{ "version": "https://jsonfeed.org/version/1.1", "title": "Le dibbouk", "home_page_url": "https:\/\/ledibbouk.net\/", "feed_url": "https:\/\/ledibbouk.net\/spip.php?page=feed_json", "language": "fr-FR", "items": [ { "id": "https:\/\/ledibbouk.net\/remonter-a-la-source-de-l-intention.html", "url": "https:\/\/ledibbouk.net\/remonter-a-la-source-de-l-intention.html", "title": "Remonter \u00e0 la source de l'intention", "date_published": "2021-12-28T08:25:19Z", "date_modified": "2025-11-01T22:06:00Z", "author": {"name": "Auteur"}, "content_html": "
La notion de ma\u00efeutique est-t ’elle encore d’actualit\u00e9 dans ce monde o\u00f9 le savoir semble pos\u00e9 toujours face \u00e0 l’ignorance ? Le savoir en tant que pouvoir, pr\u00e9cisa t’il.<\/p>\n
Je piochais dans mon paquet de Lucky en toute h\u00e2te car je sentais que je n’\u00e9tais pas encore tout \u00e0 fait tir\u00e9 d’affaire. Que la matin\u00e9e allait certainement \u00eatre beaucoup plus longue que pr\u00e9vue.<\/p>\n
En allumant ma cigarette et en expulsant la fum\u00e9e par la fen\u00eatre ouverte du bureau, je jetais un regard en coin vers les hlm en contrebas, vers les parkings qui les cernaient, je cherchais un espace vert o\u00f9 l’\u0153il puisse se reposer, mais comme c’\u00e9tait un jour d’hiver je ne vis que grisaille jusqu’\u00e0 l’horizon.<\/p>\n
Bill \u00e9tait sympa, il m’avait embauch\u00e9 pour monter une \u00e9tude de march\u00e9 \u00e0 propos de synth\u00e9tiseurs pour une grande marque. Sa faiblesse \u00e9tait qu’il m\u00e9langeait tout, le domaine priv\u00e9 comme le public. Au d\u00e9but j’avais trouv\u00e9 cela plut\u00f4t cool mais \u00e0 la longue, cela faisait d\u00e9sormais deux semaines que je m’\u00e9tais install\u00e9 dans les locaux et qu’il faisait ses sorties \u00e9patantes dans le saugrenu, j’en avais ras la casquette.<\/p>\n
Je venais tout juste d’avoir trente ans et j’\u00e9prouvais une n\u00e9cessit\u00e9 imp\u00e9rieuse d’ordre, aussi ma r\u00e9action ne se fit pas attendre.<\/p>\n
— Tu peux me dire ce que la ma\u00efeutique vient foutre dans une \u00e9tude sur les synth\u00e9tiseurs ? Si tu as envie de parler philo tu peux m’inviter \u00e0 diner un soir et ce sera avec plaisir, mais l\u00e0 franchement tu m’emmerdes.<\/p>\n
— Tu as tort de te braquer, la ma\u00efeutique est un \u00e9l\u00e9ment essentiel justement. Comment faire comprendre aux gens qu’ils savent d\u00e9j\u00e0 que cette marque est la meilleure, voil\u00e0 une piste int\u00e9ressante non ?<\/p>\n
— Tu d\u00e9connes ou t’es s\u00e9rieux ? je r\u00e9pliquais.<\/p>\n
Il ne daigna m\u00eame pas r\u00e9pondre et tourna les talons pour sortir du bureau, avec ce petit sourire aga\u00e7ant dont Bill a le secret.<\/p>\n
J’avais pos\u00e9 devant moi toutes mes notes et je les relisais.<\/p>\n
J’avais accumul\u00e9 ainsi des pages enti\u00e8res de notes et de r\u00e9f\u00e9rences que j’\u00e9tais aller piocher dans des collections de magazines pour musicos et je tentais d’effectuer une synth\u00e8se afin de pouvoir pondre le questionnaire qui va bien. Les d\u00e9lais \u00e9taient assez courts mais je ne m’affolais pas. J’avais confiance en mes capacit\u00e9s encore \u00e0 cette p\u00e9riode b\u00e9nie de ma vie. En fait j’\u00e9tais totalement inconscient devrais-je plut\u00f4t dire.<\/p>\n
Je tentais de remonter \u00e0 la source des intentions d’achat des prospects pour les ferrer dans un texte imparable qui les transformerait en client.<\/p>\n
De la musique je ne connaissais pas grand chose mis \u00e0 part quelques accords de guitare, p\u00e9niblement appris sur un coin de lit, pour \u00e9pater une jolie brunette dans mon adolescence.<\/p>\n
Et puis la musique de synth\u00e9tiseur franchement, pour moi ce n’\u00e9tait m\u00eame pas de la musique. A la v\u00e9rit\u00e9 la seule bonne raison pour laquelle je m’\u00e9tais engag\u00e9 \u00e0 mener \u00e0 bien ce job n’\u00e9tait rien de plus que l’app\u00e2t du gain encore une fois. Si toutefois payer ses loyers en retard et ses traites s’appelle ainsi \u00e9videmment.<\/p>\n
J’avais tir\u00e9 un trait que je consid\u00e9rais comme d\u00e9finitif sur \u00e0 peu pr\u00e8s tout ce qui de pr\u00e8s ou de loin pouvait ressembler \u00e0 du romantisme, du romanesque, jugeant que tout \u00e7a n’\u00e9tait purement que du sado masochisme. Il ne fallait pas me parler d’amour pas plus que de ma\u00efeutique, je sortais d’une longue p\u00e9riode de sevrage, je savais que si je touchais \u00e0 la moindre \u00e9motion dans ces domaines, j’allais replonger irr\u00e9m\u00e9diablement et en reprendre pour je ne sais combien de temps comme un voleur \u00e0 l’\u00e9talage en chope pour des mois en zonzon.<\/p>\n
Pour m’aider Bill avait embauch\u00e9 une jolie rouquine, la quarantaine encore glorieuse qui \u00e9tait venue sp\u00e9cialement de Rome o\u00f9 elle vivait pour rejoindre Clichy. Cela m’avait \u00e9tonn\u00e9 au d\u00e9but, pourquoi aller chercher si loin ce que l’on peut trouver \u00e0 deux pas ? Mais Bill m’avait assur\u00e9 que c’\u00e9tait une chic fille et qu’en plus cela lui permettrait de \"changer d’air\" . Visiblement son couple p\u00e9riclitait, elle \u00e9tait un peu paum\u00e9e.<\/p>\n
Je ne sais pas pourquoi, sans doute quelque chose dans la posture corporelle de Bill, son intonation, une petite lueur dans l’\u0153il ou un tremblement infime de la l\u00e8vre inf\u00e9rieure, tout m’avait plus ou moins indiqu\u00e9 qu’il ne disait pas toute la v\u00e9rit\u00e9 \u00e0 propos de cette femme.<\/p>\n
Mais j’oubliais. Et effectivement elle \u00e9tait comp\u00e9tente, elle ne m\u00e9nageait pas ses efforts, et en plus le caf\u00e9 qu’elle faisait \u00e9tait excellent. Assez vite je me d\u00e9tendais et m\u00eame commen\u00e7ais \u00e0 envisager des relations extra professionnelles avec elle. Ce dont elle se d\u00e9fendit presque aussit\u00f4t pr\u00e9textant toujours devoir rencontrer de la famille qu’elle ne voyait jamais la plupart du temps, puisqu’elle vivait \u00e0 l’\u00e9tranger.<\/p>\n
Je suis du genre but\u00e9 d’autant plus qu’on me r\u00e9siste. Je ne suis jamais \u00e0 court de strat\u00e9gies toutes les plus loufoques les unes que les autres pour parvenir \u00e0 mes fins dans ces cas l\u00e0. Le but premier \u00e9tant de faire rire ce qui, comme on le sait, fait les trois quart du job avec les femmes.<\/p>\n
Sauf que l\u00e0 non, pas du tout. Elle restait cordiale, chaleureuse m\u00eame, et m\u00eame si elle riait \u00e0 mes blagues, le sourire finissait g\u00e9n\u00e9ralement par l’emporter et nous glissions inexorablement vers la pente qui m\u00e8ne \u00e0 l’amiti\u00e9.<\/p>\n
La seconde semaine s’\u00e9tait \u00e9coul\u00e9e et j’apercevais enfin le bout du tunnel gr\u00e2ce \u00e0 Nathalie, c’\u00e9tait le nom de la dame, lorsqu’un soir, de retour chez moi, je me rendis compte que j’avais oubli\u00e9 des papiers que je voulais relire.<\/p>\n
Je retournais donc \u00e0 Clichy et tournais la clef que Bill m’avait confi\u00e9e dans la serrure pour m’engouffrer dans le d\u00e9dale des couloirs.<\/p>\n
Soudain j’aper\u00e7us une lumi\u00e8re provenant du bureau de Bill ce qui m’\u00e9tonna \u00e0 cette heure tardive. Puis en m’approchant des r\u00e2les travers\u00e8rent les cloisons, j’arrivais \u00e0 la hauteur de la porte entr’ouverte et l\u00e0 j’aper\u00e7u la belle Nathalie en train de prodiguer une fellation au patron.<\/p>\n
Je me sentis b\u00eate et sur la pointe des pieds faisais marche arri\u00e8re. j’en profitais pour r\u00e9cup\u00e9rer mes papiers sans le moindre bruit et filer \u00e0 l’anglaise.<\/p>\n
En revenant chez moi je r\u00e9fl\u00e9chissais \u00e0 la phrase que Bill m’avait l\u00e2ch\u00e9e \u00e0 propos de la ma\u00efeutique et je me tapais le front du plat de la main en riant.<\/p>\n
— Bien sur que je le savais, je me suis dis, depuis le premier moment o\u00f9 j’ai vu cette femme aux cot\u00e9s de Bill.<\/p>\n
Et puis comme j’aime bien aller au fond des choses et que j’avais du temps devant moi \u00e0 pr\u00e9sent, je me suis mis \u00e0 relire dans l’\u00e9dition Folio, les pr\u00e9socratiques,<\/em> qui venaient tout juste de sortir en librairie et que j’avais achet\u00e9e sans bien savoir pourquoi.<\/p>",
"content_text": "La notion de ma\u00efeutique est-t 'elle encore d'actualit\u00e9 dans ce monde o\u00f9 le savoir semble pos\u00e9 toujours face \u00e0 l'ignorance ? Le savoir en tant que pouvoir, pr\u00e9cisa t'il.\n\nJe piochais dans mon paquet de Lucky en toute h\u00e2te car je sentais que je n'\u00e9tais pas encore tout \u00e0 fait tir\u00e9 d'affaire. Que la matin\u00e9e allait certainement \u00eatre beaucoup plus longue que pr\u00e9vue.\n\nEn allumant ma cigarette et en expulsant la fum\u00e9e par la fen\u00eatre ouverte du bureau, je jetais un regard en coin vers les hlm en contrebas, vers les parkings qui les cernaient, je cherchais un espace vert o\u00f9 l'\u0153il puisse se reposer, mais comme c'\u00e9tait un jour d'hiver je ne vis que grisaille jusqu'\u00e0 l'horizon.\n\nBill \u00e9tait sympa, il m'avait embauch\u00e9 pour monter une \u00e9tude de march\u00e9 \u00e0 propos de synth\u00e9tiseurs pour une grande marque. Sa faiblesse \u00e9tait qu'il m\u00e9langeait tout, le domaine priv\u00e9 comme le public. Au d\u00e9but j'avais trouv\u00e9 cela plut\u00f4t cool mais \u00e0 la longue, cela faisait d\u00e9sormais deux semaines que je m'\u00e9tais install\u00e9 dans les locaux et qu'il faisait ses sorties \u00e9patantes dans le saugrenu, j'en avais ras la casquette.\n\nJe venais tout juste d'avoir trente ans et j'\u00e9prouvais une n\u00e9cessit\u00e9 imp\u00e9rieuse d'ordre, aussi ma r\u00e9action ne se fit pas attendre.\n\n\u2014 Tu peux me dire ce que la ma\u00efeutique vient foutre dans une \u00e9tude sur les synth\u00e9tiseurs ? Si tu as envie de parler philo tu peux m'inviter \u00e0 diner un soir et ce sera avec plaisir, mais l\u00e0 franchement tu m'emmerdes.\n\n\u2014 Tu as tort de te braquer, la ma\u00efeutique est un \u00e9l\u00e9ment essentiel justement. Comment faire comprendre aux gens qu'ils savent d\u00e9j\u00e0 que cette marque est la meilleure, voil\u00e0 une piste int\u00e9ressante non ?\n\n\u2014 Tu d\u00e9connes ou t'es s\u00e9rieux ? je r\u00e9pliquais.\n\nIl ne daigna m\u00eame pas r\u00e9pondre et tourna les talons pour sortir du bureau, avec ce petit sourire aga\u00e7ant dont Bill a le secret.\n\nJ'avais pos\u00e9 devant moi toutes mes notes et je les relisais.. Pourquoi les gens ach\u00e8tent-ils ce genre d'instrument ?Pourquoi cette marque est-t 'elle meilleure qu'une autre ?Quel est l'acheteur type ?Pourquoi suis je venu me foutre dans cette gal\u00e8re ?\n\nJ'avais accumul\u00e9 ainsi des pages enti\u00e8res de notes et de r\u00e9f\u00e9rences que j'\u00e9tais aller piocher dans des collections de magazines pour musicos et je tentais d'effectuer une synth\u00e8se afin de pouvoir pondre le questionnaire qui va bien. Les d\u00e9lais \u00e9taient assez courts mais je ne m'affolais pas. J'avais confiance en mes capacit\u00e9s encore \u00e0 cette p\u00e9riode b\u00e9nie de ma vie. En fait j'\u00e9tais totalement inconscient devrais-je plut\u00f4t dire.\n\nJe tentais de remonter \u00e0 la source des intentions d'achat des prospects pour les ferrer dans un texte imparable qui les transformerait en client.\n\nDe la musique je ne connaissais pas grand chose mis \u00e0 part quelques accords de guitare, p\u00e9niblement appris sur un coin de lit, pour \u00e9pater une jolie brunette dans mon adolescence.\n\nEt puis la musique de synth\u00e9tiseur franchement, pour moi ce n'\u00e9tait m\u00eame pas de la musique. A la v\u00e9rit\u00e9 la seule bonne raison pour laquelle je m'\u00e9tais engag\u00e9 \u00e0 mener \u00e0 bien ce job n'\u00e9tait rien de plus que l'app\u00e2t du gain encore une fois. Si toutefois payer ses loyers en retard et ses traites s'appelle ainsi \u00e9videmment.\n\nJ'avais tir\u00e9 un trait que je consid\u00e9rais comme d\u00e9finitif sur \u00e0 peu pr\u00e8s tout ce qui de pr\u00e8s ou de loin pouvait ressembler \u00e0 du romantisme, du romanesque, jugeant que tout \u00e7a n'\u00e9tait purement que du sado masochisme. Il ne fallait pas me parler d'amour pas plus que de ma\u00efeutique, je sortais d'une longue p\u00e9riode de sevrage, je savais que si je touchais \u00e0 la moindre \u00e9motion dans ces domaines, j'allais replonger irr\u00e9m\u00e9diablement et en reprendre pour je ne sais combien de temps comme un voleur \u00e0 l'\u00e9talage en chope pour des mois en zonzon.\n\nPour m'aider Bill avait embauch\u00e9 une jolie rouquine, la quarantaine encore glorieuse qui \u00e9tait venue sp\u00e9cialement de Rome o\u00f9 elle vivait pour rejoindre Clichy. Cela m'avait \u00e9tonn\u00e9 au d\u00e9but, pourquoi aller chercher si loin ce que l'on peut trouver \u00e0 deux pas ? Mais Bill m'avait assur\u00e9 que c'\u00e9tait une chic fille et qu'en plus cela lui permettrait de \"changer d'air\" . Visiblement son couple p\u00e9riclitait, elle \u00e9tait un peu paum\u00e9e.