\u00e8s de bonne humeur, une toux, un cor au pied, une varice, une diarrh\u00e9e ou son contraire, la sonnerie du t\u00e9l\u00e9phone, le son d\u2019une lettre tombant dans la bo\u00eete aux lettres, etc. La liste pouvait \u00eatre longue \u2014 un jour sans pain, avec le pain sur la table. La peur \u00e9tait l\u2019un des principaux d\u00e9clencheurs de l\u2019agacement qui, lui-m\u00eame, engendrait la nervosit\u00e9 et les mots d\u00e9passant la pens\u00e9e, ceux-ci menant hors de soi, dans cet \u00e9tat qu\u2019on appelle col\u00e8re et qui, si elle ne se calme pas, finit par se transmuer en rage, en tr\u00e9pignement, puis en tartes, en coups de poing, en coups de pied \u2014 pour finir en bave et en sueur. L\u2019origine de la trag\u00e9die semblait tenir dans ces quelques ingr\u00e9dients. Ensuite, la trag\u00e9die \u00e9tait un rago\u00fbt dont la saveur variait peu puisque les ingr\u00e9dients ne variaient gu\u00e8re non plus. Ce qu\u2019\u00e9prouvait Alcofribas, c\u2019est que ces trag\u00e9dies ressemblaient \u00e0 de petites sayn\u00e8tes de Guignol ou \u00e0 un dialogue interminable entre Monsieur Loyal et le clown Auguste. Elles n\u2019\u00e9taient l\u00e0, finalement, que pour servir de faire-valoir \u00e0 quelqu\u2019un, pour que quelqu\u2019un ait tort et qu\u2019un autre ait raison. Et, selon la loi des vases communicants, il fallait qu\u2019il y e\u00fbt toujours une victime et un gagnant \u00e0 ce petit jeu-l\u00e0. Sauf \u00e0 l\u2019occasion des enterrements. Peut-\u00eatre parce que, simple \u2014 pas simplement \u2014 la mort d\u00e9passait n\u2019importe quelle petite trag\u00e9die : on ne pouvait pas la ranger dans la m\u00eame cat\u00e9gorie que les autres ; d\u2019o\u00f9 ces adultes qui se tordaient les doigts en se dandinant devant la bi\u00e8re, le cercueil, le catafalque, le mausol\u00e9e, la d\u00e9pouille, le cadavre, ne sachant pas s\u2019il fallait orienter leur comportement vers la pudeur ou le fou rire. Alcofribas ne cessait d\u2019observer la nature tout en confrontant ses trouvailles aux comportements des humains qui l\u2019entouraient. La nature ne semblait \u00e9tablir aucune fronti\u00e8re entre paix et tumulte, joie et peine, bonne humeur et trag\u00e9die ; ces cat\u00e9gories \u2014 on dit \u2014 elle les laissait passer comme l\u2019eau \u00e0 travers un panier d\u2019osier. Tout \u00e9tait pour elle occasion de tirer quelque b\u00e9n\u00e9fice d\u2019un micro-incident. Alcofribas \u00e9tudiait toutes les possibilit\u00e9s qu\u2019avait l\u2019eau, notamment, de s\u2019insinuer partout et de triompher des obstacles ; pas tellement diff\u00e9rente, en cela, des fourmis, des poux, des gendarmes. Apr\u00e8s les pluies de mars, il se h\u00e2tait au jardin pour creuser de petites mares qui lui servaient de laboratoire. Il observait l\u2019intelligence de l\u2019eau lorsqu\u2019il pla\u00e7ait des cailloux, des herbes, du sable, n\u2019importe quel objet pour tenter de lui barrer la route. Mais l\u2019eau, implacablement, trouvait une issue et continuait de s\u2019\u00e9couler vers un point myst\u00e9rieux dont il apprit plus tard le joli nom : le niveau de la m\u00e8re \u2014 ou de la mer \u2014 et, parfois, de l\u2019amer. Ainsi existait-il un point vers lequel se concentrait tout ce qui existe, et qui se situait au niveau de l\u2019amer. Alcofribas aimait ces mots dont la phon\u00e9tique fabrique une confusion nette. Toute r\u00e9p\u00e9tition, si elle se d\u00e9roule comme beaucoup de r\u00e9p\u00e9titions, sans fantaisie, devient une source d\u2019ennui pour l\u2019esprit paresseux. Aussi Alcofribas ne m\u00e9nageait-il pas ses efforts pour ne pas se laisser envahir par la paresse d\u2019esprit et l\u2019ennui. Il s\u2019\u00e9tait d\u00e9couvert ce don : changer de point de vue \u00e0 volont\u00e9, aussi facilement qu\u2019on effectue un pas de c\u00f4t\u00e9. Une fois la peur, la d\u00e9ception, la col\u00e8re et l\u2019ennui travers\u00e9s, l\u2019esprit peut jouir d\u2019un territoire sans limite pour imaginer ; et, par l\u2019imagination \u2014 toutes ces histoires qu\u2019on se raconte sur le monde \u2014 il devient possible \u00e0 un c\u0153ur vaillant de d\u00e9couvrir maintes choses auxquelles personne n\u2019avait pris le temps de penser. C\u2019est ainsi qu\u2019Alcofribas ajouta une corde \u00e0 son arc : il ne serait pas seulement un magicien comme les autres, il serait celui qui aide \u00e0 se lib\u00e9rer des trag\u00e9dies parce qu\u2019elles n\u2019\u00e9taient, au fond, que des obstacles \u00e0 la r\u00e9alit\u00e9 nue ; rien d\u2019autre que des histoires r\u00e9p\u00e9titives sans grand int\u00e9r\u00eat, des contes \u00e0 dormir debout \u2014 \u00e9puisants \u2014 une fois qu\u2019on en conna\u00eet la chute. \u00c0 suivre\u2026 ", "image": "https:\/\/ledibbouk.net\/IMG\/logo\/pantagruel.png?1759557319", "tags": ["palimpsestes"] } ,{ "id": "https:\/\/ledibbouk.net\/courroucer-les-dieux-pour-avoir-du-foin.html", "url": "https:\/\/ledibbouk.net\/courroucer-les-dieux-pour-avoir-du-foin.html", "title": "Courroucer les dieux pour avoir du foin.", "date_published": "2021-04-12T05:39:21Z", "date_modified": "2025-09-30T20:24:36Z", "author": {"name": "Auteur"}, "content_html": "

