{ "version": "https://jsonfeed.org/version/1.1", "title": "Le dibbouk", "home_page_url": "https:\/\/ledibbouk.net\/", "feed_url": "https:\/\/ledibbouk.net\/spip.php?page=feed_json", "language": "fr-FR", "items": [ { "id": "https:\/\/ledibbouk.net\/boost-02-12-construire-un-autel.html", "url": "https:\/\/ledibbouk.net\/boost-02-12-construire-un-autel.html", "title": "Boost 02 #12 | Construire un autel ", "date_published": "2025-12-09T10:53:52Z", "date_modified": "2025-12-09T11:05:25Z", "author": {"name": "Patrick Blanchon"}, "content_html": "
La fen\u00eatre de la chambre d\u2019h\u00f4tel a longtemps \u00e9t\u00e9 ce que je cherchais en premier. J\u2019allais vers elle comme si c\u2019\u00e9tait pour \u00e7a que j\u2019\u00e9tais venu, voir la ville \u00e0 travers ce cadre-l\u00e0 plut\u00f4t qu\u2019un autre. Je ne sais plus ce que je regardais exactement : les fa\u00e7ades d\u2019en face, un bout de ciel, une enseigne, peu importe, c\u2019\u00e9tait la ville vue depuis cette vitre qui comptait. Je ne me souviens plus vraiment quand j\u2019ai arr\u00eat\u00e9 de regarder par la fen\u00eatre. \u00c0 un moment, cela s\u2019est invers\u00e9. Lorsque j\u2019avais la possibilit\u00e9 de l\u2019occulter, je le faisais. Je rep\u00e9rais le rideau et je le tirais sans m\u00eame v\u00e9rifier ce qu\u2019il y avait dehors. Je me souviens de rideaux surtout, de leurs plis, de leur \u00e9paisseur, pas des vues qu\u2019ils masquaient. Je ne me rappelle pas avoir jamais ferm\u00e9 les volets d\u2019une chambre d\u2019h\u00f4tel. La fen\u00eatre restait l\u00e0, quelque part derri\u00e8re, disponible, mais d\u00e9j\u00e0 \u00e9cart\u00e9e. La perception du bruit dans une chambre d\u2019h\u00f4tel, qu\u2019il vienne des chambres d\u2019\u00e0 c\u00f4t\u00e9, de plus loin dans l\u2019immeuble ou de l\u2019ext\u00e9rieur, a longtemps tout recouvert. Je me souviens d\u2019un \u00e9t\u00e9 br\u00fblant o\u00f9 j\u2019ai ouvert la fen\u00eatre en grand. Le bruit et la lumi\u00e8re sont entr\u00e9s d\u2019un seul bloc. Je suis rest\u00e9 l\u00e0, sans la refermer. Premi\u00e8re fois que je pense avec un peu plus d\u2019acuit\u00e9 que d\u2019habitude au mot premi\u00e8re<\/em> et au mot fois<\/em> pos\u00e9s c\u00f4te \u00e0 c\u00f4te. Le mot c\u00f4te — aussi saugrenu soit le rapprochement — me ram\u00e8ne \u00e0 agneau et \u00e0 autel et d\u00e9bouche sur une ruelle grise dans le quartier du Marais. Quelques marches raides \u00e0 grimper, une rambarde de fer mouill\u00e9e, et puis la porte sombre de cet h\u00f4tel. Premi\u00e8re fois que je me retrouve seul dans un h\u00f4tel. Et c\u2019est maintenant que \u00e7a me revient : l\u2019\u00e9treinte exag\u00e9r\u00e9e, la toute derni\u00e8re fois que nous f\u00eemes l\u2019amour, P. et moi. Mais c\u2019\u00e9tait pr\u00e8s de quinze ans plus tard. La ville \u00e9tait devenue une \u00e9trang\u00e8re, et nous faisions semblant de l\u2019\u00eatre aussi. Nous vivions s\u00e9par\u00e9s d\u00e9j\u00e0, en p\u00e9riph\u00e9rie. Ce qui aurait d\u00fb \u00eatre arrach\u00e9 d\u2019un coup, comme une \u00e9charde, nous avons tra\u00een\u00e9 \u00e0 le faire. La nuit est tomb\u00e9e. On ne savait pas o\u00f9 aller et c\u2019est par hasard que nous nous retrouv\u00e2mes \u00e0 l\u2019angle de la ruelle, \u00e0 gravir les marches, \u00e0 passer par la m\u00eame porte sombre. Entre les deux, d\u2019autres nuits s\u2019accrochent, moins nettes. D\u2019autres rues de la ville, d\u2019autres jeux de cl\u00e9s, et au bout une porte sombre qui se dresse. \u00c0 chaque fois, je me retrouve \u00e0 redessiner la m\u00eame figure : un sac, quelques affaires, un num\u00e9ro de chambre, l\u2019habitude de passer par un h\u00f4tel. Pour moi, une chambre d\u2019h\u00f4tel au mois n\u2019a rien d\u2019une chambre de passage. On y reste, on y revient tous les soirs, on s\u2019y r\u00e9veille plusieurs fois de suite au m\u00eame endroit. Le confort affich\u00e9, avec gaz \u00e0 tous les \u00e9tages, veut dire qu\u2019on peut cuisiner, se laver, faire ses besoins sans quitter la chambre. C\u2019est un logement pos\u00e9 dans un couloir, derri\u00e8re une porte identique \u00e0 toutes les autres. Dans une chambre d\u2019h\u00f4tel au mois, personne ne vient faire le m\u00e9nage. Le locataire fait le n\u00e9cessaire lui-m\u00eame. Derri\u00e8re la cloison de la chambre dont je me souviens vivait une vieille femme. Elle chantonnait toute la journ\u00e9e, et c\u2019est ainsi que j\u2019ai su que quelqu\u2019un habitait l\u00e0. Une fois ou deux, j\u2019ai vu sa chambre : des montagnes de sacs-poubelles, de linge, d\u2019emballages vides, un amoncellement o\u00f9 on ne voyait plus le sol. \u00c0 l\u2019\u00e9tage au-dessus vivait un ma\u00e7on qui \u00e9coutait du reggae. Il m\u2019invitait souvent \u00e0 partager un repas. Chez lui, tout \u00e9tait organis\u00e9, chaque chose avait sa place, et une sorte de confort tranquille r\u00e9gnait dans la pi\u00e8ce. L\u2019h\u00f4tel est l\u2019autel et l\u2019\u00e9tabli o\u00f9, sans le savoir, j\u2019ai commenc\u00e9 d\u2019apprendre \u00e0 mourir.<\/p>\n Illustration<\/strong> La chambre que Vincent van Gogh a occup\u00e9e pendant deux mois \u00e0 l\u2019auberge Ravoux , Auvers-sur-Oise.<\/p>",
"content_text": " La fen\u00eatre de la chambre d\u2019h\u00f4tel a longtemps \u00e9t\u00e9 ce que je cherchais en premier. J\u2019allais vers elle comme si c\u2019\u00e9tait pour \u00e7a que j\u2019\u00e9tais venu, voir la ville \u00e0 travers ce cadre-l\u00e0 plut\u00f4t qu\u2019un autre. Je ne sais plus ce que je regardais exactement : les fa\u00e7ades d\u2019en face, un bout de ciel, une enseigne, peu importe, c\u2019\u00e9tait la ville vue depuis cette vitre qui comptait. Je ne me souviens plus vraiment quand j\u2019ai arr\u00eat\u00e9 de regarder par la fen\u00eatre. \u00c0 un moment, cela s\u2019est invers\u00e9. Lorsque j\u2019avais la possibilit\u00e9 de l\u2019occulter, je le faisais. Je rep\u00e9rais le rideau et je le tirais sans m\u00eame v\u00e9rifier ce qu\u2019il y avait dehors. Je me souviens de rideaux surtout, de leurs plis, de leur \u00e9paisseur, pas des vues qu\u2019ils masquaient. Je ne me rappelle pas avoir jamais ferm\u00e9 les volets d\u2019une chambre d\u2019h\u00f4tel. La fen\u00eatre restait l\u00e0, quelque part derri\u00e8re, disponible, mais d\u00e9j\u00e0 \u00e9cart\u00e9e. La perception du bruit dans une chambre d\u2019h\u00f4tel, qu\u2019il vienne des chambres d\u2019\u00e0 c\u00f4t\u00e9, de plus loin dans l\u2019immeuble ou de l\u2019ext\u00e9rieur, a longtemps tout recouvert. Je me souviens d\u2019un \u00e9t\u00e9 br\u00fblant o\u00f9 j\u2019ai ouvert la fen\u00eatre en grand. Le bruit et la lumi\u00e8re sont entr\u00e9s d\u2019un seul bloc. Je suis rest\u00e9 l\u00e0, sans la refermer. Premi\u00e8re fois que je pense avec un peu plus d\u2019acuit\u00e9 que d\u2019habitude au mot *premi\u00e8re* et au mot *fois* pos\u00e9s c\u00f4te \u00e0 c\u00f4te. Le mot c\u00f4te \u2014 aussi saugrenu soit le rapprochement \u2014 me ram\u00e8ne \u00e0 agneau et \u00e0 autel et d\u00e9bouche sur une ruelle grise dans le quartier du Marais. Quelques marches raides \u00e0 grimper, une rambarde de fer mouill\u00e9e, et puis la porte sombre de cet h\u00f4tel. Premi\u00e8re fois que je me retrouve seul dans un h\u00f4tel. Et c\u2019est maintenant que \u00e7a me revient : l\u2019\u00e9treinte exag\u00e9r\u00e9e, la toute derni\u00e8re fois que nous f\u00eemes l\u2019amour, P. et moi. Mais c\u2019\u00e9tait pr\u00e8s de quinze ans plus tard. La ville \u00e9tait devenue une \u00e9trang\u00e8re, et nous faisions semblant de l\u2019\u00eatre aussi. Nous vivions s\u00e9par\u00e9s d\u00e9j\u00e0, en p\u00e9riph\u00e9rie. Ce qui aurait d\u00fb \u00eatre arrach\u00e9 d\u2019un coup, comme une \u00e9charde, nous avons tra\u00een\u00e9 \u00e0 le faire. La nuit est tomb\u00e9e. On ne savait pas o\u00f9 aller et c\u2019est par hasard que nous nous retrouv\u00e2mes \u00e0 l\u2019angle de la ruelle, \u00e0 gravir les marches, \u00e0 passer par la m\u00eame porte sombre. Entre les deux, d\u2019autres nuits s\u2019accrochent, moins nettes. D\u2019autres rues de la ville, d\u2019autres jeux de cl\u00e9s, et au bout une porte sombre qui se dresse. \u00c0 chaque fois, je me retrouve \u00e0 redessiner la m\u00eame figure : un sac, quelques affaires, un num\u00e9ro de chambre, l\u2019habitude de passer par un h\u00f4tel. Pour moi, une chambre d\u2019h\u00f4tel au mois n\u2019a rien d\u2019une chambre de passage. On y reste, on y revient tous les soirs, on s\u2019y r\u00e9veille plusieurs fois de suite au m\u00eame endroit. Le confort affich\u00e9, avec gaz \u00e0 tous les \u00e9tages, veut dire qu\u2019on peut cuisiner, se laver, faire ses besoins sans quitter la chambre. C\u2019est un logement pos\u00e9 dans un couloir, derri\u00e8re une porte identique \u00e0 toutes les autres. Dans une chambre d\u2019h\u00f4tel au mois, personne ne vient faire le m\u00e9nage. Le locataire fait le n\u00e9cessaire lui-m\u00eame. Derri\u00e8re la cloison de la chambre dont je me souviens vivait une vieille femme. Elle chantonnait toute la journ\u00e9e, et c\u2019est ainsi que j\u2019ai su que quelqu\u2019un habitait l\u00e0. Une fois ou deux, j\u2019ai vu sa chambre : des montagnes de sacs-poubelles, de linge, d\u2019emballages vides, un amoncellement o\u00f9 on ne voyait plus le sol. \u00c0 l\u2019\u00e9tage au-dessus vivait un ma\u00e7on qui \u00e9coutait du reggae. Il m\u2019invitait souvent \u00e0 partager un repas. Chez lui, tout \u00e9tait organis\u00e9, chaque chose avait sa place, et une sorte de confort tranquille r\u00e9gnait dans la pi\u00e8ce. L\u2019h\u00f4tel est l\u2019autel et l\u2019\u00e9tabli o\u00f9, sans le savoir, j\u2019ai commenc\u00e9 d\u2019apprendre \u00e0 mourir. **Illustration** La chambre que Vincent van Gogh a occup\u00e9e pendant deux mois \u00e0 l\u2019auberge Ravoux , Auvers-sur-Oise. ",
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"title": "Boost 02 #11 | Tranches de vie par les mains",