\n\nJe ne sais pas pourquoi, sans doute quelque chose dans la posture corporelle de Bill, son intonation, une petite lueur dans l'\u0153il ou un tremblement infime de la l\u00e8vre inf\u00e9rieure, tout m'avait plus ou moins indiqu\u00e9 qu'il ne disait pas toute la v\u00e9rit\u00e9 \u00e0 propos de cette femme.\n\nMais j'oubliais. Et effectivement elle \u00e9tait comp\u00e9tente, elle ne m\u00e9nageait pas ses efforts, et en plus le caf\u00e9 qu'elle faisait \u00e9tait excellent. Assez vite je me d\u00e9tendais et m\u00eame commen\u00e7ais \u00e0 envisager des relations extra professionnelles avec elle. Ce dont elle se d\u00e9fendit presque aussit\u00f4t pr\u00e9textant toujours devoir rencontrer de la famille qu'elle ne voyait jamais la plupart du temps, puisqu'elle vivait \u00e0 l'\u00e9tranger.\n\nJe suis du genre but\u00e9 d'autant plus qu'on me r\u00e9siste. Je ne suis jamais \u00e0 court de strat\u00e9gies toutes les plus loufoques les unes que les autres pour parvenir \u00e0 mes fins dans ces cas l\u00e0. Le but premier \u00e9tant de faire rire ce qui, comme on le sait, fait les trois quart du job avec les femmes.\n\nSauf que l\u00e0 non, pas du tout. Elle restait cordiale, chaleureuse m\u00eame, et m\u00eame si elle riait \u00e0 mes blagues, le sourire finissait g\u00e9n\u00e9ralement par l'emporter et nous glissions inexorablement vers la pente qui m\u00e8ne \u00e0 l'amiti\u00e9.\n\nLa seconde semaine s'\u00e9tait \u00e9coul\u00e9e et j'apercevais enfin le bout du tunnel gr\u00e2ce \u00e0 Nathalie, c'\u00e9tait le nom de la dame, lorsqu'un soir, de retour chez moi, je me rendis compte que j'avais oubli\u00e9 des papiers que je voulais relire. \n\nJe retournais donc \u00e0 Clichy et tournais la clef que Bill m'avait confi\u00e9e dans la serrure pour m'engouffrer dans le d\u00e9dale des couloirs. \n\nSoudain j'aper\u00e7us une lumi\u00e8re provenant du bureau de Bill ce qui m'\u00e9tonna \u00e0 cette heure tardive. Puis en m'approchant des r\u00e2les travers\u00e8rent les cloisons, j'arrivais \u00e0 la hauteur de la porte entr'ouverte et l\u00e0 j'aper\u00e7u la belle Nathalie en train de prodiguer une fellation au patron.\n\nJe me sentis b\u00eate et sur la pointe des pieds faisais marche arri\u00e8re. j'en profitais pour r\u00e9cup\u00e9rer mes papiers sans le moindre bruit et filer \u00e0 l'anglaise.\n\nEn revenant chez moi je r\u00e9fl\u00e9chissais \u00e0 la phrase que Bill m'avait l\u00e2ch\u00e9e \u00e0 propos de la ma\u00efeutique et je me tapais le front du plat de la main en riant.\n\n\u2014 Bien sur que je le savais, je me suis dis, depuis le premier moment o\u00f9 j'ai vu cette femme aux cot\u00e9s de Bill.\n\nEt puis comme j'aime bien aller au fond des choses et que j'avais du temps devant moi \u00e0 pr\u00e9sent, je me suis mis \u00e0 relire dans l'\u00e9dition Folio, les pr\u00e9socratiques, qui venaient tout juste de sortir en librairie et que j'avais achet\u00e9e sans bien savoir pourquoi.",
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"title": "Avant toute chose, une bonne histoire",
"date_published": "2021-12-24T00:57:04Z",
"date_modified": "2025-09-18T16:17:46Z",
"author": {"name": "Auteur"},
"content_html": " Richard me ressert un coup de Payse puis se renverse dans son Voltaire.<\/p>\n — tu sais il y a un point commun entre la jeunesse et la vieillesse, il dit, les jeunes en g\u00e9n\u00e9ral ne savent pas ce qu’ils veulent, et les vieux ne veulent plus grand chose sauf la paix.<\/p>\n Puis il me toise comme il sait le faire lorsqu’il a une chose importante \u00e0 me dire.<\/p>\n — Est-ce que tu sais ce que tu veux ? il me demande.<\/p>\n — Finir mon verre de Payse et aller me coucher je dis pour faire le malin.<\/p>\n Mais \u00e7a ne le fait pas rire et je reste comme un con \u00e0 siroter ma piquette en maintenant ma posture de cr\u00e2neur.<\/p>\n — Depuis que je te connais j’ai un peu fait le tour me dit Richard, un coup tu veux \u00eatre chanteur, un autre tu veux \u00e9crire des romans, et un autre encore tu veux \u00eatre navigateur... tout \u00e7a ne me parait pas bien carr\u00e9 .<\/p>\n — tu veux dire que je ne tourne pas rond Richard ?<\/p>\n — Si tu arr\u00eatais de faire le mariole et que tu \u00e9coutais ce que je dis, un de ces quatre tu vas tomber sur un os tu verras, tu ne pourras plus te d\u00e9filer aussi facilement. Tu crois tromper qui avec tes pirouettes ? Pas moi en tous cas.<\/p>\n Je me demande ce que j’ai encore fait pour qu’il prenne la mouche. Et puis \u00e7a me les brise de me demander, du coup je repose le verre sur la table et je dis :<\/p>\n — bon moi tu sais la philo \u00e7a me gonfle le boudin et puis t’es pas mon p\u00e8re. Heureusement d’ailleurs. Regarde-toi t’es devenu un vieux con qui joue les proph\u00e8tes et t’es m\u00eame pas capable de te couper les ongles de pied tout seul.<\/p>\n Et je suis parti tranquillement sans me retourner ce soir l\u00e0. J’ai pas fait comme d’habitude c’est \u00e0 dire ce petit signe de la main quand j’arrive dans la rue Quincampoix et que je regarde l\u00e0 haut ses fen\u00eatres et sa vieille tronche qui d\u00e9passe des g\u00e9raniums.<\/p>\n Il \u00e9tait tard, peut-\u00eatre 2h du matin, il n’y avait plus de m\u00e9tro et j’ai d\u00e9cid\u00e9 de remonter toute la rue de Rivoli \u00e0 pince pour rejoindre la Bastille et mon gourbi au septi\u00e8me \u00e9tage de la banque de France. L’eusse tu cru ?<\/p>\n Un petit vent d\u00e9sagr\u00e9able contre lequel aller m’a g\u00e2ch\u00e9 la promenade. Et j’ai \u00e9videmment ressass\u00e9.<\/p>\n — Qu’est ce que tu veux vraiment. Cette phrase de Richard m’a obs\u00e9d\u00e9 longtemps je crois, des semaines, des mois, des ann\u00e9es. Je n’ai jamais pu r\u00e9pondre \u00e0 celle-ci de fa\u00e7on d\u00e9finitive. Sans doute parce que tout ce que j’ai voulu je ne l’ai voulu que provisoirement tant la notion de provisoire se colle \u00e0 mon existence toute enti\u00e8re.<\/p>\n Hier je voulais \u00e7a, le lendemain autre chose, j’ai toujours eu de la peine \u00e0 tisser quelque chose de solide entre tous ces d\u00e9siderata. Une \u00e9toffe qui me tiendrait au chaud et qui enfin me rassurerait, donnerait un sens \u00e0 ma vie comme on dit d\u00e9sormais.<\/p>\n Il y a pourtant des volont\u00e9s r\u00e9currentes et contre lesquelles je ne peux rien. Ces volont\u00e9s proviennent de je ne sais o\u00f9. D’une partie secr\u00e8te dans laquelle la lucidit\u00e9 comme la conscience ne peuvent p\u00e9n\u00e9trer.<\/p>\n Cela n’a pas \u00e9t\u00e9 simple de l’accepter. Que les seules volont\u00e9s auxquelles j’\u00e9tais forc\u00e9 plus ou moins d’ob\u00e9ir appartenaient \u00e0 ce qui est \"plus fort que moi\". J’en ai vu 36 chandelles, et de toutes les couleurs pour commencer \u00e0 m’approcher du pot aux roses.<\/p>\n Mais ce que moi je voulais pour moi, je crois que je suis totalement pass\u00e9 \u00e0 c\u00f4t\u00e9. Ce que je voulais pour moi n’\u00e9tait que de l’\u00e9ph\u00e9m\u00e8re et du vent, il n’y avait pas grand chose de substantiel l\u00e0 dedans. Et par ricochet j’ai beaucoup envi\u00e9 les gens auxquels cet \u00e9ph\u00e9m\u00e8re, ce rien suffisait.<\/p>\n Cette sensation d’\u00eatre toujours \u00e0 la marge de ce que tout le monde appelle la norme, il m’aura aussi fallu des ann\u00e9es pour comprendre qu’elle n’\u00e9tait qu’une illusion n\u00e9cessaire pour m’\u00e9garer en moi justement, \"faire le tour\" comme disait Richard, comme on fait un tour de man\u00e8ge, de chevaux de bois.<\/p>\n Mais dans le fond du fond tout ce que je voulais c’\u00e9tait me raconter des histoires. Me les raconter d’abord \u00e0 moi-m\u00eame dans le menu, avec force d\u00e9tails et pr\u00e9cision pour voir comment j’\u00e9tais capable de me leurrer tout seul. Avant toute chose je cherchais une bonne histoire plut\u00f4t qu’une bonne vie.<\/p>\n A quoi donc tout \u00e7a servirait-il ? je ne pouvais pas encore vraiment le savoir \u00e0 l’\u00e9poque, j’\u00e9tais tellement dans le flou, le fameux flou artistique.<\/p>\n Aujourd’hui je ne suis pas sur d’y voir vraiment plus clair. Je veux dire maintenant que je suis devenu ce qu’il faut bien appeler un homme ag\u00e9.<\/p>\n je repense \u00e0 cette phrase de Richard et je me sens tout \u00e0 fait capable de la dire, moi aussi, \u00e0 pr\u00e9sent comme on raconte une bonne histoire un soir entre amis.<\/p>\n — vous savez, et je me renverse dans mon fauteuil aller, il y a un point commun entre la jeunesse et la vieillesse, les jeunes en g\u00e9n\u00e9ral ne savent pas ce qu’ils veulent, et les vieux ne veulent plus grand chose d’autre que la paix, ils ont oubli\u00e9 tout le reste ou \u00e0 peu pr\u00e8s.<\/p>",
"content_text": "\n\nRichard me ressert un coup de Payse puis se renverse dans son Voltaire. \n\n\u2014 tu sais il y a un point commun entre la jeunesse et la vieillesse, il dit, les jeunes en g\u00e9n\u00e9ral ne savent pas ce qu'ils veulent, et les vieux ne veulent plus grand chose sauf la paix.\n\nPuis il me toise comme il sait le faire lorsqu'il a une chose importante \u00e0 me dire.\n\n\u2014 Est-ce que tu sais ce que tu veux ? il me demande.\n\n\u2014 Finir mon verre de Payse et aller me coucher je dis pour faire le malin.\n\nMais \u00e7a ne le fait pas rire et je reste comme un con \u00e0 siroter ma piquette en maintenant ma posture de cr\u00e2neur.\n\n\u2014 Depuis que je te connais j'ai un peu fait le tour me dit Richard, un coup tu veux \u00eatre chanteur, un autre tu veux \u00e9crire des romans, et un autre encore tu veux \u00eatre navigateur... tout \u00e7a ne me parait pas bien carr\u00e9 .\n\n\u2014 tu veux dire que je ne tourne pas rond Richard ?\n\n\u2014 Si tu arr\u00eatais de faire le mariole et que tu \u00e9coutais ce que je dis, un de ces quatre tu vas tomber sur un os tu verras, tu ne pourras plus te d\u00e9filer aussi facilement. Tu crois tromper qui avec tes pirouettes ? Pas moi en tous cas.\n\nJe me demande ce que j'ai encore fait pour qu'il prenne la mouche. Et puis \u00e7a me les brise de me demander, du coup je repose le verre sur la table et je dis:\n\n\u2014 bon moi tu sais la philo \u00e7a me gonfle le boudin et puis t'es pas mon p\u00e8re. Heureusement d'ailleurs. Regarde-toi t'es devenu un vieux con qui joue les proph\u00e8tes et t'es m\u00eame pas capable de te couper les ongles de pied tout seul.\n\nEt je suis parti tranquillement sans me retourner ce soir l\u00e0. J'ai pas fait comme d'habitude c'est \u00e0 dire ce petit signe de la main quand j'arrive dans la rue Quincampoix et que je regarde l\u00e0 haut ses fen\u00eatres et sa vieille tronche qui d\u00e9passe des g\u00e9raniums.\n\nIl \u00e9tait tard, peut-\u00eatre 2h du matin, il n'y avait plus de m\u00e9tro et j'ai d\u00e9cid\u00e9 de remonter toute la rue de Rivoli \u00e0 pince pour rejoindre la Bastille et mon gourbi au septi\u00e8me \u00e9tage de la banque de France. L'eusse tu cru ?\n\nUn petit vent d\u00e9sagr\u00e9able contre lequel aller m'a g\u00e2ch\u00e9 la promenade. Et j'ai \u00e9videmment ressass\u00e9. \n\n\u2014 Qu'est ce que tu veux vraiment. Cette phrase de Richard m'a obs\u00e9d\u00e9 longtemps je crois, des semaines, des mois, des ann\u00e9es. Je n'ai jamais pu r\u00e9pondre \u00e0 celle-ci de fa\u00e7on d\u00e9finitive. Sans doute parce que tout ce que j'ai voulu je ne l'ai voulu que provisoirement tant la notion de provisoire se colle \u00e0 mon existence toute enti\u00e8re.\n\nHier je voulais \u00e7a, le lendemain autre chose, j'ai toujours eu de la peine \u00e0 tisser quelque chose de solide entre tous ces d\u00e9siderata. Une \u00e9toffe qui me tiendrait au chaud et qui enfin me rassurerait, donnerait un sens \u00e0 ma vie comme on dit d\u00e9sormais.\n\nIl y a pourtant des volont\u00e9s r\u00e9currentes et contre lesquelles je ne peux rien. Ces volont\u00e9s proviennent de je ne sais o\u00f9. D'une partie secr\u00e8te dans laquelle la lucidit\u00e9 comme la conscience ne peuvent p\u00e9n\u00e9trer.\n\nCela n'a pas \u00e9t\u00e9 simple de l'accepter. Que les seules volont\u00e9s auxquelles j'\u00e9tais forc\u00e9 plus ou moins d'ob\u00e9ir appartenaient \u00e0 ce qui est \"plus fort que moi\". J'en ai vu 36 chandelles, et de toutes les couleurs pour commencer \u00e0 m'approcher du pot aux roses.\n\nMais ce que moi je voulais pour moi, je crois que je suis totalement pass\u00e9 \u00e0 c\u00f4t\u00e9. Ce que je voulais pour moi n'\u00e9tait que de l'\u00e9ph\u00e9m\u00e8re et du vent, il n'y avait pas grand chose de substantiel l\u00e0 dedans. Et par ricochet j'ai beaucoup envi\u00e9 les gens auxquels cet \u00e9ph\u00e9m\u00e8re, ce rien suffisait.\n\nCette sensation d'\u00eatre toujours \u00e0 la marge de ce que tout le monde appelle la norme, il m'aura aussi fallu des ann\u00e9es pour comprendre qu'elle n'\u00e9tait qu'une illusion n\u00e9cessaire pour m'\u00e9garer en moi justement, \"faire le tour\" comme disait Richard, comme on fait un tour de man\u00e8ge, de chevaux de bois.\n\nMais dans le fond du fond tout ce que je voulais c'\u00e9tait me raconter des histoires. Me les raconter d'abord \u00e0 moi-m\u00eame dans le menu, avec force d\u00e9tails et pr\u00e9cision pour voir comment j'\u00e9tais capable de me leurrer tout seul. Avant toute chose je cherchais une bonne histoire plut\u00f4t qu'une bonne vie.\n\nA quoi donc tout \u00e7a servirait-il ? je ne pouvais pas encore vraiment le savoir \u00e0 l'\u00e9poque, j'\u00e9tais tellement dans le flou, le fameux flou artistique.\n\nAujourd'hui je ne suis pas sur d'y voir vraiment plus clair. Je veux dire maintenant que je suis devenu ce qu'il faut bien appeler un homme ag\u00e9.\n\nje repense \u00e0 cette phrase de Richard et je me sens tout \u00e0 fait capable de la dire, moi aussi, \u00e0 pr\u00e9sent comme on raconte une bonne histoire un soir entre amis.\n\n\u2014 vous savez, et je me renverse dans mon fauteuil aller, il y a un point commun entre la jeunesse et la vieillesse, les jeunes en g\u00e9n\u00e9ral ne savent pas ce qu'ils veulent, et les vieux ne veulent plus grand chose d'autre que la paix, ils ont oubli\u00e9 tout le reste ou \u00e0 peu pr\u00e8s.",