r\u00e9\u00e9criture<\/strong><\/p>\n

Tant qu\u2019il y a de la honte, tout n\u2019est pas perdu : elle sert de plan, de balises et de griffures pour se rep\u00e9rer dans le labyrinthe qu\u2019avec l\u2019\u00e2ge on baptise \u00e9pop\u00e9e, histoire de quitter ce monde sans regret, en croyant lui avoir donn\u00e9 un sens et, qui sait, devenir soi-m\u00eame un peu sens\u00e9. Hors du binaire bien\/mal, ma honte n\u2019est souvent qu\u2019un pr\u00e9texte, une cartographie de la douleur pour revenir d\u2019un coup d\u2019\u0153il sur des lieux, des atmosph\u00e8res, des \u00eatres. C\u2019est le petit caillou dans la chaussure : il g\u00eane mais rappelle qu\u2019on est vivant. \u00c0 cette \u00e9poque, la confusion avait dissous mes rep\u00e8res ; ne me restait qu\u2019une douleur physique pour contenir le malaise psychique — trop-plein d\u2019imagination, besoin d\u2019embellir, puis de tout casser comme une \u00e9bauche qu\u2019on efface. Je me revois avec des rages de dents, des jours durant, me cognant la t\u00eate contre les murs : un simple coup de fil aurait suffi, mais quelque chose en moi s\u2019opposait obstin\u00e9ment au geste logique, au soulagement, \u00e0 la remise en question qu\u2019il implique. Je sentais bien que je n\u2019\u00e9tais plus tout \u00e0 fait ma\u00eetre \u00e0 bord : une curiosit\u00e9 entre na\u00efvet\u00e9 et superstition tenait le gouvernail et menait aux naufrages « pour voir », pour aller au bout. On peut toujours plaquer des raisons — sentiment d\u2019invuln\u00e9rabilit\u00e9 masquant la fragilit\u00e9 —, ce ne sont que filtres pos\u00e9s sur une sensation fuyante, entre effroi et jouissance, sans fronti\u00e8res nettes. Si j\u2019ai honte, c\u2019est surtout des d\u00e9g\u00e2ts collat\u00e9raux : parmi les victimes, il en est peut-\u00eatre de sinc\u00e8res. Comme d\u2019autres prennent l\u2019amour pour pr\u00e9texte, j\u2019ai pris la honte : chacun son alibi pour ne pas voir notre inad\u00e9quation. Reste que la honte est une mine in\u00e9puisable : j\u2019y retourne chaque jour, ouvrier opini\u00e2tre, et ce que j\u2019en remonte ce sont des textes — terrils, taupini\u00e8res qui bousculent les jardins trop peign\u00e9s. L\u2019or que j\u2019y trouve est invisible : il se loge entre les mots, dans les silences ; il a la couleur grise des plages du Nord. J\u2019ai c\u00e9d\u00e9 \u00e0 bien des tentations, souvent provoqu\u00e9es ; j\u2019essaie aujourd\u2019hui d\u2019arr\u00eater la s\u00e9duction comme on tente d\u2019arr\u00eater l\u2019alcool ou le tabac, avec les m\u00eames rechutes, mais au moins j\u2019ai identifi\u00e9 une cause. La « dignit\u00e9 » que je cherche n\u2019a rien \u00e0 voir avec celle des dictionnaires : il s\u2019agit de prot\u00e9ger son int\u00e9grit\u00e9 contre les mensonges du monde, de viser la rondeur d\u2019une note juste — une dignit\u00e9 du vivant, de plante, d\u2019arbre, de chat —, sobre, efficace. \u00c9crire n\u2019est pas confession mais r\u00e9capitulation : d\u00e9faire les n\u0153uds que culpabilit\u00e9 et honte laissent en t\u00e2che de fond et poursuivre son chemin, m\u00eame s\u2019il m\u00e8ne \u00e0 la catastrophe : courage ou b\u00eatise, peu importe, c\u2019est le seul moyen d\u2019approcher un sens. Depuis les Grecs, le narrateur-h\u00e9ros doit tout traverser : Ulysse rentre, tout le monde est rassur\u00e9 ; sauf que la vie continue, P\u00e9n\u00e9lope ennuie, T\u00e9l\u00e9maque agace, reste le vieux chien \u00e0 promener. Alors Ulysse vieillissant songe \u00e0 recracher \u00e0 la figure des dieux et \u00e0 reprendre la mer vineuse vers sir\u00e8nes et cyclopes : quand tout est officiellement perdu, l\u2019homme se risque encore — pour rien, pr\u00e9cis\u00e9ment pour rien ; courroucer n\u2019est pas un but, seulement un moyen. Le plus honteux, au fond, ne serait pas d\u2019avoir trahi les autres, mais de s\u2019\u00eatre trahi soi-m\u00eame ; les deux s\u2019emm\u00ealent, d\u2019o\u00f9 cette d\u00e9marche de crabe qui nous fait dire oui au merde et continuer quand m\u00eame. Comme disait un grand-oncle rebouteux en me toisant, gamin : « Ne fais pas l\u2019\u00e2ne pour avoir du foin, mais courrouce les dieux et tu verras\u2026 »<\/p>", "content_text": "{{r\u00e9\u00e9criture}} Tant qu\u2019il y a de la honte, tout n\u2019est pas perdu : elle sert de plan, de balises et de griffures pour se rep\u00e9rer dans le labyrinthe qu\u2019avec l\u2019\u00e2ge on baptise \u00e9pop\u00e9e, histoire de quitter ce monde sans regret, en croyant lui avoir donn\u00e9 un sens et, qui sait, devenir soi-m\u00eame un peu sens\u00e9. Hors du binaire bien\/mal, ma honte n\u2019est souvent qu\u2019un pr\u00e9texte, une cartographie de la douleur pour revenir d\u2019un coup d\u2019\u0153il sur des lieux, des atmosph\u00e8res, des \u00eatres. C\u2019est le petit caillou dans la chaussure : il g\u00eane mais rappelle qu\u2019on est vivant. \u00c0 cette \u00e9poque, la confusion avait dissous mes rep\u00e8res ; ne me restait qu\u2019une douleur physique pour contenir le malaise psychique \u2014 trop-plein d\u2019imagination, besoin d\u2019embellir, puis de tout casser comme une \u00e9bauche qu\u2019on efface. Je me revois avec des rages de dents, des jours durant, me cognant la t\u00eate contre les murs : un simple coup de fil aurait suffi, mais quelque chose en moi s\u2019opposait obstin\u00e9ment au geste logique, au soulagement, \u00e0 la remise en question qu\u2019il implique. Je sentais bien que je n\u2019\u00e9tais plus tout \u00e0 fait ma\u00eetre \u00e0 bord : une curiosit\u00e9 entre na\u00efvet\u00e9 et superstition tenait le gouvernail et menait aux naufrages \u00ab pour voir \u00bb, pour aller au bout. On peut toujours plaquer des raisons \u2014 sentiment d\u2019invuln\u00e9rabilit\u00e9 masquant la fragilit\u00e9 \u2014, ce ne sont que filtres pos\u00e9s sur une sensation fuyante, entre effroi et jouissance, sans fronti\u00e8res nettes. Si j\u2019ai honte, c\u2019est surtout des d\u00e9g\u00e2ts collat\u00e9raux : parmi les victimes, il en est peut-\u00eatre de sinc\u00e8res. Comme d\u2019autres prennent l\u2019amour pour pr\u00e9texte, j\u2019ai pris la honte : chacun son alibi pour ne pas voir notre inad\u00e9quation. Reste que la honte est une mine in\u00e9puisable : j\u2019y retourne chaque jour, ouvrier opini\u00e2tre, et ce que j\u2019en remonte ce sont des textes \u2014 terrils, taupini\u00e8res qui bousculent les jardins trop peign\u00e9s. L\u2019or que j\u2019y trouve est invisible : il se loge entre les mots, dans les silences ; il a la couleur grise des plages du Nord. J\u2019ai c\u00e9d\u00e9 \u00e0 bien des tentations, souvent provoqu\u00e9es ; j\u2019essaie aujourd\u2019hui d\u2019arr\u00eater la s\u00e9duction comme on tente d\u2019arr\u00eater l\u2019alcool ou le tabac, avec les m\u00eames rechutes, mais au moins j\u2019ai identifi\u00e9 une cause. La \u00ab dignit\u00e9 \u00bb que je cherche n\u2019a rien \u00e0 voir avec celle des dictionnaires : il s\u2019agit de prot\u00e9ger son int\u00e9grit\u00e9 contre les mensonges du monde, de viser la rondeur d\u2019une note juste \u2014 une dignit\u00e9 du vivant, de plante, d\u2019arbre, de chat \u2014, sobre, efficace. \u00c9crire n\u2019est pas confession mais r\u00e9capitulation : d\u00e9faire les n\u0153uds que culpabilit\u00e9 et honte laissent en t\u00e2che de fond et poursuivre son chemin, m\u00eame s\u2019il m\u00e8ne \u00e0 la catastrophe : courage ou b\u00eatise, peu importe, c\u2019est le seul moyen d\u2019approcher un sens. Depuis les Grecs, le narrateur-h\u00e9ros doit tout traverser : Ulysse rentre, tout le monde est rassur\u00e9 ; sauf que la vie continue, P\u00e9n\u00e9lope ennuie, T\u00e9l\u00e9maque agace, reste le vieux chien \u00e0 promener. Alors Ulysse vieillissant songe \u00e0 recracher \u00e0 la figure des dieux et \u00e0 reprendre la mer vineuse vers sir\u00e8nes et cyclopes : quand tout est officiellement perdu, l\u2019homme se risque encore \u2014 pour rien, pr\u00e9cis\u00e9ment pour rien ; courroucer n\u2019est pas un but, seulement un moyen. Le plus honteux, au fond, ne serait pas d\u2019avoir trahi les autres, mais de s\u2019\u00eatre trahi soi-m\u00eame ; les deux s\u2019emm\u00ealent, d\u2019o\u00f9 cette d\u00e9marche de crabe qui nous fait dire oui au merde et continuer quand m\u00eame. Comme disait un grand-oncle rebouteux en me toisant, gamin : \u00ab Ne fais pas l\u2019\u00e2ne pour avoir du foin, mais courrouce les dieux et tu verras\u2026 \u00bb", "image": "", "tags": [] } ,{ "id": "https:\/\/ledibbouk.net\/batir-sur-du-sable-2.html", "url": "https:\/\/ledibbouk.net\/batir-sur-du-sable-2.html", "title": "B\u00e2tir sur du sable 2", "date_published": "2021-04-10T05:13:09Z", "date_modified": "2025-09-29T04:47:37Z", "author": {"name": "Auteur"}, "content_html": "

r\u00e9\u00e9criture<\/strong>}<\/p>\n

[L’infini et le temps]<\/p>\n

Pour ses sept ans, Alcofribas re\u00e7ut une Kelton. Fond blanc, trotteuse nerveuse. Toute une journ\u00e9e \u00e0 guetter ses sauts, jusqu\u2019\u00e0 savoir lire l\u2019heure.<\/p>\n

Par la fente des canisses du balcon, il observait la rue. En face, le marchand de couleurs. D\u00e9faut dans la cuirasse : meurtri\u00e8re ouverte sur le monde.<\/p>\n

Le troisi\u00e8me jour, il entra. Une petite fille, une fossette. Un regard impossible \u00e0 quitter. Depuis, il guettait l\u2019entr\u00e9e du magasin. Parfois il se for\u00e7ait \u00e0 fixer la trotteuse.<\/p>", "content_text": "{{r\u00e9\u00e9criture}}} [L'infini et le temps] Pour ses sept ans, Alcofribas re\u00e7ut une Kelton. Fond blanc, trotteuse nerveuse. Toute une journ\u00e9e \u00e0 guetter ses sauts, jusqu\u2019\u00e0 savoir lire l\u2019heure. Par la fente des canisses du balcon, il observait la rue. En face, le marchand de couleurs. D\u00e9faut dans la cuirasse : meurtri\u00e8re ouverte sur le monde. Le troisi\u00e8me jour, il entra. Une petite fille, une fossette. Un regard impossible \u00e0 quitter. Depuis, il guettait l\u2019entr\u00e9e du magasin. Parfois il se for\u00e7ait \u00e0 fixer la trotteuse.", "image": "", "tags": ["palimpsestes"] } ,{ "id": "https:\/\/ledibbouk.net\/il-y-a-de-l-ubu.html", "url": "https:\/\/ledibbouk.net\/il-y-a-de-l-ubu.html", "title": "Il y a de l'Ubu...", "date_published": "2021-04-02T06:02:44Z", "date_modified": "2025-09-30T20:01:13Z", "author": {"name": "Auteur"}, "content_html": "

r\u00e9\u00e9criture<\/strong><\/p>\n

En 1957, Eug\u00e8ne Ionesco d\u00e9clara \u00e0 haute voix la liste de ses titres et d\u00e9corations.
\n« Je suis couvert de galons. Non seulement je suis membre de l\u2019Acad\u00e9mie fran\u00e7aise, mais aussi de l\u2019acad\u00e9mie du Maine, de celle du Monde latin, des Arts et Lettres de Boston, de celle de Vaucluse. Et surtout, mon titre le plus important : Satrape du Coll\u00e8ge de \u2019Pataphysique. »<\/p>\n

Ce mot, « Satrape », m\u2019impressionna quand, dix ans plus tard, je tombai sur ce reportage dans un magazine.<\/p>\n

Mon instituteur du village, homme charmant et lucide, m\u2019avait fait sauter une classe. Le premier \u00e0 mettre un mot sur ma fa\u00e7on singuli\u00e8re de voir le monde. Il nous avait parl\u00e9 de l\u2019absurdit\u00e9. Il devait l\u2019aimer, puisqu\u2019un jour il d\u00e9cida d\u2019abandonner l\u2019\u00e9cole pour faire on ne sait quoi.<\/p>\n

Avant son d\u00e9part, il laissa \u00e0 la biblioth\u00e8que communale des cartons entiers : Jarry, Mac Orlan, Pr\u00e9vert, Ionesco. On le vit transbahuter ses caisses sous les yeux de la directrice qui, \u00e0 chaque aller-retour, semblait l\u00e9viter un peu plus. J\u2019avais not\u00e9 dans mon cahier deux mots entendus dans son discours d\u2019adieu : « Satrape » et « Pataphysique ».<\/p>\n

Des ann\u00e9es plus tard, j\u2019ai retrouv\u00e9 ce cahier. Les mots \u00e9taient toujours l\u00e0, comme des fioles intactes, pleines de complicit\u00e9, de fiert\u00e9 et d\u2019absurde.<\/p>\n

Satrape : protecteur du pays dans l\u2019empire perse, titre repris par le Coll\u00e8ge de \u2019Pataphysique.
\nPataphysique : science des solutions imaginaires.<\/p>\n

Il ne m\u2019en restait que cette \u00e9tranget\u00e9, qui devint pour moi l\u2019autre nom de la po\u00e9sie. Seule la po\u00e9sie, pensais-je, pouvait tenir t\u00eate \u00e0 la m\u00e9chancet\u00e9 du monde.<\/p>\n

Je ne fis jamais de recherches. J\u2019aimais laisser les choses se dissoudre. On racontait que l\u2019instituteur \u00e9tait parti \u00e0 la guerre d\u2019Alg\u00e9rie, mais les dates rendent cela improbable. Qu\u2019importe. Dans mon esprit, il resta cet homme parti sur un front dont il ne revint jamais. Tout \u00e0 fait conforme, apr\u00e8s tout, \u00e0 la logique pataphysique.<\/p>\n

