{ "version": "https://jsonfeed.org/version/1.1", "title": "Le dibbouk", "home_page_url": "https:\/\/ledibbouk.net\/", "feed_url": "https:\/\/ledibbouk.net\/spip.php?page=feed_json", "language": "fr-FR", "items": [ { "id": "https:\/\/ledibbouk.net\/ete2023-15-lyrisme.html", "url": "https:\/\/ledibbouk.net\/ete2023-15-lyrisme.html", "title": "# \u00e9t\u00e92023 #15 | Lyrisme", "date_published": "2025-12-18T22:23:49Z", "date_modified": "2025-12-18T22:23:49Z", "author": {"name": "Patrick Blanchon"}, "content_html": "
De ces r\u00e9gions du souvenir qui nous murmurent de rester sur leur seuil ressurgit une lecture d\u2019Herman Broch : ce devait \u00eatre La Mort de Virgile. Ce moment de lecture, semblable \u00e0 aujourd\u2019hui par sa luminosit\u00e9 automnale, les bruits \u00e9touff\u00e9s de la rue, se m\u00e9lange et se diffuse dans l\u2019id\u00e9e presque paisible du dimanche matin. Et du seuil o\u00f9 je me tenais — comme je m\u2019y tiens en y songeant — l\u2019id\u00e9e d\u2019\u00e9crire un texte lyrique \u00e0 propos de ma m\u00e8re m\u2019\u00e9tait soudain venue. Le rideau de tulle bon march\u00e9, \u00e0 la fen\u00eatre entrouverte, en tremble encore et pr\u00e9cise le d\u00e9cor de cette r\u00e9miniscence. Il y a plus de dix ans, \u00e0 cette \u00e9poque, que nous ne nous \u00e9tions vus ; et vingt ans ont pass\u00e9 depuis sa disparition, au moment o\u00f9 j\u2019\u00e9cris ces lignes. Entre les deux, nous nous sommes rencontr\u00e9s quelques semaines : le temps d\u2019apprendre qu\u2019elle \u00e9tait malade, qu\u2019une convalescence n\u2019\u00e9tait plus \u00e0 esp\u00e9rer.<\/p>\n
J\u2019avais donc achet\u00e9, quelques semaines avant de renouer, un gros cahier d\u2019\u00e9colier sur lequel j\u2019avais noirci les pages d\u2019un seul jet, emport\u00e9 par cet \u00e9lan path\u00e9tique qui avait p\u00e9n\u00e9tr\u00e9 en moi comme une tache d\u2019encre traverse un \u00e9pais buvard. Mais je n\u2019\u00e9tais pas satisfait. \u00c9videmment que non. Le lyrisme y d\u00e9bordait tant que sa fausset\u00e9 me creva presque aussit\u00f4t les yeux. Il faut pr\u00e9ciser \u00e0 quel point j\u2019\u00e9tais alors jeune, ignorant, et par cons\u00e9quent pr\u00e9tentieux. Pas moins de cent cinquante pages de dol\u00e9ances, de rage, d\u2019amour maladroit, avec pour seul fil rouge ce regard gris-bleu m\u2019\u00e9chappant obstin\u00e9ment. Une m\u00e8re semblable \u00e0 une ville, \u00e0 demi interdite.<\/p>\n
L\u2019air frais de ces pr\u00e9mices d\u2019automne ne temp\u00e9ra pas mon ardeur \u00e0 me jeter dans l\u2019ouvrage. Je crois avoir pass\u00e9 trois jours sans presque rien manger ni boire ni dormir, tant je redoutais de perdre en cours de route cette \u00e9trange \u00e9nergie d\u2019\u00e9crire. J\u2019\u00e9tais comme poss\u00e9d\u00e9 par le fant\u00f4me de Broch tenant Virgile par le bras. Par le rythme, le souffle surtout de sa syntaxe, ses sonorit\u00e9s que, maladroitement, dans mon emportement, je plagiais. Il en fut presque toujours ainsi de mon rapport \u00e0 la lecture, puis \u00e0 l\u2019\u00e9criture : une affaire d\u2019envo\u00fbtement, un abandon \u00e0 l\u2019autre. Cela dura des ann\u00e9es, presque toute une vie, en fait.<\/p>\n
La mort de ma m\u00e8re me lib\u00e9ra temporairement de cette mal\u00e9diction. Le fait qu\u2019on l\u2019incin\u00e9r\u00e2t eut une brutalit\u00e9 folle. Il para\u00eet, d\u2019apr\u00e8s mon p\u00e8re, que c\u2019\u00e9tait son souhait. Mais nous f\u00eemes tout de m\u00eame graver un petit marbre de quarante centim\u00e8tres sur quarante, avec son pr\u00e9nom, son nom, sa date de naissance et de fin, en lettres d\u2019or (en \u00e9tait-ce vraiment ? le doute me vient, car d\u00e9j\u00e0 mon \u00e9pouse et moi \u00e9tions assez l\u00e9gers d\u2019argent).<\/p>\n
Cette plaque devint un lieu de p\u00e8lerinage, un lieu presque rassurant pour notre famille, si disloqu\u00e9e f\u00fbt-elle. Mon p\u00e8re s\u2019y rendait chaque jour apr\u00e8s avoir balad\u00e9 le chien et fait ses courses chez Lidl. Il d\u00e9posait m\u00eame, chaque semaine, des fleurs, pendant des mois. Puis les choses se tass\u00e8rent. Les visites s\u2019espac\u00e8rent. La vie est ainsi faite.<\/p>\n
C\u2019\u00e9tait le d\u00e9but de l\u2019automne. C\u2019est toujours, en ce d\u00e9but d\u2019automne, que je repense \u00e0 ma m\u00e8re. Elle est n\u00e9e au d\u00e9but d\u2019octobre. Je crois que le souvenir s\u2019associe plus \u00e0 la naissance qu\u2019\u00e0 la disparition — en f\u00e9vrier. Est-ce que l\u2019automne est un terreau plus fertile au lyrisme que f\u00e9vrier ? Peut-\u00eatre.<\/p>\n
En tout cas, j\u2019ai retrouv\u00e9 ce gros cahier, tout \u00e9crit \u00e0 la main, sans espace, sans respiration, sans pause, sans chapitre, sans prologue ni fin : un long texte \u00e0 l\u2019encre qui dort dans un carton depuis presque vingt-cinq ans. Si j\u2019approche mon nez des pages, je sens bien quelque chose, mais je n\u2019ai nulle envie de le d\u00e9finir. C\u2019est un gros cahier semblable au souvenir que je conserve de ma m\u00e8re : un demi-myst\u00e8re. Et l\u2019ouvrir, ce serait prendre assur\u00e9ment en plein visage toute une insignifiance du monde et des \u00eatres — probablement fictive, mais dont on se rassure souvent, par l\u00e2chet\u00e9, en la nommant la r\u00e9alit\u00e9.<\/p>", "content_text": " De ces r\u00e9gions du souvenir qui nous murmurent de rester sur leur seuil ressurgit une lecture d\u2019Herman Broch : ce devait \u00eatre La Mort de Virgile. 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J\u2019avais donc achet\u00e9, quelques semaines avant de renouer, un gros cahier d\u2019\u00e9colier sur lequel j\u2019avais noirci les pages d\u2019un seul jet, emport\u00e9 par cet \u00e9lan path\u00e9tique qui avait p\u00e9n\u00e9tr\u00e9 en moi comme une tache d\u2019encre traverse un \u00e9pais buvard. Mais je n\u2019\u00e9tais pas satisfait. \u00c9videmment que non. Le lyrisme y d\u00e9bordait tant que sa fausset\u00e9 me creva presque aussit\u00f4t les yeux. Il faut pr\u00e9ciser \u00e0 quel point j\u2019\u00e9tais alors jeune, ignorant, et par cons\u00e9quent pr\u00e9tentieux. Pas moins de cent cinquante pages de dol\u00e9ances, de rage, d\u2019amour maladroit, avec pour seul fil rouge ce regard gris-bleu m\u2019\u00e9chappant obstin\u00e9ment. Une m\u00e8re semblable \u00e0 une ville, \u00e0 demi interdite. L\u2019air frais de ces pr\u00e9mices d\u2019automne ne temp\u00e9ra pas mon ardeur \u00e0 me jeter dans l\u2019ouvrage. Je crois avoir pass\u00e9 trois jours sans presque rien manger ni boire ni dormir, tant je redoutais de perdre en cours de route cette \u00e9trange \u00e9nergie d\u2019\u00e9crire. J\u2019\u00e9tais comme poss\u00e9d\u00e9 par le fant\u00f4me de Broch tenant Virgile par le bras. Par le rythme, le souffle surtout de sa syntaxe, ses sonorit\u00e9s que, maladroitement, dans mon emportement, je plagiais. Il en fut presque toujours ainsi de mon rapport \u00e0 la lecture, puis \u00e0 l\u2019\u00e9criture : une affaire d\u2019envo\u00fbtement, un abandon \u00e0 l\u2019autre. Cela dura des ann\u00e9es, presque toute une vie, en fait. La mort de ma m\u00e8re me lib\u00e9ra temporairement de cette mal\u00e9diction. Le fait qu\u2019on l\u2019incin\u00e9r\u00e2t eut une brutalit\u00e9 folle. Il para\u00eet, d\u2019apr\u00e8s mon p\u00e8re, que c\u2019\u00e9tait son souhait. Mais nous f\u00eemes tout de m\u00eame graver un petit marbre de quarante centim\u00e8tres sur quarante, avec son pr\u00e9nom, son nom, sa date de naissance et de fin, en lettres d\u2019or (en \u00e9tait-ce vraiment ? le doute me vient, car d\u00e9j\u00e0 mon \u00e9pouse et moi \u00e9tions assez l\u00e9gers d\u2019argent). Cette plaque devint un lieu de p\u00e8lerinage, un lieu presque rassurant pour notre famille, si disloqu\u00e9e f\u00fbt-elle. Mon p\u00e8re s\u2019y rendait chaque jour apr\u00e8s avoir balad\u00e9 le chien et fait ses courses chez Lidl. Il d\u00e9posait m\u00eame, chaque semaine, des fleurs, pendant des mois. Puis les choses se tass\u00e8rent. Les visites s\u2019espac\u00e8rent. La vie est ainsi faite. C\u2019\u00e9tait le d\u00e9but de l\u2019automne. C\u2019est toujours, en ce d\u00e9but d\u2019automne, que je repense \u00e0 ma m\u00e8re. Elle est n\u00e9e au d\u00e9but d\u2019octobre. Je crois que le souvenir s\u2019associe plus \u00e0 la naissance qu\u2019\u00e0 la disparition \u2014 en f\u00e9vrier. Est-ce que l\u2019automne est un terreau plus fertile au lyrisme que f\u00e9vrier ? Peut-\u00eatre. En tout cas, j\u2019ai retrouv\u00e9 ce gros cahier, tout \u00e9crit \u00e0 la main, sans espace, sans respiration, sans pause, sans chapitre, sans prologue ni fin : un long texte \u00e0 l\u2019encre qui dort dans un carton depuis presque vingt-cinq ans. Si j\u2019approche mon nez des pages, je sens bien quelque chose, mais je n\u2019ai nulle envie de le d\u00e9finir. C\u2019est un gros cahier semblable au souvenir que je conserve de ma m\u00e8re : un demi-myst\u00e8re. Et l\u2019ouvrir, ce serait prendre assur\u00e9ment en plein visage toute une insignifiance du monde et des \u00eatres \u2014 probablement fictive, mais dont on se rassure souvent, par l\u00e2chet\u00e9, en la nommant la r\u00e9alit\u00e9. 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La chatte entre dans la cuisine au moment o\u00f9 j\u2019appuie sur le bouton du volet \u00e9lectrique. Depuis que nous avons abattu le mur de s\u00e9paration entre une salle \u00e0 manger minable et une cuisine pas terrible, nous disposons d\u2019une grande pi\u00e8ce, correcte et traversante. Pendant six ou sept ans, le sol est rest\u00e9 d\u2019origine : des carreaux portugais, probablement. Puis nous avons profit\u00e9 d\u2019un afflux intempestif de fonds pour refaire les sols, et d\u2019une fuite d\u2019eau \u00e0 l\u2019\u00e9tage pour refaire les plafonds, via un d\u00e9dommagement octroy\u00e9 gracieusement par l\u2019assurance de la maison. La maison, nous l\u2019appr\u00eemes au moment de signer chez le notaire, date de 1850, une ann\u00e9e commune commen\u00e7ant un mardi. On peut noter aussi, \u00e0 partir du 6 janvier, le d\u00e9but du voyage de L\u00e9opold Panet dans le Sahara occidental, ainsi que son arriv\u00e9e, \u00e0 Mogador au Maroc, un jour du mois de mai.<\/p>\n
Dans un panier sous l\u2019escalier, on peut observer des courgettes datant du march\u00e9 de dimanche pass\u00e9. Elles auront bien r\u00e9sist\u00e9 aux sept derniers jours pass\u00e9s l\u00e0 \u00e0 v\u00e9g\u00e9ter. On ne peut pas en dire autant des carottes, achet\u00e9es le m\u00eame jour dans une euphorie encore estivale et d\u00e9pensi\u00e8re : elles paraissent d\u00e9sormais vid\u00e9es de leur superbe, rabougries, inutilisables. Les poivrons pos\u00e9s \u00e7a et l\u00e0, au hasard, dans le m\u00eame panier ne valent gu\u00e8re mieux. Des rides ridicules \u00e0 la surface de leur peau il y a peu si fra\u00eeche, si verte, si brillante : la ruine de leurs courbes anciennes, presque arrogantes, p\u00e9tantes de bonne sant\u00e9, renforce, par intermittence, tout ce week-end, l\u2019affreuse sensation du temps qui passe et dont on ne sait jamais vraiment quoi faire.<\/p>\n
Entre le riz nature et les p\u00e2tes, j\u2019h\u00e9site une bonne dizaine de minutes tout en observant les va-et-vient de la chatte. Puis je r\u00e9agis en m\u2019emparant de la tablette : je me pr\u00e9cipite sur YouTube et sur les vid\u00e9os d\u2019une influenceuse mexicaine dont les ongles violets mobilisent mon attention, tandis qu\u2019elle tranche, dans un replay \u00e9ternel, un oignon sur le teaser de sa cha\u00eene. Pendant une bonne heure, je fais le compte de tout ce qui me manque pour pouvoir pr\u00e9parer des meal preps pour toute une semaine. Puis je me d\u00e9cide : ce sera les p\u00e2tes.<\/p>\n
Cependant, je verse du riz dans une casserole et le couvre abondamment d\u2019eau froide afin qu\u2019il cuise plus vite, quand ce sera le bon moment. Puis je me souviens des hauts de cuisse de poulet dans le r\u00e9frig\u00e9rateur. Il y en a cinq bons morceaux. Difficile d\u00e9cision \u00e0 prendre : vais-je en manger trois au d\u00e9jeuner et deux au d\u00eener, ou l\u2019inverse ? J\u2019\u00e9vacue temporairement la question et parviens, sans difficult\u00e9 majeure, \u00e0 placer le plat au four, thermostat 180°, pour quarante-cinq minutes. J\u2019allume ensuite la t\u00e9l\u00e9vision et tombe sur la s\u00e9rie Stargate SG-1 avec plaisir et culpabilit\u00e9. Depuis mon canap\u00e9, je peux voir l\u2019heure tourner \u00e0 la pendule ronde accroch\u00e9e par un clou au mur de la cuisine traversante.<\/p>\n
C\u2019est la sonnerie du four qui me r\u00e9veille quarante-cinq minutes plus tard. Il n\u2019y a presque plus d\u2019eau dans la casserole pr\u00e9vue pour les p\u00e2tes. Je reste sto\u00efque : \u00e0 quoi bon se lamenter ? Je la remplis d\u2019eau \u00e0 nouveau, r\u00e9sign\u00e9. Quand tout est pr\u00eat, bien s\u00fbr je n\u2019ai plus faim.<\/p>\n
La lumi\u00e8re p\u00e9n\u00e8tre \u00e0 flots dans le grand salon et redonne un peu de lustre \u00e0 la patine des meubles. Par moments m\u2019assaille gentiment l\u2019id\u00e9e d\u2019une promenade \u00e0 effectuer co\u00fbte que co\u00fbte vers un but quelconque, comme aller cueillir dans la for\u00eat des champignons. Puis je songe \u00e0 la jauge du v\u00e9hicule dans l\u2019orange, et refuse d\u2019envisager la possibilit\u00e9 de m\u2019y rendre \u00e0 pied. L\u2019id\u00e9e me fatigue d\u2019avance. M\u00eame changer de cha\u00eene, allong\u00e9 sur le canap\u00e9, me semble soudain un effort au-dessus de mes moyens.<\/p>\n
L\u2019envie de faire l\u2019amour, un instant, me traverse l\u2019esprit, autour de 18 h, comme souvent au terme d\u2019une journ\u00e9e d\u00e9sesp\u00e9rante. Ce qui, je l\u2019ai compris avec le temps, n\u2019est qu\u2019une fuite que l\u2019inconscient \u00e9chafaude rapidement pour esp\u00e9rer me mouvoir dans une direction quelconque. Ce stratag\u00e8me est \u00e9cul\u00e9. Avec l\u2019\u00e2ge, je r\u00e9siste facilement d\u00e9sormais : je ferme les yeux, je m\u2019endors.<\/p>\n
Sur le coup de 20 h, j\u2019ai faim, mais je ne bouge pas du canap\u00e9. Je ne cherche plus \u00e0 zapper quand je me retrouve devant la t\u00e9l\u00e9vision : j\u2019accepte le destin, je le subis plut\u00f4t bravement. Quel que soit le programme, je reste coi. C\u2019est un enseignement appris \u00e0 la source m\u00eame de ma vie. Autrefois, j\u2019essayais de changer de cha\u00eene pour tromper l\u2019ennui, mais chassez le naturel, il revient au galop.<\/p>\n
\u00c0 20 h 30, nous \u00e9changeons quelques mots par t\u00e9l\u00e9phone, mon \u00e9pouse et moi. Le silence ensuite n\u2019en est que plus \u00e9pais : je le note sur une page de mon carnet. C\u2019est d\u2019ailleurs la seule chose valant vraiment le coup d\u2019\u00eatre not\u00e9e de tout le week-end.<\/p>\n
Il y a dix-sept \u00e9pisodes dans la saison 7 de Stargate SG-1. Parfois certains se suivent, d\u2019autres pas. \u00c0 21 h, profitant d\u2019un passage aux toilettes, j\u2019appuie sur le bouton du volet \u00e9lectrique des fen\u00eatres donnant sur la rue, puis sur l\u2019interrupteur du plafonnier. La cuisine immense s\u2019\u00e9claire brutalement, et je dois plisser les yeux. Une astuce pour que les \u00e9pisodes d\u00e9filent plus vite est l\u2019avance rapide, si la t\u00e9l\u00e9commande est en bon \u00e9tat. Sinon on saute trop vite, cinq \u00e9pisodes d\u2019un coup. On \u00e9prouve alors une frustration qui provient \u00e0 la fois du mauvais \u00e9tat des piles, de la m\u00e9diocrit\u00e9 de construction de l\u2019objet, et de la r\u00e9p\u00e9tition m\u00e9taphorique de l\u2019\u00e9chec : il suffit d\u2019un objet dysfonctionnel pour que \u00e7a revienne. En gros.<\/p>\n
Un sursaut de r\u00e9sistance vers 21 h 45 : je m\u2019empare de la tablette et je continue le r\u00e9cit intitul\u00e9 « La salle de bain » de Jean-Philippe Toussaint, commenc\u00e9 la veille, samedi, vers la m\u00eame heure, et bien s\u00fbr entra\u00een\u00e9 par la m\u00eame vell\u00e9it\u00e9 combattive. La mise \u00e0 jour de l\u2019iPad pour installer la derni\u00e8re version d\u2019iOS 17 brise mon \u00e9lan litt\u00e9raire.<\/p>\n
La chatte sort de la cuisine par la porte que je laisse ouverte sur la cour. Nous n\u2019avons \u00e9chang\u00e9 aucun mot de toute la journ\u00e9e. Nous sommes seuls. La faim m\u2019oblige \u00e0 me lever du canap\u00e9. Je d\u00e9coupe un bon morceau pour l\u2019offrir \u00e0 la b\u00eate, qui ronronne et renifle la bidoche dans sa gamelle de fer-blanc. Je mange debout un morceau de haut de cuisse et quelques p\u00e2tes, le tout r\u00e9chauff\u00e9 brutalement au micro-ondes. J\u2019entame la saison 8 de Stargate SG-1 en m\u2019enfon\u00e7ant assez calmement dans une sorte de d\u00e9sesp\u00e9rance dominicale.<\/p>", "content_text": " La chatte entre dans la cuisine au moment o\u00f9 j\u2019appuie sur le bouton du volet \u00e9lectrique. Depuis que nous avons abattu le mur de s\u00e9paration entre une salle \u00e0 manger minable et une cuisine pas terrible, nous disposons d\u2019une grande pi\u00e8ce, correcte et traversante. Pendant six ou sept ans, le sol est rest\u00e9 d\u2019origine : des carreaux portugais, probablement. Puis nous avons profit\u00e9 d\u2019un afflux intempestif de fonds pour refaire les sols, et d\u2019une fuite d\u2019eau \u00e0 l\u2019\u00e9tage pour refaire les plafonds, via un d\u00e9dommagement octroy\u00e9 gracieusement par l\u2019assurance de la maison. La maison, nous l\u2019appr\u00eemes au moment de signer chez le notaire, date de 1850, une ann\u00e9e commune commen\u00e7ant un mardi. On peut noter aussi, \u00e0 partir du 6 janvier, le d\u00e9but du voyage de L\u00e9opold Panet dans le Sahara occidental, ainsi que son arriv\u00e9e, \u00e0 Mogador au Maroc, un jour du mois de mai. Dans un panier sous l\u2019escalier, on peut observer des courgettes datant du march\u00e9 de dimanche pass\u00e9. Elles auront bien r\u00e9sist\u00e9 aux sept derniers jours pass\u00e9s l\u00e0 \u00e0 v\u00e9g\u00e9ter. On ne peut pas en dire autant des carottes, achet\u00e9es le m\u00eame jour dans une euphorie encore estivale et d\u00e9pensi\u00e8re : elles paraissent d\u00e9sormais vid\u00e9es de leur superbe, rabougries, inutilisables. Les poivrons pos\u00e9s \u00e7a et l\u00e0, au hasard, dans le m\u00eame panier ne valent gu\u00e8re mieux. Des rides ridicules \u00e0 la surface de leur peau il y a peu si fra\u00eeche, si verte, si brillante : la ruine de leurs courbes anciennes, presque arrogantes, p\u00e9tantes de bonne sant\u00e9, renforce, par intermittence, tout ce week-end, l\u2019affreuse sensation du temps qui passe et dont on ne sait jamais vraiment quoi faire. Entre le riz nature et les p\u00e2tes, j\u2019h\u00e9site une bonne dizaine de minutes tout en observant les va-et-vient de la chatte. Puis je r\u00e9agis en m\u2019emparant de la tablette : je me pr\u00e9cipite sur YouTube et sur les vid\u00e9os d\u2019une influenceuse mexicaine dont les ongles violets mobilisent mon attention, tandis qu\u2019elle tranche, dans un replay \u00e9ternel, un oignon sur le teaser de sa cha\u00eene. Pendant une bonne heure, je fais le compte de tout ce qui me manque pour pouvoir pr\u00e9parer des meal preps pour toute une semaine. Puis je me d\u00e9cide : ce sera les p\u00e2tes. Cependant, je verse du riz dans une casserole et le couvre abondamment d\u2019eau froide afin qu\u2019il cuise plus vite, quand ce sera le bon moment. Puis je me souviens des hauts de cuisse de poulet dans le r\u00e9frig\u00e9rateur. Il y en a cinq bons morceaux. Difficile d\u00e9cision \u00e0 prendre : vais-je en manger trois au d\u00e9jeuner et deux au d\u00eener, ou l\u2019inverse ? J\u2019\u00e9vacue temporairement la question et parviens, sans difficult\u00e9 majeure, \u00e0 placer le plat au four, thermostat 180\u00b0, pour quarante-cinq minutes. J\u2019allume ensuite la t\u00e9l\u00e9vision et tombe sur la s\u00e9rie Stargate SG-1 avec plaisir et culpabilit\u00e9. Depuis mon canap\u00e9, je peux voir l\u2019heure tourner \u00e0 la pendule ronde accroch\u00e9e par un clou au mur de la cuisine traversante. C\u2019est la sonnerie du four qui me r\u00e9veille quarante-cinq minutes plus tard. Il n\u2019y a presque plus d\u2019eau dans la casserole pr\u00e9vue pour les p\u00e2tes. Je reste sto\u00efque : \u00e0 quoi bon se lamenter ? Je la remplis d\u2019eau \u00e0 nouveau, r\u00e9sign\u00e9. Quand tout est pr\u00eat, bien s\u00fbr je n\u2019ai plus faim. La lumi\u00e8re p\u00e9n\u00e8tre \u00e0 flots dans le grand salon et redonne un peu de lustre \u00e0 la patine des meubles. Par moments m\u2019assaille gentiment l\u2019id\u00e9e d\u2019une promenade \u00e0 effectuer co\u00fbte que co\u00fbte vers un but quelconque, comme aller cueillir dans la for\u00eat des champignons. Puis je songe \u00e0 la jauge du v\u00e9hicule dans l\u2019orange, et refuse d\u2019envisager la possibilit\u00e9 de m\u2019y rendre \u00e0 pied. L\u2019id\u00e9e me fatigue d\u2019avance. M\u00eame changer de cha\u00eene, allong\u00e9 sur le canap\u00e9, me semble soudain un effort au-dessus de mes moyens. L\u2019envie de faire l\u2019amour, un instant, me traverse l\u2019esprit, autour de 18 h, comme souvent au terme d\u2019une journ\u00e9e d\u00e9sesp\u00e9rante. Ce qui, je l\u2019ai compris avec le temps, n\u2019est qu\u2019une fuite que l\u2019inconscient \u00e9chafaude rapidement pour esp\u00e9rer me mouvoir dans une direction quelconque. Ce stratag\u00e8me est \u00e9cul\u00e9. Avec l\u2019\u00e2ge, je r\u00e9siste facilement d\u00e9sormais : je ferme les yeux, je m\u2019endors. Sur le coup de 20 h, j\u2019ai faim, mais je ne bouge pas du canap\u00e9. Je ne cherche plus \u00e0 zapper quand je me retrouve devant la t\u00e9l\u00e9vision : j\u2019accepte le destin, je le subis plut\u00f4t bravement. Quel que soit le programme, je reste coi. C\u2019est un enseignement appris \u00e0 la source m\u00eame de ma vie. Autrefois, j\u2019essayais de changer de cha\u00eene pour tromper l\u2019ennui, mais chassez le naturel, il revient au galop. \u00c0 20 h 30, nous \u00e9changeons quelques mots par t\u00e9l\u00e9phone, mon \u00e9pouse et moi. Le silence ensuite n\u2019en est que plus \u00e9pais : je le note sur une page de mon carnet. C\u2019est d\u2019ailleurs la seule chose valant vraiment le coup d\u2019\u00eatre not\u00e9e de tout le week-end. Il y a dix-sept \u00e9pisodes dans la saison 7 de Stargate SG-1. Parfois certains se suivent, d\u2019autres pas. \u00c0 21 h, profitant d\u2019un passage aux toilettes, j\u2019appuie sur le bouton du volet \u00e9lectrique des fen\u00eatres donnant sur la rue, puis sur l\u2019interrupteur du plafonnier. La cuisine immense s\u2019\u00e9claire brutalement, et je dois plisser les yeux. Une astuce pour que les \u00e9pisodes d\u00e9filent plus vite est l\u2019avance rapide, si la t\u00e9l\u00e9commande est en bon \u00e9tat. Sinon on saute trop vite, cinq \u00e9pisodes d\u2019un coup. On \u00e9prouve alors une frustration qui provient \u00e0 la fois du mauvais \u00e9tat des piles, de la m\u00e9diocrit\u00e9 de construction de l\u2019objet, et de la r\u00e9p\u00e9tition m\u00e9taphorique de l\u2019\u00e9chec : il suffit d\u2019un objet dysfonctionnel pour que \u00e7a revienne. En gros. Un sursaut de r\u00e9sistance vers 21 h 45 : je m\u2019empare de la tablette et je continue le r\u00e9cit intitul\u00e9 \u00ab La salle de bain \u00bb de Jean-Philippe Toussaint, commenc\u00e9 la veille, samedi, vers la m\u00eame heure, et bien s\u00fbr entra\u00een\u00e9 par la m\u00eame vell\u00e9it\u00e9 combattive. La mise \u00e0 jour de l\u2019iPad pour installer la derni\u00e8re version d\u2019iOS 17 brise mon \u00e9lan litt\u00e9raire. La chatte sort de la cuisine par la porte que je laisse ouverte sur la cour. Nous n\u2019avons \u00e9chang\u00e9 aucun mot de toute la journ\u00e9e. Nous sommes seuls. La faim m\u2019oblige \u00e0 me lever du canap\u00e9. Je d\u00e9coupe un bon morceau pour l\u2019offrir \u00e0 la b\u00eate, qui ronronne et renifle la bidoche dans sa gamelle de fer-blanc. Je mange debout un morceau de haut de cuisse et quelques p\u00e2tes, le tout r\u00e9chauff\u00e9 brutalement au micro-ondes. J\u2019entame la saison 8 de Stargate SG-1 en m\u2019enfon\u00e7ant assez calmement dans une sorte de d\u00e9sesp\u00e9rance dominicale. ", "image": "", "tags": ["Ateliers d'\u00e9criture"] } ,{ "id": "https:\/\/ledibbouk.net\/ete-2023-13-points-cardinaux-de-l-imaginaire.html", "url": "https:\/\/ledibbouk.net\/ete-2023-13-points-cardinaux-de-l-imaginaire.html", "title": "# \u00e9t\u00e9 2023 #13 | Points cardinaux de l\u2019imaginaire", "date_published": "2025-12-18T22:18:08Z", "date_modified": "2025-12-18T22:18:08Z", "author": {"name": "Patrick Blanchon"}, "content_html": "
A l\u2019Orient, la poussi\u00e8re d\u2019or flotte dans l\u2019air d\u2019Anatolie. On peut presque distinguer, surgissant des brumes de chaleur, une caravane de rou\u00e9s levantins qui, au passage d\u2019Erzurum, s\u2019enfonce vers la Perse, un instant escort\u00e9e de chiens. Et si l\u2019on sait plisser les yeux en direction de l\u2019Ararat, on devinera l\u2019Arche \u00e9chou\u00e9e du dernier d\u00e9luge. \u00c0 la fronti\u00e8re, l\u2019oreille se dresse \u00e0 la rencontre des langues \u00e9tranges, le farsi et l\u2019ottoman, en qu\u00eate de sonorit\u00e9s communes mais, h\u00e9las, en vain. Aucune ressemblance entre ce vocable ouralo-alta\u00efque qui rassemble en son sein le turc, le hongrois et le japonais, et la langue persane, tout aussi indo-europ\u00e9enne que le fran\u00e7ais et le sanskrit.<\/p>\n
Au Sud, c\u2019est la porte d\u2019Orl\u00e9ans, la nationale 7, et bien s\u00fbr l\u2019automobile qui file est une 2CV. On n\u2019imagine pas avoir besoin de chauffage en empruntant la route en hiver. Le projet d\u2019aller dans le Midi \u00e9lude l\u2019id\u00e9e m\u00eame d\u2019une possibilit\u00e9 de froid. Mais c\u2019est sans compter sur le principe de r\u00e9alit\u00e9, et les bouleversements climatiques. Et si, depuis Valence, on s\u2019\u00e9tait arr\u00eat\u00e9 sur le bas-c\u00f4t\u00e9 pour s\u2019emmitoufler d\u2019un plaid, laissant passer les \u00e9normes camions qui \u00e9claboussent de neige les vitres embu\u00e9es. On t\u00e2tonne, on se plaint de la mauvaise fortune, on se d\u00e9sesp\u00e8re un peu que le froid nous surprenne aussi b\u00eatement. Puis, \u00e0 force de s\u2019arr\u00eater boire de petits caf\u00e9s br\u00fblants dans la chaleur des \u00e9tablissements routiers, on rencontre un homme savant qui dit que le v\u00e9hicule poss\u00e8de un syst\u00e8me de chauffage, bien s\u00fbr : qu\u2019il faut juste positionner le petit levier comme il se doit — et il joint le geste \u00e0 la parole. Avignon, \u00e0 l\u2019aube, est sertie dans une lumi\u00e8re d\u2019or et d\u2019ocres clairs. La vieille papaut\u00e9 dort encore ; on l\u2019imitera bient\u00f4t dans un lit moelleux, on l\u2019esp\u00e8re.<\/p>\n
Au Nord, l\u2019Antarctique et ses solitudes glac\u00e9es suent le myst\u00e8re, provoquent une pouss\u00e9e d\u2019exotisme. On imagine tous les possibles : des b\u00e9ances obscures, des tunnels s\u2019enfon\u00e7ant sous la banquise afin de rejoindre une terre creuse, et les innombrables poup\u00e9es russes que sont tous ces mondes imbriqu\u00e9s les uns dans les autres, avec leurs races, leurs m\u0153urs, leurs soleils. Jules Verne et Lovecraft sont emmitoufl\u00e9s de peaux d\u2019\u00e9lans, de caribou, d\u2019ours blanc. L\u2019un fume la pipe, l\u2019autre m\u00e2chonne une allumette. Dans l\u2019air pur, les aboiements sont nets : chiens de tra\u00eeneau, malamutes, huskies de Sakhaline et leurs rejetons alaskans, greysters \u00e0 poil court.<\/p>\n
\u00c0 l\u2019Ouest, Billy the Kid et Jesse James d\u00e9valisent des banques ; des billets virevoltent encore dans l\u2019air poudreux sous les lourds nuages emp\u00e2t\u00e9s de blanc de plomb d\u2019Eug\u00e8ne Boudin. Celui-ci croque une pomme, assis contre un tronc : son \u0153il noir ne rate rien des ciels et, pendant qu\u2019on y est, s\u2019\u00e9vade. L\u2019Am\u00e9rique, la Normandie, la Bretagne, l\u2019Irlande. Des troupeaux de chevaux sauvages d\u00e9filent \u00e0 l\u2019amble sur la lande, s\u2019approchent dangereusement des falaises, par-dessus la mer d\u2019Iroise. Puis arrive encore dix-sept heures : c\u2019est l\u2019heure du pub. La musique vous h\u00e8le, tout comme l\u2019avant-go\u00fbt des breuvages amers et moussus. Enfin, depuis la solitude des grandes \u00e9tendues de tourbe noire, on entend claquer les semelles de ses propres godillots sur le gravier des chemins creux, pile poil au milieu d\u2019une averse et d\u2019un \u00e9blouissement solaire. Plaisir, dans ce cr\u00e9puscule occidental, de rejoindre les humains, retrouver quelques m\u0153urs ainsi qu\u2019une tenue.<\/p>", "content_text": " A l\u2019Orient, la poussi\u00e8re d\u2019or flotte dans l\u2019air d\u2019Anatolie. On peut presque distinguer, surgissant des brumes de chaleur, une caravane de rou\u00e9s levantins qui, au passage d\u2019Erzurum, s\u2019enfonce vers la Perse, un instant escort\u00e9e de chiens. Et si l\u2019on sait plisser les yeux en direction de l\u2019Ararat, on devinera l\u2019Arche \u00e9chou\u00e9e du dernier d\u00e9luge. \u00c0 la fronti\u00e8re, l\u2019oreille se dresse \u00e0 la rencontre des langues \u00e9tranges, le farsi et l\u2019ottoman, en qu\u00eate de sonorit\u00e9s communes mais, h\u00e9las, en vain. Aucune ressemblance entre ce vocable ouralo-alta\u00efque qui rassemble en son sein le turc, le hongrois et le japonais, et la langue persane, tout aussi indo-europ\u00e9enne que le fran\u00e7ais et le sanskrit. Au Sud, c\u2019est la porte d\u2019Orl\u00e9ans, la nationale 7, et bien s\u00fbr l\u2019automobile qui file est une 2CV. On n\u2019imagine pas avoir besoin de chauffage en empruntant la route en hiver. Le projet d\u2019aller dans le Midi \u00e9lude l\u2019id\u00e9e m\u00eame d\u2019une possibilit\u00e9 de froid. Mais c\u2019est sans compter sur le principe de r\u00e9alit\u00e9, et les bouleversements climatiques. Et si, depuis Valence, on s\u2019\u00e9tait arr\u00eat\u00e9 sur le bas-c\u00f4t\u00e9 pour s\u2019emmitoufler d\u2019un plaid, laissant passer les \u00e9normes camions qui \u00e9claboussent de neige les vitres embu\u00e9es. On t\u00e2tonne, on se plaint de la mauvaise fortune, on se d\u00e9sesp\u00e8re un peu que le froid nous surprenne aussi b\u00eatement. Puis, \u00e0 force de s\u2019arr\u00eater boire de petits caf\u00e9s br\u00fblants dans la chaleur des \u00e9tablissements routiers, on rencontre un homme savant qui dit que le v\u00e9hicule poss\u00e8de un syst\u00e8me de chauffage, bien s\u00fbr : qu\u2019il faut juste positionner le petit levier comme il se doit \u2014 et il joint le geste \u00e0 la parole. Avignon, \u00e0 l\u2019aube, est sertie dans une lumi\u00e8re d\u2019or et d\u2019ocres clairs. La vieille papaut\u00e9 dort encore ; on l\u2019imitera bient\u00f4t dans un lit moelleux, on l\u2019esp\u00e8re. Au Nord, l\u2019Antarctique et ses solitudes glac\u00e9es suent le myst\u00e8re, provoquent une pouss\u00e9e d\u2019exotisme. On imagine tous les possibles : des b\u00e9ances obscures, des tunnels s\u2019enfon\u00e7ant sous la banquise afin de rejoindre une terre creuse, et les innombrables poup\u00e9es russes que sont tous ces mondes imbriqu\u00e9s les uns dans les autres, avec leurs races, leurs m\u0153urs, leurs soleils. Jules Verne et Lovecraft sont emmitoufl\u00e9s de peaux d\u2019\u00e9lans, de caribou, d\u2019ours blanc. L\u2019un fume la pipe, l\u2019autre m\u00e2chonne une allumette. Dans l\u2019air pur, les aboiements sont nets : chiens de tra\u00eeneau, malamutes, huskies de Sakhaline et leurs rejetons alaskans, greysters \u00e0 poil court. \u00c0 l\u2019Ouest, Billy the Kid et Jesse James d\u00e9valisent des banques ; des billets virevoltent encore dans l\u2019air poudreux sous les lourds nuages emp\u00e2t\u00e9s de blanc de plomb d\u2019Eug\u00e8ne Boudin. Celui-ci croque une pomme, assis contre un tronc : son \u0153il noir ne rate rien des ciels et, pendant qu\u2019on y est, s\u2019\u00e9vade. L\u2019Am\u00e9rique, la Normandie, la Bretagne, l\u2019Irlande. Des troupeaux de chevaux sauvages d\u00e9filent \u00e0 l\u2019amble sur la lande, s\u2019approchent dangereusement des falaises, par-dessus la mer d\u2019Iroise. Puis arrive encore dix-sept heures : c\u2019est l\u2019heure du pub. La musique vous h\u00e8le, tout comme l\u2019avant-go\u00fbt des breuvages amers et moussus. Enfin, depuis la solitude des grandes \u00e9tendues de tourbe noire, on entend claquer les semelles de ses propres godillots sur le gravier des chemins creux, pile poil au milieu d\u2019une averse et d\u2019un \u00e9blouissement solaire. Plaisir, dans ce cr\u00e9puscule occidental, de rejoindre les humains, retrouver quelques m\u0153urs ainsi qu\u2019une tenue. 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Ce n\u2019est pas ce que l\u2019on aurait \u00e0 dire, mais plut\u00f4t comment le dire. Voil\u00e0 l\u2019id\u00e9e, le truc : alors arr\u00eate, arr\u00eate de ruminer, de te plaindre, do it. Personne ne te demande rien. Exercice tantrique : ne pas \u00e9crire ce que l\u2019on aurait tout de suite, l\u00e0, envie d\u2019\u00e9crire. Se retenir. Non, personne ne te demande rien, que tu penses que l\u2019on exige, besace, en aller ou en retour : personne ne te demande rien. Personne. Polyph\u00e8me. Se d\u00e9tacher comme une affiche se d\u00e9colle doucement d\u2019un mur : faire un peu moins partie du mur, un peu moins d\u2019heure en heure. Le boucher, celui qui, il y a dix ans, m\u2019avait command\u00e9 une peinture de b\u0153uf, a ferm\u00e9. Des mois qu\u2019il a baiss\u00e9 son rideau de fer. Et moi je ne m\u2019en aper\u00e7ois qu\u2019hier. Et dire que, tout \u00e0 coup, une furieuse envie d\u2019acheter des merguez me saisit, associ\u00e9e \u00e0 l\u2019id\u00e9e du moindre effort. Il faut que je marche jusqu\u2019au rond-point, \u00e0 pr\u00e9sent. Que j\u2019entre dans l\u2019antre du supermarch\u00e9. Pourquoi des s\u00e9parateurs, et cette lubie de s\u00e9parer ? Cette femme essaie d\u2019avoir l\u2019air gentille, mais c\u2019est tellement dur de maintenir cette position : chez elle, \u00e7a commence par la commissure des l\u00e8vres qui s\u2019affaisse, on voit qu\u2019elle fait de gros efforts pour tenter de la redresser. Deux images se superposent de plus en plus vite : m\u00e9chante, gentille ; m\u00e9chante, gentille. \u00c0 la fin, tout \u00e7a doit l\u2019\u00e9puiser : le trait central entre ses l\u00e8vres devient la copie conforme d\u2019une ligne d\u2019horizon. \u00c9crire des m\u00e9chancet\u00e9s serait-il plus fort que tout ? Et quel tout, et qu\u2019appelles-tu des m\u00e9chancet\u00e9s ? Des difficult\u00e9s avec l\u2019imp\u00e9ratif et la seconde personne du singulier dans l\u2019emploi de la forme interrogative : appelle ton chien ! qu\u2019appelles-tu ? Je remarque que c\u2019est comme une sorte d\u2019\u00e9rosion : un chemin, sans doute trop vite et mal goudronn\u00e9, qui, peu \u00e0 peu, laisse appara\u00eetre des trous, des nids-de-poule, au singulier ou au pluriel — poule ? Perdre la m\u00e9moire des r\u00e8gles de grammaire, d\u2019orthographe : cela participe-t-il d\u2019une r\u00e9volte ou d\u2019une maladie ? Une bonne question pour l\u2019\u00e9mission Question pour un champion. Fran\u00e7ois, en retour de mail, \u00e9crit qu\u2019une lettre d\u2019info hebdomadaire serait bien — mieux ? — que de recevoir chaque jour plusieurs mails avertissant les abonn\u00e9s de ce blog. Combien ai-je de fa\u00e7ons de comprendre \u00e7a, m\u2019enquerrai-je soudain. Puis une autre id\u00e9e surgit, la vitesse folle avec laquelle les id\u00e9es surgissent : je m\u2019enquis d\u2019autre chose, ou je me mis \u00e0 m\u2019enqu\u00e9rir ; toute la question se pose, comme une remise en cause. Mais quand ai-je \u00e9t\u00e9 mis en cause la premi\u00e8re fois ? De la conjugaison des temps. L\u2019id\u00e9e qu\u2019il ne s\u2019agit que d\u2019un mince d\u00e9collement, \u00e0 peine perceptible au premier coup d\u2019\u0153il. Soudain on se fige comme un cocker en arr\u00eat, une patte en l\u2019air, la truffe au vent. La fiction surgirait ainsi, d\u00e9cel\u00e9e par tous les sens en \u00e9veil, sans savoir pourquoi, par une sorte d\u2019instinct. J\u2019ai bien aim\u00e9 les petits po\u00e8mes de la revue Catastrophe, sans que \u00e7a ait rien \u00e0 voir, au premier coup d\u2019\u0153il, avec le reste (traductions de C\u00e9line Leroy ; lire les autres \u00e9pisodes : textes traduits de Mary Ruefle, Dunce, Wave Books, 2019). Personnellement, pas encore cliqu\u00e9 sur les liens : tellement j\u2019ai relu leurs traductions, encore et encore, comme une appr\u00e9hension de d\u00e9couvrir l\u2019origine, comme on essaie de comprendre quelque chose \u00e0 un moteur de tracteur quand on n\u2019est pas m\u00e9canicien. Peur et d\u00e9sir, vieux couple cosmogonique. Mon pr\u00e9f\u00e9r\u00e9 : « La mort d\u2019Atahualpa aux mains des hommes de Pizarro. Il ne savait pas lire, de sorte que, quand ils lui ont donn\u00e9 le Livre, il l\u2019a jet\u00e9 par terre comme une chose lourde et inutile ; alors ils l\u2019ont tu\u00e9 s\u00e9ance tenante, en s\u2019assurant qu\u2019il \u00e9tait bien mort. Peut-\u00eatre que toutes les morts sont aussi simples que \u00e7a. Une simple et malheureuse erreur sous les cieux azurs, o\u00f9 des oiseaux aux sentiments d\u2019or observent ce qui se passe plus bas et volent en cercle. Peut-\u00eatre nos t\u00eates sont-elles remplies de plumes de toutes ces choses qu\u2019on ignore\u2026 » Voici le lien de l\u2019article : j\u2019y reviendrai s\u00fbrement pour relire encore et encore, car quelque chose se trouve l\u00e0, et je n\u2019arrive pas \u00e0 poser le doigt dessus. Quelque chose qui entretient un rapport avec qui, avec quoi — myst\u00e8re et boule de gomme. Sinon, au-del\u00e0 de la fen\u00eatre, le m\u00eame mur de pis\u00e9, toujours. Mais \u00e0 force de le voir, on ne le voit m\u00eame plus, jusqu\u2019\u00e0 ce qu\u2019il nous surprenne, qu\u2019on se dise : tiens, il est bizarre ce mur, aujourd\u2019hui.<\/p>", "content_text": " Ce n\u2019est pas ce que l\u2019on aurait \u00e0 dire, mais plut\u00f4t comment le dire. Voil\u00e0 l\u2019id\u00e9e, le truc : alors arr\u00eate, arr\u00eate de ruminer, de te plaindre, do it. Personne ne te demande rien. Exercice tantrique : ne pas \u00e9crire ce que l\u2019on aurait tout de suite, l\u00e0, envie d\u2019\u00e9crire. Se retenir. Non, personne ne te demande rien, que tu penses que l\u2019on exige, besace, en aller ou en retour : personne ne te demande rien. Personne. Polyph\u00e8me. Se d\u00e9tacher comme une affiche se d\u00e9colle doucement d\u2019un mur : faire un peu moins partie du mur, un peu moins d\u2019heure en heure. Le boucher, celui qui, il y a dix ans, m\u2019avait command\u00e9 une peinture de b\u0153uf, a ferm\u00e9. Des mois qu\u2019il a baiss\u00e9 son rideau de fer. Et moi je ne m\u2019en aper\u00e7ois qu\u2019hier. Et dire que, tout \u00e0 coup, une furieuse envie d\u2019acheter des merguez me saisit, associ\u00e9e \u00e0 l\u2019id\u00e9e du moindre effort. Il faut que je marche jusqu\u2019au rond-point, \u00e0 pr\u00e9sent. Que j\u2019entre dans l\u2019antre du supermarch\u00e9. Pourquoi des s\u00e9parateurs, et cette lubie de s\u00e9parer ? Cette femme essaie d\u2019avoir l\u2019air gentille, mais c\u2019est tellement dur de maintenir cette position : chez elle, \u00e7a commence par la commissure des l\u00e8vres qui s\u2019affaisse, on voit qu\u2019elle fait de gros efforts pour tenter de la redresser. Deux images se superposent de plus en plus vite : m\u00e9chante, gentille ; m\u00e9chante, gentille. \u00c0 la fin, tout \u00e7a doit l\u2019\u00e9puiser : le trait central entre ses l\u00e8vres devient la copie conforme d\u2019une ligne d\u2019horizon. \u00c9crire des m\u00e9chancet\u00e9s serait-il plus fort que tout ? Et quel tout, et qu\u2019appelles-tu des m\u00e9chancet\u00e9s ? Des difficult\u00e9s avec l\u2019imp\u00e9ratif et la seconde personne du singulier dans l\u2019emploi de la forme interrogative : appelle ton chien ! qu\u2019appelles-tu ? Je remarque que c\u2019est comme une sorte d\u2019\u00e9rosion : un chemin, sans doute trop vite et mal goudronn\u00e9, qui, peu \u00e0 peu, laisse appara\u00eetre des trous, des nids-de-poule, au singulier ou au pluriel \u2014 poule ? Perdre la m\u00e9moire des r\u00e8gles de grammaire, d\u2019orthographe : cela participe-t-il d\u2019une r\u00e9volte ou d\u2019une maladie ? Une bonne question pour l\u2019\u00e9mission Question pour un champion. Fran\u00e7ois, en retour de mail, \u00e9crit qu\u2019une lettre d\u2019info hebdomadaire serait bien \u2014 mieux ? \u2014 que de recevoir chaque jour plusieurs mails avertissant les abonn\u00e9s de ce blog. Combien ai-je de fa\u00e7ons de comprendre \u00e7a, m\u2019enquerrai-je soudain. Puis une autre id\u00e9e surgit, la vitesse folle avec laquelle les id\u00e9es surgissent : je m\u2019enquis d\u2019autre chose, ou je me mis \u00e0 m\u2019enqu\u00e9rir ; toute la question se pose, comme une remise en cause. Mais quand ai-je \u00e9t\u00e9 mis en cause la premi\u00e8re fois ? De la conjugaison des temps. L\u2019id\u00e9e qu\u2019il ne s\u2019agit que d\u2019un mince d\u00e9collement, \u00e0 peine perceptible au premier coup d\u2019\u0153il. Soudain on se fige comme un cocker en arr\u00eat, une patte en l\u2019air, la truffe au vent. La fiction surgirait ainsi, d\u00e9cel\u00e9e par tous les sens en \u00e9veil, sans savoir pourquoi, par une sorte d\u2019instinct. J\u2019ai bien aim\u00e9 les petits po\u00e8mes de la revue Catastrophe, sans que \u00e7a ait rien \u00e0 voir, au premier coup d\u2019\u0153il, avec le reste (traductions de C\u00e9line Leroy ; lire les autres \u00e9pisodes : textes traduits de Mary Ruefle, Dunce, Wave Books, 2019). Personnellement, pas encore cliqu\u00e9 sur les liens : tellement j\u2019ai relu leurs traductions, encore et encore, comme une appr\u00e9hension de d\u00e9couvrir l\u2019origine, comme on essaie de comprendre quelque chose \u00e0 un moteur de tracteur quand on n\u2019est pas m\u00e9canicien. Peur et d\u00e9sir, vieux couple cosmogonique. Mon pr\u00e9f\u00e9r\u00e9 : \u00ab La mort d\u2019Atahualpa aux mains des hommes de Pizarro. Il ne savait pas lire, de sorte que, quand ils lui ont donn\u00e9 le Livre, il l\u2019a jet\u00e9 par terre comme une chose lourde et inutile ; alors ils l\u2019ont tu\u00e9 s\u00e9ance tenante, en s\u2019assurant qu\u2019il \u00e9tait bien mort. Peut-\u00eatre que toutes les morts sont aussi simples que \u00e7a. Une simple et malheureuse erreur sous les cieux azurs, o\u00f9 des oiseaux aux sentiments d\u2019or observent ce qui se passe plus bas et volent en cercle. Peut-\u00eatre nos t\u00eates sont-elles remplies de plumes de toutes ces choses qu\u2019on ignore\u2026 \u00bb Voici le lien de l\u2019article : j\u2019y reviendrai s\u00fbrement pour relire encore et encore, car quelque chose se trouve l\u00e0, et je n\u2019arrive pas \u00e0 poser le doigt dessus. Quelque chose qui entretient un rapport avec qui, avec quoi \u2014 myst\u00e8re et boule de gomme. Sinon, au-del\u00e0 de la fen\u00eatre, le m\u00eame mur de pis\u00e9, toujours. Mais \u00e0 force de le voir, on ne le voit m\u00eame plus, jusqu\u2019\u00e0 ce qu\u2019il nous surprenne, qu\u2019on se dise : tiens, il est bizarre ce mur, aujourd\u2019hui. 