{ "version": "https://jsonfeed.org/version/1.1", "title": "Le dibbouk", "home_page_url": "https:\/\/ledibbouk.net\/", "feed_url": "https:\/\/ledibbouk.net\/spip.php?page=feed_json", "language": "fr-FR", "items": [ { "id": "https:\/\/ledibbouk.net\/enfances-09-quelques-chambres.html", "url": "https:\/\/ledibbouk.net\/enfances-09-quelques-chambres.html", "title": "#enfances#09 | quelques chambres", "date_published": "2025-12-20T16:07:57Z", "date_modified": "2025-12-20T16:07:57Z", "author": {"name": "Patrick Blanchon"}, "content_html": "
Ce que dit la chambre de nous, de moi, mieux vaudrait l\u2019ignorer activement, si on le peut — ou tout le contraire.<\/p>\n
Ce n\u2019est pas un rectangle, pas un carr\u00e9, pas un cercle : c\u2019est un polygone. Si l\u2019on suit la plinthe, celle-ci se brise en segments cons\u00e9cutifs, avec, \u00e0 chaque changement de direction, des angles plus ou moins aigus ou obtus. Un grand lit, plac\u00e9 au milieu d\u2019un mur car on ne pouvait pas le placer dans un coin : aucun coin convenable ne pouvant l\u2019accueillir. Un lit comme \u00e0 la campagne, avec une large t\u00eate de lit, un pied de lit, des draps rugueux, un \u00e9dredon \u00e9pais. Sur un autre pan de mur, une armoire \u00e0 glace qui d\u00e9forme l\u2019image quand on cherche \u00e0 s\u2019y voir. Avec, tout en haut, au-dessus d\u2019une corniche, la silhouette d\u2019une panth\u00e8re noire en pl\u00e2tre dont la moiti\u00e9 de la t\u00eate est bris\u00e9e, laissant appara\u00eetre une tache blanche dans la p\u00e9nombre. Le soir, des lueurs courent sur les murs, accompagn\u00e9es par le grondement des moteurs, des coups de klaxons. En pleine nuit, le ronflement puissant d\u2019un homme qui dort pr\u00e8s d\u2019un enfant qui veille, terroris\u00e9 par les hurlements lugubres d\u2019une folle, au m\u00eame \u00e9tage de l\u2019immeuble d\u2019en face. Elle s\u2019agrippe \u00e0 une rambarde de fer sous un d\u00e9ferlement d\u2019arabesques de style Art d\u00e9co, en pleine temp\u00eate, de l\u2019autre c\u00f4t\u00e9 de la rue.<\/p>\n
La collection de porte-cl\u00e9s est accroch\u00e9e au mur vert p\u00e2le de la chambre. C\u2019est un ensemble qui tape dans l\u2019\u0153il, une sorte de tout qui surgit, qui s\u2019impose par la quantit\u00e9 : le nombre, ou plut\u00f4t l\u2019innombrable. Il doit y avoir plus de cent porte-cl\u00e9s. Chacun t\u00e9moigne d\u2019une \u00e9poque travers\u00e9e, d\u2019un paysage constitu\u00e9 de for\u00eats probl\u00e9matiques, de steppes immenses, de gouffres insondables, de pics inaccessibles. Un paysage o\u00f9 le Grand Organisme \u00e0 Mille T\u00eates de la Consommation des Objets f\u00e9licite ceux qui le traversent de l\u2019avoir travers\u00e9, les r\u00e9compense en leur offrant un porte-cl\u00e9 de la marque Antar, ou bien affubl\u00e9 d\u2019une mignonette, d\u2019un scoubidou, d\u2019une t\u00eate de n\u00e8gre Banania. C\u2019est la seule d\u00e9coration de la chambre, mais c\u2019est aussi ce qui la distingue de toutes les autres chambres.<\/p>\n
Une chambre avec quatre lits simples, quatre armoires, un lavabo, une fen\u00eatre donnant sur un parc en hiver. Toutes les feuilles des arbres sont tomb\u00e9es et l\u2019eau du bassin circulaire qu\u2019on devine derri\u00e8re les vitres embu\u00e9es est probablement gel\u00e9e. Une porte s\u2019ouvre avec fracas, une voix, toujours la m\u00eame, d\u00e9sagr\u00e9able, crie : « R\u00e9veil ! » et aussit\u00f4t une lumi\u00e8re forte frappe les paupi\u00e8res closes.<\/p>\n
Sur la commode, un napperon blanch\u00e2tre sur lequel une grande lampe est pos\u00e9e, avec un abat-jour en boyau peint de figures noires : \u00e7a semble danser quand \u00e7a s\u2019allume. Un peu plus loin, derri\u00e8re un paravent, un seau dans lequel on a m\u00e9lang\u00e9 de la Javel avec de l\u2019eau, le tout muni d\u2019un couvercle. Sur le mur, une pendule \u00e0 coucou avec deux cordelettes qui pendent. Au sol, un tapis de laine \u00e9paisse, un tapis volant us\u00e9 avec, tout du long, des franges.<\/p>\n