Je ne pouvais pas \u00e9crire ce billet sans \u00e9voquer Alfred Jarry et son professeur H\u00e9bert, mod\u00e8le grotesque d\u2019Ubu. Des professeurs de ce genre, j\u2019en ai connu. Mais j\u2019ai pr\u00e9f\u00e9r\u00e9 garder, de mon instituteur, une autre figure : celle d\u2019un passeur discret, qui m\u2019avait donn\u00e9 deux mots en h\u00e9ritage.<\/p>\n

Avec le recul, je comprends que j\u2019ai construit, comme un pataphysicien, une « solution particuli\u00e8re » \u00e0 partir d\u2019une anomalie familiale : ce parrain tu\u00e9 dans le d\u00e9sert alg\u00e9rien, entour\u00e9 de silence.<\/p>\n

« Je m\u2019applique volontiers \u00e0 penser aux choses auxquelles je pense que les autres ne penseront pas », \u00e9crivait Boris Vian.<\/p>\n

Il y a sans doute de l\u2019Ubu dans ma peinture aussi, vue de ma lorgnette. Mais comme tous les chemins m\u00e8nent \u00e0 Rome, ou \u00e0 Tataouine, pourquoi s\u2019inqui\u00e9ter ? Quand une histoire est lanc\u00e9e, elle court d\u2019elle-m\u00eame.<\/p>", "content_text": "{{r\u00e9\u00e9criture}} En 1957, Eug\u00e8ne Ionesco d\u00e9clara \u00e0 haute voix la liste de ses titres et d\u00e9corations. \u00ab Je suis couvert de galons. Non seulement je suis membre de l\u2019Acad\u00e9mie fran\u00e7aise, mais aussi de l\u2019acad\u00e9mie du Maine, de celle du Monde latin, des Arts et Lettres de Boston, de celle de Vaucluse. Et surtout, mon titre le plus important : Satrape du Coll\u00e8ge de \u2019Pataphysique. \u00bb Ce mot, \u00ab Satrape \u00bb, m\u2019impressionna quand, dix ans plus tard, je tombai sur ce reportage dans un magazine. Mon instituteur du village, homme charmant et lucide, m\u2019avait fait sauter une classe. Le premier \u00e0 mettre un mot sur ma fa\u00e7on singuli\u00e8re de voir le monde. Il nous avait parl\u00e9 de l\u2019absurdit\u00e9. Il devait l\u2019aimer, puisqu\u2019un jour il d\u00e9cida d\u2019abandonner l\u2019\u00e9cole pour faire on ne sait quoi. Avant son d\u00e9part, il laissa \u00e0 la biblioth\u00e8que communale des cartons entiers : Jarry, Mac Orlan, Pr\u00e9vert, Ionesco. On le vit transbahuter ses caisses sous les yeux de la directrice qui, \u00e0 chaque aller-retour, semblait l\u00e9viter un peu plus. J\u2019avais not\u00e9 dans mon cahier deux mots entendus dans son discours d\u2019adieu : \u00ab Satrape \u00bb et \u00ab Pataphysique \u00bb. Des ann\u00e9es plus tard, j\u2019ai retrouv\u00e9 ce cahier. Les mots \u00e9taient toujours l\u00e0, comme des fioles intactes, pleines de complicit\u00e9, de fiert\u00e9 et d\u2019absurde. Satrape : protecteur du pays dans l\u2019empire perse, titre repris par le Coll\u00e8ge de \u2019Pataphysique. Pataphysique : science des solutions imaginaires. Il ne m\u2019en restait que cette \u00e9tranget\u00e9, qui devint pour moi l\u2019autre nom de la po\u00e9sie. Seule la po\u00e9sie, pensais-je, pouvait tenir t\u00eate \u00e0 la m\u00e9chancet\u00e9 du monde. Je ne fis jamais de recherches. J\u2019aimais laisser les choses se dissoudre. On racontait que l\u2019instituteur \u00e9tait parti \u00e0 la guerre d\u2019Alg\u00e9rie, mais les dates rendent cela improbable. Qu\u2019importe. Dans mon esprit, il resta cet homme parti sur un front dont il ne revint jamais. Tout \u00e0 fait conforme, apr\u00e8s tout, \u00e0 la logique pataphysique. Je ne pouvais pas \u00e9crire ce billet sans \u00e9voquer Alfred Jarry et son professeur H\u00e9bert, mod\u00e8le grotesque d\u2019Ubu. Des professeurs de ce genre, j\u2019en ai connu. Mais j\u2019ai pr\u00e9f\u00e9r\u00e9 garder, de mon instituteur, une autre figure : celle d\u2019un passeur discret, qui m\u2019avait donn\u00e9 deux mots en h\u00e9ritage. Avec le recul, je comprends que j\u2019ai construit, comme un pataphysicien, une \u00ab solution particuli\u00e8re \u00bb \u00e0 partir d\u2019une anomalie familiale : ce parrain tu\u00e9 dans le d\u00e9sert alg\u00e9rien, entour\u00e9 de silence. \u00ab Je m\u2019applique volontiers \u00e0 penser aux choses auxquelles je pense que les autres ne penseront pas \u00bb, \u00e9crivait Boris Vian. Il y a sans doute de l\u2019Ubu dans ma peinture aussi, vue de ma lorgnette. Mais comme tous les chemins m\u00e8nent \u00e0 Rome, ou \u00e0 Tataouine, pourquoi s\u2019inqui\u00e9ter ? Quand une histoire est lanc\u00e9e, elle court d\u2019elle-m\u00eame.", "image": "", "tags": [] } ,{ "id": "https:\/\/ledibbouk.net\/l-art-de-s-emmeler-les-pinceaux.html", "url": "https:\/\/ledibbouk.net\/l-art-de-s-emmeler-les-pinceaux.html", "title": "L'art de s'emm\u00ealer les pinceaux", "date_published": "2021-04-01T02:51:14Z", "date_modified": "2025-09-29T04:31:49Z", "author": {"name": "Auteur"}, "content_html": "

r\u00e9ecriture<\/strong><\/p>\n

Le peintre entre \u00e0 l\u2019atelier, en pleine forme. Bien dormi, pas de douleur, la t\u00eate claire. Et soudain, l\u2019angoisse. Paralysie. Pas de raison. Il s\u2019assoit, la chatte rel\u00e8ve une oreille, ronronne. Le silence s\u2019\u00e9paissit.<\/p>\n

Son regard tombe sur l\u2019\u00e9tag\u00e8re : accumulation de pinceaux durcis, poils coll\u00e9s \u00e0 l\u2019huile s\u00e9ch\u00e9e. T\u00eates r\u00e9duites. Honte et troph\u00e9e \u00e0 la fois. M\u00e9moire de la n\u00e9gligence, signe qu\u2019il n\u2019a jamais su prendre soin. M\u00eame de lui.<\/p>\n

Aux enfants des ateliers, il pense. Leur calme, leur s\u00e9rieux du jeu. L\u2019heure passe sans qu\u2019ils s\u2019en rendent compte. Les parents attendent, press\u00e9s, t\u00e9l\u00e9phones en main. Pas un ne regarde les dessins. Le peintre, lui, voudrait cette l\u00e9g\u00e8ret\u00e9-l\u00e0 : se jeter dans les gris color\u00e9s, comme un enfant.<\/p>", "content_text": "{{r\u00e9ecriture}} Le peintre entre \u00e0 l\u2019atelier, en pleine forme. Bien dormi, pas de douleur, la t\u00eate claire. Et soudain, l\u2019angoisse. Paralysie. Pas de raison. Il s\u2019assoit, la chatte rel\u00e8ve une oreille, ronronne. Le silence s\u2019\u00e9paissit. Son regard tombe sur l\u2019\u00e9tag\u00e8re : accumulation de pinceaux durcis, poils coll\u00e9s \u00e0 l\u2019huile s\u00e9ch\u00e9e. T\u00eates r\u00e9duites. Honte et troph\u00e9e \u00e0 la fois. M\u00e9moire de la n\u00e9gligence, signe qu\u2019il n\u2019a jamais su prendre soin. M\u00eame de lui. Aux enfants des ateliers, il pense. Leur calme, leur s\u00e9rieux du jeu. L\u2019heure passe sans qu\u2019ils s\u2019en rendent compte. Les parents attendent, press\u00e9s, t\u00e9l\u00e9phones en main. Pas un ne regarde les dessins. Le peintre, lui, voudrait cette l\u00e9g\u00e8ret\u00e9-l\u00e0 : se jeter dans les gris color\u00e9s, comme un enfant.", "image": "", "tags": ["palimpsestes"] } ,{ "id": "https:\/\/ledibbouk.net\/bac-a-sable.html", "url": "https:\/\/ledibbouk.net\/bac-a-sable.html", "title": "Bac \u00e0 sable", "date_published": "2021-03-29T06:43:51Z", "date_modified": "2025-09-29T04:40:33Z", "author": {"name": "Auteur"}, "content_html": "

r\u00e9\u00e9criture<\/strong>
\nUn arbre pousse au centre du bac \u00e0 sable. Il a vu passer des g\u00e9n\u00e9rations de gosses, morveux qui grandissent, deviennent des femmes, des hommes, et l\u2019oublient.<\/p>\n

Pr\u00e9noms grav\u00e9s \u00e0 la pointe du canif, branches cass\u00e9es de d\u00e9pit. Al\u00e9as minuscules, moustiques \u00e9cras\u00e9s sur le pare-brise du temps.<\/p>\n

Un tourbillon de feuilles mortes, de septembre \u00e0 juin. Les bacs se succ\u00e8dent. Reste le sable, qui file entre les mains.<\/p>", "content_text": "{{r\u00e9\u00e9criture}} Un arbre pousse au centre du bac \u00e0 sable. Il a vu passer des g\u00e9n\u00e9rations de gosses, morveux qui grandissent, deviennent des femmes, des hommes, et l\u2019oublient. Pr\u00e9noms grav\u00e9s \u00e0 la pointe du canif, branches cass\u00e9es de d\u00e9pit. Al\u00e9as minuscules, moustiques \u00e9cras\u00e9s sur le pare-brise du temps. Un tourbillon de feuilles mortes, de septembre \u00e0 juin. Les bacs se succ\u00e8dent. Reste le sable, qui file entre les mains.", "image": "", "tags": ["palimpsestes"] } ,{ "id": "https:\/\/ledibbouk.net\/refuge-de-l-ignorance.html", "url": "https:\/\/ledibbouk.net\/refuge-de-l-ignorance.html", "title": "Refuge de l'ignorance", "date_published": "2021-03-29T05:09:30Z", "date_modified": "2025-09-29T04:24:44Z", "author": {"name": "Auteur"}, "content_html": "

R\u00e9\u00e9criture<\/strong><\/p>\n

Quand tout va mal, r\u00e9flexe : chercher un coupable. \u00c7a conforte le r\u00f4le de victime. Et \u00e7a fabrique l\u2019antagoniste dont tout h\u00e9ros a besoin.<\/p>\n

Nous nous inventons des buts. Illusoires, la plupart du temps. Ce qui compte, c\u2019est le d\u00e9placement en route. La m\u00e9tamorphose.<\/p>\n

Autrefois, les r\u00f4les \u00e9taient clairs. Zeus, Ulysse. La foudre, l\u2019homme. Aujourd\u2019hui, brouillard.<\/p>\n

