Le nom n\u2019avait d\u2019abord \u00e9veill\u00e9 en lui qu\u2019un \u00e9cho vague, une r\u00e9sonance scolaire. Mais en ouvrant le couvercle, une odeur de vieux papier, de cire et de temps suspendu s\u2019\u00e9tait \u00e9lev\u00e9e. Il y avait l\u00e0 des carnets aux pages jaunies, une liasse de lettres, et, envelopp\u00e9 dans un tissu, un galet plat sur lequel \u00e9tait grav\u00e9e la silhouette fine et sauvage d\u2019un renne.<\/p>\n
L\u2019archiviste, dont la vie consistait \u00e0 traquer la logique dans le chaos des dossiers, sentit imm\u00e9diatement qu\u2019il tenait autre chose. Ce n\u2019\u00e9tait pas un dossier de plus \u00e0 classer. C\u2019\u00e9tait un pi\u00e8ge \u00e0 temps.<\/p>\n
Il commen\u00e7a par lire les carnets. L\u2019\u00e9criture \u00e9tait ferme, celle d\u2019un instituteur de la IIIe R\u00e9publique. Jean-Baptiste Roche y d\u00e9crivait non pas des faits, mais un vertige. Le vertige d\u2019un homme pour qui le monde, auparavant ordonn\u00e9 par les manuels, avait soudain r\u00e9v\u00e9l\u00e9 ses fissures. Page apr\u00e8s page, l\u2019archiviste reconnut une sensation qu\u2019il croyait personnelle et moderne : l\u2019effondrement des certitudes devant la masse informe des preuves contradictoires.<\/p>\n
« On me demande une v\u00e9rit\u00e9 unique, notait Roche, alors que la terre ne nous donne que des fragments. Je suis devenu l\u2019instituteur du doute. »\nCes mots frapp\u00e8rent l\u2019archiviste en pleine poitrine. Lui qui, chaque jour, devait extraire une ligne claire de kilom\u00e8tres de dossiers de sinistres, lui qui s\u2019\u00e9chinait \u00e0 reconstituer des puzzles dont l\u2019image originale \u00e9tait perdue, il trouvait en cet homme mort depuis un si\u00e8cle un fr\u00e8re d\u2019arme.<\/p>\n
Il d\u00e9couvrit ensuite les lettres. Certaines \u00e9taient du docteur Morlet, pleines de fougue et de conviction. D\u2019autres, de coll\u00e8gues enseignants, teint\u00e9es de m\u00e9pris ou de crainte. Une, \u00e9mouvante de simplicit\u00e9, \u00e9tait d\u2019\u00c9mile Fradin, remerciant l\u2019instituteur d\u2019avoir « pris des risques pour la justice ». L\u2019archiviste comprit que cette bo\u00eete ne contenait pas la r\u00e9ponse \u00e0 l\u2019\u00e9nigme de Glozel. Elle contenait bien mieux : la chronique intime d\u2019un homme qui avait appris \u00e0 vivre avec l\u2019\u00e9nigme.<\/p>\n
Le soir, il resta tard dans la salle silencieuse, le galet grav\u00e9 pos\u00e9 sur son bureau, \u00e0 c\u00f4t\u00e9 de son clavier. La lumi\u00e8re bleut\u00e9e de son \u00e9cran, o\u00f9 s\u2019alignaient des dossiers num\u00e9rot\u00e9s, baignait la pierre ancienne. Deux mondes se touchaient : le sien, fait de donn\u00e9es et de recherches par mot-cl\u00e9, et celui de Roche, fait de boue, de intuition et de pierres disput\u00e9es.<\/p>\n
Bien des ann\u00e9es apr\u00e8s, l\u2019archiviste avait enfin trouv\u00e9 le cha\u00eenon manquant. Non pas entre le N\u00e9olithique et l\u2019Histoire, mais entre sa propre qu\u00eate et celle de cet homme du pass\u00e9. Ils \u00e9taient tous deux des passeurs. L\u2019un tentait de faire passer un paysan illettr\u00e9 du statut de fraudeur \u00e0 celui de t\u00e9moin possible. L\u2019autre tentait de faire passer des liasses de papiers du statut de d\u00e9chets \u00e0 celui de m\u00e9moire.<\/p>\n
Le lendemain, il ne classa pas la bo\u00eete. Il en fit un fonds \u00e0 part, qu\u2019il nomma « Fonds des questions ouvertes ». Il y joignit une note, non pas d\u2019archiviste, mais d\u2019h\u00e9ritier :<\/p>\n
\n« Jean-Baptiste Roche n\u2019a pas r\u00e9solu Glozel. Il a fait bien plus pr\u00e9cieux : il a montr\u00e9 comment une \u00e9nigme, lorsqu\u2019on cesse de vouloir \u00e0 tout prix la r\u00e9soudre, peut devenir un compagnon de route, une lentille qui change la focale du monde. Ce galet n\u2019est pas une preuve. C\u2019est un rappel. Un rappel que derri\u00e8re chaque dossier, il y a eu des vies, des doutes, et des histoires qui r\u00e9sistent \u00e0 \u00eatre mises en bo\u00eete. »\nEn refermant la caisse, il sut qu\u2019il ne regarderait plus jamais ses dossiers de la m\u00eame mani\u00e8re. Ils n\u2019\u00e9taient plus une masse \u00e0 ordonner, mais un territoire \u00e0 habiter, avec ses zones d\u2019ombre et ses « vices cach\u00e9s ». L\u2019instituteur lui avait transmis le plus pr\u00e9cieux des outils : non pas une solution, mais une posture. Celle de l\u2019archiviste qui, d\u00e9sormais, savait que son travail n\u2019\u00e9tait pas de clore les dossiers, mais d\u2019en pr\u00e9server les questions.<\/p>\n<\/blockquote>",