"date_published": "2025-12-02T07:14:25Z",
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"author": {"name": "Patrick Blanchon"},
"content_html": " Ce texte est n\u00e9 d\u2019une proposition d\u2019atelier de Fran\u00e7ois Bon, \u00e0 partir d\u2019un fragment de Gertrude Stein sur les mains et la fa\u00e7on de les lire. La consigne, telle que je l\u2019ai comprise, consistait \u00e0 ne pas prendre la main comme simple d\u00e9tail anatomique mais comme lieu de passage entre le corps, l\u2019histoire et la langue. <\/p>\n<\/blockquote>\n La main tremble. Elle tremble parce qu’elle a tenu d’autres choses avant le crayon. Des choses dont on ne parle pas dans les lettres. La boue s\u00e8che encore dans les plis, les entailles ne se sont pas referm\u00e9es. La main descend vers la feuille, h\u00e9site. Ce n’est pas la peur d’\u00e9crire. C’est que la main se souvient. Elle se souvient de ce qu’elle a pouss\u00e9 dans un trou il y a quelques heures. Elle trace un pr\u00e9nom. Les doigts tremblent. Puis l’encre recouvre le blanc et quelque chose se calme. Ou fait semblant de se calmer. Les pleins et les d\u00e9li\u00e9s reviennent, le geste s’applique, la ligne se fait ferme. Comme si rien. Comme si on pouvait faire comme si.<\/p>\n L’autre main ne sait pas o\u00f9 se mettre. Elle bat un rythme sur le bois, \u00e0 plat, du bout des phalanges. Pour v\u00e9rifier. Que le sol tient. Qu’on est encore l\u00e0. Elle lisse la feuille, suit les lignes, accompagne. Les m\u00eames doigts qui fouillaient tracent maintenant « ma ch\u00e9rie » avec une lenteur appliqu\u00e9e. Et au-dessus, invisible, il y a cette autre main qui ne tremble jamais, celle qui rayera les noms, qui comptera les corps qui ne r\u00e9pondront plus.<\/p>\n \u00c0 l’h\u00f4pital, les mains disparaissent sous les bandages. On ne voit qu’un bout de doigt, un ongle cass\u00e9. Parfois une main tient une cigarette. Elle la tient longtemps avant de la porter aux l\u00e8vres. Le poignet se plie, les l\u00e8vres aspirent, la braise rougit. La main retombe aussit\u00f4t. Trop lourde. Paume ouverte. Les mains des infirmi\u00e8res ne tremblent pas. Elles saisissent, soul\u00e8vent, retournent, frottent jusqu’\u00e0 faire blanchir les jointures. Ce ne sont pas des caresses. Ce sont des gestes qui laissent la peau rouge et propre. Des doigts frais se posent au front, restent quelques secondes. Non, vous n’avez plus de fi\u00e8vre, vous sortirez bient\u00f4t. La main retombe, se range le long du corps. Mais le tremblement continue, discret, au bout des doigts. Les mots sont moins s\u00fbrs que le tremblement.<\/p>\n Quand la main descend du train, elle porte ce qui reste d’une valise. Un cube de toile, de carton fatigu\u00e9. Les doigts se crispent sur la poign\u00e9e, les phalanges blanchissent. L’autre main s’agrippe \u00e0 la barre de m\u00e9tal. Paume coll\u00e9e au froid. Le corps ne tient que par l\u00e0. Une main qui retient, une main qui emporte. Le train freine, la secousse remonte jusqu’\u00e0 l’\u00e9paule. La main sur la barre serre plus fort. Sur le quai, d’autres mains se tendent. Mais la sienne ne les cherche pas. Elle doit l\u00e2cher seule, elle le sait. Elle h\u00e9site, quitte la barre froide, se retrouve ouverte dans le vide. Alors elle se replie, se referme, dispara\u00eet dans une poche. Comme si le plus s\u00fbr \u00e9tait de ne toucher \u00e0 rien. La valise reste dehors, suspendue, tirant sur l’autre main qui ne peut pas se cacher. La main de l’homme revenu qu’il va falloir faire passer pour un homme ordinaire.<\/p>\n La main de l’instituteur farfouille dans la bo\u00eete, choisit la craie blanche, se tourne vers le tableau noir. Elle h\u00e9site. Le poignet suspendu. Comme si \u00e9crire quelques mots demandait plus d’effort que de tirer une g\u00e2chette. Elle trace : 15 septembre 1919. La craie crisse, blanchit la pulpe des doigts. Chaque lettre se pose avec une application trop appliqu\u00e9e. Les enfants sentent qu’il se passe autre chose.<\/p>\n Au m\u00eame moment, loin, dans la province d’Alexandrie, au Pi\u00e9mont, une toute petite main se ferme et se rouvre pour la premi\u00e8re fois sur rien. La main d’un nouveau-n\u00e9 qu’on appellera Fausto Coppi. Cette main ne porte encore aucune trace. L’autre main de l’instituteur ne sait pas quoi faire. Elle s’ouvre, se ferme, finit par se glisser dans la poche de la veste, paume serr\u00e9e. C’est l\u00e0 qu’il faut tenir en r\u00e9serve ce que la main qui \u00e9crit ne dira pas.<\/p>\n Il ne le sait pas encore.<\/p>",
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"title": "Boost 02 # 10 | non, voil\u00e0 comme elle est",
"date_published": "2025-11-25T07:24:48Z",
"date_modified": "2025-11-26T02:23:03Z",
"author": {"name": "Patrick Blanchon"},
"content_html": " Ce texte est n\u00e9 d\u2019un exercice d\u2019atelier autour d\u2019Henri Michaux, Face aux verrous, et de la formule : « Non, voil\u00e0 comme elle est \/ voil\u00e0 ce qu\u2019elle n\u2019est pas ». La premi\u00e8re version (que j\u2019appelle ici “09”) d\u00e9roule le r\u00e9cit de fa\u00e7on lin\u00e9aire : Suresnes, la chambre, la cit\u00e9-jardin, le travail, le bistrot. Dans le cadre de la proposition #10, il s\u2019agissait de repartir de ce texte d\u00e9j\u00e0 \u00e9crit et de lui opposer une s\u00e9rie de “Non” : non pas pour l\u2019illustrer ni l\u2019expliquer, mais pour refuser ses facilit\u00e9s, ses arrangements, ses angles morts. La “version atelier” reprend ce geste sous forme de liste : un “Voil\u00e0 ce qu\u2019elle est” suivi de “Non, voil\u00e0 ce qu\u2019elle n\u2019est pas”, \u00e0 partir des trois premiers paragraphes, dans l\u2019esprit de l\u2019exercice. La seconde version pousse plus loin le dispositif : entre chaque paragraphe du r\u00e9cit, un bloc de phrases au pr\u00e9sent vient dire “Non” \u00e0 ce qui vient d\u2019\u00eatre racont\u00e9, comme si une autre voix, plus s\u00e8che, plus r\u00e9tive, refusait de laisser le texte se contenter de sa propre narration. Il ne s\u2019agit pas d\u2019un commentaire ni d\u2019une correction, mais d\u2019un contre-chant : une fa\u00e7on de laisser coexister la version racontable et la version qui r\u00e9siste.<\/p>\n<\/blockquote>\n Voil\u00e0 ce qu\u2019elle est : arrivant \u00e0 trente-cinq ans dans une petite chambre de Suresnes, habitant sans le savoir un fragment de cit\u00e9-jardin, traversant chaque jour la cour, levant les yeux vers les immeubles, laissant le regard chercher Rueil-Malmaison sans la trouver, passant devant le cerisier japonais plant\u00e9 l\u00e0 pour offrir un peu de beaut\u00e9, un peu d\u2019air, admirant deux fois d\u00e9j\u00e0 sa floraison, ses p\u00e9tales au sol, sentant parfois monter aux yeux une \u00e9motion qu\u2019on ne sait pas nommer.<\/p>\n Non, voil\u00e0 ce qu\u2019elle n\u2019est pas : un simple “quelques ann\u00e9es auparavant” qui amortit le choc, un rappel vague de trentaine comme on feuillette un album, une petite chambre sans confort interchangeable avec toutes les autres, un d\u00e9cor neutre pour illustrer la gal\u00e8re.\nNon, voil\u00e0 ce qu\u2019elle n\u2019est pas : se contentant d\u2019un “il a beau scruter” de narrateur pos\u00e9 \u00e0 la fen\u00eatre, regardant gentiment l\u2019horizon, attendant de voir surgir un ch\u00e2teau au loin comme dans un livre pour enfants.\nNon, voil\u00e0 ce qu\u2019elle n\u2019est pas : accueillant, logeant proprement, organisant rationnellement la vie des gens comme lui, r\u00e9alisant la promesse d\u2019urbanistes bien intentionn\u00e9s ; adoucissant les angles, distribuant la communaut\u00e9, offrant un sens lisible aux plaques de rues et aux pavillons au cordeau.\nNon, voil\u00e0 ce qu\u2019elle n\u2019est pas : r\u00e9duite \u00e0 un tableau noir, \u00e0 un cercueil tout trouv\u00e9, \u00e0 un clich\u00e9 de mis\u00e8re confortable pour lecteur compatissant, exhibant complaisamment la “nullit\u00e9”, la “grande mis\u00e8re”, le “rien” comme motif d\u00e9coratif.\nNon, voil\u00e0 ce qu\u2019elle n\u2019est pas : simple jolie touche de couleur qu\u2019on “aurait tort d\u2019oublier d\u2019\u00e9voquer”, cerisier ajout\u00e9 pour faire cadre, arbre japonais de catalogue adoucissant la sc\u00e8ne, consolant proprement les ouvriers de retour de l\u2019usine.\nNon, voil\u00e0 ce qu\u2019elle n\u2019est pas : expliquant clairement pourquoi les larmes montent, justifiant l\u2019\u00e9motion par de beaux mots, fournissant une raison nette au serrement de gorge devant les p\u00e9tales roses au sol.\nNon, voil\u00e0 ce qu\u2019elle n\u2019est pas : laissant intacte la possibilit\u00e9 de croire encore \u00e0 un horizon disponible, \u00e0 un ailleurs de ch\u00e2teau ou de ville voisine, \u00e0 un futur qu\u2019on pourrait rejoindre en plissant un peu les yeux.\nTu la vois et tu ne la connais pas.<\/p>\n<\/blockquote>\n On aurait pu rester l\u00e0 longtemps. Des ann\u00e9es peut-\u00eatre. Mais on ne reste jamais vraiment nulle part. Un matin, on a quitt\u00e9 Suresnes, la chambre, le cerisier, le bistro et ses silhouettes. On a repris un autre travail, un autre lieu. Puis encore un autre. Le temps a pass\u00e9 comme il passe : sans pr\u00e9venir, par paquets.<\/p>\n Non, on n\u2019aurait pas pu rester l\u00e0 longtemps, on ne tenait d\u00e9j\u00e0 pas debout. Non, on n\u2019a pas « quitt\u00e9 » Suresnes, on a \u00e9t\u00e9 expuls\u00e9 par le salaire, par la lassitude, par le bail, par la honte, par tout ce qui pousse dehors sans qu\u2019on d\u00e9cide. Non, ce n\u2019est pas « un autre travail, un autre lieu » comme une s\u00e9rie de cartes postales, c\u2019est la m\u00eame fatigue d\u00e9plac\u00e9e, la m\u00eame angoisse empaquet\u00e9e, juste chang\u00e9e de d\u00e9cor. Non, le temps ne « passe » pas, il ronge, il ponce, il enl\u00e8ve des options une par une.