Religions, dogmes, doctrines. Toujours la m\u00eame mise au pas. Cur\u00e9, mollah, rabbin. Voix unique. M\u00eame joug. Reste quoi ? Ignorance ou lendemains crev\u00e9s.<\/p>\n

S\u2019opposer, c\u2019est accepter la solitude. Tourner autour d\u2019un axe tordu. Mais un axe quand m\u00eame.<\/p>\n

Ce matin Charlie Hebdo. Solveig Min\u00e9o. Du f\u00e9minisme au n\u00e9opaganisme. Discours d\u2019extr\u00eame droite sous cape. Le frisson. On peut devenir totalement con avec la plus grande sinc\u00e9rit\u00e9.<\/p>\n

On a d\u00e9j\u00e0 connu. Ann\u00e9es 70. Patchouli, robes \u00e0 fleurs, grimoires. Aujourd\u2019hui resuc\u00e9e : Terre m\u00e8re, phallus en pl\u00e2tre, balais d\u00e9tourn\u00e9s, godemich\u00e9s. Trop, c\u2019est trop.<\/p>\n

Le pire : j\u2019y ai cru. R\u00eav\u00e9 d\u2019H\u00e9ra sagouine. Ath\u00e9na en cuir. Elfes, nains. Refuges minables. Pour ma vanit\u00e9. Mon d\u00e9sespoir.<\/p>\n

Voir clair demande des nerfs. La plupart se contentent de survivre. Mais la tentation reste : \u00e9glise, mosqu\u00e9e, for\u00eat magique. Ou la salle de bains avec un canard en plastique.<\/p>\n

Au plus bas, on r\u00e9clame une r\u00e9tribution. Si elle ne vient pas, on la prend. Rien n\u2019est gratuit. Jamais. Alors Lovecraft, King, films d\u2019horreur, pornos. Compensations absurdes.<\/p>\n

Tout va encore bien tant qu\u2019on ne comprend pas. Le jour o\u00f9 l\u2019on devine derri\u00e8re ces plaisirs une croix gamm\u00e9e, des camps \u00e0 perte de vue, le vent glac\u00e9 traverse la sueur br\u00fblante dans le dos.<\/p>\n

Y a-t-il une issue ? Hurlement. Femme en uniforme.<\/p>\n

Ne jamais chercher d\u2019issue. Sinon viendront les clochettes, les rideaux, les sectes. L\u2019ignorance reviendra, triomphante, se vautrer, jouir d\u2019avoir \u00e9t\u00e9 exauc\u00e9e.<\/p>", "content_text": "{{R\u00e9\u00e9criture}} Quand tout va mal, r\u00e9flexe : chercher un coupable. \u00c7a conforte le r\u00f4le de victime. Et \u00e7a fabrique l\u2019antagoniste dont tout h\u00e9ros a besoin. Nous nous inventons des buts. Illusoires, la plupart du temps. Ce qui compte, c\u2019est le d\u00e9placement en route. La m\u00e9tamorphose. Autrefois, les r\u00f4les \u00e9taient clairs. Zeus, Ulysse. La foudre, l\u2019homme. Aujourd\u2019hui, brouillard. Religions, dogmes, doctrines. Toujours la m\u00eame mise au pas. Cur\u00e9, mollah, rabbin. Voix unique. M\u00eame joug. Reste quoi ? Ignorance ou lendemains crev\u00e9s. S\u2019opposer, c\u2019est accepter la solitude. Tourner autour d\u2019un axe tordu. Mais un axe quand m\u00eame. Ce matin Charlie Hebdo. Solveig Min\u00e9o. Du f\u00e9minisme au n\u00e9opaganisme. Discours d\u2019extr\u00eame droite sous cape. Le frisson. On peut devenir totalement con avec la plus grande sinc\u00e9rit\u00e9. On a d\u00e9j\u00e0 connu. Ann\u00e9es 70. Patchouli, robes \u00e0 fleurs, grimoires. Aujourd\u2019hui resuc\u00e9e : Terre m\u00e8re, phallus en pl\u00e2tre, balais d\u00e9tourn\u00e9s, godemich\u00e9s. Trop, c\u2019est trop. Le pire : j\u2019y ai cru. R\u00eav\u00e9 d\u2019H\u00e9ra sagouine. Ath\u00e9na en cuir. Elfes, nains. Refuges minables. Pour ma vanit\u00e9. Mon d\u00e9sespoir. Voir clair demande des nerfs. La plupart se contentent de survivre. Mais la tentation reste : \u00e9glise, mosqu\u00e9e, for\u00eat magique. Ou la salle de bains avec un canard en plastique. Au plus bas, on r\u00e9clame une r\u00e9tribution. Si elle ne vient pas, on la prend. Rien n\u2019est gratuit. Jamais. Alors Lovecraft, King, films d\u2019horreur, pornos. Compensations absurdes. Tout va encore bien tant qu\u2019on ne comprend pas. Le jour o\u00f9 l\u2019on devine derri\u00e8re ces plaisirs une croix gamm\u00e9e, des camps \u00e0 perte de vue, le vent glac\u00e9 traverse la sueur br\u00fblante dans le dos. Y a-t-il une issue ? Hurlement. Femme en uniforme. Ne jamais chercher d\u2019issue. Sinon viendront les clochettes, les rideaux, les sectes. L\u2019ignorance reviendra, triomphante, se vautrer, jouir d\u2019avoir \u00e9t\u00e9 exauc\u00e9e.", "image": "", "tags": ["palimpsestes"] } ,{ "id": "https:\/\/ledibbouk.net\/realiser.html", "url": "https:\/\/ledibbouk.net\/realiser.html", "title": "R\u00e9aliser", "date_published": "2021-03-28T06:28:39Z", "date_modified": "2025-09-29T04:04:40Z", "author": {"name": "Auteur"}, "content_html": "

r\u00e9ecriture<\/strong><\/p>\n

Il y a toujours quelque chose d\u2019\u00e9trange dans ce qu\u2019on r\u00e9alise. Le mur, le tableau. Le premier s\u2019efface dans son usage, le second reste en face. Il me regarde. Une hypnose.<\/p>\n

Peut-on croire que des lignes de couleur sur du papier fassent avancer le monde ? J\u2019en ai dout\u00e9 souvent. Mais r\u00e9aliser un dessin, une peinture, m\u00eame d\u00e9risoire, me ram\u00e8ne \u00e0 une r\u00e9alit\u00e9. Elle existe, palpable, dans ce qui s\u2019arrache de moi pour \u00eatre accroch\u00e9 au mur.<\/p>\n

L\u2019impression premi\u00e8re est presque toujours l\u2019insatisfaction. Comme si une peinture ne pouvait jamais compter autant qu\u2019une journ\u00e9e de travail. Cette g\u00eane m\u2019a longtemps emp\u00each\u00e9 de me dire « artiste ».<\/p>\n

Avec le temps j\u2019ai compris qu\u2019il n\u2019y a pas de diff\u00e9rence. Mur, champ, formule, peinture : des r\u00e9alisations. Une fois dehors, elles nous regardent. Chacun s\u2019affaire \u00e0 leur inventer une utilit\u00e9, une histoire. Fiction.<\/p>\n

Rien ne remplace le choc. Le silence entre la chose r\u00e9alis\u00e9e et celui qui l\u2019a faite. C\u2019est l\u00e0, quand on cesse d\u2019expliquer, que l\u2019intensit\u00e9 surgit. Elle effraie. On empile des mots pour la fuir. Mais elle reste.<\/p>", "content_text": "{{ r\u00e9ecriture}} Il y a toujours quelque chose d\u2019\u00e9trange dans ce qu\u2019on r\u00e9alise. Le mur, le tableau. Le premier s\u2019efface dans son usage, le second reste en face. Il me regarde. Une hypnose. Peut-on croire que des lignes de couleur sur du papier fassent avancer le monde ? J\u2019en ai dout\u00e9 souvent. Mais r\u00e9aliser un dessin, une peinture, m\u00eame d\u00e9risoire, me ram\u00e8ne \u00e0 une r\u00e9alit\u00e9. Elle existe, palpable, dans ce qui s\u2019arrache de moi pour \u00eatre accroch\u00e9 au mur. L\u2019impression premi\u00e8re est presque toujours l\u2019insatisfaction. Comme si une peinture ne pouvait jamais compter autant qu\u2019une journ\u00e9e de travail. Cette g\u00eane m\u2019a longtemps emp\u00each\u00e9 de me dire \u00ab artiste \u00bb. Avec le temps j\u2019ai compris qu\u2019il n\u2019y a pas de diff\u00e9rence. Mur, champ, formule, peinture : des r\u00e9alisations. Une fois dehors, elles nous regardent. Chacun s\u2019affaire \u00e0 leur inventer une utilit\u00e9, une histoire. Fiction. Rien ne remplace le choc. Le silence entre la chose r\u00e9alis\u00e9e et celui qui l\u2019a faite. C\u2019est l\u00e0, quand on cesse d\u2019expliquer, que l\u2019intensit\u00e9 surgit. Elle effraie. On empile des mots pour la fuir. Mais elle reste.", "image": "", "tags": ["palimpsestes"] } ,{ "id": "https:\/\/ledibbouk.net\/ne-pas-laisser-s-echapper-les-idees.html", "url": "https:\/\/ledibbouk.net\/ne-pas-laisser-s-echapper-les-idees.html", "title": "Ne pas laisser s'\u00e9chapper les id\u00e9es", "date_published": "2021-03-24T02:12:02Z", "date_modified": "2025-09-28T17:05:33Z", "author": {"name": "Auteur"}, "content_html": "

r\u00e9ecriture<\/strong><\/p>\n

Chaque semaine j\u2019avale quatre cents bornes. La Twingo vibre, pluie sur les vitres, ventilo qui souffle par z\u00e9ro degr\u00e9. Je pousse un livre audio pour couvrir le moteur. Des voix qui parlent d\u2019\u00e9criture.<\/p>\n

Je n\u2019attends rien. Juste tenir \u00e9veill\u00e9. Les histoires entrent, se m\u00ealent \u00e0 mes pens\u00e9es, se dissipent.<\/p>\n

Autrefois j\u2019avais mes carnets Clairefontaine, verts \u00e0 reliure noire. Pas un autre. Le mauvais carnet me donnait l\u2019impression d\u2019\u00e9crire de la merde. Les bons, je les sentais dans ma poche comme une arme. J\u2019y notais tout, je noircissais des pages enti\u00e8res. Na\u00efvet\u00e9, orgueil, pr\u00e9tention.<\/p>\n

J\u2019ai tout br\u00fbl\u00e9 pour une femme. Les cendres m\u2019ont coll\u00e9 longtemps aux doigts. Ce n\u2019\u00e9tait pas de l\u2019amour. Ce n\u2019\u00e9tait pas de la litt\u00e9rature non plus.<\/p>\n

Depuis j\u2019empile des textes ici. Comme deux boxeurs qui s\u2019\u00e9puisent sans vainqueur. Mille morceaux, jamais recousus. Paresse ou refus d\u2019en finir.<\/p>\n