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Il faut que je te parle, dit Jo, en regardant Doris qui le regardait d\u2019une fa\u00e7on inqui\u00e8te. Jo \u00e9tait un taiseux et, quand il voulait dire quelque chose, il se lan\u00e7ait rarement dans ce genre de pr\u00e9ambule. Elle le regarda avec plus d\u2019attention et vit qu\u2019il reportait son poids d\u2019une jambe sur l\u2019autre. \u00c7a lui rappela aussit\u00f4t de sales moments, des p\u00e9riodes critiques de leur mariage. Notamment la premi\u00e8re fois que Jo avait \u00e9t\u00e9 pris en flagrant d\u00e9lit de mensonge, qu\u2019il lui avait menti \u00e0 elle. Il n\u2019habitait pas encore cette maison : un bel appartement lyonnais, pr\u00e8s de ce th\u00e9\u00e2tre\u2026 comment s\u2019appelait-il d\u00e9j\u00e0\u2026 le th\u00e9\u00e2tre des C\u00e9lestins. Voil\u00e0. Doris \u00e9tait bien plus \u00e0 l\u2019aise financi\u00e8rement qu\u2019aujourd\u2019hui. Elle avait install\u00e9 son cabinet rue de la R\u00e9publique, pr\u00e8s du Monoprix, et la patient\u00e8le grossissait de jour en jour. Normal : Doris jouait le jeu. Elle donnait des noms, on donnait le sien. Avec les ann\u00e9es, et surtout la fr\u00e9quentation du « Groupe », sa r\u00e9putation avait d\u00e9pass\u00e9 les limites du quartier, sans doute de la ville. L\u2019argent rentrait, et ils le d\u00e9pensaient presque aussi vite. Elle se souvenait des week-ends \u00e0 Barcelone, Bruxelles, Gen\u00e8ve, et de ces restaurants rue Merci\u00e8re qu\u2019ils avaient fr\u00e9quent\u00e9s peut-\u00eatre un peu trop. La belle vie, en quelque sorte. On ne se privait pas. Et c\u2019est \u00e0 ce moment-l\u00e0 que Jo avait choisi d\u2019attraper ce qu\u2019il appelait son burning-out. Un matin de novembre. Elle s\u2019en souvenait : c\u2019\u00e9tait \u00e0 quelques jours de son anniversaire, ses 60 ans, et Jo l\u2019avait oubli\u00e9. Jo \u00e9tait rest\u00e9 coinc\u00e9 au lit, il ne s\u2019\u00e9tait pas lev\u00e9 pour aller travailler. Puis, \u00e0 un moment, il s\u2019\u00e9tait point\u00e9 \u00e0 la cuisine, exactement comme elle le voyait l\u00e0, devant elle. Il avait essay\u00e9 de dire quelque chose, il avait commenc\u00e9 pareil — « Doris, il faut que je te parle » — mais la suite restait coinc\u00e9e quelque part entre sa gorge et ses dents. Puis il s\u2019\u00e9tait effondr\u00e9 en sanglots, comme un petit enfant : « Je ne peux plus y aller, je ne peux plus y aller. » Cette voix geignarde, cet effondrement sur la chaise\u2026 Doris avait \u00e9prouv\u00e9 quelque chose de bizarre, \u00e0 mi-chemin entre la compassion et le m\u00e9pris. Jo l\u2019intello, Jo le fier, Jo qui paraissait si fort, si s\u00fbr de lui, au point d\u2019en \u00eatre parfois \u00e9crasant. Elle avait serr\u00e9 les dents. Tant pis pour l\u2019anniversaire. Comment pouvait-il se laisser aller comme \u00e7a, tout \u00e0 coup, devant elle ? Elle avait senti le sol tanguer. Elle avait tir\u00e9 une chaise, s\u2019\u00e9tait assise \u00e0 son tour. Quelques semaines plus tard seulement, elle avait d\u00e9couvert le pot aux roses : Jo avait donn\u00e9 sa d\u00e9mission depuis un bail ; il passait ses journ\u00e9es \u00e0 errer le long de la Sa\u00f4ne. Alors, quand il lui ressortait aujourd\u2019hui ce « il faut que je te parle », elle se demandait ce qu\u2019il allait encore inventer : une lubie, un mensonge. Elle le regarda en essayant de ne pas trop laisser monter les relents de col\u00e8re et de m\u00e9pris accumul\u00e9s au fil des fois o\u00f9 elle avait d\u00fb l\u2019\u00e9couter « lui parler ». Elle s\u2019attendait au pire. Avait-il fait un nouvel emprunt dans son dos ? \u00c9tait-il brouill\u00e9 avec quelqu\u2019un, encore ? Elle se souvenait de ses emportements qui l\u2019avaient \u00e9loign\u00e9e, elle, de leurs amis d\u2019autrefois. C\u2019\u00e9tait plus fort que lui. Doris lui r\u00e9p\u00e9tait : Jo, \u00e9vite la politique. Jo, ne parle pas de politique avec les amis. Mais il finissait toujours par s\u2019y mettre. Derni\u00e8rement, au moment o\u00f9 tout le monde prenait parti pour l\u2019Ukraine, Jo avait jug\u00e9 bon de prendre le parti contraire : tout n\u2019\u00e9tait que mascarade, propagande, capitalistes mafieux, Russes mafieux, m\u00e9dias, pens\u00e9e unique, et les Am\u00e9ricains qui \u0153uvrent en douce, etc. Et il y allait, il en rajoutait, avec son petit la\u00efus sur le confort bourgeois et la pens\u00e9e unique. Doris avait vu les visages se tordre. Quelle honte elle en avait eue, cette fois-l\u00e0. \u00c7a avait failli finir en pugilat. Au bout du compte, ils n\u2019avaient plus revu les S. pendant des mois. Puis J. S. avait voulu s\u2019excuser, renouer ; Jo avait dit : « Je ne retourne pas chez des cons pareils, mais je ne t\u2019emp\u00eache pas d\u2019y aller si \u00e7a te chante. » Et ensuite, J. S. avait sorti l\u2019arme ultime : il avait command\u00e9 une toile. « Tu sais, ce tableau avec du jaune de Naples que j\u2019aimais bien et que tu as vendu depuis\u2026 » Jo lui avait montr\u00e9 le message, outr\u00e9. Un mois avait pass\u00e9 ; quand Doris avait demand\u00e9 o\u00f9 il en \u00e9tait, Jo avait chang\u00e9 de conversation, comme toujours d\u00e8s qu\u2019il s\u2019agissait d\u2019argent, ou simplement de ce qu\u2019il n\u2019avait aucune envie d\u2019aborder. « Tu m\u2019\u00e9coutes, Doris ? Il faut que je te parle », dit Jo, et il avait cette voix de petit gar\u00e7on pris en faute. Qu\u2019allait-il encore lui sortir ? Elle s\u2019appr\u00eatait \u00e0 se lever, \u00e0 se camper sur ses deux jambes pour lui balancer ses quatre v\u00e9rit\u00e9s : pas le moment de faire des conneries, pas avec leur situation financi\u00e8re ; elle ne supporterait plus le moindre \u00e9cart, dans ce domaine-l\u00e0\u2026 peut-\u00eatre dans tous les domaines. « J\u2019ai trouv\u00e9 une mallette pleine d\u2019argent », dit Jo. « Une mallette ? Elle est o\u00f9, cette mallette ? » demanda Doris, tout \u00e9tonn\u00e9e. « Sous le si\u00e8ge conducteur de la Dacia. \u00c7a fait deux semaines qu\u2019elle y est. Je voulais t\u2019en parler, mais je n\u2019ai pas su trouver le bon moment. » « Et pourquoi tu ne m\u2019en as pas parl\u00e9, Jo ? » demanda Doris, \u00e0 la fois stup\u00e9faite et vex\u00e9e. « J\u2019h\u00e9sitais. Je ne sais pas si je vais utiliser cet argent. Je me t\u00e2te. Et puis il appartient forc\u00e9ment \u00e0 quelqu\u2019un\u2026 imagine que ce quelqu\u2019un nous retrouve, qu\u2019il me demande de le lui rendre\u2026 » « Jo, raconte-moi dans le d\u00e9tail, sans rien oublier, et surtout sans me mentir », dit Doris. Et du coup elle se rassoit en attendant la suite. Mais la suite ne vient pas. Jo a d\u00e9j\u00e0 tourn\u00e9 les talons. Doris reste un instant \u00e0 contempler ses pots de fleurs, \u00e0 se demander si trouver une mallette pleine d\u2019argent est une bonne ou une mauvaise chose, dans les circonstances actuelles. Son esprit d\u00e9rive vers des images de plage, de mer turquoise, de cocotiers. Puis une feuille du grand amp\u00e9lopsis du mur Est — survivant de la canicule — se d\u00e9croche, virevolte dans l\u2019air chaud et vient atterrir dans l\u2019ombre du parasol, et Doris y voit comme un mauvais pr\u00e9sage. Elle se rel\u00e8ve et crie : « Jo ! », en p\u00e9n\u00e9trant \u00e0 son tour dans la grande maison.<\/p>", "content_text": " Il faut que je te parle, dit Jo, en regardant Doris qui le regardait d\u2019une fa\u00e7on inqui\u00e8te. Jo \u00e9tait un taiseux et, quand il voulait dire quelque chose, il se lan\u00e7ait rarement dans ce genre de pr\u00e9ambule. Elle le regarda avec plus d\u2019attention et vit qu\u2019il reportait son poids d\u2019une jambe sur l\u2019autre. \u00c7a lui rappela aussit\u00f4t de sales moments, des p\u00e9riodes critiques de leur mariage. Notamment la premi\u00e8re fois que Jo avait \u00e9t\u00e9 pris en flagrant d\u00e9lit de mensonge, qu\u2019il lui avait menti \u00e0 elle. Il n\u2019habitait pas encore cette maison : un bel appartement lyonnais, pr\u00e8s de ce th\u00e9\u00e2tre\u2026 comment s\u2019appelait-il d\u00e9j\u00e0\u2026 le th\u00e9\u00e2tre des C\u00e9lestins. Voil\u00e0. Doris \u00e9tait bien plus \u00e0 l\u2019aise financi\u00e8rement qu\u2019aujourd\u2019hui. Elle avait install\u00e9 son cabinet rue de la R\u00e9publique, pr\u00e8s du Monoprix, et la patient\u00e8le grossissait de jour en jour. Normal : Doris jouait le jeu. Elle donnait des noms, on donnait le sien. Avec les ann\u00e9es, et surtout la fr\u00e9quentation du \u00ab Groupe \u00bb, sa r\u00e9putation avait d\u00e9pass\u00e9 les limites du quartier, sans doute de la ville. L\u2019argent rentrait, et ils le d\u00e9pensaient presque aussi vite. Elle se souvenait des week-ends \u00e0 Barcelone, Bruxelles, Gen\u00e8ve, et de ces restaurants rue Merci\u00e8re qu\u2019ils avaient fr\u00e9quent\u00e9s peut-\u00eatre un peu trop. La belle vie, en quelque sorte. On ne se privait pas. Et c\u2019est \u00e0 ce moment-l\u00e0 que Jo avait choisi d\u2019attraper ce qu\u2019il appelait son burning-out. Un matin de novembre. Elle s\u2019en souvenait : c\u2019\u00e9tait \u00e0 quelques jours de son anniversaire, ses 60 ans, et Jo l\u2019avait oubli\u00e9. Jo \u00e9tait rest\u00e9 coinc\u00e9 au lit, il ne s\u2019\u00e9tait pas lev\u00e9 pour aller travailler. Puis, \u00e0 un moment, il s\u2019\u00e9tait point\u00e9 \u00e0 la cuisine, exactement comme elle le voyait l\u00e0, devant elle. Il avait essay\u00e9 de dire quelque chose, il avait commenc\u00e9 pareil \u2014 \u00ab Doris, il faut que je te parle \u00bb \u2014 mais la suite restait coinc\u00e9e quelque part entre sa gorge et ses dents. Puis il s\u2019\u00e9tait effondr\u00e9 en sanglots, comme un petit enfant : \u00ab Je ne peux plus y aller, je ne peux plus y aller. \u00bb Cette voix geignarde, cet effondrement sur la chaise\u2026 Doris avait \u00e9prouv\u00e9 quelque chose de bizarre, \u00e0 mi-chemin entre la compassion et le m\u00e9pris. Jo l\u2019intello, Jo le fier, Jo qui paraissait si fort, si s\u00fbr de lui, au point d\u2019en \u00eatre parfois \u00e9crasant. Elle avait serr\u00e9 les dents. Tant pis pour l\u2019anniversaire. Comment pouvait-il se laisser aller comme \u00e7a, tout \u00e0 coup, devant elle ? Elle avait senti le sol tanguer. Elle avait tir\u00e9 une chaise, s\u2019\u00e9tait assise \u00e0 son tour. Quelques semaines plus tard seulement, elle avait d\u00e9couvert le pot aux roses : Jo avait donn\u00e9 sa d\u00e9mission depuis un bail ; il passait ses journ\u00e9es \u00e0 errer le long de la Sa\u00f4ne. Alors, quand il lui ressortait aujourd\u2019hui ce \u00ab il faut que je te parle \u00bb, elle se demandait ce qu\u2019il allait encore inventer : une lubie, un mensonge. Elle le regarda en essayant de ne pas trop laisser monter les relents de col\u00e8re et de m\u00e9pris accumul\u00e9s au fil des fois o\u00f9 elle avait d\u00fb l\u2019\u00e9couter \u00ab lui parler \u00bb. Elle s\u2019attendait au pire. Avait-il fait un nouvel emprunt dans son dos ? \u00c9tait-il brouill\u00e9 avec quelqu\u2019un, encore ? Elle se souvenait de ses emportements qui l\u2019avaient \u00e9loign\u00e9e, elle, de leurs amis d\u2019autrefois. C\u2019\u00e9tait plus fort que lui. Doris lui r\u00e9p\u00e9tait : Jo, \u00e9vite la politique. Jo, ne parle pas de politique avec les amis. Mais il finissait toujours par s\u2019y mettre. Derni\u00e8rement, au moment o\u00f9 tout le monde prenait parti pour l\u2019Ukraine, Jo avait jug\u00e9 bon de prendre le parti contraire : tout n\u2019\u00e9tait que mascarade, propagande, capitalistes mafieux, Russes mafieux, m\u00e9dias, pens\u00e9e unique, et les Am\u00e9ricains qui \u0153uvrent en douce, etc. Et il y allait, il en rajoutait, avec son petit la\u00efus sur le confort bourgeois et la pens\u00e9e unique. Doris avait vu les visages se tordre. Quelle honte elle en avait eue, cette fois-l\u00e0. \u00c7a avait failli finir en pugilat. Au bout du compte, ils n\u2019avaient plus revu les S. pendant des mois. Puis J. S. avait voulu s\u2019excuser, renouer ; Jo avait dit : \u00ab Je ne retourne pas chez des cons pareils, mais je ne t\u2019emp\u00eache pas d\u2019y aller si \u00e7a te chante. \u00bb Et ensuite, J. S. avait sorti l\u2019arme ultime : il avait command\u00e9 une toile. \u00ab Tu sais, ce tableau avec du jaune de Naples que j\u2019aimais bien et que tu as vendu depuis\u2026 \u00bb Jo lui avait montr\u00e9 le message, outr\u00e9. Un mois avait pass\u00e9 ; quand Doris avait demand\u00e9 o\u00f9 il en \u00e9tait, Jo avait chang\u00e9 de conversation, comme toujours d\u00e8s qu\u2019il s\u2019agissait d\u2019argent, ou simplement de ce qu\u2019il n\u2019avait aucune envie d\u2019aborder. \u00ab Tu m\u2019\u00e9coutes, Doris ? Il faut que je te parle \u00bb, dit Jo, et il avait cette voix de petit gar\u00e7on pris en faute. Qu\u2019allait-il encore lui sortir ? Elle s\u2019appr\u00eatait \u00e0 se lever, \u00e0 se camper sur ses deux jambes pour lui balancer ses quatre v\u00e9rit\u00e9s : pas le moment de faire des conneries, pas avec leur situation financi\u00e8re ; elle ne supporterait plus le moindre \u00e9cart, dans ce domaine-l\u00e0\u2026 peut-\u00eatre dans tous les domaines. \u00ab J\u2019ai trouv\u00e9 une mallette pleine d\u2019argent \u00bb, dit Jo. \u00ab Une mallette ? Elle est o\u00f9, cette mallette ? \u00bb demanda Doris, tout \u00e9tonn\u00e9e. \u00ab Sous le si\u00e8ge conducteur de la Dacia. \u00c7a fait deux semaines qu\u2019elle y est. Je voulais t\u2019en parler, mais je n\u2019ai pas su trouver le bon moment. \u00bb \u00ab Et pourquoi tu ne m\u2019en as pas parl\u00e9, Jo ? \u00bb demanda Doris, \u00e0 la fois stup\u00e9faite et vex\u00e9e. \u00ab J\u2019h\u00e9sitais. Je ne sais pas si je vais utiliser cet argent. Je me t\u00e2te. Et puis il appartient forc\u00e9ment \u00e0 quelqu\u2019un\u2026 imagine que ce quelqu\u2019un nous retrouve, qu\u2019il me demande de le lui rendre\u2026 \u00bb \u00ab Jo, raconte-moi dans le d\u00e9tail, sans rien oublier, et surtout sans me mentir \u00bb, dit Doris. Et du coup elle se rassoit en attendant la suite. Mais la suite ne vient pas. Jo a d\u00e9j\u00e0 tourn\u00e9 les talons. Doris reste un instant \u00e0 contempler ses pots de fleurs, \u00e0 se demander si trouver une mallette pleine d\u2019argent est une bonne ou une mauvaise chose, dans les circonstances actuelles. Son esprit d\u00e9rive vers des images de plage, de mer turquoise, de cocotiers. Puis une feuille du grand amp\u00e9lopsis du mur Est \u2014 survivant de la canicule \u2014 se d\u00e9croche, virevolte dans l\u2019air chaud et vient atterrir dans l\u2019ombre du parasol, et Doris y voit comme un mauvais pr\u00e9sage. 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\nPrendre une sc\u00e8ne-tension \u00e0 venir (la vraie conversation, “il faut que je te parle”) et la repousser en montrant comment un personnage s\u2019y d\u00e9robe en se r\u00e9fugiant dans la lecture. La lecture devient une technique de fuite (disparition progressive), et le texte se construit depuis l\u2019ext\u00e9rieur : quelqu\u2019un observe cette fuite, en mesure les effets concrets (jours qui passent, repas, enfants, sorties), et laisse remonter ce que la fuite charrie vraiment (classe, ressentiment, vieux r\u00f4les, contradictions du couple). On avance vers la sc\u00e8ne, mais par l\u2019\u00e9vitement : la biblioth\u00e8que\/chambre d\u2019enfant comme sas, le fauteuil, les dents serr\u00e9es, les titres\/auteurs comme sympt\u00f4me, puis seulement, \u00e0 la fin, l\u2019amorce de la confrontation.<\/p>\n<\/blockquote>\n
Doris perdit Jo quelques jours \u00e0 peine avant septembre ; elle n\u2019aurait pas \u00e9t\u00e9 capable d\u2019\u00eatre vraiment pr\u00e9cise sur la date exacte, car la perte s\u2019effectuait de fa\u00e7on bisannuelle, et ce depuis deux d\u00e9cennies : elle avait fini, peu \u00e0 peu, par en prendre son parti. En tout cas, il lui semblait que la disparition \u00e9tait plus pr\u00e9coce cette fois ; peut-\u00eatre remontait-elle au moment m\u00eame o\u00f9 Jo avait gar\u00e9 la Dacia sur le parking. Elle l\u2019avait observ\u00e9 attraper la valise dans le coffre, tirer la poign\u00e9e pour la faire rouler, puis sortir le trousseau de cl\u00e9s de sa poche et chercher, parmi toutes celles-ci, la cl\u00e9 qui conviendrait pour ouvrir la porte ; elle l\u2019avait vu la tenir comme on tient enfin quelque chose, entre deux doigts, pour que \u00e7a ne se m\u00e9lange plus avec le reste, et ainsi se tenir pr\u00eat \u00e0 faire jouer la serrure, \u00e0 p\u00e9n\u00e9trer dans la maison. Puis il s\u2019\u00e9tait rendu dans la pi\u00e8ce qu\u2019ils appelaient, tour \u00e0 tour, la chambre d\u2019enfant ou la biblioth\u00e8que, selon que c\u2019\u00e9tait elle, Doris, ou lui, Jo, qui en parlait. Il avait attrap\u00e9 un livre sur l\u2019une des \u00e9tag\u00e8res, s\u2019\u00e9tait assis dans le fauteuil Ikea si confortable — un vestige de son ancien cabinet d\u2019analyste — et Jo s\u2019\u00e9tait plong\u00e9 dans la lecture sans desserrer les dents. Depuis lors, cela devait bien faire huit jours que Jo lisait dans la m\u00eame pi\u00e8ce toute la sainte journ\u00e9e, et parfois aussi la nuit. Les petits-enfants \u00e9taient venus et il ne leur avait qu\u2019\u00e0 peine parl\u00e9. Bien s\u00fbr, il avait \u00e9t\u00e9 pr\u00e9sent aux repas. Il avait m\u00eame accept\u00e9 de conduire toute la troupe \u00e0 Walibi pour passer un mercredi entier. Mais m\u00eame dans cette belle journ\u00e9e, Doris se rappelait qu\u2019elle n\u2019avait pu lire sur son visage le moindre sourire qui ne soit afflig\u00e9 de cette tristesse, de cette m\u00e9lancolie qu\u2019elle lui connaissait si bien d\u00e9sormais. Doris savait que Jo \u00e9tait un lecteur farouche. Mais, \u00e0 y penser, ce qu\u2019elle savait de lui en tant que lecteur repr\u00e9sentait une \u00e9nigme. \u00c0 vrai dire, Jo l\u2019impressionnait toujours lorsque, soudain, \u00e0 l\u2019occasion de conversations entre amis, il d\u00e9ballait les titres d\u2019un auteur dont on parlait, auteur qu\u2019elle, Doris, ne connaissait pas, le plus souvent. Parfois elle en \u00e9prouvait comme une sorte de blessure. Cela lui rappelait l\u2019\u00e9cart qu\u2019elle-m\u00eame entretenait avec une certaine id\u00e9e de la lecture, et qui se confondait pour elle avec la culture en g\u00e9n\u00e9ral ; cette blessure qu\u2019elle avait tout fait pour refermer gr\u00e2ce aux \u00e9tudes, \u00e0 son statut d\u2019analyste, \u00e0 cette sph\u00e8re de personnes qu\u2019\u00e9tudes et statut convoquent soudain dans une existence de transfuge social. Jo n\u2019\u00e9tait pas fils d\u2019ouvrier et, s\u2019il refusait de se d\u00e9clarer fils de bourgeois, s\u2019il avait tout fait pour se d\u00e9classer, chaque titre, chaque auteur \u00e9voqu\u00e9 durant ces d\u00eeners entre amis rappelait \u00e0 Doris leur impossibilit\u00e9 mutuelle de s\u2019\u00e9loigner d\u2019une case o\u00f9 la destin\u00e9e, le hasard, les opportunit\u00e9s comme les contingences familiales les avaient mis, les tenaient toujours aussi captifs qu\u2019\u00e9loign\u00e9s. Doris admirait Jo tout en \u00e9prouvant du ressentiment vis-\u00e0-vis de ce sentiment. M\u00eame si, en bonne analyste, elle n\u2019\u00e9tait pas dupe : le personnage que montrait ainsi Jo lors de ces d\u00eeners n\u2019\u00e9tait pas le Jo avec lequel elle vivait depuis vingt ans. L\u2019\u00e9vocation de ce personnage cultiv\u00e9, d\u00e9licat, entrait m\u00eame en contradiction avec ce Jo en train de se renfermer, en ce moment m\u00eame, dans ses bouquins. Cette violence avec laquelle il pouvait tout \u00e9carter pour se donner le pr\u00e9texte de lire restait, malgr\u00e9 tout, une sorte d\u2019\u00e9volution dans leurs rapports : vingt ans plus t\u00f4t, Jo ne savait pas faire autre chose que s\u2019enfuir en claquant la porte. Elle pr\u00e9para une tasse de th\u00e9 et se rendit dans la cour. Les plantes avaient moins souffert de la canicule qu\u2019elle l\u2019avait craint, sauf l\u2019amp\u00e9lopsis du mur nord : le tuyau d\u2019arrosage n\u2019allait pas jusque-l\u00e0. Son fils, \u00e0 qui ils confiaient chaque ann\u00e9e, \u00e0 la m\u00eame p\u00e9riode, la maison, n\u2019avait pas arros\u00e9 la plante. Toutes les feuilles s\u2019\u00e9taient racornies, avaient s\u00e9ch\u00e9, et cela la mit en col\u00e8re, comme \u00e0 chaque fois qu\u2019elle se trouvait confront\u00e9e \u00e0 la n\u00e9gligence. Puis elle vit que les rosiers donnaient de nouvelles fleurs ; elle but une gorg\u00e9e de th\u00e9 et se calma. Quel \u00e9tait donc ce rapport qu\u2019entretenait Jo avec les livres ? Elle voulait prendre le temps de revenir l\u00e0-dessus. Puis une pie \u00e9norme se posa sur une branche haute de l\u2019olivier en pot ; la chatte se mit \u00e0 claquer des dents, et Jo apparut soudain face \u00e0 elle. « Il faut que je te parle », lui dit-il, et il avait vraiment l\u2019air du Jo qu\u2019elle connaissait depuis toujours \u00e0 cet instant : ce m\u00e9lange d\u2019enfant triste qui tente d\u2019imiter John Wayne ou Robert Mitchum. Elle ne put s\u2019emp\u00eacher de sourire \u00e0 cette pens\u00e9e, ce qui, aussit\u00f4t, jeta une ombre suppl\u00e9mentaire sur les traits de Jo.<\/p>", "content_text": " >Prendre une sc\u00e8ne-tension \u00e0 venir (la vraie conversation, \u201cil faut que je te parle\u201d) et la repousser en montrant comment un personnage s\u2019y d\u00e9robe en se r\u00e9fugiant dans la lecture. La lecture devient une technique de fuite (disparition progressive), et le texte se construit depuis l\u2019ext\u00e9rieur : quelqu\u2019un observe cette fuite, en mesure les effets concrets (jours qui passent, repas, enfants, sorties), et laisse remonter ce que la fuite charrie vraiment (classe, ressentiment, vieux r\u00f4les, contradictions du couple). On avance vers la sc\u00e8ne, mais par l\u2019\u00e9vitement : la biblioth\u00e8que\/chambre d\u2019enfant comme sas, le fauteuil, les dents serr\u00e9es, les titres\/auteurs comme sympt\u00f4me, puis seulement, \u00e0 la fin, l\u2019amorce de la confrontation. Doris perdit Jo quelques jours \u00e0 peine avant septembre ; elle n\u2019aurait pas \u00e9t\u00e9 capable d\u2019\u00eatre vraiment pr\u00e9cise sur la date exacte, car la perte s\u2019effectuait de fa\u00e7on bisannuelle, et ce depuis deux d\u00e9cennies : elle avait fini, peu \u00e0 peu, par en prendre son parti. En tout cas, il lui semblait que la disparition \u00e9tait plus pr\u00e9coce cette fois ; peut-\u00eatre remontait-elle au moment m\u00eame o\u00f9 Jo avait gar\u00e9 la Dacia sur le parking. Elle l\u2019avait observ\u00e9 attraper la valise dans le coffre, tirer la poign\u00e9e pour la faire rouler, puis sortir le trousseau de cl\u00e9s de sa poche et chercher, parmi toutes celles-ci, la cl\u00e9 qui conviendrait pour ouvrir la porte ; elle l\u2019avait vu la tenir comme on tient enfin quelque chose, entre deux doigts, pour que \u00e7a ne se m\u00e9lange plus avec le reste, et ainsi se tenir pr\u00eat \u00e0 faire jouer la serrure, \u00e0 p\u00e9n\u00e9trer dans la maison. Puis il s\u2019\u00e9tait rendu dans la pi\u00e8ce qu\u2019ils appelaient, tour \u00e0 tour, la chambre d\u2019enfant ou la biblioth\u00e8que, selon que c\u2019\u00e9tait elle, Doris, ou lui, Jo, qui en parlait. Il avait attrap\u00e9 un livre sur l\u2019une des \u00e9tag\u00e8res, s\u2019\u00e9tait assis dans le fauteuil Ikea si confortable \u2014 un vestige de son ancien cabinet d\u2019analyste \u2014 et Jo s\u2019\u00e9tait plong\u00e9 dans la lecture sans desserrer les dents. Depuis lors, cela devait bien faire huit jours que Jo lisait dans la m\u00eame pi\u00e8ce toute la sainte journ\u00e9e, et parfois aussi la nuit. Les petits-enfants \u00e9taient venus et il ne leur avait qu\u2019\u00e0 peine parl\u00e9. Bien s\u00fbr, il avait \u00e9t\u00e9 pr\u00e9sent aux repas. Il avait m\u00eame accept\u00e9 de conduire toute la troupe \u00e0 Walibi pour passer un mercredi entier. Mais m\u00eame dans cette belle journ\u00e9e, Doris se rappelait qu\u2019elle n\u2019avait pu lire sur son visage le moindre sourire qui ne soit afflig\u00e9 de cette tristesse, de cette m\u00e9lancolie qu\u2019elle lui connaissait si bien d\u00e9sormais. Doris savait que Jo \u00e9tait un lecteur farouche. Mais, \u00e0 y penser, ce qu\u2019elle savait de lui en tant que lecteur repr\u00e9sentait une \u00e9nigme. \u00c0 vrai dire, Jo l\u2019impressionnait toujours lorsque, soudain, \u00e0 l\u2019occasion de conversations entre amis, il d\u00e9ballait les titres d\u2019un auteur dont on parlait, auteur qu\u2019elle, Doris, ne connaissait pas, le plus souvent. Parfois elle en \u00e9prouvait comme une sorte de blessure. Cela lui rappelait l\u2019\u00e9cart qu\u2019elle-m\u00eame entretenait avec une certaine id\u00e9e de la lecture, et qui se confondait pour elle avec la culture en g\u00e9n\u00e9ral ; cette blessure qu\u2019elle avait tout fait pour refermer gr\u00e2ce aux \u00e9tudes, \u00e0 son statut d\u2019analyste, \u00e0 cette sph\u00e8re de personnes qu\u2019\u00e9tudes et statut convoquent soudain dans une existence de transfuge social. Jo n\u2019\u00e9tait pas fils d\u2019ouvrier et, s\u2019il refusait de se d\u00e9clarer fils de bourgeois, s\u2019il avait tout fait pour se d\u00e9classer, chaque titre, chaque auteur \u00e9voqu\u00e9 durant ces d\u00eeners entre amis rappelait \u00e0 Doris leur impossibilit\u00e9 mutuelle de s\u2019\u00e9loigner d\u2019une case o\u00f9 la destin\u00e9e, le hasard, les opportunit\u00e9s comme les contingences familiales les avaient mis, les tenaient toujours aussi captifs qu\u2019\u00e9loign\u00e9s. Doris admirait Jo tout en \u00e9prouvant du ressentiment vis-\u00e0-vis de ce sentiment. M\u00eame si, en bonne analyste, elle n\u2019\u00e9tait pas dupe : le personnage que montrait ainsi Jo lors de ces d\u00eeners n\u2019\u00e9tait pas le Jo avec lequel elle vivait depuis vingt ans. L\u2019\u00e9vocation de ce personnage cultiv\u00e9, d\u00e9licat, entrait m\u00eame en contradiction avec ce Jo en train de se renfermer, en ce moment m\u00eame, dans ses bouquins. Cette violence avec laquelle il pouvait tout \u00e9carter pour se donner le pr\u00e9texte de lire restait, malgr\u00e9 tout, une sorte d\u2019\u00e9volution dans leurs rapports : vingt ans plus t\u00f4t, Jo ne savait pas faire autre chose que s\u2019enfuir en claquant la porte. Elle pr\u00e9para une tasse de th\u00e9 et se rendit dans la cour. Les plantes avaient moins souffert de la canicule qu\u2019elle l\u2019avait craint, sauf l\u2019amp\u00e9lopsis du mur nord : le tuyau d\u2019arrosage n\u2019allait pas jusque-l\u00e0. Son fils, \u00e0 qui ils confiaient chaque ann\u00e9e, \u00e0 la m\u00eame p\u00e9riode, la maison, n\u2019avait pas arros\u00e9 la plante. Toutes les feuilles s\u2019\u00e9taient racornies, avaient s\u00e9ch\u00e9, et cela la mit en col\u00e8re, comme \u00e0 chaque fois qu\u2019elle se trouvait confront\u00e9e \u00e0 la n\u00e9gligence. Puis elle vit que les rosiers donnaient de nouvelles fleurs ; elle but une gorg\u00e9e de th\u00e9 et se calma. Quel \u00e9tait donc ce rapport qu\u2019entretenait Jo avec les livres ? Elle voulait prendre le temps de revenir l\u00e0-dessus. Puis une pie \u00e9norme se posa sur une branche haute de l\u2019olivier en pot ; la chatte se mit \u00e0 claquer des dents, et Jo apparut soudain face \u00e0 elle. \u00ab Il faut que je te parle \u00bb, lui dit-il, et il avait vraiment l\u2019air du Jo qu\u2019elle connaissait depuis toujours \u00e0 cet instant : ce m\u00e9lange d\u2019enfant triste qui tente d\u2019imiter John Wayne ou Robert Mitchum. Elle ne put s\u2019emp\u00eacher de sourire \u00e0 cette pens\u00e9e, ce qui, aussit\u00f4t, jeta une ombre suppl\u00e9mentaire sur les traits de Jo. ", "image": "", "tags": ["Ateliers d'\u00e9criture"] } ,{ "id": "https:\/\/ledibbouk.net\/ete-2023-11-avant-de-parler-de-jo.html", "url": "https:\/\/ledibbouk.net\/ete-2023-11-avant-de-parler-de-jo.html", "title": "#\u00e9t\u00e9 2023 #11 | Avant de parler de Jo", "date_published": "2025-12-18T22:05:35Z", "date_modified": "2025-12-19T08:26:37Z", "author": {"name": "Patrick Blanchon"}, "content_html": "
\nretarder volontairement une sc\u00e8ne importante (d\u00e9j\u00e0 \u00e9crite\/\u00e9bauch\u00e9e, ou seulement pressentie) en \u00e9crivant en marche arri\u00e8re fa\u00e7on Gertrude Stein : au lieu d\u2019entrer dans la sc\u00e8ne, tu en recul es l\u2019acc\u00e8s \u00e0 coups de chevilles du type « Avant que je vous parle de\u2026 » \/ « Mais revenons \u00e0\u2026 », et tu accumules 3 ou 4 “charrois amont” (blocs de mati\u00e8re) ind\u00e9pendants les uns des autres : souvenirs, d\u00e9tails concrets, personnages, objets, occurrences, mini-flashbacks\u2026 Tout converge vers la sc\u00e8ne, mais sans jamais la raconter. R\u00e9sultat : quand tu finiras par l\u2019aborder, elle sera d\u00e9j\u00e0 charg\u00e9e, \u00e9paissie, tendue, parce que le lecteur aura \u00e9t\u00e9 “pr\u00e9par\u00e9” par cet empilement disjoint.<\/p>\n<\/blockquote>\n
Avant que je vous parle de la mallette remplie de pognon, avant que je vous dise m\u00eame comment elle s\u2019est retrouv\u00e9e l\u00e0, entre Jo et Doris, et pourquoi, il faut que je dise un truc tout b\u00eate : on a toujours envie de finir proprement, de rentrer \u00e0 l\u2019heure, de faire comme si on ma\u00eetrisait la narration comme on ma\u00eetrise une bretelle d\u2019autoroute. On arrive pile poil, on re\u00e7oit les petits-enfants, on offre un caf\u00e9, on sourit, on a l\u2019air normal. C\u2019est tentant, et c\u2019est une vraie tentation morale : effacer ce qui d\u00e9passe, ce qui colle aux doigts, ce qui vous fait honte. Avant que je vous parle de cette aire d\u2019autoroute un peu avant Turin, celle o\u00f9 tout aurait pu basculer ou, pire, ne pas basculer du tout, je veux revenir sur cette obsession idiote du temps, du quand, du verbe qui vous serre comme un collier. Je pense au grec ancien, \u00e0 cette mani\u00e8re de regarder l\u2019action sans l\u2019empaler sur une date, et je sens monter un regret ridicule : parler le fran\u00e7ais sans avoir l\u2019histoire des outils, comme si je conduisais sans savoir \u00e0 quoi sert la p\u00e9dale. On appelle “naturel” ce qu\u2019on a cess\u00e9 de questionner, et on appelle “profondeur” ce qui n\u2019est parfois qu\u2019un emballement, une couche puis une autre, parce qu\u2019on a peur du silence. Avant que je vous parle de l\u2019aire elle-m\u00eame, de ce qu\u2019elle a de sp\u00e9cifique, de ce qu\u2019elle a d\u2019anonyme, de ce qu\u2019elle fait \u00e0 votre corps quand vous y posez le pied, je dois dire aussi que la pr\u00e9cision est un pi\u00e8ge : je l\u2019aime parce qu\u2019elle donne l\u2019illusion du contr\u00f4le, je la d\u00e9teste pour la m\u00eame raison. \u00c0 force de vouloir \u00eatre exact, on \u00e9crit des gestes au lieu d\u2019\u00e9crire des choses, on se met \u00e0 r\u00e9diger un mode d\u2019emploi de soi-m\u00eame, et on s\u2019\u00e9puise. Avant que je vous parle de Jo, parce que tout retombe toujours sur lui, m\u00eame quand je n\u2019ai pas l\u2019intention, je revois Beaubourg, je revois le Luxembourg, ces chaises vert d\u2019eau au bord du bassin, et moi qui reste l\u00e0 des heures \u00e0 regarder passer les gens comme si \u00e7a allait m\u2019apprendre quelque chose d\u2019essentiel. Jo appelait \u00e7a des exp\u00e9riences saugrenues. Jo, c\u2019est \u00e0 peu pr\u00e8s le seul que je peux appeler un ami, et d\u00e9j\u00e0 rien que \u00e7a, “ami”, c\u2019est un mot qui tremble. Je raconte \u00e7a parce qu\u2019on croit toujours qu\u2019on s\u2019\u00e9gare, alors qu\u2019en r\u00e9alit\u00e9 on fait des tours autour du m\u00eame noyau, et le noyau, ici, c\u2019est l\u2019\u00e9change, le d\u00e9s\u00e9quilibre, celui qui se fait niquer et celui qui fait semblant de ne pas voir. Avant que je vous parle de la route du retour, de Turin, de l\u2019autoroute qui avale tout et recrache des gens propres sur eux, je dois dire l\u2019autre id\u00e9e qui r\u00f4de derri\u00e8re tout \u00e7a : la m\u00e9moire qui l\u00e2che, Alzheimer, la peur bleue d\u2019y passer, et, coll\u00e9e dessus, la pens\u00e9e plus trouble qui vient comme une tentation : oublier, n\u2019\u00eatre plus tenu par sa propre histoire, vivre dans un pr\u00e9sent sans archives. Tout n\u2019est pas tragique dans l\u2019oubli si l\u2019on retire la fiert\u00e9, si l\u2019on retire le roman qu\u2019on se raconte, mais enfin, \u00e7a reste une peur, et les peurs, elles fabriquent des d\u00e9tours. Enfant, j\u2019avais un a\u00efeul qui me remplissait la t\u00eate : Charles Brunet, instituteur, gaz\u00e9 en 14, dictionnaire “par c\u0153ur”, ce qui ne veut rien dire et veut tout dire : l\u2019homme avait les mots comme des outils, et \u00e0 plus de quatre-vingt-cinq ans il faisait des mots crois\u00e9s comme on taille une haie, sans \u00e9tats d\u2019\u00e2me. Je me dis que le grec, le latin, ces langues-l\u00e0, \u00e7a aide peut-\u00eatre \u00e0 vieillir, pas parce que c\u2019est noble, mais parce que \u00e7a d\u00e9samorce l\u2019obsession du quand. Le fran\u00e7ais, lui, vous colle du temps partout, du temps pr\u00e9cis, du temps qui vous serre, et plus il vous serre, plus vous cherchez \u00e0 tricher, \u00e0 acc\u00e9l\u00e9rer, \u00e0 sauter des \u00e9tapes, \u00e0 dire “on n\u2019en parle plus”. Avant que je vous parle de la mallette, donc, je voudrais revenir au comment : comment on arrive \u00e0 l\u2019os sans planter des panneaux de signalisation dans la phrase, comment on raconte sans se donner le beau r\u00f4le, comment on admet qu\u2019on ne sait pas ce qu\u2019on veut, ou pire, qu\u2019on sait trop bien ce qu\u2019on veut et qu\u2019on n\u2019ose pas le dire. Et maintenant seulement je peux revenir \u00e0 l\u2019aire d\u2019autoroute, un peu avant Turin : Jo gare la voiture comme on se met \u00e0 l\u2019abri, Doris ne dit rien, elle regarde droit devant, et il y a ce moment, tr\u00e8s simple, o\u00f9 la vie ordinaire h\u00e9site, o\u00f9 elle pourrait vous reprendre tout de suite — “allez, on rentre, on sera \u00e0 l\u2019heure, on verra les petits-enfants” — ou bien vous laisser, une seconde de trop, avec ce qui d\u00e9passe. Jo ouvre le coffre. Il ne fait pas de commentaire. Il prend la mallette, ou plut\u00f4t il pose la main dessus, comme pour v\u00e9rifier qu\u2019elle existe vraiment, et moi, \u00e0 cet instant pr\u00e9cis, je me dis que si je vous raconte ce qui se passe ensuite, je vais forc\u00e9ment mentir un peu, arranger, moraliser, ou au contraire faire le malin, alors je reste l\u00e0, sur le bord, \u00e0 regarder sa main, la poign\u00e9e, le cuir, et \u00e0 me demander, sans le dire, combien pour l\u2019ensemble.<\/p>", "content_text": " >retarder volontairement une sc\u00e8ne importante (d\u00e9j\u00e0 \u00e9crite\/\u00e9bauch\u00e9e, ou seulement pressentie) en \u00e9crivant en marche arri\u00e8re fa\u00e7on Gertrude Stein : au lieu d\u2019entrer dans la sc\u00e8ne, tu en recul es l\u2019acc\u00e8s \u00e0 coups de chevilles du type \u00ab Avant que je vous parle de\u2026 \u00bb \/ \u00ab Mais revenons \u00e0\u2026 \u00bb, et tu accumules 3 ou 4 \u201ccharrois amont\u201d (blocs de mati\u00e8re) ind\u00e9pendants les uns des autres : souvenirs, d\u00e9tails concrets, personnages, objets, occurrences, mini-flashbacks\u2026 Tout converge vers la sc\u00e8ne, mais sans jamais la raconter. R\u00e9sultat : quand tu finiras par l\u2019aborder, elle sera d\u00e9j\u00e0 charg\u00e9e, \u00e9paissie, tendue, parce que le lecteur aura \u00e9t\u00e9 \u201cpr\u00e9par\u00e9\u201d par cet empilement disjoint. Avant que je vous parle de la mallette remplie de pognon, avant que je vous dise m\u00eame comment elle s\u2019est retrouv\u00e9e l\u00e0, entre Jo et Doris, et pourquoi, il faut que je dise un truc tout b\u00eate : on a toujours envie de finir proprement, de rentrer \u00e0 l\u2019heure, de faire comme si on ma\u00eetrisait la narration comme on ma\u00eetrise une bretelle d\u2019autoroute. On arrive pile poil, on re\u00e7oit les petits-enfants, on offre un caf\u00e9, on sourit, on a l\u2019air normal. C\u2019est tentant, et c\u2019est une vraie tentation morale : effacer ce qui d\u00e9passe, ce qui colle aux doigts, ce qui vous fait honte. Avant que je vous parle de cette aire d\u2019autoroute un peu avant Turin, celle o\u00f9 tout aurait pu basculer ou, pire, ne pas basculer du tout, je veux revenir sur cette obsession idiote du temps, du quand, du verbe qui vous serre comme un collier. Je pense au grec ancien, \u00e0 cette mani\u00e8re de regarder l\u2019action sans l\u2019empaler sur une date, et je sens monter un regret ridicule : parler le fran\u00e7ais sans avoir l\u2019histoire des outils, comme si je conduisais sans savoir \u00e0 quoi sert la p\u00e9dale. On appelle \u201cnaturel\u201d ce qu\u2019on a cess\u00e9 de questionner, et on appelle \u201cprofondeur\u201d ce qui n\u2019est parfois qu\u2019un emballement, une couche puis une autre, parce qu\u2019on a peur du silence. Avant que je vous parle de l\u2019aire elle-m\u00eame, de ce qu\u2019elle a de sp\u00e9cifique, de ce qu\u2019elle a d\u2019anonyme, de ce qu\u2019elle fait \u00e0 votre corps quand vous y posez le pied, je dois dire aussi que la pr\u00e9cision est un pi\u00e8ge : je l\u2019aime parce qu\u2019elle donne l\u2019illusion du contr\u00f4le, je la d\u00e9teste pour la m\u00eame raison. \u00c0 force de vouloir \u00eatre exact, on \u00e9crit des gestes au lieu d\u2019\u00e9crire des choses, on se met \u00e0 r\u00e9diger un mode d\u2019emploi de soi-m\u00eame, et on s\u2019\u00e9puise. Avant que je vous parle de Jo, parce que tout retombe toujours sur lui, m\u00eame quand je n\u2019ai pas l\u2019intention, je revois Beaubourg, je revois le Luxembourg, ces chaises vert d\u2019eau au bord du bassin, et moi qui reste l\u00e0 des heures \u00e0 regarder passer les gens comme si \u00e7a allait m\u2019apprendre quelque chose d\u2019essentiel. Jo appelait \u00e7a des exp\u00e9riences saugrenues. Jo, c\u2019est \u00e0 peu pr\u00e8s le seul que je peux appeler un ami, et d\u00e9j\u00e0 rien que \u00e7a, \u201cami\u201d, c\u2019est un mot qui tremble. Je raconte \u00e7a parce qu\u2019on croit toujours qu\u2019on s\u2019\u00e9gare, alors qu\u2019en r\u00e9alit\u00e9 on fait des tours autour du m\u00eame noyau, et le noyau, ici, c\u2019est l\u2019\u00e9change, le d\u00e9s\u00e9quilibre, celui qui se fait niquer et celui qui fait semblant de ne pas voir. Avant que je vous parle de la route du retour, de Turin, de l\u2019autoroute qui avale tout et recrache des gens propres sur eux, je dois dire l\u2019autre id\u00e9e qui r\u00f4de derri\u00e8re tout \u00e7a : la m\u00e9moire qui l\u00e2che, Alzheimer, la peur bleue d\u2019y passer, et, coll\u00e9e dessus, la pens\u00e9e plus trouble qui vient comme une tentation : oublier, n\u2019\u00eatre plus tenu par sa propre histoire, vivre dans un pr\u00e9sent sans archives. Tout n\u2019est pas tragique dans l\u2019oubli si l\u2019on retire la fiert\u00e9, si l\u2019on retire le roman qu\u2019on se raconte, mais enfin, \u00e7a reste une peur, et les peurs, elles fabriquent des d\u00e9tours. Enfant, j\u2019avais un a\u00efeul qui me remplissait la t\u00eate : Charles Brunet, instituteur, gaz\u00e9 en 14, dictionnaire \u201cpar c\u0153ur\u201d, ce qui ne veut rien dire et veut tout dire : l\u2019homme avait les mots comme des outils, et \u00e0 plus de quatre-vingt-cinq ans il faisait des mots crois\u00e9s comme on taille une haie, sans \u00e9tats d\u2019\u00e2me. Je me dis que le grec, le latin, ces langues-l\u00e0, \u00e7a aide peut-\u00eatre \u00e0 vieillir, pas parce que c\u2019est noble, mais parce que \u00e7a d\u00e9samorce l\u2019obsession du quand. Le fran\u00e7ais, lui, vous colle du temps partout, du temps pr\u00e9cis, du temps qui vous serre, et plus il vous serre, plus vous cherchez \u00e0 tricher, \u00e0 acc\u00e9l\u00e9rer, \u00e0 sauter des \u00e9tapes, \u00e0 dire \u201con n\u2019en parle plus\u201d. Avant que je vous parle de la mallette, donc, je voudrais revenir au comment : comment on arrive \u00e0 l\u2019os sans planter des panneaux de signalisation dans la phrase, comment on raconte sans se donner le beau r\u00f4le, comment on admet qu\u2019on ne sait pas ce qu\u2019on veut, ou pire, qu\u2019on sait trop bien ce qu\u2019on veut et qu\u2019on n\u2019ose pas le dire. Et maintenant seulement je peux revenir \u00e0 l\u2019aire d\u2019autoroute, un peu avant Turin : Jo gare la voiture comme on se met \u00e0 l\u2019abri, Doris ne dit rien, elle regarde droit devant, et il y a ce moment, tr\u00e8s simple, o\u00f9 la vie ordinaire h\u00e9site, o\u00f9 elle pourrait vous reprendre tout de suite \u2014 \u201callez, on rentre, on sera \u00e0 l\u2019heure, on verra les petits-enfants\u201d \u2014 ou bien vous laisser, une seconde de trop, avec ce qui d\u00e9passe. Jo ouvre le coffre. Il ne fait pas de commentaire. Il prend la mallette, ou plut\u00f4t il pose la main dessus, comme pour v\u00e9rifier qu\u2019elle existe vraiment, et moi, \u00e0 cet instant pr\u00e9cis, je me dis que si je vous raconte ce qui se passe ensuite, je vais forc\u00e9ment mentir un peu, arranger, moraliser, ou au contraire faire le malin, alors je reste l\u00e0, sur le bord, \u00e0 regarder sa main, la poign\u00e9e, le cuir, et \u00e0 me demander, sans le dire, combien pour l\u2019ensemble. ", "image": "", "tags": ["Ateliers d'\u00e9criture"] } ,{ "id": "https:\/\/ledibbouk.net\/ete-2023-10bis-denegation.html", "url": "https:\/\/ledibbouk.net\/ete-2023-10bis-denegation.html", "title": "#\u00e9t\u00e9 2023 #10bis | d\u00e9n\u00e9gation", "date_published": "2025-12-18T22:02:28Z", "date_modified": "2025-12-19T08:09:02Z", "author": {"name": "Patrick Blanchon"}, "content_html": "
\n\u00c9cris une sc\u00e8ne dialogu\u00e9e o\u00f9 ton “\u00e9diteur int\u00e9rieur” appara\u00eet comme un personnage (nom au choix), et attaque deux personnages d\u00e9j\u00e0 pr\u00e9sents dans ton cycle. Il doit leur reprocher leurs faux-semblants et exiger une r\u00e9\u00e9criture (“virer”, “reprendre”, “couper”). Les deux personnages doivent r\u00e9sister (humour, mauvaise foi, fatigue, tendresse), et le dialogue doit faire entendre clairement : qui parle, qui tient le r\u00e9cit, qui manipule. Un objet de contr\u00f4le doit ponctuer la sc\u00e8ne (ici le sifflet). Conclure sur un renversement ou un d\u00e9tail physique qui rend l\u2019instance troublante (ici : sourire + bouche vide).<\/p>\n<\/blockquote>\n
On m\u2019appelle le dibbouk mais ce n\u2019est pas exact. C\u2019est une facilit\u00e9. Une paresse. En v\u00e9rit\u00e9 j\u2019ai re\u00e7u un nom. On l\u2019ignore. On ignore tellement de choses. Ce qui n\u2019emp\u00eache pas de supposer. Moins on en sait plus on suppose. Comme le dit G\u00e9d\u00e9on « on est un con ». On a bien le droit de dire ce que l\u2019on pense dans la limite o\u00f9 penser ne blesse pas mortellement. Je ne suis pas bless\u00e9 moi, un brin blas\u00e9 seulement. C\u2019est tr\u00e8s r\u00e9p\u00e9titif tout \u00e7a, on le sait, et cette faiblesse de parler de quelqu\u2019un, de quelque chose, sans savoir que savoir demande un effort. On ne fait pas beaucoup d\u2019effort. On suppose, on pense, on blesse, et voil\u00e0 l\u2019travail. Ce qui n\u2019est pas mon fait. De l\u2019int\u00e9rieur on ne peut me mentir, me raconter des bobards, pas d\u2019histoire. On peut essayer bien s\u00fbr. On essaie toujours mais \u00e0 un moment \u00e7a s\u2019effondre ou \u00e7a s\u2019arr\u00eate net. On tombe sur un os. Y a malaise. Le couac s\u2019intensifie. On d\u00e9guste. On sait qu\u2019on devra tout reprendre encore une fois depuis le d\u00e9but. Virer les d\u00e9tails mensongers, superflus. Parvenir \u00e0 l\u2019os. Puis le rompre. Faut du courage, de la fatigue qu\u2019on ne trouve pas sous le sabot d\u2019un ch\u2019val. Et toi Jo tu ne dis rien, Doris non plus. Z\u2019\u00eates bon public. On vous manipule et vous restez cois. Vous \u00eates des putains de faibles on dirait bien.<\/p>\n
-- Ta gueule Fernand, nous on te conna\u00eet. Si nous ne disons rien c\u2019est qu\u2019il y a une raison.<\/p>\n
-- Une raison\u2026 ? n\u2019utilise pas des mots magiques que tu ne comprends pas, p\u2019tite bite, je te le d\u00e9conseille.<\/p>\n
-- Ah ouais Fernand, on te voit venir de loin, on a l\u2019habitude, tu vas encore nous faire un cours de fac chiant comme la pluie sur Descartes ?<\/p>\n
-- Tu n\u2019es m\u00eame pas ma\u00eetre de tes r\u00e9pliques minables mon pauvre vieux Jo. T\u2019es encore en train de te faire manipuler au moment m\u00eame o\u00f9 je te parle.<\/p>\n
-- Et par qui me ferais-je manipuler ? Par toi peut-\u00eatre ? T\u2019entends \u00e7a Doris, on est manipul\u00e9s par un ectoplasme (rire un peu forc\u00e9).<\/p>\n
-- Tout ce que je suis en train de voir c\u2019est un concours de zizis, dit Doris, excusez-moi d\u2019avance de m\u2019abstenir d\u2019y participer\u2026<\/p>\n
Le thal\u00e9monide Fernand sortit de sa poche un sifflet et le porta \u00e0 ses l\u00e8vres. Il siffla, ce qui les fit tous sursauter.<\/p>\n
-- Reprenons, voulez-vous. J\u2019esp\u00e8re que vous \u00eates conscients que nous sommes tous embarqu\u00e9s dans la m\u00eame gal\u00e8re\u2026<\/p>\n
-- Pour l\u2019instant on est dans un ferry sur l\u2019Adriatique, dit Doris avec un sourire malicieux.<\/p>\n
-- On rentre de vacances Fernand, tu nous emmerdes l\u00e0, surtout, j\u2019crois, dit Jo.<\/p>\n
-- Mais vous n\u2019existez pas, nom d\u2019une pipe en bois, r\u00e9veillez-vous, hurla le dibbouk, en sifflant entre chaque mot.<\/p>\n
-- Mais alors, si on n\u2019existe pas, pourquoi que tu perds tout ce temps \u00e0 nous parler, dit Doris en papillonnant des yeux.<\/p>\n