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"title": "Cafard",
"date_published": "2021-12-14T05:16:00Z",
"date_modified": "2025-11-22T17:17:53Z",
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"content_html": " Dans ma jeunesse j\u2019ai v\u00e9cu avec les cafards si longtemps que \u00e7a ne me fait plus grand-chose d\u2019en croiser un, au sens propre comme au figur\u00e9. Je me d\u00e9couvre mithridatis\u00e9 — du roi Mithridate qui s\u2019empoisonnait chaque jour par crainte d\u2019\u00eatre empoisonn\u00e9. Et c\u2019est vrai que je supporte mal la tristesse chez les autres : d\u00e8s que \u00e7a s\u2019ouvre, je deviens un bon samaritain chiant comme la pluie. Heureusement que je n\u2019arrive pas \u00e0 faire \u00e7a pour moi-m\u00eame ; sinon ce serait la double peine. Quand j\u2019ai le cafard, je m\u2019assois dedans et j\u2019observe. Une part de moi regarde ce que les autres fabriquent. J\u2019ai \u00e7a depuis l\u2019enfance. \u00c0 l\u2019\u00e2ge adulte, \u00e7a m\u2019a donn\u00e9 quelques sueurs froides : je me croyais anormal, f\u00eal\u00e9, promis \u00e0 mal finir. En r\u00e9alit\u00e9 je n\u2019\u00e9tais dangereux que pour moi, et assez lucide pour ne pas m\u2019accrocher au d\u00e9ni. Dans mes piaules insalubres, les cafards cavalaient sur le papier peint. Au d\u00e9but j\u2019ai eu un choc, une sensation de salissure qui allait jusqu\u2019aux os. Puis je me suis demand\u00e9 si j\u2019avais vraiment une \u00e2me, et ce que ce mot voulait dire. J\u2019ai vite r\u00e9gl\u00e9 ce fantasme de puret\u00e9 qui vous assigne au noir et au blanc. Quand j\u2019ai mis de c\u00f4t\u00e9 ces deux bornes, la nuance est venue, et avec elle mes premi\u00e8res peintures v\u00e9ritables. Comment expliquer \u00e7a aux gens ? On ne vous \u00e9coute pas. On vous rit au nez. “Quel chiant avec son \u00e2me.” C\u2019est le m\u00eame m\u00e9canisme avec les voyages : essayez donc de d\u00e9barquer \u00e0 un repas avec un DVD de vos photos et de demander qu\u2019on le passe \u00e0 la t\u00e9l\u00e9 ; vous verrez la moue de la ma\u00eetresse de maison. Avec les gens, on ne parle pas d\u2019\u00e2me, on ne parle pas de voyage, et on la boucle sur les cafards. Il reste de quoi faire : il fait beau, tu as vu ; tu as fait quoi pour midi ; la facture d\u2019eau est arriv\u00e9e ; si on allait faire les courses. Des phrases bateau, oui. \u00c7a coule tout seul chez beaucoup. Pour quelqu\u2019un qui ne trouve rien facile ici-bas, c\u2019est un travail. J\u2019ai d\u00fb faire \u00e9norm\u00e9ment d\u2019efforts rien que pour dire bonjour ; je te fais gr\u00e2ce du reste.<\/p>\n illustration<\/em> :En m\u00e9moire du Cluzeau, Huile sur toile pb 2021<\/p>",
"content_text": " Dans ma jeunesse j\u2019ai v\u00e9cu avec les cafards si longtemps que \u00e7a ne me fait plus grand-chose d\u2019en croiser un, au sens propre comme au figur\u00e9. Je me d\u00e9couvre mithridatis\u00e9 \u2014 du roi Mithridate qui s\u2019empoisonnait chaque jour par crainte d\u2019\u00eatre empoisonn\u00e9. Et c\u2019est vrai que je supporte mal la tristesse chez les autres : d\u00e8s que \u00e7a s\u2019ouvre, je deviens un bon samaritain chiant comme la pluie. Heureusement que je n\u2019arrive pas \u00e0 faire \u00e7a pour moi-m\u00eame ; sinon ce serait la double peine. Quand j\u2019ai le cafard, je m\u2019assois dedans et j\u2019observe. Une part de moi regarde ce que les autres fabriquent. J\u2019ai \u00e7a depuis l\u2019enfance. \u00c0 l\u2019\u00e2ge adulte, \u00e7a m\u2019a donn\u00e9 quelques sueurs froides : je me croyais anormal, f\u00eal\u00e9, promis \u00e0 mal finir. En r\u00e9alit\u00e9 je n\u2019\u00e9tais dangereux que pour moi, et assez lucide pour ne pas m\u2019accrocher au d\u00e9ni. Dans mes piaules insalubres, les cafards cavalaient sur le papier peint. Au d\u00e9but j\u2019ai eu un choc, une sensation de salissure qui allait jusqu\u2019aux os. Puis je me suis demand\u00e9 si j\u2019avais vraiment une \u00e2me, et ce que ce mot voulait dire. J\u2019ai vite r\u00e9gl\u00e9 ce fantasme de puret\u00e9 qui vous assigne au noir et au blanc. Quand j\u2019ai mis de c\u00f4t\u00e9 ces deux bornes, la nuance est venue, et avec elle mes premi\u00e8res peintures v\u00e9ritables. Comment expliquer \u00e7a aux gens ? On ne vous \u00e9coute pas. On vous rit au nez. \u201cQuel chiant avec son \u00e2me.\u201d C\u2019est le m\u00eame m\u00e9canisme avec les voyages : essayez donc de d\u00e9barquer \u00e0 un repas avec un DVD de vos photos et de demander qu\u2019on le passe \u00e0 la t\u00e9l\u00e9 ; vous verrez la moue de la ma\u00eetresse de maison. Avec les gens, on ne parle pas d\u2019\u00e2me, on ne parle pas de voyage, et on la boucle sur les cafards. Il reste de quoi faire : il fait beau, tu as vu ; tu as fait quoi pour midi ; la facture d\u2019eau est arriv\u00e9e ; si on allait faire les courses. Des phrases bateau, oui. \u00c7a coule tout seul chez beaucoup. Pour quelqu\u2019un qui ne trouve rien facile ici-bas, c\u2019est un travail. J\u2019ai d\u00fb faire \u00e9norm\u00e9ment d\u2019efforts rien que pour dire bonjour ; je te fais gr\u00e2ce du reste. *illustration* :En m\u00e9moire du Cluzeau, Huile sur toile pb 2021 ",
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"content_html": " Le soleil est d\u00e9j\u00e0 haut, comme dans un roman de Christian Jacq, sauf que je n\u2019irai sans doute jamais en \u00c9gypte et, de toute fa\u00e7on, qu\u2019irais-je y faire. Pour l\u2019instant je vois surtout la route, sans lunettes de soleil, et \u00e7a tape. Je roule \u00e0 60 sur la petite d\u00e9partementale vers Saint-Donat. On est invit\u00e9s chez des amis pour un d\u00e9jeuner du dimanche. Le pare-soleil de la Dacia d\u2019occasion — 244 000 kilom\u00e8tres au compteur — me g\u00eane encore plus que la lumi\u00e8re. J\u2019allume la radio par r\u00e9flexe, pour m\u2019accrocher \u00e0 un bruit, et ma ch\u00e9rie coupe aussit\u00f4t. « C\u2019est incroyable que tu fasses \u00e7a quand je suis \u00e0 c\u00f4t\u00e9 de toi. Tu deviens comme ton p\u00e8re : personnel, \u00e9go\u00efste. Tu t\u2019en fiches des autres. » Elle est nerveuse ces jours-ci, probl\u00e8mes familiaux. Je tente une blague, mauvaise id\u00e9e : « Un \u00e9go\u00efste, c\u2019est quelqu\u2019un qui ne pense pas \u00e0 moi. » Elle se ferme. On roule. D\u00e9viation \u00e0 l\u2019entr\u00e9e du bourg, on tourne un peu en rond. Ces villages de la Dr\u00f4me ont un talent pour inventer des f\u00eates de rien : kermesse \u00e0 la saucisse, concours de choux farcis, bugnes et pralines au vin chaud. Gaston nous ouvre la porte, bras \u00e9cart\u00e9s. Il est content de nous voir. On s\u2019est crois\u00e9s \u00e0 une expo il y a quinze jours, apr\u00e8s les confinements. \u00c7a faisait deux ans. Son travail a boug\u00e9, je lui ai r\u00e9serv\u00e9 une petite pi\u00e8ce que je dois payer. Mich\u00e8le, sa femme, et la mienne se connaissent depuis longtemps ; moi je suis le second mari, donc l\u2019ajout. \u00c0 l\u2019ap\u00e9ro je refuse le vin blanc, j\u2019ai peur de l\u2019acidit\u00e9 en fin d\u2019ann\u00e9e, et je prends un martini blanc. On y passe tous, sauf Mich\u00e8le qui reste au pastis. On parle, on rigole, on \u00e9vite les sujets qui plombent. Gaston tente d\u00e9j\u00e0, en passant, deux ou trois allusions \u00e0 son estomac ; personne ne les ramasse. Je sors fumer. Mich\u00e8le m\u2019accompagne. Leur m\u00e2tin espagnol vient vers nous. J\u2019avais oubli\u00e9 sa taille. Mich\u00e8le dit qu\u2019il est doux mais craintif : l\u2019ancien ma\u00eetre le battait, et lui a coup\u00e9 la queue. Le chien a un pompon ridicule au bout de ce corps \u00e9norme. Je fais ce que je fais toujours : grimaces, voix d\u00e9bile, main tendue. Il garde ses distances. « J\u2019ai fait des cailles, j\u2019esp\u00e8re que vous aimez \u00e7a, cailles aux marrons avec gratin de cardons. » Je dis que j\u2019adore, que je salive d\u00e9j\u00e0. \u00c0 table on repart sur les sujets habituels : le vaccin, ceux qui n\u2019en veulent pas, le petit resto du village o\u00f9 les serveurs ne portent plus le masque. Un peu de politique, du flou. Je l\u00e2che un « je ne voterai pas Macron » et je me prends le bilan dans la figure ; je garde le reste pour moi. Les cailles arrivent, on passe aux histoires de subventions du club de seniors de Mich\u00e8le, supprim\u00e9es parce qu\u2019en 2020 ils n\u2019ont rien d\u00e9pens\u00e9. Ma femme annonce qu\u2019on ira en Gr\u00e8ce cet \u00e9t\u00e9. Et l\u00e0 Gaston s\u2019engouffre : « Moi je ne peux plus prendre l\u2019avion. » Dernier vol pour la Tunisie, trou d\u2019air, impression de mourir, bip bip dans la cabine, “on ne nous dit rien”, stage \u00e0 800 euros pour apprendre \u00e0 ne plus avoir peur. Ma femme ajoute que c\u2019est surtout une simulation. Gaston repart, se palpe, d\u00e9taille, saute de l\u2019avion \u00e0 ses cancers, \u00e0 la mort qui tourne dans sa t\u00eate. Il fait de l\u2019art-th\u00e9rapie, dit-il. Il a une m\u00e9thode : quand l\u2019angoisse monte, il ventile. « Je ventile et \u00e7a se calme, c\u2019est g\u00e9nial. » Ma femme me donne sa caille sans demander si j\u2019en veux ; elle garde les cardons. J\u2019essaie de ramener la conversation ailleurs en parlant du vin, mais Gaston est lanc\u00e9. Les plats en sauce au vin rouge, termin\u00e9s, trop de turbulences gastriques. Le m\u00e9decin lui a dit de ne pas se retenir. Quand il doit roter, il rote. Il mime un rot, th\u00e9\u00e2tral. Je regarde Mich\u00e8le deux secondes, elle serre les l\u00e8vres. Gaston a v\u00e9cu plusieurs cancers, \u00e7a r\u00e2pe la table d\u00e8s qu\u2019il s\u2019y met. Il vous fixe, il vous embarque, il ne supporte pas qu\u2019on d\u00e9croche. Autrefois \u00e7a m\u2019\u00e9nervait ; aujourd\u2019hui je le vois venir et \u00e7a glisse un peu. J\u2019ai m\u00eame une tendresse s\u00e8che pour ce num\u00e9ro. Je lui dis qu\u2019il devrait \u00e9crire tout \u00e7a. Il rit : il ne sait pas \u00e9crire, mais il fait du qigong. La boule d\u2019\u00e9nergie entre les mains, il a fini par la sentir, et avec la ventilation il est “totalement zen”. Les deux femmes ont le visage grave, mais je vois leurs \u00e9paules trembler. Il reste du repas : fromage, dessert, caf\u00e9. Je tente une sortie. « Dessine-le, alors. Une BD. Gaston prend l\u2019avion. Gaston et la boule d\u2019\u00e9nergie. Gaston et la lib\u00e9ration des flatulences. » Les femmes \u00e9clatent. Gaston me regarde noir. Je ris, je dis que je plaisante, pas m\u00e9chamment. « Ventile, ventile. » On finit dans le jardin au soleil. Le chien vient se coller \u00e0 ma jambe apr\u00e8s avoir r\u00e9cup\u00e9r\u00e9 des bouts de caille et de fromage. On se revoit bient\u00f4t, on se dit \u00e7a comme on se serre la main. Sur le retour, le soleil est dans le dos. On roule sans radio, sans se piquer. Je reparle du stage \u00e0 800 euros, incr\u00e9dule. On rigole un coup. Et je me demande si ma blague \u00e9tait de la cruaut\u00e9 ou de la peur. Je n\u2019ai pas envie de trancher. On se prend la main et on rentre comme \u00e7a, sans rien ajouter.<\/p>\n illustration<\/em> huile sur toile ( d\u00e9tail) pb 2021<\/p>",