Ces derniers jours l\u2019obsession l\u00e2che un peu. Je vois la coquille que je tra\u00eene. Lourde, inutile. Peut-\u00eatre temps de l\u2019abandonner.<\/p>\n

La route continue. La Twingo caboss\u00e9e file dans la nuit. Les id\u00e9es passent, volatiles. Une lumi\u00e8re d\u2019autoroute, une bu\u00e9e sur le pare-brise. Il suffit de noter, ou de laisser filer.<\/p>", "content_text": "{{r\u00e9ecriture}} Chaque semaine j\u2019avale quatre cents bornes. La Twingo vibre, pluie sur les vitres, ventilo qui souffle par z\u00e9ro degr\u00e9. Je pousse un livre audio pour couvrir le moteur. Des voix qui parlent d\u2019\u00e9criture. Je n\u2019attends rien. Juste tenir \u00e9veill\u00e9. Les histoires entrent, se m\u00ealent \u00e0 mes pens\u00e9es, se dissipent. Autrefois j\u2019avais mes carnets Clairefontaine, verts \u00e0 reliure noire. Pas un autre. Le mauvais carnet me donnait l\u2019impression d\u2019\u00e9crire de la merde. Les bons, je les sentais dans ma poche comme une arme. J\u2019y notais tout, je noircissais des pages enti\u00e8res. Na\u00efvet\u00e9, orgueil, pr\u00e9tention. J\u2019ai tout br\u00fbl\u00e9 pour une femme. Les cendres m\u2019ont coll\u00e9 longtemps aux doigts. Ce n\u2019\u00e9tait pas de l\u2019amour. Ce n\u2019\u00e9tait pas de la litt\u00e9rature non plus. Depuis j\u2019empile des textes ici. Comme deux boxeurs qui s\u2019\u00e9puisent sans vainqueur. Mille morceaux, jamais recousus. Paresse ou refus d\u2019en finir. Ces derniers jours l\u2019obsession l\u00e2che un peu. Je vois la coquille que je tra\u00eene. Lourde, inutile. Peut-\u00eatre temps de l\u2019abandonner. La route continue. La Twingo caboss\u00e9e file dans la nuit. Les id\u00e9es passent, volatiles. Une lumi\u00e8re d\u2019autoroute, une bu\u00e9e sur le pare-brise. Il suffit de noter, ou de laisser filer.", "image": "", "tags": ["palimpsestes"] } ,{ "id": "https:\/\/ledibbouk.net\/recommencer.html", "url": "https:\/\/ledibbouk.net\/recommencer.html", "title": "Recommencer", "date_published": "2021-03-24T00:58:40Z", "date_modified": "2025-09-28T16:59:08Z", "author": {"name": "Auteur"}, "content_html": "

r\u00e9ecritures<\/strong>
\n\u00c7a serre quand \u00e7a arrive. Un gonflement au-dedans. Ce petit confort d\u00e9j\u00e0 lourd. Louche, trop lisse, trop s\u00fbr. \u00c7a colle, \u00e7a enferme. La peur derri\u00e8re, pas l\u2019\u00e9chec, autre chose. La r\u00e9ussite renvers\u00e9e en vide. \u00c7a aspire, \u00e7a avale.<\/p>\n


\nJ\u2019\u00e9tais d\u00e9j\u00e0 arriv\u00e9 avant m\u00eame d\u2019\u00eatre parti. Trop d\u2019id\u00e9es, puis le geste devenait ce surplus qui m\u2019immobilisait.\n

Une histoire, c\u2019est une boucle. On part, on croit avancer, et on revient toujours au m\u00eame point. Mais chang\u00e9.<\/p>\n

Respiration d\u2019un bouddha sid\u00e9ral. Chaque inspiration dure le temps d\u2019une galaxie, chaque expiration d\u00e9truit tout. R\u00eave pulmonaire, coucou m\u00e9taphysique qui sonne l\u2019heure de recommencer.<\/p>\n

En peinture, je cherche \u00e7a. Je peins comme si je n\u2019avais jamais rien peint. J\u2019oublie tout. Nu, d\u00e9muni face \u00e0 l\u2019acte. Certains jours j\u2019ai l\u2019impression d\u2019y \u00eatre, d\u2019autres non. Mais ce qui compte, c\u2019est le go\u00fbt de recommencer.<\/p>", "content_text": "{{ r\u00e9ecritures}} \u00c7a serre quand \u00e7a arrive. Un gonflement au-dedans. Ce petit confort d\u00e9j\u00e0 lourd. Louche, trop lisse, trop s\u00fbr. \u00c7a colle, \u00e7a enferme. La peur derri\u00e8re, pas l\u2019\u00e9chec, autre chose. La r\u00e9ussite renvers\u00e9e en vide. \u00c7a aspire, \u00e7a avale. J\u2019\u00e9tais d\u00e9j\u00e0 arriv\u00e9 avant m\u00eame d\u2019\u00eatre parti. Trop d\u2019id\u00e9es, puis le geste devenait ce surplus qui m\u2019immobilisait. Une histoire, c\u2019est une boucle. On part, on croit avancer, et on revient toujours au m\u00eame point. Mais chang\u00e9. Respiration d\u2019un bouddha sid\u00e9ral. Chaque inspiration dure le temps d\u2019une galaxie, chaque expiration d\u00e9truit tout. R\u00eave pulmonaire, coucou m\u00e9taphysique qui sonne l\u2019heure de recommencer. En peinture, je cherche \u00e7a. Je peins comme si je n\u2019avais jamais rien peint. J\u2019oublie tout. Nu, d\u00e9muni face \u00e0 l\u2019acte. Certains jours j\u2019ai l\u2019impression d\u2019y \u00eatre, d\u2019autres non. Mais ce qui compte, c\u2019est le go\u00fbt de recommencer.", "image": "", "tags": ["palimpsestes"] } ,{ "id": "https:\/\/ledibbouk.net\/envers-et-contre-tout.html", "url": "https:\/\/ledibbouk.net\/envers-et-contre-tout.html", "title": "Envers et contre tout", "date_published": "2021-03-23T23:34:54Z", "date_modified": "2025-09-28T16:58:48Z", "author": {"name": "Auteur"}, "content_html": "

R\u00e9ecriture<\/strong><\/p>\n

Le vieux ne se taisait jamais. Grain de sel \u00e0 chaque phrase. La t\u00e9l\u00e9 hurlait, volume \u00e0 fond. Aux infos : “je le savais”, “pas \u00e9tonnant”. Puis ses histoires, toujours h\u00e9ros, toujours lui.<\/p>\n

J\u2019ai pris la parole pour le contrer. Mensonges, fables, \u00e0 d\u2019autres, \u00e0 moi.<\/p>\n

Mars. Morgue de Cr\u00e9teil. Corps rapetiss\u00e9. Sourire goguenard. Le gosse me vole mes souvenirs, m\u2019oblige \u00e0 grandir trop vite. Un putain de sourire. Et cette voix en “je” qui s\u2019incruste.<\/p>\n

Je marche dans cette voix, je cherche la source. Au bout : un sourire d\u2019enfant. Comme s\u2019il disait je vous ai bien eus. La haine se brise. Peut-on frapper un gosse ?<\/p>\n

Repas de famille. T\u00e9l\u00e9 plus forte encore. On avale sans m\u00e2cher. Ob\u00e9sit\u00e9, sucre, cholest\u00e9rol. Sortir de table au plus vite.<\/p>\n

Printemps. Giboul\u00e9es. J\u2019ouvre une porte : cri sauvage. Courir dehors, collines, for\u00eat. Inventer d\u2019autres “je” pour recouvrir le sien.<\/p>\n

Aujourd\u2019hui la toile. Le couteau. Stries violentes, stries douces. Noir dans du bleu. Caravelle fant\u00f4me. Vasco vers l\u2019inconnu.<\/p>\n

La terre promise : ne rien savoir. Courir dans la peinture. Hurler envers et contre tout.<\/p>", "content_text": "{{R\u00e9ecriture}} Le vieux ne se taisait jamais. Grain de sel \u00e0 chaque phrase. La t\u00e9l\u00e9 hurlait, volume \u00e0 fond. Aux infos : \u201cje le savais\u201d, \u201cpas \u00e9tonnant\u201d. Puis ses histoires, toujours h\u00e9ros, toujours lui. J\u2019ai pris la parole pour le contrer. Mensonges, fables, \u00e0 d\u2019autres, \u00e0 moi. Mars. Morgue de Cr\u00e9teil. Corps rapetiss\u00e9. Sourire goguenard. Le gosse me vole mes souvenirs, m\u2019oblige \u00e0 grandir trop vite. Un putain de sourire. Et cette voix en \u201cje\u201d qui s\u2019incruste. Je marche dans cette voix, je cherche la source. Au bout : un sourire d\u2019enfant. Comme s\u2019il disait je vous ai bien eus. La haine se brise. Peut-on frapper un gosse ? Repas de famille. T\u00e9l\u00e9 plus forte encore. On avale sans m\u00e2cher. Ob\u00e9sit\u00e9, sucre, cholest\u00e9rol. Sortir de table au plus vite. Printemps. Giboul\u00e9es. J\u2019ouvre une porte : cri sauvage. Courir dehors, collines, for\u00eat. Inventer d\u2019autres \u201cje\u201d pour recouvrir le sien. Aujourd\u2019hui la toile. Le couteau. Stries violentes, stries douces. Noir dans du bleu. Caravelle fant\u00f4me. Vasco vers l\u2019inconnu. La terre promise : ne rien savoir. Courir dans la peinture. Hurler envers et contre tout.", "image": "", "tags": ["palimpsestes"] } ,{ "id": "https:\/\/ledibbouk.net\/le-cambrioleur-citronne.html", "url": "https:\/\/ledibbouk.net\/le-cambrioleur-citronne.html", "title": "Le cambrioleur citronn\u00e9", "date_published": "2021-03-03T06:48:42Z", "date_modified": "2025-09-25T15:54:40Z", "author": {"name": "Auteur"}, "content_html": "

texte final<\/strong> : J\u2019avais trente-cinq ans. Une maison dans les Yvelines, une chatte, un break Nevada. Deux heures d\u2019embouteillages chaque matin, la radio en fond. J\u2019appelais \u00e7a devenir adulte : patienter, nourrir quelqu\u2019un d\u2019autre que soi.<\/p>\n

Un jour, sur la Transilienne, j\u2019entends l\u2019histoire : Pittsburgh, un certain Wheeler. Braquage, cam\u00e9ra, arrestation. Il nie. Puis explique. Son visage enduit de jus de citron, donc invisible.<\/p>\n

Je ris d\u2019abord. Puis je me tais. L\u2019histoire s\u2019accroche comme un koan. L\u2019homme croit au citron. L\u2019\u00e9vidence qu\u2019on lui montre, il la rejette. Ce n\u2019est pas lui, dit-il, puisqu\u2019il ne peut pas \u00eatre vu.<\/p>\n

Dans les files \u00e0 l\u2019arr\u00eat, je me d\u00e9couvre pareil. Costume, cravate, pilote automatique. \u00c0 17h01, je redeviens \u00e9crivain imaginaire, dans ma Nevada, mordant l\u2019acidit\u00e9 pour tenir.<\/p>\n