        "content_text": " Bien des ann\u00e9es plus tard, devant la tablette de verre o\u00f9 s\u2019allumaient les archives num\u00e9ris\u00e9es, l\u2019archiviste se souviendrait de cet apr\u00e8s-midi lointain o\u00f9 il avait d\u00e9couvert la bo\u00eete oubli\u00e9e. Elle \u00e9tait cach\u00e9e derri\u00e8re les rayonnages m\u00e9talliques, une caisse en bois marqu\u00e9e d\u2019une \u00e9tiquette \u00e0 l\u2019encre p\u00e2lie : [Fonds Glozel \u2013 Don Roche, J.-B.->https:\/\/ledibbouk.net\/l-instituteur-et-l-enigme-de-glozel.html] Le nom n\u2019avait d\u2019abord \u00e9veill\u00e9 en lui qu\u2019un \u00e9cho vague, une r\u00e9sonance scolaire. Mais en ouvrant le couvercle, une odeur de vieux papier, de cire et de temps suspendu s\u2019\u00e9tait \u00e9lev\u00e9e. Il y avait l\u00e0 des carnets aux pages jaunies, une liasse de lettres, et, envelopp\u00e9 dans un tissu, un galet plat sur lequel \u00e9tait grav\u00e9e la silhouette fine et sauvage d\u2019un renne. L\u2019archiviste, dont la vie consistait \u00e0 traquer la logique dans le chaos des dossiers, sentit imm\u00e9diatement qu\u2019il tenait autre chose. Ce n\u2019\u00e9tait pas un dossier de plus \u00e0 classer. C\u2019\u00e9tait un pi\u00e8ge \u00e0 temps. Il commen\u00e7a par lire les carnets. L\u2019\u00e9criture \u00e9tait ferme, celle d\u2019un instituteur de la IIIe R\u00e9publique. Jean-Baptiste Roche y d\u00e9crivait non pas des faits, mais un vertige. Le vertige d\u2019un homme pour qui le monde, auparavant ordonn\u00e9 par les manuels, avait soudain r\u00e9v\u00e9l\u00e9 ses fissures. Page apr\u00e8s page, l\u2019archiviste reconnut une sensation qu\u2019il croyait personnelle et moderne : l\u2019effondrement des certitudes devant la masse informe des preuves contradictoires. \u00ab On me demande une v\u00e9rit\u00e9 unique, notait Roche, alors que la terre ne nous donne que des fragments. Je suis devenu l\u2019instituteur du doute. \u00bb Ces mots frapp\u00e8rent l\u2019archiviste en pleine poitrine. Lui qui, chaque jour, devait extraire une ligne claire de kilom\u00e8tres de dossiers de sinistres, lui qui s\u2019\u00e9chinait \u00e0 reconstituer des puzzles dont l\u2019image originale \u00e9tait perdue, il trouvait en cet homme mort depuis un si\u00e8cle un fr\u00e8re d\u2019arme. Il d\u00e9couvrit ensuite les lettres. Certaines \u00e9taient du docteur Morlet, pleines de fougue et de conviction. D\u2019autres, de coll\u00e8gues enseignants, teint\u00e9es de m\u00e9pris ou de crainte. Une, \u00e9mouvante de simplicit\u00e9, \u00e9tait d\u2019\u00c9mile Fradin, remerciant l\u2019instituteur d\u2019avoir \u00ab pris des risques pour la justice \u00bb. L\u2019archiviste comprit que cette bo\u00eete ne contenait pas la r\u00e9ponse \u00e0 l\u2019\u00e9nigme de Glozel. Elle contenait bien mieux : la chronique intime d\u2019un homme qui avait appris \u00e0 vivre avec l\u2019\u00e9nigme. Le soir, il resta tard dans la salle silencieuse, le galet grav\u00e9 pos\u00e9 sur son bureau, \u00e0 c\u00f4t\u00e9 de son clavier. La lumi\u00e8re bleut\u00e9e de son \u00e9cran, o\u00f9 s\u2019alignaient des dossiers num\u00e9rot\u00e9s, baignait la pierre ancienne. Deux mondes se touchaient : le sien, fait de donn\u00e9es et de recherches par mot-cl\u00e9, et celui de Roche, fait de boue, de intuition et de pierres disput\u00e9es. Bien des ann\u00e9es apr\u00e8s, l\u2019archiviste avait enfin trouv\u00e9 le cha\u00eenon manquant. Non pas entre le N\u00e9olithique et l\u2019Histoire, mais entre sa propre qu\u00eate et celle de cet homme du pass\u00e9. Ils \u00e9taient tous deux des passeurs. L\u2019un tentait de faire passer un paysan illettr\u00e9 du statut de fraudeur \u00e0 celui de t\u00e9moin possible. L\u2019autre tentait de faire passer des liasses de papiers du statut de d\u00e9chets \u00e0 celui de m\u00e9moire. Le lendemain, il ne classa pas la bo\u00eete. Il en fit un fonds \u00e0 part, qu\u2019il nomma \u00ab Fonds des questions ouvertes \u00bb. Il y joignit une note, non pas d\u2019archiviste, mais d\u2019h\u00e9ritier : >\u00ab Jean-Baptiste Roche n\u2019a pas r\u00e9solu Glozel. Il a fait bien plus pr\u00e9cieux : il a montr\u00e9 comment une \u00e9nigme, lorsqu\u2019on cesse de vouloir \u00e0 tout prix la r\u00e9soudre, peut devenir un compagnon de route, une lentille qui change la focale du monde. Ce galet n\u2019est pas une preuve. C\u2019est un rappel. Un rappel que derri\u00e8re chaque dossier, il y a eu des vies, des doutes, et des histoires qui r\u00e9sistent \u00e0 \u00eatre mises en bo\u00eete. \u00bb En refermant la caisse, il sut qu\u2019il ne regarderait plus jamais ses dossiers de la m\u00eame mani\u00e8re. Ils n\u2019\u00e9taient plus une masse \u00e0 ordonner, mais un territoire \u00e0 habiter, avec ses zones d\u2019ombre et ses \u00ab vices cach\u00e9s \u00bb. L\u2019instituteur lui avait transmis le plus pr\u00e9cieux des outils : non pas une solution, mais une posture. Celle de l\u2019archiviste qui, d\u00e9sormais, savait que son travail n\u2019\u00e9tait pas de clore les dossiers, mais d\u2019en pr\u00e9server les questions. ",