"content_text": "Le soleil est d\u00e9j\u00e0 haut, comme dans un roman de Christian Jacq, sauf que je n\u2019irai sans doute jamais en \u00c9gypte et, de toute fa\u00e7on, qu\u2019irais-je y faire. Pour l\u2019instant je vois surtout la route, sans lunettes de soleil, et \u00e7a tape. Je roule \u00e0 60 sur la petite d\u00e9partementale vers Saint-Donat. On est invit\u00e9s chez des amis pour un d\u00e9jeuner du dimanche. Le pare-soleil de la Dacia d\u2019occasion \u2014 244 000 kilom\u00e8tres au compteur \u2014 me g\u00eane encore plus que la lumi\u00e8re. J\u2019allume la radio par r\u00e9flexe, pour m\u2019accrocher \u00e0 un bruit, et ma ch\u00e9rie coupe aussit\u00f4t. \u00ab C\u2019est incroyable que tu fasses \u00e7a quand je suis \u00e0 c\u00f4t\u00e9 de toi. Tu deviens comme ton p\u00e8re : personnel, \u00e9go\u00efste. Tu t\u2019en fiches des autres. \u00bb Elle est nerveuse ces jours-ci, probl\u00e8mes familiaux. Je tente une blague, mauvaise id\u00e9e : \u00ab Un \u00e9go\u00efste, c\u2019est quelqu\u2019un qui ne pense pas \u00e0 moi. \u00bb Elle se ferme. On roule. D\u00e9viation \u00e0 l\u2019entr\u00e9e du bourg, on tourne un peu en rond. Ces villages de la Dr\u00f4me ont un talent pour inventer des f\u00eates de rien : kermesse \u00e0 la saucisse, concours de choux farcis, bugnes et pralines au vin chaud. Gaston nous ouvre la porte, bras \u00e9cart\u00e9s. Il est content de nous voir. On s\u2019est crois\u00e9s \u00e0 une expo il y a quinze jours, apr\u00e8s les confinements. \u00c7a faisait deux ans. Son travail a boug\u00e9, je lui ai r\u00e9serv\u00e9 une petite pi\u00e8ce que je dois payer. Mich\u00e8le, sa femme, et la mienne se connaissent depuis longtemps ; moi je suis le second mari, donc l\u2019ajout. \u00c0 l\u2019ap\u00e9ro je refuse le vin blanc, j\u2019ai peur de l\u2019acidit\u00e9 en fin d\u2019ann\u00e9e, et je prends un martini blanc. On y passe tous, sauf Mich\u00e8le qui reste au pastis. On parle, on rigole, on \u00e9vite les sujets qui plombent. Gaston tente d\u00e9j\u00e0, en passant, deux ou trois allusions \u00e0 son estomac ; personne ne les ramasse. Je sors fumer. Mich\u00e8le m\u2019accompagne. Leur m\u00e2tin espagnol vient vers nous. J\u2019avais oubli\u00e9 sa taille. Mich\u00e8le dit qu\u2019il est doux mais craintif : l\u2019ancien ma\u00eetre le battait, et lui a coup\u00e9 la queue. Le chien a un pompon ridicule au bout de ce corps \u00e9norme. Je fais ce que je fais toujours : grimaces, voix d\u00e9bile, main tendue. Il garde ses distances. \u00ab J\u2019ai fait des cailles, j\u2019esp\u00e8re que vous aimez \u00e7a, cailles aux marrons avec gratin de cardons. \u00bb Je dis que j\u2019adore, que je salive d\u00e9j\u00e0. \u00c0 table on repart sur les sujets habituels : le vaccin, ceux qui n\u2019en veulent pas, le petit resto du village o\u00f9 les serveurs ne portent plus le masque. Un peu de politique, du flou. Je l\u00e2che un \u00ab je ne voterai pas Macron \u00bb et je me prends le bilan dans la figure ; je garde le reste pour moi. Les cailles arrivent, on passe aux histoires de subventions du club de seniors de Mich\u00e8le, supprim\u00e9es parce qu\u2019en 2020 ils n\u2019ont rien d\u00e9pens\u00e9. Ma femme annonce qu\u2019on ira en Gr\u00e8ce cet \u00e9t\u00e9. Et l\u00e0 Gaston s\u2019engouffre : \u00ab Moi je ne peux plus prendre l\u2019avion. \u00bb Dernier vol pour la Tunisie, trou d\u2019air, impression de mourir, bip bip dans la cabine, \u201con ne nous dit rien\u201d, stage \u00e0 800 euros pour apprendre \u00e0 ne plus avoir peur. Ma femme ajoute que c\u2019est surtout une simulation. Gaston repart, se palpe, d\u00e9taille, saute de l\u2019avion \u00e0 ses cancers, \u00e0 la mort qui tourne dans sa t\u00eate. Il fait de l\u2019art-th\u00e9rapie, dit-il. Il a une m\u00e9thode : quand l\u2019angoisse monte, il ventile. \u00ab Je ventile et \u00e7a se calme, c\u2019est g\u00e9nial. \u00bb Ma femme me donne sa caille sans demander si j\u2019en veux ; elle garde les cardons. J\u2019essaie de ramener la conversation ailleurs en parlant du vin, mais Gaston est lanc\u00e9. Les plats en sauce au vin rouge, termin\u00e9s, trop de turbulences gastriques. Le m\u00e9decin lui a dit de ne pas se retenir. Quand il doit roter, il rote. Il mime un rot, th\u00e9\u00e2tral. Je regarde Mich\u00e8le deux secondes, elle serre les l\u00e8vres. Gaston a v\u00e9cu plusieurs cancers, \u00e7a r\u00e2pe la table d\u00e8s qu\u2019il s\u2019y met. Il vous fixe, il vous embarque, il ne supporte pas qu\u2019on d\u00e9croche. Autrefois \u00e7a m\u2019\u00e9nervait ; aujourd\u2019hui je le vois venir et \u00e7a glisse un peu. J\u2019ai m\u00eame une tendresse s\u00e8che pour ce num\u00e9ro. Je lui dis qu\u2019il devrait \u00e9crire tout \u00e7a. Il rit : il ne sait pas \u00e9crire, mais il fait du qigong. La boule d\u2019\u00e9nergie entre les mains, il a fini par la sentir, et avec la ventilation il est \u201ctotalement zen\u201d. Les deux femmes ont le visage grave, mais je vois leurs \u00e9paules trembler. Il reste du repas : fromage, dessert, caf\u00e9. Je tente une sortie. \u00ab Dessine-le, alors. Une BD. Gaston prend l\u2019avion. Gaston et la boule d\u2019\u00e9nergie. Gaston et la lib\u00e9ration des flatulences. \u00bb Les femmes \u00e9clatent. Gaston me regarde noir. Je ris, je dis que je plaisante, pas m\u00e9chamment. \u00ab Ventile, ventile. \u00bb On finit dans le jardin au soleil. Le chien vient se coller \u00e0 ma jambe apr\u00e8s avoir r\u00e9cup\u00e9r\u00e9 des bouts de caille et de fromage. On se revoit bient\u00f4t, on se dit \u00e7a comme on se serre la main. Sur le retour, le soleil est dans le dos. On roule sans radio, sans se piquer. Je reparle du stage \u00e0 800 euros, incr\u00e9dule. On rigole un coup. Et je me demande si ma blague \u00e9tait de la cruaut\u00e9 ou de la peur. Je n\u2019ai pas envie de trancher. On se prend la main et on rentre comme \u00e7a, sans rien ajouter. *illustration* huile sur toile ( d\u00e9tail) pb 2021 ",
"image": "https:\/\/ledibbouk.net\/IMG\/logo\/2020-09-11-10.44_01.jpg?1763831213",
"tags": ["Autofiction et Introspection"]
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"id": "https:\/\/ledibbouk.net\/la-fulgurance-de-l-hesitation.html",
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"title": "La fulgurance de l'h\u00e9sitation",
"date_published": "2021-12-10T03:28:49Z",
"date_modified": "2025-11-22T16:59:27Z",
"author": {"name": "Auteur"},
"content_html": " Une phrase de Nicolas de Sta\u00ebl tourne dans ma t\u00eate depuis l\u2019aube. Il parle de la fulgurance de l\u2019autorit\u00e9 et de la fulgurance de l\u2019h\u00e9sitation, et il les met c\u00f4te \u00e0 c\u00f4te, comme deux fa\u00e7ons d\u2019entrer dans la peinture. J\u2019entends \u00e7a tr\u00e8s simplement, dans l\u2019atelier : le moment o\u00f9 la main tranche, pose une forme sans discuter, et l\u2019autre moment, tout aussi vif, o\u00f9 elle recule d\u2019un millim\u00e8tre, reprend, doute, non pour ralentir mais pour viser autrement. Les deux fulgurances se ressemblent vues de pr\u00e8s : elles font avancer. Alors je me demande ce qui, en moi, fait sauter la certitude d\u00e8s qu\u2019elle se pr\u00e9sente. C\u2019est presque physique : une id\u00e9e se fixe, et tout de suite une autre force se l\u00e8ve, d\u00e9place la main, d\u00e9range l\u2019\u00e9vidence. Ce n\u2019est pas une morale, c\u2019est un r\u00e9flexe de survie de la peinture. Si je m\u2019installe trop vite dans “je sais”, la toile se ferme. Si je laisse un espace au doute, elle continue \u00e0 respirer. Le doute n\u2019est pas le contraire de l\u2019autorit\u00e9 ; il en est une autre forme, plus lat\u00e9rale, plus inqui\u00e8te, mais tout aussi n\u00e9cessaire. Quand De Sta\u00ebl bascule dans le tragique, je ne crois pas que ce soit la peinture qui le tue. La peinture, chez lui, est un foyer. Ce qui br\u00fble, c\u2019est le bois qu\u2019il y met : une urgence int\u00e9rieure, un rapport aux autres qui ne trouvait pas d\u2019issue tranquille, cette pente vers des amours impossibles qui finissent par d\u00e9vorer l\u2019air. Il meurt \u00e0 quarante et un ans. J\u2019essaie d\u2019imaginer ce que \u00e7a fait d\u2019avoir d\u00e9j\u00e0 tout donn\u00e9 \u00e0 cet \u00e2ge, de pousser la peinture \u00e0 ce point de tension. Et je me dis aussi que l\u2019\u00e2ge n\u2019\u00e9claire pas toujours comme on le croit : il ne r\u00e8gle rien, il d\u00e9place seulement la question. Ce qui reste, peut-\u00eatre, c\u2019est la mani\u00e8re dont l\u2019h\u00e9sitation travaille la surface. Une toile de Sta\u00ebl n\u2019est pas un d\u00e9cret : c\u2019est une suite de reprises, de corrections, de d\u00e9cisions contredites par la suivante, un palimpseste de gestes o\u00f9 l\u2019on sent encore l\u2019ancienne couche sous la nouvelle. C\u2019est l\u00e0, dans ces reprises visibles, que je reconnais quelque chose de vivant : non pas la certitude affich\u00e9e, mais la trace de ce qui a r\u00e9sist\u00e9, et de ce qui a fini par passer quand m\u00eame.<\/p>\n illustration<\/em> dessin de Lucas<\/p>",
"content_text": " Une phrase de Nicolas de Sta\u00ebl tourne dans ma t\u00eate depuis l\u2019aube. Il parle de la fulgurance de l\u2019autorit\u00e9 et de la fulgurance de l\u2019h\u00e9sitation, et il les met c\u00f4te \u00e0 c\u00f4te, comme deux fa\u00e7ons d\u2019entrer dans la peinture. J\u2019entends \u00e7a tr\u00e8s simplement, dans l\u2019atelier : le moment o\u00f9 la main tranche, pose une forme sans discuter, et l\u2019autre moment, tout aussi vif, o\u00f9 elle recule d\u2019un millim\u00e8tre, reprend, doute, non pour ralentir mais pour viser autrement. Les deux fulgurances se ressemblent vues de pr\u00e8s : elles font avancer. Alors je me demande ce qui, en moi, fait sauter la certitude d\u00e8s qu\u2019elle se pr\u00e9sente. C\u2019est presque physique : une id\u00e9e se fixe, et tout de suite une autre force se l\u00e8ve, d\u00e9place la main, d\u00e9range l\u2019\u00e9vidence. Ce n\u2019est pas une morale, c\u2019est un r\u00e9flexe de survie de la peinture. Si je m\u2019installe trop vite dans \u201cje sais\u201d, la toile se ferme. Si je laisse un espace au doute, elle continue \u00e0 respirer. Le doute n\u2019est pas le contraire de l\u2019autorit\u00e9 ; il en est une autre forme, plus lat\u00e9rale, plus inqui\u00e8te, mais tout aussi n\u00e9cessaire. Quand De Sta\u00ebl bascule dans le tragique, je ne crois pas que ce soit la peinture qui le tue. La peinture, chez lui, est un foyer. Ce qui br\u00fble, c\u2019est le bois qu\u2019il y met : une urgence int\u00e9rieure, un rapport aux autres qui ne trouvait pas d\u2019issue tranquille, cette pente vers des amours impossibles qui finissent par d\u00e9vorer l\u2019air. Il meurt \u00e0 quarante et un ans. J\u2019essaie d\u2019imaginer ce que \u00e7a fait d\u2019avoir d\u00e9j\u00e0 tout donn\u00e9 \u00e0 cet \u00e2ge, de pousser la peinture \u00e0 ce point de tension. Et je me dis aussi que l\u2019\u00e2ge n\u2019\u00e9claire pas toujours comme on le croit : il ne r\u00e8gle rien, il d\u00e9place seulement la question. Ce qui reste, peut-\u00eatre, c\u2019est la mani\u00e8re dont l\u2019h\u00e9sitation travaille la surface. Une toile de Sta\u00ebl n\u2019est pas un d\u00e9cret : c\u2019est une suite de reprises, de corrections, de d\u00e9cisions contredites par la suivante, un palimpseste de gestes o\u00f9 l\u2019on sent encore l\u2019ancienne couche sous la nouvelle. C\u2019est l\u00e0, dans ces reprises visibles, que je reconnais quelque chose de vivant : non pas la certitude affich\u00e9e, mais la trace de ce qui a r\u00e9sist\u00e9, et de ce qui a fini par passer quand m\u00eame. *illustration* dessin de Lucas ",
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"id": "https:\/\/ledibbouk.net\/ordre-et-desordre-bien-et-mal-dormir-et-rever.html",
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"title": "Ordre et d\u00e9sordre, bien et mal, dormir et r\u00eaver.",
"date_published": "2021-12-10T02:53:30Z",
"date_modified": "2025-11-22T20:03:44Z",
"author": {"name": "Auteur"},