Le dibbouk d\u00e9noua sa lavalli\u00e8re lentement, l\u2019air soulag\u00e9. Ah ben quand m\u00eame, il dit, j\u2019ai bien cru que vous \u00e9tiez bouch\u00e9s \u00e0 l\u2019\u00e9meri, puis il leur sourit, bouche vide.<\/p>", "content_text": " >\u00c9cris une sc\u00e8ne dialogu\u00e9e o\u00f9 ton \u201c\u00e9diteur int\u00e9rieur\u201d appara\u00eet comme un personnage (nom au choix), et attaque deux personnages d\u00e9j\u00e0 pr\u00e9sents dans ton cycle. Il doit leur reprocher leurs faux-semblants et exiger une r\u00e9\u00e9criture (\u201cvirer\u201d, \u201creprendre\u201d, \u201ccouper\u201d). Les deux personnages doivent r\u00e9sister (humour, mauvaise foi, fatigue, tendresse), et le dialogue doit faire entendre clairement : qui parle, qui tient le r\u00e9cit, qui manipule. Un objet de contr\u00f4le doit ponctuer la sc\u00e8ne (ici le sifflet). Conclure sur un renversement ou un d\u00e9tail physique qui rend l\u2019instance troublante (ici : sourire + bouche vide). On m\u2019appelle le dibbouk mais ce n\u2019est pas exact. C\u2019est une facilit\u00e9. Une paresse. En v\u00e9rit\u00e9 j\u2019ai re\u00e7u un nom. On l\u2019ignore. On ignore tellement de choses. Ce qui n\u2019emp\u00eache pas de supposer. Moins on en sait plus on suppose. Comme le dit G\u00e9d\u00e9on \u00ab on est un con \u00bb. On a bien le droit de dire ce que l\u2019on pense dans la limite o\u00f9 penser ne blesse pas mortellement. Je ne suis pas bless\u00e9 moi, un brin blas\u00e9 seulement. C\u2019est tr\u00e8s r\u00e9p\u00e9titif tout \u00e7a, on le sait, et cette faiblesse de parler de quelqu\u2019un, de quelque chose, sans savoir que savoir demande un effort. On ne fait pas beaucoup d\u2019effort. On suppose, on pense, on blesse, et voil\u00e0 l\u2019travail. Ce qui n\u2019est pas mon fait. De l\u2019int\u00e9rieur on ne peut me mentir, me raconter des bobards, pas d\u2019histoire. On peut essayer bien s\u00fbr. On essaie toujours mais \u00e0 un moment \u00e7a s\u2019effondre ou \u00e7a s\u2019arr\u00eate net. On tombe sur un os. Y a malaise. Le couac s\u2019intensifie. On d\u00e9guste. On sait qu\u2019on devra tout reprendre encore une fois depuis le d\u00e9but. Virer les d\u00e9tails mensongers, superflus. Parvenir \u00e0 l\u2019os. Puis le rompre. Faut du courage, de la fatigue qu\u2019on ne trouve pas sous le sabot d\u2019un ch\u2019val. Et toi Jo tu ne dis rien, Doris non plus. Z\u2019\u00eates bon public. On vous manipule et vous restez cois. Vous \u00eates des putains de faibles on dirait bien. \u2014 Ta gueule Fernand, nous on te conna\u00eet. Si nous ne disons rien c\u2019est qu\u2019il y a une raison. \u2014 Une raison\u2026 ? n\u2019utilise pas des mots magiques que tu ne comprends pas, p\u2019tite bite, je te le d\u00e9conseille. \u2014 Ah ouais Fernand, on te voit venir de loin, on a l\u2019habitude, tu vas encore nous faire un cours de fac chiant comme la pluie sur Descartes ? \u2014 Tu n\u2019es m\u00eame pas ma\u00eetre de tes r\u00e9pliques minables mon pauvre vieux Jo. T\u2019es encore en train de te faire manipuler au moment m\u00eame o\u00f9 je te parle. \u2014 Et par qui me ferais-je manipuler ? Par toi peut-\u00eatre ? T\u2019entends \u00e7a Doris, on est manipul\u00e9s par un ectoplasme (rire un peu forc\u00e9). \u2014 Tout ce que je suis en train de voir c\u2019est un concours de zizis, dit Doris, excusez-moi d\u2019avance de m\u2019abstenir d\u2019y participer\u2026 Le thal\u00e9monide Fernand sortit de sa poche un sifflet et le porta \u00e0 ses l\u00e8vres. Il siffla, ce qui les fit tous sursauter. \u2014 Reprenons, voulez-vous. J\u2019esp\u00e8re que vous \u00eates conscients que nous sommes tous embarqu\u00e9s dans la m\u00eame gal\u00e8re\u2026 \u2014 Pour l\u2019instant on est dans un ferry sur l\u2019Adriatique, dit Doris avec un sourire malicieux. \u2014 On rentre de vacances Fernand, tu nous emmerdes l\u00e0, surtout, j\u2019crois, dit Jo. \u2014 Mais vous n\u2019existez pas, nom d\u2019une pipe en bois, r\u00e9veillez-vous, hurla le dibbouk, en sifflant entre chaque mot. \u2014 Mais alors, si on n\u2019existe pas, pourquoi que tu perds tout ce temps \u00e0 nous parler, dit Doris en papillonnant des yeux. Le dibbouk d\u00e9noua sa lavalli\u00e8re lentement, l\u2019air soulag\u00e9. Ah ben quand m\u00eame, il dit, j\u2019ai bien cru que vous \u00e9tiez bouch\u00e9s \u00e0 l\u2019\u00e9meri, puis il leur sourit, bouche vide. ", "image": "", "tags": ["Ateliers d'\u00e9criture"] } ,{ "id": "https:\/\/ledibbouk.net\/ete-2023-10-personnage-en-vacance.html", "url": "https:\/\/ledibbouk.net\/ete-2023-10-personnage-en-vacance.html", "title": "# \u00e9t\u00e9 2023 #10| personnage en vacance", "date_published": "2025-12-18T21:59:15Z", "date_modified": "2025-12-19T07:58:55Z", "author": {"name": "Patrick Blanchon"}, "content_html": "
\n\u00c9cris un “personnage en vacances” non pas dans l\u2019illustration touristique, mais dans un sas (port, parking, tunnel, file, embarquement, retour). Ancre la sc\u00e8ne dans une heure pr\u00e9cise et un lieu r\u00e9el. Fais exister le personnage par les gestes, les objets et la logistique (ce qu\u2019il nettoie, compte, range, \u00e9conomise, anticipe), sans analyse psychologique. Laisse affleurer une menace diffuse (fatigue, peur, silhouettes, monstre m\u00e9canique, mer, nuit) sans basculer dans l\u2019explication. Autorise une courte nappe r\u00e9flexive sur l\u2019\u00e9criture si elle vient, mais reviens toujours au concret. Termine sur un geste simple ou une phrase de dialogue qui relance le mouvement (r\u00e9veil, caf\u00e9, “il est l\u2019heure”).<\/p>\n<\/blockquote>\n
Tout est li\u00e9, certainement. Parfois, on voit les coutures, le fil blanc. Parfois non. De plus en plus non : ce serait \u00e7a l\u2019objectif, ne plus intervenir dans la fa\u00e7on d\u2019ajuster les pi\u00e8ces du patchwork. Juste \u00eatre l\u00e0 \u00e0 les regarder s\u2019ajuster, sans rien y vouloir comprendre, sans les contr\u00f4ler, les ordonner. Se dire aussi qu\u2019on n\u2019est pas en train de prendre des notes, d\u2019\u00e9crire un texte, une chronique, une \u0153uvre qui sera lue. Se d\u00e9sensabler des cat\u00e9gories. Si \u00e9crire et vivre sont si \u00e9troitement li\u00e9s, pas m\u00eame une faute de conjugaison : ce serait une seule chose. Et si s\u00e9rieux ou l\u00e9ger, lisible, illisible, beau, moche, n\u2019avaient plus vraiment de sens, si on s\u2019absentait de tout \u00e7a, alors peu importe, et le seul imp\u00e9ratif serait l\u2019abandon : \u00e9crire \u00e0 partir d\u2019une impulsion, de l\u2019instant, de l\u2019espace de ce qui vient, comme \u00e7a vient. De toute fa\u00e7on, pour obtenir ce que l\u2019on veut, il faut savoir ce que l\u2019on veut ; et quand tu ne veux pas savoir ce que tu veux, parce que ce que tu veux n\u2019a aucune esp\u00e8ce d\u2019importance quand c\u2019est la fin d\u2019un monde, tu \u00e9cris ce qui se pr\u00e9sente. C\u2019est comme \u00e9pouser quoi que ce soit, qui que ce soit, sans n\u00e9cessit\u00e9 de pr\u00e9ambule : se d\u00e9barrasser de sa propre id\u00e9e d\u2019importance, apprendre l\u2019autre, l\u2019\u00eatre, la mati\u00e8re au fil des jours, tels qu\u2019ils sont, et non comme tu voulais qu\u2019ils soient. Peut-\u00eatre que \u00e7a n\u00e9cessite juste de la foi, de la na\u00efvet\u00e9 (le courage, ou la chance, de faire plus d\u2019un tour dans la na\u00efvet\u00e9) — si ridicules ces mots sont-ils devenus. Bref, ce texte a \u00e9t\u00e9 r\u00e9dig\u00e9 avant de prendre connaissance de la proposition, et comme par anticipation, comme si \u00e9crire \u00e9tait aussi, pour moi, l\u2019\u00e9tude du magn\u00e9tisme, dont on ne se rend compte qu\u2019apr\u00e8s coup, quand les choses sont coll\u00e9es (par le hasard ? \u00e0 moins que ce ne soit justement un mot-valise pour ne pas dire foi et na\u00efvet\u00e9, avoir encore peur du ridicule). \u00c0 4 h 45, Jo ouvrit la bo\u00eete \u00e0 gants de la Dacia, attrapa le chiffon microfibre, nettoya ses lunettes, et prit tout son temps : le ferry pour Split \u00e9tait d\u00e9j\u00e0 au port, il ne partirait pas avant trois quarts d\u2019heure. Ils avaient mis le plus de chances de leur c\u00f4t\u00e9, Doris et lui, pour \u00eatre \u00e0 bord quand le monstre reculerait doucement, comme un L\u00e9viathan repu qui referme sa gueule avec des crissements de cr\u00e9celle, d\u2019engrenages et de poutrelles, emportant sur l\u2019Adriatique son tribut de touristes, de ferraille, de v\u00e9hicules, de souvenirs de vacances inoubliables. Doris roupillait dans la malle. Ils avaient pris soin d\u2019y installer un matelas : au cas o\u00f9 on ne pourrait pas trouver de chambre, avait-elle ajout\u00e9. Il lui avait fallu une paire de semaines pour convaincre Jo, qui, au d\u00e9but, n\u2019avait pas \u00e9t\u00e9 enthousiaste \u00e0 l\u2019id\u00e9e de devoir faire des acrobaties dans un break pour s\u2019allonger. \u00c0 leur \u00e2ge, avait-il commenc\u00e9, en levant les sourcils — et aussit\u00f4t elle lui avait r\u00e9pondu : « Qui sait\u2026 » avec un sourire d\u00e9sarmant qui l\u2019avait d\u00e9sarm\u00e9. « Si on peut \u00e9conomiser quelques nuits d\u2019h\u00f4tel », avait-elle simplement dit. Maintenant Doris dormait : un Dodormyl, une gorg\u00e9e d\u2019eau, « comme on est bien », puis elle avait \u00f4t\u00e9 ses Crocs, pos\u00e9es d\u2019une fa\u00e7on \u00e9mouvante sur le goudron sous le haillon, repli\u00e9 ses jambes, bascul\u00e9 en position lat\u00e9rale, et s\u2019\u00e9tait endormie tr\u00e8s vite. Ils avaient pass\u00e9 une bonne partie de la nuit ainsi, gar\u00e9s dans un recoin d\u2019ombre du quai, \u00e0 leur arriv\u00e9e au port de Stari Grad. Et maintenant Doris dormait et Jo veillait au grain — du moins c\u2019est ce qu\u2019il se donnait comme excuse, comme pr\u00e9texte, pour \u00e9viter de penser aux raisons \u00e9ventuelles de ses insomnies chroniques. Face \u00e0 lui, alors qu\u2019il \u00e9tait encore assis au volant, il devinait un rideau d\u2019herbes folles au-del\u00e0 du pare-brise. Une envie d\u2019uriner le fit sortir de l\u2019habitacle. L\u2019air \u00e9tait d\u2019une douceur suave, et au-del\u00e0 des herbes il aper\u00e7ut une petite plage de rochers. Il se d\u00e9p\u00eacha de terminer sa petite affaire : une ombre plus dense venait de se d\u00e9couper sur l\u2019obscurit\u00e9, et une lampe de poche balayait les alentours. Un type en combinaison de plong\u00e9e revenait de la p\u00eache, palmes et r\u00e9cipient dans une main, torche dans l\u2019autre. Il marcha quelques instants sur le rivage, puis la torche s\u2019\u00e9teignit, et il disparut. Jo resta \u00e0 regarder la mer : beaucoup plus calme que quelques heures auparavant, lorsqu\u2019ils avaient charg\u00e9 la Dacia plus au sud, \u00e0 Sveta Nedjelja, le village de leur vill\u00e9giature croate souvent balay\u00e9 par les vents. L\u00e0, plus un brin : surface lisse, \u00e0 peine stri\u00e9e par les lueurs des r\u00e9verb\u00e8res qu\u2019il apercevait sur la rive oppos\u00e9e, au pied des montagnes. Soudain il vit r\u00e9appara\u00eetre la silhouette qu\u2019il associa au plongeur, puis une autre. Quelques \u00e9clats de torche gliss\u00e8rent sur des rochers, des herbes, de l\u2019eau — et \u00e0 nouveau plus rien. Jo consulta l\u2019heure sur son smartphone, puis se reprocha de n\u2019avoir pas ferm\u00e9 l\u2019\u0153il depuis la veille. Ils avaient pass\u00e9 leur derni\u00e8re soir\u00e9e dans la ville voisine, la m\u00eame, et Jo avait appris en consultant Wikip\u00e9dia qu\u2019elle avait \u00e9t\u00e9 fond\u00e9e par les Grecs en 384 avant J.-C., l\u2019ann\u00e9e de naissance d\u2019Aristote : ces co\u00efncidences qu\u2019on avale comme si elles donnaient du poids \u00e0 ce qu\u2019on traverse. Des v\u00e9hicules commen\u00e7aient \u00e0 arriver et \u00e0 s\u2019aligner par files sur le quai ; les caf\u00e9s ouvraient ; des silhouettes vacillantes passaient ; des hommes en uniforme blanc, des hommes d\u2019\u00e9quipage, les premiers passagers. Jo se dit qu\u2019il laisserait Doris dormir encore un peu. Il irait chercher du caf\u00e9, la r\u00e9veillerait doucement, puis conduirait la Dacia \u00e0 l\u2019embarcad\u00e8re, et ils attendraient d\u2019\u00eatre ingurgit\u00e9s eux aussi par le monstre des mers, le ferry de la Jadrolinija nimb\u00e9 de lumi\u00e8res \u00e9lectriques bleu lavande. Dans quelques heures ils seraient \u00e0 Split ; puis de l\u00e0 ils seraient enfourn\u00e9s dans un autre b\u00e2timent, encore plus monstrueux, et r\u00e9gurgit\u00e9s vers 20 h \u00e0 Anc\u00f4ne, en Italie. Ensuite l\u2019autoroute, sans fl\u00e2ner. Doris avait calcul\u00e9 : Bologne, Turin, le tunnel du Fr\u00e9jus, puis la France, et leurs p\u00e9nates — avec de la chance \u00e0 l\u2019heure, dimanche, pour r\u00e9ceptionner les petits-enfants. Les enfants, eux, ne resteraient pas : m\u00eame pas le temps d\u2019un caf\u00e9 ; ils remonteraient de Tarragone, d\u2019une traite, vers Paris pour reprendre le travail le lendemain. Jo chercha dans ses poches une pastille de Nicopass 2,5 mg, mais il avait \u00e9puis\u00e9 ses r\u00e9serves depuis la veille. Il compensa avec une Ricola Original sans sucre. Il s\u2019interrogea deux secondes sur ce besoin de se rassurer par la bouche, de sucer des pastilles sans rel\u00e2che — puis il laissa tomber. Il ouvrit doucement la porti\u00e8re, prit le temps de regarder Doris dormir encore, d\u2019\u00e9couter sa respiration r\u00e9guli\u00e8re, puis posa la main sur sa joue et dit : « J\u2019ai trouv\u00e9 du caf\u00e9. Il est bient\u00f4t l\u2019heure. »<\/p>", "content_text": " >\u00c9cris un \u201cpersonnage en vacances\u201d non pas dans l\u2019illustration touristique, mais dans un sas (port, parking, tunnel, file, embarquement, retour). Ancre la sc\u00e8ne dans une heure pr\u00e9cise et un lieu r\u00e9el. Fais exister le personnage par les gestes, les objets et la logistique (ce qu\u2019il nettoie, compte, range, \u00e9conomise, anticipe), sans analyse psychologique. Laisse affleurer une menace diffuse (fatigue, peur, silhouettes, monstre m\u00e9canique, mer, nuit) sans basculer dans l\u2019explication. Autorise une courte nappe r\u00e9flexive sur l\u2019\u00e9criture si elle vient, mais reviens toujours au concret. Termine sur un geste simple ou une phrase de dialogue qui relance le mouvement (r\u00e9veil, caf\u00e9, \u201cil est l\u2019heure\u201d). Tout est li\u00e9, certainement. Parfois, on voit les coutures, le fil blanc. Parfois non. De plus en plus non : ce serait \u00e7a l\u2019objectif, ne plus intervenir dans la fa\u00e7on d\u2019ajuster les pi\u00e8ces du patchwork. Juste \u00eatre l\u00e0 \u00e0 les regarder s\u2019ajuster, sans rien y vouloir comprendre, sans les contr\u00f4ler, les ordonner. Se dire aussi qu\u2019on n\u2019est pas en train de prendre des notes, d\u2019\u00e9crire un texte, une chronique, une \u0153uvre qui sera lue. Se d\u00e9sensabler des cat\u00e9gories. Si \u00e9crire et vivre sont si \u00e9troitement li\u00e9s, pas m\u00eame une faute de conjugaison : ce serait une seule chose. Et si s\u00e9rieux ou l\u00e9ger, lisible, illisible, beau, moche, n\u2019avaient plus vraiment de sens, si on s\u2019absentait de tout \u00e7a, alors peu importe, et le seul imp\u00e9ratif serait l\u2019abandon : \u00e9crire \u00e0 partir d\u2019une impulsion, de l\u2019instant, de l\u2019espace de ce qui vient, comme \u00e7a vient. De toute fa\u00e7on, pour obtenir ce que l\u2019on veut, il faut savoir ce que l\u2019on veut ; et quand tu ne veux pas savoir ce que tu veux, parce que ce que tu veux n\u2019a aucune esp\u00e8ce d\u2019importance quand c\u2019est la fin d\u2019un monde, tu \u00e9cris ce qui se pr\u00e9sente. C\u2019est comme \u00e9pouser quoi que ce soit, qui que ce soit, sans n\u00e9cessit\u00e9 de pr\u00e9ambule : se d\u00e9barrasser de sa propre id\u00e9e d\u2019importance, apprendre l\u2019autre, l\u2019\u00eatre, la mati\u00e8re au fil des jours, tels qu\u2019ils sont, et non comme tu voulais qu\u2019ils soient. Peut-\u00eatre que \u00e7a n\u00e9cessite juste de la foi, de la na\u00efvet\u00e9 (le courage, ou la chance, de faire plus d\u2019un tour dans la na\u00efvet\u00e9) \u2014 si ridicules ces mots sont-ils devenus. Bref, ce texte a \u00e9t\u00e9 r\u00e9dig\u00e9 avant de prendre connaissance de la proposition, et comme par anticipation, comme si \u00e9crire \u00e9tait aussi, pour moi, l\u2019\u00e9tude du magn\u00e9tisme, dont on ne se rend compte qu\u2019apr\u00e8s coup, quand les choses sont coll\u00e9es (par le hasard ? \u00e0 moins que ce ne soit justement un mot-valise pour ne pas dire foi et na\u00efvet\u00e9, avoir encore peur du ridicule). \u00c0 4 h 45, Jo ouvrit la bo\u00eete \u00e0 gants de la Dacia, attrapa le chiffon microfibre, nettoya ses lunettes, et prit tout son temps : le ferry pour Split \u00e9tait d\u00e9j\u00e0 au port, il ne partirait pas avant trois quarts d\u2019heure. Ils avaient mis le plus de chances de leur c\u00f4t\u00e9, Doris et lui, pour \u00eatre \u00e0 bord quand le monstre reculerait doucement, comme un L\u00e9viathan repu qui referme sa gueule avec des crissements de cr\u00e9celle, d\u2019engrenages et de poutrelles, emportant sur l\u2019Adriatique son tribut de touristes, de ferraille, de v\u00e9hicules, de souvenirs de vacances inoubliables. Doris roupillait dans la malle. Ils avaient pris soin d\u2019y installer un matelas : au cas o\u00f9 on ne pourrait pas trouver de chambre, avait-elle ajout\u00e9. Il lui avait fallu une paire de semaines pour convaincre Jo, qui, au d\u00e9but, n\u2019avait pas \u00e9t\u00e9 enthousiaste \u00e0 l\u2019id\u00e9e de devoir faire des acrobaties dans un break pour s\u2019allonger. \u00c0 leur \u00e2ge, avait-il commenc\u00e9, en levant les sourcils \u2014 et aussit\u00f4t elle lui avait r\u00e9pondu : \u00ab Qui sait\u2026 \u00bb avec un sourire d\u00e9sarmant qui l\u2019avait d\u00e9sarm\u00e9. \u00ab Si on peut \u00e9conomiser quelques nuits d\u2019h\u00f4tel \u00bb, avait-elle simplement dit. Maintenant Doris dormait : un Dodormyl, une gorg\u00e9e d\u2019eau, \u00ab comme on est bien \u00bb, puis elle avait \u00f4t\u00e9 ses Crocs, pos\u00e9es d\u2019une fa\u00e7on \u00e9mouvante sur le goudron sous le haillon, repli\u00e9 ses jambes, bascul\u00e9 en position lat\u00e9rale, et s\u2019\u00e9tait endormie tr\u00e8s vite. Ils avaient pass\u00e9 une bonne partie de la nuit ainsi, gar\u00e9s dans un recoin d\u2019ombre du quai, \u00e0 leur arriv\u00e9e au port de Stari Grad. Et maintenant Doris dormait et Jo veillait au grain \u2014 du moins c\u2019est ce qu\u2019il se donnait comme excuse, comme pr\u00e9texte, pour \u00e9viter de penser aux raisons \u00e9ventuelles de ses insomnies chroniques. Face \u00e0 lui, alors qu\u2019il \u00e9tait encore assis au volant, il devinait un rideau d\u2019herbes folles au-del\u00e0 du pare-brise. Une envie d\u2019uriner le fit sortir de l\u2019habitacle. L\u2019air \u00e9tait d\u2019une douceur suave, et au-del\u00e0 des herbes il aper\u00e7ut une petite plage de rochers. Il se d\u00e9p\u00eacha de terminer sa petite affaire : une ombre plus dense venait de se d\u00e9couper sur l\u2019obscurit\u00e9, et une lampe de poche balayait les alentours. Un type en combinaison de plong\u00e9e revenait de la p\u00eache, palmes et r\u00e9cipient dans une main, torche dans l\u2019autre. Il marcha quelques instants sur le rivage, puis la torche s\u2019\u00e9teignit, et il disparut. Jo resta \u00e0 regarder la mer : beaucoup plus calme que quelques heures auparavant, lorsqu\u2019ils avaient charg\u00e9 la Dacia plus au sud, \u00e0 Sveta Nedjelja, le village de leur vill\u00e9giature croate souvent balay\u00e9 par les vents. L\u00e0, plus un brin : surface lisse, \u00e0 peine stri\u00e9e par les lueurs des r\u00e9verb\u00e8res qu\u2019il apercevait sur la rive oppos\u00e9e, au pied des montagnes. Soudain il vit r\u00e9appara\u00eetre la silhouette qu\u2019il associa au plongeur, puis une autre. Quelques \u00e9clats de torche gliss\u00e8rent sur des rochers, des herbes, de l\u2019eau \u2014 et \u00e0 nouveau plus rien. Jo consulta l\u2019heure sur son smartphone, puis se reprocha de n\u2019avoir pas ferm\u00e9 l\u2019\u0153il depuis la veille. Ils avaient pass\u00e9 leur derni\u00e8re soir\u00e9e dans la ville voisine, la m\u00eame, et Jo avait appris en consultant Wikip\u00e9dia qu\u2019elle avait \u00e9t\u00e9 fond\u00e9e par les Grecs en 384 avant J.-C., l\u2019ann\u00e9e de naissance d\u2019Aristote : ces co\u00efncidences qu\u2019on avale comme si elles donnaient du poids \u00e0 ce qu\u2019on traverse. Des v\u00e9hicules commen\u00e7aient \u00e0 arriver et \u00e0 s\u2019aligner par files sur le quai ; les caf\u00e9s ouvraient ; des silhouettes vacillantes passaient ; des hommes en uniforme blanc, des hommes d\u2019\u00e9quipage, les premiers passagers. Jo se dit qu\u2019il laisserait Doris dormir encore un peu. Il irait chercher du caf\u00e9, la r\u00e9veillerait doucement, puis conduirait la Dacia \u00e0 l\u2019embarcad\u00e8re, et ils attendraient d\u2019\u00eatre ingurgit\u00e9s eux aussi par le monstre des mers, le ferry de la Jadrolinija nimb\u00e9 de lumi\u00e8res \u00e9lectriques bleu lavande. Dans quelques heures ils seraient \u00e0 Split ; puis de l\u00e0 ils seraient enfourn\u00e9s dans un autre b\u00e2timent, encore plus monstrueux, et r\u00e9gurgit\u00e9s vers 20 h \u00e0 Anc\u00f4ne, en Italie. Ensuite l\u2019autoroute, sans fl\u00e2ner. Doris avait calcul\u00e9 : Bologne, Turin, le tunnel du Fr\u00e9jus, puis la France, et leurs p\u00e9nates \u2014 avec de la chance \u00e0 l\u2019heure, dimanche, pour r\u00e9ceptionner les petits-enfants. Les enfants, eux, ne resteraient pas : m\u00eame pas le temps d\u2019un caf\u00e9 ; ils remonteraient de Tarragone, d\u2019une traite, vers Paris pour reprendre le travail le lendemain. Jo chercha dans ses poches une pastille de Nicopass 2,5 mg, mais il avait \u00e9puis\u00e9 ses r\u00e9serves depuis la veille. Il compensa avec une Ricola Original sans sucre. Il s\u2019interrogea deux secondes sur ce besoin de se rassurer par la bouche, de sucer des pastilles sans rel\u00e2che \u2014 puis il laissa tomber. Il ouvrit doucement la porti\u00e8re, prit le temps de regarder Doris dormir encore, d\u2019\u00e9couter sa respiration r\u00e9guli\u00e8re, puis posa la main sur sa joue et dit : \u00ab J\u2019ai trouv\u00e9 du caf\u00e9. Il est bient\u00f4t l\u2019heure. \u00bb ", "image": "", "tags": ["Ateliers d'\u00e9criture"] } ,{ "id": "https:\/\/ledibbouk.net\/ete-2023-09bis-tunnel-et-trou.html", "url": "https:\/\/ledibbouk.net\/ete-2023-09bis-tunnel-et-trou.html", "title": "# \u00e9t\u00e9 2023 # 09bis | tunnel et trou", "date_published": "2025-12-18T21:54:54Z", "date_modified": "2025-12-19T07:39:42Z", "author": {"name": "Patrick Blanchon"}, "content_html": "
\nune bascule tr\u00e8s pr\u00e9cise par rapport \u00e0 la #09 : prendre “l\u2019\u00e9l\u00e9ment secret” (arch\u00e9type d\u2019enfance \/ g\u00e9om\u00e9trie r\u00e9manente) et le faire passer de motif discret \u00e0 dispositif central, exactement comme King fait avec parking + usine + roulotte + voie ferr\u00e9e : ce qui \u00e9tait un fond, presque un tic intime, devient la charni\u00e8re du r\u00e9cit, la “fissure” par o\u00f9 tout s\u2019organise (voire par o\u00f9 le temps se d\u00e9traque).<\/p>\n<\/blockquote>\n
Hier nous avons d\u00fb emprunter le tunnel \u00e0 nouveau pour nous rendre \u00e0 Jelsa, faire le plein de la Dacia. « Fais des photos, je dis \u00e0 mon \u00e9pouse, parce que personne ne nous croira\u2026 » En fait le boyau ne fait qu\u20191,4 km, je l\u2019ai v\u00e9rifi\u00e9 pendant qu\u2019on patientait au feu \u00e0 l\u2019entr\u00e9e : panneaux, chiffres, preuve. J\u2019avais grossi la b\u00eate la premi\u00e8re fois, on grossit toujours ce qui nous serre. Le soir, mon \u00e9pouse me parlant de son appr\u00e9hension de sauter \u00e0 l\u2019eau depuis le petit quai o\u00f9 nous allons nous baigner — « j\u2019ai la trouille de sauter, des fois qu\u2019il y ait des b\u00eates » — je r\u00e9plique : « mauvais souvenir ut\u00e9rin. » Elle rigole. On rigole. Et juste apr\u00e8s, ce petit blanc qui arrive tout seul. « Il y a longtemps que je n\u2019ai pas mang\u00e9 des tomates pareilles », dit-elle enfin, ce go\u00fbt de tomate qui a le culot d\u2019\u00eatre un vrai go\u00fbt. « Peut-\u00eatre parce que c\u2019est les vacances : m\u00eame l\u2019ail a un vrai go\u00fbt d\u2019ail, tu ne trouves pas ? » On rit encore, puis on se tait encore, comme si on venait de dire quelque chose qu\u2019on ne devait pas dire. \u00c0 Jelsa on marche le long du petit port, puis les ruelles nous avalent, et on tombe sur une petite place sans touristes, terrasse d\u2019un caf\u00e9, calme ; le serveur pose un grand verre d\u2019eau glac\u00e9e pr\u00e8s de mon expresso, geste simple, et je repense \u00e0 Miller, \u00e0 Durrell, \u00e0 cette fa\u00e7on qu\u2019ont certains pays de vous donner l\u2019eau sans que vous la mendiez. Est-ce de la peur, ce tunnel ? \u00c0 peine deux m\u00e8tres de large, aucun \u00e9clairage, rien que les feux arri\u00e8re du v\u00e9hicule devant, et je retrouve d\u2019un coup la sensation d\u2019apprendre \u00e0 conduire l\u2019Ami 8 de mon grand-p\u00e8re, presque l\u2019odeur des banquettes moisies au tabac froid. 1976 ? 77 ? Mon \u00e9pouse essaie de prendre des photos : sur son \u00e9cran il n\u2019y a que les vignettes claires coll\u00e9es sur le pare-brise, du blanc sur du noir. « D\u00e9sactive le flash ? » Le r\u00e9sultat n\u2019est pas meilleur. « On nous croira sur parole », j\u2019ajoute en clignant d\u2019un \u0153il. Et puis la sortie : la lumi\u00e8re crue, presque insultante, cette impression d\u2019\u00eatre recrach\u00e9s par les deux bouts d\u2019un m\u00eame tube, comme si l\u2019on changeait de monde plus que de paysage. Sur le port, en grignotant, je voyais des hommes cr\u00e2ne ras\u00e9, gros bras, cinquantaine, rire en descendant des bocks de bi\u00e8re ; je calculais malgr\u00e9 moi l\u2019\u00e2ge qu\u2019ils avaient pendant la guerre, il y a presque trente ans, et l\u2019image se met \u00e0 d\u00e9railler toute seule : se battre, tuer, violer, puis aujourd\u2019hui plaisanter \u00e0 deux m\u00e8tres de vous, et moi, \u00e0 la m\u00eame \u00e9poque, \u00e0 Paris, \u00e0 vouloir \u00e9crire, \u00e0 tourner d\u00e9j\u00e0 dans mes petites chroniques. Au supermarch\u00e9, m\u00eame cirque : emballages, noms rigolos, on ne sait pas ce qu\u2019on ach\u00e8te, on t\u00e2tonne ; on reconna\u00eet \u00e0 l\u2019\u0153il la charcuterie, le beurre, le caf\u00e9, et il faut juste trouver les bonnes capsules pour la machine “gracieusement” fournie, d\u00e9tail d\u2019\u00e9poque. On repart avec des sacs et la sensation d\u2019avoir jou\u00e9 au loto des denr\u00e9es. Le tunnel revient par intermittence : pendant le plein je m\u2019imagine la panne dedans, jauge dans le rouge — enfin, en orange — et je vois, comme dans un mauvais film, ces m\u00eames types ivres au volant, ce m\u00eame tunnel, la file bloqu\u00e9e, et la sc\u00e8ne qui bascule, mitraillage, panique, moi dedans, bien s\u00fbr. La troisi\u00e8me fois \u00e7a va mieux : on s\u2019habitue \u00e0 presque tout, ou bien on apprend juste \u00e0 ne pas trop regarder ; les mesures deviennent rassurantes — 1,4 km, deux m\u00e8tres, 30 km\/h — mais l\u2019aveuglement \u00e0 la sortie, lui, ne c\u00e8de pas. En fin de journ\u00e9e on va se baigner \u00e0 la pointe de l\u2019\u00eele (\u00e7a va devenir notre coin favori, je le sens). C\u2019est l\u00e0 qu\u2019on voit le trou dans la dalle du quai : un bruit de respiration difficile, rauque. Mon \u00e9pouse s\u2019\u00e9loigne en disant qu\u2019elle ne peut pas supporter \u00e7a. Moi je m\u2019assois sur les marches, tout pr\u00e8s, et je repense \u00e0 ma m\u00e8re sous respirateur \u00e0 Cr\u00e9teil : m\u00eame cadence, m\u00eame r\u00e2pe, m\u00eame obstination m\u00e9canique. Je reste, je laisse le bruit me traverser, effroyable au d\u00e9but puis presque\u2026 apaisant, comme si l\u2019horreur, \u00e0 force d\u2019\u00eatre entendue, devenait un simple rythme. Je sors la tablette et je reprends Stephen King, Insomnies<\/em>, ce passage o\u00f9 Ralph parle avec un pharmacien hindou : l\u2019insomnie, l\u2019illusion des somnif\u00e8res, et l\u2019art minable, mais tenace, de se r\u00e9jouir du peu de sommeil qu\u2019on arrive encore \u00e0 grappiller.<\/p>", "content_text": " >une bascule tr\u00e8s pr\u00e9cise par rapport \u00e0 la #09 : prendre \u201cl\u2019\u00e9l\u00e9ment secret\u201d (arch\u00e9type d\u2019enfance \/ g\u00e9om\u00e9trie r\u00e9manente) et le faire passer de motif discret \u00e0 dispositif central, exactement comme King fait avec parking + usine + roulotte + voie ferr\u00e9e : ce qui \u00e9tait un fond, presque un tic intime, devient la charni\u00e8re du r\u00e9cit, la \u201cfissure\u201d par o\u00f9 tout s\u2019organise (voire par o\u00f9 le temps se d\u00e9traque). Hier nous avons d\u00fb emprunter le tunnel \u00e0 nouveau pour nous rendre \u00e0 Jelsa, faire le plein de la Dacia. \u00ab Fais des photos, je dis \u00e0 mon \u00e9pouse, parce que personne ne nous croira\u2026 \u00bb En fait le boyau ne fait qu\u20191,4 km, je l\u2019ai v\u00e9rifi\u00e9 pendant qu\u2019on patientait au feu \u00e0 l\u2019entr\u00e9e : panneaux, chiffres, preuve. J\u2019avais grossi la b\u00eate la premi\u00e8re fois, on grossit toujours ce qui nous serre. Le soir, mon \u00e9pouse me parlant de son appr\u00e9hension de sauter \u00e0 l\u2019eau depuis le petit quai o\u00f9 nous allons nous baigner \u2014 \u00ab j\u2019ai la trouille de sauter, des fois qu\u2019il y ait des b\u00eates \u00bb \u2014 je r\u00e9plique : \u00ab mauvais souvenir ut\u00e9rin. \u00bb Elle rigole. On rigole. Et juste apr\u00e8s, ce petit blanc qui arrive tout seul. \u00ab Il y a longtemps que je n\u2019ai pas mang\u00e9 des tomates pareilles \u00bb, dit-elle enfin, ce go\u00fbt de tomate qui a le culot d\u2019\u00eatre un vrai go\u00fbt. \u00ab Peut-\u00eatre parce que c\u2019est les vacances : m\u00eame l\u2019ail a un vrai go\u00fbt d\u2019ail, tu ne trouves pas ? \u00bb On rit encore, puis on se tait encore, comme si on venait de dire quelque chose qu\u2019on ne devait pas dire. \u00c0 Jelsa on marche le long du petit port, puis les ruelles nous avalent, et on tombe sur une petite place sans touristes, terrasse d\u2019un caf\u00e9, calme ; le serveur pose un grand verre d\u2019eau glac\u00e9e pr\u00e8s de mon expresso, geste simple, et je repense \u00e0 Miller, \u00e0 Durrell, \u00e0 cette fa\u00e7on qu\u2019ont certains pays de vous donner l\u2019eau sans que vous la mendiez. Est-ce de la peur, ce tunnel ? \u00c0 peine deux m\u00e8tres de large, aucun \u00e9clairage, rien que les feux arri\u00e8re du v\u00e9hicule devant, et je retrouve d\u2019un coup la sensation d\u2019apprendre \u00e0 conduire l\u2019Ami 8 de mon grand-p\u00e8re, presque l\u2019odeur des banquettes moisies au tabac froid. 1976 ? 77 ? Mon \u00e9pouse essaie de prendre des photos : sur son \u00e9cran il n\u2019y a que les vignettes claires coll\u00e9es sur le pare-brise, du blanc sur du noir. \u00ab D\u00e9sactive le flash ? \u00bb Le r\u00e9sultat n\u2019est pas meilleur. \u00ab On nous croira sur parole \u00bb, j\u2019ajoute en clignant d\u2019un \u0153il. Et puis la sortie : la lumi\u00e8re crue, presque insultante, cette impression d\u2019\u00eatre recrach\u00e9s par les deux bouts d\u2019un m\u00eame tube, comme si l\u2019on changeait de monde plus que de paysage. Sur le port, en grignotant, je voyais des hommes cr\u00e2ne ras\u00e9, gros bras, cinquantaine, rire en descendant des bocks de bi\u00e8re ; je calculais malgr\u00e9 moi l\u2019\u00e2ge qu\u2019ils avaient pendant la guerre, il y a presque trente ans, et l\u2019image se met \u00e0 d\u00e9railler toute seule : se battre, tuer, violer, puis aujourd\u2019hui plaisanter \u00e0 deux m\u00e8tres de vous, et moi, \u00e0 la m\u00eame \u00e9poque, \u00e0 Paris, \u00e0 vouloir \u00e9crire, \u00e0 tourner d\u00e9j\u00e0 dans mes petites chroniques. Au supermarch\u00e9, m\u00eame cirque : emballages, noms rigolos, on ne sait pas ce qu\u2019on ach\u00e8te, on t\u00e2tonne ; on reconna\u00eet \u00e0 l\u2019\u0153il la charcuterie, le beurre, le caf\u00e9, et il faut juste trouver les bonnes capsules pour la machine \u201cgracieusement\u201d fournie, d\u00e9tail d\u2019\u00e9poque. On repart avec des sacs et la sensation d\u2019avoir jou\u00e9 au loto des denr\u00e9es. Le tunnel revient par intermittence : pendant le plein je m\u2019imagine la panne dedans, jauge dans le rouge \u2014 enfin, en orange \u2014 et je vois, comme dans un mauvais film, ces m\u00eames types ivres au volant, ce m\u00eame tunnel, la file bloqu\u00e9e, et la sc\u00e8ne qui bascule, mitraillage, panique, moi dedans, bien s\u00fbr. La troisi\u00e8me fois \u00e7a va mieux : on s\u2019habitue \u00e0 presque tout, ou bien on apprend juste \u00e0 ne pas trop regarder ; les mesures deviennent rassurantes \u2014 1,4 km, deux m\u00e8tres, 30 km\/h \u2014 mais l\u2019aveuglement \u00e0 la sortie, lui, ne c\u00e8de pas. En fin de journ\u00e9e on va se baigner \u00e0 la pointe de l\u2019\u00eele (\u00e7a va devenir notre coin favori, je le sens). C\u2019est l\u00e0 qu\u2019on voit le trou dans la dalle du quai : un bruit de respiration difficile, rauque. Mon \u00e9pouse s\u2019\u00e9loigne en disant qu\u2019elle ne peut pas supporter \u00e7a. Moi je m\u2019assois sur les marches, tout pr\u00e8s, et je repense \u00e0 ma m\u00e8re sous respirateur \u00e0 Cr\u00e9teil : m\u00eame cadence, m\u00eame r\u00e2pe, m\u00eame obstination m\u00e9canique. Je reste, je laisse le bruit me traverser, effroyable au d\u00e9but puis presque\u2026 apaisant, comme si l\u2019horreur, \u00e0 force d\u2019\u00eatre entendue, devenait un simple rythme. Je sors la tablette et je reprends Stephen King, *Insomnies*, ce passage o\u00f9 Ralph parle avec un pharmacien hindou : l\u2019insomnie, l\u2019illusion des somnif\u00e8res, et l\u2019art minable, mais tenace, de se r\u00e9jouir du peu de sommeil qu\u2019on arrive encore \u00e0 grappiller. ", "image": "", "tags": ["Ateliers d'\u00e9criture"] } ,{ "id": "https:\/\/ledibbouk.net\/ete-2023-09-l-ile.html", "url": "https:\/\/ledibbouk.net\/ete-2023-09-l-ile.html", "title": "# \u00e9t\u00e9 2023 # 09 | l\u2019\u00eele.", "date_published": "2025-12-18T21:52:04Z", "date_modified": "2025-12-19T07:34:28Z", "author": {"name": "Patrick Blanchon"}, "content_html": "
\nrep\u00e9rer (ou inventer) dans ton mat\u00e9riau un \u00e9l\u00e9ment r\u00e9manent venu de l\u2019enfance ou d\u2019un noyau biographique ancien — pas un souvenir racont\u00e9, mais un motif-arch\u00e9type (lieu-g\u00e9om\u00e9trie, objet, couleur, micro-sc\u00e8ne, sensation) qui peut rester discret, presque secret, et le faire passer du statut de d\u00e9tail r\u00e9current (gliss\u00e9 partout) au statut de dispositif central d\u2019un nouveau texte, comme King avec parking\/usine\/roulotte\/voie ferr\u00e9e ; si tu ne le vois pas encore, utiliser cette id\u00e9e pour ouvrir une extension de tes lieux\/personnages\/th\u00e8mes actuels.<\/p>\n<\/blockquote>\n
Une \u00eele au bout d\u2019un tunnel : c\u2019est \u00e7a le truc, le secret b\u00eate et tenace, la petite g\u00e9om\u00e9trie qui revient, m\u00eame quand on croit parler d\u2019autre chose. On l\u2019a lue quelque part, ou on l\u2019a vue, ou on l\u2019a r\u00eav\u00e9e, peu importe : un patelin au nom impronon\u00e7able, pos\u00e9 comme une vieille dent au bord du monde, et pour y entrer il faut avaler un tunnel sous la montagne, \u00e9troit, sans \u00e9clairage, une seule voie par endroits, la roche qui suinte, la paroi si proche qu\u2019on a l\u2019impression de la fr\u00f4ler avec l\u2019\u00e9paule, et cette question qui vous serre d\u00e9j\u00e0 les doigts sur le volant : comment font les camions, les bus, pour se croiser l\u00e0-dedans ? On ne sait pas, ou plut\u00f4t on sait tr\u00e8s bien : ils ne le font pas, ils attendent, ils klaxonnent, ils se calent au millim\u00e8tre, ils avancent au pas, et vous, au milieu, vous devenez un organisme de r\u00e9flexes — phares, frein, souffle court, regard fixe sur la ligne de fuite noire, les oreilles \u00e0 l\u2019aff\u00fbt du moindre grondement en face. Ce n\u2019est pas une image de vacances : c\u2019est un passage. \u00c7a explique tout le reste, m\u00eame les d\u00e9tails idiots et f\u00e9roces comme le prix des tomates, le steak-frites hors de prix, pas parce que “c\u2019est une \u00eele” au sens carte postale, mais parce que tout arrive par ce goulot, par cette gorge, par cette trach\u00e9e min\u00e9rale qui d\u00e9cide de ce qui passe et de ce qui reste coinc\u00e9. L\u2019\u00eele, ici, ce n\u2019est pas l\u2019eau : c\u2019est l\u2019isolement fabriqu\u00e9. C\u2019est la sensation d\u2019\u00eatre entour\u00e9 — non pas par la mer, mais par l\u2019impossibilit\u00e9 de sortir vite, l\u2019impossibilit\u00e9 de faire demi-tour sans y laisser quelque chose de soi. Et c\u2019est l\u00e0 que \u00e7a rejoint ce que j\u2019\u00e9cris sans le vouloir : les portails rouill\u00e9s, les barri\u00e8res, les seuils, les couloirs, les penderies derri\u00e8re un rideau trop \u00e9pais, toutes ces entr\u00e9es qui vous recomposent au moment o\u00f9 vous les franchissez. Le tunnel fait pareil, mais plus nu : il vous enl\u00e8ve le d\u00e9cor, il vous enl\u00e8ve les excuses, il vous r\u00e9duit \u00e0 un corps qui avance dans le noir en esp\u00e9rant que rien ne vient en face. Alors oui, la vieillesse aussi ressemble \u00e0 \u00e7a : un couloir qu\u2019on traverse avec les m\u00eames gestes pr\u00e9cis (ralentir, se ranger, attendre), et autour, la mort n\u2019a pas besoin d\u2019\u00eatre spectaculaire, elle est juste la limite, la paroi, le mur qui ne bouge pas. “Isola”, on pourrait dire, mais ce mot-l\u00e0 m\u2019int\u00e9resse surtout parce qu\u2019il colle \u00e0 la bouche comme un bruit court, pas parce qu\u2019il fait joli ; et si je m\u2019amuse une seconde avec “il” et “\u00eele”, c\u2019est seulement pour noter ceci : \u00e0 la fin, on se r\u00e9fugie souvent dans un pronom, dans une fa\u00e7on de parler de soi \u00e0 distance, comme on se met \u00e0 l\u2019abri dans un recoin du tunnel quand on entend le moteur d\u2019en face. Le secret, pour moi, n\u2019est pas l\u2019\u00eele : c\u2019est le passage \u00e9troit qui y m\u00e8ne, la contrainte, la compression, le noir sans lumi\u00e8re, et cette obstination \u00e0 y entrer quand m\u00eame, parce qu\u2019on croit qu\u2019apr\u00e8s, de l\u2019autre c\u00f4t\u00e9, \u00e7a va enfin s\u2019ouvrir — alors que le vrai m\u00e9canisme, c\u2019est que le passage vous a d\u00e9j\u00e0 fait, vous a d\u00e9j\u00e0 pli\u00e9 \u00e0 sa forme, et que l\u2019\u00eele n\u2019est plus qu\u2019un nom pour ce pli.<\/p>", "content_text": " >rep\u00e9rer (ou inventer) dans ton mat\u00e9riau un \u00e9l\u00e9ment r\u00e9manent venu de l\u2019enfance ou d\u2019un noyau biographique ancien \u2014 pas un souvenir racont\u00e9, mais un motif-arch\u00e9type (lieu-g\u00e9om\u00e9trie, objet, couleur, micro-sc\u00e8ne, sensation) qui peut rester discret, presque secret, et le faire passer du statut de d\u00e9tail r\u00e9current (gliss\u00e9 partout) au statut de dispositif central d\u2019un nouveau texte, comme King avec parking\/usine\/roulotte\/voie ferr\u00e9e ; si tu ne le vois pas encore, utiliser cette id\u00e9e pour ouvrir une extension de tes lieux\/personnages\/th\u00e8mes actuels. Une \u00eele au bout d\u2019un tunnel : c\u2019est \u00e7a le truc, le secret b\u00eate et tenace, la petite g\u00e9om\u00e9trie qui revient, m\u00eame quand on croit parler d\u2019autre chose. On l\u2019a lue quelque part, ou on l\u2019a vue, ou on l\u2019a r\u00eav\u00e9e, peu importe : un patelin au nom impronon\u00e7able, pos\u00e9 comme une vieille dent au bord du monde, et pour y entrer il faut avaler un tunnel sous la montagne, \u00e9troit, sans \u00e9clairage, une seule voie par endroits, la roche qui suinte, la paroi si proche qu\u2019on a l\u2019impression de la fr\u00f4ler avec l\u2019\u00e9paule, et cette question qui vous serre d\u00e9j\u00e0 les doigts sur le volant : comment font les camions, les bus, pour se croiser l\u00e0-dedans ? On ne sait pas, ou plut\u00f4t on sait tr\u00e8s bien : ils ne le font pas, ils attendent, ils klaxonnent, ils se calent au millim\u00e8tre, ils avancent au pas, et vous, au milieu, vous devenez un organisme de r\u00e9flexes \u2014 phares, frein, souffle court, regard fixe sur la ligne de fuite noire, les oreilles \u00e0 l\u2019aff\u00fbt du moindre grondement en face. Ce n\u2019est pas une image de vacances : c\u2019est un passage. \u00c7a explique tout le reste, m\u00eame les d\u00e9tails idiots et f\u00e9roces comme le prix des tomates, le steak-frites hors de prix, pas parce que \u201cc\u2019est une \u00eele\u201d au sens carte postale, mais parce que tout arrive par ce goulot, par cette gorge, par cette trach\u00e9e min\u00e9rale qui d\u00e9cide de ce qui passe et de ce qui reste coinc\u00e9. L\u2019\u00eele, ici, ce n\u2019est pas l\u2019eau : c\u2019est l\u2019isolement fabriqu\u00e9. C\u2019est la sensation d\u2019\u00eatre entour\u00e9 \u2014 non pas par la mer, mais par l\u2019impossibilit\u00e9 de sortir vite, l\u2019impossibilit\u00e9 de faire demi-tour sans y laisser quelque chose de soi. Et c\u2019est l\u00e0 que \u00e7a rejoint ce que j\u2019\u00e9cris sans le vouloir : les portails rouill\u00e9s, les barri\u00e8res, les seuils, les couloirs, les penderies derri\u00e8re un rideau trop \u00e9pais, toutes ces entr\u00e9es qui vous recomposent au moment o\u00f9 vous les franchissez. Le tunnel fait pareil, mais plus nu : il vous enl\u00e8ve le d\u00e9cor, il vous enl\u00e8ve les excuses, il vous r\u00e9duit \u00e0 un corps qui avance dans le noir en esp\u00e9rant que rien ne vient en face. Alors oui, la vieillesse aussi ressemble \u00e0 \u00e7a : un couloir qu\u2019on traverse avec les m\u00eames gestes pr\u00e9cis (ralentir, se ranger, attendre), et autour, la mort n\u2019a pas besoin d\u2019\u00eatre spectaculaire, elle est juste la limite, la paroi, le mur qui ne bouge pas. \u201cIsola\u201d, on pourrait dire, mais ce mot-l\u00e0 m\u2019int\u00e9resse surtout parce qu\u2019il colle \u00e0 la bouche comme un bruit court, pas parce qu\u2019il fait joli ; et si je m\u2019amuse une seconde avec \u201cil\u201d et \u201c\u00eele\u201d, c\u2019est seulement pour noter ceci : \u00e0 la fin, on se r\u00e9fugie souvent dans un pronom, dans une fa\u00e7on de parler de soi \u00e0 distance, comme on se met \u00e0 l\u2019abri dans un recoin du tunnel quand on entend le moteur d\u2019en face. Le secret, pour moi, n\u2019est pas l\u2019\u00eele : c\u2019est le passage \u00e9troit qui y m\u00e8ne, la contrainte, la compression, le noir sans lumi\u00e8re, et cette obstination \u00e0 y entrer quand m\u00eame, parce qu\u2019on croit qu\u2019apr\u00e8s, de l\u2019autre c\u00f4t\u00e9, \u00e7a va enfin s\u2019ouvrir \u2014 alors que le vrai m\u00e9canisme, c\u2019est que le passage vous a d\u00e9j\u00e0 fait, vous a d\u00e9j\u00e0 pli\u00e9 \u00e0 sa forme, et que l\u2019\u00eele n\u2019est plus qu\u2019un nom pour ce pli. ", "image": "", "tags": ["Ateliers d'\u00e9criture"] } ,{ "id": "https:\/\/ledibbouk.net\/ete-2023-08-bis-laboratoire-photographique.html", "url": "https:\/\/ledibbouk.net\/ete-2023-08-bis-laboratoire-photographique.html", "title": "# \u00e9t\u00e9 2023 #08 bis | Laboratoire photographique", "date_published": "2025-12-18T21:49:52Z", "date_modified": "2025-12-19T07:27:27Z", "author": {"name": "Patrick Blanchon"}, "content_html": "
\nVariante<\/strong> : Fais sentir la pr\u00e9paration, la r\u00e9p\u00e9tition, les corrections. Ne livre pas \u2018l\u2019image finale\u2019 : laisse-la se construire\/\u00e9chouer, et fais surgir seulement un fragment vivant — le \u2018pied nu\u2019 — qui vaut plus que tout le reste.”<\/p>\n<\/blockquote>\n