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        "date_published": "2025-09-30T19:39:07Z",
        "date_modified": "2025-09-30T19:39:07Z",
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Il tira un carton plus lourd que les autres. Sur l\u2019\u00e9tiquette : Bercy. Il crut \u00e0 un quartier, peut-\u00eatre un dossier fiscal. \u00c0 l\u2019int\u00e9rieur, une \u00e9paisseur de calques ammoniaqu\u00e9s, de brochures polycopi\u00e9es, d\u2019abr\u00e9viations ind\u00e9chiffrables. Les chemises s\u2019appelaient APS et DCE. Il nota dans son cahier : « APS = avant-probable-solution ? DCE = dossier confus entier ? ».<\/p>\n
Une page titrait : mod\u00e9natures gradin\u00e9es, calepinage du b\u00e9ton. Il lut et relut sans comprendre. Mod\u00e9nature sonnait comme une maladie, calepinage comme un loisir de vacances. Plus loin : engazonnement progressif des talus p\u00e9riph\u00e9riques. Il traduisit sans h\u00e9siter : « terrain de golf ». Et se permit un petit dessin.<\/p>\n
Un second carton s\u2019ornait du mot Riyad. Il s\u2019attendait \u00e0 un guide touristique. \u00c0 l\u2019int\u00e9rieur, des plans au format drap de lit : climatisation centralis\u00e9e, circulation pi\u00e9tonne diff\u00e9renci\u00e9e, gabarits d\u2019a\u00e9ronefs. Il se convainquit qu\u2019il s\u2019agissait d\u2019un a\u00e9roport. Au centre d\u2019un plan tach\u00e9, une aur\u00e9ole de caf\u00e9 formait un rond brun. Il entoura la tache et nota simplement : « oasis ».<\/p>\n
Puis vinrent les chemises marqu\u00e9es H11. En t\u00eate de document : poteaux porteurs, trame structurelle, voiles en b\u00e9ton brut. \u00c0 ses oreilles, une langue militaire, ordre de mission, vocabulaire de man\u0153uvre. Au verso d\u2019un plan, une note manuscrite surgissait : « Appeler le plombier lundi ». Enfin un \u00e9nonc\u00e9 intelligible. Dans la marge de son cahier, il inscrivit : « fonction technique ind\u00e9termin\u00e9e, plomberie \u00e0 v\u00e9rifier ».<\/p>\n
Au bout de quelques heures, il avait reconstitu\u00e9 son propre glossaire :<\/p>\n
APS \u2192 \u00e0 peu pr\u00e8s \u00e7a<\/p>\n
DCE \u2192 d\u00e9sordre complet \u00e9tabli<\/p>\n
Calepinage \u2192 coloriage<\/p>\n
Mod\u00e9nature \u2192 pathologie<\/p>\n
Gabarit \u2192 uniforme militaire<\/p>\n
Voile b\u00e9ton \u2192 rideau \u00e9pais<\/p>\n
Plombier \u2192 la seule personne \u00e0 rappeler<\/p>\n
Ainsi, en ouvrant trois cartons, il avait travers\u00e9 les ann\u00e9es 1980 \u00e0 sa mani\u00e8re. Les pi\u00e8ces ma\u00eetresses de l\u2019agence ne lui apparurent pas comme des monuments, mais comme un dictionnaire parall\u00e8le, bancal, o\u00f9 les mots perdaient leur usage et gagnaient une vie nouvelle.<\/p>",
        "content_text": "Il tira un carton plus lourd que les autres. Sur l\u2019\u00e9tiquette : Bercy. Il crut \u00e0 un quartier, peut-\u00eatre un dossier fiscal. \u00c0 l\u2019int\u00e9rieur, une \u00e9paisseur de calques ammoniaqu\u00e9s, de brochures polycopi\u00e9es, d\u2019abr\u00e9viations ind\u00e9chiffrables. Les chemises s\u2019appelaient APS et DCE. Il nota dans son cahier : \u00ab APS = avant-probable-solution ? DCE = dossier confus entier ? \u00bb. Une page titrait : mod\u00e9natures gradin\u00e9es, calepinage du b\u00e9ton. Il lut et relut sans comprendre. Mod\u00e9nature sonnait comme une maladie, calepinage comme un loisir de vacances. Plus loin : engazonnement progressif des talus p\u00e9riph\u00e9riques. Il traduisit sans h\u00e9siter : \u00ab terrain de golf \u00bb. Et se permit un petit dessin. Un second carton s\u2019ornait du mot Riyad. Il s\u2019attendait \u00e0 un guide touristique. \u00c0 l\u2019int\u00e9rieur, des plans au format drap de lit : climatisation centralis\u00e9e, circulation pi\u00e9tonne diff\u00e9renci\u00e9e, gabarits d\u2019a\u00e9ronefs. Il se convainquit qu\u2019il s\u2019agissait d\u2019un a\u00e9roport. Au centre d\u2019un plan tach\u00e9, une aur\u00e9ole de caf\u00e9 formait un rond brun. Il entoura la tache et nota simplement : \u00ab oasis \u00bb. Puis vinrent les chemises marqu\u00e9es H11. En t\u00eate de document : poteaux porteurs, trame structurelle, voiles en b\u00e9ton brut. \u00c0 ses oreilles, une langue militaire, ordre de mission, vocabulaire de man\u0153uvre. Au verso d\u2019un plan, une note manuscrite surgissait : \u00ab Appeler le plombier lundi \u00bb. Enfin un \u00e9nonc\u00e9 intelligible. Dans la marge de son cahier, il inscrivit : \u00ab fonction technique ind\u00e9termin\u00e9e, plomberie \u00e0 v\u00e9rifier \u00bb. Au bout de quelques heures, il avait reconstitu\u00e9 son propre glossaire : APS \u2192 \u00e0 peu pr\u00e8s \u00e7a DCE \u2192 d\u00e9sordre complet \u00e9tabli Calepinage \u2192 coloriage Mod\u00e9nature \u2192 pathologie Gabarit \u2192 uniforme militaire Voile b\u00e9ton \u2192 rideau \u00e9pais Plombier \u2192 la seule personne \u00e0 rappeler Ainsi, en ouvrant trois cartons, il avait travers\u00e9 les ann\u00e9es 1980 \u00e0 sa mani\u00e8re. Les pi\u00e8ces ma\u00eetresses de l\u2019agence ne lui apparurent pas comme des monuments, mais comme un dictionnaire parall\u00e8le, bancal, o\u00f9 les mots perdaient leur usage et gagnaient une vie nouvelle.",