La fen\u00eatre est ouverte sur un vaste ciel bleu. On peut, allong\u00e9 sur le lit, entendre ici la mer et les oiseaux. Une chambre qui donne sur un patio si l\u2019on se penche, et l\u2019odeur de p\u00e2te cuite, de basilic, qui se m\u00eale aux p\u00e9tarades des Vespa et aux quelques notes d\u2019intro de la chanson Michele, \u00e0 la guitare, qu\u2019on y cherche. L\u2019h\u00f4tel se trouve \u00e0 Meta di Sorrento ; depuis la chambre jusqu\u2019\u00e0 la plage, gu\u00e8re plus de dix minutes \u00e0 pied. Plusieurs lits, des silhouettes allong\u00e9es dans la p\u00e9nombre : quelqu\u2019un a ferm\u00e9 les persiennes, des voix murmurent. Une grande fille plaisante avec un jeune gar\u00e7on ; ils sont allong\u00e9s l\u2019un \u00e0 c\u00f4t\u00e9 de l\u2019autre, une tension nerveuse qui monte \u00e0 la limite du supportable, \u00e0 l\u2019heure de la sieste, puis qui retombe, s\u2019\u00e9vanouit lorsqu\u2019on ouvre \u00e0 nouveau les volets. On n\u2019entend plus alors que les cigales.<\/p>", "content_text": " Ce que dit la chambre de nous, de moi, mieux vaudrait l\u2019ignorer activement, si on le peut \u2014 ou tout le contraire. Ce n\u2019est pas un rectangle, pas un carr\u00e9, pas un cercle : c\u2019est un polygone. Si l\u2019on suit la plinthe, celle-ci se brise en segments cons\u00e9cutifs, avec, \u00e0 chaque changement de direction, des angles plus ou moins aigus ou obtus. Un grand lit, plac\u00e9 au milieu d\u2019un mur car on ne pouvait pas le placer dans un coin : aucun coin convenable ne pouvant l\u2019accueillir. Un lit comme \u00e0 la campagne, avec une large t\u00eate de lit, un pied de lit, des draps rugueux, un \u00e9dredon \u00e9pais. Sur un autre pan de mur, une armoire \u00e0 glace qui d\u00e9forme l\u2019image quand on cherche \u00e0 s\u2019y voir. Avec, tout en haut, au-dessus d\u2019une corniche, la silhouette d\u2019une panth\u00e8re noire en pl\u00e2tre dont la moiti\u00e9 de la t\u00eate est bris\u00e9e, laissant appara\u00eetre une tache blanche dans la p\u00e9nombre. Le soir, des lueurs courent sur les murs, accompagn\u00e9es par le grondement des moteurs, des coups de klaxons. En pleine nuit, le ronflement puissant d\u2019un homme qui dort pr\u00e8s d\u2019un enfant qui veille, terroris\u00e9 par les hurlements lugubres d\u2019une folle, au m\u00eame \u00e9tage de l\u2019immeuble d\u2019en face. Elle s\u2019agrippe \u00e0 une rambarde de fer sous un d\u00e9ferlement d\u2019arabesques de style Art d\u00e9co, en pleine temp\u00eate, de l\u2019autre c\u00f4t\u00e9 de la rue. La collection de porte-cl\u00e9s est accroch\u00e9e au mur vert p\u00e2le de la chambre. C\u2019est un ensemble qui tape dans l\u2019\u0153il, une sorte de tout qui surgit, qui s\u2019impose par la quantit\u00e9 : le nombre, ou plut\u00f4t l\u2019innombrable. Il doit y avoir plus de cent porte-cl\u00e9s. Chacun t\u00e9moigne d\u2019une \u00e9poque travers\u00e9e, d\u2019un paysage constitu\u00e9 de for\u00eats probl\u00e9matiques, de steppes immenses, de gouffres insondables, de pics inaccessibles. Un paysage o\u00f9 le Grand Organisme \u00e0 Mille T\u00eates de la Consommation des Objets f\u00e9licite ceux qui le traversent de l\u2019avoir travers\u00e9, les r\u00e9compense en leur offrant un porte-cl\u00e9 de la marque Antar, ou bien affubl\u00e9 d\u2019une mignonette, d\u2019un scoubidou, d\u2019une t\u00eate de n\u00e8gre Banania. C\u2019est la seule d\u00e9coration de la chambre, mais c\u2019est aussi ce qui la distingue de toutes les autres chambres. Une chambre avec quatre lits simples, quatre armoires, un lavabo, une fen\u00eatre donnant sur un parc en hiver. Toutes les feuilles des arbres sont tomb\u00e9es et l\u2019eau du bassin circulaire qu\u2019on devine derri\u00e8re les vitres embu\u00e9es est probablement