Dans l\u2019obscurit\u00e9 feutr\u00e9e du labo, il se tient l\u00e0, mains nerveuses, yeux encore br\u00fbl\u00e9s. Pas besoin d\u2019en rajouter : ici, tout passe par les gestes. L\u2019agrandisseur jette le n\u00e9gatif sur le papier baryt\u00e9 ; un rectangle de lumi\u00e8re, une image en attente, et d\u00e9j\u00e0 cette sensation d\u2019\u00eatre au bord de quelque chose. Il plonge la feuille dans le r\u00e9v\u00e9lateur : d\u2019abord les noirs, les masses d\u2019ombre, puis les gris qui montent, puis les blancs qui se d\u00e9cident \u00e0 appara\u00eetre. L\u2019\u0153il sait attendre, grappiller encore un peu de mati\u00e8re dans les zones trop claires, ne pas c\u00e9der trop vite \u00e0 l\u2019illusion que « c\u2019est bon ». Il compte les secondes mentalement, retranche, ajoute, recommence. Chaque variation fabrique une \u00e9preuve diff\u00e9rente : alchimie modeste, cruelle, t\u00eatue, qui vous rend \u00e0 la fois artisan et joueur compulsif. La lampe rouge donne aux cuvettes des reflets de sang. Et sous cette lumi\u00e8re-l\u00e0, les images viennent, et ce ne sont pas des images confortables : ici cinquante corps allong\u00e9s sur le sol de la gare routi\u00e8re de Quetta apr\u00e8s que l\u2019arm\u00e9e a tir\u00e9 depuis les toits ; l\u00e0 un soldat br\u00fbl\u00e9 de la t\u00eate aux pieds par du napalm sovi\u00e9tique, regard riv\u00e9 \u00e0 l\u2019objectif, plus de cils, plus de sourcils. Par la fen\u00eatre, la ville continue : klaxons de rickshaws, rires d\u2019enfants dans une cour d\u2019\u00e9cole. Le soir, les lueurs pisseuses du restaurant de l\u2019h\u00f4tel Osmani, sur Jina Road, glissent sur l\u2019arrondi des brocs d\u2019\u00e9tain ; une odeur de cardamome flotte. Plus tard encore, \u00e0 Karachi, au cr\u00e9puscule, les martinets strient le bleu sombre, ballets rapides et bruyants, comme s\u2019ils se moquaient de votre besoin de fixer quoi que ce soit. Il encha\u00eene. Il d\u00e9chire les emballages Agfa, les jette \u00e0 m\u00eame le sol pour ne garder que le carton. D\u2019un coup d\u2019ongle il tranche le scotch, lib\u00e8re le couvercle, d\u00e9plie le plastique noir ; la pulpe de ses doigts, toujours s\u00e8che quand il touche papier et film, sent tout de suite la couche argentique. Feuille apr\u00e8s feuille sous l\u2019agrandisseur. Mise au point. Compte-fil. V\u00e9rifier le premier plan, s\u2019assurer que \u00e7a tient, et pourtant savoir que \u00e7a ne tiendra peut-\u00eatre pas. Les images se superposent dans sa t\u00eate plus qu\u2019elles ne se succ\u00e8dent : r\u00e9el, imaginaire, t\u00e9moignage, fantasme, il ne tranche pas, il n\u2019en parle \u00e0 personne, il sait que personne ne le croirait, et au fond peu importe. Les souvenirs se m\u00ealent aux r\u00eaves. Il se revoit, des mois plus t\u00f4t, prendre le bus \u00e0 la porte de la Villette ; belle journ\u00e9e ; elle l\u2019avait accompagn\u00e9 jusqu\u2019\u00e0 la gare ; son visage, dernier visage avant le grand d\u00e9part. Aujourd\u2019hui, ce visage est devenu flou. Il n\u2019arrive plus \u00e0 retrouver la nettet\u00e9 d\u2019autrefois, cette nettet\u00e9 dont il croyait qu\u2019elle prouvait quelque chose — alors qu\u2019elle ne prouvait que ses illusions, ses sentiments convenus, sa docilit\u00e9 \u00e0 l\u2019\u00e9poque. Sur les tirages, des visages apparaissent et disparaissent. Des inconnus deviennent familiers, mais il conna\u00eet la ruse : cette familiarit\u00e9 vient surtout du fait qu\u2019il a d\u00e9velopp\u00e9 cent fois les m\u00eames images, \u00e0 s\u2019en br\u00fbler les doigts, sans jamais obtenir l\u2019\u00e9preuve tant esp\u00e9r\u00e9e. Il fixe, il rince, il attend. L\u2019odeur chimique se colle aux souvenirs, et le temps se met \u00e0 flotter, comme si la chambre noire avait le pouvoir de faire de la vie un pr\u00e9sent interminable. Les photos s\u00e8chent. Certaines zones se r\u00e9v\u00e8lent avec une clart\u00e9 presque agressive ; d\u2019autres restent dans un flou qui ne c\u00e8de pas, comme pour rappeler que tout ne se donne pas, que certaines histoires restent inachev\u00e9es par nature. Peut-\u00eatre que le vrai travail n\u2019est pas une image, mais ce qui entra\u00eene vers elle sans jamais la trouver : accumuler des essais, des ratages, tourner autour d\u2019une r\u00e9ussite imaginaire, et finir par comprendre que ces fragments-l\u00e0 — les notes, les \u00e9preuves, les reprises — sont plus authentiques que la pr\u00e9tendue image d\u00e9finitive. Ce qui l\u2019int\u00e9resse, d\u00e9sormais, il ne le sait m\u00eame plus ; il voudrait simplement tirer honn\u00eatement, comme un bon artisan, et s\u2019en contenter. Et puis revient la morsure : l\u2019impression que l\u2019histoire qu\u2019il raconte n\u2019est pas tout \u00e0 fait la sienne ; que l\u2019\u00e9poque, la mode, ont vol\u00e9 les seules images qui comptaient r\u00e9ellement. Il chasse ces id\u00e9es. Il \u00e9crit \u00e7a \u00e0 des ann\u00e9es-lumi\u00e8re de distance. Il \u00e9prouve de la tendresse pour ce petit jeune homme de vingt-six ans, parti seul \u00e0 la rencontre de sa propre r\u00e9alit\u00e9 imaginaire. Il sait maintenant que ce qui compte n\u2019est pas une image unique, mais un faisceau, un kal\u00e9idoscope toujours en mouvement, qu\u2019on n\u2019arr\u00eate que de fa\u00e7on arbitraire — pour raconter une histoire. Et une histoire, justement, n\u2019a pas grand-chose \u00e0 voir avec la vraie vie, avec la r\u00e9alit\u00e9.<\/p>", "content_text": " >**Variante** : Fais sentir la pr\u00e9paration, la r\u00e9p\u00e9tition, les corrections. Ne livre pas \u2018l\u2019image finale\u2019 : laisse-la se construire\/\u00e9chouer, et fais surgir seulement un fragment vivant \u2014 le \u2018pied nu\u2019 \u2014 qui vaut plus que tout le reste.\u201d Dans l\u2019obscurit\u00e9 feutr\u00e9e du labo, il se tient l\u00e0, mains nerveuses, yeux encore br\u00fbl\u00e9s. Pas besoin d\u2019en rajouter : ici, tout passe par les gestes. L\u2019agrandisseur jette le n\u00e9gatif sur le papier baryt\u00e9 ; un rectangle de lumi\u00e8re, une image en attente, et d\u00e9j\u00e0 cette sensation d\u2019\u00eatre au bord de quelque chose. Il plonge la feuille dans le r\u00e9v\u00e9lateur : d\u2019abord les noirs, les masses d\u2019ombre, puis les gris qui montent, puis les blancs qui se d\u00e9cident \u00e0 appara\u00eetre. L\u2019\u0153il sait attendre, grappiller encore un peu de mati\u00e8re dans les zones trop claires, ne pas c\u00e9der trop vite \u00e0 l\u2019illusion que \u00ab c\u2019est bon \u00bb. Il compte les secondes mentalement, retranche, ajoute, recommence. Chaque variation fabrique une \u00e9preuve diff\u00e9rente : alchimie modeste, cruelle, t\u00eatue, qui vous rend \u00e0 la fois artisan et joueur compulsif. La lampe rouge donne aux cuvettes des reflets de sang. Et sous cette lumi\u00e8re-l\u00e0, les images viennent, et ce ne sont pas des images confortables : ici cinquante corps allong\u00e9s sur le sol de la gare routi\u00e8re de Quetta apr\u00e8s que l\u2019arm\u00e9e a tir\u00e9 depuis les toits ; l\u00e0 un soldat br\u00fbl\u00e9 de la t\u00eate aux pieds par du napalm sovi\u00e9tique, regard riv\u00e9 \u00e0 l\u2019objectif, plus de cils, plus de sourcils. Par la fen\u00eatre, la ville continue : klaxons de rickshaws, rires d\u2019enfants dans une cour d\u2019\u00e9cole. Le soir, les lueurs pisseuses du restaurant de l\u2019h\u00f4tel Osmani, sur Jina Road, glissent sur l\u2019arrondi des brocs d\u2019\u00e9tain ; une odeur de cardamome flotte. Plus tard encore, \u00e0 Karachi, au cr\u00e9puscule, les martinets strient le bleu sombre, ballets rapides et bruyants, comme s\u2019ils se moquaient de votre besoin de fixer quoi que ce soit. Il encha\u00eene. Il d\u00e9chire les emballages Agfa, les jette \u00e0 m\u00eame le sol pour ne garder que le carton. D\u2019un coup d\u2019ongle il tranche le scotch, lib\u00e8re le couvercle, d\u00e9plie le plastique noir ; la pulpe de ses doigts, toujours s\u00e8che quand il touche papier et film, sent tout de suite la couche argentique. Feuille apr\u00e8s feuille sous l\u2019agrandisseur. Mise au point. Compte-fil. V\u00e9rifier le premier plan, s\u2019assurer que \u00e7a tient, et pourtant savoir que \u00e7a ne tiendra peut-\u00eatre pas. Les images se superposent dans sa t\u00eate plus qu\u2019elles ne se succ\u00e8dent : r\u00e9el, imaginaire, t\u00e9moignage, fantasme, il ne tranche pas, il n\u2019en parle \u00e0 personne, il sait que personne ne le croirait, et au fond peu importe. Les souvenirs se m\u00ealent aux r\u00eaves. Il se revoit, des mois plus t\u00f4t, prendre le bus \u00e0 la porte de la Villette ; belle journ\u00e9e ; elle l\u2019avait accompagn\u00e9 jusqu\u2019\u00e0 la gare ; son visage, dernier visage avant le grand d\u00e9part. Aujourd\u2019hui, ce visage est devenu flou. Il n\u2019arrive plus \u00e0 retrouver la nettet\u00e9 d\u2019autrefois, cette nettet\u00e9 dont il croyait qu\u2019elle prouvait quelque chose \u2014 alors qu\u2019elle ne prouvait que ses illusions, ses sentiments convenus, sa docilit\u00e9 \u00e0 l\u2019\u00e9poque. Sur les tirages, des visages apparaissent et disparaissent. Des inconnus deviennent familiers, mais il conna\u00eet la ruse : cette familiarit\u00e9 vient surtout du fait qu\u2019il a d\u00e9velopp\u00e9 cent fois les m\u00eames images, \u00e0 s\u2019en br\u00fbler les doigts, sans jamais obtenir l\u2019\u00e9preuve tant esp\u00e9r\u00e9e. Il fixe, il rince, il attend. L\u2019odeur chimique se colle aux souvenirs, et le temps se met \u00e0 flotter, comme si la chambre noire avait le pouvoir de faire de la vie un pr\u00e9sent interminable. Les photos s\u00e8chent. Certaines zones se r\u00e9v\u00e8lent avec une clart\u00e9 presque agressive ; d\u2019autres restent dans un flou qui ne c\u00e8de pas, comme pour rappeler que tout ne se donne pas, que certaines histoires restent inachev\u00e9es par nature. Peut-\u00eatre que le vrai travail n\u2019est pas une image, mais ce qui entra\u00eene vers elle sans jamais la trouver : accumuler des essais, des ratages, tourner autour d\u2019une r\u00e9ussite imaginaire, et finir par comprendre que ces fragments-l\u00e0 \u2014 les notes, les \u00e9preuves, les reprises \u2014 sont plus authentiques que la pr\u00e9tendue image d\u00e9finitive. Ce qui l\u2019int\u00e9resse, d\u00e9sormais, il ne le sait m\u00eame plus ; il voudrait simplement tirer honn\u00eatement, comme un bon artisan, et s\u2019en contenter. Et puis revient la morsure : l\u2019impression que l\u2019histoire qu\u2019il raconte n\u2019est pas tout \u00e0 fait la sienne ; que l\u2019\u00e9poque, la mode, ont vol\u00e9 les seules images qui comptaient r\u00e9ellement. Il chasse ces id\u00e9es. Il \u00e9crit \u00e7a \u00e0 des ann\u00e9es-lumi\u00e8re de distance. Il \u00e9prouve de la tendresse pour ce petit jeune homme de vingt-six ans, parti seul \u00e0 la rencontre de sa propre r\u00e9alit\u00e9 imaginaire. Il sait maintenant que ce qui compte n\u2019est pas une image unique, mais un faisceau, un kal\u00e9idoscope toujours en mouvement, qu\u2019on n\u2019arr\u00eate que de fa\u00e7on arbitraire \u2014 pour raconter une histoire. Et une histoire, justement, n\u2019a pas grand-chose \u00e0 voir avec la vraie vie, avec la r\u00e9alit\u00e9. 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\nid\u00e9e<\/strong>:consigne d\u2019“expansion” \u00e0 partir d\u2019un fragment minuscule, en prenant pour boussole deux gestes : le pied nu du Chef-d\u2019\u0153uvre inconnu (un morceau vivant qui surgit d\u2019un chaos) et l\u2019acharnement exhaustif de Claude Simon dans Le\u00e7on de choses (partir d\u2019un d\u00e9tail banal et le faire avaler tout le d\u00e9cor). Donc : tu choisis un d\u00e9tail minime (objet, image, morceau de mati\u00e8re, angle, surface, jointure, trace), tu l\u2019empoignes physiquement par l\u2019\u00e9criture (pas “d\u00e9crire joli”, mais serrer, inventorier, faire appara\u00eetre), et une fois le mouvement lanc\u00e9, tu le tiens : le d\u00e9tail devient moteur, puis il mange le lieu, la situation, puis les personnages, puis le temps, jusqu\u2019\u00e0 \u00e9puisement. L\u2019objectif n\u2019est pas dix lignes “effet”, mais une pouss\u00e9e longue, obstin\u00e9e, qui peut prendre des pages et des jours : rester dans la rage d\u2019exhaustivit\u00e9, laisser le r\u00e9el se recomposer par strates, comme si le fragment finissait par devenir la preuve vivante au milieu du brouillard.<\/p>\n<\/blockquote>\n
Un portail couleur rouille se d\u00e9coupe sur fond sombre ; le contraste vient des deux morceaux de mur clairs, de part et d\u2019autre, qui bordent c\u00f4t\u00e9 route la propri\u00e9t\u00e9. Des tubulures, des tiges m\u00e9talliques, une peinture verte pel\u00e9e par endroits ; sur les tiges, agraf\u00e9, un grillage \u00e0 losanges. Les anges et les losanges, peut-\u00eatre. Les \u00e9cailles de peinture explosent au ralenti, \u00e9clatent, se rel\u00e8vent, mus par l\u2019ennui ou le d\u00e9sir de s\u2019essayer \u00e0 la figure, virgules, vagues, une flore et une faune de l\u2019usure qui se rebiffent, rebiquent, convulsent, et l\u2019ensemble tient par cette harmonie subtile n\u00e9e de deux couleurs cens\u00e9es s\u2019opposer : le rouge sombre des rouilles et le gris-vert du relief, de l\u2019abrasion. Portail battant \u00e0 deux vantaux, ajour\u00e9s malgr\u00e9 le maillage ; jadis fix\u00e9 \u00e0 des montants \u00e9pais, verticaux, carr\u00e9s, d\u00e9sormais fauss\u00e9s en quelques points par des chocs dont les raisons restent inconnues ; montants encore solidement repris dans des piliers de parpaings, dont l\u2019un n\u2019a jamais \u00e9t\u00e9 enduit, d\u00e9tail qui laisse sur l\u2019ensemble une impression d\u2019inachev\u00e9, comme si on s\u2019\u00e9tait arr\u00eat\u00e9 en cours de phrase. Sur le portail ferm\u00e9, un cadre et ses traverses ; la battue n\u2019est plus rectiligne : un jeu appara\u00eet, au-dessus de la serrure, et \u00e7a baille davantage en montant. Quatre gros gonds, lourds comme des gonds de grange, rouill\u00e9s eux aussi, tiennent encore tout \u00e7a, comme ils peuvent, et c\u2019est presque attendrissant qu\u2019ils tiennent. Au-del\u00e0 du portail, la vue se floute : l\u2019angle d\u2019une b\u00e2tisse, et surtout le lierre, masse vert sombre un peu luisante, qui mange la fa\u00e7ade ; si l\u2019on tend l\u2019oreille, on devine un monde invisible d\u2019insectes dans cette \u00e9paisseur v\u00e9g\u00e9tale, et plus haut, sous les goutti\u00e8res, les nids d\u2019hirondelles, constructions de paille, de terre et de bave ; sur les fils t\u00e9l\u00e9phoniques et \u00e9lectriques, jadis, la partition des hirondelles que les petits \u00e9coliers chantonnaient en d\u00e9boulant du hameau. Au pied du lierre, des fleurs ; une all\u00e9e sableuse qui s\u2019assombrit sous l\u2019ombre de grands arbres ; un seau vert p\u00e2le, une petite pelle, jouets abandonn\u00e9s comme apr\u00e8s un d\u00e9part press\u00e9 ; plus loin, une brouette renvers\u00e9e, ombre bouch\u00e9e sous son ventre de m\u00e9tal ; \u00e0 l\u2019est, un muret de pierres s\u00e8ches, une cloison grillag\u00e9e qui trace la limite jusqu\u2019au champ, et, align\u00e9s le long de cette fronti\u00e8re, un poulailler, un hangar, un potager au cordeau, les gestes du jardin rendus visibles par l\u2019ordre m\u00eame qu\u2019ils imposent ; au centre, un bassin circulaire, autrefois plein d\u2019eau, maintenant plein de terre et de pens\u00e9es, bordure de pierre tach\u00e9e, d\u00e9j\u00e0 comme un cimeti\u00e8re miniature ; et au-del\u00e0, des clapiers, des restes de murs, puis le champ sombre qui recule vers le gris bleut\u00e9 des collines, comme pour aller se blottir dans une ombre douce, histoire de se reposer de la violence du ciel. De la premi\u00e8re \u00e9bauche, la structure est classique : trois plans, et un point de vue de cyclope qui ne bouge pas, plant\u00e9 l\u00e0, comme on apprend \u00e0 voir sur les bancs de l\u2019\u00e9cole, comme on apprend \u00e0 se raconter des histoires : un sujet, un point de vue, et la r\u00e9alit\u00e9 qui s\u2019organise autour. En 1964, il les voit d\u00e9barquer de la ville ; il a quatre-vingts ans, il vit l\u00e0 depuis cinquante ans, c\u2019est lui qui a fait poser le portail, creuser le bassin, fabriquer le poulailler, et c\u2019est lui qui, des ann\u00e9es durant, s\u2019enfon\u00e7ait la nuit au fond du jardin pour aller faire ses besoins, avant le confort et ses promesses ; il a conc\u00e9d\u00e9, tardivement, qu\u2019on mette une porte dans la cloison, pour que la voisine ne fasse plus le tour entier quand elle venait lui servir la soupe et faire un brin de m\u00e9nage. Ils arrivent au cr\u00e9puscule, fin d\u2019\u00e9t\u00e9 : son petit-fils, sa bru, et le petit ; il \u00e9carte le rideau de la salle \u00e0 manger, regarde la route au-del\u00e0 du mur ; quelques hirondelles sont d\u00e9j\u00e0 pos\u00e9es sur les fils, il a fait plus froid ces derniers jours, et la maison du p\u00e8re Bory, en face, a les volets ferm\u00e9s depuis juillet, depuis qu\u2019il est devenu veuf ; on ne le voit plus, mais \u00e7a ne veut pas dire qu\u2019il n\u2019est pas l\u00e0, il le sait, lui qui avait ferm\u00e9 ses propres volets \u00e0 la disparition de son \u00e9pouse et s\u2019\u00e9tait tenu reclus \u00e0 lire le dictionnaire ; dans la guerre comme dans la paix, dans la douleur comme dans la solitude, l\u2019homme n\u2019a jamais d\u2019autre recours valable que celui de revisiter les mots, et plus il lit le gros livre, plus il s\u2019aper\u00e7oit qu\u2019il ne sait rien. Une porti\u00e8re claque ; il voit une grande femme admirable sortir de la voiture, v\u00eatue \u00e0 la mode du jour, presque am\u00e9ricaine, magazine ; son petit-fils a grossi, il a perdu ses cheveux, lui qui avait, sur la photo accroch\u00e9e au mur, une toison boucl\u00e9e ; le petit marche \u00e0 peine, blondinet joufflu, timide et gauche ; qu\u2019est-ce que tout \u00e7a va donner, pense-t-il, puis il referme le rideau, enfile ses sabots, et descend dans l\u2019all\u00e9e \u00e0 leur rencontre. Quelques mois plus tard, ils vivent \u00e0 l\u2019\u00e9tage ; ils se querellent \u00e0 propos d\u2019une douche, ils veulent une colonne sanitaire sur la fa\u00e7ade sud, un plan, une salle de bains pour lui au rez-de-chauss\u00e9e, une pour eux \u00e0 l\u2019\u00e9tage, et des toilettes s\u00e9par\u00e9es, tout ce progr\u00e8s soigneusement dessin\u00e9 ; \u00e7a l\u2019agace, ce changement, mais il ne dit rien, il laisse faire, il a d\u00e9j\u00e0 vu ce que \u00e7a donnait, et il sait qu\u2019on ne gagne pas contre le progr\u00e8s, pas sur la dur\u00e9e. Elle veut que le gamin prenne une douche matin et soir ; ils se chamaillent sur le perron ; il l\u00e2che : « Vous allez en faire une fillette si vous le lavez tout le temps », et aussit\u00f4t il regrette, pas digne de lui ; ce jour-l\u00e0, il d\u00e9cide de se taire vraiment, non par hostilit\u00e9, mais par pratique : une fa\u00e7on d\u2019extraire de l\u2019exp\u00e9rience quelque chose de tenable, et rien ne vaut l\u2019exp\u00e9rience. La maison est anim\u00e9e ; le gamin court, explore, et lui, instituteur, soldat, secr\u00e9taire de mairie, observe \u00e0 la lumi\u00e8re de ce qu\u2019il sait des hommes ; il d\u00e9tecte la sournoiserie, puis le mensonge, presque comme on sent la pluie ; le gamin, pense-t-il, a d\u00e9j\u00e0 la l\u00e8pre du commerce, des affaires, et il chante, parce qu\u2019il n\u2019a trouv\u00e9 que \u00e7a : « Menteur, voleur, picoteur, les grenouilles te trouveront ; menteur, voleur, picoteur, les crapauds te mangeront. » Des cinq ann\u00e9es que l\u2019enfant passe dans la maison, il amassera une provision de nostalgie pour toute une vie ; et pourtant, des ann\u00e9es plus tard, en examinant calmement ce qui s\u2019est vraiment pass\u00e9 l\u00e0, il aura du mal \u00e0 y trouver autre chose que du malheur, des humiliations, des coups, une violence brute, qu\u2019il confondra longtemps avec la rudesse paysanne, alors m\u00eame que les collines ont des courbes douces, que les sous-bois apaisent, et que le Cher s\u2019\u00e9coule avec une indolence presque insolente ; paradoxe, voil\u00e0, et peut-\u00eatre la nostalgie n\u2019est-elle que la nostalgie de cette joie unique : d\u00e9couvrir la nature des paradoxes. Ils reviennent en p\u00e8lerinage, en sachant le r\u00e9sultat d\u2019avance ; il r\u00e9trograde en arrivant d\u2019H\u00e9risson, roule au pas pour s\u2019enfoncer dans la sensation, pour comprendre les rouages de cette nostalgie, et la maison appara\u00eet comme un spectre, un squelette, quelque chose de d\u00e9vitalis\u00e9 ; une femme passe le portail, et il voudrait ne pas s\u2019arr\u00eater, enclencher la seconde, filer, mais son \u00e9pouse dit : « Arr\u00eate-toi, on va demander \u00e0 la dame. » C\u2019est elle qui parle, lui n\u2019y parvient pas, redevenu le gamin timide ; « Mon mari habitait l\u00e0, on se demandait si on pouvait faire quelques photos. » La femme les regarde comme des ennemis ; ce regard, il le reconna\u00eet, le m\u00eame qu\u2019on portait sur lui \u00e0 l\u2019\u00e9cole quand il entrait dans la cour ; elle le toise et l\u00e2che : « Votre p\u00e8re n\u2019\u00e9tait pas un homme gentil, il nous en a bien fait voir chez le notaire, \u00e0 l\u2019achat de la maison. » Un homme arrive \u00e0 v\u00e9lo, encore plus mauvais, comme s\u2019il avait su tout de suite qui ils \u00e9taient ; la visite est morte avant d\u2019avoir commenc\u00e9 ; il imagine la sc\u00e8ne chez le notaire, son vieux face \u00e0 ces deux-l\u00e0, le plaisir sec que \u00e7a a d\u00fb lui faire, et il se surprend \u00e0 \u00eatre d\u2019accord avec lui, pour une fois : des sales cons, oui, et rien que pour \u00e7a, ce p\u00e8lerinage n\u2019est pas tout \u00e0 fait vain. En roulant, il se demande comment rendre compte de tout \u00e7a encore, comme si ce n\u2019\u00e9tait pas \u00e9puis\u00e9, comme si le tableau manquait de tenue, de nerf, et m\u00eame d\u2019int\u00e9r\u00eat ; avant de tourner vers \u00c9pineuil, vers le cimeti\u00e8re, il dit : « Et voil\u00e0 le tableau. Je t\u2019avais bien dit que c\u2019\u00e9tait inutile d\u2019y aller. » « \u00c9videmment, soupire-t-elle, tout est de ma faute comme d\u2019habitude. » Ils se regardent, pr\u00eats \u00e0 dire quelque chose, et c\u2019est l\u00e0 qu\u2019un fou rire les surprend, juste avant de se garer devant le mur du cimeti\u00e8re.<\/p>", "content_text": " >**id\u00e9e**:consigne d\u2019\u201cexpansion\u201d \u00e0 partir d\u2019un fragment minuscule, en prenant pour boussole deux gestes : le pied nu du Chef-d\u2019\u0153uvre inconnu (un morceau vivant qui surgit d\u2019un chaos) et l\u2019acharnement exhaustif de Claude Simon dans Le\u00e7on de choses (partir d\u2019un d\u00e9tail banal et le faire avaler tout le d\u00e9cor). Donc : tu choisis un d\u00e9tail minime (objet, image, morceau de mati\u00e8re, angle, surface, jointure, trace), tu l\u2019empoignes physiquement par l\u2019\u00e9criture (pas \u201cd\u00e9crire joli\u201d, mais serrer, inventorier, faire appara\u00eetre), et une fois le mouvement lanc\u00e9, tu le tiens : le d\u00e9tail devient moteur, puis il mange le lieu, la situation, puis les personnages, puis le temps, jusqu\u2019\u00e0 \u00e9puisement. L\u2019objectif n\u2019est pas dix lignes \u201ceffet\u201d, mais une pouss\u00e9e longue, obstin\u00e9e, qui peut prendre des pages et des jours : rester dans la rage d\u2019exhaustivit\u00e9, laisser le r\u00e9el se recomposer par strates, comme si le fragment finissait par devenir la preuve vivante au milieu du brouillard. Un portail couleur rouille se d\u00e9coupe sur fond sombre ; le contraste vient des deux morceaux de mur clairs, de part et d\u2019autre, qui bordent c\u00f4t\u00e9 route la propri\u00e9t\u00e9. Des tubulures, des tiges m\u00e9talliques, une peinture verte pel\u00e9e par endroits ; sur les tiges, agraf\u00e9, un grillage \u00e0 losanges. Les anges et les losanges, peut-\u00eatre. Les \u00e9cailles de peinture explosent au ralenti, \u00e9clatent, se rel\u00e8vent, mus par l\u2019ennui ou le d\u00e9sir de s\u2019essayer \u00e0 la figure, virgules, vagues, une flore et une faune de l\u2019usure qui se rebiffent, rebiquent, convulsent, et l\u2019ensemble tient par cette harmonie subtile n\u00e9e de deux couleurs cens\u00e9es s\u2019opposer : le rouge sombre des rouilles et le gris-vert du relief, de l\u2019abrasion. Portail battant \u00e0 deux vantaux, ajour\u00e9s malgr\u00e9 le maillage ; jadis fix\u00e9 \u00e0 des montants \u00e9pais, verticaux, carr\u00e9s, d\u00e9sormais fauss\u00e9s en quelques points par des chocs dont les raisons restent inconnues ; montants encore solidement repris dans des piliers de parpaings, dont l\u2019un n\u2019a jamais \u00e9t\u00e9 enduit, d\u00e9tail qui laisse sur l\u2019ensemble une impression d\u2019inachev\u00e9, comme si on s\u2019\u00e9tait arr\u00eat\u00e9 en cours de phrase. Sur le portail ferm\u00e9, un cadre et ses traverses ; la battue n\u2019est plus rectiligne : un jeu appara\u00eet, au-dessus de la serrure, et \u00e7a baille davantage en montant. Quatre gros gonds, lourds comme des gonds de grange, rouill\u00e9s eux aussi, tiennent encore tout \u00e7a, comme ils peuvent, et c\u2019est presque attendrissant qu\u2019ils tiennent. Au-del\u00e0 du portail, la vue se floute : l\u2019angle d\u2019une b\u00e2tisse, et surtout le lierre, masse vert sombre un peu luisante, qui mange la fa\u00e7ade ; si l\u2019on tend l\u2019oreille, on devine un monde invisible d\u2019insectes dans cette \u00e9paisseur v\u00e9g\u00e9tale, et plus haut, sous les goutti\u00e8res, les nids d\u2019hirondelles, constructions de paille, de terre et de bave ; sur les fils t\u00e9l\u00e9phoniques et \u00e9lectriques, jadis, la partition des hirondelles que les petits \u00e9coliers chantonnaient en d\u00e9boulant du hameau. Au pied du lierre, des fleurs ; une all\u00e9e sableuse qui s\u2019assombrit sous l\u2019ombre de grands arbres ; un seau vert p\u00e2le, une petite pelle, jouets abandonn\u00e9s comme apr\u00e8s un d\u00e9part press\u00e9 ; plus loin, une brouette renvers\u00e9e, ombre bouch\u00e9e sous son ventre de m\u00e9tal ; \u00e0 l\u2019est, un muret de pierres s\u00e8ches, une cloison grillag\u00e9e qui trace la limite jusqu\u2019au champ, et, align\u00e9s le long de cette fronti\u00e8re, un poulailler, un hangar, un potager au cordeau, les gestes du jardin rendus visibles par l\u2019ordre m\u00eame qu\u2019ils imposent ; au centre, un bassin circulaire, autrefois plein d\u2019eau, maintenant plein de terre et de pens\u00e9es, bordure de pierre tach\u00e9e, d\u00e9j\u00e0 comme un cimeti\u00e8re miniature ; et au-del\u00e0, des clapiers, des restes de murs, puis le champ sombre qui recule vers le gris bleut\u00e9 des collines, comme pour aller se blottir dans une ombre douce, histoire de se reposer de la violence du ciel. De la premi\u00e8re \u00e9bauche, la structure est classique : trois plans, et un point de vue de cyclope qui ne bouge pas, plant\u00e9 l\u00e0, comme on apprend \u00e0 voir sur les bancs de l\u2019\u00e9cole, comme on apprend \u00e0 se raconter des histoires : un sujet, un point de vue, et la r\u00e9alit\u00e9 qui s\u2019organise autour. En 1964, il les voit d\u00e9barquer de la ville ; il a quatre-vingts ans, il vit l\u00e0 depuis cinquante ans, c\u2019est lui qui a fait poser le portail, creuser le bassin, fabriquer le poulailler, et c\u2019est lui qui, des ann\u00e9es durant, s\u2019enfon\u00e7ait la nuit au fond du jardin pour aller faire ses besoins, avant le confort et ses promesses ; il a conc\u00e9d\u00e9, tardivement, qu\u2019on mette une porte dans la cloison, pour que la voisine ne fasse plus le tour entier quand elle venait lui servir la soupe et faire un brin de m\u00e9nage. Ils arrivent au cr\u00e9puscule, fin d\u2019\u00e9t\u00e9 : son petit-fils, sa bru, et le petit ; il \u00e9carte le rideau de la salle \u00e0 manger, regarde la route au-del\u00e0 du mur ; quelques hirondelles sont d\u00e9j\u00e0 pos\u00e9es sur les fils, il a fait plus froid ces derniers jours, et la maison du p\u00e8re Bory, en face, a les volets ferm\u00e9s depuis juillet, depuis qu\u2019il est devenu veuf ; on ne le voit plus, mais \u00e7a ne veut pas dire qu\u2019il n\u2019est pas l\u00e0, il le sait, lui qui avait ferm\u00e9 ses propres volets \u00e0 la disparition de son \u00e9pouse et s\u2019\u00e9tait tenu reclus \u00e0 lire le dictionnaire ; dans la guerre comme dans la paix, dans la douleur comme dans la solitude, l\u2019homme n\u2019a jamais d\u2019autre recours valable que celui de revisiter les mots, et plus il lit le gros livre, plus il s\u2019aper\u00e7oit qu\u2019il ne sait rien. Une porti\u00e8re claque ; il voit une grande femme admirable sortir de la voiture, v\u00eatue \u00e0 la mode du jour, presque am\u00e9ricaine, magazine ; son petit-fils a grossi, il a perdu ses cheveux, lui qui avait, sur la photo accroch\u00e9e au mur, une toison boucl\u00e9e ; le petit marche \u00e0 peine, blondinet joufflu, timide et gauche ; qu\u2019est-ce que tout \u00e7a va donner, pense-t-il, puis il referme le rideau, enfile ses sabots, et descend dans l\u2019all\u00e9e \u00e0 leur rencontre. Quelques mois plus tard, ils vivent \u00e0 l\u2019\u00e9tage ; ils se querellent \u00e0 propos d\u2019une douche, ils veulent une colonne sanitaire sur la fa\u00e7ade sud, un plan, une salle de bains pour lui au rez-de-chauss\u00e9e, une pour eux \u00e0 l\u2019\u00e9tage, et des toilettes s\u00e9par\u00e9es, tout ce progr\u00e8s soigneusement dessin\u00e9 ; \u00e7a l\u2019agace, ce changement, mais il ne dit rien, il laisse faire, il a d\u00e9j\u00e0 vu ce que \u00e7a donnait, et il sait qu\u2019on ne gagne pas contre le progr\u00e8s, pas sur la dur\u00e9e. Elle veut que le gamin prenne une douche matin et soir ; ils se chamaillent sur le perron ; il l\u00e2che : \u00ab Vous allez en faire une fillette si vous le lavez tout le temps \u00bb, et aussit\u00f4t il regrette, pas digne de lui ; ce jour-l\u00e0, il d\u00e9cide de se taire vraiment, non par hostilit\u00e9, mais par pratique : une fa\u00e7on d\u2019extraire de l\u2019exp\u00e9rience quelque chose de tenable, et rien ne vaut l\u2019exp\u00e9rience. La maison est anim\u00e9e ; le gamin court, explore, et lui, instituteur, soldat, secr\u00e9taire de mairie, observe \u00e0 la lumi\u00e8re de ce qu\u2019il sait des hommes ; il d\u00e9tecte la sournoiserie, puis le mensonge, presque comme on sent la pluie ; le gamin, pense-t-il, a d\u00e9j\u00e0 la l\u00e8pre du commerce, des affaires, et il chante, parce qu\u2019il n\u2019a trouv\u00e9 que \u00e7a : \u00ab Menteur, voleur, picoteur, les grenouilles te trouveront ; menteur, voleur, picoteur, les crapauds te mangeront. \u00bb Des cinq ann\u00e9es que l\u2019enfant passe dans la maison, il amassera une provision de nostalgie pour toute une vie ; et pourtant, des ann\u00e9es plus tard, en examinant calmement ce qui s\u2019est vraiment pass\u00e9 l\u00e0, il aura du mal \u00e0 y trouver autre chose que du malheur, des humiliations, des coups, une violence brute, qu\u2019il confondra longtemps avec la rudesse paysanne, alors m\u00eame que les collines ont des courbes douces, que les sous-bois apaisent, et que le Cher s\u2019\u00e9coule avec une indolence presque insolente ; paradoxe, voil\u00e0, et peut-\u00eatre la nostalgie n\u2019est-elle que la nostalgie de cette joie unique : d\u00e9couvrir la nature des paradoxes. Ils reviennent en p\u00e8lerinage, en sachant le r\u00e9sultat d\u2019avance ; il r\u00e9trograde en arrivant d\u2019H\u00e9risson, roule au pas pour s\u2019enfoncer dans la sensation, pour comprendre les rouages de cette nostalgie, et la maison appara\u00eet comme un spectre, un squelette, quelque chose de d\u00e9vitalis\u00e9 ; une femme passe le portail, et il voudrait ne pas s\u2019arr\u00eater, enclencher la seconde, filer, mais son \u00e9pouse dit : \u00ab Arr\u00eate-toi, on va demander \u00e0 la dame. \u00bb C\u2019est elle qui parle, lui n\u2019y parvient pas, redevenu le gamin timide ; \u00ab Mon mari habitait l\u00e0, on se demandait si on pouvait faire quelques photos. \u00bb La femme les regarde comme des ennemis ; ce regard, il le reconna\u00eet, le m\u00eame qu\u2019on portait sur lui \u00e0 l\u2019\u00e9cole quand il entrait dans la cour ; elle le toise et l\u00e2che : \u00ab Votre p\u00e8re n\u2019\u00e9tait pas un homme gentil, il nous en a bien fait voir chez le notaire, \u00e0 l\u2019achat de la maison. \u00bb Un homme arrive \u00e0 v\u00e9lo, encore plus mauvais, comme s\u2019il avait su tout de suite qui ils \u00e9taient ; la visite est morte avant d\u2019avoir commenc\u00e9 ; il imagine la sc\u00e8ne chez le notaire, son vieux face \u00e0 ces deux-l\u00e0, le plaisir sec que \u00e7a a d\u00fb lui faire, et il se surprend \u00e0 \u00eatre d\u2019accord avec lui, pour une fois : des sales cons, oui, et rien que pour \u00e7a, ce p\u00e8lerinage n\u2019est pas tout \u00e0 fait vain. En roulant, il se demande comment rendre compte de tout \u00e7a encore, comme si ce n\u2019\u00e9tait pas \u00e9puis\u00e9, comme si le tableau manquait de tenue, de nerf, et m\u00eame d\u2019int\u00e9r\u00eat ; avant de tourner vers \u00c9pineuil, vers le cimeti\u00e8re, il dit : \u00ab Et voil\u00e0 le tableau. Je t\u2019avais bien dit que c\u2019\u00e9tait inutile d\u2019y aller. \u00bb \u00ab \u00c9videmment, soupire-t-elle, tout est de ma faute comme d\u2019habitude. \u00bb Ils se regardent, pr\u00eats \u00e0 dire quelque chose, et c\u2019est l\u00e0 qu\u2019un fou rire les surprend, juste avant de se garer devant le mur du cimeti\u00e8re. 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\nid\u00e9e<\/strong> : \u00e9crire l\u2019entr\u00e9e dans un lieu par le biais d\u2019un seul sens dominant (id\u00e9alement l\u2019olfactif), au pr\u00e9sent, en s\u2019interdisant le r\u00e9cit “psychologique”. Montrer comment cette sensation attrape le corps, remonte dans la gorge, impose des r\u00e9flexes, r\u00e9active des automatismes, et produit un autre toi (un toi conditionn\u00e9) qui agit \u00e0 ta place. Puis, au lieu de “raconter”, adopter une posture quasi technique : observer ce double, chercher un point de vue\/une contrainte pour ne pas s\u2019y dissoudre, et d\u00e9composer l\u2019envo\u00fbtement en \u00e9l\u00e9ments mat\u00e9riels (inventaire, combinatoire : surfaces, mains, objets, aliments, textiles, animaux, produits d\u2019hygi\u00e8ne, etc.). Finir non pas par une sc\u00e8ne, mais par une saturation lexicale (une liste) jusqu\u2019\u00e0 ce que les mots deviennent \u00e9quivalents, comme si l\u2019\u00e9criture elle-m\u00eame tentait de neutraliser l\u2019emprise (d\u00e9senvo\u00fbtement par \u00e9puisement).<\/p>\n<\/blockquote>\n
L\u2019odeur vous prend \u00e0 la gorge sit\u00f4t qu\u2019on entre : agr\u00e9able, d\u00e9sagr\u00e9able, ce n\u2019est pas le probl\u00e8me. C\u2019est une odeur reconnaissable entre toutes — l\u2019odeur de la maison familiale — qui s\u2019accroche illico \u00e0 vos souvenirs, \u00e0 votre m\u00e9moire, et vous recompose imm\u00e9diatement en tant qu\u2019\u00e9l\u00e9ment de cette maison, de cette famille. Tout se m\u00e9tamorphose d\u00e8s le seuil franchi : l\u2019envo\u00fbtement entre par les narines, remplit instantan\u00e9ment le corps entier. On dit “\u00e7a vous prend \u00e0 la gorge” parce que oui : c\u2019est une \u00e9treinte, un toucher qui arrive par le nez, remonte au ciboulot, et vous fabrique une empoigne qui vous serre le kiki ; alors aucun mot ne jaillit que des vieux mots us\u00e9s, d\u00e9sesp\u00e9rants de les sentir ressortir sous cette contrainte olfactive. D\u00e9crire cette odeur ? On sait tout de suite que c\u2019est vain : on d\u00e9crit pour \u00eatre lu, entendu, compris, or ici il n\u2019y a rien \u00e0 comprendre — tout \u00e0 sentir, \u00e0 ressentir, \u00e0 ressasser. L\u2019envo\u00fbtement, c\u2019est le ressassement : boucle de sensations, de sentiments, de r\u00e9flexes pavloviens. Et voil\u00e0 l\u2019irruption olfactive d\u2019un double de soi-m\u00eame sur quoi on n\u2019a aucun contr\u00f4le : il faut le savoir, chercher un si\u00e8ge, et observer, le plus calmement possible, les agissements de ce double dans les lieux, au contact des autres personnages du lieu. Apr\u00e8s l\u2019effroi, l\u2019angoisse travers\u00e9s, on peut tenter des strat\u00e9gies, mais elles demandent de revenir — physiquement, en pens\u00e9e, par imagination, peu importe : ce qui compte, c\u2019est l\u2019angle, le point de vue, la contrainte qu\u2019on s\u2019imposera pour p\u00e9n\u00e9trer dans le m\u00eame envo\u00fbtement sans s\u2019y dissoudre, en gardant en t\u00eate que le but est d\u2019en sortir, de se d\u00e9senvo\u00fbter. On peut suivre chacun \u00e0 la trace, non pas pour “raconter”, mais pour discerner ce qui compose l\u2019odeur : les doigts qui viennent d\u2019\u00e9plucher l\u2019ail, l\u2019oignon, de fumer, de caresser le chien, de se torcher le cul, de se curer le nez ou l\u2019oreille ; les odeurs passent ainsi du plan familial au plan plus individuel, plus intime, au plan de l\u2019\u00eatre sans le r\u00f4le — et cette bascule, au bout du compte, impr\u00e8gne l\u2019observateur, l\u2019envahit, le colonise, surtout si le penchant \u00e0 la nostalgie est fort, si le caract\u00e8re est faible, si la solitude essentielle n\u2019a pas \u00e9t\u00e9 explor\u00e9e de fond en comble, si la maison o\u00f9 l\u2019on entre est encore, par abus de langage, SA MAISON. Alors non : il ne faut pas prendre l\u2019olfactif un par un, il ne faut pas en faire une histoire, un r\u00e9cit, des personnages. Plus pertinent : cr\u00e9er des assemblages, des combinatoires, amasser du mat\u00e9riel de mots en amont pour l\u2019\u00e9puiser copieusement — suffisamment pour s\u2019abstenir ensuite de vouloir s\u2019en servir. Parvenir \u00e0 une indiff\u00e9rence vis-\u00e0-vis de ce mat\u00e9riel-mot, o\u00f9 le mot merde devienne l\u2019\u00e9quivalent parfait des mots ail, oignons, chien, cigare, pipe, pet, tapisseries, poussi\u00e8re, moquette, tapis, livres anciens, br\u00fble-parfum, dentifrice, apr\u00e8s-rasage, d\u00e9odorant pour chiottes, suppositoire, m\u00e9dicament, fleurs coup\u00e9es, pieds, aisselles, entrejambe, haleine.<\/p>", "content_text": " >**id\u00e9e**: \u00e9crire l\u2019entr\u00e9e dans un lieu par le biais d\u2019un seul sens dominant (id\u00e9alement l\u2019olfactif), au pr\u00e9sent, en s\u2019interdisant le r\u00e9cit \u201cpsychologique\u201d. 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C\u2019est une odeur reconnaissable entre toutes \u2014 l\u2019odeur de la maison familiale \u2014 qui s\u2019accroche illico \u00e0 vos souvenirs, \u00e0 votre m\u00e9moire, et vous recompose imm\u00e9diatement en tant qu\u2019\u00e9l\u00e9ment de cette maison, de cette famille. Tout se m\u00e9tamorphose d\u00e8s le seuil franchi : l\u2019envo\u00fbtement entre par les narines, remplit instantan\u00e9ment le corps entier. On dit \u201c\u00e7a vous prend \u00e0 la gorge\u201d parce que oui : c\u2019est une \u00e9treinte, un toucher qui arrive par le nez, remonte au ciboulot, et vous fabrique une empoigne qui vous serre le kiki ; alors aucun mot ne jaillit que des vieux mots us\u00e9s, d\u00e9sesp\u00e9rants de les sentir ressortir sous cette contrainte olfactive. D\u00e9crire cette odeur ? On sait tout de suite que c\u2019est vain : on d\u00e9crit pour \u00eatre lu, entendu, compris, or ici il n\u2019y a rien \u00e0 comprendre \u2014 tout \u00e0 sentir, \u00e0 ressentir, \u00e0 ressasser. L\u2019envo\u00fbtement, c\u2019est le ressassement : boucle de sensations, de sentiments, de r\u00e9flexes pavloviens. Et voil\u00e0 l\u2019irruption olfactive d\u2019un double de soi-m\u00eame sur quoi on n\u2019a aucun contr\u00f4le : il faut le savoir, chercher un si\u00e8ge, et observer, le plus calmement possible, les agissements de ce double dans les lieux, au contact des autres personnages du lieu. Apr\u00e8s l\u2019effroi, l\u2019angoisse travers\u00e9s, on peut tenter des strat\u00e9gies, mais elles demandent de revenir \u2014 physiquement, en pens\u00e9e, par imagination, peu importe : ce qui compte, c\u2019est l\u2019angle, le point de vue, la contrainte qu\u2019on s\u2019imposera pour p\u00e9n\u00e9trer dans le m\u00eame envo\u00fbtement sans s\u2019y dissoudre, en gardant en t\u00eate que le but est d\u2019en sortir, de se d\u00e9senvo\u00fbter. On peut suivre chacun \u00e0 la trace, non pas pour \u201craconter\u201d, mais pour discerner ce qui compose l\u2019odeur : les doigts qui viennent d\u2019\u00e9plucher l\u2019ail, l\u2019oignon, de fumer, de caresser le chien, de se torcher le cul, de se curer le nez ou l\u2019oreille ; les odeurs passent ainsi du plan familial au plan plus individuel, plus intime, au plan de l\u2019\u00eatre sans le r\u00f4le \u2014 et cette bascule, au bout du compte, impr\u00e8gne l\u2019observateur, l\u2019envahit, le colonise, surtout si le penchant \u00e0 la nostalgie est fort, si le caract\u00e8re est faible, si la solitude essentielle n\u2019a pas \u00e9t\u00e9 explor\u00e9e de fond en comble, si la maison o\u00f9 l\u2019on entre est encore, par abus de langage, SA MAISON. Alors non : il ne faut pas prendre l\u2019olfactif un par un, il ne faut pas en faire une histoire, un r\u00e9cit, des personnages. Plus pertinent : cr\u00e9er des assemblages, des combinatoires, amasser du mat\u00e9riel de mots en amont pour l\u2019\u00e9puiser copieusement \u2014 suffisamment pour s\u2019abstenir ensuite de vouloir s\u2019en servir. Parvenir \u00e0 une indiff\u00e9rence vis-\u00e0-vis de ce mat\u00e9riel-mot, o\u00f9 le mot merde devienne l\u2019\u00e9quivalent parfait des mots ail, oignons, chien, cigare, pipe, pet, tapisseries, poussi\u00e8re, moquette, tapis, livres anciens, br\u00fble-parfum, dentifrice, apr\u00e8s-rasage, d\u00e9odorant pour chiottes, suppositoire, m\u00e9dicament, fleurs coup\u00e9es, pieds, aisselles, entrejambe, haleine. ", "image": "", "tags": ["Ateliers d'\u00e9criture"] } ,{ "id": "https:\/\/ledibbouk.net\/ete-2023-07-ca-doit-venir-du-ventre.html", "url": "https:\/\/ledibbouk.net\/ete-2023-07-ca-doit-venir-du-ventre.html", "title": "#\u00e9t\u00e9 2023 # 07 | \u00c7a doit venir du ventre", "date_published": "2025-12-18T21:40:36Z", "date_modified": "2025-12-19T07:09:05Z", "author": {"name": "Patrick Blanchon"}, "content_html": "
\nid\u00e9e<\/strong> : faire exister le corps d\u2019un personnage non pas “\u00e0 la Balzac” (portrait, v\u00eatements, traits recompos\u00e9s), mais en mouvement, au pr\u00e9sent, comme une surface active : gestes, tensions, r\u00e9glages, postures, souffle, micro-rituels, fa\u00e7on de “se pr\u00e9parer” avant d\u2019entrer en sc\u00e8ne. Le mod\u00e8le (via Schefer lisant Woodman) : il y a une pr\u00e9paration (mise en place, r\u00e9glage, tenue, dispositif), puis \u00e7a \u00e9chappe au moment o\u00f9 l\u2019image advient — et toi, tu dois \u00e9crire juste avant ce basculement, en restant coll\u00e9 au concret, sans commentaire psychologique ni discours sur l\u2019art. L\u2019id\u00e9e de cam\u00e9ra coll\u00e9e au corps (assistant qui guide pendant que la cam\u00e9ra recule) sert d\u2019image op\u00e9ratoire : \u00e9crire au plus pr\u00e8s, accompagner, cadrer, suivre.<\/p>\n<\/blockquote>\n