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Il n\u2019avait jamais vu une telle chose, et pourtant on lui avait dit : les archives, ce n\u2019est pas bien rang\u00e9. Mais l\u00e0, c\u2019\u00e9tait plus que \u00e7a. C\u2019\u00e9tait une mati\u00e8re compacte, un magma brun\u00e2tre et poussi\u00e9reux. Des dossiers qui s\u2019\u00e9taient comme d\u00e9croch\u00e9s de leurs \u00e9tag\u00e8res, d\u2019autres qui s\u2019\u00e9taient effondr\u00e9s sur le sol, tout \u00e7a superpos\u00e9, imbriqu\u00e9, effiloch\u00e9, une sorte de paysage min\u00e9ral en papier.<\/p>\n
Il se tenait \u00e0 l\u2019entr\u00e9e, sans avancer. Respirer donnait d\u00e9j\u00e0 la sensation de s\u2019intoxiquer. Alors, immobile, il attendit que son cerveau, ou une autre instance, se d\u00e9cide \u00e0 formuler quelque chose d\u2019utile.<\/p>\n
\u00c7a vint par bribes, en phrases courtes, s\u00e8ches, comme dict\u00e9es par un narrateur ext\u00e9rieur.
\nD\u2019abord : « Ne regarde pas tout. Choisis un tas. »
\nEnsuite : « Ne trie pas tout de suite, regroupe par famille. Plans, lettres, factures. »
\nPuis encore : « Note. Fais semblant de tenir un inventaire, m\u00eame si tu n\u2019y crois pas. »<\/p>\n
Il ob\u00e9it m\u00e9caniquement. Prit un dossier, le posa sur la table. Un autre, puis encore un. Le simple fait de les aligner produisait un effet g\u00e9om\u00e9trique qui calmait son souffle. L\u2019impression de faire \u0153uvre, \u00e0 d\u00e9faut de faire ordre.<\/p>\n
On lui souffla qu\u2019il fallait aussi renoncer \u00e0 sauver chaque feuille. C\u2019\u00e9tait un conseil raisonnable : \u00e9liminer une partie de la masse, comme on jette des gravats. Cela lui parut soudain d\u2019une simplicit\u00e9 enfantine.<\/p>\n
Il s\u2019aper\u00e7ut alors qu\u2019il commen\u00e7ait, sans l\u2019avoir pr\u00e9vu, \u00e0 inventer un rituel : d\u00e9gager la table, empiler, raturer trois mots dans un cahier. Un rituel, \u00e7a suffisait presque \u00e0 donner l\u2019impression de ma\u00eetriser la situation.<\/p>\n
La salle restait un chaos, mais un chaos dont il avait d\u00e9j\u00e0 d\u00e9cid\u00e9 l\u2019entr\u00e9e. Et \u00e7a, pensa-t-il, c\u2019\u00e9tait peut-\u00eatre un d\u00e9but.<\/p>",
        "content_text": "Il n\u2019avait jamais vu une telle chose, et pourtant on lui avait dit : les archives, ce n\u2019est pas bien rang\u00e9. Mais l\u00e0, c\u2019\u00e9tait plus que \u00e7a. C\u2019\u00e9tait une mati\u00e8re compacte, un magma brun\u00e2tre et poussi\u00e9reux. Des dossiers qui s\u2019\u00e9taient comme d\u00e9croch\u00e9s de leurs \u00e9tag\u00e8res, d\u2019autres qui s\u2019\u00e9taient effondr\u00e9s sur le sol, tout \u00e7a superpos\u00e9, imbriqu\u00e9, effiloch\u00e9, une sorte de paysage min\u00e9ral en papier. Il se tenait \u00e0 l\u2019entr\u00e9e, sans avancer. Respirer donnait d\u00e9j\u00e0 la sensation de s\u2019intoxiquer. Alors, immobile, il attendit que son cerveau, ou une autre instance, se d\u00e9cide \u00e0 formuler quelque chose d\u2019utile. \u00c7a vint par bribes, en phrases courtes, s\u00e8ches, comme dict\u00e9es par un narrateur ext\u00e9rieur. D\u2019abord : \u00ab Ne regarde pas tout. Choisis un tas. \u00bb Ensuite : \u00ab Ne trie pas tout de suite, regroupe par famille. Plans, lettres, factures. \u00bb Puis encore : \u00ab Note. Fais semblant de tenir un inventaire, m\u00eame si tu n\u2019y crois pas. \u00bb Il ob\u00e9it m\u00e9caniquement. Prit un dossier, le posa sur la table. Un autre, puis encore un. Le simple fait de les aligner produisait un effet g\u00e9om\u00e9trique qui calmait son souffle. L\u2019impression de faire \u0153uvre, \u00e0 d\u00e9faut de faire ordre. On lui souffla qu\u2019il fallait aussi renoncer \u00e0 sauver chaque feuille. C\u2019\u00e9tait un conseil raisonnable : \u00e9liminer une partie de la masse, comme on jette des gravats. Cela lui parut soudain d\u2019une simplicit\u00e9 enfantine. Il s\u2019aper\u00e7ut alors qu\u2019il commen\u00e7ait, sans l\u2019avoir pr\u00e9vu, \u00e0 inventer un rituel : d\u00e9gager la table, empiler, raturer trois mots dans un cahier. Un rituel, \u00e7a suffisait presque \u00e0 donner l\u2019impression de ma\u00eetriser la situation. La salle restait un chaos, mais un chaos dont il avait d\u00e9j\u00e0 d\u00e9cid\u00e9 l\u2019entr\u00e9e. Et \u00e7a, pensa-t-il, c\u2019\u00e9tait peut-\u00eatre un d\u00e9but.",