Invisible, chacun \u00e0 sa mani\u00e8re.<\/p>\n

Quelques mois plus tard, j\u2019ai d\u00e9m\u00e9nag\u00e9. La chatte m\u2019a suivi vingt-deux ans. J\u2019ai cess\u00e9 d\u2019\u00e9crire quinze ans. Rien \u00e0 dire, croyais-je.<\/p>\n

Rien qu\u2019un go\u00fbt de citron sur la langue.<\/p>\n


\n

r\u00e9\u00e9criture, d\u00e9frichage<\/strong> J\u2019avais trente-cinq ans. J\u2019habitais une maison qui me plaisait, dans un village des Yvelines ; chaque matin je traversais des embouteillages qui faisaient deux heures de ma vie, j\u2019allumais la radio dans mon vieux break Nevada et je laissais le temps faire son \u0153uvre — prendre son mal en patience, c\u2019\u00e9tait sans doute ma fa\u00e7on de me dire adulte. Quelques mois plus t\u00f4t j\u2019avais accept\u00e9 une chatte : responsabilit\u00e9 minimale, prototype de soi partag\u00e9. Un matin, sur la transilienne, j\u2019entends l\u2019histoire de McArhur Wheeler, cambriol\u00e9 \u00e0 Pittsburgh, film\u00e9 par une cam\u00e9ra — il nie, puis explique qu\u2019il \u00e9tait invisible parce qu\u2019il s\u2019\u00e9tait badigeonn\u00e9 le visage de jus de citron. D\u2019abord je ris, puis l\u2019anecdote glisse ; elle me tombe dessus comme un koan : l\u2019homme croit vraiment \u00e0 son invisible, il confond la m\u00e9thode et la foi, il prend en bloc l\u2019\u00e9vidence qui lui est montr\u00e9e. Dans les files, au ralenti, on fait le point sur sa vie. \u00c0 trente-cinq ans je ne me projetais pas ; je repassais mes \u00e9checs, je portais des costumes et j\u2019\u00e9tais en pilote automatique de neuf \u00e0 dix-sept heures. Le soir \u00e0 17h01, je remontais dans la Nevada et j\u2019enfilais la peau de l\u2019\u00e9crivain que je m\u2019\u00e9tais invent\u00e9, je mordais l\u2019acidit\u00e9 d\u2019une image comme on mordre un citron pour supporter l\u2019\u00e9mail de soi. J\u2019ai fini par croire que je ressemblais \u00e0 cet homme : arracher l\u2019aveu d\u2019une v\u00e9rit\u00e9, la refuser avec bonne foi, pr\u00e9f\u00e9rer l\u2019id\u00e9e de l\u2019invisibilit\u00e9 \u00e0 la vue de ce qui est l\u00e0. Quelques mois apr\u00e8s j\u2019ai d\u00e9m\u00e9nag\u00e9, emport\u00e9 la chatte ; elle est rest\u00e9e vingt-deux ans et m\u2019a appris, sans le dire, que l\u2019on peut cesser d\u2019\u00e9crire non parce qu\u2019on est vide, mais parce qu\u2019on a choisi d\u2019\u00e9couter autre chose.<\/p>", "content_text": " {{texte final}}: J\u2019avais trente-cinq ans. Une maison dans les Yvelines, une chatte, un break Nevada. Deux heures d\u2019embouteillages chaque matin, la radio en fond. J\u2019appelais \u00e7a devenir adulte : patienter, nourrir quelqu\u2019un d\u2019autre que soi. Un jour, sur la Transilienne, j\u2019entends l\u2019histoire : Pittsburgh, un certain Wheeler. Braquage, cam\u00e9ra, arrestation. Il nie. Puis explique. Son visage enduit de jus de citron, donc invisible. Je ris d\u2019abord. Puis je me tais. L\u2019histoire s\u2019accroche comme un koan. L\u2019homme croit au citron. L\u2019\u00e9vidence qu\u2019on lui montre, il la rejette. Ce n\u2019est pas lui, dit-il, puisqu\u2019il ne peut pas \u00eatre vu. Dans les files \u00e0 l\u2019arr\u00eat, je me d\u00e9couvre pareil. Costume, cravate, pilote automatique. \u00c0 17h01, je redeviens \u00e9crivain imaginaire, dans ma Nevada, mordant l\u2019acidit\u00e9 pour tenir. Invisible, chacun \u00e0 sa mani\u00e8re. Quelques mois plus tard, j\u2019ai d\u00e9m\u00e9nag\u00e9. La chatte m\u2019a suivi vingt-deux ans. J\u2019ai cess\u00e9 d\u2019\u00e9crire quinze ans. Rien \u00e0 dire, croyais-je. Rien qu\u2019un go\u00fbt de citron sur la langue. {{r\u00e9\u00e9criture, d\u00e9frichage}} J\u2019avais trente-cinq ans. J\u2019habitais une maison qui me plaisait, dans un village des Yvelines ; chaque matin je traversais des embouteillages qui faisaient deux heures de ma vie, j\u2019allumais la radio dans mon vieux break Nevada et je laissais le temps faire son \u0153uvre \u2014 prendre son mal en patience, c\u2019\u00e9tait sans doute ma fa\u00e7on de me dire adulte. Quelques mois plus t\u00f4t j\u2019avais accept\u00e9 une chatte : responsabilit\u00e9 minimale, prototype de soi partag\u00e9. Un matin, sur la transilienne, j\u2019entends l\u2019histoire de McArhur Wheeler, cambriol\u00e9 \u00e0 Pittsburgh, film\u00e9 par une cam\u00e9ra \u2014 il nie, puis explique qu\u2019il \u00e9tait invisible parce qu\u2019il s\u2019\u00e9tait badigeonn\u00e9 le visage de jus de citron. D\u2019abord je ris, puis l\u2019anecdote glisse ; elle me tombe dessus comme un koan : l\u2019homme croit vraiment \u00e0 son invisible, il confond la m\u00e9thode et la foi, il prend en bloc l\u2019\u00e9vidence qui lui est montr\u00e9e. Dans les files, au ralenti, on fait le point sur sa vie. \u00c0 trente-cinq ans je ne me projetais pas ; je repassais mes \u00e9checs, je portais des costumes et j\u2019\u00e9tais en pilote automatique de neuf \u00e0 dix-sept heures. Le soir \u00e0 17h01, je remontais dans la Nevada et j\u2019enfilais la peau de l\u2019\u00e9crivain que je m\u2019\u00e9tais invent\u00e9, je mordais l\u2019acidit\u00e9 d\u2019une image comme on mordre un citron pour supporter l\u2019\u00e9mail de soi. J\u2019ai fini par croire que je ressemblais \u00e0 cet homme : arracher l\u2019aveu d\u2019une v\u00e9rit\u00e9, la refuser avec bonne foi, pr\u00e9f\u00e9rer l\u2019id\u00e9e de l\u2019invisibilit\u00e9 \u00e0 la vue de ce qui est l\u00e0. Quelques mois apr\u00e8s j\u2019ai d\u00e9m\u00e9nag\u00e9, emport\u00e9 la chatte ; elle est rest\u00e9e vingt-deux ans et m\u2019a appris, sans le dire, que l\u2019on peut cesser d\u2019\u00e9crire non parce qu\u2019on est vide, mais parce qu\u2019on a choisi d\u2019\u00e9couter autre chose.", "image": "", "tags": ["palimpsestes"] } ,{ "id": "https:\/\/ledibbouk.net\/l-inquietante-etrangete-1015.html", "url": "https:\/\/ledibbouk.net\/l-inquietante-etrangete-1015.html", "title": "L'inqui\u00e9tante \u00e9tranget\u00e9.", "date_published": "2021-02-28T08:41:34Z", "date_modified": "2025-09-25T15:54:55Z", "author": {"name": "Auteur"}, "content_html": "

C\u2019est une petite dame qui f\u00eatera bient\u00f4t ses quatre-vingt-dix ans. On dit « toute fr\u00eale », et d\u00e9j\u00e0 l\u2019expression vacille : comment la fragilit\u00e9 pourrait-elle durer si longtemps ? C\u2019est pourtant cette id\u00e9e qui m\u2019apaise, qu\u2019une faiblesse puisse tenir lieu de force, comme si l\u2019opini\u00e2tret\u00e9 d\u2019autrefois s\u2019\u00e9tait dissoute, laissant place \u00e0 une souplesse inattendue. Non plus le rocher dur, mais la poudre qui s\u2019effrite, grain apr\u00e8s grain, et qui persiste autrement. Un renversement discret, par glissements s\u00e9mantiques, apr\u00e8s la soixantaine franchie : voir surgir une acropole blanche, lointaine, et sentir, dans les fibres du corps, cette inqui\u00e9tante \u00e9tranget\u00e9 dont parlait Freud.<\/p>\n

Peut-\u00eatre est-ce ancien, remontant aux contes. Tout commence par du familier, puis survient la cassure : un \u00e9v\u00e9nement impr\u00e9vu, attendu malgr\u00e9 nous, qui d\u00e9chire le tissu du r\u00e9cit. Ce qui nous trouble, c\u2019est d\u2019en avoir toujours su la venue, et de n\u2019en rien dire. L\u2019\u00e9tranget\u00e9 se trame dans le silence.<\/p>\n

La vieille dame, disent ses filles, se perd un peu. Elle \u00e9change les pr\u00e9noms, confond les pilules dans son semainier, oublie les rendez-vous not\u00e9s en gros sur l\u2019ardoise de la cuisine. \u00c0 table, je l\u2019observe : elle joue la gamine surprise par les reproches affectueux, pousse des « oh pardon » ou des « mince alors », se met en sc\u00e8ne comme si elle consentait au r\u00f4le de celle qui perd la boule. Et pourtant, parfois, une \u00e9tincelle au fond des yeux : un apart\u00e9, une lueur d\u2019entente.<\/p>\n

« Tout va bien, je vous dis ! » r\u00e9p\u00e8te-t-elle, tandis que tout semble s\u2019effilocher. Chacun tient sa partition, parents, enfants, petits-enfants, comme si le jeu \u00e9tait n\u00e9cessaire.<\/p>\n