\u00c7a doit venir du ventre, qu\u2019il dit, mais il ne le dit pas comme un conseil : il le dit comme un ordre, comme si mon tympan lui appartenait d\u00e9j\u00e0. Il marche dans la pi\u00e8ce en cherchant l\u2019endroit o\u00f9 la lumi\u00e8re tombe juste, pas trop, pas trop peu, et il s\u2019arr\u00eate net, la t\u00eate l\u00e9g\u00e8rement de biais, comme s\u2019il \u00e9coutait si son corps fait assez de bruit pour m\u00e9riter d\u2019exister. Il pose une main sur son bide, l\u2019autre sur sa gorge, il presse, il rel\u00e2che, il teste la tuyauterie, il avale de l\u2019air et le garde, il le remue, il le fait passer plus bas, plus bas encore, et ses yeux se plissent d\u2019un contentement mauvais : voil\u00e0, \u00e7a y est, \u00e7a circule. Il me regarde comme on regarde un outil qui n\u2019a pas servi depuis longtemps. « Parle plus bas, tu marmonnes. Tout ce qui marmonne me rend sourd. » Et il n\u2019attend pas ma r\u00e9ponse : il approche sa bouche, tr\u00e8s pr\u00e8s, il me souffle dessus comme pour v\u00e9rifier si je suis vivant, puis il recule d\u2019un pas et commence la pr\u00e9paration, la vraie, celle qui pr\u00e9c\u00e8de toujours ses crises d\u2019\u00e9loquence. Il roule ses \u00e9paules, il secoue ses mains, il fend l\u2019air avec les bras comme un nageur lourd, il fait craquer sa nuque, il tapote ses joues, il tire sa langue, il frotte ses incisives avec le pouce, il met deux doigts dans son oreille et gratte, sans pudeur, comme si la propret\u00e9 n\u2019\u00e9tait qu\u2019un obstacle \u00e0 la phrase. « Tu vois, \u00e7a, c\u2019est ton probl\u00e8me : t\u2019as le corps timide. T\u2019as le corps en papier. » Il dit papier et il rit, gorge ouverte, gorge sale, et je vois la salive qui brille un instant au coin de sa bouche avant de dispara\u00eetre. Il remonte sa ceinture, la redescend, la remonte encore, cherche l\u2019endroit exact o\u00f9 \u00e7a serre, o\u00f9 \u00e7a tient, o\u00f9 \u00e7a fait autorit\u00e9 ; il s\u2019appuie contre la table, puis s\u2019en d\u00e9colle comme s\u2019il s\u2019\u00e9tait br\u00fbl\u00e9, et il recommence \u00e0 respirer, \u00e0 gonfler, \u00e0 faire travailler l\u2019int\u00e9rieur. Je comprends que tout est l\u00e0 : l\u2019attaque ne sortira pas de sa t\u00eate, elle sortira de ses tripes. Il se rapproche encore, \u00e0 port\u00e9e de poing, et il parle enfin “ventre”, comme il dit, plus grave, plus bas, avec cette menace ridicule et r\u00e9elle \u00e0 la fois : « \u00c9coute ma bouche reli\u00e9e \u00e0 mon anus, \u00e9coute comme \u00e7a s\u2019aligne, comme \u00e7a se branche, comme \u00e7a devient une seule pi\u00e8ce. » Il se palpe le cou, les clavicules, il pince la peau, il la t\u00e2te comme une viande, puis il fait un pas de c\u00f4t\u00e9 pour se remettre dans l\u2019axe de la lumi\u00e8re. Et alors, sans pr\u00e9venir, il commence \u00e0 se d\u00e9shabiller, mais l\u00e0 encore ce n\u2019est pas un strip-tease, c\u2019est un d\u00e9montage m\u00e9thodique : d\u2019abord la cravate, qu\u2019il d\u00e9noue lentement, tr\u00e8s lentement, comme une corde qu\u2019on retire d\u2019un cou ; ensuite la chemise, bouton par bouton, avec une application presque scolaire ; puis le marcel \u00e0 rayures, qu\u2019il roule en boule et jette sur une chaise ; puis le pantalon, qu\u2019il fait glisser en le tenant \u00e0 deux mains comme une peau trop lourde ; puis le slip kangourou, qu\u2019il baisse d\u2019un geste bref, sec, d\u00e9finitif, et il reste l\u00e0, nu, au milieu de la pi\u00e8ce, pas beau, pas h\u00e9ro\u00efque, mais s\u00fbr de sa masse, s\u00fbr de sa pr\u00e9sence, s\u00fbr de sa gravit\u00e9. Il joint les jambes, il \u00e9tend les bras, il se met en croix, oui, en croix, comme s\u2019il fallait une posture ancienne pour rendre acceptable sa vulgarit\u00e9 neuve, et il baisse les yeux par une pudeur de th\u00e9\u00e2tre, par une pudeur fabriqu\u00e9e, exactement au moment o\u00f9 je manque de rire : il a oubli\u00e9 d\u2019\u00f4ter ses chaussettes. Il ne bouge pas. Il tient. Il respire. Il attend que je le regarde comme il veut \u00eatre regard\u00e9. Je le sens, l\u00e0, juste avant que quelque chose \u00e9chappe — juste avant l\u2019instant o\u00f9 il va chercher le geste de trop, la parole de trop, le signe qui fera basculer la sc\u00e8ne dans l\u2019image, et je n\u2019ai pas envie de l\u2019aider, je n\u2019ai pas envie de le retenir non plus.<\/p>", "content_text": " >**id\u00e9e**: faire exister le corps d\u2019un personnage non pas \u201c\u00e0 la Balzac\u201d (portrait, v\u00eatements, traits recompos\u00e9s), mais en mouvement, au pr\u00e9sent, comme une surface active : gestes, tensions, r\u00e9glages, postures, souffle, micro-rituels, fa\u00e7on de \u201cse pr\u00e9parer\u201d avant d\u2019entrer en sc\u00e8ne. Le mod\u00e8le (via Schefer lisant Woodman) : il y a une pr\u00e9paration (mise en place, r\u00e9glage, tenue, dispositif), puis \u00e7a \u00e9chappe au moment o\u00f9 l\u2019image advient \u2014 et toi, tu dois \u00e9crire juste avant ce basculement, en restant coll\u00e9 au concret, sans commentaire psychologique ni discours sur l\u2019art. L\u2019id\u00e9e de cam\u00e9ra coll\u00e9e au corps (assistant qui guide pendant que la cam\u00e9ra recule) sert d\u2019image op\u00e9ratoire : \u00e9crire au plus pr\u00e8s, accompagner, cadrer, suivre. \u00c7a doit venir du ventre, qu\u2019il dit, mais il ne le dit pas comme un conseil : il le dit comme un ordre, comme si mon tympan lui appartenait d\u00e9j\u00e0. Il marche dans la pi\u00e8ce en cherchant l\u2019endroit o\u00f9 la lumi\u00e8re tombe juste, pas trop, pas trop peu, et il s\u2019arr\u00eate net, la t\u00eate l\u00e9g\u00e8rement de biais, comme s\u2019il \u00e9coutait si son corps fait assez de bruit pour m\u00e9riter d\u2019exister. Il pose une main sur son bide, l\u2019autre sur sa gorge, il presse, il rel\u00e2che, il teste la tuyauterie, il avale de l\u2019air et le garde, il le remue, il le fait passer plus bas, plus bas encore, et ses yeux se plissent d\u2019un contentement mauvais : voil\u00e0, \u00e7a y est, \u00e7a circule. Il me regarde comme on regarde un outil qui n\u2019a pas servi depuis longtemps. \u00ab Parle plus bas, tu marmonnes. Tout ce qui marmonne me rend sourd. \u00bb Et il n\u2019attend pas ma r\u00e9ponse : il approche sa bouche, tr\u00e8s pr\u00e8s, il me souffle dessus comme pour v\u00e9rifier si je suis vivant, puis il recule d\u2019un pas et commence la pr\u00e9paration, la vraie, celle qui pr\u00e9c\u00e8de toujours ses crises d\u2019\u00e9loquence. Il roule ses \u00e9paules, il secoue ses mains, il fend l\u2019air avec les bras comme un nageur lourd, il fait craquer sa nuque, il tapote ses joues, il tire sa langue, il frotte ses incisives avec le pouce, il met deux doigts dans son oreille et gratte, sans pudeur, comme si la propret\u00e9 n\u2019\u00e9tait qu\u2019un obstacle \u00e0 la phrase. \u00ab Tu vois, \u00e7a, c\u2019est ton probl\u00e8me : t\u2019as le corps timide. T\u2019as le corps en papier. \u00bb Il dit papier et il rit, gorge ouverte, gorge sale, et je vois la salive qui brille un instant au coin de sa bouche avant de dispara\u00eetre. Il remonte sa ceinture, la redescend, la remonte encore, cherche l\u2019endroit exact o\u00f9 \u00e7a serre, o\u00f9 \u00e7a tient, o\u00f9 \u00e7a fait autorit\u00e9 ; il s\u2019appuie contre la table, puis s\u2019en d\u00e9colle comme s\u2019il s\u2019\u00e9tait br\u00fbl\u00e9, et il recommence \u00e0 respirer, \u00e0 gonfler, \u00e0 faire travailler l\u2019int\u00e9rieur. Je comprends que tout est l\u00e0 : l\u2019attaque ne sortira pas de sa t\u00eate, elle sortira de ses tripes. Il se rapproche encore, \u00e0 port\u00e9e de poing, et il parle enfin \u201cventre\u201d, comme il dit, plus grave, plus bas, avec cette menace ridicule et r\u00e9elle \u00e0 la fois : \u00ab \u00c9coute ma bouche reli\u00e9e \u00e0 mon anus, \u00e9coute comme \u00e7a s\u2019aligne, comme \u00e7a se branche, comme \u00e7a devient une seule pi\u00e8ce. \u00bb Il se palpe le cou, les clavicules, il pince la peau, il la t\u00e2te comme une viande, puis il fait un pas de c\u00f4t\u00e9 pour se remettre dans l\u2019axe de la lumi\u00e8re. Et alors, sans pr\u00e9venir, il commence \u00e0 se d\u00e9shabiller, mais l\u00e0 encore ce n\u2019est pas un strip-tease, c\u2019est un d\u00e9montage m\u00e9thodique : d\u2019abord la cravate, qu\u2019il d\u00e9noue lentement, tr\u00e8s lentement, comme une corde qu\u2019on retire d\u2019un cou ; ensuite la chemise, bouton par bouton, avec une application presque scolaire ; puis le marcel \u00e0 rayures, qu\u2019il roule en boule et jette sur une chaise ; puis le pantalon, qu\u2019il fait glisser en le tenant \u00e0 deux mains comme une peau trop lourde ; puis le slip kangourou, qu\u2019il baisse d\u2019un geste bref, sec, d\u00e9finitif, et il reste l\u00e0, nu, au milieu de la pi\u00e8ce, pas beau, pas h\u00e9ro\u00efque, mais s\u00fbr de sa masse, s\u00fbr de sa pr\u00e9sence, s\u00fbr de sa gravit\u00e9. Il joint les jambes, il \u00e9tend les bras, il se met en croix, oui, en croix, comme s\u2019il fallait une posture ancienne pour rendre acceptable sa vulgarit\u00e9 neuve, et il baisse les yeux par une pudeur de th\u00e9\u00e2tre, par une pudeur fabriqu\u00e9e, exactement au moment o\u00f9 je manque de rire : il a oubli\u00e9 d\u2019\u00f4ter ses chaussettes. Il ne bouge pas. Il tient. Il respire. Il attend que je le regarde comme il veut \u00eatre regard\u00e9. Je le sens, l\u00e0, juste avant que quelque chose \u00e9chappe \u2014 juste avant l\u2019instant o\u00f9 il va chercher le geste de trop, la parole de trop, le signe qui fera basculer la sc\u00e8ne dans l\u2019image, et je n\u2019ai pas envie de l\u2019aider, je n\u2019ai pas envie de le retenir non plus. 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\nun genre de refrain, par exemple combien pour l’ensemble<\/em> <\/p>\n<\/blockquote>\n
Il dit : « Il n\u2019y a pas d\u2019\u00e9change totalement satisfaisant. Il y a toujours un d\u00e9s\u00e9quilibre : un qui est niqu\u00e9, l\u2019autre pas. M\u00eame \u00e0 l\u2019\u00e9poque du potlatch, c\u2019\u00e9tait d\u00e9j\u00e0 comme \u00e7a, pas de rustine \u00e0 y mettre. » Et moi, \u00e0 c\u00f4t\u00e9, je me tortille les doigts. Je me dis : merde, le niqu\u00e9 de l\u2019affaire, si c\u2019\u00e9tait toujours le m\u00eame. Parce qu\u2019on s\u2019imagine un 50\/50 : un coup toi, un coup moi. Mais c\u2019est comme la temp\u00e9rature : c\u2019est surtout une affaire de ressenti. Et le ressenti, chez certains, c\u2019est d\u2019\u00eatre le niqu\u00e9 perp\u00e9tuel. « Bon, il faut dire que tu te niques assez bien tout seul », ajoute-t-il. « \u00c0 la rigueur, tu n\u2019as besoin des autres que comme figurants pour ton happening, ton installation pseudo-artistique d\u2019autodestruction spectaculaire. » Je l\u2019\u00e9coute, je bois ses paroles, et du fond de ma gorge monte un gargouillis qui arrive \u00e0 peine aux l\u00e8vres. « Tout \u00e7a pour \u00e7a », j\u2019allais dire, et je m\u2019abstins. Un reste de respect pour l\u2019intelligence d\u2019autrui, si ce n\u2019est pour la mienne.<\/p>\n
L\u00e0-dessus je me mets \u00e0 regarder les choses sous un autre angle.<\/p>\n
« Combien pour l\u2019ensemble ? » chantonne une voix, rue des Marchands, en faisant des volutes dans l\u2019air bleut\u00e9 du matin.<\/p>\n
Et \u00e7a m\u2019atteint l\u2019oreille cruellement : tant de beaut\u00e9 d\u2019un coup.<\/p>\n
De quoi parle-t-on ? D\u2019un v\u00eatement, d\u2019une vie, d\u2019une amiti\u00e9, d\u2019un amour ?<\/p>\n
« Combien pour l\u2019ensemble ? » et ma cervelle se met \u00e0 compter, comme une machine. Compter ce qu\u2019on a aval\u00e9, ce qu\u2019on a re\u00e7u, ce qu\u2019on a us\u00e9. Le lait, les soupes, les patates, les bols align\u00e9s comme des jours. Et puis les pas : lit, plaque, lit, plaque, dans une chambre avec gaz, dix ans, deux m\u00e8tres, retour, quinze kilom\u00e8tres, ridicule. Alors je multiplie. Je corrige. Je triche un peu pour que \u00e7a ressemble \u00e0 quelque chose.<\/p>\n
D\u00e8s que je mets un doigt dans les chiffres, je me perds : j\u2019ai cette maladie depuis tout petit, pass\u00e9 mes dix doigts je ne sais plus.<\/p>\n
J\u2019ai connu une fille, elle, qui savait compter. Elle comptait sur moi. Je me tenais \u00e0 quatre pattes et elle faisait ses calculs sur mes reins, mais \u00e7a n\u2019allait jamais : je bougeais trop. « RESTE TRANQUILLE, tu me flanques le tournis, j\u2019arrive plus \u00e0 compter », disait-elle. Ou bien, implicitement, elle me demandait de me plier en quatre pour que tout gaze.<\/p>\n
Alors je me d\u00e9couvre nu et pas beau : laid, horrible\u2026 calculateur. Ce qui n\u2019est pas un mince paradoxe pour un type qui pr\u00e9tend ne pas savoir compter.<\/p>\n
« COMBIEN POUR UNE NOUVELLE PAIRE ? »<\/p>\n
Je suis dot\u00e9 d\u2019une mentalit\u00e9 de pauvre depuis l\u2019origine. J\u2019entre dans un magasin de chaussures et je ne vois que les \u00e9tiquettes. Les chaussures, c\u2019est secondaire : ce qu\u2019on regarde, c\u2019est le prix.<\/p>\n
59 francs.<\/p>\n
Voil\u00e0, une paire \u00e0 mes pieds. Un effort de 9 francs : pas la mer \u00e0 boire. Une petite largesse de pauvre.<\/p>\n
Et puis, comme si ce simple achat me donnait le droit de faire des additions plus vastes, je pense au patrimoine sur trois g\u00e9n\u00e9rations : ce qu\u2019ont amass\u00e9 mes grands-parents, mes parents, moi — ce que \u00e7a a co\u00fbt\u00e9 en heures, en dos cass\u00e9s, en renoncements — et ce qu\u2019il en reste.<\/p>\n
Rien. Z\u00e9ro. Nada.<\/p>\n
Avec un peu de chance, si je ne cr\u00e8ve pas avant, une retraite qui ressemble \u00e0 une B\u00e9r\u00e9zina.<\/p>\n
Je me vois d\u00e9j\u00e0 \u00e0 ressortir les cartons : actes, talons, baux, avenants, livres de comptes. J\u2019ai tout conserv\u00e9 depuis que j\u2019ai une cave et un grenier. Tout est l\u00e0, il suffirait de s\u2019y mettre. Et puis je me dis : \u00e0 quoi bon, quand une paire co\u00fbte maintenant six fois plus, quand tu te demandes d\u00e9j\u00e0 comment tu vas oser racheter ce qui te permet simplement de marcher sans te faire mal aux pieds.<\/p>\n
Et derri\u00e8re, \u00e7a continue : un pneu, un cercueil, une concession, tout \u00e7a se paye. M\u00eame la salubrit\u00e9 publique a son tarif.<\/p>\n
Dans les \u00e9changes, il y a toujours un niqu\u00e9, je veux bien le croire. Dans l\u2019histoire aussi : toute cette force de travail des g\u00e9n\u00e9rations d\u2019avant, ajout\u00e9e \u00e0 la n\u00f4tre, dissip\u00e9e, et au bout du compte si peu de chose pour soi. Et une plan\u00e8te en liquidation, en d\u00e9p\u00f4t de bilan, en faillite totale.<\/p>\n
Ouais : combien pour l\u2019ensemble ? On peut se demander, et tourner les talons.<\/p>", "content_text": " > un genre de refrain, par exemple *combien pour l'ensemble* Il dit : \u00ab Il n\u2019y a pas d\u2019\u00e9change totalement satisfaisant. Il y a toujours un d\u00e9s\u00e9quilibre : un qui est niqu\u00e9, l\u2019autre pas. M\u00eame \u00e0 l\u2019\u00e9poque du potlatch, c\u2019\u00e9tait d\u00e9j\u00e0 comme \u00e7a, pas de rustine \u00e0 y mettre. \u00bb Et moi, \u00e0 c\u00f4t\u00e9, je me tortille les doigts. Je me dis : merde, le niqu\u00e9 de l\u2019affaire, si c\u2019\u00e9tait toujours le m\u00eame. Parce qu\u2019on s\u2019imagine un 50\/50 : un coup toi, un coup moi. Mais c\u2019est comme la temp\u00e9rature : c\u2019est surtout une affaire de ressenti. Et le ressenti, chez certains, c\u2019est d\u2019\u00eatre le niqu\u00e9 perp\u00e9tuel. \u00ab Bon, il faut dire que tu te niques assez bien tout seul \u00bb, ajoute-t-il. \u00ab \u00c0 la rigueur, tu n\u2019as besoin des autres que comme figurants pour ton happening, ton installation pseudo-artistique d\u2019autodestruction spectaculaire. \u00bb Je l\u2019\u00e9coute, je bois ses paroles, et du fond de ma gorge monte un gargouillis qui arrive \u00e0 peine aux l\u00e8vres. \u00ab Tout \u00e7a pour \u00e7a \u00bb, j\u2019allais dire, et je m\u2019abstins. Un reste de respect pour l\u2019intelligence d\u2019autrui, si ce n\u2019est pour la mienne. L\u00e0-dessus je me mets \u00e0 regarder les choses sous un autre angle. \u00ab Combien pour l\u2019ensemble ? \u00bb chantonne une voix, rue des Marchands, en faisant des volutes dans l\u2019air bleut\u00e9 du matin. Et \u00e7a m\u2019atteint l\u2019oreille cruellement : tant de beaut\u00e9 d\u2019un coup. De quoi parle-t-on ? D\u2019un v\u00eatement, d\u2019une vie, d\u2019une amiti\u00e9, d\u2019un amour ? \u00ab Combien pour l\u2019ensemble ? \u00bb et ma cervelle se met \u00e0 compter, comme une machine. Compter ce qu\u2019on a aval\u00e9, ce qu\u2019on a re\u00e7u, ce qu\u2019on a us\u00e9. Le lait, les soupes, les patates, les bols align\u00e9s comme des jours. Et puis les pas : lit, plaque, lit, plaque, dans une chambre avec gaz, dix ans, deux m\u00e8tres, retour, quinze kilom\u00e8tres, ridicule. Alors je multiplie. Je corrige. Je triche un peu pour que \u00e7a ressemble \u00e0 quelque chose. D\u00e8s que je mets un doigt dans les chiffres, je me perds : j\u2019ai cette maladie depuis tout petit, pass\u00e9 mes dix doigts je ne sais plus. J\u2019ai connu une fille, elle, qui savait compter. Elle comptait sur moi. Je me tenais \u00e0 quatre pattes et elle faisait ses calculs sur mes reins, mais \u00e7a n\u2019allait jamais : je bougeais trop. \u00ab RESTE TRANQUILLE, tu me flanques le tournis, j\u2019arrive plus \u00e0 compter \u00bb, disait-elle. Ou bien, implicitement, elle me demandait de me plier en quatre pour que tout gaze. Alors je me d\u00e9couvre nu et pas beau : laid, horrible\u2026 calculateur. Ce qui n\u2019est pas un mince paradoxe pour un type qui pr\u00e9tend ne pas savoir compter. \u00ab COMBIEN POUR UNE NOUVELLE PAIRE ? \u00bb Je suis dot\u00e9 d\u2019une mentalit\u00e9 de pauvre depuis l\u2019origine. J\u2019entre dans un magasin de chaussures et je ne vois que les \u00e9tiquettes. Les chaussures, c\u2019est secondaire : ce qu\u2019on regarde, c\u2019est le prix. 59 francs. Voil\u00e0, une paire \u00e0 mes pieds. Un effort de 9 francs : pas la mer \u00e0 boire. Une petite largesse de pauvre. Et puis, comme si ce simple achat me donnait le droit de faire des additions plus vastes, je pense au patrimoine sur trois g\u00e9n\u00e9rations : ce qu\u2019ont amass\u00e9 mes grands-parents, mes parents, moi \u2014 ce que \u00e7a a co\u00fbt\u00e9 en heures, en dos cass\u00e9s, en renoncements \u2014 et ce qu\u2019il en reste. Rien. Z\u00e9ro. Nada. Avec un peu de chance, si je ne cr\u00e8ve pas avant, une retraite qui ressemble \u00e0 une B\u00e9r\u00e9zina. Je me vois d\u00e9j\u00e0 \u00e0 ressortir les cartons : actes, talons, baux, avenants, livres de comptes. J\u2019ai tout conserv\u00e9 depuis que j\u2019ai une cave et un grenier. Tout est l\u00e0, il suffirait de s\u2019y mettre. Et puis je me dis : \u00e0 quoi bon, quand une paire co\u00fbte maintenant six fois plus, quand tu te demandes d\u00e9j\u00e0 comment tu vas oser racheter ce qui te permet simplement de marcher sans te faire mal aux pieds. Et derri\u00e8re, \u00e7a continue : un pneu, un cercueil, une concession, tout \u00e7a se paye. M\u00eame la salubrit\u00e9 publique a son tarif. Dans les \u00e9changes, il y a toujours un niqu\u00e9, je veux bien le croire. Dans l\u2019histoire aussi : toute cette force de travail des g\u00e9n\u00e9rations d\u2019avant, ajout\u00e9e \u00e0 la n\u00f4tre, dissip\u00e9e, et au bout du compte si peu de chose pour soi. Et une plan\u00e8te en liquidation, en d\u00e9p\u00f4t de bilan, en faillite totale. Ouais : combien pour l\u2019ensemble ? On peut se demander, et tourner les talons. ", "image": "", "tags": ["Ateliers d'\u00e9criture"] } ,{ "id": "https:\/\/ledibbouk.net\/ete-2023-06-l-argent-que-je-n-ai-pas.html", "url": "https:\/\/ledibbouk.net\/ete-2023-06-l-argent-que-je-n-ai-pas.html", "title": "#\u00e9t\u00e9 2023 #06 | l\u2019argent que je n\u2019ai pas", "date_published": "2025-12-18T21:34:11Z", "date_modified": "2025-12-19T06:45:39Z", "author": {"name": "Patrick Blanchon"}, "content_html": "
\nid\u00e9e<\/strong> : prendre un personnage (ou une famille, une maison, une rue) d\u00e9j\u00e0 l\u00e0 dans le cycle, et mettre l\u2019argent au premier plan comme force invisible — pas “th\u00e8me social” plaqu\u00e9, mais champ abstrait qui traverse les corps, les relations, la honte, le pouvoir, la violence, la peur, le futur. \u00c9crire un portrait au vocabulaire de l\u2019argent : salaires, fins de mois, retraits, carte, ch\u00e8que, cr\u00e9dits, d\u00e9penses, dons, vols, \u00e9pargne, petites transactions, rituels, obsession, tout ce qui se dit et surtout ce qui ne se dit pas. Balzac en filigrane (argent comme moteur souterrain partout), et un appui Pireyre\/Tarkos pour assumer que le lexique financier peut devenir mati\u00e8re romanesque. Bref : “parlons argent”, au ras des objets (porte-monnaie, distributeur, carnet de comptes), mais en laissant remonter ce que \u00e7a fait aux gens.<\/p>\n<\/blockquote>\n
L\u2019oncle Henri ne pronon\u00e7ait pas publiquement le mot argent : il disait fric ou pognon, avec l\u2019air de le m\u00e9priser. Mais une fois ou deux, \u00e0 ma m\u00e8re, \u00e0 voix basse, il demanda si elle ne pouvait pas lui en donner un peu. Alors elle se levait, prenait son sac, cherchait son porte-monnaie, et lui tendait quelques billets, comme on fait l\u2019aum\u00f4ne. Je voyais sur lui une \u00e9motion compliqu\u00e9e, un m\u00e9lange de gratitude et de vexation. Et si, par hasard, je me trouvais sur le chemin \u00e0 la fin de leurs petites transactions, il redoublait de propos acerbes \u00e0 mon \u00e9gard, comme si j\u2019\u00e9tais, d\u2019une certaine mani\u00e8re, comptable du manque, comme si ce qui passait par ma bouche et par mes fringues lui \u00e9tait soustrait, vol\u00e9. Mon p\u00e8re, lui, se chargeait du reste : il me pr\u00e9disait r\u00e9guli\u00e8rement que je finirais comme Henri, rat\u00e9 comme Henri. Je ne parvenais pas \u00e0 le prendre vraiment en grippe : je le comprenais sans l\u2019excuser, et cette compr\u00e9hension me calmait, un peu. L\u2019argent, chez nous, avait surtout la forme de l\u2019invisible. Mon p\u00e8re allait le samedi matin au distributeur du Cr\u00e9dit Agricole : il retirait le n\u00e9cessaire pour la semaine et en remettait une partie \u00e0 ma m\u00e8re pour les achats courants. Le reste restait sur le compte, aval\u00e9 par les pr\u00e9l\u00e8vements. Il voyageait avec le solde de ses retraits et n\u2019utilisait la carte bleue qu\u2019en cas d\u2019urgence. Le ch\u00e9quier, lui, ne sortait jamais du tiroir ferm\u00e9 \u00e0 cl\u00e9 de son bureau Napol\u00e9on. Faire un ch\u00e8que relevait du rituel : r\u00e9fl\u00e9chir, peser, h\u00e9siter. Puis, d\u2019une \u00e9criture scolaire, tr\u00e8s lisible, tr\u00e8s appliqu\u00e9e, il remplissait. Et pour conclure, avec une sorte de rage, il apposait sa signature : un large paraphe bourr\u00e9 d\u2019arabesques. C\u2019est durant l\u2019\u00e9t\u00e9 1976 que je gagnai mon premier argent, au Grisot de L\u2019Isle-Adam. Je savais d\u2019avance pourquoi j\u2019en avais besoin : une guitare d\u2019occasion pour jouer du Marcel Dadi, une Epiphone Les Paul. Elle me co\u00fbta une grande partie de mon salaire, avec la m\u00e9thode, un jeu de cordes en acier, deux ou trois m\u00e9diators, un capodastre. Premier achat s\u00e9rieux de ma vie. Quand mon p\u00e8re vit comment j\u2019avais employ\u00e9 cet argent, il entra dans une col\u00e8re froide qui ne s\u2019est plus vraiment calm\u00e9e. Tr\u00e8s vite je laissai tomber Marcel Dadi, trop raide, et je passai \u00e0 Brassens, Dylan, Le Forestier : des chansons qui tenaient mieux dans mes doigts et dans ma t\u00eate. On avait d\u00e9m\u00e9nag\u00e9 dans une banlieue moins cossue, mon p\u00e8re avait perdu son boulot et tra\u00eenait une rancune qui cherchait un point d\u2019accroche. Quand il m\u2019entendit m\u2019acharner dans ma chambre, la patience lui manqua. Et comme l\u2019\u00e9pi que j\u2019arborais au sommet du cr\u00e2ne l\u2019indisposait, il saisit les ciseaux de couture de ma m\u00e8re et me le coupa en plein repas. \u00c7a d\u00e9clencha une bagarre au terme de laquelle je me retrouvai expuls\u00e9 de la maison familiale, avec mes v\u00eatements — et sans argent. Comme j\u2019\u00e9tais du genre fier, je revins aussit\u00f4t, je fis mon sac, j\u2019emportai ma guitare, et je retraversai le seuil en jurant \u00e0 tout ce beau monde qu\u2019il ne me reverrait pas de sit\u00f4t. Puis je pris la route qui descendait des hauteurs de Limeil vers le RER de Boissy-Saint-L\u00e9ger. J\u2019irai \u00e0 Paris, je jouerai dans les rues : j\u2019\u00e9laborais, au rythme de mes pas, des strat\u00e9gies pour survivre. J\u2019\u00e9tais \u00e0 la fois pein\u00e9 et, \u00e9trangement, soulag\u00e9, remont\u00e9 \u00e0 bloc comme un coucou m\u00e9canique. C\u2019est en arrivant sur le quai que je me rendis compte qu\u2019il pleuvait et que mes Clarks avaient pris l\u2019eau. Dans la rame flottait une odeur de fleurs des champs. J\u2019avais la sensation qu\u2019elle venait de moi, qu\u2019elle remplissait tout le wagon : une odeur de saintet\u00e9 retrouv\u00e9e, un parfum de myroblyte, ni plus ni moins.<\/p>", "content_text": " >**id\u00e9e**: prendre un personnage (ou une famille, une maison, une rue) d\u00e9j\u00e0 l\u00e0 dans le cycle, et mettre l\u2019argent au premier plan comme force invisible \u2014 pas \u201cth\u00e8me social\u201d plaqu\u00e9, mais champ abstrait qui traverse les corps, les relations, la honte, le pouvoir, la violence, la peur, le futur. \u00c9crire un portrait au vocabulaire de l\u2019argent : salaires, fins de mois, retraits, carte, ch\u00e8que, cr\u00e9dits, d\u00e9penses, dons, vols, \u00e9pargne, petites transactions, rituels, obsession, tout ce qui se dit et surtout ce qui ne se dit pas. Balzac en filigrane (argent comme moteur souterrain partout), et un appui Pireyre\/Tarkos pour assumer que le lexique financier peut devenir mati\u00e8re romanesque. Bref : \u201cparlons argent\u201d, au ras des objets (porte-monnaie, distributeur, carnet de comptes), mais en laissant remonter ce que \u00e7a fait aux gens. L\u2019oncle Henri ne pronon\u00e7ait pas publiquement le mot argent : il disait fric ou pognon, avec l\u2019air de le m\u00e9priser. Mais une fois ou deux, \u00e0 ma m\u00e8re, \u00e0 voix basse, il demanda si elle ne pouvait pas lui en donner un peu. Alors elle se levait, prenait son sac, cherchait son porte-monnaie, et lui tendait quelques billets, comme on fait l\u2019aum\u00f4ne. Je voyais sur lui une \u00e9motion compliqu\u00e9e, un m\u00e9lange de gratitude et de vexation. Et si, par hasard, je me trouvais sur le chemin \u00e0 la fin de leurs petites transactions, il redoublait de propos acerbes \u00e0 mon \u00e9gard, comme si j\u2019\u00e9tais, d\u2019une certaine mani\u00e8re, comptable du manque, comme si ce qui passait par ma bouche et par mes fringues lui \u00e9tait soustrait, vol\u00e9. Mon p\u00e8re, lui, se chargeait du reste : il me pr\u00e9disait r\u00e9guli\u00e8rement que je finirais comme Henri, rat\u00e9 comme Henri. Je ne parvenais pas \u00e0 le prendre vraiment en grippe : je le comprenais sans l\u2019excuser, et cette compr\u00e9hension me calmait, un peu. L\u2019argent, chez nous, avait surtout la forme de l\u2019invisible. Mon p\u00e8re allait le samedi matin au distributeur du Cr\u00e9dit Agricole : il retirait le n\u00e9cessaire pour la semaine et en remettait une partie \u00e0 ma m\u00e8re pour les achats courants. Le reste restait sur le compte, aval\u00e9 par les pr\u00e9l\u00e8vements. Il voyageait avec le solde de ses retraits et n\u2019utilisait la carte bleue qu\u2019en cas d\u2019urgence. Le ch\u00e9quier, lui, ne sortait jamais du tiroir ferm\u00e9 \u00e0 cl\u00e9 de son bureau Napol\u00e9on. Faire un ch\u00e8que relevait du rituel : r\u00e9fl\u00e9chir, peser, h\u00e9siter. Puis, d\u2019une \u00e9criture scolaire, tr\u00e8s lisible, tr\u00e8s appliqu\u00e9e, il remplissait. Et pour conclure, avec une sorte de rage, il apposait sa signature : un large paraphe bourr\u00e9 d\u2019arabesques. C\u2019est durant l\u2019\u00e9t\u00e9 1976 que je gagnai mon premier argent, au Grisot de L\u2019Isle-Adam. Je savais d\u2019avance pourquoi j\u2019en avais besoin : une guitare d\u2019occasion pour jouer du Marcel Dadi, une Epiphone Les Paul. Elle me co\u00fbta une grande partie de mon salaire, avec la m\u00e9thode, un jeu de cordes en acier, deux ou trois m\u00e9diators, un capodastre. Premier achat s\u00e9rieux de ma vie. Quand mon p\u00e8re vit comment j\u2019avais employ\u00e9 cet argent, il entra dans une col\u00e8re froide qui ne s\u2019est plus vraiment calm\u00e9e. Tr\u00e8s vite je laissai tomber Marcel Dadi, trop raide, et je passai \u00e0 Brassens, Dylan, Le Forestier : des chansons qui tenaient mieux dans mes doigts et dans ma t\u00eate. On avait d\u00e9m\u00e9nag\u00e9 dans une banlieue moins cossue, mon p\u00e8re avait perdu son boulot et tra\u00eenait une rancune qui cherchait un point d\u2019accroche. Quand il m\u2019entendit m\u2019acharner dans ma chambre, la patience lui manqua. Et comme l\u2019\u00e9pi que j\u2019arborais au sommet du cr\u00e2ne l\u2019indisposait, il saisit les ciseaux de couture de ma m\u00e8re et me le coupa en plein repas. \u00c7a d\u00e9clencha une bagarre au terme de laquelle je me retrouvai expuls\u00e9 de la maison familiale, avec mes v\u00eatements \u2014 et sans argent. Comme j\u2019\u00e9tais du genre fier, je revins aussit\u00f4t, je fis mon sac, j\u2019emportai ma guitare, et je retraversai le seuil en jurant \u00e0 tout ce beau monde qu\u2019il ne me reverrait pas de sit\u00f4t. Puis je pris la route qui descendait des hauteurs de Limeil vers le RER de Boissy-Saint-L\u00e9ger. J\u2019irai \u00e0 Paris, je jouerai dans les rues : j\u2019\u00e9laborais, au rythme de mes pas, des strat\u00e9gies pour survivre. J\u2019\u00e9tais \u00e0 la fois pein\u00e9 et, \u00e9trangement, soulag\u00e9, remont\u00e9 \u00e0 bloc comme un coucou m\u00e9canique. C\u2019est en arrivant sur le quai que je me rendis compte qu\u2019il pleuvait et que mes Clarks avaient pris l\u2019eau. Dans la rame flottait une odeur de fleurs des champs. J\u2019avais la sensation qu\u2019elle venait de moi, qu\u2019elle remplissait tout le wagon : une odeur de saintet\u00e9 retrouv\u00e9e, un parfum de myroblyte, ni plus ni moins. 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\nid\u00e9e<\/strong> : Partir d\u2019un point d\u2019intensit\u00e9 (une sc\u00e8ne de bascule, de violence latente, de foule, de panique, de d\u00e9sir de “passage \u00e0 l\u2019acte”), et le raconter comme une mythologie : non pas “ce qui s\u2019est pass\u00e9”, mais ce que l\u2019esp\u00e8ce raconte pour rendre l\u2019\u00e9v\u00e9nement supportable et transmissible. Le texte peut prendre la voix d\u2019un ch\u0153ur (corbeaux, meute, anciens, “on”), une voix de l\u00e9gende qui grossit, accuse, proph\u00e9tise, et compresse le temps : si\u00e8cles, saisons, com\u00e8tes, retours, “never more” qui ne tient pas. On vise l\u2019incantation, la pouss\u00e9e, la r\u00e9p\u00e9tition, la tentation (“tue, tue, tue”), et le m\u00e9canisme : comment un “bon gars” se d\u00e9couvre entra\u00eenable, comment la na\u00efvet\u00e9 se fissure, comment le vernis moral sert juste \u00e0 tenir jusqu\u2019au prochain d\u00e9cha\u00eenement.<\/p>\n<\/blockquote>\n
« Avant, avant, avant », ils gueulent, et d\u2019autres hurlent « meilhor » (la main droite sur le c\u0153ur), et \u00e7a d\u00e9vale, \u00e7a s\u2019\u00e9paule, \u00e7a s\u2019encourage : « Tue, tue, tue ! » Le pennon bien en avant, comme dans Feuilles d\u2019herbe<\/em> de Whitman. Mon Dieu, il n\u2019y a que \u00e7a : se sentir en guerre contre tout et n\u2019importe quoi, pourvu qu\u2019on soit en guerre, et c\u2019est pour eux, pour vous, une joie intense de l\u00e2cher votre infecte tranquillit\u00e9 pour vous ruer ainsi, ba\u00efonnette au fusil, bave au menton, pour en tuer d\u2019autres — ennemis, adversaires — eux aussi gueulant « tayau » dans le sens inverse, \u00e0 traverser fleuves, fronti\u00e8res, pics et monts, pour assouvir leur col\u00e8re artificielle, pour retrouver cette sauvagerie d\u2019orgie gr\u00e9gaire. Lui regarde \u00e7a passer avec son air ahuri : « le bon gars » qu\u2019il pense \u00eatre, singulier, avec de neufs andouillers vigoureux ; vous n\u2019y \u00eates vraiment pas, l\u2019ami : la guerre est l\u00e0, sautez, dansez, battez des mains, youpi, du plus vieux au plus jeune, merveille qu\u2019ils en raffolent, tout \u00e7a d\u2019un coup dans sa rue, pendant qu\u2019il les regarde comme un cerf qui croit que la meute n\u2019est pas pour lui. \u00c0 un moment, c\u2019est s\u00fbr, l\u2019absence de hasard fera qu\u2019il sera tent\u00e9 d\u2019entrer dans l\u2019orgie ; il en fait d\u00e9j\u00e0 des cauchemars, signes nets d\u2019un d\u00e9sir, et dans sa t\u00eate « tue, tue, tue » r\u00e9sonne comme une invitation \u00e0 se m\u00ealer, \u00e0 mordre, \u00e0 tuer le p\u00e8re, la m\u00e8re, le Saint-Esprit, \u00e0 tout tuer et retuer encore, jusqu\u2019\u00e0 ce qu\u2019il ne reste rien que de la boue, \u00e0 refabriquer du golem vert, toute une tranquillit\u00e9 \u00e0 recr\u00e9er : une fable neuve, un vernis, un joli trompe-couillon qui trompera d\u2019autres ahuris comme lui. Voil\u00e0 l\u2019histoire, la tr\u00e8s triste histoire que se racontent les corbeaux autour des ruines : tu crois que ces hommes-l\u00e0 \u00e9taient des hommes, mais ce n\u2019\u00e9taient que des b\u00eates, bien moins malignes que nous autres corbeaux, et tous les « never more » n\u2019y changent rien : on attend le d\u00e9lai l\u00e9gal de prescription et d\u2019oubli, et \u00e7a revient comme reviennent les com\u00e8tes, les saisons, la taille, la gabelle, jusqu\u2019\u00e0 la Saint-Glin-Glin, \u00e0 P\u00e2ques et \u00e0 la Trinit\u00e9. Une pauvre histoire de glandes, vous dis-je. Et vous qui \u00eates si d\u00e9licat, teint p\u00e2le, l\u00e8vres rouges, mains fines, vous voulez encore qu\u2019on vous croie doux : gardez vos sourires, donnez-nous vos mots d\u2019amour, vite, qu\u2019on ait juste de quoi tenir avant de courir vers l\u2019inf\u00e2me, avant le point de non-retour, avant notre propre n\u00e9ant. Il avait \u00e9crit \u00e7a d\u2019une traite, sans respirer ; il ne savait pas pourquoi ; les narines dilat\u00e9es, tremp\u00e9 d\u2019humeurs, et si un chien s\u2019\u00e9tait point\u00e9 il aurait r\u00eav\u00e9 de l\u2019\u00e9ventrer, et la meute l\u2019aurait suivi ; il remua la t\u00eate : deux arbres sur son front projetaient leur ombre immense sur la plaine ; le soleil dans son dos, et il fallait bien s\u2019y r\u00e9soudre : sa na\u00efvet\u00e9 aussi.<\/p>", "content_text": " >**id\u00e9e**: Partir d\u2019un point d\u2019intensit\u00e9 (une sc\u00e8ne de bascule, de violence latente, de foule, de panique, de d\u00e9sir de \u201cpassage \u00e0 l\u2019acte\u201d), et le raconter comme une mythologie : non pas \u201cce qui s\u2019est pass\u00e9\u201d, mais ce que l\u2019esp\u00e8ce raconte pour rendre l\u2019\u00e9v\u00e9nement supportable et transmissible. Le texte peut prendre la voix d\u2019un ch\u0153ur (corbeaux, meute, anciens, \u201con\u201d), une voix de l\u00e9gende qui grossit, accuse, proph\u00e9tise, et compresse le temps : si\u00e8cles, saisons, com\u00e8tes, retours, \u201cnever more\u201d qui ne tient pas. On vise l\u2019incantation, la pouss\u00e9e, la r\u00e9p\u00e9tition, la tentation (\u201ctue, tue, tue\u201d), et le m\u00e9canisme : comment un \u201cbon gars\u201d se d\u00e9couvre entra\u00eenable, comment la na\u00efvet\u00e9 se fissure, comment le vernis moral sert juste \u00e0 tenir jusqu\u2019au prochain d\u00e9cha\u00eenement. \u00ab Avant, avant, avant \u00bb, ils gueulent, et d\u2019autres hurlent \u00ab meilhor \u00bb (la main droite sur le c\u0153ur), et \u00e7a d\u00e9vale, \u00e7a s\u2019\u00e9paule, \u00e7a s\u2019encourage : \u00ab Tue, tue, tue ! \u00bb Le pennon bien en avant, comme dans *Feuilles d\u2019herbe* de Whitman. Mon Dieu, il n\u2019y a que \u00e7a : se sentir en guerre contre tout et n\u2019importe quoi, pourvu qu\u2019on soit en guerre, et c\u2019est pour eux, pour vous, une joie intense de l\u00e2cher votre infecte tranquillit\u00e9 pour vous ruer ainsi, ba\u00efonnette au fusil, bave au menton, pour en tuer d\u2019autres \u2014 ennemis, adversaires \u2014 eux aussi gueulant \u00ab tayau \u00bb dans le sens inverse, \u00e0 traverser fleuves, fronti\u00e8res, pics et monts, pour assouvir leur col\u00e8re artificielle, pour retrouver cette sauvagerie d\u2019orgie gr\u00e9gaire. Lui regarde \u00e7a passer avec son air ahuri : \u00ab le bon gars \u00bb qu\u2019il pense \u00eatre, singulier, avec de neufs andouillers vigoureux ; vous n\u2019y \u00eates vraiment pas, l\u2019ami : la guerre est l\u00e0, sautez, dansez, battez des mains, youpi, du plus vieux au plus jeune, merveille qu\u2019ils en raffolent, tout \u00e7a d\u2019un coup dans sa rue, pendant qu\u2019il les regarde comme un cerf qui croit que la meute n\u2019est pas pour lui. \u00c0 un moment, c\u2019est s\u00fbr, l\u2019absence de hasard fera qu\u2019il sera tent\u00e9 d\u2019entrer dans l\u2019orgie ; il en fait d\u00e9j\u00e0 des cauchemars, signes nets d\u2019un d\u00e9sir, et dans sa t\u00eate \u00ab tue, tue, tue \u00bb r\u00e9sonne comme une invitation \u00e0 se m\u00ealer, \u00e0 mordre, \u00e0 tuer le p\u00e8re, la m\u00e8re, le Saint-Esprit, \u00e0 tout tuer et retuer encore, jusqu\u2019\u00e0 ce qu\u2019il ne reste rien que de la boue, \u00e0 refabriquer du golem vert, toute une tranquillit\u00e9 \u00e0 recr\u00e9er : une fable neuve, un vernis, un joli trompe-couillon qui trompera d\u2019autres ahuris comme lui. Voil\u00e0 l\u2019histoire, la tr\u00e8s triste histoire que se racontent les corbeaux autour des ruines : tu crois que ces hommes-l\u00e0 \u00e9taient des hommes, mais ce n\u2019\u00e9taient que des b\u00eates, bien moins malignes que nous autres corbeaux, et tous les \u00ab never more \u00bb n\u2019y changent rien : on attend le d\u00e9lai l\u00e9gal de prescription et d\u2019oubli, et \u00e7a revient comme reviennent les com\u00e8tes, les saisons, la taille, la gabelle, jusqu\u2019\u00e0 la Saint-Glin-Glin, \u00e0 P\u00e2ques et \u00e0 la Trinit\u00e9. Une pauvre histoire de glandes, vous dis-je. Et vous qui \u00eates si d\u00e9licat, teint p\u00e2le, l\u00e8vres rouges, mains fines, vous voulez encore qu\u2019on vous croie doux : gardez vos sourires, donnez-nous vos mots d\u2019amour, vite, qu\u2019on ait juste de quoi tenir avant de courir vers l\u2019inf\u00e2me, avant le point de non-retour, avant notre propre n\u00e9ant. Il avait \u00e9crit \u00e7a d\u2019une traite, sans respirer ; il ne savait pas pourquoi ; les narines dilat\u00e9es, tremp\u00e9 d\u2019humeurs, et si un chien s\u2019\u00e9tait point\u00e9 il aurait r\u00eav\u00e9 de l\u2019\u00e9ventrer, et la meute l\u2019aurait suivi ; il remua la t\u00eate : deux arbres sur son front projetaient leur ombre immense sur la plaine ; le soleil dans son dos, et il fallait bien s\u2019y r\u00e9soudre : sa na\u00efvet\u00e9 aussi. ", "image": "", "tags": ["Ateliers d'\u00e9criture"] } ,{ "id": "https:\/\/ledibbouk.net\/ete-2023-05-la-mort-de-vania.html", "url": "https:\/\/ledibbouk.net\/ete-2023-05-la-mort-de-vania.html", "title": "#\u00e9t\u00e9 2023 #05 | La mort de Vania", "date_published": "2025-12-18T21:28:29Z", "date_modified": "2025-12-19T06:30:20Z", "author": {"name": "Patrick Blanchon"}, "content_html": "
\nLa proposition #05, telle que je la comprends, ajoute deux choses \u00e0 tout ce qu\u2019on a d\u00e9j\u00e0 ouvert avant : 1) un point d\u2019intensit\u00e9 tr\u00e8s court dans le temps (un instant qui bascule), 2) la d\u00e9multiplication du r\u00e9cit par t\u00e9moins (plusieurs voix, plusieurs m\u00e9tiers, plusieurs angles), de fa\u00e7on \u00e0 faire sentir que “la r\u00e9alit\u00e9” n\u2019est pas un bloc mais une somme de perceptions incompatibles. La compression, c\u2019est \u00e7a : un \u00e9v\u00e9nement qui dure peu, mais qui “prend” \u00e9norm\u00e9ment de place parce qu\u2019on le refracte, on y revient, on le reconstitue, on le contredit.<\/p>\n<\/blockquote>\n
T\u00c9MOIN 1 — MOI<\/strong>\nDe Vania, je ne sais presque rien, et pourtant je le sais par c\u0153ur : c\u2019est le paradoxe. On nous a appris \u00e0 parler bas de lui, comme d\u2019une anomalie qu\u2019on tol\u00e8re tant qu\u2019elle ne fait pas de bruit. Un Russe chez des Estoniens, un homme qui vivait l\u00e0 “depuis toujours”, donc personne ne se souvenait vraiment du d\u00e9but. Un dimanche, ou un jour de semaine, je rentre du lyc\u00e9e, je vois la mob bleue d\u2019Henri devant la maison, la vieille pourrie avec ses prot\u00e8ge-mains d\u00e9gueux. Dans la cuisine, deux verres \u00e0 moiti\u00e9 vides sur la table. Je m\u2019appr\u00eate \u00e0 monter, je fais comme si la saloperie d\u2019Henri n\u2019\u00e9tait pas entr\u00e9e dans mon oreille, et c\u2019est ma m\u00e8re qui dit, d\u2019une voix neutre : “Faut qu\u2019on te dise : Vania est mort.” Je ne sens rien sur le moment, ou je le cache, parce qu\u2019eux guettent un signe sur mon visage. Mais derri\u00e8re la phrase, ce qui remonte d\u2019un coup, c\u2019est la p\u00eache comme pr\u00e9texte, les bords de Marne, l\u2019embarcad\u00e8re face \u00e0 une \u00eele, le grand saule, et ce silence \u00e0 deux qui ne g\u00eane pas. Et l\u2019embl\u00e8me au-dessus de son lit, dans la salle \u00e0 manger : deux poignards encadrant une t\u00eate de mort, une plaque patin\u00e9e, et trois livres en russe sur une \u00e9tag\u00e8re. Je me dis : j\u2019aurais aim\u00e9 garder \u00e7a. Et c\u2019est l\u00e0 que le monde montre sa grimace.<\/p>\n
T\u00c9MOIN 2 — LA M\u00c8RE<\/strong>\nJe l\u2019ai dit comme on dit une chose qu\u2019on ne peut pas rattraper. “Faut qu\u2019on te dise : Vania est mort.” J\u2019ai choisi la phrase la plus plate, la plus courte, parce que si j\u2019en faisais une autre, je partais. Et je ne voulais pas partir devant mon fils et devant Henri. Henri \u00e9tait l\u00e0 depuis je ne sais combien de temps, depuis son accident, depuis sa moiti\u00e9 qui avait l\u00e2ch\u00e9, depuis ses blagues sales qui ne sont pas des blagues. Il avait pos\u00e9 ses verres comme il pose tout : en occupant la place. Je savais qu\u2019il allait parler, je savais qu\u2019il allait salir le moment, parce que c\u2019est ce qu\u2019il fait d\u00e8s qu\u2019un endroit menace de devenir humain. Vania, moi, je ne sais pas comment le dire : je l\u2019ai connu adulte, je l\u2019ai connu d\u00e9j\u00e0 install\u00e9, d\u00e9j\u00e0 l\u00e0, pas comme un p\u00e8re, pas comme un mari, comme une pr\u00e9sence qu\u2019on contourne. Il avait ses silences. Il sentait parfois le tabac froid et un savon bon march\u00e9. Il ne demandait rien. Alors sa mort est arriv\u00e9e comme arrivent les morts dans cette famille : sans r\u00e9cit, sans c\u00e9r\u00e9monie int\u00e9rieure, juste une information. Je l\u2019ai dite vite, et j\u2019ai eu peur, pas de la mort, mais de ce que \u00e7a allait d\u00e9clencher : la cruaut\u00e9 d\u2019Henri, le mutisme du p\u00e8re, et chez mon fils ce truc qui se ferme et qui ensuite te revient la nuit sous forme de rage.<\/p>\n
T\u00c9MOIN 3 — HENRI<\/strong>\nVous voulez que je vous raconte ? Je vais vous raconter : on me fait passer pour le salaud, mais c\u2019est pratique, \u00e7a arrange tout le monde. Vania \u00e9tait un meuble. Voil\u00e0. Un meuble qu\u2019on a toujours vu dans la pi\u00e8ce, et puis un jour il n\u2019est plus l\u00e0, \u00e7a fait bizarre, on regarde deux secondes, et on passe \u00e0 autre chose. Moi, j\u2019ai v\u00e9cu l\u00e0, moi, j\u2019ai vu qui faisait quoi, moi j\u2019ai pris sur moi. Et quand il est mort, vous croyez qu\u2019il fallait faire quoi ? Mettre des bougies, \u00e9crire des po\u00e8mes, se prendre pour Tolsto\u00ef ? J\u2019ai fait ce qu\u2019il faut faire : d\u00e9barrasser. J\u2019ai vid\u00e9. J\u2019ai tri\u00e9. J\u2019ai charg\u00e9. La d\u00e9chetterie, c\u2019est fait pour \u00e7a : les restes, les merdes, les trucs qui encombrent. Et j\u2019ai tout balanc\u00e9, oui, toutes ses affaires. Et quand le gamin a eu ce regard, je l\u2019ai vu tout de suite : il voulait des souvenirs, il voulait son petit f\u00e9tiche, sa t\u00eate de mort, ses poignards, ses conneries de Russes. Alors je l\u2019ai pr\u00e9venu, cash, parce que sinon il fait la morale, il pleure, il joue les sensibles. Je lui ai dit : “Je reviens de la d\u00e9chetterie, j\u2019ai balanc\u00e9 toutes ses affaires, tu pourras pas te masturber avec ses souvenirs.” C\u2019est vulgaire ? Peut-\u00eatre. Mais au moins c\u2019est clair. Et derri\u00e8re, qu\u2019est-ce qu\u2019il y a ? Rien. Un enterrement minable \u00e0 Valenton, trois pel\u00e9s, parce que les autres bossaient. Moi aussi j\u2019aurais pr\u00e9f\u00e9r\u00e9 bosser.<\/p>\n
T\u00c9MOIN 4 — LE P\u00c8RE<\/strong>\nOn ne rate pas l\u2019\u00e9cole pour \u00e7a. C\u2019est aussi simple. On ne se fabrique pas des exceptions en cascade, sinon apr\u00e8s c\u2019est la foire. Vania n\u2019\u00e9tait pas de la famille. Vania \u00e9tait l\u00e0, voil\u00e0 tout. Il a v\u00e9cu sous le m\u00eame toit, oui, mais \u00e7a ne donne pas des droits. Les droits, c\u2019est l\u2019effort. Les droits, c\u2019est ce qu\u2019on tient. Je n\u2019ai pas pleur\u00e9 \u00e0 la mort de Vania, et je n\u2019ai pas demand\u00e9 qu\u2019on pleure. On enterre, on continue. J\u2019ai dit qu\u2019il allait au lyc\u00e9e et qu\u2019il n\u2019irait pas au cimeti\u00e8re. Si chaque fois qu\u2019un adulte meurt on suspend tout, on ne fait plus rien. J\u2019ai connu des morts plus proches. J\u2019ai connu des morts qui co\u00fbtent. Vania, c\u2019\u00e9tait le type qui tra\u00eenait avec sa p\u00eache, ses silences, ses histoires de guerre qu\u2019on ne v\u00e9rifie pas. C\u2019est triste, oui. Tout est triste. Mais la tristesse ne donne pas des dipl\u00f4mes. Et quand je vois ce gar\u00e7on monter dans sa chambre, fermer la porte, mettre sa musique \u00e0 fond pour se faire exploser la t\u00eate, je me dis : voil\u00e0, c\u2019est \u00e7a le probl\u00e8me. Il cherche une raison. Il cherche une sc\u00e8ne. La vie ne te donne pas des sc\u00e8nes, elle te donne des journ\u00e9es, et tu te l\u00e8ves.<\/p>\n
T\u00c9MOIN 5 — LE TYPE DE LA D\u00c9CHETTERIE<\/strong>\nJe me souviens du tas. Les gens disent toujours “j\u2019ai balanc\u00e9”, comme si les objets disparaissaient par magie. Non. \u00c7a arrive ici, \u00e7a p\u00e8se, \u00e7a cogne, \u00e7a tra\u00eene, \u00e7a prend la place. Il est venu avec une bagnole charg\u00e9e n\u2019importe comment, un type grand, pas bien fini, le visage ferm\u00e9, l\u2019air de quelqu\u2019un qui veut en finir. Il a jet\u00e9 des sacs sans regarder, comme si regarder allait lui faire du mal. Il y avait des vieux papiers, des fringues, des livres en langue \u00e9trang\u00e8re — \u00e7a, je l\u2019ai vu, parce que \u00e7a saute aux yeux : alphabet qui n\u2019est pas le n\u00f4tre. Il y avait aussi un truc m\u00e9tallique, une plaque, un truc avec une t\u00eate de mort ou un dessin sombre, je ne sais pas, je n\u2019ai pas pris dans les mains. Lui, il a ri, un rire mauvais, et il a demand\u00e9 o\u00f9 \u00e7a allait, “ferraille ou encombrants”, comme si c\u2019\u00e9tait la question de sa vie. Je lui ai dit : ferraille l\u00e0, le reste l\u00e0. Et il a tout balanc\u00e9. Apr\u00e8s il est reparti vite, sans se retourner, comme ceux qui viennent jeter une maison, pas seulement des objets. Nous, on voit \u00e7a tous les jours : les gens croient qu\u2019ils jettent des choses, mais ils jettent des morceaux d\u2019eux-m\u00eames, et \u00e7a ne marche pas, \u00e7a ne marche jamais, \u00e7a revient autrement.<\/p>\n