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        "date_published": "2025-09-27T07:04:00Z",
        "date_modified": "2025-09-30T19:08:55Z",
        "author": {"name": "Patrick Blanchon"},
        "content_html": "
Pris au pi\u00e8ge, l\u2019archiviste cherchait toujours une fissure. Elle n\u2019\u00e9tait jamais o\u00f9 il l\u2019attendait. La premi\u00e8re fois ce fut Plutarque, un volume trouv\u00e9 au hasard d\u2019une caisse. Les vies parall\u00e8les, la gravit\u00e9 d\u2019un monde ancien : chaque page ouvrait un espace o\u00f9 les dossiers n\u2019existaient plus.<\/p>\n
Plus tard, ce furent les puzzles. Une bo\u00eete achet\u00e9e pour rien, un soir, puis une autre. Le geste m\u00e9canique d\u2019embo\u00eeter les pi\u00e8ces devint refuge, prolongement muet de ses journ\u00e9es. Les formes s\u2019ajustaient, pas les siennes, mais cela suffisait pour diff\u00e9rer.<\/p>\n
Enfin la photographie, par accident encore. L\u2019Irlande, la Guinness, l\u2019odeur de tourbe. Il avait d\u00e9clench\u00e9 presque sans y penser, pour garder trace. Ce n\u2019est qu\u2019au retour, devant les diapositives d\u00e9velopp\u00e9es, qu\u2019il comprit : le r\u00e9el pouvait se tenir dans un rectangle de g\u00e9latine, minuscule et color\u00e9, et cela l\u2019enflamma.<\/p>\n
Trois \u00e9chapp\u00e9es, sans plan, sans logique. Des hasards superpos\u00e9s qui lui dessinaient malgr\u00e9 lui une autre carte de vie, fragile, parall\u00e8le, \u00e0 laquelle il se tenait d\u00e9sormais comme \u00e0 une marge, sans savoir si elle le retiendrait ou le pousserait au dehors.<\/p>",
        "content_text": "Pris au pi\u00e8ge, l\u2019archiviste cherchait toujours une fissure. Elle n\u2019\u00e9tait jamais o\u00f9 il l\u2019attendait. La premi\u00e8re fois ce fut Plutarque, un volume trouv\u00e9 au hasard d\u2019une caisse. Les vies parall\u00e8les, la gravit\u00e9 d\u2019un monde ancien : chaque page ouvrait un espace o\u00f9 les dossiers n\u2019existaient plus. Plus tard, ce furent les puzzles. Une bo\u00eete achet\u00e9e pour rien, un soir, puis une autre. Le geste m\u00e9canique d\u2019embo\u00eeter les pi\u00e8ces devint refuge, prolongement muet de ses journ\u00e9es. Les formes s\u2019ajustaient, pas les siennes, mais cela suffisait pour diff\u00e9rer. Enfin la photographie, par accident encore. L\u2019Irlande, la Guinness, l\u2019odeur de tourbe. Il avait d\u00e9clench\u00e9 presque sans y penser, pour garder trace. Ce n\u2019est qu\u2019au retour, devant les diapositives d\u00e9velopp\u00e9es, qu\u2019il comprit : le r\u00e9el pouvait se tenir dans un rectangle de g\u00e9latine, minuscule et color\u00e9, et cela l\u2019enflamma. Trois \u00e9chapp\u00e9es, sans plan, sans logique. Des hasards superpos\u00e9s qui lui dessinaient malgr\u00e9 lui une autre carte de vie, fragile, parall\u00e8le, \u00e0 laquelle il se tenait d\u00e9sormais comme \u00e0 une marge, sans savoir si elle le retiendrait ou le pousserait au dehors.",
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        "date_published": "2025-09-25T15:04:07Z",
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        "content_html": "
Il s\u2019\u00e9tait donn\u00e9 une r\u00e8gle. D\u00e9gager la table. Claire, nue. Une chemise, pas deux.<\/p>\n
\u00c9lastiques, trombones. Mot griffonn\u00e9 au feutre. Dupont 94\u201395. Tas maigre, pos\u00e9 \u00e0 gauche. Puis carnet : Pile A — 12 pi\u00e8ces. Rien d\u2019autre. Pas de commentaire. Pas de digression.<\/p>\n
Le soir, les pi\u00e8ces du puzzle attendaient sur le carton gris. Ciel bleu, bord de mer, morceaux reconnaissables. Il avan\u00e7ait lentement. Parfois, la nuit, un \u00e9clair : au r\u00e9veil, il savait comment assembler les chemises du jour. Comme si le sommeil avait continu\u00e9 le travail, d\u00e9pla\u00e7ant les pi\u00e8ces invisibles.<\/p>\n
La salle restait informe. Odeur de papier moisi. N\u00e9ons bourdonnant. Un souffle froid du plafond. Il avait l\u2019impression que la masse grossissait, qu\u2019elle l\u2019observait. Ses mains noircies d\u2019encre et de poussi\u00e8re. Sa gorge s\u00e8che.<\/p>\n
Qu\u2019attendaient-ils de lui ? Les architectes. Les assureurs. Retrouver \u00e0 la seconde la pi\u00e8ce exacte : une date, une signature. Une preuve. Mais lui n\u2019avait qu\u2019un puzzle sans mod\u00e8le, un chaos sans bo\u00eete.<\/p>\n
Il imaginait des fins. L\u2019ordre, enfin. Des dossiers complets, livr\u00e9s nets. Ou bien le retour au chaos, une avalanche de nouvelles chemises engloutissant ses piles. Ou sa propre disparition : un matin, ne plus revenir. Le tas intact, indiff\u00e9rent.<\/p>\n