"content_html": " Le dernier trimestre s\u2019ach\u00e8ve et je repense \u00e0 ce fil que j\u2019ai tir\u00e9 dans les ateliers : partir d\u2019un d\u00e9sordre et lui faire rendre quelque chose qu\u2019on puisse regarder sans d\u00e9tourner les yeux. Pas parce qu\u2019il faut “r\u00e9ussir”, mais parce qu\u2019on voit bien la diff\u00e9rence entre une surface abandonn\u00e9e et une surface qui a fini par parler. Ce que je constate, s\u00e9ance apr\u00e8s s\u00e9ance, c\u2019est la m\u00eame crispation chez beaucoup d\u2019adultes. Ils arrivent avec une id\u00e9e arr\u00eat\u00e9e, parfois m\u00eame une image nette dans la t\u00eate. Ils la tiennent comme une bou\u00e9e. Alors, d\u00e8s que je propose un fond sale, deux couleurs pos\u00e9es vite, des traces laiss\u00e9es expr\u00e8s, je vois les \u00e9paules se lever. Il y a celui qui demande tout de suite : “On fait quoi exactement ?” Celle qui cherche un sujet au bout de trente secondes et qui soupire quand elle ne le trouve pas. D\u2019autres restent fig\u00e9s devant la feuille comme si elle allait les d\u00e9noncer. Les enfants, eux, plongent. Ils font, ils ratent, ils recommencent, ils rient d\u2019un trait de travers. Un adulte, au contraire, se met \u00e0 n\u00e9gocier avec l\u2019exercice pour ne pas se perdre : il veut savoir o\u00f9 \u00e7a va mener avant d\u2019y aller. Or ce que je leur demande est simple et difficile : rester dans ce qui arrive. Ne pas d\u00e9cider trop t\u00f4t. Accepter que \u00e7a commence mal, que \u00e7a soit informe, que \u00e7a bouge. J\u2019ai vu des \u00e9l\u00e8ves se lib\u00e9rer d\u2019un coup quand ils l\u00e2chent l\u2019image pr\u00e9vue. Une femme l\u2019autre jour avait jur\u00e9 qu\u2019elle allait “faire un paysage abstrait”. Son fond \u00e9tait moche, elle en avait honte. Je lui ai dit : “Continue, ne lave pas.” Elle a ajout\u00e9 une tache sombre, puis une autre, elle a gratt\u00e9 au chiffon, et soudain elle s\u2019est arr\u00eat\u00e9e : “Ah\u2026 l\u00e0.” Elle ne savait pas dire quoi, mais elle voyait. Ce moment-l\u00e0, il est fragile et il ne se commande pas. Il vient quand on tient assez longtemps sans effacer. Souvent la douleur est l\u00e0, juste \u00e0 c\u00f4t\u00e9 : la peur de rater, l\u2019impression d\u2019\u00eatre nul, l\u2019envie de tout recouvrir au gesso. Si on s\u2019arr\u00eate avant, on reste \u00e0 ce stade. Si on traverse, quelque chose s\u2019ouvre, m\u00eame petit. Mon boulot, c\u2019est de les faire traverser sans leur vendre un miracle. Je ne leur donne pas un plan. Je leur mets des contraintes qui limitent les \u00e9chappatoires : deux couleurs, trois formats, pas de r\u00e8gle, pas de sujet impos\u00e9. Je tourne autour de leur panique avec des questions, rarement des r\u00e9ponses. Je dis : “Qu\u2019est-ce que tu vois l\u00e0 ?” “Qu\u2019est-ce que \u00e7a te propose si tu ne forces pas ?” Et parfois je ne dis rien, je laisse le temps travailler. L\u2019humour est utile aussi : une blague au bon moment d\u00e9tend la main, enl\u00e8ve l\u2019id\u00e9e qu\u2019il y a un examen. Peut-\u00eatre que je suis exigeant, oui, mais je ne leur mets pas \u00e7a sur le front. Je pr\u00e9f\u00e8re que l\u2019exigence arrive par le faire : regarder encore, ne pas tricher avec l\u2019effacement, rester un peu plus longtemps devant ce qui d\u00e9range. C\u2019est l\u00e0 que le d\u00e9sordre cesse d\u2019\u00eatre un ennemi et devient un terrain.<\/p>",
"content_text": " Le dernier trimestre s\u2019ach\u00e8ve et je repense \u00e0 ce fil que j\u2019ai tir\u00e9 dans les ateliers : partir d\u2019un d\u00e9sordre et lui faire rendre quelque chose qu\u2019on puisse regarder sans d\u00e9tourner les yeux. Pas parce qu\u2019il faut \u201cr\u00e9ussir\u201d, mais parce qu\u2019on voit bien la diff\u00e9rence entre une surface abandonn\u00e9e et une surface qui a fini par parler. Ce que je constate, s\u00e9ance apr\u00e8s s\u00e9ance, c\u2019est la m\u00eame crispation chez beaucoup d\u2019adultes. Ils arrivent avec une id\u00e9e arr\u00eat\u00e9e, parfois m\u00eame une image nette dans la t\u00eate. Ils la tiennent comme une bou\u00e9e. Alors, d\u00e8s que je propose un fond sale, deux couleurs pos\u00e9es vite, des traces laiss\u00e9es expr\u00e8s, je vois les \u00e9paules se lever. Il y a celui qui demande tout de suite : \u201cOn fait quoi exactement ?\u201d Celle qui cherche un sujet au bout de trente secondes et qui soupire quand elle ne le trouve pas. D\u2019autres restent fig\u00e9s devant la feuille comme si elle allait les d\u00e9noncer. Les enfants, eux, plongent. Ils font, ils ratent, ils recommencent, ils rient d\u2019un trait de travers. Un adulte, au contraire, se met \u00e0 n\u00e9gocier avec l\u2019exercice pour ne pas se perdre : il veut savoir o\u00f9 \u00e7a va mener avant d\u2019y aller. Or ce que je leur demande est simple et difficile : rester dans ce qui arrive. Ne pas d\u00e9cider trop t\u00f4t. Accepter que \u00e7a commence mal, que \u00e7a soit informe, que \u00e7a bouge. J\u2019ai vu des \u00e9l\u00e8ves se lib\u00e9rer d\u2019un coup quand ils l\u00e2chent l\u2019image pr\u00e9vue. Une femme l\u2019autre jour avait jur\u00e9 qu\u2019elle allait \u201cfaire un paysage abstrait\u201d. Son fond \u00e9tait moche, elle en avait honte. Je lui ai dit : \u201cContinue, ne lave pas.\u201d Elle a ajout\u00e9 une tache sombre, puis une autre, elle a gratt\u00e9 au chiffon, et soudain elle s\u2019est arr\u00eat\u00e9e : \u201cAh\u2026 l\u00e0.\u201d Elle ne savait pas dire quoi, mais elle voyait. Ce moment-l\u00e0, il est fragile et il ne se commande pas. Il vient quand on tient assez longtemps sans effacer. Souvent la douleur est l\u00e0, juste \u00e0 c\u00f4t\u00e9 : la peur de rater, l\u2019impression d\u2019\u00eatre nul, l\u2019envie de tout recouvrir au gesso. Si on s\u2019arr\u00eate avant, on reste \u00e0 ce stade. Si on traverse, quelque chose s\u2019ouvre, m\u00eame petit. Mon boulot, c\u2019est de les faire traverser sans leur vendre un miracle. Je ne leur donne pas un plan. Je leur mets des contraintes qui limitent les \u00e9chappatoires : deux couleurs, trois formats, pas de r\u00e8gle, pas de sujet impos\u00e9. Je tourne autour de leur panique avec des questions, rarement des r\u00e9ponses. Je dis : \u201cQu\u2019est-ce que tu vois l\u00e0 ?\u201d \u201cQu\u2019est-ce que \u00e7a te propose si tu ne forces pas ?\u201d Et parfois je ne dis rien, je laisse le temps travailler. L\u2019humour est utile aussi : une blague au bon moment d\u00e9tend la main, enl\u00e8ve l\u2019id\u00e9e qu\u2019il y a un examen. Peut-\u00eatre que je suis exigeant, oui, mais je ne leur mets pas \u00e7a sur le front. Je pr\u00e9f\u00e8re que l\u2019exigence arrive par le faire : regarder encore, ne pas tricher avec l\u2019effacement, rester un peu plus longtemps devant ce qui d\u00e9range. C\u2019est l\u00e0 que le d\u00e9sordre cesse d\u2019\u00eatre un ennemi et devient un terrain. ",
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"tags": ["peinture"]
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"title": "Un nouvel exercice",
"date_published": "2021-12-10T02:22:45Z",
"date_modified": "2025-11-22T16:48:39Z",
"author": {"name": "Auteur"},
"content_html": " Bien, j\u2019ai achet\u00e9 un nouveau chauffage — \u00e0 gaz, cette fois. Vous n\u2019aurez plus ce pr\u00e9texte de dire que vous n\u2019y arrivez pas \u00e0 cause du froid. Il fait vingt degr\u00e9s, le caf\u00e9 coule ; on peut travailler. Aujourd\u2019hui, format carte postale : p\u00e9riode des \u00e9trennes, puis des v\u0153ux. On reste propre : scotch autour, marge d\u2019environ cinq millim\u00e8tres. Si vous n\u2019avez pas de ruban de masquage, prenez un crayon. Pas la r\u00e8gle : on va voir si la main tient la route. Maintenant, un fond \u00e0 l\u2019acrylique. Deux couleurs maximum. Trois si vous comptez le m\u00e9lange, je vous le rappelle. Laissez vivre les traces, ne cherchez pas l\u2019aplat impeccable : les coups de pinceau sont les bienvenus. Faites-en trois, \u00e7a \u00e9vite de stagner ; pendant que l\u2019une s\u00e8che, vous attaquez l\u2019autre. Avec la chaleur, \u00e7a va vite. C\u2019est bon ? Vous avez vos trois fonds ? Parfait. Je vais chercher le caf\u00e9. Voil\u00e0 des feutres noirs \u00e0 pointe fine. On regarde ce qu\u2019on a fait, et on entoure tout ce qu\u2019on voit : la moindre forme, le moindre accident, une diff\u00e9rence de valeur, un bord, une tache. Il faut y aller franchement mais sans \u00e9craser la pointe : on glisse, on n\u2019appuie pas. Non Mireille, on ne d\u00e9cide pas d\u2019avance ce que \u00e7a doit devenir. On regarde. Et je te pr\u00e9viens : chaque “je suis perdue”, c\u2019est un euro. Rires. Vous entourez, vous entourez encore. Vous voyez une forme ? Vous en voyez dix autres autour. C\u2019est bon ? Pas encore ? Tr\u00e8s bien, je sers le caf\u00e9. Toujours pas de sucre, Simone et Catherine ? Ensuite, on passe \u00e0 l\u2019int\u00e9rieur des formes. Avec les m\u00eames feutres, vous fabriquez les valeurs : hachures, points, ronds, chiffres, lettres, signes bizarres, tout ce qui vous tombe sous la main. Oui Huguette, des \u00e9toiles si tu veux. Et n\u2019oubliez pas : quand vous remplissez une forme, vous en faites appara\u00eetre une autre \u00e0 c\u00f4t\u00e9 ; regardez ce qui se passe entre vos traits autant que vos traits eux-m\u00eames. Christine demande si ce ne sera pas difficile de trouver le n\u00e9gatif. Rires. Qui a fini ? Lucie ? Attends, je regarde. Non, ce n\u2019est pas fini : tu as laiss\u00e9 des zones muettes. Reprends ton fond, cherche encore. Il reste des choses que tu n\u2019as pas vues. Continue. On prend le temps de regarder jusqu\u2019au bout, m\u00eame si \u00e7a agace, m\u00eame si \u00e7a fatigue. Voil\u00e0. On part d\u2019un fond un peu sauvage et on le pousse \u00e0 parler. Ce n\u2019est pas un tableau \u00e0 accrocher au mus\u00e9e, on s\u2019en fout. Ici, on travaille. Et si, au passage, \u00e7a vous remet \u00e0 votre place et que vous voyez un peu mieux ce que vous faites, tant mieux. Allez, buvez votre caf\u00e9 pendant qu\u2019il est chaud, et reprenez vos feutres.<\/p>",
"content_text": " Bien, j\u2019ai achet\u00e9 un nouveau chauffage \u2014 \u00e0 gaz, cette fois. Vous n\u2019aurez plus ce pr\u00e9texte de dire que vous n\u2019y arrivez pas \u00e0 cause du froid. Il fait vingt degr\u00e9s, le caf\u00e9 coule ; on peut travailler. Aujourd\u2019hui, format carte postale : p\u00e9riode des \u00e9trennes, puis des v\u0153ux. On reste propre : scotch autour, marge d\u2019environ cinq millim\u00e8tres. Si vous n\u2019avez pas de ruban de masquage, prenez un crayon. Pas la r\u00e8gle : on va voir si la main tient la route. Maintenant, un fond \u00e0 l\u2019acrylique. Deux couleurs maximum. Trois si vous comptez le m\u00e9lange, je vous le rappelle. Laissez vivre les traces, ne cherchez pas l\u2019aplat impeccable : les coups de pinceau sont les bienvenus. Faites-en trois, \u00e7a \u00e9vite de stagner ; pendant que l\u2019une s\u00e8che, vous attaquez l\u2019autre. Avec la chaleur, \u00e7a va vite. C\u2019est bon ? Vous avez vos trois fonds ? Parfait. Je vais chercher le caf\u00e9. Voil\u00e0 des feutres noirs \u00e0 pointe fine. On regarde ce qu\u2019on a fait, et on entoure tout ce qu\u2019on voit : la moindre forme, le moindre accident, une diff\u00e9rence de valeur, un bord, une tache. Il faut y aller franchement mais sans \u00e9craser la pointe : on glisse, on n\u2019appuie pas. Non Mireille, on ne d\u00e9cide pas d\u2019avance ce que \u00e7a doit devenir. On regarde. Et je te pr\u00e9viens : chaque \u201cje suis perdue\u201d, c\u2019est un euro. Rires. Vous entourez, vous entourez encore. Vous voyez une forme ? Vous en voyez dix autres autour. C\u2019est bon ? Pas encore ? Tr\u00e8s bien, je sers le caf\u00e9. Toujours pas de sucre, Simone et Catherine ? Ensuite, on passe \u00e0 l\u2019int\u00e9rieur des formes. Avec les m\u00eames feutres, vous fabriquez les valeurs : hachures, points, ronds, chiffres, lettres, signes bizarres, tout ce qui vous tombe sous la main. Oui Huguette, des \u00e9toiles si tu veux. Et n\u2019oubliez pas : quand vous remplissez une forme, vous en faites appara\u00eetre une autre \u00e0 c\u00f4t\u00e9 ; regardez ce qui se passe entre vos traits autant que vos traits eux-m\u00eames. Christine demande si ce ne sera pas difficile de trouver le n\u00e9gatif. Rires. Qui a fini ? Lucie ? Attends, je regarde. Non, ce n\u2019est pas fini : tu as laiss\u00e9 des zones muettes. Reprends ton fond, cherche encore. Il reste des choses que tu n\u2019as pas vues. Continue. On prend le temps de regarder jusqu\u2019au bout, m\u00eame si \u00e7a agace, m\u00eame si \u00e7a fatigue. Voil\u00e0. On part d\u2019un fond un peu sauvage et on le pousse \u00e0 parler. Ce n\u2019est pas un tableau \u00e0 accrocher au mus\u00e9e, on s\u2019en fout. Ici, on travaille. Et si, au passage, \u00e7a vous remet \u00e0 votre place et que vous voyez un peu mieux ce que vous faites, tant mieux. Allez, buvez votre caf\u00e9 pendant qu\u2019il est chaud, et reprenez vos feutres. ",
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"title": "L'opinion",
"date_published": "2021-12-09T06:40:04Z",
"date_modified": "2025-11-22T16:43:35Z",
"author": {"name": "Auteur"},