T\u00c9MOIN 6 — “LA BLONDE”<\/strong>\nIls disent “sa blonde” comme on dit “son probl\u00e8me”. Ils ne veulent pas dire mon nom, parce qu\u2019un nom rend les choses r\u00e9elles, et ils pr\u00e9f\u00e8rent que Vania reste flou, que tout reste flou. Oui, je l\u2019ai revu avant sa mort. Oui, il \u00e9tait encore vert, comme vous dites, et c\u2019est \u00e7a qui a f\u00e2ch\u00e9 tout le monde : qu\u2019il ait gard\u00e9 une part \u00e0 lui, qu\u2019il n\u2019ait pas enti\u00e8rement ob\u00e9i au d\u00e9cor familial. Il ne racontait pas sa vie, il n\u2019expliquait rien, il avait cette pudeur-l\u00e0, ou cette ruse. Il parlait peu, mais quand il parlait, on sentait que ce n\u2019\u00e9tait pas pour remplir. Il m\u2019a dit une phrase, je m\u2019en souviens : “Ici, on me tol\u00e8re.” Il ne se plaignait pas. Il constatait. Je lui ai demand\u00e9 ce qu\u2019il voulait qu\u2019on fasse pour apr\u00e8s, pour ses affaires. Il a hauss\u00e9 les \u00e9paules. Il n\u2019attendait rien. Il avait d\u00e9j\u00e0 compris que personne ne garderait rien, que tout finirait dans un trajet, un coffre, une benne. \u00c7a ne lui faisait pas peur, je crois. Ce qui lui faisait peur, c\u2019\u00e9tait d\u2019\u00eatre absorb\u00e9 vivant, d\u2019\u00eatre r\u00e9duit \u00e0 une anecdote. Alors oui, quand j\u2019apprends qu\u2019ils ont tout jet\u00e9, je ne suis pas surprise. Et quand j\u2019apprends qu\u2019il n\u2019y avait presque personne \u00e0 Valenton, je ne suis pas surprise non plus. La surprise, c\u2019est seulement qu\u2019un gamin, lui, pleure. Parce que pleurer, dans cette famille, c\u2019est d\u00e9j\u00e0 d\u00e9sob\u00e9ir.<\/p>", "content_text": " >La proposition #05, telle que je la comprends, ajoute deux choses \u00e0 tout ce qu\u2019on a d\u00e9j\u00e0 ouvert avant : 1) un point d\u2019intensit\u00e9 tr\u00e8s court dans le temps (un instant qui bascule), 2) la d\u00e9multiplication du r\u00e9cit par t\u00e9moins (plusieurs voix, plusieurs m\u00e9tiers, plusieurs angles), de fa\u00e7on \u00e0 faire sentir que \u201cla r\u00e9alit\u00e9\u201d n\u2019est pas un bloc mais une somme de perceptions incompatibles. La compression, c\u2019est \u00e7a : un \u00e9v\u00e9nement qui dure peu, mais qui \u201cprend\u201d \u00e9norm\u00e9ment de place parce qu\u2019on le refracte, on y revient, on le reconstitue, on le contredit. **T\u00c9MOIN 1 \u2014 MOI** De Vania, je ne sais presque rien, et pourtant je le sais par c\u0153ur : c\u2019est le paradoxe. On nous a appris \u00e0 parler bas de lui, comme d\u2019une anomalie qu\u2019on tol\u00e8re tant qu\u2019elle ne fait pas de bruit. Un Russe chez des Estoniens, un homme qui vivait l\u00e0 \u201cdepuis toujours\u201d, donc personne ne se souvenait vraiment du d\u00e9but. Un dimanche, ou un jour de semaine, je rentre du lyc\u00e9e, je vois la mob bleue d\u2019Henri devant la maison, la vieille pourrie avec ses prot\u00e8ge-mains d\u00e9gueux. Dans la cuisine, deux verres \u00e0 moiti\u00e9 vides sur la table. Je m\u2019appr\u00eate \u00e0 monter, je fais comme si la saloperie d\u2019Henri n\u2019\u00e9tait pas entr\u00e9e dans mon oreille, et c\u2019est ma m\u00e8re qui dit, d\u2019une voix neutre : \u201cFaut qu\u2019on te dise : Vania est mort.\u201d Je ne sens rien sur le moment, ou je le cache, parce qu\u2019eux guettent un signe sur mon visage. Mais derri\u00e8re la phrase, ce qui remonte d\u2019un coup, c\u2019est la p\u00eache comme pr\u00e9texte, les bords de Marne, l\u2019embarcad\u00e8re face \u00e0 une \u00eele, le grand saule, et ce silence \u00e0 deux qui ne g\u00eane pas. Et l\u2019embl\u00e8me au-dessus de son lit, dans la salle \u00e0 manger : deux poignards encadrant une t\u00eate de mort, une plaque patin\u00e9e, et trois livres en russe sur une \u00e9tag\u00e8re. Je me dis : j\u2019aurais aim\u00e9 garder \u00e7a. Et c\u2019est l\u00e0 que le monde montre sa grimace. **T\u00c9MOIN 2 \u2014 LA M\u00c8RE** Je l\u2019ai dit comme on dit une chose qu\u2019on ne peut pas rattraper. \u201cFaut qu\u2019on te dise : Vania est mort.\u201d J\u2019ai choisi la phrase la plus plate, la plus courte, parce que si j\u2019en faisais une autre, je partais. Et je ne voulais pas partir devant mon fils et devant Henri. Henri \u00e9tait l\u00e0 depuis je ne sais combien de temps, depuis son accident, depuis sa moiti\u00e9 qui avait l\u00e2ch\u00e9, depuis ses blagues sales qui ne sont pas des blagues. Il avait pos\u00e9 ses verres comme il pose tout : en occupant la place. Je savais qu\u2019il allait parler, je savais qu\u2019il allait salir le moment, parce que c\u2019est ce qu\u2019il fait d\u00e8s qu\u2019un endroit menace de devenir humain. Vania, moi, je ne sais pas comment le dire : je l\u2019ai connu adulte, je l\u2019ai connu d\u00e9j\u00e0 install\u00e9, d\u00e9j\u00e0 l\u00e0, pas comme un p\u00e8re, pas comme un mari, comme une pr\u00e9sence qu\u2019on contourne. Il avait ses silences. Il sentait parfois le tabac froid et un savon bon march\u00e9. Il ne demandait rien. Alors sa mort est arriv\u00e9e comme arrivent les morts dans cette famille : sans r\u00e9cit, sans c\u00e9r\u00e9monie int\u00e9rieure, juste une information. Je l\u2019ai dite vite, et j\u2019ai eu peur, pas de la mort, mais de ce que \u00e7a allait d\u00e9clencher : la cruaut\u00e9 d\u2019Henri, le mutisme du p\u00e8re, et chez mon fils ce truc qui se ferme et qui ensuite te revient la nuit sous forme de rage. **T\u00c9MOIN 3 \u2014 HENRI** Vous voulez que je vous raconte ? Je vais vous raconter : on me fait passer pour le salaud, mais c\u2019est pratique, \u00e7a arrange tout le monde. Vania \u00e9tait un meuble. Voil\u00e0. Un meuble qu\u2019on a toujours vu dans la pi\u00e8ce, et puis un jour il n\u2019est plus l\u00e0, \u00e7a fait bizarre, on regarde deux secondes, et on passe \u00e0 autre chose. Moi, j\u2019ai v\u00e9cu l\u00e0, moi, j\u2019ai vu qui faisait quoi, moi j\u2019ai pris sur moi. Et quand il est mort, vous croyez qu\u2019il fallait faire quoi ? Mettre des bougies, \u00e9crire des po\u00e8mes, se prendre pour Tolsto\u00ef ? J\u2019ai fait ce qu\u2019il faut faire : d\u00e9barrasser. J\u2019ai vid\u00e9. J\u2019ai tri\u00e9. J\u2019ai charg\u00e9. La d\u00e9chetterie, c\u2019est fait pour \u00e7a : les restes, les merdes, les trucs qui encombrent. Et j\u2019ai tout balanc\u00e9, oui, toutes ses affaires. Et quand le gamin a eu ce regard, je l\u2019ai vu tout de suite : il voulait des souvenirs, il voulait son petit f\u00e9tiche, sa t\u00eate de mort, ses poignards, ses conneries de Russes. Alors je l\u2019ai pr\u00e9venu, cash, parce que sinon il fait la morale, il pleure, il joue les sensibles. Je lui ai dit : \u201cJe reviens de la d\u00e9chetterie, j\u2019ai balanc\u00e9 toutes ses affaires, tu pourras pas te masturber avec ses souvenirs.\u201d C\u2019est vulgaire ? Peut-\u00eatre. Mais au moins c\u2019est clair. Et derri\u00e8re, qu\u2019est-ce qu\u2019il y a ? Rien. Un enterrement minable \u00e0 Valenton, trois pel\u00e9s, parce que les autres bossaient. Moi aussi j\u2019aurais pr\u00e9f\u00e9r\u00e9 bosser. **T\u00c9MOIN 4 \u2014 LE P\u00c8RE** On ne rate pas l\u2019\u00e9cole pour \u00e7a. C\u2019est aussi simple. On ne se fabrique pas des exceptions en cascade, sinon apr\u00e8s c\u2019est la foire. Vania n\u2019\u00e9tait pas de la famille. Vania \u00e9tait l\u00e0, voil\u00e0 tout. Il a v\u00e9cu sous le m\u00eame toit, oui, mais \u00e7a ne donne pas des droits. Les droits, c\u2019est l\u2019effort. Les droits, c\u2019est ce qu\u2019on tient. Je n\u2019ai pas pleur\u00e9 \u00e0 la mort de Vania, et je n\u2019ai pas demand\u00e9 qu\u2019on pleure. On enterre, on continue. J\u2019ai dit qu\u2019il allait au lyc\u00e9e et qu\u2019il n\u2019irait pas au cimeti\u00e8re. Si chaque fois qu\u2019un adulte meurt on suspend tout, on ne fait plus rien. J\u2019ai connu des morts plus proches. J\u2019ai connu des morts qui co\u00fbtent. Vania, c\u2019\u00e9tait le type qui tra\u00eenait avec sa p\u00eache, ses silences, ses histoires de guerre qu\u2019on ne v\u00e9rifie pas. C\u2019est triste, oui. Tout est triste. Mais la tristesse ne donne pas des dipl\u00f4mes. Et quand je vois ce gar\u00e7on monter dans sa chambre, fermer la porte, mettre sa musique \u00e0 fond pour se faire exploser la t\u00eate, je me dis : voil\u00e0, c\u2019est \u00e7a le probl\u00e8me. Il cherche une raison. Il cherche une sc\u00e8ne. La vie ne te donne pas des sc\u00e8nes, elle te donne des journ\u00e9es, et tu te l\u00e8ves. **T\u00c9MOIN 5 \u2014 LE TYPE DE LA D\u00c9CHETTERIE** Je me souviens du tas. Les gens disent toujours \u201cj\u2019ai balanc\u00e9\u201d, comme si les objets disparaissaient par magie. Non. \u00c7a arrive ici, \u00e7a p\u00e8se, \u00e7a cogne, \u00e7a tra\u00eene, \u00e7a prend la place. Il est venu avec une bagnole charg\u00e9e n\u2019importe comment, un type grand, pas bien fini, le visage ferm\u00e9, l\u2019air de quelqu\u2019un qui veut en finir. Il a jet\u00e9 des sacs sans regarder, comme si regarder allait lui faire du mal. Il y avait des vieux papiers, des fringues, des livres en langue \u00e9trang\u00e8re \u2014 \u00e7a, je l\u2019ai vu, parce que \u00e7a saute aux yeux : alphabet qui n\u2019est pas le n\u00f4tre. Il y avait aussi un truc m\u00e9tallique, une plaque, un truc avec une t\u00eate de mort ou un dessin sombre, je ne sais pas, je n\u2019ai pas pris dans les mains. Lui, il a ri, un rire mauvais, et il a demand\u00e9 o\u00f9 \u00e7a allait, \u201cferraille ou encombrants\u201d, comme si c\u2019\u00e9tait la question de sa vie. Je lui ai dit : ferraille l\u00e0, le reste l\u00e0. Et il a tout balanc\u00e9. Apr\u00e8s il est reparti vite, sans se retourner, comme ceux qui viennent jeter une maison, pas seulement des objets. Nous, on voit \u00e7a tous les jours : les gens croient qu\u2019ils jettent des choses, mais ils jettent des morceaux d\u2019eux-m\u00eames, et \u00e7a ne marche pas, \u00e7a ne marche jamais, \u00e7a revient autrement. **T\u00c9MOIN 6 \u2014 \u201cLA BLONDE\u201d** Ils disent \u201csa blonde\u201d comme on dit \u201cson probl\u00e8me\u201d. Ils ne veulent pas dire mon nom, parce qu\u2019un nom rend les choses r\u00e9elles, et ils pr\u00e9f\u00e8rent que Vania reste flou, que tout reste flou. Oui, je l\u2019ai revu avant sa mort. Oui, il \u00e9tait encore vert, comme vous dites, et c\u2019est \u00e7a qui a f\u00e2ch\u00e9 tout le monde : qu\u2019il ait gard\u00e9 une part \u00e0 lui, qu\u2019il n\u2019ait pas enti\u00e8rement ob\u00e9i au d\u00e9cor familial. Il ne racontait pas sa vie, il n\u2019expliquait rien, il avait cette pudeur-l\u00e0, ou cette ruse. Il parlait peu, mais quand il parlait, on sentait que ce n\u2019\u00e9tait pas pour remplir. Il m\u2019a dit une phrase, je m\u2019en souviens : \u201cIci, on me tol\u00e8re.\u201d Il ne se plaignait pas. Il constatait. Je lui ai demand\u00e9 ce qu\u2019il voulait qu\u2019on fasse pour apr\u00e8s, pour ses affaires. Il a hauss\u00e9 les \u00e9paules. Il n\u2019attendait rien. Il avait d\u00e9j\u00e0 compris que personne ne garderait rien, que tout finirait dans un trajet, un coffre, une benne. \u00c7a ne lui faisait pas peur, je crois. Ce qui lui faisait peur, c\u2019\u00e9tait d\u2019\u00eatre absorb\u00e9 vivant, d\u2019\u00eatre r\u00e9duit \u00e0 une anecdote. Alors oui, quand j\u2019apprends qu\u2019ils ont tout jet\u00e9, je ne suis pas surprise. Et quand j\u2019apprends qu\u2019il n\u2019y avait presque personne \u00e0 Valenton, je ne suis pas surprise non plus. La surprise, c\u2019est seulement qu\u2019un gamin, lui, pleure. Parce que pleurer, dans cette famille, c\u2019est d\u00e9j\u00e0 d\u00e9sob\u00e9ir. 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\nvariante<\/strong> : faire un montage de temps disjoints \u00e0 partir d\u2019un m\u00eame marqueur temporel (ici “la nuit de samedi \u00e0 dimanche”), en encha\u00eenant plusieurs vignettes au pr\u00e9sent narratif ou au pass\u00e9 proche, sans transitions explicatives, juste par la r\u00e9p\u00e9tition de la cheville. Autrement dit : une variante de “superposer les temps”, mais au lieu de deux nappes qui s\u2019entrelacent, tu fais un chapelet de surimpressions (presque un “Bourlinguer” intime : un m\u00eame port, mais plusieurs arriv\u00e9es).<\/p>\n<\/blockquote>\n
Dans la nuit de samedi \u00e0 dimanche, le t\u00e9l\u00e9phone sonne tout \u00e0 coup. P\u00e9p\u00e9 — mon grand-p\u00e8re, le p\u00e8re de mon p\u00e8re — est mort. « Robert est mort dans son sommeil », a dit ma grand-m\u00e8re \u00e0 ma m\u00e8re. C\u2019est toujours elle qui d\u00e9crochait : un combin\u00e9 noir pos\u00e9 sur une petite nappe en dentelle blanche, le tout sur un gu\u00e9ridon en faux acajou, pr\u00e8s de la t\u00e9l\u00e9. \u00c7a a l\u2019air d\u2019\u00eatre une chance, mourir dans son sommeil. On nous fait nous habiller, mon frangin et moi, et nous asseoir dans la voiture. Une Ami 8. Sur la route, ma m\u00e8re le r\u00e9p\u00e8te \u00e0 mon p\u00e8re : « Quelle chance de mourir dans son sommeil. » De temps en temps, mon p\u00e8re me regarde dans le r\u00e9troviseur. Il a le regard inquiet, ce qui est rare. D\u2019habitude il est plus suspicieux qu\u2019inquiet. Ce regard entre nous deux, dans le r\u00e9troviseur, c\u2019est une affaire. Mais cette nuit-l\u00e0\u2026 Peut-\u00eatre qu\u2019il pense qu\u2019un jour, lui aussi, aura cette chance. Peut-\u00eatre qu\u2019il pense qu\u2019un jour ce sera moi qui conduirai, et que je regarderai mon fils comme il me regarde. Mais non. Mon p\u00e8re s\u2019est \u00e9teint un lundi matin, \u00e0 7 h 10, \u00e0 l\u2019h\u00f4pital de Cr\u00e9teil.<\/p>\n
Dans la nuit de samedi \u00e0 dimanche, je ne dors pas : j\u2019attends le retour de mon p\u00e8re, qui revient de Dijon. Mon carnet de notes, ce trimestre-l\u00e0, est d\u00e9sastreux. Je pense \u00e0 la rouste. \u00c7a le met hors de lui que je n\u2019obtienne pas de bonnes notes. Nous habitons encore \u00e0 La Grave, dans la maison de l\u2019a\u00efeul mort l\u2019ann\u00e9e pass\u00e9e. Quatre-vingt-cinq ans, dans son lit, dans sa maison : tout le monde appelle \u00e7a une chance. Moi, cette nuit-l\u00e0, j\u2019attends mon p\u00e8re. La chambre est en semi-p\u00e9nombre, la lune passe entre les volets de fer. Quand je repense \u00e0 ces insomnies, je me demande si j\u2019avais peur de la rouste ou si je me sentais d\u00e9j\u00e0 coupable de le d\u00e9cevoir. Notre a\u00efeul \u00e9tait instituteur, un homme discret, gaz\u00e9 en 14. Mon p\u00e8re, lui, n\u2019aura qu\u2019un dipl\u00f4me de soudeur. J\u2019imagine qu\u2019il veut que je fasse ce qu\u2019il n\u2019a pas fait : monter.<\/p>\n
Dans la nuit de samedi \u00e0 dimanche, nous sommes trois. J\u2019ai douze ans, je crois. On passe l\u2019\u00e9t\u00e9 \u00e0 Villevendret, chez mes grands-parents paternels. Et on a cette id\u00e9e : casser la porte de la cave du p\u00e8re Dumas, \u00e0 l\u2019h\u00f4pital de Montlu\u00e7on. On sait qu\u2019il est veuf, qu\u2019il n\u2019y a personne. La porte r\u00e9siste, serrure \u00e0 l\u2019ancienne, et puis CRAC : elle c\u00e8de. Lampe de poche rectangulaire, piles MAZDA. Pas d\u2019\u00e9lectricit\u00e9 dans la cave, comme dans toutes les caves du hameau. \u00c7a sent la terre battue, les pommes, les oignons. Les bouteilles sont sur des \u00e9tag\u00e8res en fer, le cul en avant, avec un film de poussi\u00e8re. On en prend une dizaine, ce qu\u2019on peut. On ressort, on \u00e9teint la lampe. Dehors, il fait doux, les grillons. Et je me souviens surtout de \u00e7a : la nuit noire qui vous reprend d\u2019un coup, avec le triomphe et la culpabilit\u00e9 en m\u00eame temps. Le p\u00e8re Dumas nous traitait de morveux, crachait quand on passait sous ses fen\u00eatres. Il est mort quelques jours apr\u00e8s. Forc\u00e9ment on s\u2019est crus responsables. Et puis son vin \u00e9tait mauvais, une piquette : on a ouvert une ou deux bouteilles et jet\u00e9 le reste dans les taillis. Nuit du samedi au dimanche. Villevendret. 1972.<\/p>\n
Dans la nuit du samedi au dimanche, mon corps entier prend une d\u00e9charge et je flanque un coup de poing dans le matelas pour rassembler mes esprits, pour ne pas crever. Je m\u2019entra\u00eene \u00e0 m\u00e9diter pour ne pas devenir cingl\u00e9. Beaubourg, un bouquin sur le yoga, je crois. Ma m\u00e9thode : allong\u00e9, respiration. D\u00e8s qu\u2019une pens\u00e9e arrive, je la renvoie doucement : laisse-moi tranquille, je respire. Jusque-l\u00e0 je m\u2019endormais. Mais cette nuit-l\u00e0, coup de poing : n\u00e9ant total. J\u2019ai cru que j\u2019allais crever.<\/p>\n
Dans la nuit de samedi \u00e0 dimanche, je pose mes cuvettes sur le chauffage \u00e0 inertie, celui qu\u2019on a mont\u00e9 au septi\u00e8me avec mon oncle Kalio. Je suis seul, P. est absente le week-end. Je d\u00e9veloppe des n\u00e9gatifs. La semaine, je photographie autour du boulot, rue Vieille-du-Temple : surtout des paysages, parce que je n\u2019ose pas aller pr\u00e8s des gens. Noir et blanc, et je viens de d\u00e9couvrir Ansel Adams, le Zone System. Il y a quelques jours, Mitterrand a \u00e9t\u00e9 \u00e9lu, la foule \u00e0 la Bastille : j\u2019y \u00e9tais, appareil en bandouli\u00e8re, plans larges, incapable de m\u2019approcher. Cette nuit-l\u00e0, je me dis que je devrais tout revendre, les Nikon, et m\u2019acheter plus discret : un 35 mm. J\u2019ai vu un Leica d\u2019occasion \u00e0 La Motte-Picquet\u2013Grenelle. M\u00eame en vendant tout, il faudrait encore un cr\u00e9dit.<\/p>\n
Dans la nuit de samedi \u00e0 dimanche, je recompte mes billets sur le lit. Peu d\u2019argent. Je ne sais pas comment je vais tenir six mois. Demain, \u00e0 l\u2019aube, je descendrai chercher une agence pour T\u00e9h\u00e9ran. On m\u2019a dit : surtout pas l\u2019avion. Sur le lit il y a mon Leica, des bobines au m\u00e8tre, une petite cuve noire, et ces billets. Le plus dur, c\u2019\u00e9tait de faire le saut, de partir. Sinon je serais encore l\u00e0-bas : Bull \u00e0 Pantin le jour, IBM place Vend\u00f4me la nuit, \u00e0 dormir en grappillant. J\u2019ouvre la fen\u00eatre. Odeur de viande grill\u00e9e, enseignes en turc, sons ent\u00eatants. Ch\u00e2teau-Rouge, mais ailleurs.<\/p>\n
Dans la nuit de samedi \u00e0 dimanche, je pousse le portail de la maison du consul. Des loups m\u2019accueillent en montrant leurs dents. La femme du consul leur crie de s\u2019\u00e9loigner ; je l\u2019ai d\u00e9j\u00e0 vue \u00e0 l\u2019antenne de M\u00e9decins du Monde. Je photographie les loups qui repartent la queue basse. « Alors, comme \u00e7a, vous partez demain ? » — « \u00c0 l\u2019aube. » — « Et \u00e7a ne vous effraie pas ? » — « Je veux faire des photographies, on n\u2019a rien sans rien. » Dans une vaste pi\u00e8ce, des m\u00e9decins avec leurs \u00e9pouses ; l\u2019alcool a d\u00e9j\u00e0 fait son travail. Une femme ivre me parle du Caire : « Si vous saviez comme c\u2019est d\u00e9go\u00fbtant\u2026 » Je bois un verre, je prends quelques photos, plans larges, manque de lumi\u00e8re. Je n\u2019ai qu\u2019une envie : partir. Je pense aux loups dehors. Je pense aussi \u00e0 ces expats, permanganate, boys, opulence. Je me dis : je suis un loup moi aussi. « Bonsoir, merci pour l\u2019accueil, tcho. » En marchant dans les rues de Quetta, je pense \u00e0 \u00c0 la ligne de Joseph Ponthus. Je me sens plus proche des gars en usine que de ces gens-l\u00e0<\/p>", "content_text": " >**variante** : faire un montage de temps disjoints \u00e0 partir d\u2019un m\u00eame marqueur temporel (ici \u201cla nuit de samedi \u00e0 dimanche\u201d), en encha\u00eenant plusieurs vignettes au pr\u00e9sent narratif ou au pass\u00e9 proche, sans transitions explicatives, juste par la r\u00e9p\u00e9tition de la cheville. Autrement dit : une variante de \u201csuperposer les temps\u201d, mais au lieu de deux nappes qui s\u2019entrelacent, tu fais un chapelet de surimpressions (presque un \u201cBourlinguer\u201d intime : un m\u00eame port, mais plusieurs arriv\u00e9es). Dans la nuit de samedi \u00e0 dimanche, le t\u00e9l\u00e9phone sonne tout \u00e0 coup. P\u00e9p\u00e9 \u2014 mon grand-p\u00e8re, le p\u00e8re de mon p\u00e8re \u2014 est mort. \u00ab Robert est mort dans son sommeil \u00bb, a dit ma grand-m\u00e8re \u00e0 ma m\u00e8re. C\u2019est toujours elle qui d\u00e9crochait : un combin\u00e9 noir pos\u00e9 sur une petite nappe en dentelle blanche, le tout sur un gu\u00e9ridon en faux acajou, pr\u00e8s de la t\u00e9l\u00e9. \u00c7a a l\u2019air d\u2019\u00eatre une chance, mourir dans son sommeil. On nous fait nous habiller, mon frangin et moi, et nous asseoir dans la voiture. Une Ami 8. Sur la route, ma m\u00e8re le r\u00e9p\u00e8te \u00e0 mon p\u00e8re : \u00ab Quelle chance de mourir dans son sommeil. \u00bb De temps en temps, mon p\u00e8re me regarde dans le r\u00e9troviseur. Il a le regard inquiet, ce qui est rare. D\u2019habitude il est plus suspicieux qu\u2019inquiet. Ce regard entre nous deux, dans le r\u00e9troviseur, c\u2019est une affaire. Mais cette nuit-l\u00e0\u2026 Peut-\u00eatre qu\u2019il pense qu\u2019un jour, lui aussi, aura cette chance. Peut-\u00eatre qu\u2019il pense qu\u2019un jour ce sera moi qui conduirai, et que je regarderai mon fils comme il me regarde. Mais non. Mon p\u00e8re s\u2019est \u00e9teint un lundi matin, \u00e0 7 h 10, \u00e0 l\u2019h\u00f4pital de Cr\u00e9teil. Dans la nuit de samedi \u00e0 dimanche, je ne dors pas : j\u2019attends le retour de mon p\u00e8re, qui revient de Dijon. Mon carnet de notes, ce trimestre-l\u00e0, est d\u00e9sastreux. Je pense \u00e0 la rouste. \u00c7a le met hors de lui que je n\u2019obtienne pas de bonnes notes. Nous habitons encore \u00e0 La Grave, dans la maison de l\u2019a\u00efeul mort l\u2019ann\u00e9e pass\u00e9e. Quatre-vingt-cinq ans, dans son lit, dans sa maison : tout le monde appelle \u00e7a une chance. Moi, cette nuit-l\u00e0, j\u2019attends mon p\u00e8re. La chambre est en semi-p\u00e9nombre, la lune passe entre les volets de fer. Quand je repense \u00e0 ces insomnies, je me demande si j\u2019avais peur de la rouste ou si je me sentais d\u00e9j\u00e0 coupable de le d\u00e9cevoir. Notre a\u00efeul \u00e9tait instituteur, un homme discret, gaz\u00e9 en 14. Mon p\u00e8re, lui, n\u2019aura qu\u2019un dipl\u00f4me de soudeur. J\u2019imagine qu\u2019il veut que je fasse ce qu\u2019il n\u2019a pas fait : monter. Dans la nuit de samedi \u00e0 dimanche, nous sommes trois. J\u2019ai douze ans, je crois. On passe l\u2019\u00e9t\u00e9 \u00e0 Villevendret, chez mes grands-parents paternels. Et on a cette id\u00e9e : casser la porte de la cave du p\u00e8re Dumas, \u00e0 l\u2019h\u00f4pital de Montlu\u00e7on. On sait qu\u2019il est veuf, qu\u2019il n\u2019y a personne. La porte r\u00e9siste, serrure \u00e0 l\u2019ancienne, et puis CRAC : elle c\u00e8de. Lampe de poche rectangulaire, piles MAZDA. Pas d\u2019\u00e9lectricit\u00e9 dans la cave, comme dans toutes les caves du hameau. \u00c7a sent la terre battue, les pommes, les oignons. Les bouteilles sont sur des \u00e9tag\u00e8res en fer, le cul en avant, avec un film de poussi\u00e8re. On en prend une dizaine, ce qu\u2019on peut. On ressort, on \u00e9teint la lampe. Dehors, il fait doux, les grillons. Et je me souviens surtout de \u00e7a : la nuit noire qui vous reprend d\u2019un coup, avec le triomphe et la culpabilit\u00e9 en m\u00eame temps. Le p\u00e8re Dumas nous traitait de morveux, crachait quand on passait sous ses fen\u00eatres. Il est mort quelques jours apr\u00e8s. Forc\u00e9ment on s\u2019est crus responsables. Et puis son vin \u00e9tait mauvais, une piquette : on a ouvert une ou deux bouteilles et jet\u00e9 le reste dans les taillis. Nuit du samedi au dimanche. Villevendret. 1972. Dans la nuit du samedi au dimanche, mon corps entier prend une d\u00e9charge et je flanque un coup de poing dans le matelas pour rassembler mes esprits, pour ne pas crever. Je m\u2019entra\u00eene \u00e0 m\u00e9diter pour ne pas devenir cingl\u00e9. Beaubourg, un bouquin sur le yoga, je crois. Ma m\u00e9thode : allong\u00e9, respiration. D\u00e8s qu\u2019une pens\u00e9e arrive, je la renvoie doucement : laisse-moi tranquille, je respire. Jusque-l\u00e0 je m\u2019endormais. Mais cette nuit-l\u00e0, coup de poing : n\u00e9ant total. J\u2019ai cru que j\u2019allais crever. Dans la nuit de samedi \u00e0 dimanche, je pose mes cuvettes sur le chauffage \u00e0 inertie, celui qu\u2019on a mont\u00e9 au septi\u00e8me avec mon oncle Kalio. Je suis seul, P. est absente le week-end. Je d\u00e9veloppe des n\u00e9gatifs. La semaine, je photographie autour du boulot, rue Vieille-du-Temple : surtout des paysages, parce que je n\u2019ose pas aller pr\u00e8s des gens. Noir et blanc, et je viens de d\u00e9couvrir Ansel Adams, le Zone System. Il y a quelques jours, Mitterrand a \u00e9t\u00e9 \u00e9lu, la foule \u00e0 la Bastille : j\u2019y \u00e9tais, appareil en bandouli\u00e8re, plans larges, incapable de m\u2019approcher. Cette nuit-l\u00e0, je me dis que je devrais tout revendre, les Nikon, et m\u2019acheter plus discret : un 35 mm. J\u2019ai vu un Leica d\u2019occasion \u00e0 La Motte-Picquet\u2013Grenelle. M\u00eame en vendant tout, il faudrait encore un cr\u00e9dit. Dans la nuit de samedi \u00e0 dimanche, je recompte mes billets sur le lit. Peu d\u2019argent. Je ne sais pas comment je vais tenir six mois. Demain, \u00e0 l\u2019aube, je descendrai chercher une agence pour T\u00e9h\u00e9ran. On m\u2019a dit : surtout pas l\u2019avion. Sur le lit il y a mon Leica, des bobines au m\u00e8tre, une petite cuve noire, et ces billets. Le plus dur, c\u2019\u00e9tait de faire le saut, de partir. Sinon je serais encore l\u00e0-bas : Bull \u00e0 Pantin le jour, IBM place Vend\u00f4me la nuit, \u00e0 dormir en grappillant. J\u2019ouvre la fen\u00eatre. Odeur de viande grill\u00e9e, enseignes en turc, sons ent\u00eatants. Ch\u00e2teau-Rouge, mais ailleurs. Dans la nuit de samedi \u00e0 dimanche, je pousse le portail de la maison du consul. Des loups m\u2019accueillent en montrant leurs dents. La femme du consul leur crie de s\u2019\u00e9loigner ; je l\u2019ai d\u00e9j\u00e0 vue \u00e0 l\u2019antenne de M\u00e9decins du Monde. Je photographie les loups qui repartent la queue basse. \u00ab Alors, comme \u00e7a, vous partez demain ? \u00bb \u2014 \u00ab \u00c0 l\u2019aube. \u00bb \u2014 \u00ab Et \u00e7a ne vous effraie pas ? \u00bb \u2014 \u00ab Je veux faire des photographies, on n\u2019a rien sans rien. \u00bb Dans une vaste pi\u00e8ce, des m\u00e9decins avec leurs \u00e9pouses ; l\u2019alcool a d\u00e9j\u00e0 fait son travail. Une femme ivre me parle du Caire : \u00ab Si vous saviez comme c\u2019est d\u00e9go\u00fbtant\u2026 \u00bb Je bois un verre, je prends quelques photos, plans larges, manque de lumi\u00e8re. Je n\u2019ai qu\u2019une envie : partir. Je pense aux loups dehors. Je pense aussi \u00e0 ces expats, permanganate, boys, opulence. Je me dis : je suis un loup moi aussi. \u00ab Bonsoir, merci pour l\u2019accueil, tcho. \u00bb En marchant dans les rues de Quetta, je pense \u00e0 \u00c0 la ligne de Joseph Ponthus. Je me sens plus proche des gars en usine que de ces gens-l\u00e0 ", "image": "", "tags": ["Ateliers d'\u00e9criture"] } ,{ "id": "https:\/\/ledibbouk.net\/ete-2023-04-superposition-des-temps.html", "url": "https:\/\/ledibbouk.net\/ete-2023-04-superposition-des-temps.html", "title": "#\u00e9t\u00e9 2023 #04 | superposition des temps", "date_published": "2025-12-18T21:19:43Z", "date_modified": "2025-12-19T06:14:32Z", "author": {"name": "Patrick Blanchon"}, "content_html": "
\nid\u00e9e<\/strong> : \u00e9crire un m\u00eame lieu et une situation parall\u00e8le \u00e0 deux moments disjoints, avec les m\u00eames personnages (id\u00e9alement), en superposant les deux temps dans un seul bloc : les deux au pr\u00e9sent, et l\u2019italique sert uniquement de balise pour savoir “dans quel temps on est”.<\/p>\n<\/blockquote>\n
Il n\u2019aime pas L\u2019Isle-Adam : pour lui, c\u2019est le village, toujours le m\u00eame — Vallon-en-Sully, Montfort-l\u2019Amaury, Le P\u00e9age-de-Roussillon, l\u2019entit\u00e9 village. Le lieu o\u00f9 l\u2019anonymat, la clandestinit\u00e9, sont impossibles. Il arrive \u00e0 pied et, de loin, il voit cette pr\u00e9sence mena\u00e7ante du bourg. Apr\u00e8s la voie ferr\u00e9e, deux ponts \u00e0 franchir avant d\u2019entrer dans la grand-rue. Presque \u00e0 l\u2019entr\u00e9e, sur la gauche, la grande b\u00e2tisse bourgeoise : la maison du m\u00e9decin. Une maison et une charge de notable qu\u2019on se transmet de p\u00e8re en fils. Il va au lyc\u00e9e et il n\u2019aime pas ce fils de m\u00e9decin dont l\u2019avenir est trac\u00e9. D\u2019ailleurs, quand il repense \u00e0 sa scolarit\u00e9, il se rend compte qu\u2019il n\u2019aime personne ici : tous ces fils de notables \u00e0 qui tout semble d\u00fb l\u2019\u00e9c\u0153urent, il les m\u00e9prise.<\/p>\n
Pourtant Ferrera n\u2019est pas un nom local. Les Ferrera sont l\u00e0 depuis longtemps, assez longtemps pour que le village ait oubli\u00e9 l\u2019origine douteuse, assez longtemps pour qu\u2019un m\u00e9decin ne soit plus un m\u00e9t\u00e8que. Ferrera le fils n\u2019y pense m\u00eame pas : il a la suffisance des gens n\u00e9s quelque part. Non, il ne l\u2019aime pas, pas plus qu\u2019il n\u2019aime le village. D\u2019ailleurs il n\u2019habite pas encore L\u2019Isle-Adam : il habite \u00e0 Parmain. Pour y aller, il descend du train \u00e0 Parmain, marche neuf minutes, franchit les deux ponts au-dessus de l\u2019Oise, d\u00e9passe la demeure des Ferrera, entre dans L\u2019Isle-Adam — et chaque fois il a l\u2019impression d\u2019entrer dans une bouche.<\/p>\n
Ce sont des bribes du journal de l\u2019\u00e9poque. Il vient de s\u2019enfuir \u00e0 Paris, \u00e0 quelques mois du bac. Refuge chez Anita, \u00e0 Montmartre, petite chambre sous les toits. « Il faut que tu passes ton bac », elle dit, et elle le r\u00e9veille t\u00f4t pour qu\u2019il file gare du Nord, direction Persan-Beaumont. Il ne rechigne pas : s\u2019\u00eatre \u00e9mancip\u00e9, vivre avec une femme, lui donne une puissance neuve. Il ne parle pas. Il serre les dents. Il prend le train, fait ses devoirs ; le train s\u2019arr\u00eate \u00e0 toutes les gares. Il descend \u00e0 Parmain, franchit les deux ponts, d\u00e9passe la maison des Ferrera, entre dans L\u2019Isle-Adam comme Bonaparte \u00e0 Arcole. Pendant six mois il se prend pour un Corse taciturne et revanchard. Il passe son bac. Sa violence, Anita s\u2019en charge en partie : elle tente de l\u2019\u00e9puiser chaque nuit, en vain.<\/p>\n
Il a seize ans. Le supermarch\u00e9 de L\u2019Isle-Adam le prend pour l\u2019\u00e9t\u00e9. Premier jour : personne ne lui dit rien, le patron est en r\u00e9serve avec la responsable du rayon liquide — sa m\u00e8re. Il poireaute une demi-heure, puis ils sortent, un peu rouges, ils ont chaud. Le patron, petit homme sec et nerveux : « Bonjour. Pour commencer tu vas aux l\u00e9gumes. Tu sais peser ? » Il sait peser. Choux-fleurs, poireaux, melons, poivrons. Tous les gens du coin viennent ici, m\u00eame les Ferrera. Tous savent que le patron baise sa m\u00e8re sur des cartons, dans la r\u00e9serve. Tous savent qu\u2019il a eu ce job par faveur.<\/p>\n
Avec Anita, c\u2019est termin\u00e9. Juste avant les examens, il rencontre une fille d\u2019origine sicilienne. Ils vont \u00e0 Auvers-sur-Oise ; il pleut ; ils voient les tombes de Vincent et de Th\u00e9o, et le lierre qui les r\u00e9unit. Elle porte une robe de coton blanc. Ses formes ondulent sous l\u2019\u00e9toffe, elle marche avec ce qu\u2019il imagine \u00eatre une fiert\u00e9 sicilienne. Elle lui demande s\u2019il conna\u00eet Elio Vittorini. Non. Un silence. Il cherche un truc et l\u00e2che : « J\u2019ai la clef du septi\u00e8me ciel », en la regardant dans le blanc de l\u2019\u0153il. Elle \u00e9clate de rire. Leur histoire commence.<\/p>\n
Histoire de train : Paris et L\u2019Isle-Adam. Parents qui ne veulent pas que leur fille \u00e9pouse n\u2019importe qui, \u00e7a se comprend. Il s\u2019inscrit en philo, elle en m\u00e9decine. Ses parents \u00e0 lui ont d\u00e9m\u00e9nag\u00e9 pr\u00e8s de Cr\u00e9teil, autre banlieue, autre d\u00e9cor. Lui prend le RER, elle le train ; ils se retrouvent \u00e0 Paris, ils marchent, ils se disent parfois qu\u2019une chambre, ce serait bien.<\/p>\n
Des ann\u00e9es plus tard, ils vivent ensemble au-dessus du poissonnier de L\u2019Isle-Adam, celui qui a voulu porter plainte apr\u00e8s que le chien l\u2019a mordu dans l\u2019escalier. Elle est au Br\u00e9sil quand il emm\u00e8ne le chien chez le v\u00e9t\u00e9rinaire. Pourquoi il fait \u00e7a, bordel, il ne le sait m\u00eame plus. Le p\u00e8re — son p\u00e8re \u00e0 elle — n\u2019avait « pas le c\u0153ur », ou pas l\u2019estomac ; il a dit \u00e7a avec son accent : « Je n\u2019ai vraiment pas le c\u0153ur. » Alors la t\u00e2che lui revient. Sinon ce seront les flics, t\u00f4t ou tard, avec des amendes en plus.<\/p>\n
\u00c0 son retour de Rio, elle ouvre la porte et demande : « O\u00f9 est le chien ? » Elle sent que quelque chose ne tourne pas rond. Puis elle ajoute : « Ici, on vit vraiment trop comme des cons. » Et l\u00e0, il sait presque aussit\u00f4t que c\u2019est termin\u00e9, qu\u2019il partira, et qu\u2019il ne reviendra pas.<\/p>", "content_text": " >**id\u00e9e**: \u00e9crire un m\u00eame lieu et une situation parall\u00e8le \u00e0 deux moments disjoints, avec les m\u00eames personnages (id\u00e9alement), en superposant les deux temps dans un seul bloc : les deux au pr\u00e9sent, et l\u2019italique sert uniquement de balise pour savoir \u201cdans quel temps on est\u201d. Il n\u2019aime pas L\u2019Isle-Adam : pour lui, c\u2019est le village, toujours le m\u00eame \u2014 Vallon-en-Sully, Montfort-l\u2019Amaury, Le P\u00e9age-de-Roussillon, l\u2019entit\u00e9 village. Le lieu o\u00f9 l\u2019anonymat, la clandestinit\u00e9, sont impossibles. Il arrive \u00e0 pied et, de loin, il voit cette pr\u00e9sence mena\u00e7ante du bourg. Apr\u00e8s la voie ferr\u00e9e, deux ponts \u00e0 franchir avant d\u2019entrer dans la grand-rue. Presque \u00e0 l\u2019entr\u00e9e, sur la gauche, la grande b\u00e2tisse bourgeoise : la maison du m\u00e9decin. Une maison et une charge de notable qu\u2019on se transmet de p\u00e8re en fils. Il va au lyc\u00e9e et il n\u2019aime pas ce fils de m\u00e9decin dont l\u2019avenir est trac\u00e9. D\u2019ailleurs, quand il repense \u00e0 sa scolarit\u00e9, il se rend compte qu\u2019il n\u2019aime personne ici : tous ces fils de notables \u00e0 qui tout semble d\u00fb l\u2019\u00e9c\u0153urent, il les m\u00e9prise. Pourtant Ferrera n\u2019est pas un nom local. Les Ferrera sont l\u00e0 depuis longtemps, assez longtemps pour que le village ait oubli\u00e9 l\u2019origine douteuse, assez longtemps pour qu\u2019un m\u00e9decin ne soit plus un m\u00e9t\u00e8que. Ferrera le fils n\u2019y pense m\u00eame pas : il a la suffisance des gens n\u00e9s quelque part. Non, il ne l\u2019aime pas, pas plus qu\u2019il n\u2019aime le village. D\u2019ailleurs il n\u2019habite pas encore L\u2019Isle-Adam : il habite \u00e0 Parmain. Pour y aller, il descend du train \u00e0 Parmain, marche neuf minutes, franchit les deux ponts au-dessus de l\u2019Oise, d\u00e9passe la demeure des Ferrera, entre dans L\u2019Isle-Adam \u2014 et chaque fois il a l\u2019impression d\u2019entrer dans une bouche. Ce sont des bribes du journal de l\u2019\u00e9poque. Il vient de s\u2019enfuir \u00e0 Paris, \u00e0 quelques mois du bac. Refuge chez Anita, \u00e0 Montmartre, petite chambre sous les toits. \u00ab Il faut que tu passes ton bac \u00bb, elle dit, et elle le r\u00e9veille t\u00f4t pour qu\u2019il file gare du Nord, direction Persan-Beaumont. Il ne rechigne pas : s\u2019\u00eatre \u00e9mancip\u00e9, vivre avec une femme, lui donne une puissance neuve. Il ne parle pas. Il serre les dents. Il prend le train, fait ses devoirs ; le train s\u2019arr\u00eate \u00e0 toutes les gares. Il descend \u00e0 Parmain, franchit les deux ponts, d\u00e9passe la maison des Ferrera, entre dans L\u2019Isle-Adam comme Bonaparte \u00e0 Arcole. Pendant six mois il se prend pour un Corse taciturne et revanchard. Il passe son bac. Sa violence, Anita s\u2019en charge en partie : elle tente de l\u2019\u00e9puiser chaque nuit, en vain. Il a seize ans. Le supermarch\u00e9 de L\u2019Isle-Adam le prend pour l\u2019\u00e9t\u00e9. Premier jour : personne ne lui dit rien, le patron est en r\u00e9serve avec la responsable du rayon liquide \u2014 sa m\u00e8re. Il poireaute une demi-heure, puis ils sortent, un peu rouges, ils ont chaud. Le patron, petit homme sec et nerveux : \u00ab Bonjour. Pour commencer tu vas aux l\u00e9gumes. Tu sais peser ? \u00bb Il sait peser. Choux-fleurs, poireaux, melons, poivrons. Tous les gens du coin viennent ici, m\u00eame les Ferrera. Tous savent que le patron baise sa m\u00e8re sur des cartons, dans la r\u00e9serve. Tous savent qu\u2019il a eu ce job par faveur. Avec Anita, c\u2019est termin\u00e9. Juste avant les examens, il rencontre une fille d\u2019origine sicilienne. Ils vont \u00e0 Auvers-sur-Oise ; il pleut ; ils voient les tombes de Vincent et de Th\u00e9o, et le lierre qui les r\u00e9unit. Elle porte une robe de coton blanc. Ses formes ondulent sous l\u2019\u00e9toffe, elle marche avec ce qu\u2019il imagine \u00eatre une fiert\u00e9 sicilienne. Elle lui demande s\u2019il conna\u00eet Elio Vittorini. Non. Un silence. Il cherche un truc et l\u00e2che : \u00ab J\u2019ai la clef du septi\u00e8me ciel \u00bb, en la regardant dans le blanc de l\u2019\u0153il. Elle \u00e9clate de rire. Leur histoire commence. Histoire de train : Paris et L\u2019Isle-Adam. Parents qui ne veulent pas que leur fille \u00e9pouse n\u2019importe qui, \u00e7a se comprend. Il s\u2019inscrit en philo, elle en m\u00e9decine. Ses parents \u00e0 lui ont d\u00e9m\u00e9nag\u00e9 pr\u00e8s de Cr\u00e9teil, autre banlieue, autre d\u00e9cor. Lui prend le RER, elle le train ; ils se retrouvent \u00e0 Paris, ils marchent, ils se disent parfois qu\u2019une chambre, ce serait bien. Des ann\u00e9es plus tard, ils vivent ensemble au-dessus du poissonnier de L\u2019Isle-Adam, celui qui a voulu porter plainte apr\u00e8s que le chien l\u2019a mordu dans l\u2019escalier. Elle est au Br\u00e9sil quand il emm\u00e8ne le chien chez le v\u00e9t\u00e9rinaire. Pourquoi il fait \u00e7a, bordel, il ne le sait m\u00eame plus. Le p\u00e8re \u2014 son p\u00e8re \u00e0 elle \u2014 n\u2019avait \u00ab pas le c\u0153ur \u00bb, ou pas l\u2019estomac ; il a dit \u00e7a avec son accent : \u00ab Je n\u2019ai vraiment pas le c\u0153ur. \u00bb Alors la t\u00e2che lui revient. Sinon ce seront les flics, t\u00f4t ou tard, avec des amendes en plus. \u00c0 son retour de Rio, elle ouvre la porte et demande : \u00ab O\u00f9 est le chien ? \u00bb Elle sent que quelque chose ne tourne pas rond. Puis elle ajoute : \u00ab Ici, on vit vraiment trop comme des cons. \u00bb Et l\u00e0, il sait presque aussit\u00f4t que c\u2019est termin\u00e9, qu\u2019il partira, et qu\u2019il ne reviendra pas. ", "image": "", "tags": ["Ateliers d'\u00e9criture"] } ,{ "id": "https:\/\/ledibbouk.net\/ete-2023-03bis-de-sept-d-un-coup-a-quatre.html", "url": "https:\/\/ledibbouk.net\/ete-2023-03bis-de-sept-d-un-coup-a-quatre.html", "title": "#\u00e9t\u00e9 2023 #03bis | de sept d\u2019un coup \u00e0 quatre", "date_published": "2025-12-18T21:16:42Z", "date_modified": "2025-12-19T06:04:13Z", "author": {"name": "Patrick Blanchon"}, "content_html": "
\nvariante<\/strong> : partir de Gertrude Stein et de ses “portraits” pour \u00e9crire non pas un personnage isol\u00e9, mais un petit syst\u00e8me de personnages — ici une contrainte nette : en faire surgir et tenir quatre d\u2019un seul mouvement. L\u2019enjeu n\u2019est pas l\u2019intrigue mais la densit\u00e9 : faire tenir “beaucoup dans peu” par juxtaposition, reprises, variations, \u00e9num\u00e9ration, retour de motifs, avec une voix qui accepte les digressions (associations, analogies, objets, souvenirs) tant qu\u2019elles servent de ponts entre les quatre figures. M\u00e9thode implicite : nommer les quatre, puis donner \u00e0 chacun un noyau concret (place dans la fratrie, m\u00e9tier, gestes, ton, destin, mort) et laisser la phrase circuler de l\u2019un \u00e0 l\u2019autre, en revenant, en recoupant, en resserrant — comme un montage de fiches qui finit par produire une mati\u00e8re commune. Le texte peut partir d\u2019un obstacle (“comment tenir quatre ?”), et transformer cet obstacle en moteur (valeurs\/couleurs, comptage, formule 1+3, etc.), mais le point d\u2019arriv\u00e9e doit \u00eatre simple : quatre pr\u00e9noms qu\u2019on peut dire d\u2019un trait, et derri\u00e8re chaque pr\u00e9nom une charge de vie, une fa\u00e7on de tenir\/une fa\u00e7on de l\u00e2cher.<\/p>\n<\/blockquote>\n
Une nouvelle proposition d\u2019\u00e9criture \u00e0 partir de Gertrude Stein, de ses portraits : dresser le portrait de plusieurs personnages en m\u00eame temps, pas un seul, ni deux, ni trois, mais quatre. Quatre, \u00e7a me fait penser au Vaillant petit tailleur<\/em> : agac\u00e9 par des mouches autour de sa mangeaille, il en tue sept d\u2019un coup. Et je me dis que ce genre d\u2019histoire se prom\u00e8ne, que \u00e7a existait d\u00e9j\u00e0, que \u00e7a existe toujours, qu\u2019on change juste l\u2019\u00e9toffe et le nombre, mais que le geste est le m\u00eame : faire tenir beaucoup dans peu.<\/p>\n
Comment je vais faire cet exercice, je me le demande, et je ne devrais pas me le demander : \u00e0 chaque fois que je me demande quelque chose, je r\u00e9ponds \u00e0 c\u00f4t\u00e9. Et plus je me le demande, plus l\u2019\u00e0-c\u00f4t\u00e9 surgit. Il ne m\u2019en faut que quatre, pourtant. Quatre, ce n\u2019est pas la mer \u00e0 boire. La mer \u00e0 boire me vient toujours \u00e0 l\u2019esprit quand je pense \u00e0 plusieurs \u00e9l\u00e9ments \u00e0 tenir ensemble. Et les couleurs, c\u2019est pareil : plus on ajoute de couleurs, plus \u00e7a devient la mer \u00e0 boire. Je parle en tant que peintre. J\u2019ai souvent r\u00e9solu le probl\u00e8me des couleurs en peignant d\u2019abord en noir et blanc. Parce qu\u2019une couleur seule ne veut rien dire : ce qui compte, ce sont les valeurs. On ne peut peindre en couleur que si on a d\u2019abord compris les valeurs. Et voil\u00e0 que l\u2019expression revient, et qu\u2019elle s\u2019ouvre : la mer \u00e0 boire. Ma m\u00e8re buvait, je m\u2019en souviens. Ma m\u00e8re avait trois fr\u00e8res. Et donc 1 + 3 font quatre.<\/p>\n
Je n\u2019ai jamais prononc\u00e9 leurs pr\u00e9noms \u00e0 ces quatre-l\u00e0 en m\u00eame temps, en les \u00e9num\u00e9rant. Et pourtant c\u2019est simple de les dire. Astrid, d\u2019abord : ma m\u00e8re. Puis Kallio, Arnold, Henri. Ce sont les vrais pr\u00e9noms, je ne les ai pas invent\u00e9s. Je n\u2019ai aucun m\u00e9rite \u00e0 m\u2019en souvenir. C\u2019est si simple de prononcer un pr\u00e9nom, et c\u2019est si difficile d\u2019entendre ce qui vient avec.<\/p>\n
Kallio \u00e9tait l\u2019a\u00een\u00e9. Fils d\u2019un homme inconnu. Plus petit, plus nerveux, plus solitaire, plus taciturne, mais toujours affable, toujours souriant. Plombier. Grand fumeur. Mort d\u2019un cancer du poumon. Je me souviens : un jour il \u00e9tait l\u00e0, souriant, et un autre jour il n\u2019\u00e9tait plus l\u00e0. Enterr\u00e9 au cimeti\u00e8re de Clamart, dans les Hauts-de-Seine.<\/p>\n
Henri \u00e9tait un autre a\u00een\u00e9, fils du peintre estonien qu\u2019avait \u00e9pous\u00e9 Valentine, ma grand-m\u00e8re maternelle. Tr\u00e8s grand, tr\u00e8s fort, une montagne, mais avec ce regard triste de ceux qui ne sont jamais satisfaits, qui se g\u00e2chent la vie \u00e0 souhaiter obtenir autre chose que ce qu\u2019ils ont. Il a eu une premi\u00e8re partie de vie dans le bon sens : travail, famille, costumes, voiture, maison. Puis il a fait volte-face, comme si ce qu\u2019il avait voulu, il ne le voulait plus. Il a voulu autre chose, mais c\u2019\u00e9tait trop tard. La contrari\u00e9t\u00e9 l\u2019a rendu malade. Paralysie d\u2019un c\u00f4t\u00e9, comme si une moiti\u00e9 de lui-m\u00eame avait l\u00e2ch\u00e9. Il a vivot\u00e9. Il a vivot\u00e9. Puis il est mort et ses cendres ont \u00e9t\u00e9 dispers\u00e9es dans le jardin du souvenir du cimeti\u00e8re de Valenton.<\/p>\n
Arnold \u00e9tait un cadet. Un g\u00e9ant bon et tendre, yeux gris-bleu, et ce regard nordique triste que seuls les nordiques savent porter sans le commenter. Il vendait des photocopieuses. Pas d\u2019\u00e9tudes, mais des cours du soir. Avoir eu un enfant jeune l\u2019avait entra\u00een\u00e9 \u00e0 une t\u00e9nacit\u00e9, une continuit\u00e9 dans l\u2019effort. \u00c0 l\u2019\u00e9poque \u00e7a payait encore : il a gravi des \u00e9chelons, est devenu responsable r\u00e9gional. Et puis il s\u2019est laiss\u00e9 mourir apr\u00e8s la mort de son fils, mon cousin Boris.<\/p>\n
Et puis il y a Astrid, ma m\u00e8re. Elle buvait, elle cousait, elle peignait. Elle n\u2019\u00e9tait pas heureuse, elle le disait parfois — pas souvent, il fallait tendre l\u2019oreille. Mon p\u00e8re ne comprenait pas : il disait qu\u2019elle avait tout, il ne comprenait pas qu\u2019on ne puisse pas \u00eatre heureux en ayant tout. Elle, Astrid, \u00e9tait envahie par ce qu\u2019on appelait le vague \u00e0 l\u2019\u00e2me. \u00c7a la rendait folle, et pour que personne ne le voie, mon p\u00e8re et les enfants, elle buvait. Du blanc. Un petit blanc achet\u00e9 en douce pendant les commissions et bu en douce quand mon p\u00e8re n\u2019\u00e9tait pas l\u00e0, c\u2019est-\u00e0-dire souvent. Elle a \u00e9t\u00e9 malade : elle avait fum\u00e9, elle avait bu, et elle se r\u00e9p\u00e9tait qu\u2019elle n\u2019\u00e9tait pas heureuse. Une configuration d\u2019\u00e9l\u00e9ments qui rend malade. Elle est morte \u00e0 l\u2019h\u00f4pital de Cr\u00e9teil Soleil — qui est une station de RER — puis ses cendres ont \u00e9t\u00e9 dispers\u00e9es aussi dans le jardin du souvenir de Valenton, mais un peu plus loin que celles d\u2019Henri.<\/p>\n