Son carnet, au d\u00e9but sec, commen\u00e7a \u00e0 d\u00e9border. Entre deux lignes s\u00e8ches, il glissa une note : odeur \u00e2cre de moisissure. Un autre jour : poussi\u00e8re grise sous les ongles. Puis, un mot. Un mot technique.<\/p>\n
Vice cach\u00e9.<\/p>\n
Il l\u2019\u00e9crivit seul, au centre de la page. Le r\u00e9p\u00e9ta. Vice cach\u00e9 : fissure invisible sous la peinture, secret dans les murs, aveu retenu. Il nota dessous : les choses tiennent tant qu\u2019on n\u2019y regarde pas trop pr\u00e8s.<\/p>\n
D\u00e8s lors les mots l\u2019assaillirent. Mise en demeure : menace chuchot\u00e9e au creux d\u2019une cuisine. Pr\u00e9judice moral : sourire amer, une dette int\u00e9rieure. R\u00e9ception des travaux : banquet absurde au milieu des gravats.<\/p>\n
Chaque terme brillait, d\u00e9tach\u00e9. Il n\u2019archivait plus : il \u00e9crivait.<\/p>\n
Dans son carnet, les piles de factures c\u00f4toyaient des phrases bancales. Les mots de proc\u00e9dure se retournaient comme des cartes. Le dictionnaire du litige devenait un r\u00e9cit discontinu. Une langue neuve, imparfaite, mais vivante.<\/p>\n
Et le tas, dans la salle, continuait de respirer.<\/p>\n
Illustration<\/strong> \"novembre\", Manuscrit de Flaubert<\/p>",
        "content_text": "Il s\u2019\u00e9tait donn\u00e9 une r\u00e8gle. D\u00e9gager la table. Claire, nue. Une chemise, pas deux. \u00c9lastiques, trombones. Mot griffonn\u00e9 au feutre. Dupont 94\u201395. Tas maigre, pos\u00e9 \u00e0 gauche. Puis carnet : Pile A \u2014 12 pi\u00e8ces. Rien d\u2019autre. Pas de commentaire. Pas de digression. Le soir, les pi\u00e8ces du puzzle attendaient sur le carton gris. Ciel bleu, bord de mer, morceaux reconnaissables. Il avan\u00e7ait lentement. Parfois, la nuit, un \u00e9clair : au r\u00e9veil, il savait comment assembler les chemises du jour. Comme si le sommeil avait continu\u00e9 le travail, d\u00e9pla\u00e7ant les pi\u00e8ces invisibles. La salle restait informe. Odeur de papier moisi. N\u00e9ons bourdonnant. Un souffle froid du plafond. Il avait l\u2019impression que la masse grossissait, qu\u2019elle l\u2019observait. Ses mains noircies d\u2019encre et de poussi\u00e8re. Sa gorge s\u00e8che. Qu\u2019attendaient-ils de lui ? Les architectes. Les assureurs. Retrouver \u00e0 la seconde la pi\u00e8ce exacte : une date, une signature. Une preuve. Mais lui n\u2019avait qu\u2019un puzzle sans mod\u00e8le, un chaos sans bo\u00eete. Il imaginait des fins. L\u2019ordre, enfin. Des dossiers complets, livr\u00e9s nets. Ou bien le retour au chaos, une avalanche de nouvelles chemises engloutissant ses piles. Ou sa propre disparition : un matin, ne plus revenir. Le tas intact, indiff\u00e9rent. Son carnet, au d\u00e9but sec, commen\u00e7a \u00e0 d\u00e9border. Entre deux lignes s\u00e8ches, il glissa une note : odeur \u00e2cre de moisissure. Un autre jour : poussi\u00e8re grise sous les ongles. Puis, un mot. Un mot technique. Vice cach\u00e9. Il l\u2019\u00e9crivit seul, au centre de la page. Le r\u00e9p\u00e9ta. Vice cach\u00e9 : fissure invisible sous la peinture, secret dans les murs, aveu retenu. Il nota dessous : les choses tiennent tant qu\u2019on n\u2019y regarde pas trop pr\u00e8s. D\u00e8s lors les mots l\u2019assaillirent. Mise en demeure : menace chuchot\u00e9e au creux d\u2019une cuisine. Pr\u00e9judice moral : sourire amer, une dette int\u00e9rieure. R\u00e9ception des travaux : banquet absurde au milieu des gravats. Chaque terme brillait, d\u00e9tach\u00e9. Il n\u2019archivait plus : il \u00e9crivait. Dans son carnet, les piles de factures c\u00f4toyaient des phrases bancales. Les mots de proc\u00e9dure se retournaient comme des cartes. Le dictionnaire du litige devenait un r\u00e9cit discontinu. Une langue neuve, imparfaite, mais vivante. Et le tas, dans la salle, continuait de respirer. {{Illustration}} \"novembre\", Manuscrit de Flaubert ",
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        "title": "#3. Puzzle",
        "date_published": "2025-09-25T06:59:07Z",
        "date_modified": "2025-09-30T19:09:37Z",
        "author": {"name": "Patrick Blanchon"},
        "content_html": "Il fut embauch\u00e9 un vendredi. Le salaire d\u00e9risoire, la salle aveugle pleine de dossiers : il accepta. Le soir m\u00eame, en sortant, l’archiviste  entra dans un magasin sp\u00e9cialis\u00e9 et acheta plusieurs bo\u00eetes de puzzles. Il se dit qu\u2019il s\u2019entra\u00eenerait le week-end, pour \u00eatre pr\u00eat lundi.
\nLe samedi matin, il ouvrit le premier, dix pi\u00e8ces \u00e0 peine. Un ciel bleu, une vache tachet\u00e9e : les couleurs suffisaient, l\u2019assemblage venait tout seul. Il pensa un moment que c\u2019\u00e9tait l\u00e0 le secret.