Il faut peut-\u00eatre accepter de se tenir l\u00e0, aupr\u00e8s d\u2019elle, dans cette \u00e9tranget\u00e9. D\u00e9poser un instant les costumes, laisser tomber les faux-semblants. Car il y a ce silence qu\u2019elle porte avec elle, apaisant, semblable au sable qui s\u2019\u00e9coule d\u2019une falaise vers la mer. On croit l\u2019entendre : le ressac. On s\u2019y laisse bercer, avant de regagner nos maisons, de reprendre le secret.<\/p>", "content_text": "C\u2019est une petite dame qui f\u00eatera bient\u00f4t ses quatre-vingt-dix ans. On dit \u00ab toute fr\u00eale \u00bb, et d\u00e9j\u00e0 l\u2019expression vacille : comment la fragilit\u00e9 pourrait-elle durer si longtemps ? C\u2019est pourtant cette id\u00e9e qui m\u2019apaise, qu\u2019une faiblesse puisse tenir lieu de force, comme si l\u2019opini\u00e2tret\u00e9 d\u2019autrefois s\u2019\u00e9tait dissoute, laissant place \u00e0 une souplesse inattendue. Non plus le rocher dur, mais la poudre qui s\u2019effrite, grain apr\u00e8s grain, et qui persiste autrement. Un renversement discret, par glissements s\u00e9mantiques, apr\u00e8s la soixantaine franchie : voir surgir une acropole blanche, lointaine, et sentir, dans les fibres du corps, cette inqui\u00e9tante \u00e9tranget\u00e9 dont parlait Freud. Peut-\u00eatre est-ce ancien, remontant aux contes. Tout commence par du familier, puis survient la cassure : un \u00e9v\u00e9nement impr\u00e9vu, attendu malgr\u00e9 nous, qui d\u00e9chire le tissu du r\u00e9cit. Ce qui nous trouble, c\u2019est d\u2019en avoir toujours su la venue, et de n\u2019en rien dire. L\u2019\u00e9tranget\u00e9 se trame dans le silence. La vieille dame, disent ses filles, se perd un peu. Elle \u00e9change les pr\u00e9noms, confond les pilules dans son semainier, oublie les rendez-vous not\u00e9s en gros sur l\u2019ardoise de la cuisine. \u00c0 table, je l\u2019observe : elle joue la gamine surprise par les reproches affectueux, pousse des \u00ab oh pardon \u00bb ou des \u00ab mince alors \u00bb, se met en sc\u00e8ne comme si elle consentait au r\u00f4le de celle qui perd la boule. Et pourtant, parfois, une \u00e9tincelle au fond des yeux : un apart\u00e9, une lueur d\u2019entente. \u00ab Tout va bien, je vous dis ! \u00bb r\u00e9p\u00e8te-t-elle, tandis que tout semble s\u2019effilocher. Chacun tient sa partition, parents, enfants, petits-enfants, comme si le jeu \u00e9tait n\u00e9cessaire. Il faut peut-\u00eatre accepter de se tenir l\u00e0, aupr\u00e8s d\u2019elle, dans cette \u00e9tranget\u00e9. D\u00e9poser un instant les costumes, laisser tomber les faux-semblants. Car il y a ce silence qu\u2019elle porte avec elle, apaisant, semblable au sable qui s\u2019\u00e9coule d\u2019une falaise vers la mer. On croit l\u2019entendre : le ressac. On s\u2019y laisse bercer, avant de regagner nos maisons, de reprendre le secret.", "image": "", "tags": ["affects", "palimpsestes"] } ,{ "id": "https:\/\/ledibbouk.net\/deuil.html", "url": "https:\/\/ledibbouk.net\/deuil.html", "title": "Deuil", "date_published": "2021-01-28T03:52:31Z", "date_modified": "2025-09-25T15:55:12Z", "author": {"name": "Auteur"}, "content_html": "

Quelque chose cloche. Tout semble normal : caf\u00e9, cigarette, m\u00e9t\u00e9o. Et pourtant non. \u00c7a bascule. Une nouvelle tombe. Irr\u00e9m\u00e9diable. On entend, mais on ne veut pas.<\/p>\n

Alors on marche, on cogne, on crie. La col\u00e8re comme bou\u00e9e. « Je ne veux pas. » Voil\u00e0 ce que dit le corps.<\/p>\n

On rejette les voix, les compassions « je comprends », « moi aussi ». Non. On creuse. Seul. Comme un mineur sous terre.<\/p>\n

Les jours s\u2019\u00e9tirent. Le deuil devient rumination. Un boa qui a aval\u00e9 un ours. Trop gros, trop lourd. On rumine jour et nuit. On invente des si. On r\u00e9\u00e9crit l\u2019histoire. On fatigue. On s\u2019use.<\/p>\n

La d\u00e9pression recolle les morceaux, mais de travers. Cubiste. Un visage en \u00e9clats. On s\u2019accroche aux habitudes : lever t\u00f4t, coucher t\u00f4t, remplir les cases de la journ\u00e9e. Ne pas sombrer. Juste tenir.<\/p>\n

Et puis un matin. M\u00eame palier, m\u00eame mois de janvier. Un oiseau. Son chant perce l\u2019air. Douceur cruelle. D\u00e9j\u00e0-vu. On ne sait pas s\u2019il faut rire ou pleurer.<\/p>\n

Alors on sourit, on l\u00e8ve le pied dans une flaque. Rien n\u2019est r\u00e9par\u00e9. Mais la vie, de nouveau, insiste.<\/p>", "content_text": "Quelque chose cloche. Tout semble normal : caf\u00e9, cigarette, m\u00e9t\u00e9o. Et pourtant non. \u00c7a bascule. Une nouvelle tombe. Irr\u00e9m\u00e9diable. On entend, mais on ne veut pas. Alors on marche, on cogne, on crie. La col\u00e8re comme bou\u00e9e. \u00ab Je ne veux pas. \u00bb Voil\u00e0 ce que dit le corps. On rejette les voix, les compassions \u00ab je comprends \u00bb, \u00ab moi aussi \u00bb. Non. On creuse. Seul. Comme un mineur sous terre. Les jours s\u2019\u00e9tirent. Le deuil devient rumination. Un boa qui a aval\u00e9 un ours. Trop gros, trop lourd. On rumine jour et nuit. On invente des si. On r\u00e9\u00e9crit l\u2019histoire. On fatigue. On s\u2019use. La d\u00e9pression recolle les morceaux, mais de travers. Cubiste. Un visage en \u00e9clats. On s\u2019accroche aux habitudes : lever t\u00f4t, coucher t\u00f4t, remplir les cases de la journ\u00e9e. Ne pas sombrer. Juste tenir. Et puis un matin. M\u00eame palier, m\u00eame mois de janvier. Un oiseau. Son chant perce l\u2019air. Douceur cruelle. D\u00e9j\u00e0-vu. On ne sait pas s\u2019il faut rire ou pleurer. Alors on sourit, on l\u00e8ve le pied dans une flaque. Rien n\u2019est r\u00e9par\u00e9. Mais la vie, de nouveau, insiste.", "image": "", "tags": ["palimpsestes"] } ,{ "id": "https:\/\/ledibbouk.net\/l-originalite-et-le-familier.html", "url": "https:\/\/ledibbouk.net\/l-originalite-et-le-familier.html", "title": "L'originalit\u00e9 et le familier", "date_published": "2021-01-25T06:43:15Z", "date_modified": "2025-09-25T15:55:30Z", "author": {"name": "Auteur"}, "content_html": "

On croit chercher l\u2019original. On grimpe sur des \u00e9chasses, on se prend de haut. Mais \u00e7a finit toujours par tomber.<\/p>\n

Le familier revient. Grim\u00e9. Soleil en chocolat qui fond dans l\u2019\u0153il, aveugle, fait pleurer.<\/p>\n

L\u2019original, c\u2019est peut-\u00eatre \u00e7a : du familier aval\u00e9, mal dig\u00e9r\u00e9, recrach\u00e9. Tas ti\u00e8de. \u00c9pluchures. Personne n\u2019en veut. On les ramasse, on les fait bouillir. On go\u00fbte. Pas bon. Pas mauvais. C\u2019est la faim qui d\u00e9cide.<\/p>\n

Puis, un jour, la langue se vide. Plus de souvenir. Plus de comparaison. La langue nue.<\/p>\n

Et l\u00e0 : le go\u00fbt surgit. Patate. Courgette. Navet. Brut. Net. La vie elle-m\u00eame.<\/p>\n

Alors on reste seul avec cette \u00e9vidence : ce qu\u2019on croyait nouveau, c\u2019\u00e9tait d\u00e9j\u00e0 l\u00e0.<\/p>", "content_text": "On croit chercher l\u2019original. On grimpe sur des \u00e9chasses, on se prend de haut. Mais \u00e7a finit toujours par tomber. Le familier revient. Grim\u00e9. Soleil en chocolat qui fond dans l\u2019\u0153il, aveugle, fait pleurer. L\u2019original, c\u2019est peut-\u00eatre \u00e7a : du familier aval\u00e9, mal dig\u00e9r\u00e9, recrach\u00e9. Tas ti\u00e8de. \u00c9pluchures. Personne n\u2019en veut. On les ramasse, on les fait bouillir. On go\u00fbte. Pas bon. Pas mauvais. C\u2019est la faim qui d\u00e9cide. Puis, un jour, la langue se vide. Plus de souvenir. Plus de comparaison. La langue nue. Et l\u00e0 : le go\u00fbt surgit. Patate. Courgette. Navet. Brut. Net. La vie elle-m\u00eame. Alors on reste seul avec cette \u00e9vidence : ce qu\u2019on croyait nouveau, c\u2019\u00e9tait d\u00e9j\u00e0 l\u00e0.", "image": "", "tags": ["palimpsestes"] } ,{ "id": "https:\/\/ledibbouk.net\/instinct.html", "url": "https:\/\/ledibbouk.net\/instinct.html", "title": "Instinct", "date_published": "2021-01-16T07:31:05Z", "date_modified": "2025-09-25T15:55:43Z", "author": {"name": "Auteur"}, "content_html": "

Elle suppose. Moi j\u2019agis. Je d\u00e9rive seul sur l\u2019oc\u00e9an de ses suppositions. Ma seule boussole : le sel sur ma langue, sec ou d\u00e9tremp\u00e9 selon la bourrasque.<\/p>\n

Je ne suis pas autre chose que cet instinct. Devenir riche, partir sur Mars, tendre une ligne dans un canal — la m\u00eame travers\u00e9e. Le m\u00eame oc\u00e9an. Toujours.<\/p>\n

En soi aussi il y a des oc\u00e9ans. Pas un. Plusieurs. Et chercher la terre ferme, c\u2019est d\u00e9j\u00e0 se perdre.<\/p>\n

J\u2019ai tent\u00e9 tous les pronoms : je, nous, vous, ils. Rien. Horizon brouill\u00e9. Parfois je m\u2019arr\u00eate au tu. Le tu repose. Tu veux ou tu ne veux pas. Simple.<\/p>\n

Mais la part de moi qui navigue s\u2019en fout. Elle ne jure que par la trace des oiseaux dans le ciel, le go\u00fbt du sel, l\u2019\u00e9clair bleu d\u2019un orage, l\u2019acidit\u00e9 des citrons.<\/p>", "content_text": "Elle suppose. Moi j\u2019agis. Je d\u00e9rive seul sur l\u2019oc\u00e9an de ses suppositions. Ma seule boussole : le sel sur ma langue, sec ou d\u00e9tremp\u00e9 selon la bourrasque. Je ne suis pas autre chose que cet instinct. Devenir riche, partir sur Mars, tendre une ligne dans un canal \u2014 la m\u00eame travers\u00e9e. Le m\u00eame oc\u00e9an. Toujours. En soi aussi il y a des oc\u00e9ans. Pas un. Plusieurs. Et chercher la terre ferme, c\u2019est d\u00e9j\u00e0 se perdre. J\u2019ai tent\u00e9 tous les pronoms : je, nous, vous, ils. Rien. Horizon brouill\u00e9. Parfois je m\u2019arr\u00eate au tu. Le tu repose. Tu veux ou tu ne veux pas. Simple. Mais la part de moi qui navigue s\u2019en fout. Elle ne jure que par la trace des oiseaux dans le ciel, le go\u00fbt du sel, l\u2019\u00e9clair bleu d\u2019un orage, l\u2019acidit\u00e9 des citrons.", "image": "", "tags": ["palimpsestes"] } ,{ "id": "https:\/\/ledibbouk.net\/rester-en-lien.html", "url": "https:\/\/ledibbouk.net\/rester-en-lien.html", "title": "Rester en lien", "date_published": "2021-01-03T07:44:58Z", "date_modified": "2025-09-25T15:55:57Z", "author": {"name": "Auteur"}, "content_html": "