<\/p>\n<\/blockquote>\n Quelques ann\u00e9es auparavant, mettons trente. Il a d\u00e9sormais trente-cinq ans, il est \u00e0 Suresnes dans une petite chambre sans confort. Il ne sait pas qu\u2019il habite l\u00e0 un fragment de cit\u00e9-jardin construite dans les ann\u00e9es 1920 pour loger proprement des ouvriers et des employ\u00e9s comme lui, cens\u00e9s former une communaut\u00e9. L\u2019unique fen\u00eatre donne sur une cour et, au-del\u00e0, des immeubles. Peut-\u00eatre un avant-go\u00fbt de Courbevoie ou de Nanterre, on ne sait pas, on n\u2019est pas curieux.<\/p>\n Non, ce n\u2019est pas « quelques ann\u00e9es auparavant », c\u2019est maintenant, encore maintenant, \u00e7a ne s\u2019est jamais vraiment referm\u00e9. Non, ce n\u2019est pas « une petite chambre sans confort », c\u2019est la preuve qu\u2019on accepte n\u2019importe quoi tant qu\u2019il y a une serrure et un matelas. Non, il ne « sait pas » pour la cit\u00e9-jardin parce qu\u2019il n\u2019a pas le droit de savoir : toute l\u2019architecture sociale est faite pour qu\u2019il traverse sans lire, sans relier, sans comprendre qu\u2019on l\u2019a rang\u00e9 l\u00e0 avec d\u2019autres. Non, ce n\u2019est pas qu\u2019on n\u2019est « pas curieux », c\u2019est qu\u2019on est trop \u00e9puis\u00e9 pour se permettre la curiosit\u00e9, qu\u2019on a appris \u00e0 ne plus lever la t\u00eate vers Courbevoie ou Nanterre de peur de voir ce qu\u2019on n\u2019aura jamais.<\/p>\n<\/blockquote>\n Ce serait dommage de ne pas \u00e9voquer le cerisier japonais juste l\u00e0, devant la porte. On l\u2019a d\u00e9j\u00e0 vu perdre ses feuilles deux fois depuis qu\u2019on est arriv\u00e9 l\u00e0. On ignore que ces arbres faisaient partie du projet d\u2019origine : offrir un peu de beaut\u00e9, un peu d\u2019air, \u00e0 ceux qui rentraient de l\u2019usine au pied du Mont-Val\u00e9rien. On l\u2019a admir\u00e9, on a eu les larmes au bord des yeux tellement c\u2019\u00e9tait beau. On ne peut pas vraiment dire en quoi voir tous ces p\u00e9tales roses au sol d\u00e9clenche ce type d\u2019\u00e9motion. On ne cherche pas trop non plus \u00e0 le savoir, on n\u2019a pas vraiment le temps.<\/p>\n Non, ce ne serait pas dommage de ne pas l\u2019\u00e9voquer, le cerisier ; c\u2019est m\u00eame lui qui sert d\u2019alibi, de petit sucre po\u00e9tique pos\u00e9 sur la langue du r\u00e9cit pour le faire passer. Non, il ne « se contente pas » de perdre ses feuilles deux fois depuis qu\u2019on est arriv\u00e9, il rappelle chaque ann\u00e9e qu\u2019on est rest\u00e9, coinc\u00e9, plant\u00e9 l\u00e0 comme lui, sans projet d\u2019origine. Non, ce n\u2019est pas « offrir un peu de beaut\u00e9, un peu d\u2019air » qui tient : la beaut\u00e9 ici est pr\u00e9vue, programm\u00e9e, distribu\u00e9e comme un calmant, et c\u2019est pr\u00e9cis\u00e9ment ce qui donne la naus\u00e9e. Non, les larmes ne viennent pas « tellement c\u2019est beau », elles montent parce que c\u2019est trop beau pour l\u2019endroit, parce que \u00e7a ne colle pas, parce que ce rose au sol met en lumi\u00e8re tout le reste qui ne l\u2019est pas. Non, ce n\u2019est pas qu\u2019on « ne peut pas vraiment dire en quoi » : on pourrait le dire, mais il faudrait pour \u00e7a soulever la chape enti\u00e8re, ce qu\u2019on ne se permet pas. Non, ce n\u2019est pas qu\u2019on « n\u2019a pas vraiment le temps », c\u2019est qu\u2019on n\u2019a pas le droit de s\u2019y attarder sans que tout le reste s\u2019effondre avec.<\/p>\n<\/blockquote>\n Pour payer cette turne, il s\u2019est inscrit dans une bo\u00eete d\u2019int\u00e9rim et a d\u00e9got\u00e9 un emploi de chauffeur-livreur \u00e0 deux rues de l\u00e0. Chaque matin, il traverse sans y penser les rues portant les noms de maires et de r\u00e9formateurs sociaux qui avaient jur\u00e9 de sortir les ouvriers des taudis : des destins effac\u00e9s derri\u00e8re de simples plaques bleues. Cela ne demande pas beaucoup de jugeote, \u00e7a tombe bien, il n\u2019en poss\u00e8de pas trop. \u00c0 part prendre un plan papier dans le bon sens pour lire un plan, car le GPS n\u2019existe pas encore. On n\u2019imagine m\u00eame pas que \u00e7a puisse exister un jour.<\/p>\n Non, ce n\u2019est pas « pour payer cette turne » comme si tout se r\u00e9sumait \u00e0 une combine provisoire, c\u2019est pour continuer d\u2019accepter qu\u2019il n\u2019y ait pas mieux qu\u2019une turne \u00e0 payer. Non, ce n\u2019est pas « sans y penser » qu\u2019il traverse ces rues : c\u2019est en pensant \u00e0 autre chose pour ne pas devenir fou devant ces noms de bienfaiteurs clou\u00e9s sur les fa\u00e7ades, en d\u00e9tournant le regard pour ne pas voir ce qu\u2019on a fait de leurs promesses. Non, ce n\u2019est pas qu\u2019« il ne poss\u00e8de pas trop de jugeote », c\u2019est qu\u2019on lui a appris \u00e0 la retourner contre lui : \u00e0 se croire un peu idiot plut\u00f4t que de voir l\u2019intelligence qu\u2019il faudrait pour d\u00e9monter la machine o\u00f9 il sert. Non, ce n\u2019est pas un d\u00e9tail attendrissant d\u2019\u00e9poque que ce plan papier sans GPS : c\u2019est la preuve qu\u2019on lui confie la ville uniquement comme labyrinthe \u00e0 livrer, pas comme espace \u00e0 habiter.<\/p>\n<\/blockquote>\n Nulle n\u00e9cessit\u00e9 de se d\u00e9guiser en clown : un pantalon jean et un chandail, voire un blouson \u00e9ventuellement, suffisent. Parfois, certains matins de novembre, on prendra la pr\u00e9caution d\u2019une \u00e9charpe. Le vent remonte de la Seine, s\u2019engouffre entre les barres r\u00e9centes et les vieux immeubles de la cit\u00e9-jardin, m\u00e9langeant les g\u00e9n\u00e9rations sans que cela raconte grand-chose pour lui. On ne voudrait pas attraper froid b\u00eatement.<\/p>\n Non, ce n\u2019est pas « nul besoin de se d\u00e9guiser en clown », ce n\u2019est pas une libert\u00e9 vestimentaire, c\u2019est simplement qu\u2019on ne poss\u00e8de rien d\u2019autre \u00e0 mettre sur le dos. Non, ce n\u2019est pas une « pr\u00e9caution » de prendre une \u00e9charpe, c\u2019est la peur de perdre un jour de salaire pour une bronchite, la peur de glisser encore un peu plus loin dans la pente. Non, ce vent de Seine ne « m\u00e9lange » pas les g\u00e9n\u00e9rations comme une jolie m\u00e9taphore, il les use pareil, il passe \u00e0 travers toutes les couches de peinture sociale, et lui n\u2019a juste pas les mots pour le dire. Non, ce n\u2019est pas qu\u2019il « ne voudrait pas attraper froid b\u00eatement », c\u2019est qu\u2019il sait tr\u00e8s bien que le moindre rhume, ici, n\u2019est jamais b\u00eate : il co\u00fbte.<\/p>\n<\/blockquote>\n Encore que, si l\u2019on tombe malade, \u00e7a n\u2019est pas un drame. L\u2019arr\u00eat de travail nous permet de tra\u00eener au lit, de rester bien au chaud, probablement rideaux tir\u00e9s toute la journ\u00e9e. Dehors, la ville poursuit sa petite histoire de r\u00e9habilitations, de plans sociaux, de mutations de logements ; dedans, il s\u2019obstine sur un livre ardu qui le relie plus volontiers \u00e0 des morts c\u00e9l\u00e8bres qu\u2019aux voisins de palier. Un bon livre, de pr\u00e9f\u00e9rence, un bien difficile qu\u2019on prendra la peine d\u2019annoter \u00e0 chaque page.<\/p>\n Non, ce n\u2019est pas « pas un drame » de tomber malade, c\u2019est juste l\u2019unique mani\u00e8re d\u2019obtenir une tr\u00eave sans avoir \u00e0 la demander. Non, ce n\u2019est pas « tra\u00eener au lit », c\u2019est s\u2019effondrer enfin, les rideaux tir\u00e9s pour ne pas voir la lumi\u00e8re insistante de ce dehors qui continue sans lui. Non, la « petite histoire de r\u00e9habilitations et de plans sociaux » n\u2019est pas une toile de fond : c\u2019est la mani\u00e8re officielle de renommer la violence qui le traverse, pendant que lui s\u2019accroche \u00e0 un livre pour rester vivant dans sa t\u00eate. Non, ce n\u2019est pas une anecdote romantique d\u2019ouvrier qui lit un « bon livre difficile », c\u2019est une coupure suppl\u00e9mentaire : choisir les morts c\u00e9l\u00e8bres parce que les vivants autour sont trop proches, trop visibles, trop douloureux \u00e0 regarder en face.<\/p>\n<\/blockquote>\n On pourrait, de temps en temps, au d\u00e9but en tout cas, passer toute la journ\u00e9e au bistro. On vient depuis quelques jours de se faire une sorte de camarade, oh, pas encore un copain non. Mais si on le d\u00e9sire, cela nous changera un peu les id\u00e9es de retrouver ce N., po\u00e8te br\u00e9silien exil\u00e9, pour causer philosophie, po\u00e9sie, litt\u00e9rature. Dans un bled qui a vu passer ouvriers, r\u00e9fugi\u00e9s, rapatri\u00e9s, immigr\u00e9s, il ne voit en lui qu\u2019un camarade de comptoir de plus, pas le dernier avatar d\u2019une longue cha\u00eene d\u2019exils. Mais surtout boire et reboire \u00e0 tomber par terre devant le regard inquisiteur du t\u00f4lier maghr\u00e9bin en train de compter sa thune, assis dans un coin. Lui descend d\u2019une autre vague d\u2019ouvriers log\u00e9s jadis dans ces m\u00eames HBM, mais cette continuit\u00e9 sociale, on ne la voit pas, on se contente d\u2019encaisser la vue. On a l\u2019habitude. Derri\u00e8re lui, il n\u2019est pas rare qu\u2019on aper\u00e7oive quelques silhouettes. On ne sait pas si ce sont vraiment des femmes, mais \u00e7a y ressemble. Toute une population interlope qui vient \u00e9chouer l\u00e0, au petit matin, en provenance du bois de Boulogne, pas loin.<\/p>\n Non, ce n\u2019est pas « pour se changer un peu les id\u00e9es » qu\u2019on peut passer la journ\u00e9e au bistro, c\u2019est pour ne plus en avoir du tout, d\u2019id\u00e9es, au moins jusqu\u2019\u00e0 la fermeture. Non, N. n\u2019est pas « une sorte de camarade », c\u2019est un miroir qu\u2019on refuse de regarder trop longtemps : un autre exil\u00e9, plus lisible parce qu\u2019il a un accent et un pays clair, alors que lui n\u2019a qu\u2019un RER et une adresse provisoire. Non, ce n\u2019est pas un simple « bled qui a vu passer » des vagues d\u2019ouvriers et de r\u00e9fugi\u00e9s, c\u2019est un entonnoir ; on ne voit pas la cha\u00eene d\u2019exils parce qu\u2019on est en train d\u2019en devenir un maillon sans l\u00e9gende. Non, le t\u00f4lier ne fait pas que « compter sa thune », il compte aussi les corps qui tombent, les additions qui explosent, les dettes qui se nouent ; son regard n\u2019est pas qu\u2019inquisiteur, il est comptable de la mis\u00e8re. Non, ces silhouettes du fond ne sont pas un d\u00e9cor interlope : ce sont des vies enti\u00e8res rabattues \u00e0 l\u2019aube sur un coin de bar, qu\u2019on pr\u00e9f\u00e8re flouter en « on ne sait pas si ce sont vraiment des femmes » pour ne pas affronter ce qu\u2019on voit tr\u00e8s bien.