"content_html": " Puisque l\u2019opinion est devenue un truc qu\u2019on gratte et regratte pour un oui pour un non, je me dis que \u00e7a vaut peut-\u00eatre le coup de m\u2019en approcher. Parce qu\u2019en g\u00e9n\u00e9ral, l\u2019opinion, je m\u2019en tamponne. Quand on m\u2019appelle pour me la demander, je raccroche. Au bar du coin, si quelqu\u2019un veut mon pronostic sur un match de foot, je coupe court. Le foot ne m\u2019a jamais vraiment attrap\u00e9 : je ne peux m\u00eame pas dire que je l\u2019aime ou que je le d\u00e9teste, il me glisse dessus. Pareil pour les chemises. Mon \u00e9pouse m\u2019envoie parfois un MMS avec trois coloris, je r\u00e9ponds au hasard. J\u2019en porte peu, je suis plus T-shirt, point. Et pourtant, aujourd\u2019hui, on me r\u00e9clame un avis sur tout. Sur les gens, sur les choses, sur le monde. \u00c7a vient vite, on vous attrape au vol. Dans ma jeunesse je donnais le mien sans compter. Je le balan\u00e7ais avec confiance, \u00e0 qui le voulait. Je l\u2019ai pay\u00e9. Il vous revient d\u00e9form\u00e9, d\u00e9plac\u00e9, utilis\u00e9 contre quelqu\u2019un ou contre vous. Pas besoin d\u2019un Guillaume pour tordre ce que vous avez dit : il suffit d\u2019un peu d\u2019ennui, d\u2019un peu de malignit\u00e9, d\u2019une m\u00e9moire floue. Alors j\u2019ai appris \u00e0 me taire. Longtemps. Jusqu\u2019\u00e0 ce matin banal o\u00f9 un sansonnet a chant\u00e9 pr\u00e8s de la maison. Rien d\u2019extraordinaire : juste ce filet de sons dans l\u2019air froid. J\u2019ai lev\u00e9 la t\u00eate. Il s\u2019est mis \u00e0 pleuvoir. Quelques grosses gouttes. Le parking luisait. Je cherchais mes cl\u00e9s depuis cinq minutes, comme un idiot. Je les ai trouv\u00e9es, je suis mont\u00e9 dans la voiture. J\u2019ai mis le contact. Par r\u00e9flexe j\u2019ai allum\u00e9 la radio : c\u2019\u00e9tait le journal, la parade habituelle des avis, des indignations, des certitudes \u00e0 l\u2019emporte-pi\u00e8ce. J\u2019ai \u00e9teint. J\u2019ai roul\u00e9 en silence. Au boulot, m\u00eame topo : on s\u2019est mis \u00e0 travailler sans trop parler. \u00c0 midi, on se retrouve, on casse la cro\u00fbte, et \u00e7a repart. Chacun y va de son commentaire : patrons, femmes, imp\u00f4ts, foot, politique. \u00c7a se chauffe, \u00e7a ricane, \u00e7a s\u2019accroche. Ce jour-l\u00e0, je les ai \u00e9cout\u00e9s sans que \u00e7a me serre. J\u2019\u00e9tais l\u00e0, avec eux, et en m\u00eame temps un peu \u00e0 c\u00f4t\u00e9. Leurs opinions passaient comme une m\u00e9t\u00e9o au-dessus de la table ; \u00e7a ne me les rendait ni meilleurs ni pires. J\u2019entendais surtout les voix, les tics, l\u2019histoire de chacun derri\u00e8re sa phrase. Bien s\u00fbr, ce calme n\u2019a pas tenu. La vie revient vite \u00e0 ses habitudes. Mais \u00e7a m\u2019a laiss\u00e9 \u00e7a : les gens ne se r\u00e9duisent pas \u00e0 ce qu\u2019ils pensent tout haut. Parfois m\u00eame ils sont loin de leurs propres id\u00e9es, et ils l\u2019ignorent.<\/p>",
"content_text": " Puisque l\u2019opinion est devenue un truc qu\u2019on gratte et regratte pour un oui pour un non, je me dis que \u00e7a vaut peut-\u00eatre le coup de m\u2019en approcher. Parce qu\u2019en g\u00e9n\u00e9ral, l\u2019opinion, je m\u2019en tamponne. Quand on m\u2019appelle pour me la demander, je raccroche. Au bar du coin, si quelqu\u2019un veut mon pronostic sur un match de foot, je coupe court. Le foot ne m\u2019a jamais vraiment attrap\u00e9 : je ne peux m\u00eame pas dire que je l\u2019aime ou que je le d\u00e9teste, il me glisse dessus. Pareil pour les chemises. Mon \u00e9pouse m\u2019envoie parfois un MMS avec trois coloris, je r\u00e9ponds au hasard. J\u2019en porte peu, je suis plus T-shirt, point. Et pourtant, aujourd\u2019hui, on me r\u00e9clame un avis sur tout. Sur les gens, sur les choses, sur le monde. \u00c7a vient vite, on vous attrape au vol. Dans ma jeunesse je donnais le mien sans compter. Je le balan\u00e7ais avec confiance, \u00e0 qui le voulait. Je l\u2019ai pay\u00e9. Il vous revient d\u00e9form\u00e9, d\u00e9plac\u00e9, utilis\u00e9 contre quelqu\u2019un ou contre vous. Pas besoin d\u2019un Guillaume pour tordre ce que vous avez dit : il suffit d\u2019un peu d\u2019ennui, d\u2019un peu de malignit\u00e9, d\u2019une m\u00e9moire floue. Alors j\u2019ai appris \u00e0 me taire. Longtemps. Jusqu\u2019\u00e0 ce matin banal o\u00f9 un sansonnet a chant\u00e9 pr\u00e8s de la maison. Rien d\u2019extraordinaire : juste ce filet de sons dans l\u2019air froid. J\u2019ai lev\u00e9 la t\u00eate. Il s\u2019est mis \u00e0 pleuvoir. Quelques grosses gouttes. Le parking luisait. Je cherchais mes cl\u00e9s depuis cinq minutes, comme un idiot. Je les ai trouv\u00e9es, je suis mont\u00e9 dans la voiture. J\u2019ai mis le contact. Par r\u00e9flexe j\u2019ai allum\u00e9 la radio : c\u2019\u00e9tait le journal, la parade habituelle des avis, des indignations, des certitudes \u00e0 l\u2019emporte-pi\u00e8ce. J\u2019ai \u00e9teint. J\u2019ai roul\u00e9 en silence. Au boulot, m\u00eame topo : on s\u2019est mis \u00e0 travailler sans trop parler. \u00c0 midi, on se retrouve, on casse la cro\u00fbte, et \u00e7a repart. Chacun y va de son commentaire : patrons, femmes, imp\u00f4ts, foot, politique. \u00c7a se chauffe, \u00e7a ricane, \u00e7a s\u2019accroche. Ce jour-l\u00e0, je les ai \u00e9cout\u00e9s sans que \u00e7a me serre. J\u2019\u00e9tais l\u00e0, avec eux, et en m\u00eame temps un peu \u00e0 c\u00f4t\u00e9. Leurs opinions passaient comme une m\u00e9t\u00e9o au-dessus de la table ; \u00e7a ne me les rendait ni meilleurs ni pires. J\u2019entendais surtout les voix, les tics, l\u2019histoire de chacun derri\u00e8re sa phrase. Bien s\u00fbr, ce calme n\u2019a pas tenu. La vie revient vite \u00e0 ses habitudes. Mais \u00e7a m\u2019a laiss\u00e9 \u00e7a : les gens ne se r\u00e9duisent pas \u00e0 ce qu\u2019ils pensent tout haut. Parfois m\u00eame ils sont loin de leurs propres id\u00e9es, et ils l\u2019ignorent. ",
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"title": "Les reprises",
"date_published": "2021-12-08T04:37:19Z",
"date_modified": "2025-11-22T16:35:55Z",
"author": {"name": "Auteur"},
"content_html": " Reprendre un tableau, reprendre un texte, repriser les chaussettes : pourquoi ? Parce que quelque chose cloche, parce que \u00e7a ne tient pas, parce que \u00e7a ne suffit pas. Parce qu\u2019il faut s\u2019y remettre. Pour certaines choses, \u00e7a ne coule pas de source. Il y a un point dur, un n\u0153ud qu\u2019on approche puis qu\u2019on contourne, et on ne le voit pas toujours venir. Deux heures cette nuit sur un texte, et rien n\u2019a pris ; \u00e7a reste inachev\u00e9, surtout quand j\u2019arrive pr\u00e8s de ce qui compte et que \u00e7a me repousse ailleurs. L\u2019\u00e9criture et la peinture ont au moins \u00e7a en commun : on tourne autour, on avance par biais, on fait mine de ne pas insister, on revient. Il faut du temps, de la patience, et une mani\u00e8re d\u2019apprivoiser ce qui fait peur, ce qui fait fuir, ce qui met les nerfs \u00e0 vif. Apprendre \u00e0 tenir sans se crisper. Aujourd\u2019hui, 8 d\u00e9cembre, je sais \u00e0 quoi va penser mon \u00e9pouse vers 17 heures, au moment o\u00f9 la nuit tombe. Elle me demandera le carton des petits verres et des bougies, et comme chaque ann\u00e9e elle voudra que je l\u2019aide \u00e0 les poser sur les rebords des fen\u00eatres. Il y a eu des ann\u00e9es o\u00f9 \u00e7a m\u2019aga\u00e7ait : la t\u00eate pleine, pas de place pour ce rituel. Je r\u00e2lais. Encore tes bougies, tu sais qu\u2019on est les seuls ici, dans ce trou de cul de village, \u00e0 faire \u00e7a ? On n\u2019est plus \u00e0 Lyon. Elle tenait bon. Le 8, c\u2019est les bougies ; tu la boucles, tu m\u2019aides. Et je finissais par la boucler, puis je me br\u00fblais les doigts \u00e0 allumer ces foutus lampions avec un briquet. Depuis le temps, j\u2019aurais pu prendre un allume-gaz ; non. J\u2019y vais \u00e0 l\u2019ancienne, et je me plains. Puis, une fois que tout est allum\u00e9, je suis content. Vraiment. Le sale gamin retombe un moment, et c\u2019est l\u2019autre qui revient, celui qui s\u2019\u00e9merveille d\u2019un rien, celui que j\u2019ai longtemps planqu\u00e9 sous une carapace parce qu\u2019il prenait tout trop fort. Chaque 8 d\u00e9cembre depuis presque vingt ans, c\u2019est le m\u00eame petit sc\u00e9nario : je grogne, j\u2019ob\u00e9is, je vois que \u00e7a lui fait plaisir, et au bout du compte \u00e7a nous en fait aussi. \u00c7a nous rapproche, un peu, chaque fois. Elle ne l\u00e2che pas l\u00e0-dessus. Elle reste droite dans ce qu\u2019elle est. C\u2019est sa fa\u00e7on \u00e0 elle de tenir, de ne pas laisser le monde tout emporter. R\u00e9p\u00e9ter ces gestes, \u00e0 date fixe, \u00e7a fabrique quelque chose de simple et de solide ; \u00e7a met une lumi\u00e8re dans la maison et dans la t\u00eate, m\u00eame quand on arrive de mauvaise gr\u00e2ce. Et je pense \u00e0 ceux qui n\u2019ont plus \u00e7a, qui laissent filer, qui jettent au lieu de repriser, qui ne savent pas quoi faire de leur col\u00e8re ou de leur fatigue. Moi, ce soir-l\u00e0, je finis avec les doigts un peu br\u00fbl\u00e9s et la maison allum\u00e9e, et \u00e7a suffit.<\/p>",
"content_text": " Reprendre un tableau, reprendre un texte, repriser les chaussettes : pourquoi ? Parce que quelque chose cloche, parce que \u00e7a ne tient pas, parce que \u00e7a ne suffit pas. Parce qu\u2019il faut s\u2019y remettre. Pour certaines choses, \u00e7a ne coule pas de source. Il y a un point dur, un n\u0153ud qu\u2019on approche puis qu\u2019on contourne, et on ne le voit pas toujours venir. Deux heures cette nuit sur un texte, et rien n\u2019a pris ; \u00e7a reste inachev\u00e9, surtout quand j\u2019arrive pr\u00e8s de ce qui compte et que \u00e7a me repousse ailleurs. L\u2019\u00e9criture et la peinture ont au moins \u00e7a en commun : on tourne autour, on avance par biais, on fait mine de ne pas insister, on revient. Il faut du temps, de la patience, et une mani\u00e8re d\u2019apprivoiser ce qui fait peur, ce qui fait fuir, ce qui met les nerfs \u00e0 vif. Apprendre \u00e0 tenir sans se crisper. Aujourd\u2019hui, 8 d\u00e9cembre, je sais \u00e0 quoi va penser mon \u00e9pouse vers 17 heures, au moment o\u00f9 la nuit tombe. Elle me demandera le carton des petits verres et des bougies, et comme chaque ann\u00e9e elle voudra que je l\u2019aide \u00e0 les poser sur les rebords des fen\u00eatres. Il y a eu des ann\u00e9es o\u00f9 \u00e7a m\u2019aga\u00e7ait : la t\u00eate pleine, pas de place pour ce rituel. Je r\u00e2lais. Encore tes bougies, tu sais qu\u2019on est les seuls ici, dans ce trou de cul de village, \u00e0 faire \u00e7a ? On n\u2019est plus \u00e0 Lyon. Elle tenait bon. Le 8, c\u2019est les bougies ; tu la boucles, tu m\u2019aides. Et je finissais par la boucler, puis je me br\u00fblais les doigts \u00e0 allumer ces foutus lampions avec un briquet. Depuis le temps, j\u2019aurais pu prendre un allume-gaz ; non. J\u2019y vais \u00e0 l\u2019ancienne, et je me plains. Puis, une fois que tout est allum\u00e9, je suis content. Vraiment. Le sale gamin retombe un moment, et c\u2019est l\u2019autre qui revient, celui qui s\u2019\u00e9merveille d\u2019un rien, celui que j\u2019ai longtemps planqu\u00e9 sous une carapace parce qu\u2019il prenait tout trop fort. Chaque 8 d\u00e9cembre depuis presque vingt ans, c\u2019est le m\u00eame petit sc\u00e9nario : je grogne, j\u2019ob\u00e9is, je vois que \u00e7a lui fait plaisir, et au bout du compte \u00e7a nous en fait aussi. \u00c7a nous rapproche, un peu, chaque fois. Elle ne l\u00e2che pas l\u00e0-dessus. Elle reste droite dans ce qu\u2019elle est. C\u2019est sa fa\u00e7on \u00e0 elle de tenir, de ne pas laisser le monde tout emporter. R\u00e9p\u00e9ter ces gestes, \u00e0 date fixe, \u00e7a fabrique quelque chose de simple et de solide ; \u00e7a met une lumi\u00e8re dans la maison et dans la t\u00eate, m\u00eame quand on arrive de mauvaise gr\u00e2ce. Et je pense \u00e0 ceux qui n\u2019ont plus \u00e7a, qui laissent filer, qui jettent au lieu de repriser, qui ne savent pas quoi faire de leur col\u00e8re ou de leur fatigue. Moi, ce soir-l\u00e0, je finis avec les doigts un peu br\u00fbl\u00e9s et la maison allum\u00e9e, et \u00e7a suffit. ",
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"title": "Apprendre, int\u00e9grer",
"date_published": "2021-12-04T11:43:25Z",
"date_modified": "2025-11-22T15:41:29Z",