Je n\u2019ai jamais su rester en lien. Pas d\u2019ami gard\u00e9, pas de cercle conserv\u00e9. Je traverse, je sors, je laisse. Les autres restent reli\u00e9s entre eux, moi je me d\u00e9couds. Ce n\u2019est pas une d\u00e9cision. C\u2019est un r\u00e9flexe. Comme quitter la table avant que les plats ne soient servis.<\/p>\n

Je n\u2019ai jamais support\u00e9 l\u2019id\u00e9e de devenir quelqu\u2019un. S\u2019ancrer dans un r\u00f4le, s\u2019y coller comme une \u00e9tiquette. Alors j\u2019ai choisi la constance inverse : ne pas avoir de constance. Je les appelais « prisonniers de la constance », je riais d\u2019eux, mais c\u2019\u00e9tait le m\u00eame attachement — moi \u00e0 l\u2019absence, eux \u00e0 leur masque.<\/p>\n

Roger, le peintre en lettres, l\u2019a dit un jour, simplement : tu n\u2019as pas de fondation, voil\u00e0 pourquoi tu ne gardes pas les liens. J\u2019ai souri, mais il m\u2019avait transperc\u00e9. Avec lui non plus je n\u2019ai pas su rester en lien. Comme avec tous les autres. Et pourtant je pense \u00e0 lui souvent.<\/p>\n

Je les ai tous gard\u00e9s autrement. Pas vivants, mais fant\u00f4mes. Conversations muettes, reprises \u00e0 volont\u00e9. Les silhouettes d\u00e9filent, je retourne aux instants, je fouille, je scrute. Pourquoi on s\u2019est perdus. Pourquoi je les ai laiss\u00e9s filer. Je peux revoir les visages, je ne peux pas les toucher.<\/p>\n

Mon manque de chaleur est \u00e0 double face : je n\u2019en donne pas, je n\u2019en re\u00e7ois pas. Les objectifs aussi je les ai laiss\u00e9s filer. Devenir solide, fiable, \u00eatre quelqu\u2019un sur qui on peut compter — \u00e7a m\u2019a toujours paru une com\u00e9die. Alors j\u2019ai envoy\u00e9 valser tout ce \u00e0 quoi un \u00eatre humain s\u2019accroche.<\/p>\n

Le seul lien que j\u2019ai gard\u00e9, c\u2019est avec l\u2019id\u00e9e de ne pas en avoir. C\u2019est peut-\u00eatre \u00e7a : fuir le chagrin des disparus, esquiver la nouvelle des morts. Mais en v\u00e9rit\u00e9 je ne sais pas. Ce que je sais, c\u2019est que les fant\u00f4mes ne s\u2019en vont pas.<\/p>", "content_text": "Je n\u2019ai jamais su rester en lien. Pas d\u2019ami gard\u00e9, pas de cercle conserv\u00e9. Je traverse, je sors, je laisse. Les autres restent reli\u00e9s entre eux, moi je me d\u00e9couds. Ce n\u2019est pas une d\u00e9cision. C\u2019est un r\u00e9flexe. Comme quitter la table avant que les plats ne soient servis. Je n\u2019ai jamais support\u00e9 l\u2019id\u00e9e de devenir quelqu\u2019un. S\u2019ancrer dans un r\u00f4le, s\u2019y coller comme une \u00e9tiquette. Alors j\u2019ai choisi la constance inverse : ne pas avoir de constance. Je les appelais \u00ab prisonniers de la constance \u00bb, je riais d\u2019eux, mais c\u2019\u00e9tait le m\u00eame attachement \u2014 moi \u00e0 l\u2019absence, eux \u00e0 leur masque. Roger, le peintre en lettres, l\u2019a dit un jour, simplement : tu n\u2019as pas de fondation, voil\u00e0 pourquoi tu ne gardes pas les liens. J\u2019ai souri, mais il m\u2019avait transperc\u00e9. Avec lui non plus je n\u2019ai pas su rester en lien. Comme avec tous les autres. Et pourtant je pense \u00e0 lui souvent. Je les ai tous gard\u00e9s autrement. Pas vivants, mais fant\u00f4mes. Conversations muettes, reprises \u00e0 volont\u00e9. Les silhouettes d\u00e9filent, je retourne aux instants, je fouille, je scrute. Pourquoi on s\u2019est perdus. Pourquoi je les ai laiss\u00e9s filer. Je peux revoir les visages, je ne peux pas les toucher. Mon manque de chaleur est \u00e0 double face : je n\u2019en donne pas, je n\u2019en re\u00e7ois pas. Les objectifs aussi je les ai laiss\u00e9s filer. Devenir solide, fiable, \u00eatre quelqu\u2019un sur qui on peut compter \u2014 \u00e7a m\u2019a toujours paru une com\u00e9die. Alors j\u2019ai envoy\u00e9 valser tout ce \u00e0 quoi un \u00eatre humain s\u2019accroche. Le seul lien que j\u2019ai gard\u00e9, c\u2019est avec l\u2019id\u00e9e de ne pas en avoir. C\u2019est peut-\u00eatre \u00e7a : fuir le chagrin des disparus, esquiver la nouvelle des morts. Mais en v\u00e9rit\u00e9 je ne sais pas. Ce que je sais, c\u2019est que les fant\u00f4mes ne s\u2019en vont pas.", "image": "", "tags": ["palimpsestes"] } ,{ "id": "https:\/\/ledibbouk.net\/j-etais-sure-que-tu-embrassais-comme-ca.html", "url": "https:\/\/ledibbouk.net\/j-etais-sure-que-tu-embrassais-comme-ca.html", "title": "J'\u00e9tais s\u00fbre que tu embrassais comme \u00e7a", "date_published": "2021-01-03T06:46:54Z", "date_modified": "2025-09-25T15:56:13Z", "author": {"name": "Auteur"}, "content_html": "

L\u2019ascenseur \u00e9tait en panne, six \u00e9tages \u00e0 grimper. Elle parlait, moi j\u2019\u00e9coutais \u00e0 moiti\u00e9, le souffle court, d\u00e9j\u00e0 mal \u00e0 l\u2019aise d\u2019\u00eatre devant elle, de savoir qu\u2019elle allait entrer chez moi. Elle avait apport\u00e9 des sandwichs, comme si c\u2019\u00e9tait pr\u00e9vu depuis toujours.<\/p>\n

Elle a pos\u00e9 le sac, retir\u00e9 son manteau, s\u2019est assise sur le canap\u00e9 comme chez elle. Moi debout, invit\u00e9 dans mon propre appartement. Elle a tapot\u00e9 le coussin, j\u2019ai ob\u00e9i. On a m\u00e2ch\u00e9 en silence, parl\u00e9 du temps, n\u2019importe quoi pour ne pas dire ce qu\u2019on faisait l\u00e0.<\/p>\n

Puis elle a l\u00e2ch\u00e9 son sandwich, sa main a saisi ma nuque. « Embrasse-moi, idiot. »<\/p>\n

Le baiser a dur\u00e9. Trop longtemps. Ma langue en crampe, mon souffle retenu. Effroi et excitation m\u00eal\u00e9s. J\u2019avais l\u2019impression qu\u2019en l\u2019embrassant nous suspendions le temps, qu\u2019on n\u2019aurait plus \u00e0 parler, qu\u2019on pouvait se taire enfin. Elle me serrait, je restais raide, prisonnier de mon propre corps.<\/p>\n

Son parfum montait, saturait l\u2019air, recouvrait mes murs, mes livres, mes v\u00eatements. Odeur \u00e9trang\u00e8re, violente, qui me chassait de chez moi. J\u2019\u00e9tais ailleurs, exil\u00e9 dans mon appartement.<\/p>\n

Elle a souri, clin d\u2019\u0153il \u00e9trange, puis la montre, le manteau, le sac repris. Elle a dit « je t\u2019appelle vite ». Elle a disparu dans la cage d\u2019escalier.<\/p>\n

La porte referm\u00e9e, il ne restait rien qu\u2019un parfum. Plus fort qu\u2019elle. Plus fort que moi.<\/p>", "content_text": "L\u2019ascenseur \u00e9tait en panne, six \u00e9tages \u00e0 grimper. Elle parlait, moi j\u2019\u00e9coutais \u00e0 moiti\u00e9, le souffle court, d\u00e9j\u00e0 mal \u00e0 l\u2019aise d\u2019\u00eatre devant elle, de savoir qu\u2019elle allait entrer chez moi. Elle avait apport\u00e9 des sandwichs, comme si c\u2019\u00e9tait pr\u00e9vu depuis toujours. Elle a pos\u00e9 le sac, retir\u00e9 son manteau, s\u2019est assise sur le canap\u00e9 comme chez elle. Moi debout, invit\u00e9 dans mon propre appartement. Elle a tapot\u00e9 le coussin, j\u2019ai ob\u00e9i. On a m\u00e2ch\u00e9 en silence, parl\u00e9 du temps, n\u2019importe quoi pour ne pas dire ce qu\u2019on faisait l\u00e0. Puis elle a l\u00e2ch\u00e9 son sandwich, sa main a saisi ma nuque. \u00ab Embrasse-moi, idiot. \u00bb Le baiser a dur\u00e9. Trop longtemps. Ma langue en crampe, mon souffle retenu. Effroi et excitation m\u00eal\u00e9s. J\u2019avais l\u2019impression qu\u2019en l\u2019embrassant nous suspendions le temps, qu\u2019on n\u2019aurait plus \u00e0 parler, qu\u2019on pouvait se taire enfin. Elle me serrait, je restais raide, prisonnier de mon propre corps. Son parfum montait, saturait l\u2019air, recouvrait mes murs, mes livres, mes v\u00eatements. Odeur \u00e9trang\u00e8re, violente, qui me chassait de chez moi. J\u2019\u00e9tais ailleurs, exil\u00e9 dans mon appartement. Elle a souri, clin d\u2019\u0153il \u00e9trange, puis la montre, le manteau, le sac repris. Elle a dit \u00ab je t\u2019appelle vite \u00bb. Elle a disparu dans la cage d\u2019escalier. La porte referm\u00e9e, il ne restait rien qu\u2019un parfum. Plus fort qu\u2019elle. Plus fort que moi.", "image": "", "tags": ["palimpsestes"] } ] }