<\/p>\n<\/blockquote>\n On pourrait aussi se souvenir que le boxeur, un grand costaud nantais, vient aussi se pavaner l\u00e0 avec sa danseuse serbe ou croate — on pourrait presque dessiner une carte : Nantes, Belgrade, le Maghreb, le Br\u00e9sil, la banlieue ouest, toutes ces trajectoires qui se croisent \u00e0 port\u00e9e de tram — Qu\u2019ils l\u2019ont plus ou moins pris en sympathie, \u00e0 moins que ce ne soit de la compassion. Ou tout simplement l\u2019app\u00e2t du gain, car \u00e9videmment ces deux l\u00e0, la piaule qu\u2019ils lui c\u00e9deraient ne serait pas gratuite. Mais tout de m\u00eame moins ch\u00e8re que celle de l\u2019h\u00f4tel.<\/p>\n Non, ce n\u2019est pas un simple « souvenir » parmi d\u2019autres, c\u2019est la sc\u00e8ne qu\u2019on se repasse pour se convaincre qu\u2019on a appartenu un peu \u00e0 ce d\u00e9cor. Non, le boxeur ne « se pavane » pas seulement : il montre ses muscles comme on exhibe un capital de survie, une mani\u00e8re de ne pas finir compl\u00e8tement dans le foss\u00e9. Non, ce n\u2019est pas une jolie carte possible \u00e0 dessiner, Nantes, Belgrade, Maghreb, Br\u00e9sil, banlieue ouest : c\u2019est un enchev\u00eatrement de d\u00e9racinements o\u00f9 personne n\u2019est vraiment chez soi, \u00e0 commencer par lui. Non, ce n\u2019est pas vraiment de la sympathie, ni seulement de la compassion ; c\u2019est du calcul, de chaque c\u00f4t\u00e9, pour savoir qui va tirer quoi de qui. Non, cette piaule « moins ch\u00e8re que l\u2019h\u00f4tel » n\u2019est pas une bonne affaire : c\u2019est une cage de secours, une marche de plus vers la d\u00e9pendance, avec juste assez de remise sur le prix pour pouvoir appeler \u00e7a une chance.<\/p>\n<\/blockquote>\n Apr\u00e8s l\u2019exercice autour de Michaux, le “je” du premier r\u00e9cit ne tenait plus tout seul. Le travail du « non, voil\u00e0 comme elle est » l\u2019avait d\u00e9j\u00e0 d\u00e9plac\u00e9, comme si le narrateur ne pouvait plus se parler \u00e0 lui-m\u00eame sans se soup\u00e7onner de mensonge. La version 3 raconte donc la m\u00eame situation, mais \u00e0 la troisi\u00e8me personne : ce “il” n\u2019est pas un personnage de fiction, c\u2019est le m\u00eame homme tenu \u00e0 distance, regard\u00e9 comme on regarderait un autre, pour que le texte assume enfin ce qu\u2019il montre sans chercher \u00e0 se justifier.<\/p>\n<\/blockquote>\n Il a trente-cinq ans, il vit \u00e0 Suresnes dans une petite chambre au bout d\u2019un couloir, une fen\u00eatre sur une cour, des immeubles qui ferment le ciel, un lit, une table, une chaise, \u00e7a suffit, et pourtant chaque soir, en refermant la porte, il a la sensation obscure d\u2019entrer un peu plus avant dans une cellule qui n\u2019est pas seulement de briques et de pl\u00e2tre mais de r\u00e9signation et de peur. Il traverse la cit\u00e9-jardin sans lire les noms de rues, il conna\u00eet le nombre de marches, le bruit des portes, l\u2019\u00e9cho dans l\u2019escalier quand quelqu\u2019un rentre trop tard, ces petits signes infimes qui lui disent qu\u2019il y a encore des vies autour de la sienne et qu\u2019il vit pourtant comme un disparu. Devant la porte il y a un cerisier japonais, plant\u00e9 l\u00e0 bien avant lui ; deux printemps d\u00e9j\u00e0, les p\u00e9tales roses ont recouvert les dalles, il a regard\u00e9 \u00e7a debout, sans bouger, comme si on avait renvers\u00e9 quelque chose que personne ne viendrait ramasser, et il se surprend \u00e0 penser que ce luxe inutile d\u2019une beaut\u00e9 offerte aux pauvres a quelque chose d\u2019accusateur, comme si cet arbre se souvenait mieux que nous de ce qu\u2019on avait promis aux hommes qui rentraient jadis de l\u2019usine. Le matin il part travailler comme chauffeur-livreur \u00e0 deux rues de l\u00e0, int\u00e9rim, badge, hangar, cl\u00e9s du camion ; il plie le plan, il retient les virages, les sens interdits, les places possibles pour se garer en travers, les codes d\u2019immeubles, et il laisse filer les noms grav\u00e9s sur les plaques bleues, ces noms d\u2019anciens bienfaiteurs qu\u2019il ne peut pas prendre au s\u00e9rieux sans sentir monter en lui une col\u00e8re inutile, une de ces col\u00e8res muettes qui ab\u00eement l\u2019\u00e2me parce qu\u2019elles ne trouvent jamais de parole. L\u2019hiver, le vent remonte de la Seine, il siffle entre les barres et les vieux immeubles, il traverse les v\u00eatements, il vous prend aux poignets, \u00e0 la nuque ; il remonte son col, parfois une \u00e9charpe, il ne faut pas tomber malade, il ne faut pas laisser un jour de paye au fond du lit, et il s\u2019entend raisonner comme ces vieux cur\u00e9s de campagne qui sermonnaient les enfants sur le froid et la prudence, sauf que son dieu \u00e0 lui, c\u2019est la paie de la fin du mois, ce chiffre d\u00e9risoire auquel se trouve suspendue toute sa docilit\u00e9. Quand \u00e7a arrive quand m\u00eame, la maladie, il reste couch\u00e9, rideaux tir\u00e9s, la lumi\u00e8re filtr\u00e9e par le tissu, la ville continue derri\u00e8re comme un bruit d\u2019appareil qu\u2019on n\u2019\u00e9teint jamais ; il ouvre un livre trop difficile, il souligne, il \u00e9crit dans les marges, les noms des morts tiennent mieux compagnie que les voisins qu\u2019on croise sans se parler dans l\u2019escalier, et il sent avec une sorte de honte tranquille qu\u2019il pr\u00e9f\u00e8re encore ces voix lointaines \u00e0 la main qu\u2019il n\u2019ose pas tendre \u00e0 celui qui vit derri\u00e8re la cloison. Parfois il descend au bistrot en bas de la rue. Le patron est assis dans un coin, il compte, il regarde, il dit peu de choses ; au comptoir il finit par parler avec N., Br\u00e9silien, po\u00e8te, exil\u00e9, c\u2019est comme \u00e7a que l\u2019autre se pr\u00e9sente, et dans sa mani\u00e8re de prononcer certains noms de philosophes ou de villes il per\u00e7oit tout de suite qu\u2019il s\u2019accroche \u00e0 ces mots comme lui \u00e0 ses livres, de peur de dispara\u00eetre enti\u00e8rement dans la boue du quotidien ; ils \u00e9changent des titres, des fragments, des bouts de m\u00e9moire, ils boivent verre apr\u00e8s verre, il remonte en zigzag, il sent que le trottoir n\u2019est pas droit, il se dit que ce n\u2019est pas le trottoir, que c\u2019est lui, que c\u2019est sa faiblesse, et cette pens\u00e9e soudain lui arrache presque un rire, un rire amer qu\u2019il ravale parce qu\u2019il sait trop bien de quoi il se moque. Au fond du bar, \u00e0 l\u2019aube, il y a des silhouettes qui viennent du bois de Boulogne, manteaux trop courts, sacs plastiques, perruques qui glissent un peu, on fait semblant de ne pas trop regarder, puis on regarde quand m\u00eame, on d\u00e9tourne la t\u00eate trop tard, et chaque fois il se dit que nous avons l\u00e0, devant nous, la parabole la plus simple de notre temps : des corps us\u00e9s, vendus, d\u00e9plac\u00e9s, que personne n\u2019a le courage de nommer autrement qu\u2019avec ces mots vagues, « interlopes », « femmes peut-\u00eatre », comme si nommer plus juste nous obligeait \u00e0 r\u00e9pondre de quelque chose. Un boxeur nantais passe de temps en temps avec une danseuse venue de l\u2019Est, large d\u2019\u00e9paules, s\u00fbr de lui, il occupe l\u2019espace comme si le bar \u00e9tait \u00e0 lui ; c\u2019est par lui, par eux, qu\u2019il entend parler d\u2019une piaule \u00e0 louer, une autre chambre, plus petite, un peu moins ch\u00e8re que l\u2019h\u00f4tel o\u00f9 il descendait avant d\u2019arriver ici, il dit oui presque tout de suite, et en disant oui il sent confus\u00e9ment que ce n\u2019est pas seulement \u00e0 une chambre qu\u2019il acquiesce mais \u00e0 toute cette logique qui le tient, qui le r\u00e9duit, et qu\u2019il pr\u00e9f\u00e8re encore ce consentement obscur \u00e0 la panique de n\u2019avoir plus de toit. Les jours se ressemblent : livrer, rentrer, lire, redescendre parfois au bar, laisser le temps s\u2019user sur les m\u00eames trajets ; il passe devant le cerisier sans y penser, puis un soir, un matin, il s\u2019arr\u00eate, il voit les branches nues, les bourgeons, les feuilles \u00e0 venir, il se rappelle les p\u00e9tales au sol comme si c\u2019\u00e9tait arriv\u00e9 \u00e0 quelqu\u2019un d\u2019autre, et il se surprend \u00e0 chercher, sans y croire vraiment, si dans cette obstination muette de l\u2019arbre il n\u2019y aurait pas, malgr\u00e9 tout, une esp\u00e8ce de promesse pour les hommes que nous sommes devenus, fatigu\u00e9s, l\u00e2ches, mais pas enti\u00e8rement perdus. Il sait que \u00e7a ne durera pas, il ne sait pas ce qui vient apr\u00e8s ; pour l\u2019instant il habite l\u00e0, dans cette chambre, avec cet arbre devant la porte et ce bistrot au coin, et toute une ville autour qu\u2019il traverse chaque jour sans \u00eatre s\u00fbr d\u2019y avoir vraiment place, mais avec la sensation tenace, presque douloureuse, que quelqu\u2019un, quelque part, continue de compter ses pas comme on compte les fautes d\u2019un enfant qu\u2019on aime trop pour le laisser s\u2019endurcir tout \u00e0 fait.<\/p>",