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"content_html": " Le savoir, c\u2019est un immense supermarch\u00e9 : aucun caddie n\u2019est assez grand pour tout embarquer. Et le plus souvent, faute de temps, d\u2019argent, et je dois l\u2019avouer par manque d\u2019int\u00e9r\u00eat, je me contente des promotions, des trucs bigarr\u00e9s, de ce qu\u2019on met en t\u00eate de gondole. Avant, c\u2019\u00e9tait diff\u00e9rent. Je fr\u00e9quentais les biblioth\u00e8ques. \u00c0 peu pr\u00e8s rien ne laissait ma curiosit\u00e9 tranquille. Je fon\u00e7ais sur tout. J\u2019ai pass\u00e9 des ann\u00e9es \u00e0 d\u00e9vorer, avec une vraie gourmandise, des manuels d\u2019entomologie, de mycologie, de climatologie, de gyn\u00e9cologie, de sociologie, d\u2019\u00e9conomie, de philosophie, de po\u00e9sie — bref, tout ce qui finit en “-ie”, pour ne pas assommer le lecteur. Sans omettre ce qui finit en “-ique” : botanique, \u00e9lectronique, informatique, mystique, religion catholique, L\u00e9vitique ; il m\u2019est m\u00eame arriv\u00e9 de me gaver de psychologie et de psychanalyse, avec une pr\u00e9f\u00e9rence pour les essais cliniques. \u00c0 l\u2019\u00e9poque, il fallait quand m\u00eame faire l\u2019effort d\u2019aller \u00e0 la biblioth\u00e8que. Aujourd\u2019hui, il suffit de taper une question sur Google et, aussit\u00f4t, des tombereaux de savoir d\u00e9filent sous vos yeux. C\u2019est le pi\u00e8ge : on peut y passer la journ\u00e9e enti\u00e8re, enchainer question sur question, r\u00e9colter des r\u00e9ponses \u00e0 la pelle, souvent contradictoires, sur tout ce qu\u2019on veut. Il y a clairement un probl\u00e8me l\u00e0-dedans. Prenez un exemple idiot : je suis nul en rock. Je m\u2019en suis fait la remarque hier en lisant sur un blog que j\u2019aime bien une critique d\u2019un livre sur l\u2019histoire du rock. R\u00e9flexe imm\u00e9diat : aller l\u2019acheter sur Amazon. Or, d\u2019apr\u00e8s beaucoup de gens autour de moi, c\u2019est devenu le mal absolu : pas le bouquin de Philippe Man\u0153uvre — c\u2019est le nom de l\u2019auteur —, Amazon. Bref, je ne sais pas ce qui m\u2019a retenu. Appelons \u00e7a ce qu\u2019on veut. Je me suis surtout demand\u00e9 \u00e0 quoi bon apprendre l\u2019histoire du rock \u00e0 soixante-deux piges, alors que le rock, franchement, je m\u2019en tamponne depuis ma premi\u00e8re t\u00e9tine. \u00c0 un moment il faut \u00eatre r\u00e9aliste, surtout quand la route derri\u00e8re vous commence \u00e0 peser plus lourd que celle devant. Et c\u2019est l\u00e0 que je vois mon \u00e9garement : le probl\u00e8me n\u2019est pas de savoir, c\u2019est d\u2019en faire quelque chose. On n\u2019a plus besoin d\u2019accumuler des trucs qui ne servent \u00e0 rien ; on n\u2019a plus besoin de papillonner dans les rayons juste pour remplir le caddie. Il faudrait, para\u00eet-il, ouvrir une page internet en sachant d\u2019avance ce qu\u2019on cherche. Elle est belle, la vie moderne, non ? Par exemple, des jeunes ne veulent plus bosser comme des cons pour des patrons — on ne va pas leur jeter la pierre. Ils tapent “se mettre \u00e0 son compte”, “cr\u00e9er son emploi”, “gagner sa vie autrement”, et hop : des pages enti\u00e8res d\u00e9filent. Tout est l\u00e0, accessible en un clic. Sauf que ces pages se contredisent, bricolent, mentent, vendent du r\u00eave en kit. Comment voulez-vous qu\u2019un jeune sans exp\u00e9rience trouve son chemin dans ce fatras ? Surtout si son but est pr\u00e9cis\u00e9ment d\u2019\u00e9viter de devenir un con au travail. Ce qui manque, me disais-je, on ne le trouvera pas sur internet : un peu de jugeotte. Rat\u00e9. M\u00eame la jugeotte se muscle en ligne, contre paiement. Je tombe ainsi sur une formation “renforcer son mental” et j\u2019en reste baba. Bien s\u00fbr : pourquoi n\u2019y ai-je pas pens\u00e9 plus t\u00f4t, cr\u00e9tin que je suis. “24 solutions pour renforcer son mental.” Tr\u00e8s bien. Mais renforcer son mental pour quoi faire ? Je commence \u00e0 imaginer. Je vais me r\u00e9citer des mantras le matin : “rappelle-toi tes objectifs pour 2022”, cinq ou six fois avant le caf\u00e9. Je vais me voir \u00e0 la Saint-Sylvestre, devant la dinde, et compter tous les tableaux peints en douze mois, cinquante-deux semaines, trois cent soixante-cinq jours. Je vais lister des th\u00e8mes, tout organiser sur un tableur, cocher des cases, enchainer les actions parce que “mental renforc\u00e9”. Je vais \u00e9crire chaque matin un mail \u00e0 ma liste de diffusion pour pr\u00e9senter l\u2019\u0153uvre de la veille, avec un titre accrocheur pour \u00e9viter la poubelle. Je vais “int\u00e9grer”, apprendre seulement ce qui sert \u00e0 l\u2019objectif. Je vais aller sur MailChimp, me taper la traduction du mode d\u2019emploi, v\u00e9rifier qui a ouvert le mail, taguer les fid\u00e8les, trier les touristes. Bla bla bla. Au bout d\u2019une demi-heure \u00e0 imaginer \u00e7a, j\u2019\u00e9tais \u00e9puis\u00e9. J\u2019avais l\u2019impression d\u2019\u00eatre de retour en entreprise, avec le patron le plus chiant de la terre — et ce patron, c\u2019\u00e9tait moi. Alors j\u2019ai ferm\u00e9 l\u2019onglet. J\u2019ai pris ma veste. Je suis all\u00e9 marcher en for\u00eat pour me remettre les id\u00e9es en place.<\/p>",
"content_text": " Le savoir, c\u2019est un immense supermarch\u00e9 : aucun caddie n\u2019est assez grand pour tout embarquer. Et le plus souvent, faute de temps, d\u2019argent, et je dois l\u2019avouer par manque d\u2019int\u00e9r\u00eat, je me contente des promotions, des trucs bigarr\u00e9s, de ce qu\u2019on met en t\u00eate de gondole. Avant, c\u2019\u00e9tait diff\u00e9rent. Je fr\u00e9quentais les biblioth\u00e8ques. \u00c0 peu pr\u00e8s rien ne laissait ma curiosit\u00e9 tranquille. Je fon\u00e7ais sur tout. J\u2019ai pass\u00e9 des ann\u00e9es \u00e0 d\u00e9vorer, avec une vraie gourmandise, des manuels d\u2019entomologie, de mycologie, de climatologie, de gyn\u00e9cologie, de sociologie, d\u2019\u00e9conomie, de philosophie, de po\u00e9sie \u2014 bref, tout ce qui finit en \u201c-ie\u201d, pour ne pas assommer le lecteur. Sans omettre ce qui finit en \u201c-ique\u201d : botanique, \u00e9lectronique, informatique, mystique, religion catholique, L\u00e9vitique ; il m\u2019est m\u00eame arriv\u00e9 de me gaver de psychologie et de psychanalyse, avec une pr\u00e9f\u00e9rence pour les essais cliniques. \u00c0 l\u2019\u00e9poque, il fallait quand m\u00eame faire l\u2019effort d\u2019aller \u00e0 la biblioth\u00e8que. Aujourd\u2019hui, il suffit de taper une question sur Google et, aussit\u00f4t, des tombereaux de savoir d\u00e9filent sous vos yeux. C\u2019est le pi\u00e8ge : on peut y passer la journ\u00e9e enti\u00e8re, enchainer question sur question, r\u00e9colter des r\u00e9ponses \u00e0 la pelle, souvent contradictoires, sur tout ce qu\u2019on veut. Il y a clairement un probl\u00e8me l\u00e0-dedans. Prenez un exemple idiot : je suis nul en rock. Je m\u2019en suis fait la remarque hier en lisant sur un blog que j\u2019aime bien une critique d\u2019un livre sur l\u2019histoire du rock. R\u00e9flexe imm\u00e9diat : aller l\u2019acheter sur Amazon. Or, d\u2019apr\u00e8s beaucoup de gens autour de moi, c\u2019est devenu le mal absolu : pas le bouquin de Philippe Man\u0153uvre \u2014 c\u2019est le nom de l\u2019auteur \u2014, Amazon. Bref, je ne sais pas ce qui m\u2019a retenu. Appelons \u00e7a ce qu\u2019on veut. Je me suis surtout demand\u00e9 \u00e0 quoi bon apprendre l\u2019histoire du rock \u00e0 soixante-deux piges, alors que le rock, franchement, je m\u2019en tamponne depuis ma premi\u00e8re t\u00e9tine. \u00c0 un moment il faut \u00eatre r\u00e9aliste, surtout quand la route derri\u00e8re vous commence \u00e0 peser plus lourd que celle devant. Et c\u2019est l\u00e0 que je vois mon \u00e9garement : le probl\u00e8me n\u2019est pas de savoir, c\u2019est d\u2019en faire quelque chose. On n\u2019a plus besoin d\u2019accumuler des trucs qui ne servent \u00e0 rien ; on n\u2019a plus besoin de papillonner dans les rayons juste pour remplir le caddie. Il faudrait, para\u00eet-il, ouvrir une page internet en sachant d\u2019avance ce qu\u2019on cherche. Elle est belle, la vie moderne, non ? Par exemple, des jeunes ne veulent plus bosser comme des cons pour des patrons \u2014 on ne va pas leur jeter la pierre. Ils tapent \u201cse mettre \u00e0 son compte\u201d, \u201ccr\u00e9er son emploi\u201d, \u201cgagner sa vie autrement\u201d, et hop : des pages enti\u00e8res d\u00e9filent. Tout est l\u00e0, accessible en un clic. Sauf que ces pages se contredisent, bricolent, mentent, vendent du r\u00eave en kit. Comment voulez-vous qu\u2019un jeune sans exp\u00e9rience trouve son chemin dans ce fatras ? Surtout si son but est pr\u00e9cis\u00e9ment d\u2019\u00e9viter de devenir un con au travail. Ce qui manque, me disais-je, on ne le trouvera pas sur internet : un peu de jugeotte. Rat\u00e9. M\u00eame la jugeotte se muscle en ligne, contre paiement. Je tombe ainsi sur une formation \u201crenforcer son mental\u201d et j\u2019en reste baba. Bien s\u00fbr : pourquoi n\u2019y ai-je pas pens\u00e9 plus t\u00f4t, cr\u00e9tin que je suis. \u201c24 solutions pour renforcer son mental.\u201d Tr\u00e8s bien. Mais renforcer son mental pour quoi faire ? Je commence \u00e0 imaginer. Je vais me r\u00e9citer des mantras le matin : \u201crappelle-toi tes objectifs pour 2022\u201d, cinq ou six fois avant le caf\u00e9. Je vais me voir \u00e0 la Saint-Sylvestre, devant la dinde, et compter tous les tableaux peints en douze mois, cinquante-deux semaines, trois cent soixante-cinq jours. Je vais lister des th\u00e8mes, tout organiser sur un tableur, cocher des cases, enchainer les actions parce que \u201cmental renforc\u00e9\u201d. Je vais \u00e9crire chaque matin un mail \u00e0 ma liste de diffusion pour pr\u00e9senter l\u2019\u0153uvre de la veille, avec un titre accrocheur pour \u00e9viter la poubelle. Je vais \u201cint\u00e9grer\u201d, apprendre seulement ce qui sert \u00e0 l\u2019objectif. Je vais aller sur MailChimp, me taper la traduction du mode d\u2019emploi, v\u00e9rifier qui a ouvert le mail, taguer les fid\u00e8les, trier les touristes. Bla bla bla. Au bout d\u2019une demi-heure \u00e0 imaginer \u00e7a, j\u2019\u00e9tais \u00e9puis\u00e9. J\u2019avais l\u2019impression d\u2019\u00eatre de retour en entreprise, avec le patron le plus chiant de la terre \u2014 et ce patron, c\u2019\u00e9tait moi. Alors j\u2019ai ferm\u00e9 l\u2019onglet. J\u2019ai pris ma veste. Je suis all\u00e9 marcher en for\u00eat pour me remettre les id\u00e9es en place. ",
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"id": "https:\/\/ledibbouk.net\/consignes-et-contraintes.html",
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"title": "Consignes et contraintes",
"date_published": "2021-12-04T09:04:40Z",
"date_modified": "2025-11-22T15:37:37Z",
"author": {"name": "Auteur"},
"content_html": " Bon. Il faut qu\u2019on mette les choses au point, et d\u00e8s aujourd\u2019hui. Vous venez ici pour peindre et vous voulez “faire de l\u2019abstraction”, d\u2019accord. Au fond, vous me parlez de libert\u00e9 : peindre librement, peut-\u00eatre faire de beaux tableaux. Je ne vais pas vous contredire. Mais la libert\u00e9, en peinture, \u00e7a se paie. Donc je vous propose l\u2019inverse de ce que vous attendez : des consignes, des contraintes, un cadre pour vous y frotter. D\u2019abord, vous ne peindrez qu\u2019avec un seul \u0153il. Tenez, j\u2019ai apport\u00e9 des bandeaux de pirate. Ensuite, seulement de la main gauche — ou de la droite si vous \u00eates gaucher. Les plus t\u00e9m\u00e9raires peuvent lever une jambe, comme un \u00e9chassier : tant que vous chercherez l\u2019\u00e9quilibre, vous ne chercherez pas autre chose. Les plus de soixante-dix, asseyez-vous, on ne va pas jouer aux h\u00e9ros. Et puis c\u2019est encore trop facile : vous peindrez sans toile, et sans couleur. Juste des touches obliques dans l\u2019air pour d\u00e9marrer. On verra bien ce qui sort de \u00e7a. Ah, j\u2019allais oublier : mon carnet. Tout le monde a bien pay\u00e9 ?<\/p>\n illustration<\/em> : Farandole rouge Hans Hartung 1971<\/p>",
"content_text": " Bon. Il faut qu\u2019on mette les choses au point, et d\u00e8s aujourd\u2019hui. Vous venez ici pour peindre et vous voulez \u201cfaire de l\u2019abstraction\u201d, d\u2019accord. Au fond, vous me parlez de libert\u00e9 : peindre librement, peut-\u00eatre faire de beaux tableaux. Je ne vais pas vous contredire. Mais la libert\u00e9, en peinture, \u00e7a se paie. Donc je vous propose l\u2019inverse de ce que vous attendez : des consignes, des contraintes, un cadre pour vous y frotter. D\u2019abord, vous ne peindrez qu\u2019avec un seul \u0153il. Tenez, j\u2019ai apport\u00e9 des bandeaux de pirate. Ensuite, seulement de la main gauche \u2014 ou de la droite si vous \u00eates gaucher. Les plus t\u00e9m\u00e9raires peuvent lever une jambe, comme un \u00e9chassier : tant que vous chercherez l\u2019\u00e9quilibre, vous ne chercherez pas autre chose. Les plus de soixante-dix, asseyez-vous, on ne va pas jouer aux h\u00e9ros. Et puis c\u2019est encore trop facile : vous peindrez sans toile, et sans couleur. Juste des touches obliques dans l\u2019air pour d\u00e9marrer. On verra bien ce qui sort de \u00e7a. Ah, j\u2019allais oublier : mon carnet. Tout le monde a bien pay\u00e9 ? *illustration* : Farandole rouge Hans Hartung 1971 ",
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"id": "https:\/\/ledibbouk.net\/continuer-1237.html",
"url": "https:\/\/ledibbouk.net\/continuer-1237.html",
"title": "Continuer",
"date_published": "2021-12-03T02:15:17Z",
"date_modified": "2025-11-22T16:36:56Z",