\nApr\u00e8s le caf\u00e9, il attaqua le puzzle de cinquante. Les couleurs s\u2019\u00e9parpillaient, les motifs se brouillaient. Il d\u00e9couvrit qu\u2019il fallait d\u2019abord les bords, dresser un cadre.
\nL\u2019apr\u00e8s-midi, la table d\u00e9j\u00e0 encombr\u00e9e, il passa aux deux cents. Les couleurs guidaient \u00e0 peine. Il fallait reconna\u00eetre les formes, dents et creux, sentir ce qui accroche, ce qui refuse.
\nLe dimanche, il ouvrit celui de cinq cents. Trop de morceaux semblables, grisaille confuse. Les heures s\u2019\u00e9tiraient, le caf\u00e9 refroidissait, la lumi\u00e8re tournait sur la table jonch\u00e9e de pi\u00e8ces \u00e9parses.
\nLe soir venu, il tenta le puzzle de deux mille. Un champ de carton sans contour. Les bords assembl\u00e9s semblaient d\u00e9risoires face \u00e0 l\u2019\u00e9tendue. Chaque pi\u00e8ce \u00e9tait unique, mais toutes se ressemblaient. La lampe de bureau vacillait, la fatigue pesait.
\nEn relevant la t\u00eate, il revit la salle des archives. Vingt m\u00e8tres carr\u00e9s de chemises gondol\u00e9es, sans bord ni cadre. Un puzzle dont l\u2019image manquait, et dont la bo\u00eete n\u2019avait jamais exist\u00e9.<\/p>",
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        "date_published": "2025-09-24T11:55:12Z",
        "date_modified": "2025-09-30T19:09:58Z",
        "author": {"name": "Patrick Blanchon"},
        "content_html": "
La question du pourquoi \u00e9tant \u00e0 demi r\u00e9gl\u00e9e, l\u2019archiviste se retourna. Ce qu\u2019il vit n\u2019\u00e9tait pas un tas mais un territoire : vingt m\u00e8tres carr\u00e9s de dossiers de sinistres, chemises b\u00e9antes, documents gondol\u00e9s, odeur de papier rance. Un fatras sans contour, irr\u00e9gulier, qui occupait l\u2019angle entier de la salle. Les n\u00e9ons s\u2019y brisaient, comme absorb\u00e9s par cette masse informe. Il la fixa, s\u2019attendant \u00e0 une pens\u00e9e. Rien. Pas un passage. Le fatras bouchait tout. Alors il d\u00e9tourna les yeux.<\/p>\n
Un mot jaillit.\n
— Comment ?<\/p>\n
Il dut s\u2019asseoir. Le mot pesait trop lourd.<\/p>\n
Sur la table,  Tacite, fra\u00eechement acquis chez un bouquiniste sur les quais de Seine. Collection Bouquins.  Il  l’ouvrit, son doigt tomba sur Histoires. Et aussit\u00f4t les phrases se mirent \u00e0 d\u00e9filer : r\u00e9cit des \u00e9v\u00e9nements contemporains, premiers temps du principat, comprendre l\u2019\u00e9tat du monde romain, la lente dislocation du syst\u00e8me, le despotisme incoh\u00e9rent d\u2019un dernier descendant.. Il entra dans la lecture :<\/p>\n
« Les Histoires \u00e9taient consacr\u00e9es au r\u00e9cit d\u2019\u00e9v\u00e9nements contemporains et leur r\u00e9daction a prouv\u00e9 \u00e0 Tacite l\u2019importance des premi\u00e8res ann\u00e9es du principat pour expliquer l\u2019\u00e9tat du monde romain \u00e0 la fin du Ier si\u00e8cle de notre \u00e8re. Aussi l\u2019historien d\u00e9cide-t-il de se concentrer sur l\u2019\u00e9vocation des d\u00e9buts du principat depuis la mort d\u2019Auguste jusqu\u2019\u00e0 celle de N\u00e9ron. Il peut ainsi \u00e9tudier comment le syst\u00e8me politique mis en place par le premier empereur s\u2019est peu \u00e0 peu disloqu\u00e9 pour aboutir au despotisme incoh\u00e9rent de son dernier descendant, N\u00e9ron. »<\/i><\/p>\n
Le silence de la pi\u00e8ce semblait se superposer \u00e0 ces phrases. Les vingt m\u00e8tres carr\u00e9s de dossiers derri\u00e8re lui et la Rome d\u00e9crite par Tacite se r\u00e9pondaient comme deux ruines superpos\u00e9es. L\u2019archiviste ne bougea plus.<\/p>\n
Puis vint le soir. En rangeant son plan de travail, L’archiviste voulut glisser le volume dans son sac. Alors seulement, il vit la couverture. Ce n\u2019\u00e9tait pas Tacite. C\u2019\u00e9tait Plutarque. Vies des hommes illustres<\/i>.<\/p>\n
Il resta un instant immobile, le livre \u00e0 la main.<\/p>",
        "content_text": "La question du pourquoi \u00e9tant \u00e0 demi r\u00e9gl\u00e9e, l\u2019archiviste se retourna. Ce qu\u2019il vit n\u2019\u00e9tait pas un tas mais un territoire : vingt m\u00e8tres carr\u00e9s de dossiers de sinistres, chemises b\u00e9antes, documents gondol\u00e9s, odeur de papier rance. Un fatras sans contour, irr\u00e9gulier, qui occupait l\u2019angle entier de la salle. Les n\u00e9ons s\u2019y brisaient, comme absorb\u00e9s par cette masse informe. Il la fixa, s\u2019attendant \u00e0 une pens\u00e9e. Rien. Pas un passage. Le fatras bouchait tout. Alors il d\u00e9tourna les yeux. Un mot jaillit. \u2014 Comment ? Il dut s\u2019asseoir. Le mot pesait trop lourd. Sur la table, Tacite, fra\u00eechement acquis chez un bouquiniste sur les quais de Seine. Collection Bouquins. Il l'ouvrit, son doigt tomba sur Histoires. Et aussit\u00f4t les phrases se mirent \u00e0 d\u00e9filer : r\u00e9cit des \u00e9v\u00e9nements contemporains, premiers temps du principat, comprendre l\u2019\u00e9tat du monde romain, la lente dislocation du syst\u00e8me, le despotisme incoh\u00e9rent d\u2019un dernier descendant.. Il entra dans la lecture : {\u00ab Les Histoires \u00e9taient consacr\u00e9es au r\u00e9cit d\u2019\u00e9v\u00e9nements contemporains et leur r\u00e9daction a prouv\u00e9 \u00e0 Tacite l\u2019importance des premi\u00e8res ann\u00e9es du principat pour expliquer l\u2019\u00e9tat du monde romain \u00e0 la fin du Ier si\u00e8cle de notre \u00e8re. Aussi l\u2019historien d\u00e9cide-t-il de se concentrer sur l\u2019\u00e9vocation des d\u00e9buts du principat depuis la mort d\u2019Auguste jusqu\u2019\u00e0 celle de N\u00e9ron. Il peut ainsi \u00e9tudier comment le syst\u00e8me politique mis en place par le premier empereur s\u2019est peu \u00e0 peu disloqu\u00e9 pour aboutir au despotisme incoh\u00e9rent de son dernier descendant, N\u00e9ron. \u00bb} Le silence de la pi\u00e8ce semblait se superposer \u00e0 ces phrases. Les vingt m\u00e8tres carr\u00e9s de dossiers derri\u00e8re lui et la Rome d\u00e9crite par Tacite se r\u00e9pondaient comme deux ruines superpos\u00e9es. L\u2019archiviste ne bougea plus. Puis vint le soir. En rangeant son plan de travail, L'archiviste voulut glisser le volume dans son sac. Alors seulement, il vit la couverture. Ce n\u2019\u00e9tait pas Tacite. C\u2019\u00e9tait Plutarque. {Vies des hommes illustres}. Il resta un instant immobile, le livre \u00e0 la main.",
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        "date_published": "2025-09-22T17:10:47Z",
        "date_modified": "2025-09-30T19:10:23Z",
        "author": {"name": "Patrick Blanchon"},
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L’archiviste n’\u00e9tait pas un v\u00e9ritable archiviste, il n’avait pas de formation particuli\u00e8re, pas de diplome \u00e0 pr\u00e9senter, mais il accepta le salaire d\u00e9risoire que le directeur financier lui proposa et qui, sans doute, avait fait fuir tous les autres. Puis on le conduisit dans ce qu’il avait \u00e9t\u00e9 coutume de nommer la salle des archives. C’\u00e9tait une pi\u00e8ce aveugle \u00e9clair\u00e9e chichement par des rang\u00e9es de n\u00e9ons, et si l’on voulait faire un dessin on dessinerait un grand rectangle dans lequel on d\u00e9couperait un carr\u00e9. Les \u00e9tag\u00e8res d’archives commenceraient \u00e0 s’aligner les unes derri\u00e8re les autres \u00e0 partir de l’intersection du carr\u00e9 et du rectangle restant car il en est ainsi depuis l’invention de cette forme g\u00e9om\u00e9trique, elle contient toujours un carr\u00e9, et l’on peut prendre le probl\u00e8me dans tous les sens la solution est inexorablement toujours la m\u00eame.
\nC’est durant cette p\u00e9riode de sa vie que l’archiviste fr\u00e9quenta des gens plus cultiv\u00e9s que lui, jusqu’alors il n’avait g\u00e8re fr\u00e9quent\u00e9 que des gens simples, des ouvriers pour la plupart ou des employ\u00e9s de bureau fant\u00f4matiques. Mais l\u00e0 dans le Cabinet d’Architectes, ce n’\u00e9tait pas la m\u00eame population. Et puis nous \u00e9tions \u00e0 Paris, il y a des mus\u00e9es, des th\u00e9\u00e2tres, des biblioth\u00e8ques, et m\u00eame de nombreuses salles de cin\u00e9ma. En un mot tout est fait ici, \u00e0 Paris pour que chacun s’imagine que l’acc\u00e8s \u00e0 la culture est facile et qu’il s’y rue tout son saoul. Ceci afin d’avoir quelque chose \u00e0 dire durant les repas entre amis ou entre coll\u00e8gues. Ce qui changea aussi passablement l’existence de  l’archiviste qui avait coutume de prendre ses repas \u00e0 la table familiale g\u00e9n\u00e9ralement en silence, si ce n’est le bruit de fond d’une t\u00e9l\u00e9vision que l’on allumait le matin et qu’on \u00e9teignait vers les 22 h le soir. Mais il ne parla pas plus il \u00e9couta. Il \u00e9couta le vide des propos autour des tables o\u00f9 l’on d\u00e9jeunait o\u00f9 l’on soupait entre coll\u00e8gues ou entre amis. Le vide qu’il entendait malgr\u00e9 lui creusait en lui quelque chose qu’il n’arrivait pas \u00e0 nommer. C’\u00e9tait un lent et long malaise qui s’installait progressivement et qui lui fit prendre cette d\u00e9cision \u00e9trange : d\u00e8s lors et pour un temps je m’abstiendrai de participer \u00e0 des repas quelqu’ils soient. Je d\u00e9jeunerai seul, souperai seul. Puis il eut envie d’avoir un chat et presque aussit\u00f4t l’occasion se pr\u00e9senta \u00e0 lui. C’\u00e9tait la plus grincheuse de la port\u00e9e, elle ne minaudait pas contrairement \u00e0 ses fr\u00e8res et soeurs. Il l’emporta dans une boite \u00e0 chaussure et en revenant chez lui acheta des sachets de pat\u00e9 de la marque Felix, morceaux en gel\u00e9e.<\/p>",
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