"content_text": " >Ce texte est n\u00e9 d\u2019un exercice d\u2019atelier autour d\u2019Henri Michaux, Face aux verrous, et de la formule : \u00ab Non, voil\u00e0 comme elle est \/ voil\u00e0 ce qu\u2019elle n\u2019est pas \u00bb. La premi\u00e8re version (que j\u2019appelle ici \u201c09\u201d) d\u00e9roule le r\u00e9cit de fa\u00e7on lin\u00e9aire : Suresnes, la chambre, la cit\u00e9-jardin, le travail, le bistrot. Dans le cadre de la proposition #10, il s\u2019agissait de repartir de ce texte d\u00e9j\u00e0 \u00e9crit et de lui opposer une s\u00e9rie de \u201cNon\u201d : non pas pour l\u2019illustrer ni l\u2019expliquer, mais pour refuser ses facilit\u00e9s, ses arrangements, ses angles morts. La \u201cversion atelier\u201d reprend ce geste sous forme de liste : un \u201cVoil\u00e0 ce qu\u2019elle est\u201d suivi de \u201cNon, voil\u00e0 ce qu\u2019elle n\u2019est pas\u201d, \u00e0 partir des trois premiers paragraphes, dans l\u2019esprit de l\u2019exercice. La seconde version pousse plus loin le dispositif : entre chaque paragraphe du r\u00e9cit, un bloc de phrases au pr\u00e9sent vient dire \u201cNon\u201d \u00e0 ce qui vient d\u2019\u00eatre racont\u00e9, comme si une autre voix, plus s\u00e8che, plus r\u00e9tive, refusait de laisser le texte se contenter de sa propre narration. Il ne s\u2019agit pas d\u2019un commentaire ni d\u2019une correction, mais d\u2019un contre-chant : une fa\u00e7on de laisser coexister la version racontable et la version qui r\u00e9siste. # 1 Voil\u00e0 ce qu\u2019elle est : arrivant \u00e0 trente-cinq ans dans une petite chambre de Suresnes, habitant sans le savoir un fragment de cit\u00e9-jardin, traversant chaque jour la cour, levant les yeux vers les immeubles, laissant le regard chercher Rueil-Malmaison sans la trouver, passant devant le cerisier japonais plant\u00e9 l\u00e0 pour offrir un peu de beaut\u00e9, un peu d\u2019air, admirant deux fois d\u00e9j\u00e0 sa floraison, ses p\u00e9tales au sol, sentant parfois monter aux yeux une \u00e9motion qu\u2019on ne sait pas nommer. >Non, voil\u00e0 ce qu\u2019elle n\u2019est pas : un simple \u201cquelques ann\u00e9es auparavant\u201d qui amortit le choc, un rappel vague de trentaine comme on feuillette un album, une petite chambre sans confort interchangeable avec toutes les autres, un d\u00e9cor neutre pour illustrer la gal\u00e8re. Non, voil\u00e0 ce qu\u2019elle n\u2019est pas : se contentant d\u2019un \u201cil a beau scruter\u201d de narrateur pos\u00e9 \u00e0 la fen\u00eatre, regardant gentiment l\u2019horizon, attendant de voir surgir un ch\u00e2teau au loin comme dans un livre pour enfants. Non, voil\u00e0 ce qu\u2019elle n\u2019est pas : accueillant, logeant proprement, organisant rationnellement la vie des gens comme lui, r\u00e9alisant la promesse d\u2019urbanistes bien intentionn\u00e9s ; adoucissant les angles, distribuant la communaut\u00e9, offrant un sens lisible aux plaques de rues et aux pavillons au cordeau. Non, voil\u00e0 ce qu\u2019elle n\u2019est pas : r\u00e9duite \u00e0 un tableau noir, \u00e0 un cercueil tout trouv\u00e9, \u00e0 un clich\u00e9 de mis\u00e8re confortable pour lecteur compatissant, exhibant complaisamment la \u201cnullit\u00e9\u201d, la \u201cgrande mis\u00e8re\u201d, le \u201crien\u201d comme motif d\u00e9coratif. Non, voil\u00e0 ce qu\u2019elle n\u2019est pas : simple jolie touche de couleur qu\u2019on \u201caurait tort d\u2019oublier d\u2019\u00e9voquer\u201d, cerisier ajout\u00e9 pour faire cadre, arbre japonais de catalogue adoucissant la sc\u00e8ne, consolant proprement les ouvriers de retour de l\u2019usine. Non, voil\u00e0 ce qu\u2019elle n\u2019est pas : expliquant clairement pourquoi les larmes montent, justifiant l\u2019\u00e9motion par de beaux mots, fournissant une raison nette au serrement de gorge devant les p\u00e9tales roses au sol. Non, voil\u00e0 ce qu\u2019elle n\u2019est pas : laissant intacte la possibilit\u00e9 de croire encore \u00e0 un horizon disponible, \u00e0 un ailleurs de ch\u00e2teau ou de ville voisine, \u00e0 un futur qu\u2019on pourrait rejoindre en plissant un peu les yeux. Tu la vois et tu ne la connais pas. # 2 On aurait pu rester l\u00e0 longtemps. Des ann\u00e9es peut-\u00eatre. Mais on ne reste jamais vraiment nulle part. Un matin, on a quitt\u00e9 Suresnes, la chambre, le cerisier, le bistro et ses silhouettes. On a repris un autre travail, un autre lieu. Puis encore un autre. Le temps a pass\u00e9 comme il passe : sans pr\u00e9venir, par paquets. >Non, on n\u2019aurait pas pu rester l\u00e0 longtemps, on ne tenait d\u00e9j\u00e0 pas debout. Non, on n\u2019a pas \u00ab quitt\u00e9 \u00bb Suresnes, on a \u00e9t\u00e9 expuls\u00e9 par le salaire, par la lassitude, par le bail, par la honte, par tout ce qui pousse dehors sans qu\u2019on d\u00e9cide. Non, ce n\u2019est pas \u00ab un autre travail, un autre lieu \u00bb comme une s\u00e9rie de cartes postales, c\u2019est la m\u00eame fatigue d\u00e9plac\u00e9e, la m\u00eame angoisse empaquet\u00e9e, juste chang\u00e9e de d\u00e9cor. Non, le temps ne \u00ab passe \u00bb pas, il ronge, il ponce, il enl\u00e8ve des options une par une. Quelques ann\u00e9es auparavant, mettons trente. Il a d\u00e9sormais trente-cinq ans, il est \u00e0 Suresnes dans une petite chambre sans confort. Il ne sait pas qu\u2019il habite l\u00e0 un fragment de cit\u00e9-jardin construite dans les ann\u00e9es 1920 pour loger proprement des ouvriers et des employ\u00e9s comme lui, cens\u00e9s former une communaut\u00e9. L\u2019unique fen\u00eatre donne sur une cour et, au-del\u00e0, des immeubles. Peut-\u00eatre un avant-go\u00fbt de Courbevoie ou de Nanterre, on ne sait pas, on n\u2019est pas curieux. >Non, ce n\u2019est pas \u00ab quelques ann\u00e9es auparavant \u00bb, c\u2019est maintenant, encore maintenant, \u00e7a ne s\u2019est jamais vraiment referm\u00e9. Non, ce n\u2019est pas \u00ab une petite chambre sans confort \u00bb, c\u2019est la preuve qu\u2019on accepte n\u2019importe quoi tant qu\u2019il y a une serrure et un matelas. Non, il ne \u00ab sait pas \u00bb pour la cit\u00e9-jardin parce qu\u2019il n\u2019a pas le droit de savoir : toute l\u2019architecture sociale est faite pour qu\u2019il traverse sans lire, sans relier, sans comprendre qu\u2019on l\u2019a rang\u00e9 l\u00e0 avec d\u2019autres. Non, ce n\u2019est pas qu\u2019on n\u2019est \u00ab pas curieux \u00bb, c\u2019est qu\u2019on est trop \u00e9puis\u00e9 pour se permettre la curiosit\u00e9, qu\u2019on a appris \u00e0 ne plus lever la t\u00eate vers Courbevoie ou Nanterre de peur de voir ce qu\u2019on n\u2019aura jamais. Ce serait dommage de ne pas \u00e9voquer le cerisier japonais juste l\u00e0, devant la porte. On l\u2019a d\u00e9j\u00e0 vu perdre ses feuilles deux fois depuis qu\u2019on est arriv\u00e9 l\u00e0. On ignore que ces arbres faisaient partie du projet d\u2019origine : offrir un peu de beaut\u00e9, un peu d\u2019air, \u00e0 ceux qui rentraient de l\u2019usine au pied du Mont-Val\u00e9rien. On l\u2019a admir\u00e9, on a eu les larmes au bord des yeux tellement c\u2019\u00e9tait beau. On ne peut pas vraiment dire en quoi voir tous ces p\u00e9tales roses au sol d\u00e9clenche ce type d\u2019\u00e9motion. On ne cherche pas trop non plus \u00e0 le savoir, on n\u2019a pas vraiment le temps. >Non, ce ne serait pas dommage de ne pas l\u2019\u00e9voquer, le cerisier ; c\u2019est m\u00eame lui qui sert d\u2019alibi, de petit sucre po\u00e9tique pos\u00e9 sur la langue du r\u00e9cit pour le faire passer. Non, il ne \u00ab se contente pas \u00bb de perdre ses feuilles deux fois depuis qu\u2019on est arriv\u00e9, il rappelle chaque ann\u00e9e qu\u2019on est rest\u00e9, coinc\u00e9, plant\u00e9 l\u00e0 comme lui, sans projet d\u2019origine. Non, ce n\u2019est pas \u00ab offrir un peu de beaut\u00e9, un peu d\u2019air \u00bb qui tient : la beaut\u00e9 ici est pr\u00e9vue, programm\u00e9e, distribu\u00e9e comme un calmant, et c\u2019est pr\u00e9cis\u00e9ment ce qui donne la naus\u00e9e. Non, les larmes ne viennent pas \u00ab tellement c\u2019est beau \u00bb, elles montent parce que c\u2019est trop beau pour l\u2019endroit, parce que \u00e7a ne colle pas, parce que ce rose au sol met en lumi\u00e8re tout le reste qui ne l\u2019est pas. Non, ce n\u2019est pas qu\u2019on \u00ab ne peut pas vraiment dire en quoi \u00bb : on pourrait le dire, mais il faudrait pour \u00e7a soulever la chape enti\u00e8re, ce qu\u2019on ne se permet pas. Non, ce n\u2019est pas qu\u2019on \u00ab n\u2019a pas vraiment le temps \u00bb, c\u2019est qu\u2019on n\u2019a pas le droit de s\u2019y attarder sans que tout le reste s\u2019effondre avec. Pour payer cette turne, il s\u2019est inscrit dans une bo\u00eete d\u2019int\u00e9rim et a d\u00e9got\u00e9 un emploi de chauffeur-livreur \u00e0 deux rues de l\u00e0. Chaque matin, il traverse sans y penser les rues portant les noms de maires et de r\u00e9formateurs sociaux qui avaient jur\u00e9 de sortir les ouvriers des taudis : des destins effac\u00e9s derri\u00e8re de simples plaques bleues. Cela ne demande pas beaucoup de jugeote, \u00e7a tombe bien, il n\u2019en poss\u00e8de pas trop. \u00c0 part prendre un plan papier dans le bon sens pour lire un plan, car le GPS n\u2019existe pas encore. On n\u2019imagine m\u00eame pas que \u00e7a puisse exister un jour. >Non, ce n\u2019est pas \u00ab pour payer cette turne \u00bb comme si tout se r\u00e9sumait \u00e0 une combine provisoire, c\u2019est pour continuer d\u2019accepter qu\u2019il n\u2019y ait pas mieux qu\u2019une turne \u00e0 payer. Non, ce n\u2019est pas \u00ab sans y penser \u00bb qu\u2019il traverse ces rues : c\u2019est en pensant \u00e0 autre chose pour ne pas devenir fou devant ces noms de bienfaiteurs clou\u00e9s sur les fa\u00e7ades, en d\u00e9tournant le regard pour ne pas voir ce qu\u2019on a fait de leurs promesses. Non, ce n\u2019est pas qu\u2019\u00ab il ne poss\u00e8de pas trop de jugeote \u00bb, c\u2019est qu\u2019on lui a appris \u00e0 la retourner contre lui : \u00e0 se croire un peu idiot plut\u00f4t que de voir l\u2019intelligence qu\u2019il faudrait pour d\u00e9monter la machine o\u00f9 il sert. Non, ce n\u2019est pas un d\u00e9tail attendrissant d\u2019\u00e9poque que ce plan papier sans GPS : c\u2019est la preuve qu\u2019on lui confie la ville uniquement comme labyrinthe \u00e0 livrer, pas comme espace \u00e0 habiter. Nulle n\u00e9cessit\u00e9 de se d\u00e9guiser en clown : un pantalon jean et un chandail, voire un blouson \u00e9ventuellement, suffisent. Parfois, certains matins de novembre, on prendra la pr\u00e9caution d\u2019une \u00e9charpe. Le vent remonte de la Seine, s\u2019engouffre entre les barres r\u00e9centes