"author": {"name": "Auteur"},
"content_html": " Je vais passer un coup de gesso, ce tableau ne me pla\u00eet pas, dit-elle comme on appelle au secours. Je la regarde : tout est l\u00e0 sur son visage, mais ce n\u2019est pas du d\u00e9sespoir, c\u2019est une question pos\u00e9e sans l\u2019\u00eatre. Une main tendue vers l\u2019effacement. L\u2019atelier aide \u00e0 r\u00e9pondre : le sol vert pomme, la lumi\u00e8re qui entre par les grandes ouvertures sur le parc, les voix, le caf\u00e9 qu\u2019on pr\u00e9pare, un g\u00e2teau qu\u2019on te glisse, cette atmosph\u00e8re de colonie douce. M\u00eame apr\u00e8s une nuit blanche, je m\u2019y tiens. Je secoue la t\u00eate. Non mais \u00e7a va pas. Tu crois que tu vas t\u2019en tirer comme \u00e7a ? Il est bien parti, ton tableau. T\u2019es bloqu\u00e9e, c\u2019est tout. Je m\u2019approche. Un glacis de bleu l\u00e0, et je lui montre. Ta composition gagnerait si tu divisais la toile : fais surgir un carr\u00e9, un rectangle. On ne sait pas encore si c\u2019est un plat de fruits ou autre chose, \u00e7a viendra. En bas, tu peux poser ce bleu avec l\u2019orange, faire une terre. Laisse le gesso dans son pot. Tout ce qu\u2019il faut, c\u2019est continuer. Elle hoche la t\u00eate, incr\u00e9dule. D\u2019abord le glacis, je dis. Apr\u00e8s on verra. Je ne sais pas plus que toi ce que \u00e7a va devenir ; je sais juste qu\u2019il ne faut pas s\u2019arr\u00eater l\u00e0.<\/p>",
"content_text": "Je vais passer un coup de gesso, ce tableau ne me pla\u00eet pas, dit-elle comme on appelle au secours. Je la regarde : tout est l\u00e0 sur son visage, mais ce n\u2019est pas du d\u00e9sespoir, c\u2019est une question pos\u00e9e sans l\u2019\u00eatre. Une main tendue vers l\u2019effacement. L\u2019atelier aide \u00e0 r\u00e9pondre : le sol vert pomme, la lumi\u00e8re qui entre par les grandes ouvertures sur le parc, les voix, le caf\u00e9 qu\u2019on pr\u00e9pare, un g\u00e2teau qu\u2019on te glisse, cette atmosph\u00e8re de colonie douce. M\u00eame apr\u00e8s une nuit blanche, je m\u2019y tiens. Je secoue la t\u00eate. Non mais \u00e7a va pas. Tu crois que tu vas t\u2019en tirer comme \u00e7a ? Il est bien parti, ton tableau. T\u2019es bloqu\u00e9e, c\u2019est tout. Je m\u2019approche. Un glacis de bleu l\u00e0, et je lui montre. Ta composition gagnerait si tu divisais la toile : fais surgir un carr\u00e9, un rectangle. On ne sait pas encore si c\u2019est un plat de fruits ou autre chose, \u00e7a viendra. En bas, tu peux poser ce bleu avec l\u2019orange, faire une terre. Laisse le gesso dans son pot. Tout ce qu\u2019il faut, c\u2019est continuer. Elle hoche la t\u00eate, incr\u00e9dule. D\u2019abord le glacis, je dis. Apr\u00e8s on verra. Je ne sais pas plus que toi ce que \u00e7a va devenir ; je sais juste qu\u2019il ne faut pas s\u2019arr\u00eater l\u00e0. ",
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"id": "https:\/\/ledibbouk.net\/cette-importance.html",
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"title": "Cette importance",
"date_published": "2021-12-03T01:51:46Z",
"date_modified": "2025-10-22T16:24:45Z",
"author": {"name": "Auteur"},
"content_html": " Qu’est-ce qui est important lorsque je prends un pinceau pour d\u00e9poser de la couleur sur la toile ? Quelle hi\u00e9rarchie d’importances suis-je en train de fabriquer ?<\/p>\n Cette question qui ne cesse de tourner en rond, cette h\u00e9sitation, ce doute, comme un mouvement perp\u00e9tuel.<\/p>\n Parfois je suis tent\u00e9 de donner une r\u00e9ponse \u00e0 la h\u00e2te, mais ce n’est pas la r\u00e9ponse qui r\u00e9soudra quoique ce soit.<\/p>\n Car chaque jour est un autre jour, et me rend autre vis \u00e0 vis de toute r\u00e9ponse \u00e0 cette question importance.<\/p>\n Je r\u00eave qu’un tamis me tombe soudain dans les mains, \u00e0 mailles fines, mais pas trop.<\/p>\n Je n’ai pas le palais si d\u00e9licat pour gouter \u00e0 la finesse. Mais l’\u00e2pret\u00e9 aussi est importance, aussi utile que la d\u00e9licatesse.<\/p>\n Cette question comme une fus\u00e9e qui, plus elle s’\u00e9l\u00e8ve perd du poids.<\/p>\n Cependant qu’il est n\u00e9cessaire de br\u00fbler beaucoup pour propulser sa masse.<\/p>\n Je me dis c’est le plaisir enfantin de peindre<\/em> comme r\u00e9ponse, comme pansement pour cacher la plaie.<\/p>\n Et puis cela dure quelques minutes, parfois une heure ou deux et d’autres r\u00e9ponses s’ajoutent et je fais de beaux n\u0153uds avec les brins.<\/p>\n Parfois je ne donne des r\u00e9ponses que pour parvenir \u00e0 ces n\u0153uds, pour provoquer ma patience \u00e0 tenter de les d\u00e9nouer ensuite.<\/p>\n Exactement comme lorsqu’on parvient, une fois tout l’enthousiasme, la na\u00efvet\u00e9 premi\u00e8re consum\u00e9s, \u00e0 ce moment de v\u00e9rit\u00e9 du tableau.<\/p>\n Le choix et l’ordre.<\/p>\n Cette \u00e9l\u00e8ve poss\u00e8de un c\u0153ur simple. Elle dit je suis perdu aide moi. Elle ne le dit pas pour que je la remarque plus qu’une autre, elle ne le dit pas pour que je lui fournisse une preuve d’amour. Elle le dit parce qu’elle est assoiff\u00e9e de trouver son chemin dans le fatras. Elle est ma s\u0153ur. Et je ne suis qu’un professeur.<\/p>\n Ferme les yeux je lui dis et flanque de la couleur comme \u00e7a n’importe ou n’importe comment sur la toile avec un couteau \u00e0 peindre, rentre compl\u00e8tement dans ce d\u00e9sordre, il n’y a rien d’important lorsqu’on peint comme \u00e7a. Tu verras bien o\u00f9 \u00e7a te m\u00e8ne, ce que \u00e7a donne.<\/p>\n Ferme les yeux...<\/p>\n Elle m’\u00e9coute et le fait, un bonheur d’\u00e9l\u00e8ve.<\/p>\n Nous regardons ensuite le r\u00e9sultat.<\/p>\n Est-ce que c’est bien ? elle demande. Je ne dis rien parce que parfois j’oublie ce qui est bien ou mal en peinture, le r\u00e9sultat je veux dire.<\/p>\n Trouver le bon silence, c’est aussi \u00e7a l’important.<\/p>\n Cette \u00e9l\u00e8ve qui ne vient plus \u00e0 l\u2019atelier, j\u2019y repense comme on rumine un rat\u00e9. Une femme entre deux \u00e2ges, veuve depuis un an quand elle s\u2019est inscrite, au plus bas mais d\u00e9cid\u00e9e \u00e0 remonter. Avec elle, rien n\u2019allait simplement. Chaque s\u00e9ance se coin\u00e7ait. Un jour — le dernier pour elle, je crois — elle s\u2019est lanc\u00e9e dans la copie d\u2019un Gauguin. Le tableau a tra\u00een\u00e9 des semaines. \u00c0 la fin de chaque cours, elle r\u00e2lait tout bas ; son corps bougeait, s\u2019agitait, et je regardais malgr\u00e9 moi, puis je revenais \u00e0 la toile. Je lui demandais de me laisser la place, je rectifiais une bouche, un \u0153il ; \u00e0 l\u2019huile, je lui disais d\u2019attendre, de ne pas toucher \u00e0 ce que je venais de peindre : “On reprendra la semaine prochaine.” Elle repartait aussit\u00f4t dans les m\u00eames phrases : je suis nulle, c\u2019est nul ce que je fais. Elle ne disait pas plus cru, mais \u00e7a s\u2019entendait. La semaine suivante, ce que j\u2019avais repris \u00e9tait d\u00e9fait, le visage retombait dans le terne, dans la boue des couleurs sales, et on recommen\u00e7ait. Soupirs, \u00e9paules qui l\u00e2chent, mains crisp\u00e9es, puis encore : c\u2019est nul, je suis nulle. \u00c7a a dur\u00e9. Jusqu\u2019au jour o\u00f9 j\u2019ai commenc\u00e9 \u00e0 compter le temps que je lui donnais, et \u00e0 sentir le reste du groupe derri\u00e8re moi. Ce matin-l\u00e0, je ne sais plus : une nuit courte, un ciel bas, un truc de travers. Elle m\u2019a reproch\u00e9 de ne pas m\u2019\u00eatre assez occup\u00e9 d\u2019elle. J\u2019ai vu rouge. J\u2019avais pass\u00e9 des heures sur son tableau, j\u2019\u00e9tais intervenu plus que je ne le fais d\u2019habitude, et ce que je reprenais \u00e9tait syst\u00e9matiquement repeint, ab\u00eem\u00e9, comme si la correction devait dispara\u00eetre avant tout. On a \u00e9chang\u00e9 deux ou trois phrases s\u00e8ches. Elle est rest\u00e9e camp\u00e9e l\u00e0, et j\u2019ai l\u00e2ch\u00e9 : “Si \u00e7a ne te pla\u00eet pas, la porte est grande ouverte.” La phrase est sortie, impeccablement inutile et pourtant soulageante. Elle a rang\u00e9 ses pinceaux, pris la toile, et je ne l\u2019ai plus revue. Je la revis quelques ann\u00e9es plus tard par hasard. J\u2019\u00e9tais en train de travailler dans un atelier temporaire \u00e0 S. Elle \u00e9tait avec une amie ; elle entra sans me reconna\u00eetre, je crois. Puis, \u00e0 mesure que ses yeux s\u2019habituaient \u00e0 la p\u00e9nombre — la lumi\u00e8re \u00e9tait chiche dans cet ancien atelier de verrier — je vis son visage se d\u00e9composer, sa bouche se tordre, comme au souvenir d\u2019une vieille naus\u00e9e. Elle resta le temps n\u00e9cessaire \u00e0 la politesse, puis elle enjoignit son amie de repartir, laissant derri\u00e8re elles un sillage qui me gla\u00e7a jusqu\u2019aux os. Apr\u00e8s coup, la question revient : qu\u2019est-ce qu\u2019on fait avec quelqu\u2019un qui s\u2019acharne \u00e0 se d\u00e9truire sous vos yeux, qui refuse l\u2019appui, m\u00eame quand on le lui tend ? Ce qui me serre encore, c\u2019est que je la connais trop bien. Cette fa\u00e7on de g\u00e2cher ce qui tient, de revenir au pire comme \u00e0 une certitude, je l\u2019ai port\u00e9e longtemps ; il en reste quelque chose. Depuis, je n\u2019interviens plus sur les tableaux. Je dis moins, je laisse les gens aller au bout de leur propre mani\u00e8re d\u2019\u00e9chouer, et je l\u00e2che une piste quand elle peut servir. J\u2019ai aussi instaur\u00e9 une r\u00e8gle simple : un euro chaque “c\u2019est nul”, “c\u2019est moche”, “je n\u2019y arriverai jamais”. \u00c7a fait rire, et \u00e7a coupe net la petite litanie. De temps en temps, le mot “nul” revient dans une bouche, dans un livre, et la sc\u00e8ne remonte : une femme pench\u00e9e sur son Gauguin, ce refus sans fin, et ce que \u00e7a r\u00e9veille. J\u2019essaie d\u2019en faire quelque chose d\u2019utile ; au minimum, de ne pas laisser la phrase me tirer vers le fond avec elle.<\/p>",
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"content_text": "Qu'est-ce qui est important lorsque je prends un pinceau pour d\u00e9poser de la couleur sur la toile ? Quelle hi\u00e9rarchie d'importances suis-je en train de fabriquer ? \n\nCette question qui ne cesse de tourner en rond, cette h\u00e9sitation, ce doute, comme un mouvement perp\u00e9tuel.\n\nParfois je suis tent\u00e9 de donner une r\u00e9ponse \u00e0 la h\u00e2te, mais ce n'est pas la r\u00e9ponse qui r\u00e9soudra quoique ce soit.\n\nCar chaque jour est un autre jour, et me rend autre vis \u00e0 vis de toute r\u00e9ponse \u00e0 cette question importance.\n\nJe r\u00eave qu'un tamis me tombe soudain dans les mains, \u00e0 mailles fines, mais pas trop.\n\nJe n'ai pas le palais si d\u00e9licat pour gouter \u00e0 la finesse. Mais l'\u00e2pret\u00e9 aussi est importance, aussi utile que la d\u00e9licatesse.\n\nCette question comme une fus\u00e9e qui, plus elle s'\u00e9l\u00e8ve perd du poids.\n\nCependant qu'il est n\u00e9cessaire de br\u00fbler beaucoup pour propulser sa masse.\n\nJe me dis c'est le plaisir enfantin de peindre comme r\u00e9ponse, comme pansement pour cacher la plaie.\n\nEt puis cela dure quelques minutes, parfois une heure ou deux et d'autres r\u00e9ponses s'ajoutent et je fais de beaux n\u0153uds avec les brins. \n\nParfois je ne donne des r\u00e9ponses que pour parvenir \u00e0 ces n\u0153uds, pour provoquer ma patience \u00e0 tenter de les d\u00e9nouer ensuite.\n\nExactement comme lorsqu'on parvient, une fois tout l'enthousiasme, la na\u00efvet\u00e9 premi\u00e8re consum\u00e9s, \u00e0 ce moment de v\u00e9rit\u00e9 du tableau. \n\nLe choix et l'ordre.\n\nCette \u00e9l\u00e8ve poss\u00e8de un c\u0153ur simple. Elle dit je suis perdu aide moi. Elle ne le dit pas pour que je la remarque plus qu'une autre, elle ne le dit pas pour que je lui fournisse une preuve d'amour. Elle le dit parce qu'elle est assoiff\u00e9e de trouver son chemin dans le fatras. Elle est ma s\u0153ur. Et je ne suis qu'un professeur.\n\nFerme les yeux je lui dis et flanque de la couleur comme \u00e7a n'importe ou n'importe comment sur la toile avec un couteau \u00e0 peindre, rentre compl\u00e8tement dans ce d\u00e9sordre, il n'y a rien d'important lorsqu'on peint comme \u00e7a. Tu verras bien o\u00f9 \u00e7a te m\u00e8ne, ce que \u00e7a donne.\n\nFerme les yeux...\n\nElle m'\u00e9coute et le fait, un bonheur d'\u00e9l\u00e8ve.\n\nNous regardons ensuite le r\u00e9sultat. \n\nEst-ce que c'est bien ? elle demande. Je ne dis rien parce que parfois j'oublie ce qui est bien ou mal en peinture, le r\u00e9sultat je veux dire.\n\nTrouver le bon silence, c'est aussi \u00e7a l'important.",
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"title": "z\u00e9ro, nul, \u00e0 chier",
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"date_modified": "2025-11-22T15:30:02Z",
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