Ils \u00e9taient quatre. Astrid, Kallio, Arnold, Henri. Quatre pr\u00e9noms qu\u2019on peut dire d\u2019un trait, et derri\u00e8re chaque pr\u00e9nom une mati\u00e8re, une voix, une fa\u00e7on de tenir, une fa\u00e7on de l\u00e2cher. Paix \u00e0 leurs \u00e2mes et \u00e0 leurs cendres.<\/p>", "content_text": " >**variante**: partir de Gertrude Stein et de ses \u201cportraits\u201d pour \u00e9crire non pas un personnage isol\u00e9, mais un petit syst\u00e8me de personnages \u2014 ici une contrainte nette : en faire surgir et tenir quatre d\u2019un seul mouvement. L\u2019enjeu n\u2019est pas l\u2019intrigue mais la densit\u00e9 : faire tenir \u201cbeaucoup dans peu\u201d par juxtaposition, reprises, variations, \u00e9num\u00e9ration, retour de motifs, avec une voix qui accepte les digressions (associations, analogies, objets, souvenirs) tant qu\u2019elles servent de ponts entre les quatre figures. M\u00e9thode implicite : nommer les quatre, puis donner \u00e0 chacun un noyau concret (place dans la fratrie, m\u00e9tier, gestes, ton, destin, mort) et laisser la phrase circuler de l\u2019un \u00e0 l\u2019autre, en revenant, en recoupant, en resserrant \u2014 comme un montage de fiches qui finit par produire une mati\u00e8re commune. Le texte peut partir d\u2019un obstacle (\u201ccomment tenir quatre ?\u201d), et transformer cet obstacle en moteur (valeurs\/couleurs, comptage, formule 1+3, etc.), mais le point d\u2019arriv\u00e9e doit \u00eatre simple : quatre pr\u00e9noms qu\u2019on peut dire d\u2019un trait, et derri\u00e8re chaque pr\u00e9nom une charge de vie, une fa\u00e7on de tenir\/une fa\u00e7on de l\u00e2cher. Une nouvelle proposition d\u2019\u00e9criture \u00e0 partir de Gertrude Stein, de ses portraits : dresser le portrait de plusieurs personnages en m\u00eame temps, pas un seul, ni deux, ni trois, mais quatre. Quatre, \u00e7a me fait penser au *Vaillant petit tailleur* : agac\u00e9 par des mouches autour de sa mangeaille, il en tue sept d\u2019un coup. Et je me dis que ce genre d\u2019histoire se prom\u00e8ne, que \u00e7a existait d\u00e9j\u00e0, que \u00e7a existe toujours, qu\u2019on change juste l\u2019\u00e9toffe et le nombre, mais que le geste est le m\u00eame : faire tenir beaucoup dans peu. Comment je vais faire cet exercice, je me le demande, et je ne devrais pas me le demander : \u00e0 chaque fois que je me demande quelque chose, je r\u00e9ponds \u00e0 c\u00f4t\u00e9. Et plus je me le demande, plus l\u2019\u00e0-c\u00f4t\u00e9 surgit. Il ne m\u2019en faut que quatre, pourtant. Quatre, ce n\u2019est pas la mer \u00e0 boire. La mer \u00e0 boire me vient toujours \u00e0 l\u2019esprit quand je pense \u00e0 plusieurs \u00e9l\u00e9ments \u00e0 tenir ensemble. Et les couleurs, c\u2019est pareil : plus on ajoute de couleurs, plus \u00e7a devient la mer \u00e0 boire. Je parle en tant que peintre. J\u2019ai souvent r\u00e9solu le probl\u00e8me des couleurs en peignant d\u2019abord en noir et blanc. Parce qu\u2019une couleur seule ne veut rien dire : ce qui compte, ce sont les valeurs. On ne peut peindre en couleur que si on a d\u2019abord compris les valeurs. Et voil\u00e0 que l\u2019expression revient, et qu\u2019elle s\u2019ouvre : la mer \u00e0 boire. Ma m\u00e8re buvait, je m\u2019en souviens. Ma m\u00e8re avait trois fr\u00e8res. Et donc 1 + 3 font quatre. Je n\u2019ai jamais prononc\u00e9 leurs pr\u00e9noms \u00e0 ces quatre-l\u00e0 en m\u00eame temps, en les \u00e9num\u00e9rant. Et pourtant c\u2019est simple de les dire. Astrid, d\u2019abord : ma m\u00e8re. Puis Kallio, Arnold, Henri. Ce sont les vrais pr\u00e9noms, je ne les ai pas invent\u00e9s. Je n\u2019ai aucun m\u00e9rite \u00e0 m\u2019en souvenir. C\u2019est si simple de prononcer un pr\u00e9nom, et c\u2019est si difficile d\u2019entendre ce qui vient avec. Kallio \u00e9tait l\u2019a\u00een\u00e9. Fils d\u2019un homme inconnu. Plus petit, plus nerveux, plus solitaire, plus taciturne, mais toujours affable, toujours souriant. Plombier. Grand fumeur. Mort d\u2019un cancer du poumon. Je me souviens : un jour il \u00e9tait l\u00e0, souriant, et un autre jour il n\u2019\u00e9tait plus l\u00e0. Enterr\u00e9 au cimeti\u00e8re de Clamart, dans les Hauts-de-Seine. Henri \u00e9tait un autre a\u00een\u00e9, fils du peintre estonien qu\u2019avait \u00e9pous\u00e9 Valentine, ma grand-m\u00e8re maternelle. Tr\u00e8s grand, tr\u00e8s fort, une montagne, mais avec ce regard triste de ceux qui ne sont jamais satisfaits, qui se g\u00e2chent la vie \u00e0 souhaiter obtenir autre chose que ce qu\u2019ils ont. Il a eu une premi\u00e8re partie de vie dans le bon sens : travail, famille, costumes, voiture, maison. Puis il a fait volte-face, comme si ce qu\u2019il avait voulu, il ne le voulait plus. Il a voulu autre chose, mais c\u2019\u00e9tait trop tard. La contrari\u00e9t\u00e9 l\u2019a rendu malade. Paralysie d\u2019un c\u00f4t\u00e9, comme si une moiti\u00e9 de lui-m\u00eame avait l\u00e2ch\u00e9. Il a vivot\u00e9. Il a vivot\u00e9. Puis il est mort et ses cendres ont \u00e9t\u00e9 dispers\u00e9es dans le jardin du souvenir du cimeti\u00e8re de Valenton. Arnold \u00e9tait un cadet. Un g\u00e9ant bon et tendre, yeux gris-bleu, et ce regard nordique triste que seuls les nordiques savent porter sans le commenter. Il vendait des photocopieuses. Pas d\u2019\u00e9tudes, mais des cours du soir. Avoir eu un enfant jeune l\u2019avait entra\u00een\u00e9 \u00e0 une t\u00e9nacit\u00e9, une continuit\u00e9 dans l\u2019effort. \u00c0 l\u2019\u00e9poque \u00e7a payait encore : il a gravi des \u00e9chelons, est devenu responsable r\u00e9gional. Et puis il s\u2019est laiss\u00e9 mourir apr\u00e8s la mort de son fils, mon cousin Boris. Et puis il y a Astrid, ma m\u00e8re. Elle buvait, elle cousait, elle peignait. 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Elle est morte \u00e0 l\u2019h\u00f4pital de Cr\u00e9teil Soleil \u2014 qui est une station de RER \u2014 puis ses cendres ont \u00e9t\u00e9 dispers\u00e9es aussi dans le jardin du souvenir de Valenton, mais un peu plus loin que celles d\u2019Henri. Ils \u00e9taient quatre. Astrid, Kallio, Arnold, Henri. Quatre pr\u00e9noms qu\u2019on peut dire d\u2019un trait, et derri\u00e8re chaque pr\u00e9nom une mati\u00e8re, une voix, une fa\u00e7on de tenir, une fa\u00e7on de l\u00e2cher. Paix \u00e0 leurs \u00e2mes et \u00e0 leurs cendres. ", "image": "", "tags": ["Ateliers d'\u00e9criture"] } ,{ "id": "https:\/\/ledibbouk.net\/ete-2023-03-comme-je-vous-le-disais.html", "url": "https:\/\/ledibbouk.net\/ete-2023-03-comme-je-vous-le-disais.html", "title": "#\u00e9t\u00e9 2023 #03 | comme je vous le disais", "date_published": "2025-12-18T21:12:48Z", "date_modified": "2025-12-19T06:01:25Z", "author": {"name": "Patrick Blanchon"}, "content_html": "
\nid\u00e9e de d\u00e9part<\/strong> : un exercice de contagion (un personnage en contamine un autre) et de continuit\u00e9 (la cheville « comme je l\u2019ai dit » sert de colle), avec comme r\u00e9sultat attendu une sensation tr\u00e8s romanesque : l\u2019impression que le texte pourrait continuer longtemps, parce qu\u2019il suffit d\u2019un bord, d\u2019un lien, d\u2019un nom pour relancer la machine.<\/p>\n<\/blockquote>\n
Comme je vous le disais, un rien le fait sursauter. Un rien le fait fuir. Pire qu\u2019un Sicilien, je dis \u00e7a comme on dit, je sais bien que \u00e7a ne veut rien dire. Il n\u2019est pas Sicilien, je vous l\u2019ai d\u00e9j\u00e0 dit, je crois. Enfin je ne crois pas qu\u2019il l\u2019ait jamais \u00e9t\u00e9. Je me souviens vaguement que sa petite amie, elle, devait l\u2019\u00eatre, ou du moins qu\u2019elle se le disait. Lui c\u2019\u00e9tait P. et elle aussi, son pr\u00e9nom commen\u00e7ait par un P., mais peut-\u00eatre que je vous l\u2019ai d\u00e9j\u00e0 dit. Elle \u00e9tait belle, \u00e7a je m\u2019en souviens, belle comme on s\u2019en souvient quand on ne sait plus de quoi on se souvient exactement. Elle se disait Sicilienne parce que ses parents l\u2019\u00e9taient, et puis en fait on remonte, on remonte, les parents \u00e9taient n\u00e9s ailleurs, et les parents des parents, et \u00e0 vingt ans comment voulez-vous qu\u2019on y comprenne quelque chose. De toute fa\u00e7on l\u00e0 n\u2019est pas le propos, Argenteuil ou Pontoise ou n\u2019importe quoi, \u00e7a ne change rien, je vous le dis, \u00e7a ne change rien, sauf que \u00e7a change tout quand on s\u2019accroche \u00e0 ces d\u00e9tails pour ne pas regarder le reste.<\/p>\n
Car le reste, comme je vous le disais, c\u2019\u00e9tait lui. Un buvard. Tout ce qui passait \u00e0 sa p\u00e9riph\u00e9rie, il l\u2019absorbait. Les mots, les intonations, les mani\u00e8res, les d\u00e9sirs des autres : tout. Il aurait bien voulu \u00eatre Sicilien, voil\u00e0, \u00e7a me revient, non pas Sicilien au sens d\u2019un passeport, mais Sicilien comme on veut \u00eatre quelqu\u2019un d\u2019autre, comme on veut avoir un masque solide, un masque qui tienne, un masque qui ne tremble pas. \u00c0 la place il tremblait. Pas timide, non, timor\u00e9. Cingl\u00e9, oui, cingl\u00e9, je vous ai dit. Et elle avec ses cheveux — ses anglaises, vous voyez, qui lui arrivaient jusqu\u2019aux fesses — ne l\u2019\u00e9tait-elle pas aussi. Bien s\u00fbr qu\u2019elle l\u2019\u00e9tait. Tout le monde \u00e9tait cingl\u00e9 \u00e0 cette \u00e9poque-l\u00e0, comme je vous l\u2019ai dit : 1980, 81, et puis apr\u00e8s, on a fait semblant d\u2019\u00eatre raisonnables, mais on n\u2019a jamais \u00e9t\u00e9 raisonnables.<\/p>\n
Ils se sont mis \u00e0 la colle, et on sentait bien que \u00e7a n\u2019allait pas durer. Tout le monde le sentait. Tout le monde le disait. On se le disait tous naturellement, comme on se dit qu\u2019un verre va tomber quand il tremble au bord de la table. Il n\u2019y a que vous qui faites mine d\u2019\u00eatre \u00e9tonn\u00e9, mais je plaisante, comme je vous le disais, vous \u00eates jeune, vous ne pouvez pas savoir, m\u00eame si vous croyez savoir.<\/p>\n
Elle avait quelque chose de hautain, mais c\u2019\u00e9tait peut-\u00eatre seulement de la timidit\u00e9, cette timidit\u00e9 qui ressemble \u00e0 du m\u00e9pris quand on ne sait pas la lire. Elle avait un fr\u00e8re, je vous l\u2019ai peut-\u00eatre dit, un fr\u00e8re qui tapait sur des tambours, enfin qui appelait \u00e7a de la musique, on appelait tout \u00e7a de la musique \u00e0 cette \u00e9poque-l\u00e0. Tout remonte \u00e0 quarante ans, vous vous rendez compte, et pourtant je revois la sc\u00e8ne : eux trois, et ce petit appartement que l\u2019oncle de P. leur avait pr\u00eat\u00e9. Un homme tr\u00e8s bien, l\u2019oncle, je vous l\u2019ai dit ? Je ne sais plus si je vous l\u2019ai dit. Il est mort si jeune, le pauvre, un cancer foudroyant, deux mois, et deux enfants en bas \u00e2ge. Et moi je vous parle de Sicile, vous voyez le genre. On s\u2019attarde sur des d\u00e9tails, on en oublie ce qu\u2019on voulait dire. Qu\u2019est-ce que je voulais vous dire, d\u00e9j\u00e0. Je le perds, je le perds de plus en plus souvent, je vous l\u2019ai dit.<\/p>\n
Mais comme je vous le disais, ou comme je voulais vous le dire, ils \u00e9taient si jeunes, si inexp\u00e9riment\u00e9s, avec tant de d\u00e9sir, tant d\u2019espoir, tant de na\u00efvet\u00e9 : forc\u00e9ment que \u00e7a ne pouvait pas tenir. Elle a trouv\u00e9 un autre type, c\u2019est \u00e7a, elle a trouv\u00e9 un autre type, et P. est devenu fou. Fou pour de bon, pas la folie de mode, pas le cingl\u00e9 qu\u2019on dit en riant ; la folie qui vous fait courir dans la rue comme si on vous poursuivait, la folie qui vous fait absorber tout ce qui vous traverse et vous br\u00fble, parce qu\u2019un buvard \u00e7a absorbe, mais \u00e7a ne garde rien, et quand c\u2019est trop, \u00e7a se d\u00e9chire. L\u2019autre, je ne sais plus s\u2019il \u00e9tait \u00e9quatorien ou p\u00e9ruvien, ou autre chose encore, un grand brun du sud, et elle l\u2019a suivi, et c\u2019est l\u00e0 que P. s\u2019est effondr\u00e9, comme je vous le disais, comme un Sicilien justement, puisque c\u2019est lui qui voulait l\u2019\u00eatre : une caricature qu\u2019il avait dans la t\u00eate, un r\u00f4le qu\u2019il croyait devoir jouer, et qu\u2019il n\u2019a pas su jouer.<\/p>\n
Et voil\u00e0, maintenant \u00e7a me revient en vrac, et je vous en parle, et je ne sais m\u00eame plus pourquoi, si ce n\u2019est que le moindre rien le faisait sursauter, et le moindre rien le faisait fuir, et que peut-\u00eatre je vous raconte \u00e7a pour autre chose, pour dire qu\u2019il y a des gens qui vivent comme des buvards, et que \u00e7a finit toujours par craquer, et que moi aussi, sans doute, \u00e0 l\u2019\u00e9poque, j\u2019\u00e9tais cingl\u00e9, comme je vous l\u2019ai dit.<\/p>", "content_text": " >**id\u00e9e de d\u00e9part**: un exercice de contagion (un personnage en contamine un autre) et de continuit\u00e9 (la cheville \u00ab comme je l\u2019ai dit \u00bb sert de colle), avec comme r\u00e9sultat attendu une sensation tr\u00e8s romanesque : l\u2019impression que le texte pourrait continuer longtemps, parce qu\u2019il suffit d\u2019un bord, d\u2019un lien, d\u2019un nom pour relancer la machine. Comme je vous le disais, un rien le fait sursauter. Un rien le fait fuir. Pire qu\u2019un Sicilien, je dis \u00e7a comme on dit, je sais bien que \u00e7a ne veut rien dire. Il n\u2019est pas Sicilien, je vous l\u2019ai d\u00e9j\u00e0 dit, je crois. Enfin je ne crois pas qu\u2019il l\u2019ait jamais \u00e9t\u00e9. Je me souviens vaguement que sa petite amie, elle, devait l\u2019\u00eatre, ou du moins qu\u2019elle se le disait. Lui c\u2019\u00e9tait P. et elle aussi, son pr\u00e9nom commen\u00e7ait par un P., mais peut-\u00eatre que je vous l\u2019ai d\u00e9j\u00e0 dit. Elle \u00e9tait belle, \u00e7a je m\u2019en souviens, belle comme on s\u2019en souvient quand on ne sait plus de quoi on se souvient exactement. Elle se disait Sicilienne parce que ses parents l\u2019\u00e9taient, et puis en fait on remonte, on remonte, les parents \u00e9taient n\u00e9s ailleurs, et les parents des parents, et \u00e0 vingt ans comment voulez-vous qu\u2019on y comprenne quelque chose. De toute fa\u00e7on l\u00e0 n\u2019est pas le propos, Argenteuil ou Pontoise ou n\u2019importe quoi, \u00e7a ne change rien, je vous le dis, \u00e7a ne change rien, sauf que \u00e7a change tout quand on s\u2019accroche \u00e0 ces d\u00e9tails pour ne pas regarder le reste. Car le reste, comme je vous le disais, c\u2019\u00e9tait lui. Un buvard. Tout ce qui passait \u00e0 sa p\u00e9riph\u00e9rie, il l\u2019absorbait. Les mots, les intonations, les mani\u00e8res, les d\u00e9sirs des autres : tout. Il aurait bien voulu \u00eatre Sicilien, voil\u00e0, \u00e7a me revient, non pas Sicilien au sens d\u2019un passeport, mais Sicilien comme on veut \u00eatre quelqu\u2019un d\u2019autre, comme on veut avoir un masque solide, un masque qui tienne, un masque qui ne tremble pas. \u00c0 la place il tremblait. Pas timide, non, timor\u00e9. Cingl\u00e9, oui, cingl\u00e9, je vous ai dit. Et elle avec ses cheveux \u2014 ses anglaises, vous voyez, qui lui arrivaient jusqu\u2019aux fesses \u2014 ne l\u2019\u00e9tait-elle pas aussi. Bien s\u00fbr qu\u2019elle l\u2019\u00e9tait. Tout le monde \u00e9tait cingl\u00e9 \u00e0 cette \u00e9poque-l\u00e0, comme je vous l\u2019ai dit : 1980, 81, et puis apr\u00e8s, on a fait semblant d\u2019\u00eatre raisonnables, mais on n\u2019a jamais \u00e9t\u00e9 raisonnables. Ils se sont mis \u00e0 la colle, et on sentait bien que \u00e7a n\u2019allait pas durer. Tout le monde le sentait. Tout le monde le disait. On se le disait tous naturellement, comme on se dit qu\u2019un verre va tomber quand il tremble au bord de la table. Il n\u2019y a que vous qui faites mine d\u2019\u00eatre \u00e9tonn\u00e9, mais je plaisante, comme je vous le disais, vous \u00eates jeune, vous ne pouvez pas savoir, m\u00eame si vous croyez savoir. Elle avait quelque chose de hautain, mais c\u2019\u00e9tait peut-\u00eatre seulement de la timidit\u00e9, cette timidit\u00e9 qui ressemble \u00e0 du m\u00e9pris quand on ne sait pas la lire. Elle avait un fr\u00e8re, je vous l\u2019ai peut-\u00eatre dit, un fr\u00e8re qui tapait sur des tambours, enfin qui appelait \u00e7a de la musique, on appelait tout \u00e7a de la musique \u00e0 cette \u00e9poque-l\u00e0. Tout remonte \u00e0 quarante ans, vous vous rendez compte, et pourtant je revois la sc\u00e8ne : eux trois, et ce petit appartement que l\u2019oncle de P. leur avait pr\u00eat\u00e9. Un homme tr\u00e8s bien, l\u2019oncle, je vous l\u2019ai dit ? Je ne sais plus si je vous l\u2019ai dit. Il est mort si jeune, le pauvre, un cancer foudroyant, deux mois, et deux enfants en bas \u00e2ge. Et moi je vous parle de Sicile, vous voyez le genre. On s\u2019attarde sur des d\u00e9tails, on en oublie ce qu\u2019on voulait dire. Qu\u2019est-ce que je voulais vous dire, d\u00e9j\u00e0. Je le perds, je le perds de plus en plus souvent, je vous l\u2019ai dit. Mais comme je vous le disais, ou comme je voulais vous le dire, ils \u00e9taient si jeunes, si inexp\u00e9riment\u00e9s, avec tant de d\u00e9sir, tant d\u2019espoir, tant de na\u00efvet\u00e9 : forc\u00e9ment que \u00e7a ne pouvait pas tenir. Elle a trouv\u00e9 un autre type, c\u2019est \u00e7a, elle a trouv\u00e9 un autre type, et P. est devenu fou. Fou pour de bon, pas la folie de mode, pas le cingl\u00e9 qu\u2019on dit en riant ; la folie qui vous fait courir dans la rue comme si on vous poursuivait, la folie qui vous fait absorber tout ce qui vous traverse et vous br\u00fble, parce qu\u2019un buvard \u00e7a absorbe, mais \u00e7a ne garde rien, et quand c\u2019est trop, \u00e7a se d\u00e9chire. L\u2019autre, je ne sais plus s\u2019il \u00e9tait \u00e9quatorien ou p\u00e9ruvien, ou autre chose encore, un grand brun du sud, et elle l\u2019a suivi, et c\u2019est l\u00e0 que P. s\u2019est effondr\u00e9, comme je vous le disais, comme un Sicilien justement, puisque c\u2019est lui qui voulait l\u2019\u00eatre : une caricature qu\u2019il avait dans la t\u00eate, un r\u00f4le qu\u2019il croyait devoir jouer, et qu\u2019il n\u2019a pas su jouer. Et voil\u00e0, maintenant \u00e7a me revient en vrac, et je vous en parle, et je ne sais m\u00eame plus pourquoi, si ce n\u2019est que le moindre rien le faisait sursauter, et le moindre rien le faisait fuir, et que peut-\u00eatre je vous raconte \u00e7a pour autre chose, pour dire qu\u2019il y a des gens qui vivent comme des buvards, et que \u00e7a finit toujours par craquer, et que moi aussi, sans doute, \u00e0 l\u2019\u00e9poque, j\u2019\u00e9tais cingl\u00e9, comme je vous l\u2019ai dit. 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\nVariante<\/strong> reprendre la travers\u00e9e mais en mode panique (acc\u00e9l\u00e9ration), sortir du lieu, laisser le lieu se dissoudre dans la route, et montrer comment le r\u00e9el ext\u00e9rieur devient un paysage int\u00e9rieur. Autrement dit : le personnage n\u2019appara\u00eet plus “au bout du lieu”, il appara\u00eet dans la sortie, dans la mani\u00e8re dont le monde se recolle au corps apr\u00e8s l\u2019effroi.<\/p>\n<\/blockquote>\n
Si on ne sait pas que ce reflet qui traverse la glace de l\u2019armoire, c\u2019est soi, on sursaute. On a peur. On prend ses jambes \u00e0 son cou, on s\u2019enfuit de la chambre parentale, on retraverse la petite salle d\u2019eau, le salon, sans jeter m\u00eame un coup d\u2019\u0153il \u00e0 la cuisine. On saisit la poign\u00e9e de la porte d\u2019entr\u00e9e, on l\u2019ouvre, on franchit le seuil dans l\u2019urgence, on ne referme pas, on d\u00e9vale l\u2019escalier, on court dans l\u2019all\u00e9e devant la fa\u00e7ade sans plus tenter de se la rem\u00e9morer, on pousse le portail sans le refermer, on s\u2019assoit au volant, on tourne la clef de contact, on passe la premi\u00e8re, on se tire.<\/p>\n
Puis, en roulant, le calme revient peu \u00e0 peu. On regarde \u00e0 nouveau le d\u00e9cor. Les souvenirs et le pr\u00e9sent s\u2019embo\u00eetent pour fabriquer un paysage qu\u2019on traverse.<\/p>\n
Si la trouille n\u2019\u00e9tait pas si aigu\u00eb, on pourrait se dire tranquillement : ce paysage connu et inconnu, c\u2019est moi, ce n\u2019est rien que \u00e7a, toujours moi. Mais on ne se le dit pas. On se fixe un but, aller quelque part, et \u00e7a suffit parfois pour imaginer s\u2019y rendre.<\/p>\n
Puis on regarde dans le r\u00e9tro : impression d\u2019avoir la gueule br\u00fbl\u00e9e, comme un mineur ou un pompier, une gueule noire, une histoire de retour de flamme.<\/p>", "content_text": " >**Variante** reprendre la travers\u00e9e mais en mode panique (acc\u00e9l\u00e9ration), sortir du lieu, laisser le lieu se dissoudre dans la route, et montrer comment le r\u00e9el ext\u00e9rieur devient un paysage int\u00e9rieur. Autrement dit : le personnage n\u2019appara\u00eet plus \u201cau bout du lieu\u201d, il appara\u00eet dans la sortie, dans la mani\u00e8re dont le monde se recolle au corps apr\u00e8s l\u2019effroi. Si on ne sait pas que ce reflet qui traverse la glace de l\u2019armoire, c\u2019est soi, on sursaute. On a peur. On prend ses jambes \u00e0 son cou, on s\u2019enfuit de la chambre parentale, on retraverse la petite salle d\u2019eau, le salon, sans jeter m\u00eame un coup d\u2019\u0153il \u00e0 la cuisine. On saisit la poign\u00e9e de la porte d\u2019entr\u00e9e, on l\u2019ouvre, on franchit le seuil dans l\u2019urgence, on ne referme pas, on d\u00e9vale l\u2019escalier, on court dans l\u2019all\u00e9e devant la fa\u00e7ade sans plus tenter de se la rem\u00e9morer, on pousse le portail sans le refermer, on s\u2019assoit au volant, on tourne la clef de contact, on passe la premi\u00e8re, on se tire. Puis, en roulant, le calme revient peu \u00e0 peu. On regarde \u00e0 nouveau le d\u00e9cor. Les souvenirs et le pr\u00e9sent s\u2019embo\u00eetent pour fabriquer un paysage qu\u2019on traverse. Si la trouille n\u2019\u00e9tait pas si aigu\u00eb, on pourrait se dire tranquillement : ce paysage connu et inconnu, c\u2019est moi, ce n\u2019est rien que \u00e7a, toujours moi. Mais on ne se le dit pas. On se fixe un but, aller quelque part, et \u00e7a suffit parfois pour imaginer s\u2019y rendre. Puis on regarde dans le r\u00e9tro : impression d\u2019avoir la gueule br\u00fbl\u00e9e, comme un mineur ou un pompier, une gueule noire, une histoire de retour de flamme. ", "image": "", "tags": ["Ateliers d'\u00e9criture"] } ,{ "id": "https:\/\/ledibbouk.net\/ete-2023-lire-dire-lire-les-autres.html", "url": "https:\/\/ledibbouk.net\/ete-2023-lire-dire-lire-les-autres.html", "title": "#\u00e9t\u00e9 2023 #lire&dire | Lire les autres", "date_published": "2025-12-18T21:06:02Z", "date_modified": "2025-12-18T21:06:02Z", "author": {"name": "Patrick Blanchon"}, "content_html": "
\nLapsus, acte manqu\u00e9 : un exercice m\u2019a \u00e9chapp\u00e9 ces derniers jours, lire les autres. Je ne retrouve pas la proposition dans le foisonnement. Quelle part de moi ne d\u00e9sire pas la retrouver ? La responsabilit\u00e9 me tanne, comme toujours. Le sentiment de ne jamais assez, ou assez bien, lire ce qu\u2019\u00e9crivent les autres remonte \u00e0 l\u2019enfance : « tu ne vois rien », « tu es bouch\u00e9 \u00e0 l\u2019\u00e9meri », « quel idiot, il n\u2019a pas vu ». De l\u00e0 sans doute une acuit\u00e9 particuli\u00e8re : lire les autres, ce n\u2019est pas seulement lire ce qu\u2019ils montrent, c\u2019est lire jusqu\u2019\u00e0 la poussi\u00e8re de silence entre leurs mots.<\/p>\n<\/blockquote>\n
J\u2019ai beaucoup lu dans les biblioth\u00e8ques ce qui me tombait sous la main, avec une bonne volont\u00e9 sans borne, bon public, bon vouloir. Entre quatre et dix ans : l\u00e9gendes et contes, qu\u2019ils viennent de la famille ou d\u2019Andersen, m\u00eame poids, m\u00eame nourriture. Entre dix et trente : boulimie, apprendre les m\u00e9canismes de la fiction en restant incapable de comprendre ceux de la r\u00e9alit\u00e9 ; paradoxe, mais il a tenu longtemps. Je lisais pour combler une ignorance, pour rattraper un retard, pour imiter les us et coutumes qu\u2019on devine sans les pratiquer. Entre trente et quarante : presque plus rien, des essais, des pancartes, des plans, de quoi se rep\u00e9rer dans la confusion des villes et d\u2019un monde proclam\u00e9 « en plein bouleversement ». Entre quarante et cinquante : factures, relances, avis d\u2019huissiers, avis de d\u00e9c\u00e8s, testaments o\u00f9 mon nom n\u2019apparaissait pas. Puis un reflux : vers cinquante, le besoin de lectures moins toxiques, plus roboratives ; des philosophes, des po\u00e8tes. Les po\u00e8tes, plus \u00e9conomes en mots, m\u2019ont sembl\u00e9 plus supportables, et surtout plus justes : ils n\u2019avaient pas besoin d\u2019en mettre autant pour atteindre.<\/p>\n
Vers soixante, les choses se tassent. Je lis pour le plaisir, pour rencontrer des textes plut\u00f4t que des auteurs. Les biographies ne me font plus le m\u00eame effet ; j\u2019en viens m\u00eame \u00e0 rire de mes propres tentatives biographiques, comme si le proc\u00e9d\u00e9 s\u2019\u00e9tait d\u00e9nud\u00e9. Lire les autres, c\u2019est aussi une fa\u00e7on d\u2019\u00eatre dans un stade, d\u2019assister \u00e0 un match de boxe : voir jusqu\u2019o\u00f9 quelqu\u2019un peut aller sans tomber. Un vieux r\u00e9flexe de gosse \u00e0 qui on mettait des baskets, puis qu\u2019on coin\u00e7ait : « tu ne sors pas d\u2019ici ». Aujourd\u2019hui je lis moins bien que je ne pourrais. Je le sens. Il me manque une qualit\u00e9 simple : la compassion, la tendresse, la justesse qui ne cherche pas la performance. Peut-\u00eatre qu\u2019elle vient avec l\u2019\u00e2ge. Peut-\u00eatre qu\u2019\u00e0 soixante-dix ans je lirai enfin les autres comme il faut. Et peut-\u00eatre qu\u2019\u00e0 soixante-quinze ans seulement j\u2019\u00e9crirai quelque chose de vraiment pr\u00e9sentable, quelque chose qu\u2019on puisse donner en retour, non par dette, mais par reconnaissance.<\/p>\n
Ce qui est dur \u00e0 lire, dans ce genre de bilan, c\u2019est la pente qu\u2019il dessine : on lit, et tout part de travers, on se croit en train de se condamner. Alors qu\u2019au fond ce n\u2019est pas si grave. Les choses sont comme elles sont, la vie est ce qu\u2019elle est. Ce qui change tout, c\u2019est la relecture.<\/p>", "content_text": " >Lapsus, acte manqu\u00e9 : un exercice m\u2019a \u00e9chapp\u00e9 ces derniers jours, lire les autres. Je ne retrouve pas la proposition dans le foisonnement. Quelle part de moi ne d\u00e9sire pas la retrouver ? La responsabilit\u00e9 me tanne, comme toujours. Le sentiment de ne jamais assez, ou assez bien, lire ce qu\u2019\u00e9crivent les autres remonte \u00e0 l\u2019enfance : \u00ab tu ne vois rien \u00bb, \u00ab tu es bouch\u00e9 \u00e0 l\u2019\u00e9meri \u00bb, \u00ab quel idiot, il n\u2019a pas vu \u00bb. De l\u00e0 sans doute une acuit\u00e9 particuli\u00e8re : lire les autres, ce n\u2019est pas seulement lire ce qu\u2019ils montrent, c\u2019est lire jusqu\u2019\u00e0 la poussi\u00e8re de silence entre leurs mots. J\u2019ai beaucoup lu dans les biblioth\u00e8ques ce qui me tombait sous la main, avec une bonne volont\u00e9 sans borne, bon public, bon vouloir. Entre quatre et dix ans : l\u00e9gendes et contes, qu\u2019ils viennent de la famille ou d\u2019Andersen, m\u00eame poids, m\u00eame nourriture. Entre dix et trente : boulimie, apprendre les m\u00e9canismes de la fiction en restant incapable de comprendre ceux de la r\u00e9alit\u00e9 ; paradoxe, mais il a tenu longtemps. Je lisais pour combler une ignorance, pour rattraper un retard, pour imiter les us et coutumes qu\u2019on devine sans les pratiquer. Entre trente et quarante : presque plus rien, des essais, des pancartes, des plans, de quoi se rep\u00e9rer dans la confusion des villes et d\u2019un monde proclam\u00e9 \u00ab en plein bouleversement \u00bb. Entre quarante et cinquante : factures, relances, avis d\u2019huissiers, avis de d\u00e9c\u00e8s, testaments o\u00f9 mon nom n\u2019apparaissait pas. Puis un reflux : vers cinquante, le besoin de lectures moins toxiques, plus roboratives ; des philosophes, des po\u00e8tes. Les po\u00e8tes, plus \u00e9conomes en mots, m\u2019ont sembl\u00e9 plus supportables, et surtout plus justes : ils n\u2019avaient pas besoin d\u2019en mettre autant pour atteindre. Vers soixante, les choses se tassent. Je lis pour le plaisir, pour rencontrer des textes plut\u00f4t que des auteurs. Les biographies ne me font plus le m\u00eame effet ; j\u2019en viens m\u00eame \u00e0 rire de mes propres tentatives biographiques, comme si le proc\u00e9d\u00e9 s\u2019\u00e9tait d\u00e9nud\u00e9. Lire les autres, c\u2019est aussi une fa\u00e7on d\u2019\u00eatre dans un stade, d\u2019assister \u00e0 un match de boxe : voir jusqu\u2019o\u00f9 quelqu\u2019un peut aller sans tomber. Un vieux r\u00e9flexe de gosse \u00e0 qui on mettait des baskets, puis qu\u2019on coin\u00e7ait : \u00ab tu ne sors pas d\u2019ici \u00bb. Aujourd\u2019hui je lis moins bien que je ne pourrais. Je le sens. Il me manque une qualit\u00e9 simple : la compassion, la tendresse, la justesse qui ne cherche pas la performance. Peut-\u00eatre qu\u2019elle vient avec l\u2019\u00e2ge. Peut-\u00eatre qu\u2019\u00e0 soixante-dix ans je lirai enfin les autres comme il faut. Et peut-\u00eatre qu\u2019\u00e0 soixante-quinze ans seulement j\u2019\u00e9crirai quelque chose de vraiment pr\u00e9sentable, quelque chose qu\u2019on puisse donner en retour, non par dette, mais par reconnaissance. Ce qui est dur \u00e0 lire, dans ce genre de bilan, c\u2019est la pente qu\u2019il dessine : on lit, et tout part de travers, on se croit en train de se condamner. Alors qu\u2019au fond ce n\u2019est pas si grave. Les choses sont comme elles sont, la vie est ce qu\u2019elle est. Ce qui change tout, c\u2019est la relecture. ", "image": "", "tags": [] } ,{ "id": "https:\/\/ledibbouk.net\/ete-2023-02-deambulations-de-lieu-en-lieu-d-idee-en-idee-de-phrase-en-phrase.html", "url": "https:\/\/ledibbouk.net\/ete-2023-02-deambulations-de-lieu-en-lieu-d-idee-en-idee-de-phrase-en-phrase.html", "title": "#\u00e9t\u00e9 2023 #02 | D\u00e9ambulations de lieu en lieu, d\u2019id\u00e9e en id\u00e9e, de phrase en phrase.", "date_published": "2025-12-18T21:02:52Z", "date_modified": "2025-12-19T05:47:54Z", "author": {"name": "Patrick Blanchon"}, "content_html": "
\nId\u00e9e de d\u00e9part<\/strong> : traverser un lieu int\u00e9rieur en retardant au maximum l\u2019apparition d\u2019un personnage ; faire du lieu un mouvement (regard, pas, seuils, objets, odeurs), puis laisser surgir au terme de la travers\u00e9e une pr\u00e9sence — m\u00eame immobile, m\u00eame suspendue — qui d\u00e9clenche le r\u00e9cit.<\/p>\n<\/blockquote>\n
B\u00e9ance. On part avec l\u2019id\u00e9e d\u2019un roman et, en cours de route, on s\u2019aper\u00e7oit qu\u2019on en \u00e9crit un autre : celui qu\u2019on ne voulait pas, surtout pas, mais qu\u2019on \u00e9crit quand m\u00eame, l\u2019habitude terrible du malgr\u00e9 soi. Alors je reviens \u00e0 cette barri\u00e8re, \u00e0 la tomb\u00e9e de la nuit, parce que c\u2019est l\u00e0 que je comprends la fabrication : l\u2019attente d\u2019abord, puis l\u2019esp\u00e9rance qui l\u2019encombre et la d\u00e9passe. Ici la nuit tombe toujours un peu de la m\u00eame fa\u00e7on : le soleil dispara\u00eet lentement derri\u00e8re la colline de Chazemais, le ciel rougit puis bleuit, des oiseaux en bandes traversent pour rejoindre leurs nids, la temp\u00e9rature fra\u00eechit, et dans la mare derri\u00e8re la bicoque en bordure de la d\u00e9partementale les grenouilles sortent la t\u00eate de l\u2019eau verd\u00e2tre, leurs croassements s\u2019ajoutent \u00e0 tout le reste. Je ne me souviens pas d\u2019avoir peur : seulement l\u2019inqui\u00e9tude qu\u2019elle ne vienne pas, que l\u2019esp\u00e9rance se change en d\u00e9ception puis en amertume. Et puis sa silhouette surgit, impr\u00e9cise, la clart\u00e9 de sa robe, son mouvement pendulaire, le son de la pi\u00e8ce m\u00e9tallique qu\u2019elle rel\u00e8ve pour lib\u00e9rer la barri\u00e8re, et enfin l\u2019odeur de sa peau arrive \u00e0 mes narines, m\u00e9lange de savon, de lait entier et de foin. On ne dit rien, on se prend la main, il fait presque noir, c\u2019est la faible lueur qui monte du sol qui indique le chemin d\u00e9j\u00e0 emprunt\u00e9 mille fois ; de chaque c\u00f4t\u00e9 les haies \u00e9paisses masquent l\u2019\u00e9tendue des champs, parfois un bruit \u00e9trange nous surprend, elle murmure : ce n\u2019est pas rassurant, et moi j\u2019ai envie d\u2019\u00eatre rassurant, je serre sa main, pour un peu je la prendrais dans les bras, je plongerais mes yeux dans ses yeux qui sont deux trous noirs et je l\u2019embrasserais. Et au moment m\u00eame o\u00f9 le geste devient possible, c\u2019est l\u00e0 que l\u2019ordre se d\u00e9traque : je ne pense pas au danger, je pense \u00e0 la langue, \u00e0 cette confiance \u00e9trange qu\u2019il faudrait pour livrer sa propre langue \u00e0 une bouche \u00e9trang\u00e8re, comme si le vrai risque n\u2019\u00e9tait pas dehors mais dedans, dans ce minuscule abandon. Des ann\u00e9es plus tard, c\u2019est encore ce m\u00eame abandon qui revient, mais tordu, d\u00e9plac\u00e9, retourn\u00e9 contre moi, quand je me tiens sur le seuil de la maison : je recule jusqu\u2019\u00e0 la rue pour la voir mieux, c\u2019est la m\u00eame maison et ce n\u2019est pas la m\u00eame, autrefois je la voyais plus clairement, les choses \u00e9taient plus simples, la voiture devant le portail suffisait \u00e0 serrer la gorge, je savais que j\u2019allais d\u00e9rouiller. Le portail rouill\u00e9, la tonnelle-planque, l\u2019ombre des prunus qui l\u00e8che le mur, le lierre t\u00eatu qui grimpe jusqu\u2019au fa\u00eete, la fa\u00e7ade de briques couleur sang, les volets verts, et la baie vitr\u00e9e derri\u00e8re laquelle les mannequins en robes de mari\u00e9e \u00e9taient l\u00e0, fantomatiques. Je remonte l\u2019all\u00e9e, l\u2019escalier arythmique o\u00f9 pas une marche ne se ressemble, le souffle qui se coupe, le perron, la marquise de verre d\u00e9poli, la cuisine, le vestibule, l\u2019escalier droit vers le grenier et son effroi — le m\u00eame effroi, je le note encore —, et cette penderie au fond, masqu\u00e9e par un rideau de velours rouge \u00e9pais, un rideau qui dissimule forc\u00e9ment des monstres, parce que ce rideau a toujours dissimul\u00e9 quelque chose. Je passe au salon, ou \u00e0 la salle \u00e0 manger, je ne sais plus, une double fonction comme les choses qui veulent rester floues ; l\u2019atmosph\u00e8re me saisit \u00e0 la gorge : fum\u00e9e de cigare, cigarettes blondes, \u00e9paisseur des tapis, un pan de mur en moquette, des voiles blancs qui bougent doucement, quelqu\u2019un a d\u00fb ouvrir une fen\u00eatre. L\u2019espoir revient avec l\u2019angoisse : je ne suis pas seul. Je traverse dans la p\u00e9nombre, je touche le rideau de douche pour retrouver la sensation de peau sur plastique, mais il est sec, alors je vais \u00e0 la chambre comme on va \u00e0 l\u2019ennemi. Lit double, \u00e9dredon de nylon, grande armoire \u00e0 glace ; et l\u00e0 je sursaute, net : j\u2019ai vu une ombre. Ce n\u2019est personne, c\u2019est moi dans la glace. Pendant une microseconde tout est limpide, et puis tout devient flou, et je pleure \u00e0 chaudes larmes, comme si ce patient labyrinthe de gestes et de pi\u00e8ces, de portes et de rideaux, de bruits et d\u2019odeurs, tra\u00e7ait enfin l\u2019image d\u2019un visage que je refuse de reconna\u00eetre, et que pourtant j\u2019\u00e9cris depuis le d\u00e9but.<\/p>", "content_text": " >** Id\u00e9e de d\u00e9part** : traverser un lieu int\u00e9rieur en retardant au maximum l\u2019apparition d\u2019un personnage ; faire du lieu un mouvement (regard, pas, seuils, objets, odeurs), puis laisser surgir au terme de la travers\u00e9e une pr\u00e9sence \u2014 m\u00eame immobile, m\u00eame suspendue \u2014 qui d\u00e9clenche le r\u00e9cit. B\u00e9ance. On part avec l\u2019id\u00e9e d\u2019un roman et, en cours de route, on s\u2019aper\u00e7oit qu\u2019on en \u00e9crit un autre : celui qu\u2019on ne voulait pas, surtout pas, mais qu\u2019on \u00e9crit quand m\u00eame, l\u2019habitude terrible du malgr\u00e9 soi. Alors je reviens \u00e0 cette barri\u00e8re, \u00e0 la tomb\u00e9e de la nuit, parce que c\u2019est l\u00e0 que je comprends la fabrication : l\u2019attente d\u2019abord, puis l\u2019esp\u00e9rance qui l\u2019encombre et la d\u00e9passe. Ici la nuit tombe toujours un peu de la m\u00eame fa\u00e7on : le soleil dispara\u00eet lentement derri\u00e8re la colline de Chazemais, le ciel rougit puis bleuit, des oiseaux en bandes traversent pour rejoindre leurs nids, la temp\u00e9rature fra\u00eechit, et dans la mare derri\u00e8re la bicoque en bordure de la d\u00e9partementale les grenouilles sortent la t\u00eate de l\u2019eau verd\u00e2tre, leurs croassements s\u2019ajoutent \u00e0 tout le reste. Je ne me souviens pas d\u2019avoir peur : seulement l\u2019inqui\u00e9tude qu\u2019elle ne vienne pas, que l\u2019esp\u00e9rance se change en d\u00e9ception puis en amertume. Et puis sa silhouette surgit, impr\u00e9cise, la clart\u00e9 de sa robe, son mouvement pendulaire, le son de la pi\u00e8ce m\u00e9tallique qu\u2019elle rel\u00e8ve pour lib\u00e9rer la barri\u00e8re, et enfin l\u2019odeur de sa peau arrive \u00e0 mes narines, m\u00e9lange de savon, de lait entier et de foin. On ne dit rien, on se prend la main, il fait presque noir, c\u2019est la faible lueur qui monte du sol qui indique le chemin d\u00e9j\u00e0 emprunt\u00e9 mille fois ; de chaque c\u00f4t\u00e9 les haies \u00e9paisses masquent l\u2019\u00e9tendue des champs, parfois un bruit \u00e9trange nous surprend, elle murmure : ce n\u2019est pas rassurant, et moi j\u2019ai envie d\u2019\u00eatre rassurant, je serre sa main, pour un peu je la prendrais dans les bras, je plongerais mes yeux dans ses yeux qui sont deux trous noirs et je l\u2019embrasserais. Et au moment m\u00eame o\u00f9 le geste devient possible, c\u2019est l\u00e0 que l\u2019ordre se d\u00e9traque : je ne pense pas au danger, je pense \u00e0 la langue, \u00e0 cette confiance \u00e9trange qu\u2019il faudrait pour livrer sa propre langue \u00e0 une bouche \u00e9trang\u00e8re, comme si le vrai risque n\u2019\u00e9tait pas dehors mais dedans, dans ce minuscule abandon. Des ann\u00e9es plus tard, c\u2019est encore ce m\u00eame abandon qui revient, mais tordu, d\u00e9plac\u00e9, retourn\u00e9 contre moi, quand je me tiens sur le seuil de la maison : je recule jusqu\u2019\u00e0 la rue pour la voir mieux, c\u2019est la m\u00eame maison et ce n\u2019est pas la m\u00eame, autrefois je la voyais plus clairement, les choses \u00e9taient plus simples, la voiture devant le portail suffisait \u00e0 serrer la gorge, je savais que j\u2019allais d\u00e9rouiller. Le portail rouill\u00e9, la tonnelle-planque, l\u2019ombre des prunus qui l\u00e8che le mur, le lierre t\u00eatu qui grimpe jusqu\u2019au fa\u00eete, la fa\u00e7ade de briques couleur sang, les volets verts, et la baie vitr\u00e9e derri\u00e8re laquelle les mannequins en robes de mari\u00e9e \u00e9taient l\u00e0, fantomatiques. 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Je traverse dans la p\u00e9nombre, je touche le rideau de douche pour retrouver la sensation de peau sur plastique, mais il est sec, alors je vais \u00e0 la chambre comme on va \u00e0 l\u2019ennemi. Lit double, \u00e9dredon de nylon, grande armoire \u00e0 glace ; et l\u00e0 je sursaute, net : j\u2019ai vu une ombre. Ce n\u2019est personne, c\u2019est moi dans la glace. Pendant une microseconde tout est limpide, et puis tout devient flou, et je pleure \u00e0 chaudes larmes, comme si ce patient labyrinthe de gestes et de pi\u00e8ces, de portes et de rideaux, de bruits et d\u2019odeurs, tra\u00e7ait enfin l\u2019image d\u2019un visage que je refuse de reconna\u00eetre, et que pourtant j\u2019\u00e9cris depuis le d\u00e9but. 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\nVersion bis<\/strong> : Texte construit sur une tension simple et tenace : l\u2019impuissance (se laisser faire) face \u00e0 la toute-puissance (se sentir travers\u00e9). Un cahier d\u2019\u00e9colier rose, achet\u00e9 pour son \u00e9paisseur plus que pour sa couleur, devient l\u2019outil d\u2019un d\u00e9versement : dans une chambre d\u2019h\u00f4tel, une fen\u00eatre ouverte, “Zeus” entre sous forme de brise et la main \u00e9crit seule, page apr\u00e8s page, jusqu\u2019au doute final — ravissement ou emportement. Le mythe sert de m\u00e2t : Ulysse ligot\u00e9, sir\u00e8nes muettes, s\u00e9curit\u00e9 invent\u00e9e, et la question qui revient : veut-on vraiment comprendre ce qui \u00e9crit, ou seulement continuer \u00e0 tenir.<\/p>\n<\/blockquote>\n
Ravissement et emportement : attirer les foudres. Ravissement et emportement. S\u2019en remettre \u00e0 Zeus et \u00e0 sa possibilit\u00e9 de transformation, de m\u00e9tamorphose, \u00e0 d\u00e9faut. L\u2019id\u00e9e d\u2019un renoncement \u00e0 une volont\u00e9 propre, insistante id\u00e9e qui devient obsession. En parall\u00e8le, l\u2019acceptation d\u2019une impuissance. Une double construction de l\u2019imaginaire, simplissime : impuissance et toute-puissance. Mais le doute tenaille : ne pas parvenir \u00e0 conserver, \u00e0 maintenir l\u2019\u00e9quilibre, et le recours au m\u00e2t, \u00e0 l\u2019image d\u2019Ulysse qui vogue vers les Sir\u00e8nes dans l\u2019invention, la ruse d\u2019une s\u00e9curit\u00e9 qui ne serait pas, comme tout le reste, illusoire.<\/p>\n
Ce gros cahier d\u2019\u00e9colier poss\u00e8de une couverture rose. Sans doute parce que c\u2019est la seule couleur disponible au moment o\u00f9 il est achet\u00e9. Ce qui est prioritaire \u00e0 cet instant, c\u2019est l\u2019\u00e9paisseur, le nombre de pages, l\u2019impression que l\u2019on pourra s\u2019y \u00e9tendre presque \u00e0 l\u2019infini.<\/p>\n
Combien d\u2019ann\u00e9es d\u2019absence, sans la moindre nouvelle, le moindre signe \u00e9chang\u00e9 de part et d\u2019autre ? Cinq, six ? \u00c0 quelle p\u00e9riode cette n\u00e9cessit\u00e9 devient-elle imp\u00e9rieuse, au cours des dix ann\u00e9es en tout que durera l\u2019absence ? On ne pensait pas que \u00e7a pouvait arriver, on \u00e9tait anim\u00e9 par des buts \u00e0 l\u2019oppos\u00e9, et puis un matin, dans une chambre d\u2019h\u00f4tel, \u00e0 Ch\u00e2teau Rouge, Zeus est entr\u00e9 en ouvrant en grand la fen\u00eatre, prenant la forme d\u2019une petite brise tr\u00e8s agr\u00e9able dans la chaleur torride de ce mois d\u2019ao\u00fbt 1988. La main qui tient le crayon de papier se met \u00e0 \u00e9crire de fa\u00e7on ind\u00e9pendante de toute volont\u00e9 et noircit les pages quadrill\u00e9es du cahier : une, deux, cent, deux cents pages sans s\u2019arr\u00eater. Un v\u00e9ritable flot, une inondation, et les deux mots qui l\u2019accompagnent, je m\u2019en souviens encore, et le doute qui na\u00eet \u00e0 cet instant tr\u00e8s pr\u00e9cis o\u00f9 le cahier se referme : ravissement ou emportement ?<\/p>\n
Puis recommencer, \u00e0 cause de ce doute, des milliers de pages dans l\u2019espoir, peut-\u00eatre, de ne plus s\u2019en remettre aux dieux, de ne pas rester p\u00e9trifi\u00e9 par le doute entre deux mots. La mer est toujours vineuse, les sir\u00e8nes se taisent, craquements de l\u2019embarcation d\u00e9serte, les liens tiennent toujours au m\u00e2t, on ne sait pas pourquoi. D\u00e9sire-t-on encore le savoir ?<\/p>", "content_text": " > **Version bis** : Texte construit sur une tension simple et tenace : l\u2019impuissance (se laisser faire) face \u00e0 la toute-puissance (se sentir travers\u00e9). Un cahier d\u2019\u00e9colier rose, achet\u00e9 pour son \u00e9paisseur plus que pour sa couleur, devient l\u2019outil d\u2019un d\u00e9versement : dans une chambre d\u2019h\u00f4tel, une fen\u00eatre ouverte, \u201cZeus\u201d entre sous forme de brise et la main \u00e9crit seule, page apr\u00e8s page, jusqu\u2019au doute final \u2014 ravissement ou emportement. Le mythe sert de m\u00e2t : Ulysse ligot\u00e9, sir\u00e8nes muettes, s\u00e9curit\u00e9 invent\u00e9e, et la question qui revient : veut-on vraiment comprendre ce qui \u00e9crit, ou seulement continuer \u00e0 tenir. Ravissement et emportement : attirer les foudres. Ravissement et emportement. S\u2019en remettre \u00e0 Zeus et \u00e0 sa possibilit\u00e9 de transformation, de m\u00e9tamorphose, \u00e0 d\u00e9faut. L\u2019id\u00e9e d\u2019un renoncement \u00e0 une volont\u00e9 propre, insistante id\u00e9e qui devient obsession. En parall\u00e8le, l\u2019acceptation d\u2019une impuissance. Une double construction de l\u2019imaginaire, simplissime : impuissance et toute-puissance. Mais le doute tenaille : ne pas parvenir \u00e0 conserver, \u00e0 maintenir l\u2019\u00e9quilibre, et le recours au m\u00e2t, \u00e0 l\u2019image d\u2019Ulysse qui vogue vers les Sir\u00e8nes dans l\u2019invention, la ruse d\u2019une s\u00e9curit\u00e9 qui ne serait pas, comme tout le reste, illusoire. Ce gros cahier d\u2019\u00e9colier poss\u00e8de une couverture rose. Sans doute parce que c\u2019est la seule couleur disponible au moment o\u00f9 il est achet\u00e9. Ce qui est prioritaire \u00e0 cet instant, c\u2019est l\u2019\u00e9paisseur, le nombre de pages, l\u2019impression que l\u2019on pourra s\u2019y \u00e9tendre presque \u00e0 l\u2019infini. Combien d\u2019ann\u00e9es d\u2019absence, sans la moindre nouvelle, le moindre signe \u00e9chang\u00e9 de part et d\u2019autre ? Cinq, six ? \u00c0 quelle p\u00e9riode cette n\u00e9cessit\u00e9 devient-elle imp\u00e9rieuse, au cours des dix ann\u00e9es en tout que durera l\u2019absence ? On ne pensait pas que \u00e7a pouvait arriver, on \u00e9tait anim\u00e9 par des buts \u00e0 l\u2019oppos\u00e9, et puis un matin, dans une chambre d\u2019h\u00f4tel, \u00e0 Ch\u00e2teau Rouge, Zeus est entr\u00e9 en ouvrant en grand la fen\u00eatre, prenant la forme d\u2019une petite brise tr\u00e8s agr\u00e9able dans la chaleur torride de ce mois d\u2019ao\u00fbt 1988. La main qui tient le crayon de papier se met \u00e0 \u00e9crire de fa\u00e7on ind\u00e9pendante de toute volont\u00e9 et noircit les pages quadrill\u00e9es du cahier : une, deux, cent, deux cents pages sans s\u2019arr\u00eater. Un v\u00e9ritable flot, une inondation, et les deux mots qui l\u2019accompagnent, je m\u2019en souviens encore, et le doute qui na\u00eet \u00e0 cet instant tr\u00e8s pr\u00e9cis o\u00f9 le cahier se referme : ravissement ou emportement ? Puis recommencer, \u00e0 cause de ce doute, des milliers de pages dans l\u2019espoir, peut-\u00eatre, de ne plus s\u2019en remettre aux dieux, de ne pas rester p\u00e9trifi\u00e9 par le doute entre deux mots. La mer est toujours vineuse, les sir\u00e8nes se taisent, craquements de l\u2019embarcation d\u00e9serte, les liens tiennent toujours au m\u00e2t, on ne sait pas pourquoi. D\u00e9sire-t-on encore le savoir ? ", "image": "", "tags": ["Ateliers d'\u00e9criture"] } ,{ "id": "https:\/\/ledibbouk.net\/ete-2023-01-l-invention-d-un-auteur.html", "url": "https:\/\/ledibbouk.net\/ete-2023-01-l-invention-d-un-auteur.html", "title": "# \u00e9t\u00e9 2023 #01 | L'invention d'un auteur ", "date_published": "2025-12-18T20:53:21Z", "date_modified": "2025-12-19T05:12:33Z", "author": {"name": "Patrick Blanchon"}, "content_html": "