et les vieux immeubles de la cit\u00e9-jardin, m\u00e9langeant les g\u00e9n\u00e9rations sans que cela raconte grand-chose pour lui. On ne voudrait pas attraper froid b\u00eatement. >Non, ce n\u2019est pas \u00ab nul besoin de se d\u00e9guiser en clown \u00bb, ce n\u2019est pas une libert\u00e9 vestimentaire, c\u2019est simplement qu\u2019on ne poss\u00e8de rien d\u2019autre \u00e0 mettre sur le dos. Non, ce n\u2019est pas une \u00ab pr\u00e9caution \u00bb de prendre une \u00e9charpe, c\u2019est la peur de perdre un jour de salaire pour une bronchite, la peur de glisser encore un peu plus loin dans la pente. Non, ce vent de Seine ne \u00ab m\u00e9lange \u00bb pas les g\u00e9n\u00e9rations comme une jolie m\u00e9taphore, il les use pareil, il passe \u00e0 travers toutes les couches de peinture sociale, et lui n\u2019a juste pas les mots pour le dire. Non, ce n\u2019est pas qu\u2019il \u00ab ne voudrait pas attraper froid b\u00eatement \u00bb, c\u2019est qu\u2019il sait tr\u00e8s bien que le moindre rhume, ici, n\u2019est jamais b\u00eate : il co\u00fbte. Encore que, si l\u2019on tombe malade, \u00e7a n\u2019est pas un drame. L\u2019arr\u00eat de travail nous permet de tra\u00eener au lit, de rester bien au chaud, probablement rideaux tir\u00e9s toute la journ\u00e9e. Dehors, la ville poursuit sa petite histoire de r\u00e9habilitations, de plans sociaux, de mutations de logements ; dedans, il s\u2019obstine sur un livre ardu qui le relie plus volontiers \u00e0 des morts c\u00e9l\u00e8bres qu\u2019aux voisins de palier. Un bon livre, de pr\u00e9f\u00e9rence, un bien difficile qu\u2019on prendra la peine d\u2019annoter \u00e0 chaque page. >Non, ce n\u2019est pas \u00ab pas un drame \u00bb de tomber malade, c\u2019est juste l\u2019unique mani\u00e8re d\u2019obtenir une tr\u00eave sans avoir \u00e0 la demander. Non, ce n\u2019est pas \u00ab tra\u00eener au lit \u00bb, c\u2019est s\u2019effondrer enfin, les rideaux tir\u00e9s pour ne pas voir la lumi\u00e8re insistante de ce dehors qui continue sans lui. Non, la \u00ab petite histoire de r\u00e9habilitations et de plans sociaux \u00bb n\u2019est pas une toile de fond : c\u2019est la mani\u00e8re officielle de renommer la violence qui le traverse, pendant que lui s\u2019accroche \u00e0 un livre pour rester vivant dans sa t\u00eate. Non, ce n\u2019est pas une anecdote romantique d\u2019ouvrier qui lit un \u00ab bon livre difficile \u00bb, c\u2019est une coupure suppl\u00e9mentaire : choisir les morts c\u00e9l\u00e8bres parce que les vivants autour sont trop proches, trop visibles, trop douloureux \u00e0 regarder en face. On pourrait, de temps en temps, au d\u00e9but en tout cas, passer toute la journ\u00e9e au bistro. On vient depuis quelques jours de se faire une sorte de camarade, oh, pas encore un copain non. Mais si on le d\u00e9sire, cela nous changera un peu les id\u00e9es de retrouver ce N., po\u00e8te br\u00e9silien exil\u00e9, pour causer philosophie, po\u00e9sie, litt\u00e9rature. Dans un bled qui a vu passer ouvriers, r\u00e9fugi\u00e9s, rapatri\u00e9s, immigr\u00e9s, il ne voit en lui qu\u2019un camarade de comptoir de plus, pas le dernier avatar d\u2019une longue cha\u00eene d\u2019exils. Mais surtout boire et reboire \u00e0 tomber par terre devant le regard inquisiteur du t\u00f4lier maghr\u00e9bin en train de compter sa thune, assis dans un coin. Lui descend d\u2019une autre vague d\u2019ouvriers log\u00e9s jadis dans ces m\u00eames HBM, mais cette continuit\u00e9 sociale, on ne la voit pas, on se contente d\u2019encaisser la vue. On a l\u2019habitude. Derri\u00e8re lui, il n\u2019est pas rare qu\u2019on aper\u00e7oive quelques silhouettes. On ne sait pas si ce sont vraiment des femmes, mais \u00e7a y ressemble. Toute une population interlope qui vient \u00e9chouer l\u00e0, au petit matin, en provenance du bois de Boulogne, pas loin. >Non, ce n\u2019est pas \u00ab pour se changer un peu les id\u00e9es \u00bb qu\u2019on peut passer la journ\u00e9e au bistro, c\u2019est pour ne plus en avoir du tout, d\u2019id\u00e9es, au moins jusqu\u2019\u00e0 la fermeture. Non, N. n\u2019est pas \u00ab une sorte de camarade \u00bb, c\u2019est un miroir qu\u2019on refuse de regarder trop longtemps : un autre exil\u00e9, plus lisible parce qu\u2019il a un accent et un pays clair, alors que lui n\u2019a qu\u2019un RER et une adresse provisoire. Non, ce n\u2019est pas un simple \u00ab bled qui a vu passer \u00bb des vagues d\u2019ouvriers et de r\u00e9fugi\u00e9s, c\u2019est un entonnoir ; on ne voit pas la cha\u00eene d\u2019exils parce qu\u2019on est en train d\u2019en devenir un maillon sans l\u00e9gende. Non, le t\u00f4lier ne fait pas que \u00ab compter sa thune \u00bb, il compte aussi les corps qui tombent, les additions qui explosent, les dettes qui se nouent ; son regard n\u2019est pas qu\u2019inquisiteur, il est comptable de la mis\u00e8re. Non, ces silhouettes du fond ne sont pas un d\u00e9cor interlope : ce sont des vies enti\u00e8res rabattues \u00e0 l\u2019aube sur un coin de bar, qu\u2019on pr\u00e9f\u00e8re flouter en \u00ab on ne sait pas si ce sont vraiment des femmes \u00bb pour ne pas affronter ce qu\u2019on voit tr\u00e8s bien. On pourrait aussi se souvenir que le boxeur, un grand costaud nantais, vient aussi se pavaner l\u00e0 avec sa danseuse serbe ou croate \u2014 on pourrait presque dessiner une carte : Nantes, Belgrade, le Maghreb, le Br\u00e9sil, la banlieue ouest, toutes ces trajectoires qui se croisent \u00e0 port\u00e9e de tram \u2014 Qu\u2019ils l\u2019ont plus ou moins pris en sympathie, \u00e0 moins que ce ne soit de la compassion. Ou tout simplement l\u2019app\u00e2t du gain, car \u00e9videmment ces deux l\u00e0, la piaule qu\u2019ils lui c\u00e9deraient ne serait pas gratuite. Mais tout de m\u00eame moins ch\u00e8re que celle de l\u2019h\u00f4tel. >Non, ce n\u2019est pas un simple \u00ab souvenir \u00bb parmi d\u2019autres, c\u2019est la sc\u00e8ne qu\u2019on se repasse pour se convaincre qu\u2019on a appartenu un peu \u00e0 ce d\u00e9cor. Non, le boxeur ne \u00ab se pavane \u00bb pas seulement : il montre ses muscles comme on exhibe un capital de survie, une mani\u00e8re de ne pas finir compl\u00e8tement dans le foss\u00e9. Non, ce n\u2019est pas une jolie carte possible \u00e0 dessiner, Nantes, Belgrade, Maghreb, Br\u00e9sil, banlieue ouest : c\u2019est un enchev\u00eatrement de d\u00e9racinements o\u00f9 personne n\u2019est vraiment chez soi, \u00e0 commencer par lui. Non, ce n\u2019est pas vraiment de la sympathie, ni seulement de la compassion ; c\u2019est du calcul, de chaque c\u00f4t\u00e9, pour savoir qui va tirer quoi de qui. Non, cette piaule \u00ab moins ch\u00e8re que l\u2019h\u00f4tel \u00bb n\u2019est pas une bonne affaire : c\u2019est une cage de secours, une marche de plus vers la d\u00e9pendance, avec juste assez de remise sur le prix pour pouvoir appeler \u00e7a une chance. # 3 >Apr\u00e8s l\u2019exercice autour de Michaux, le \u201cje\u201d du premier r\u00e9cit ne tenait plus tout seul. Le travail du \u00ab non, voil\u00e0 comme elle est \u00bb l\u2019avait d\u00e9j\u00e0 d\u00e9plac\u00e9, comme si le narrateur ne pouvait plus se parler \u00e0 lui-m\u00eame sans se soup\u00e7onner de mensonge. La version 3 raconte donc la m\u00eame situation, mais \u00e0 la troisi\u00e8me personne : ce \u201cil\u201d n\u2019est pas un personnage de fiction, c\u2019est le m\u00eame homme tenu \u00e0 distance, regard\u00e9 comme on regarderait un autre, pour que le texte assume enfin ce qu\u2019il montre sans chercher \u00e0 se justifier. Il a trente-cinq ans, il vit \u00e0 Suresnes dans une petite chambre au bout d\u2019un couloir, une fen\u00eatre sur une cour, des immeubles qui ferment le ciel, un lit, une table, une chaise, \u00e7a suffit, et pourtant chaque soir, en refermant la porte, il a la sensation obscure d\u2019entrer un peu plus avant dans une cellule qui n\u2019est pas seulement de briques et de pl\u00e2tre mais de r\u00e9signation et de peur. Il traverse la cit\u00e9-jardin sans lire les noms de rues, il conna\u00eet le nombre de marches, le bruit des portes, l\u2019\u00e9cho dans l\u2019escalier quand quelqu\u2019un rentre trop tard, ces petits signes infimes qui lui disent qu\u2019il y a encore des vies autour de la sienne et qu\u2019il vit pourtant comme un disparu. Devant la porte il y a un cerisier japonais, plant\u00e9 l\u00e0 bien avant lui ; deux printemps d\u00e9j\u00e0, les p\u00e9tales roses ont recouvert les dalles, il a regard\u00e9 \u00e7a debout, sans bouger, comme si on avait renvers\u00e9 quelque chose que personne ne viendrait ramasser, et il se surprend \u00e0 penser que ce luxe inutile d\u2019une beaut\u00e9 offerte aux pauvres a quelque chose d\u2019accusateur, comme si cet arbre se souvenait mieux que nous de ce qu\u2019on avait promis aux hommes qui rentraient jadis de l\u2019usine. Le matin il part travailler comme chauffeur-livreur \u00e0 deux rues de l\u00e0, int\u00e9rim, badge, hangar, cl\u00e9s du camion ; il plie le plan, il retient les virages, les sens interdits, les places possibles pour se garer en travers, les codes d\u2019immeubles, et il laisse filer les noms grav\u00e9s sur les plaques bleues, ces noms d\u2019anciens bienfaiteurs qu\u2019il ne peut pas prendre au s\u00e9rieux sans sentir monter en lui une col\u00e8re inutile, une de ces col\u00e8res muettes qui ab\u00eement l\u2019\u00e2me parce qu\u2019elles ne trouvent jamais de parole. L\u2019hiver, le vent remonte de la Seine, il siffle entre les barres et les vieux immeubles, il traverse les v\u00eatements, il vous prend aux poignets, \u00e0 la nuque ; il remonte son col, parfois une \u00e9charpe, il ne faut pas tomber malade, il ne faut pas laisser un jour de paye au fond du lit, et il s\u2019entend raisonner comme ces vieux cur\u00e9s de campagne qui sermonnaient les enfants sur le froid et la prudence, sauf que son dieu \u00e0 lui, c\u2019est la paie de la fin du mois, ce chiffre d\u00e9risoire auquel se trouve suspendue toute sa docilit\u00e9. Quand \u00e7a arrive quand m\u00eame, la maladie, il reste couch\u00e9, rideaux tir\u00e9s, la lumi\u00e8re filtr\u00e9e par le tissu, la ville continue derri\u00e8re comme un bruit d\u2019appareil qu\u2019on n\u2019\u00e9teint jamais ; il ouvre un livre trop difficile, il souligne, il \u00e9crit dans les marges, les noms des morts tiennent mieux compagnie que les voisins qu\u2019on croise sans se parler dans l\u2019escalier, et il sent avec une sorte de honte tranquille qu\u2019il pr\u00e9f\u00e8re encore ces voix lointaines \u00e0 la main qu\u2019il n\u2019ose pas tendre \u00e0 celui qui vit derri\u00e8re la cloison. Parfois il descend au bistrot en bas de la rue. Le patron est assis dans un coin, il compte, il regarde, il dit peu de choses ; au comptoir il finit par parler avec N., Br\u00e9silien, po\u00e8te, exil\u00e9, c\u2019est comme \u00e7a que l\u2019autre se pr\u00e9sente, et dans sa mani\u00e8re de prononcer certains noms de philosophes ou de villes il per\u00e7oit tout de suite qu\u2019il s\u2019accroche \u00e0 ces mots comme lui \u00e0 ses livres, de peur de dispara\u00eetre enti\u00e8rement dans la boue du quotidien ; ils \u00e9changent des titres, des fragments, des bouts de m\u00e9moire, ils boivent verre apr\u00e8s verre, il remonte en zigzag, il sent que le trottoir n\u2019est pas droit, il se dit que ce n\u2019est pas le trottoir, que c\u2019est lui, que c\u2019est sa faiblesse, et cette pens\u00e9e soudain lui arrache presque un rire, un rire amer qu\u2019il ravale parce qu\u2019il sait trop bien de quoi il se moque. Au fond du bar, \u00e0 l\u2019aube, il y a des silhouettes qui viennent du bois de Boulogne, manteaux trop courts, sacs plastiques, perruques qui glissent un peu, on fait semblant de ne pas trop regarder, puis on regarde quand m\u00eame, on d\u00e9tourne la t\u00eate trop tard, et chaque fois il se dit que nous avons l\u00e0, devant nous, la parabole la plus simple de notre temps : des corps us\u00e9s, vendus, d\u00e9plac\u00e9s, que personne n\u2019a le courage de nommer autrement qu\u2019avec ces mots vagues, \u00ab interlopes \u00bb, \u00ab femmes peut-\u00eatre \u00bb, comme si nommer plus juste nous obligeait \u00e0 r\u00e9pondre de quelque chose. Un boxeur nantais passe de temps en temps avec une danseuse venue de l\u2019Est, large d\u2019\u00e9paules, s\u00fbr de lui, il occupe l\u2019espace comme si le bar \u00e9tait \u00e0 lui ; c\u2019est par lui, par eux, qu\u2019il entend parler d\u2019une piaule \u00e0 louer, une autre chambre, plus petite, un peu moins ch\u00e8re que l\u2019h\u00f4tel o\u00f9 il descendait avant d\u2019arriver ici, il dit oui presque tout de suite, et en disant oui il sent confus\u00e9ment que ce n\u2019est pas seulement \u00e0 une chambre qu\u2019il acquiesce mais \u00e0 toute cette logique qui le tient, qui le r\u00e9duit, et qu\u2019il pr\u00e9f\u00e8re encore ce consentement obscur \u00e0 la panique de n\u2019avoir plus de toit. Les jours se ressemblent : livrer, rentrer, lire, redescendre parfois au bar, laisser le temps s\u2019user sur les m\u00eames trajets ; il passe devant le cerisier sans y penser, puis un soir, un matin, il s\u2019arr\u00eate, il voit les branches nues, les bourgeons, les feuilles \u00e0 venir, il se rappelle les p\u00e9tales au sol comme si c\u2019\u00e9tait arriv\u00e9 \u00e0 quelqu\u2019un d\u2019autre, et il se surprend \u00e0 chercher, sans y croire vraiment, si dans cette obstination muette de l\u2019arbre il n\u2019y aurait pas, malgr\u00e9 tout, une esp\u00e8ce de promesse pour les hommes que nous sommes devenus, fatigu\u00e9s, l\u00e2ches, mais pas enti\u00e8rement perdus. Il sait que \u00e7a ne durera pas, il ne sait pas ce qui vient apr\u00e8s ; pour l\u2019instant il habite l\u00e0, dans cette chambre, avec cet arbre devant la porte et ce bistrot au coin, et toute une ville autour qu\u2019il traverse chaque jour sans \u00eatre s\u00fbr d\u2019y avoir vraiment place, mais avec la sensation tenace, presque douloureuse, que quelqu\u2019un, quelque part, continue de compter ses pas comme on compte les fautes d\u2019un enfant qu\u2019on aime trop pour le laisser s\u2019endurcir tout \u00e0 fait. ",
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"id": "https:\/\/ledibbouk.net\/18-novembre-2025.html",
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"title": "Boost 02 #09 | On ne sait pas trop",
"date_published": "2025-11-18T07:43:16Z",
"date_modified": "2025-11-18T07:43:16Z",
"author": {"name": "Patrick Blanchon"},
"content_html": " On aurait pu rester l\u00e0 longtemps. Des ann\u00e9es peut-\u00eatre. Mais on ne reste jamais vraiment nulle part. Un matin, on a quitt\u00e9 Suresnes, la chambre, le cerisier, le bistro et ses silhouettes. On a repris un autre travail, un autre lieu. Puis encore un autre. Le temps a pass\u00e9 comme il passe : sans pr\u00e9venir, par paquets.<\/p>\n<\/blockquote>\n Quelques ann\u00e9es auparavant, mettons trente. Il a d\u00e9sormais trente-cinq ans, il est \u00e0 Suresnes dans une petite chambre sans confort. Il ne sait pas qu\u2019il habite l\u00e0 un fragment de cit\u00e9-jardin construite dans les ann\u00e9es 1920 pour loger proprement des ouvriers et des employ\u00e9s comme lui, cens\u00e9s former une communaut\u00e9. L’unique fen\u00eatre donne sur une cour et, au-del\u00e0, des immeubles. Peut-\u00eatre un avant-go\u00fbt de Courbevoie ou de Nanterre, on ne sait pas, on n’est pas curieux.<\/p>\n Il a beau scruter, il doute d’apercevoir Rueil-Malmaison. \u00c0 cette distance, il ne voit ni les anciennes vignes de Suresnes ni les pavillons ouvriers dessin\u00e9s au cordeau, encore moins les plans d\u2019urbanistes qui, un si\u00e8cle plus t\u00f4t, avaient cru organiser rationnellement la vie des gens comme lui. Il n’y a pas de ch\u00e2teau. Mais n’allons pas trop vite.<\/p>\n Ce serait dommage de ne pas \u00e9voquer le cerisier japonais juste l\u00e0, devant la porte. On l’a d\u00e9j\u00e0 vu perdre ses feuilles deux fois depuis qu’on est arriv\u00e9 l\u00e0. On ignore que ces arbres faisaient partie du projet d\u2019origine : offrir un peu de beaut\u00e9, un peu d\u2019air, \u00e0 ceux qui rentraient de l\u2019usine au pied du Mont-Val\u00e9rien. On l’a admir\u00e9, on a eu les larmes au bord des yeux tellement c’\u00e9tait beau. On ne peut pas vraiment dire en quoi voir tous ces p\u00e9tales roses au sol d\u00e9clenche ce type d’\u00e9motion. On ne cherche pas trop non plus \u00e0 le savoir, on n’a pas vraiment le temps.<\/p>\n Pour payer cette turne, il s’est inscrit dans une bo\u00eete d’int\u00e9rim et a d\u00e9got\u00e9 un emploi de chauffeur-livreur \u00e0 deux rues de l\u00e0. Chaque matin, il traverse sans y penser les rues portant les noms de maires et de r\u00e9formateurs sociaux qui avaient jur\u00e9 de sortir les ouvriers des taudis : des destins effac\u00e9s derri\u00e8re de simples plaques bleues. Cela ne demande pas beaucoup de jugeote, \u00e7a tombe bien, il n’en poss\u00e8de pas trop. \u00c0 part prendre un plan papier dans le bon sens pour lire un plan, car le GPS n’existe pas encore. On n’imagine m\u00eame pas que \u00e7a puisse exister un jour.<\/p>\n Nulle n\u00e9cessit\u00e9 de se d\u00e9guiser en clown : un pantalon jean et un chandail, voire un blouson \u00e9ventuellement, suffisent. Parfois, certains matins de novembre, on prendra la pr\u00e9caution d’une \u00e9charpe. Le vent remonte de la Seine, s\u2019engouffre entre les barres r\u00e9centes et les vieux immeubles de la cit\u00e9-jardin, m\u00e9langeant les g\u00e9n\u00e9rations sans que cela raconte grand-chose pour lui. On ne voudrait pas attraper froid b\u00eatement.<\/p>\n Encore que, si l’on tombe malade, \u00e7a n’est pas un drame. L’arr\u00eat de travail nous permet de tra\u00eener au lit, de rester bien au chaud, probablement rideaux tir\u00e9s toute la journ\u00e9e. Dehors, la ville poursuit sa petite histoire de r\u00e9habilitations, de plans sociaux, de mutations de logements ; dedans, il s\u2019obstine sur un livre ardu qui le relie plus volontiers \u00e0 des morts c\u00e9l\u00e8bres qu\u2019aux voisins de palier. Un bon livre, de pr\u00e9f\u00e9rence, un bien difficile qu’on prendra la peine d’annoter \u00e0 chaque page.<\/p>\n On pourrait, de temps en temps, au d\u00e9but en tout cas, passer toute la journ\u00e9e au bistro. On vient depuis quelques jours de se faire une sorte de camarade, oh, pas encore un copain non. Mais si on le d\u00e9sire, cela nous changera un peu les id\u00e9es de retrouver ce N., po\u00e8te br\u00e9silien exil\u00e9, pour causer philosophie, po\u00e9sie, litt\u00e9rature. Dans un bled qui a vu passer ouvriers, r\u00e9fugi\u00e9s, rapatri\u00e9s, immigr\u00e9s, il ne voit en lui qu\u2019un camarade de comptoir de plus, pas le dernier avatar d\u2019une longue cha\u00eene d\u2019exils. Mais surtout boire et reboire \u00e0 tomber par terre devant le regard inquisiteur du t\u00f4lier maghr\u00e9bin en train de compter sa thune, assis dans un coin. Lui descend d\u2019une autre vague d\u2019ouvriers log\u00e9s jadis dans ces m\u00eames HBM, mais cette continuit\u00e9 sociale, on ne la voit pas, on se contente d\u2019encaisser la vue. On a l’habitude. Derri\u00e8re lui, il n’est pas rare qu’on aper\u00e7oive quelques silhouettes. On ne sait pas si ce sont vraiment des femmes, mais \u00e7a y ressemble. Toute une population interlope qui vient \u00e9chouer l\u00e0, au petit matin, en provenance du bois de Boulogne, pas loin.<\/p>\n On pourrait aussi se souvenir que le boxeur, un grand costaud nantais, vient aussi se pavaner l\u00e0 avec sa danseuse serbe ou croate — on pourrait presque dessiner une carte : Nantes, Belgrade, le Maghreb, le Br\u00e9sil, la banlieue ouest, toutes ces trajectoires qui se croisent \u00e0 port\u00e9e de tram — Qu’ils l’ont plus ou moins pris en sympathie, \u00e0 moins que ce ne soit de la compassion. Ou tout simplement l’app\u00e2t du gain, car \u00e9videmment ces deux l\u00e0, la piaule qu’ils lui c\u00e9deraient ne serait pas gratuite. Mais tout de m\u00eame moins ch\u00e8re que celle de l’h\u00f4tel.<\/p>",