\nId\u00e9e de d\u00e9part<\/strong> : avant m\u00eame de “raconter”, le roman peut commencer par fabriquer sa propre cam\u00e9ra, c\u2019est-\u00e0-dire la figure de celui ou celle qui \u00e9crit. L\u2019atelier te demande donc de produire un “portrait arr\u00eat\u00e9” d\u2019auteur\u00b7e au travail : pas un portrait psychologique, pas un CV d\u00e9guis\u00e9, mais une pr\u00e9sence en situation, absorb\u00e9e dans une t\u00e2che d\u2019\u00e9criture dont on ne saura rien du contenu. Le geste est volontairement paradoxal : on invente l\u2019auteur avant d\u2019avoir le livre, on installe un micro-monde d\u2019\u00e9criture alors qu\u2019on n\u2019a pas encore la mati\u00e8re du r\u00e9cit ; et c\u2019est pr\u00e9cis\u00e9ment cette ant\u00e9riorit\u00e9 qui doit cr\u00e9er la tension, l\u2019\u00e9lan, l\u2019attente. Filigrane : Balzac et ses \u00e9crivains en train d\u2019\u00e9crire, Proust et la boucle auteur\/livre, Henry James, Duras — toute une biblioth\u00e8que o\u00f9 l\u2019auteur devient un dispositif narratif. Ici, ce dispositif devient le point de d\u00e9part du cycle.\nContrainte et m\u00e9thode : tu t\u2019appuies librement sur une matrice tr\u00e8s concr\u00e8te (le chapitre 2 d\u2019En vivant, en \u00e9crivant d\u2019Annie Dillard, si tu l\u2019as) : lieu, lumi\u00e8re, fen\u00eatre ou non, si\u00e8ge, table, outils, rituels, horaires, trajets pour aller \u00e9crire, micro-\u00e9v\u00e9nements, bruits, temp\u00e9ratures, ce qui distrait, ce qui tient, ce qui r\u00e9siste. Tout doit rester au pr\u00e9sent d\u2019un travail en cours, vu de pr\u00e8s. Tu choisis le cadre (je\/il\/elle), tu peux faire “comme si” c\u2019\u00e9tait autobiographique ou compl\u00e8tement fictif, mais tu ne dois pas basculer dans l\u2019explication : on regarde l\u2019auteur \u00e9crire, on ne commente pas “ce que \u00e7a dit de lui”. Le d\u00e9fi est l\u00e0 : faire tenir une forme fragile (un petit th\u00e9\u00e2tre d\u2019\u00e9criture) sans savoir ce qui viendra apr\u00e8s, et pourtant donner assez de densit\u00e9 sensorielle et de pr\u00e9cision pour que ce monde devienne cr\u00e9dible — un point d\u2019appui pour la suite du cycle.<\/p>\n<\/blockquote>\n
« Nous ne pouvons choisir entre \u00e9crire et ne pas \u00e9crire. Il p\u00e8se sur nous une obligation\u2026 Il y a une question de vie et de mort dans l\u2019exercice de notre m\u00e9tier » : ces lignes de la postface d\u2019\u0152illet rouge<\/em> (1947) pourraient servir de profession de foi \u00e0 Elio Vittorini, l\u2019auteur de Conversation en Sicile<\/em>, qu\u2019Italo Calvino appelait une « \u0153uvre-manifeste incomparable ». Voil\u00e0 la consigne, et la r\u00e9ponse comme elle vient : une interrogation \u00e0 propos de l\u2019auteur, mais aussi \u00e0 propos du lecteur, de la lectrice, qui lit avec ses propres yeux un texte \u00e9crit par l\u2019autre dont il ne sait pas grand-chose. Mais de quel auteur parle-t-on, de quel lecteur ? Ceux d\u2019hier, ceux d\u2019aujourd\u2019hui, quelque quarante ans plus tard ? Comment le filtre des ann\u00e9es d\u00e9forme-t-il la voix, le visage, la phrase ? Et si je laissais tomber les questions : une table, des feuillets, une pi\u00e8ce sombre, une ouverture sur le dehors — la mer, bien s\u00fbr. La fen\u00eatre est-elle ouverte ou ferm\u00e9e ? Entend-on le ressac, un volet qui claque ? Y a-t-il cette pression au-dehors qui rend parfois si difficile de s\u2019accrocher \u00e0 la table, \u00e0 la chaise, au stylo ? Qu\u2019est-ce qui pousse \u00e0 rester assis l\u00e0, dans l\u2019ombre, \u00e0 \u00e9crire Dieu sait quoi, parfois, comme si l\u2019obligation venait vraiment de tous les hommes et qu\u2019on n\u2019avait pas le droit de se lever. \u00c0 force de circonscrire l\u2019\u00e9chec \u00e0 venir, on finit par vivre avec lui, \u00e0 l\u2019attendre, \u00e0 le reconna\u00eetre de loin. Il faudrait un peu d\u2019ordre, un peu de m\u00e9thode, et surtout ne pas se laisser prendre par la distraction, ce mot trop doux pour ce qu\u2019il fait, surtout le soir quand le soleil tombe et qu\u2019on se retrouve au m\u00eame endroit, devant la m\u00eame page, depuis l\u2019aube. J\u2019\u00e9cris ces lignes dans le bureau \u00e0 l\u2019\u00e9tage, fen\u00eatre close, un dimanche de fin d\u2019apr\u00e8s-midi. Les murs sont peints en vert parce que c\u2019\u00e9tait cens\u00e9 \u00eatre reposant — et parce que le pot \u00e9tait en promotion. Je revois tout : retirer la tapisserie, gratter, reboucher, enduire, poncer, puis ouvrir enfin le vert anglais, et croire qu\u2019on est chez soi, qu\u2019on peut se dire : je suis chez moi d\u00e9sormais. Et je me revois aussi \u00e0 la fin : moins appliqu\u00e9 qu\u2019au d\u00e9but, press\u00e9 d\u2019en finir, une maison enti\u00e8re \u00e0 faire, et ce dernier mur b\u00e2cl\u00e9 ; on mettra une biblioth\u00e8que, les livres boucheront les traces du forfait. C\u2019est l\u00e0 que la perfection se loge : vouloir bien faire, ne pas y parvenir, puis dissimuler, puis se juger, puis se distraire, puis inventer des justifications, jusqu\u2019\u00e0 se fabriquer une morale inverse, le l\u00e2cher-prise, pour ne plus prononcer le mot. On peut se leurrer ainsi. Mais la nuit, quand dans le cr\u00e9puscule les lumi\u00e8res des usines se d\u00e9coupent sur le bleu, quelque chose revient : pas un parfum, plut\u00f4t une odeur de d\u00e9composition, une d\u00e9b\u00e2cle qui remonte de soi. On pourrait se lever, faire un geste trop grand, et puis non : on reste assis, on \u00e9crit ce qui vient, comme \u00e7a vient, sans s\u2019attacher \u00e0 l\u2019id\u00e9e d\u2019une perfection, parce que c\u2019est peut-\u00eatre la seule mani\u00e8re de ne pas s\u2019en servir comme arme contre soi. Alors la sc\u00e8ne se d\u00e9place, sans pr\u00e9venir : un train, un costume de ville, ce costume de comptable qui rend invisible ; par la vitre le paysage d\u00e9file et l\u2019on commence cette gymnastique facile — faire le point — puis on s\u2019arr\u00eate, on rel\u00e8ve la t\u00eate, pas trop, pour ne pas para\u00eetre m\u00e9prisant, et on regarde les voyageurs. On plante son regard dans celui de l\u2019autre, dans une attente vide de toute attente, et quelque chose, sans bruit, dit : je te connais. Le lecteur pourrait avoir un r\u00f4le important, pourquoi pas le r\u00f4le principal, pour dire \u00e0 l\u2019auteur : « Bon Dieu, parle droit ; cesse tes simagr\u00e9es ; va au but ; dis les choses simplement. » L\u2019auteur se retourne, exactement ; les autres voyageurs le regardent ; et l\u2019auteur comprend soudain qu\u2019il n\u2019est pas seul dans sa lumi\u00e8re, qu\u2019il y a toujours une foule autour, m\u00eame silencieuse, m\u00eame invisible. Le lecteur passe alors et dit : « Va en paix, nous n\u2019attendons rien de toi, absolument rien. » Phrase cruelle et pourtant lib\u00e9ratrice, comme si l\u2019obligation se desserrait d\u2019un cran. Te voil\u00e0 dans le train au moment pr\u00e9cis o\u00f9 \u00e7a freine ; la pancarte Syracuse appara\u00eet sur le quai ; tu as une minute pour attraper la valise, sourire un peu b\u00eatement, et quelqu\u2019un lance : « Et le chapeau, tu oublies le chapeau », que tu remercies presque au bord des larmes. Et sur le quai, contre toute attente, une main sur ton \u00e9paule : le lecteur est descendu en m\u00eame temps que toi. Et ce lecteur, bien s\u00fbr, est une lectrice. Elle sourit : « Et ta biblioth\u00e8que, dans ton bureau vert, tu sais que je sais. » Tu ris, malgr\u00e9 toi, et elle se tient les c\u00f4tes aussi. Syracuse revient autrement : la gare en plein apr\u00e8s-midi, la chaleur, l\u2019odeur de goudron, les ombres \u00e9paisses, la soif, l\u2019\u00e9picerie qui a ferm\u00e9 son rideau de fer ; le prix des effusions trop fortes, l\u2019imaginaire. Aujourd\u2019hui je pourrais descendre au rez-de-chauss\u00e9e, ouvrir le r\u00e9frig\u00e9rateur, boire un verre d\u2019eau glac\u00e9e ; mais ce ne serait pas la m\u00eame chose : la soif se calme comme le mur s\u2019est termin\u00e9, dans une urgence fausse, \u00e0 la va-vite, en comptant sur la biblioth\u00e8que pour cacher la fatigue. Et c\u2019est l\u00e0 que Borges s\u2019impose, comme un os qu\u2019on ne peut pas contourner : « Un homme se fixe la t\u00e2che de dessiner le monde\u2026 Peu avant de mourir, il d\u00e9couvre que ce patient labyrinthe de lignes trace l\u2019image de son visage. » D\u00e9sormais les cam\u00e9ras, nous dit-on, reconnaissent les visages ; on parle de reconnaissance faciale ; on additionne des donn\u00e9es, on croit tenir l\u2019identit\u00e9. Mais un visage est-il cela : une accumulation ? Et qu\u2019est-ce qu\u2019on reconna\u00eet, au juste, dans un visage familier, jusqu\u2019au moment o\u00f9 les conditions se d\u00e9font et o\u00f9 surgit l\u2019inconnu au milieu de ce qu\u2019on croyait conna\u00eetre par c\u0153ur. Ce sont des enfantillages, et c\u2019est terrifiant : l\u2019enfant sans visage, dans l\u2019attente de trouver le sien, l\u2019adulte qui regarde et doute, l\u2019auteur qui \u00e9crit et refuse de dire : je te connais, je sais qui tu es. \u00c9crire ressemble \u00e0 un venin qu\u2019on absorbe \u00e0 petites doses : on paie d\u2019abord, on se purge longtemps, avant de sentir un d\u00e9but de mieux-\u00eatre, si tant est que ce mot ait un sens. Se fixer la t\u00e2che d\u2019\u00e9crire le visage, de le peindre, de le diss\u00e9quer, puis de s\u2019abstraire de cette fixit\u00e9 ; comprendre qu\u2019il faut aimer plus loin : aimer l\u2019ombre, aimer ce qui n\u2019a pas de visage, ce qui n\u2019en aura jamais, un livre invisible, illisible, sans d\u00e9but ni fin. Sortir aussi de la binarit\u00e9, bon\/mauvais, r\u00e9ussite\/\u00e9chec : si l\u2019on cesse de dire double face, il reste une pi\u00e8ce, un visage, une m\u00e9daille. Et peut-\u00eatre que la t\u00e9nacit\u00e9 est l\u00e0, et pas ailleurs : revenir mille fois \u00e0 la bouche, \u00e0 l\u2019\u0153il, au sourcil, sans jamais s\u2019autoriser la phrase qui cl\u00f4t trop vite, je te connais, et finir par partir \u00e0 rebours, quitter le visage pour parvenir au paysage, \u00e0 l\u2019espace. <\/p>", "content_text": " >**Id\u00e9e de d\u00e9part** : avant m\u00eame de \u201craconter\u201d, le roman peut commencer par fabriquer sa propre cam\u00e9ra, c\u2019est-\u00e0-dire la figure de celui ou celle qui \u00e9crit. L\u2019atelier te demande donc de produire un \u201cportrait arr\u00eat\u00e9\u201d d\u2019auteur\u00b7e au travail : pas un portrait psychologique, pas un CV d\u00e9guis\u00e9, mais une pr\u00e9sence en situation, absorb\u00e9e dans une t\u00e2che d\u2019\u00e9criture dont on ne saura rien du contenu. Le geste est volontairement paradoxal : on invente l\u2019auteur avant d\u2019avoir le livre, on installe un micro-monde d\u2019\u00e9criture alors qu\u2019on n\u2019a pas encore la mati\u00e8re du r\u00e9cit ; et c\u2019est pr\u00e9cis\u00e9ment cette ant\u00e9riorit\u00e9 qui doit cr\u00e9er la tension, l\u2019\u00e9lan, l\u2019attente. Filigrane : Balzac et ses \u00e9crivains en train d\u2019\u00e9crire, Proust et la boucle auteur\/livre, Henry James, Duras \u2014 toute une biblioth\u00e8que o\u00f9 l\u2019auteur devient un dispositif narratif. Ici, ce dispositif devient le point de d\u00e9part du cycle. Contrainte et m\u00e9thode : tu t\u2019appuies librement sur une matrice tr\u00e8s concr\u00e8te (le chapitre 2 d\u2019En vivant, en \u00e9crivant d\u2019Annie Dillard, si tu l\u2019as) : lieu, lumi\u00e8re, fen\u00eatre ou non, si\u00e8ge, table, outils, rituels, horaires, trajets pour aller \u00e9crire, micro-\u00e9v\u00e9nements, bruits, temp\u00e9ratures, ce qui distrait, ce qui tient, ce qui r\u00e9siste. Tout doit rester au pr\u00e9sent d\u2019un travail en cours, vu de pr\u00e8s. Tu choisis le cadre (je\/il\/elle), tu peux faire \u201ccomme si\u201d c\u2019\u00e9tait autobiographique ou compl\u00e8tement fictif, mais tu ne dois pas basculer dans l\u2019explication : on regarde l\u2019auteur \u00e9crire, on ne commente pas \u201cce que \u00e7a dit de lui\u201d. Le d\u00e9fi est l\u00e0 : faire tenir une forme fragile (un petit th\u00e9\u00e2tre d\u2019\u00e9criture) sans savoir ce qui viendra apr\u00e8s, et pourtant donner assez de densit\u00e9 sensorielle et de pr\u00e9cision pour que ce monde devienne cr\u00e9dible \u2014 un point d\u2019appui pour la suite du cycle. \u00ab Nous ne pouvons choisir entre \u00e9crire et ne pas \u00e9crire. Il p\u00e8se sur nous une obligation\u2026 Il y a une question de vie et de mort dans l\u2019exercice de notre m\u00e9tier \u00bb : ces lignes de la postface d\u2019*\u0152illet rouge* (1947) pourraient servir de profession de foi \u00e0 Elio Vittorini, l\u2019auteur de *Conversation en Sicile*, qu\u2019Italo Calvino appelait une \u00ab \u0153uvre-manifeste incomparable \u00bb. Voil\u00e0 la consigne, et la r\u00e9ponse comme elle vient : une interrogation \u00e0 propos de l\u2019auteur, mais aussi \u00e0 propos du lecteur, de la lectrice, qui lit avec ses propres yeux un texte \u00e9crit par l\u2019autre dont il ne sait pas grand-chose. Mais de quel auteur parle-t-on, de quel lecteur ? Ceux d\u2019hier, ceux d\u2019aujourd\u2019hui, quelque quarante ans plus tard ? Comment le filtre des ann\u00e9es d\u00e9forme-t-il la voix, le visage, la phrase ? Et si je laissais tomber les questions : une table, des feuillets, une pi\u00e8ce sombre, une ouverture sur le dehors \u2014 la mer, bien s\u00fbr. La fen\u00eatre est-elle ouverte ou ferm\u00e9e ? Entend-on le ressac, un volet qui claque ? Y a-t-il cette pression au-dehors qui rend parfois si difficile de s\u2019accrocher \u00e0 la table, \u00e0 la chaise, au stylo ? Qu\u2019est-ce qui pousse \u00e0 rester assis l\u00e0, dans l\u2019ombre, \u00e0 \u00e9crire Dieu sait quoi, parfois, comme si l\u2019obligation venait vraiment de tous les hommes et qu\u2019on n\u2019avait pas le droit de se lever. \u00c0 force de circonscrire l\u2019\u00e9chec \u00e0 venir, on finit par vivre avec lui, \u00e0 l\u2019attendre, \u00e0 le reconna\u00eetre de loin. Il faudrait un peu d\u2019ordre, un peu de m\u00e9thode, et surtout ne pas se laisser prendre par la distraction, ce mot trop doux pour ce qu\u2019il fait, surtout le soir quand le soleil tombe et qu\u2019on se retrouve au m\u00eame endroit, devant la m\u00eame page, depuis l\u2019aube. J\u2019\u00e9cris ces lignes dans le bureau \u00e0 l\u2019\u00e9tage, fen\u00eatre close, un dimanche de fin d\u2019apr\u00e8s-midi. Les murs sont peints en vert parce que c\u2019\u00e9tait cens\u00e9 \u00eatre reposant \u2014 et parce que le pot \u00e9tait en promotion. Je revois tout : retirer la tapisserie, gratter, reboucher, enduire, poncer, puis ouvrir enfin le vert anglais, et croire qu\u2019on est chez soi, qu\u2019on peut se dire : je suis chez moi d\u00e9sormais. Et je me revois aussi \u00e0 la fin : moins appliqu\u00e9 qu\u2019au d\u00e9but, press\u00e9 d\u2019en finir, une maison enti\u00e8re \u00e0 faire, et ce dernier mur b\u00e2cl\u00e9 ; on mettra une biblioth\u00e8que, les livres boucheront les traces du forfait. C\u2019est l\u00e0 que la perfection se loge : vouloir bien faire, ne pas y parvenir, puis dissimuler, puis se juger, puis se distraire, puis inventer des justifications, jusqu\u2019\u00e0 se fabriquer une morale inverse, le l\u00e2cher-prise, pour ne plus prononcer le mot. On peut se leurrer ainsi. Mais la nuit, quand dans le cr\u00e9puscule les lumi\u00e8res des usines se d\u00e9coupent sur le bleu, quelque chose revient : pas un parfum, plut\u00f4t une odeur de d\u00e9composition, une d\u00e9b\u00e2cle qui remonte de soi. On pourrait se lever, faire un geste trop grand, et puis non : on reste assis, on \u00e9crit ce qui vient, comme \u00e7a vient, sans s\u2019attacher \u00e0 l\u2019id\u00e9e d\u2019une perfection, parce que c\u2019est peut-\u00eatre la seule mani\u00e8re de ne pas s\u2019en servir comme arme contre soi. Alors la sc\u00e8ne se d\u00e9place, sans pr\u00e9venir : un train, un costume de ville, ce costume de comptable qui rend invisible ; par la vitre le paysage d\u00e9file et l\u2019on commence cette gymnastique facile \u2014 faire le point \u2014 puis on s\u2019arr\u00eate, on rel\u00e8ve la t\u00eate, pas trop, pour ne pas para\u00eetre m\u00e9prisant, et on regarde les voyageurs. On plante son regard dans celui de l\u2019autre, dans une attente vide de toute attente, et quelque chose, sans bruit, dit : je te connais. Le lecteur pourrait avoir un r\u00f4le important, pourquoi pas le r\u00f4le principal, pour dire \u00e0 l\u2019auteur : \u00ab Bon Dieu, parle droit ; cesse tes simagr\u00e9es ; va au but ; dis les choses simplement. \u00bb L\u2019auteur se retourne, exactement ; les autres voyageurs le regardent ; et l\u2019auteur comprend soudain qu\u2019il n\u2019est pas seul dans sa lumi\u00e8re, qu\u2019il y a toujours une foule autour, m\u00eame silencieuse, m\u00eame invisible. Le lecteur passe alors et dit : \u00ab Va en paix, nous n\u2019attendons rien de toi, absolument rien. \u00bb Phrase cruelle et pourtant lib\u00e9ratrice, comme si l\u2019obligation se desserrait d\u2019un cran. Te voil\u00e0 dans le train au moment pr\u00e9cis o\u00f9 \u00e7a freine ; la pancarte Syracuse appara\u00eet sur le quai ; tu as une minute pour attraper la valise, sourire un peu b\u00eatement, et quelqu\u2019un lance : \u00ab Et le chapeau, tu oublies le chapeau \u00bb, que tu remercies presque au bord des larmes. Et sur le quai, contre toute attente, une main sur ton \u00e9paule : le lecteur est descendu en m\u00eame temps que toi. Et ce lecteur, bien s\u00fbr, est une lectrice. Elle sourit : \u00ab Et ta biblioth\u00e8que, dans ton bureau vert, tu sais que je sais. \u00bb Tu ris, malgr\u00e9 toi, et elle se tient les c\u00f4tes aussi. Syracuse revient autrement : la gare en plein apr\u00e8s-midi, la chaleur, l\u2019odeur de goudron, les ombres \u00e9paisses, la soif, l\u2019\u00e9picerie qui a ferm\u00e9 son rideau de fer ; le prix des effusions trop fortes, l\u2019imaginaire. Aujourd\u2019hui je pourrais descendre au rez-de-chauss\u00e9e, ouvrir le r\u00e9frig\u00e9rateur, boire un verre d\u2019eau glac\u00e9e ; mais ce ne serait pas la m\u00eame chose : la soif se calme comme le mur s\u2019est termin\u00e9, dans une urgence fausse, \u00e0 la va-vite, en comptant sur la biblioth\u00e8que pour cacher la fatigue. Et c\u2019est l\u00e0 que Borges s\u2019impose, comme un os qu\u2019on ne peut pas contourner : \u00ab Un homme se fixe la t\u00e2che de dessiner le monde\u2026 Peu avant de mourir, il d\u00e9couvre que ce patient labyrinthe de lignes trace l\u2019image de son visage. \u00bb D\u00e9sormais les cam\u00e9ras, nous dit-on, reconnaissent les visages ; on parle de reconnaissance faciale ; on additionne des donn\u00e9es, on croit tenir l\u2019identit\u00e9. Mais un visage est-il cela : une accumulation ? Et qu\u2019est-ce qu\u2019on reconna\u00eet, au juste, dans un visage familier, jusqu\u2019au moment o\u00f9 les conditions se d\u00e9font et o\u00f9 surgit l\u2019inconnu au milieu de ce qu\u2019on croyait conna\u00eetre par c\u0153ur. Ce sont des enfantillages, et c\u2019est terrifiant : l\u2019enfant sans visage, dans l\u2019attente de trouver le sien, l\u2019adulte qui regarde et doute, l\u2019auteur qui \u00e9crit et refuse de dire : je te connais, je sais qui tu es. \u00c9crire ressemble \u00e0 un venin qu\u2019on absorbe \u00e0 petites doses : on paie d\u2019abord, on se purge longtemps, avant de sentir un d\u00e9but de mieux-\u00eatre, si tant est que ce mot ait un sens. Se fixer la t\u00e2che d\u2019\u00e9crire le visage, de le peindre, de le diss\u00e9quer, puis de s\u2019abstraire de cette fixit\u00e9 ; comprendre qu\u2019il faut aimer plus loin : aimer l\u2019ombre, aimer ce qui n\u2019a pas de visage, ce qui n\u2019en aura jamais, un livre invisible, illisible, sans d\u00e9but ni fin. Sortir aussi de la binarit\u00e9, bon\/mauvais, r\u00e9ussite\/\u00e9chec : si l\u2019on cesse de dire double face, il reste une pi\u00e8ce, un visage, une m\u00e9daille. Et peut-\u00eatre que la t\u00e9nacit\u00e9 est l\u00e0, et pas ailleurs : revenir mille fois \u00e0 la bouche, \u00e0 l\u2019\u0153il, au sourcil, sans jamais s\u2019autoriser la phrase qui cl\u00f4t trop vite, je te connais, et finir par partir \u00e0 rebours, quitter le visage pour parvenir au paysage, \u00e0 l\u2019espace. 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\nId\u00e9e de d\u00e9part<\/strong> : cette entr\u00e9e d\u2019atelier part d\u2019un paradoxe volontaire : il n\u2019existe pas de d\u00e9finition stable du roman, seulement une constellation d\u2019\u0153uvres singuli\u00e8res qui se contredisent entre elles, et pourtant le mot “roman” tient debout comme pacte de lecture. L\u2019exercice vise \u00e0 regarder ce qui, dans un roman, fabrique l\u2019attente — ce qui te fait continuer, tourner les pages — et \u00e0 comprendre comment cette attente est \u00e0 la fois extorqu\u00e9e de toi (tu la subis) et produite par une m\u00e9canique d\u2019\u00e9criture (tu la reconnais apr\u00e8s coup). La contrainte centrale est radicale : choisir un seul roman parmi tous ceux qui comptent, et ne pas donner ni le titre ni l\u2019auteur. Ce n\u2019est pas un jeu de devinette : c\u2019est une mani\u00e8re de retirer l\u2019“\u00e9corce” (signature, prestige, rep\u00e8res) pour atteindre ce qui reste quand il n\u2019y a plus que l\u2019effet intime du livre. \u00c0 partir de ce choix exclusif, tu creuses une s\u00e9rie d\u2019axes tr\u00e8s concrets : pourquoi celui-l\u00e0 plus qu\u2019un autre, quel passage incarne l\u2019id\u00e9e principale, comment le livre t\u2019est arriv\u00e9 (cadeau\/achat\/hasard), quelles perceptions de la premi\u00e8re lecture (lieu, saison, heures, corps), relecture ou non et ce que \u00e7a a d\u00e9plac\u00e9, ce qui a \u00e9merg\u00e9 en toi que tu ne te connaissais pas. En p\u00e9riph\u00e9rie, tu peux ajouter le circuit social et biographique du livre : \u00e0 qui tu en as parl\u00e9, offert, quels moments de vie t\u2019y ont r\u00e9immerg\u00e9, si tu as voyag\u00e9 vers un lieu li\u00e9 au texte, quelles voix ou m\u00e9dias ont accompagn\u00e9 la lecture. Et le moteur cach\u00e9 de tout \u00e7a, c\u2019est la frustration : tous les autres romans \u00e9cart\u00e9s continuent de r\u00e9sonner autour du seul choisi, et c\u2019est cette tension qui devient g\u00e9n\u00e9ratrice. L\u2019horizon collectif de l\u2019atelier est clair : une fois les “timbres-poste” individuels recombin\u00e9s, peut appara\u00eetre une id\u00e9e du roman non pas th\u00e9orique, mais perceptible comme d\u00e9sir, comme invention possible du livre.<\/p>\n<\/blockquote>\n
\nLequel sera condamn\u00e9 \u00e0 l\u2019aube, lequel extraire de l\u2019oubli de sa cellule, lequel aveugler de lumi\u00e8re crue, lequel empruntera le corridor menant \u00e0 l\u2019ar\u00e8ne, lequel choisir pour agiter la cape, lequel pour se pomponner, se costumer, petit collant moule-bite, petit haut \u00e0 strass, chapeau biscornu ?<\/p>\n
Ce matin, l\u2019aube est grise et l\u2019embarras du choix p\u00e8se. En choisir un serait le tuer \u00e0 coup s\u00fbr, s\u2019en d\u00e9barrasser \u00e0 jamais, l\u2019enfouir encore plus profond en l\u2019exhumant, en finir avec le vivace qu\u2019il procure secr\u00e8tement et qui ne tient presque \u00e0 rien, comme une vieille molaire \u00e0 un fil de chair pourrie.<\/p>\n
Choisir un tel sacrifice, mais il faudrait \u00eatre Inca, et d\u00e9tester le soleil, se souvenir qu\u2019on vient du fin fond de l\u2019ombre, de tout l\u2019effroi travers\u00e9 mille fois avant d\u2019\u00eatre correctement aveugl\u00e9. Aveugl\u00e9 une bonne fois pour toutes.<\/p>\n
Peut-on s\u2019aveugler deux fois, peut-on s\u2019aveugler mille fois ? Est-ce que la r\u00e9p\u00e9tition de l\u2019aveuglement n\u2019est pas d\u00e9j\u00e0 un aveu d\u2019\u00e9chec ? Est-ce que la r\u00e9p\u00e9tition de ce ph\u00e9nom\u00e8ne, celui de ne vouloir rien y voir jamais assez, peut se rapprocher de vouloir tout voir toujours ? Est-ce que le kif-kif bourricot a bien sa place ici ?<\/p>\n
Chaque taureau se bat pour sa vie, comme chaque roman, une vie autonome. Qu\u2019on pense l\u2019achever pour le spectacle cr\u00e9e des liens myst\u00e9rieux entre l\u2019assassin et sa victime suppos\u00e9e. Car ils sont seuls en pleine lumi\u00e8re, la foule grimace autour et bat des mains ; on jurerait entendre de vieux ma\u00eetres incitant au meurtre du haut de leurs estrades. « \u00c0 poil le matador ! » crie un gosse au premier rang des gradins. Et c\u2019est l\u00e0 que c\u2019est dr\u00f4le : le type habill\u00e9 en danseuse s\u2019ex\u00e9cute. Regardez donc, ouvrez grands les yeux : ce gros taureau tout noir, \u00e9baubi, et ce mec \u00e0 poil qui saute lestement par-dessus son col, comme dans une fresque du palais de Cnossos.<\/p>\n
Le danger et la merveille de lire, c\u2019est que nous sommes tent\u00e9s de devenir les h\u00e9ros plus ou moins heureux de ces histoires qu\u2019un inconnu nous raconte. \u00c0 la surface du miroir que fait surgir toute lecture, tant de reflets de nous-m\u00eames naissent et meurent de livre en livre. Danger de rester le front coll\u00e9 \u00e0 la surface de ce miroir, merveille d\u2019obtenir le laisser-passer pour le traverser. Lire est comme vivre, d\u2019apr\u00e8s l\u2019exp\u00e9rience v\u00e9cue des deux. Au tout d\u00e9but, une na\u00efvet\u00e9, une inconscience quasi totale, puis un \u00e9clair bref qui jaillit presque toujours sur le tard et qui \u00e9claire nos propres ombres recroquevill\u00e9es dans l\u2019obscurit\u00e9. Alors on voudrait rattraper un temps qu\u2019on estime perdu, le temps de vivre ou le temps de lire, et on se rend compte qu\u2019il est trop tard. Cette prise de conscience, bien que tragique en apparence, ne l\u2019est que si l\u2019on croit \u00e0 de vieilles superstitions, que si la vieillesse est le reflet entr\u2019aper\u00e7u sur le visage de nos a\u00efeux, de nos parents et grands-parents, une image de la vieillesse telle un vieux clich\u00e9 en noir et blanc. Mais la vieillesse, comme la jeunesse, n\u2019est que diff\u00e9rents \u00e9tats de la m\u00eame chose, c\u2019est-\u00e0-dire de l\u2019\u00eatre, n\u00e9cessaires l\u2019un comme l\u2019autre \u00e0 sa compl\u00e9tude. Et je crois aussi qu\u2019on peut r\u00e9inventer ce que nous pla\u00e7ons dans ces mots, que chacun d\u2019entre nous est bien libre de le faire. Par exemple, qu\u2019un jeune est souvent vieux avant de l\u2019\u00eatre, et qu\u2019un vieux peut avoir un regard pur de nouveau-n\u00e9, parfois. Il suffit seulement d\u2019ouvrir les yeux et de voir au-del\u00e0 de ce que nous pensons voir, comme on nous aura appris \u00e0 penser voir et non \u00e0 voir. De tous les livres que j\u2019ai lus, il m\u2019est si difficile d\u2019en isoler un seul puis de dire : je vais seulement parler de celui-l\u00e0. C\u2019est comme demander \u00e0 un p\u00e8re de choisir un seul de ses enfants ; c\u2019est le sacrifice demand\u00e9 \u00e0 Abraham, et auquel seuls les plus vaillants ou les plus fous, les plus pieux, obtemp\u00e9reront. C\u2019est demander un amour surhumain envers une chose surhumaine, qui flatte \u00e0 mon go\u00fbt bien trop le risque de l\u2019orgueil. Avec le temps, je me suis mis \u00e0 aimer tous les tableaux, tous les livres, comme tous les \u00eatres qui surgissent sur ma route. \u00c7a ne veut pas dire qu\u2019\u00e0 chaque fois je tombe dans l\u2019effusion, la sensiblerie, non, s\u00fbrement pas. Je sais seulement ce qu\u2019il en co\u00fbte d\u2019\u00e9crire comme de vivre ; du moins, je suis parvenu \u00e0 l\u2019\u00e2ge o\u00f9 les id\u00e9es ne changent plus gu\u00e8re, ou changent moins vite, sur les choses. Les id\u00e9es qui valent la peine d\u2019\u00eatre nomm\u00e9es ainsi, surtout. Les h\u00e9ros comme les anti-h\u00e9ros ne sont plus aujourd\u2019hui mati\u00e8re \u00e0 admiration comme autrefois. Je ne le regrette pas plus que \u00e7a ne m\u2019enchante. C\u2019est un fait. Seulement un fait. Derri\u00e8re chaque protagoniste, il n\u2019y a jamais un homme seul, mais toute une \u00e9poque avec ses fa\u00e7ons de penser voir, sa permissivit\u00e9 et sa censure, une soci\u00e9t\u00e9. C\u2019est ce que l\u2019on ignore quand on commence dans la vie, dans le costume de singleton, facile \u00e0 endosser au d\u00e9but, lourd \u00e0 conserver au fur et \u00e0 mesure que l\u2019on progresse, que ce n\u2019est qu\u2019un costume. Que la com\u00e9die humaine se joue sur le th\u00e9\u00e2tre soci\u00e9tal et que ses coulisses sont bourr\u00e9es d\u2019accessoires, a priori divers et vari\u00e9s en apparence, mais qu\u2019au bout du compte tout pourrait se r\u00e9sumer \u00e0 bien peu. Tout pourrait se r\u00e9sumer en un seul mot : « l\u2019amour » et son grand myst\u00e8re, dont j\u2019ai espoir qu\u2019\u00e0 la fin, nu totalement, chacun puisse se r\u00e9jouir d\u2019aborder ses rivages puis partager la nouvelle sans la moindre ambigu\u00eft\u00e9.<\/p>\n
Elle vient d\u2019une famille qui n\u2019a rien \u00e0 voir avec ma famille. Je veux dire que sa famille a du go\u00fbt pour les belles choses, l\u2019art, alors que nous, vu comme \u00e7a, sous cet aspect-l\u00e0, nous serions plut\u00f4t du genre d\u00e9cati, n\u00e9andertalien. Je crois que le d\u00e9sir de lire l\u2019auteur dont elle me parle vient surtout de ce complexe familial. D\u2019ailleurs, elle dit « les ignorants » quand elle d\u00e9tecte qu\u2019on ne s\u2019int\u00e9resse ni \u00e0 l\u2019art ni \u00e0 la litt\u00e9rature, \u00e0 rien d\u2019autre que de tenter de joindre les deux bouts, en fait. La fa\u00e7on dont elle m\u2019avait parl\u00e9 de ce petit livre d\u2019une centaine de pages m\u2019avait donn\u00e9 l\u2019envie, de m\u00eame que la fa\u00e7on qu\u2019elle a de pincer les l\u00e8vres d\u2019une certaine mani\u00e8re m\u2019avait donn\u00e9 envie de l\u2019embrasser. Dans le fond, je me demande si ce pincement de l\u00e8vre tr\u00e8s particulier, elle ne l\u2019avait pas chip\u00e9 \u00e0 un bouquin d\u2019Elsa Morante. Cette histoire de sourire codifi\u00e9 dans « Oublier Palerme ». Mais le livre en question n\u2019\u00e9tait pas d\u2019Elsa Morante, pas plus que de Doris Lessing. Elle m\u2019avait aussi pas mal tarabust\u00e9 avec son Carnet d\u2019or, mais vu le volume de la chose j\u2019avais recul\u00e9 en arri\u00e8re de dix m\u00e8tres aussit\u00f4t. Que les choses soient bien claires. Il vaut mieux supprimer les fausses pistes tout de suite. Il y avait \u00e7a, je crois, en tout premier : une sorte de complexe d\u2019inf\u00e9riorit\u00e9 culturel \u00e9norme, et en m\u00eame temps une histoire d\u2019immigration parall\u00e8le. Elle, sa famille venait du Sud, le berceau de la civilisation, encore que la Sicile f\u00fbt, durant une grande p\u00e9riode, une terre envahie par \u00e0 peu pr\u00e8s tout le monde ; et la mienne de famille, provenant du Nord, de chez les barbares, v\u00eatus de peaux de b\u00eates, encore que l\u2019Estonie ait beaucoup de points communs avec la Sicile, question envahisseurs. D\u2019une certaine fa\u00e7on, elle m\u2019accultura exactement comme ces pays envahis, parfois, peuvent le faire. Par petites touches, elle m\u2019aida \u00e0 m\u2019extirper de ma nuit arctique. Apr\u00e8s la lecture de ce livre, je ne fus plus tout \u00e0 fait le m\u00eame. J\u2019avais compris l\u2019essence du d\u00e9sir, la pr\u00e9sence d\u2019un tiers n\u00e9cessaire, surtout pour l\u2019aiguiser au paroxysme, ainsi que la jalousie qui soudain en d\u00e9coule, et une belle envie de meurtre. Mais je ne saurais pas expliquer mon engouement pour les \u00eeles qui, en douce, sans tapage, mais tellement profond\u00e9ment, s\u2019installe en moi \u00e0 partir de la lecture de ces cent pages o\u00f9 il ne se passe presque rien, au demeurant. \u00c0 croire que le vide apparent du bouquin m\u2019aura servi \u00e0 le remplir de quelque chose m\u2019appartenant, sans m\u00eame que je n\u2019en prenne conscience \u00e0 cette \u00e9poque.<\/p>", "content_text": " >**Id\u00e9e de d\u00e9part** : cette entr\u00e9e d\u2019atelier part d\u2019un paradoxe volontaire : il n\u2019existe pas de d\u00e9finition stable du roman, seulement une constellation d\u2019\u0153uvres singuli\u00e8res qui se contredisent entre elles, et pourtant le mot \u201croman\u201d tient debout comme pacte de lecture. L\u2019exercice vise \u00e0 regarder ce qui, dans un roman, fabrique l\u2019attente \u2014 ce qui te fait continuer, tourner les pages \u2014 et \u00e0 comprendre comment cette attente est \u00e0 la fois extorqu\u00e9e de toi (tu la subis) et produite par une m\u00e9canique d\u2019\u00e9criture (tu la reconnais apr\u00e8s coup). La contrainte centrale est radicale : choisir un seul roman parmi tous ceux qui comptent, et ne pas donner ni le titre ni l\u2019auteur. Ce n\u2019est pas un jeu de devinette : c\u2019est une mani\u00e8re de retirer l\u2019\u201c\u00e9corce\u201d (signature, prestige, rep\u00e8res) pour atteindre ce qui reste quand il n\u2019y a plus que l\u2019effet intime du livre. \u00c0 partir de ce choix exclusif, tu creuses une s\u00e9rie d\u2019axes tr\u00e8s concrets : pourquoi celui-l\u00e0 plus qu\u2019un autre, quel passage incarne l\u2019id\u00e9e principale, comment le livre t\u2019est arriv\u00e9 (cadeau\/achat\/hasard), quelles perceptions de la premi\u00e8re lecture (lieu, saison, heures, corps), relecture ou non et ce que \u00e7a a d\u00e9plac\u00e9, ce qui a \u00e9merg\u00e9 en toi que tu ne te connaissais pas. En p\u00e9riph\u00e9rie, tu peux ajouter le circuit social et biographique du livre : \u00e0 qui tu en as parl\u00e9, offert, quels moments de vie t\u2019y ont r\u00e9immerg\u00e9, si tu as voyag\u00e9 vers un lieu li\u00e9 au texte, quelles voix ou m\u00e9dias ont accompagn\u00e9 la lecture. Et le moteur cach\u00e9 de tout \u00e7a, c\u2019est la frustration : tous les autres romans \u00e9cart\u00e9s continuent de r\u00e9sonner autour du seul choisi, et c\u2019est cette tension qui devient g\u00e9n\u00e9ratrice. L\u2019horizon collectif de l\u2019atelier est clair : une fois les \u201ctimbres-poste\u201d individuels recombin\u00e9s, peut appara\u00eetre une id\u00e9e du roman non pas th\u00e9orique, mais perceptible comme d\u00e9sir, comme invention possible du livre. Lequel sera condamn\u00e9 \u00e0 l\u2019aube, lequel extraire de l\u2019oubli de sa cellule, lequel aveugler de lumi\u00e8re crue, lequel empruntera le corridor menant \u00e0 l\u2019ar\u00e8ne, lequel choisir pour agiter la cape, lequel pour se pomponner, se costumer, petit collant moule-bite, petit haut \u00e0 strass, chapeau biscornu ? Ce matin, l\u2019aube est grise et l\u2019embarras du choix p\u00e8se. En choisir un serait le tuer \u00e0 coup s\u00fbr, s\u2019en d\u00e9barrasser \u00e0 jamais, l\u2019enfouir encore plus profond en l\u2019exhumant, en finir avec le vivace qu\u2019il procure secr\u00e8tement et qui ne tient presque \u00e0 rien, comme une vieille molaire \u00e0 un fil de chair pourrie. Choisir un tel sacrifice, mais il faudrait \u00eatre Inca, et d\u00e9tester le soleil, se souvenir qu\u2019on vient du fin fond de l\u2019ombre, de tout l\u2019effroi travers\u00e9 mille fois avant d\u2019\u00eatre correctement aveugl\u00e9. Aveugl\u00e9 une bonne fois pour toutes. Peut-on s\u2019aveugler deux fois, peut-on s\u2019aveugler mille fois ? Est-ce que la r\u00e9p\u00e9tition de l\u2019aveuglement n\u2019est pas d\u00e9j\u00e0 un aveu d\u2019\u00e9chec ? Est-ce que la r\u00e9p\u00e9tition de ce ph\u00e9nom\u00e8ne, celui de ne vouloir rien y voir jamais assez, peut se rapprocher de vouloir tout voir toujours ? Est-ce que le kif-kif bourricot a bien sa place ici ? Chaque taureau se bat pour sa vie, comme chaque roman, une vie autonome. Qu\u2019on pense l\u2019achever pour le spectacle cr\u00e9e des liens myst\u00e9rieux entre l\u2019assassin et sa victime suppos\u00e9e. Car ils sont seuls en pleine lumi\u00e8re, la foule grimace autour et bat des mains ; on jurerait entendre de vieux ma\u00eetres incitant au meurtre du haut de leurs estrades. \u00ab \u00c0 poil le matador ! \u00bb crie un gosse au premier rang des gradins. Et c\u2019est l\u00e0 que c\u2019est dr\u00f4le : le type habill\u00e9 en danseuse s\u2019ex\u00e9cute. Regardez donc, ouvrez grands les yeux : ce gros taureau tout noir, \u00e9baubi, et ce mec \u00e0 poil qui saute lestement par-dessus son col, comme dans une fresque du palais de Cnossos. Le danger et la merveille de lire, c\u2019est que nous sommes tent\u00e9s de devenir les h\u00e9ros plus ou moins heureux de ces histoires qu\u2019un inconnu nous raconte. \u00c0 la surface du miroir que fait surgir toute lecture, tant de reflets de nous-m\u00eames naissent et meurent de livre en livre. Danger de rester le front coll\u00e9 \u00e0 la surface de ce miroir, merveille d\u2019obtenir le laisser-passer pour le traverser. Lire est comme vivre, d\u2019apr\u00e8s l\u2019exp\u00e9rience v\u00e9cue des deux. Au tout d\u00e9but, une na\u00efvet\u00e9, une inconscience quasi totale, puis un \u00e9clair bref qui jaillit presque toujours sur le tard et qui \u00e9claire nos propres ombres recroquevill\u00e9es dans l\u2019obscurit\u00e9. Alors on voudrait rattraper un temps qu\u2019on estime perdu, le temps de vivre ou le temps de lire, et on se rend compte qu\u2019il est trop tard. Cette prise de conscience, bien que tragique en apparence, ne l\u2019est que si l\u2019on croit \u00e0 de vieilles superstitions, que si la vieillesse est le reflet entr\u2019aper\u00e7u sur le visage de nos a\u00efeux, de nos parents et grands-parents, une image de la vieillesse telle un vieux clich\u00e9 en noir et blanc. Mais la vieillesse, comme la jeunesse, n\u2019est que diff\u00e9rents \u00e9tats de la m\u00eame chose, c\u2019est-\u00e0-dire de l\u2019\u00eatre, n\u00e9cessaires l\u2019un comme l\u2019autre \u00e0 sa compl\u00e9tude. Et je crois aussi qu\u2019on peut r\u00e9inventer ce que nous pla\u00e7ons dans ces mots, que chacun d\u2019entre nous est bien libre de le faire. Par exemple, qu\u2019un jeune est souvent vieux avant de l\u2019\u00eatre, et qu\u2019un vieux peut avoir un regard pur de nouveau-n\u00e9, parfois. Il suffit seulement d\u2019ouvrir les yeux et de voir au-del\u00e0 de ce que nous pensons voir, comme on nous aura appris \u00e0 penser voir et non \u00e0 voir. De tous les livres que j\u2019ai lus, il m\u2019est si difficile d\u2019en isoler un seul puis de dire : je vais seulement parler de celui-l\u00e0. C\u2019est comme demander \u00e0 un p\u00e8re de choisir un seul de ses enfants ; c\u2019est le sacrifice demand\u00e9 \u00e0 Abraham, et auquel seuls les plus vaillants ou les plus fous, les plus pieux, obtemp\u00e9reront. C\u2019est demander un amour surhumain envers une chose surhumaine, qui flatte \u00e0 mon go\u00fbt bien trop le risque de l\u2019orgueil. Avec le temps, je me suis mis \u00e0 aimer tous les tableaux, tous les livres, comme tous les \u00eatres qui surgissent sur ma route. \u00c7a ne veut pas dire qu\u2019\u00e0 chaque fois je tombe dans l\u2019effusion, la sensiblerie, non, s\u00fbrement pas. Je sais seulement ce qu\u2019il en co\u00fbte d\u2019\u00e9crire comme de vivre ; du moins, je suis parvenu \u00e0 l\u2019\u00e2ge o\u00f9 les id\u00e9es ne changent plus gu\u00e8re, ou changent moins vite, sur les choses. Les id\u00e9es qui valent la peine d\u2019\u00eatre nomm\u00e9es ainsi, surtout. Les h\u00e9ros comme les anti-h\u00e9ros ne sont plus aujourd\u2019hui mati\u00e8re \u00e0 admiration comme autrefois. Je ne le regrette pas plus que \u00e7a ne m\u2019enchante. C\u2019est un fait. Seulement un fait. Derri\u00e8re chaque protagoniste, il n\u2019y a jamais un homme seul, mais toute une \u00e9poque avec ses fa\u00e7ons de penser voir, sa permissivit\u00e9 et sa censure, une soci\u00e9t\u00e9. C\u2019est ce que l\u2019on ignore quand on commence dans la vie, dans le costume de singleton, facile \u00e0 endosser au d\u00e9but, lourd \u00e0 conserver au fur et \u00e0 mesure que l\u2019on progresse, que ce n\u2019est qu\u2019un costume. Que la com\u00e9die humaine se joue sur le th\u00e9\u00e2tre soci\u00e9tal et que ses coulisses sont bourr\u00e9es d\u2019accessoires, a priori divers et vari\u00e9s en apparence, mais qu\u2019au bout du compte tout pourrait se r\u00e9sumer \u00e0 bien peu. Tout pourrait se r\u00e9sumer en un seul mot : \u00ab l\u2019amour \u00bb et son grand myst\u00e8re, dont j\u2019ai espoir qu\u2019\u00e0 la fin, nu totalement, chacun puisse se r\u00e9jouir d\u2019aborder ses rivages puis partager la nouvelle sans la moindre ambigu\u00eft\u00e9. Elle vient d\u2019une famille qui n\u2019a rien \u00e0 voir avec ma famille. Je veux dire que sa famille a du go\u00fbt pour les belles choses, l\u2019art, alors que nous, vu comme \u00e7a, sous cet aspect-l\u00e0, nous serions plut\u00f4t du genre d\u00e9cati, n\u00e9andertalien. Je crois que le d\u00e9sir de lire l\u2019auteur dont elle me parle vient surtout de ce complexe familial. D\u2019ailleurs, elle dit \u00ab les ignorants \u00bb quand elle d\u00e9tecte qu\u2019on ne s\u2019int\u00e9resse ni \u00e0 l\u2019art ni \u00e0 la litt\u00e9rature, \u00e0 rien d\u2019autre que de tenter de joindre les deux bouts, en fait. La fa\u00e7on dont elle m\u2019avait parl\u00e9 de ce petit livre d\u2019une centaine de pages m\u2019avait donn\u00e9 l\u2019envie, de m\u00eame que la fa\u00e7on qu\u2019elle a de pincer les l\u00e8vres d\u2019une certaine mani\u00e8re m\u2019avait donn\u00e9 envie de l\u2019embrasser. Dans le fond, je me demande si ce pincement de l\u00e8vre tr\u00e8s particulier, elle ne l\u2019avait pas chip\u00e9 \u00e0 un bouquin d\u2019Elsa Morante. Cette histoire de sourire codifi\u00e9 dans \u00ab Oublier Palerme \u00bb. Mais le livre en question n\u2019\u00e9tait pas d\u2019Elsa Morante, pas plus que de Doris Lessing. Elle m\u2019avait aussi pas mal tarabust\u00e9 avec son Carnet d\u2019or, mais vu le volume de la chose j\u2019avais recul\u00e9 en arri\u00e8re de dix m\u00e8tres aussit\u00f4t. Que les choses soient bien claires. Il vaut mieux supprimer les fausses pistes tout de suite. Il y avait \u00e7a, je crois, en tout premier : une sorte de complexe d\u2019inf\u00e9riorit\u00e9 culturel \u00e9norme, et en m\u00eame temps une histoire d\u2019immigration parall\u00e8le. Elle, sa famille venait du Sud, le berceau de la civilisation, encore que la Sicile f\u00fbt, durant une grande p\u00e9riode, une terre envahie par \u00e0 peu pr\u00e8s tout le monde ; et la mienne de famille, provenant du Nord, de chez les barbares, v\u00eatus de peaux de b\u00eates, encore que l\u2019Estonie ait beaucoup de points communs avec la Sicile, question envahisseurs. D\u2019une certaine fa\u00e7on, elle m\u2019accultura exactement comme ces pays envahis, parfois, peuvent le faire. Par petites touches, elle m\u2019aida \u00e0 m\u2019extirper de ma nuit arctique. Apr\u00e8s la lecture de ce livre, je ne fus plus tout \u00e0 fait le m\u00eame. J\u2019avais compris l\u2019essence du d\u00e9sir, la pr\u00e9sence d\u2019un tiers n\u00e9cessaire, surtout pour l\u2019aiguiser au paroxysme, ainsi que la jalousie qui soudain en d\u00e9coule, et une belle envie de meurtre. Mais je ne saurais pas expliquer mon engouement pour les \u00eeles qui, en douce, sans tapage, mais tellement profond\u00e9ment, s\u2019installe en moi \u00e0 partir de la lecture de ces cent pages o\u00f9 il ne se passe presque rien, au demeurant. \u00c0 croire que le vide apparent du bouquin m\u2019aura servi \u00e0 le remplir de quelque chose m\u2019appartenant, sans m\u00eame que je n\u2019en prenne conscience \u00e0 cette \u00e9poque. ", "image": "", "tags": ["Ateliers d'\u00e9criture"] } ] }