"content_text": " >On aurait pu rester l\u00e0 longtemps. Des ann\u00e9es peut-\u00eatre. Mais on ne reste jamais vraiment nulle part. Un matin, on a quitt\u00e9 Suresnes, la chambre, le cerisier, le bistro et ses silhouettes. On a repris un autre travail, un autre lieu. Puis encore un autre. Le temps a pass\u00e9 comme il passe : sans pr\u00e9venir, par paquets. Quelques ann\u00e9es auparavant, mettons trente. Il a d\u00e9sormais trente-cinq ans, il est \u00e0 Suresnes dans une petite chambre sans confort. Il ne sait pas qu\u2019il habite l\u00e0 un fragment de cit\u00e9-jardin construite dans les ann\u00e9es 1920 pour loger proprement des ouvriers et des employ\u00e9s comme lui, cens\u00e9s former une communaut\u00e9. L'unique fen\u00eatre donne sur une cour et, au-del\u00e0, des immeubles. Peut-\u00eatre un avant-go\u00fbt de Courbevoie ou de Nanterre, on ne sait pas, on n'est pas curieux. Il a beau scruter, il doute d'apercevoir Rueil-Malmaison. \u00c0 cette distance, il ne voit ni les anciennes vignes de Suresnes ni les pavillons ouvriers dessin\u00e9s au cordeau, encore moins les plans d\u2019urbanistes qui, un si\u00e8cle plus t\u00f4t, avaient cru organiser rationnellement la vie des gens comme lui. Il n'y a pas de ch\u00e2teau. Mais n'allons pas trop vite. Ce serait dommage de ne pas \u00e9voquer le cerisier japonais juste l\u00e0, devant la porte. On l'a d\u00e9j\u00e0 vu perdre ses feuilles deux fois depuis qu'on est arriv\u00e9 l\u00e0. On ignore que ces arbres faisaient partie du projet d\u2019origine : offrir un peu de beaut\u00e9, un peu d\u2019air, \u00e0 ceux qui rentraient de l\u2019usine au pied du Mont-Val\u00e9rien. On l'a admir\u00e9, on a eu les larmes au bord des yeux tellement c'\u00e9tait beau. On ne peut pas vraiment dire en quoi voir tous ces p\u00e9tales roses au sol d\u00e9clenche ce type d'\u00e9motion. On ne cherche pas trop non plus \u00e0 le savoir, on n'a pas vraiment le temps. Pour payer cette turne, il s'est inscrit dans une bo\u00eete d'int\u00e9rim et a d\u00e9got\u00e9 un emploi de chauffeur-livreur \u00e0 deux rues de l\u00e0. Chaque matin, il traverse sans y penser les rues portant les noms de maires et de r\u00e9formateurs sociaux qui avaient jur\u00e9 de sortir les ouvriers des taudis : des destins effac\u00e9s derri\u00e8re de simples plaques bleues. Cela ne demande pas beaucoup de jugeote, \u00e7a tombe bien, il n'en poss\u00e8de pas trop. \u00c0 part prendre un plan papier dans le bon sens pour lire un plan, car le GPS n'existe pas encore. On n'imagine m\u00eame pas que \u00e7a puisse exister un jour. Nulle n\u00e9cessit\u00e9 de se d\u00e9guiser en clown : un pantalon jean et un chandail, voire un blouson \u00e9ventuellement, suffisent. Parfois, certains matins de novembre, on prendra la pr\u00e9caution d'une \u00e9charpe. Le vent remonte de la Seine, s\u2019engouffre entre les barres r\u00e9centes et les vieux immeubles de la cit\u00e9-jardin, m\u00e9langeant les g\u00e9n\u00e9rations sans que cela raconte grand-chose pour lui. On ne voudrait pas attraper froid b\u00eatement. Encore que, si l'on tombe malade, \u00e7a n'est pas un drame. L'arr\u00eat de travail nous permet de tra\u00eener au lit, de rester bien au chaud, probablement rideaux tir\u00e9s toute la journ\u00e9e. Dehors, la ville poursuit sa petite histoire de r\u00e9habilitations, de plans sociaux, de mutations de logements ; dedans, il s\u2019obstine sur un livre ardu qui le relie plus volontiers \u00e0 des morts c\u00e9l\u00e8bres qu\u2019aux voisins de palier. Un bon livre, de pr\u00e9f\u00e9rence, un bien difficile qu'on prendra la peine d'annoter \u00e0 chaque page. On pourrait, de temps en temps, au d\u00e9but en tout cas, passer toute la journ\u00e9e au bistro. On vient depuis quelques jours de se faire une sorte de camarade, oh, pas encore un copain non. Mais si on le d\u00e9sire, cela nous changera un peu les id\u00e9es de retrouver ce N., po\u00e8te br\u00e9silien exil\u00e9, pour causer philosophie, po\u00e9sie, litt\u00e9rature. Dans un bled qui a vu passer ouvriers, r\u00e9fugi\u00e9s, rapatri\u00e9s, immigr\u00e9s, il ne voit en lui qu\u2019un camarade de comptoir de plus, pas le dernier avatar d\u2019une longue cha\u00eene d\u2019exils. Mais surtout boire et reboire \u00e0 tomber par terre devant le regard inquisiteur du t\u00f4lier maghr\u00e9bin en train de compter sa thune, assis dans un coin. Lui descend d\u2019une autre vague d\u2019ouvriers log\u00e9s jadis dans ces m\u00eames HBM, mais cette continuit\u00e9 sociale, on ne la voit pas, on se contente d\u2019encaisser la vue. On a l'habitude. Derri\u00e8re lui, il n'est pas rare qu'on aper\u00e7oive quelques silhouettes. On ne sait pas si ce sont vraiment des femmes, mais \u00e7a y ressemble. Toute une population interlope qui vient \u00e9chouer l\u00e0, au petit matin, en provenance du bois de Boulogne, pas loin. On pourrait aussi se souvenir que le boxeur, un grand costaud nantais, vient aussi se pavaner l\u00e0 avec sa danseuse serbe ou croate \u2014 on pourrait presque dessiner une carte : Nantes, Belgrade, le Maghreb, le Br\u00e9sil, la banlieue ouest, toutes ces trajectoires qui se croisent \u00e0 port\u00e9e de tram \u2014 Qu'ils l'ont plus ou moins pris en sympathie, \u00e0 moins que ce ne soit de la compassion. Ou tout simplement l'app\u00e2t du gain, car \u00e9videmment ces deux l\u00e0, la piaule qu'ils lui c\u00e9deraient ne serait pas gratuite. Mais tout de m\u00eame moins ch\u00e8re que celle de l'h\u00f4tel. ",
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"title": "Boost 02 #08 | Revenir \u00e0 la langue",
"date_published": "2025-11-12T15:34:26Z",
"date_modified": "2025-11-12T17:21:06Z",
"author": {"name": "Patrick Blanchon"},
"content_html": " Revenir \u00e0 la langue ce n\u2019est pas rebrousser chemin. C\u2019est ( esp\u00e9rons-le ) r\u00e9gler la tension d\u2019une phrase jusqu\u2019\u00e0 ce qu\u2019elle ne sonne plus faux.<\/p>\n<\/blockquote>\n J\u2019\u00e9tais repris par cette vieille obsession d\u2019appara\u00eetre sans me trahir quand les livres soudain du haut de la biblioth\u00e8que sont tomb\u00e9s sur mes pieds. La connaissance entre encore par la douleur, soit. Je jette un regard vers la fen\u00eatre : c\u2019est bien l\u2019automne, vieux clich\u00e9 ; il y a, \u00e9videmment, une feuille rest\u00e9e coll\u00e9e \u00e0 la vitre, immobile. Je me penche, je ramasse : Bloy, Bernanos, Boutang, Rebatet. Que de souvenirs. Un vertige fait de d\u00e9sir et de honte m\u2019a pouss\u00e9 vers la fatigue puis dans le fauteuil. Les pieds endoloris, le corps et l\u2019esprit engourdis je feuillette celui dont la reliure a c\u00e9d\u00e9 d\u2019elle-m\u00eame. Ce qui surgit d\u2019abord, ce sont ces voix singuli\u00e8res qui m\u2019ont jadis tant tenu en respect : moins leur fatras, leurs histoires que leur son, cette fa\u00e7on d\u2019accoler, d\u2019accoupler des mots que je ne me serais, \u00e0 l\u2019\u00e9poque, jamais permis. En ce temps il me fallait un dictionnaire sous la main ; parfois je ne cherchais pas ; je ne cherchais plus, toujours cette m\u00eame fatigue , et alors : je pronon\u00e7ais \u00e0 voix haute et la compr\u00e9hension venait par le grain. Leurs certitudes me glissaient dessus ; j\u2019\u00e9tais mon propre tamis de chercheur d\u2019or. Je m\u2019inventais des Klondike, des tombereaux de neige, des dents en or. \u00c0 propos de mots, un nom passe : Rabelais, suivi de pr\u00e8s par Villon comme une ombre. Des \u00e9nigmes, un koan pour la cervelle de mes vingt ans. « Que voulaient-ils dire ? » C\u2019\u00e9tait la grande question, il suffisait seulement de la poser. Elle restait sans r\u00e9ponse et, tr\u00e8s vite, la question reculait dans l\u2019ombre elle aussi : le langage lui-m\u00eame m\u2019emportait. J\u2019ai gard\u00e9 cette habitude de lire la tenue d\u2019une phrase avant le r\u00e9cit qu\u2019elle impose. J\u2019ai voyag\u00e9, je me suis dispers\u00e9 : le sucre d\u2019une orange pel\u00e9e dans un train vers Karachi m\u2019a coll\u00e9 aux doigts plus longtemps que leurs id\u00e9es ; un r\u00e2le de chien crevant dans un foss\u00e9 lyonnais a expuls\u00e9 tous les poncifs autrefois an\u00f4nn\u00e9s en mati\u00e8re de ponctuation ; j\u2019ai d\u00e9sappris ma langue pour une grammaire de gestes, d\u2019ouies sanglantes et de fum\u00e9e. J\u2019ai feuillet\u00e9. le temps a pass\u00e9, la culpabilit\u00e9 est revenue. Je cherche Rabelais sur les rayons : rien. Je reviens \u00e0 la table de travail , \u00e0 l\u2019\u00e9diteur , \u00e0 la page \u00e0 peine noircie, au grand ouvert. Dans mon cr\u00e2ne une m\u00e9canique de bielles : garder-effacer.\nUn bruit r\u00e9gulier au loin — pendule ou ventilation, je parie pour la pendule. J\u2019ouvre au hasard une page soulign\u00e9e : je ne comprends rien du tout. La musicalit\u00e9 seule m\u2019emporte ou me recrache. Je reviens \u00e0 l\u2019\u00e9cran, \u00e0 l\u2019envie de trouver la jointure entre ces instants, de me tailler une peau qui tienne ( sans couture visible ). Ce que je cherche n\u2019est pas un retour en arri\u00e8re, une remise \u00e0 z\u00e9ro, mais un r\u00e9glage : couper ce qui ne sert \u00e0 rien dans le rien , tenir dans l\u2019instable m\u00eame. Ma main avance, h\u00e9site. Les livres sont rest\u00e9s par terre, une dorsale au bord du tapis ; la feuille contre la vitre ne bouge toujours pas. Un vide sur le rayon \u00e0 la taille exacte d\u2019un tome. Si j\u2019efface maintenant, quelle question me tombera dessus de l\u2019autre c\u00f4t\u00e9 ? Est-ce que je veux vraiment garder mon secret ? En ai-je encore seulement les moyens ? Je n\u2019en sais rien. Puis encore comme on s\u2019enfuit : stop assez d\u2019effort c\u2019est assez : revenir \u00e0 la langue, et reprendre.<\/p>",
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"title": "Boost 2 # 07 | Il voit la Champagne, les Dardanelles et s'en revient",
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