gel\u00e9e. Une porte s\u2019ouvre avec fracas, une voix, toujours la m\u00eame, d\u00e9sagr\u00e9able, crie : \u00ab R\u00e9veil ! \u00bb et aussit\u00f4t une lumi\u00e8re forte frappe les paupi\u00e8res closes. Sur la commode, un napperon blanch\u00e2tre sur lequel une grande lampe est pos\u00e9e, avec un abat-jour en boyau peint de figures noires : \u00e7a semble danser quand \u00e7a s\u2019allume. Un peu plus loin, derri\u00e8re un paravent, un seau dans lequel on a m\u00e9lang\u00e9 de la Javel avec de l\u2019eau, le tout muni d\u2019un couvercle. Sur le mur, une pendule \u00e0 coucou avec deux cordelettes qui pendent. Au sol, un tapis de laine \u00e9paisse, un tapis volant us\u00e9 avec, tout du long, des franges. La fen\u00eatre est ouverte sur un vaste ciel bleu. On peut, allong\u00e9 sur le lit, entendre ici la mer et les oiseaux. Une chambre qui donne sur un patio si l\u2019on se penche, et l\u2019odeur de p\u00e2te cuite, de basilic, qui se m\u00eale aux p\u00e9tarades des Vespa et aux quelques notes d\u2019intro de la chanson Michele, \u00e0 la guitare, qu\u2019on y cherche. L\u2019h\u00f4tel se trouve \u00e0 Meta di Sorrento ; depuis la chambre jusqu\u2019\u00e0 la plage, gu\u00e8re plus de dix minutes \u00e0 pied. Plusieurs lits, des silhouettes allong\u00e9es dans la p\u00e9nombre : quelqu\u2019un a ferm\u00e9 les persiennes, des voix murmurent. Une grande fille plaisante avec un jeune gar\u00e7on ; ils sont allong\u00e9s l\u2019un \u00e0 c\u00f4t\u00e9 de l\u2019autre, une tension nerveuse qui monte \u00e0 la limite du supportable, \u00e0 l\u2019heure de la sieste, puis qui retombe, s\u2019\u00e9vanouit lorsqu\u2019on ouvre \u00e0 nouveau les volets. On n\u2019entend plus alors que les cigales. 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Pendant que grand-p\u00e8re s\u2019enferme dans la chambre pour faire la sieste, grand-m\u00e8re fait la vaisselle, range la cuisine, puis elle vient \u00e0 la salle \u00e0 manger, baisse le son de la t\u00e9l\u00e9vision et dit :<\/p>\n
Est-ce que tu t\u2019ennuies ? Si tu veux, nous pouvons jouer ensemble, on peut faire une partie de petits chevaux.<\/p>\n
Puis, sans attendre de r\u00e9ponse, elle ouvre le bas du buffet et prend le jeu : une grosse bo\u00eete en bois qui, lorsqu\u2019on l\u2019ouvre, d\u2019un c\u00f4t\u00e9 pr\u00e9sente un damier, de l\u2019autre un parcours constitu\u00e9 de cases de couleurs. \u00c0 l\u2019int\u00e9rieur de la bo\u00eete, il y a deux gobelets, des d\u00e9s, un sachet plastique contenant des pions pour jouer aux dames et un autre rempli de petites figurines repr\u00e9sentant des chevaux. C\u2019est \u00e0 toi de commencer, elle dit, et elle me tend le d\u00e9. Il faut faire un six pour pouvoir commencer. C\u2019est assez rare qu\u2019on y parvienne du premier coup. Il faut recommencer plusieurs fois.<\/p>\n
Le chien dort aux pieds de grand-m\u00e8re, un petit chien, genre b\u00e2tard, pas tr\u00e8s beau car il est tr\u00e8s vieux. De temps en temps, il p\u00e8te et \u00e7a pue. Mais grand-m\u00e8re ne dit rien.<\/p>\n
Encore \u00e0 toi, elle dit, je ne suis pas arriv\u00e9e \u00e0 faire le six.<\/p>\n
Parfois, j\u2019ai ainsi plusieurs coups d\u2019avance. Puis \u00e7a y est : le d\u00e9 roule et sa face indique un six.<\/p>\n
Je ne sais pas si je vais te rattraper, elle dit.<\/p>\n
L\u2019horloge de la salle \u00e0 manger sonne, il est treize heures. C\u2019est une horloge fabriqu\u00e9e dans la for\u00eat, plus exactement dans le village de Tron\u00e7ais. Elle se compose principalement d\u2019une grande caisse en bois surmont\u00e9e d\u2019une pendule ; les chiffres y sont inscrits en romain, et il y a un trou un peu carr\u00e9 dans lequel on place une cl\u00e9 pour remonter le m\u00e9canisme. Quand on remonte le m\u00e9canisme, on voit les gros plombs remonter aussi lentement derri\u00e8re la vitre de la caisse en bois, et puis il y a aussi une grande pi\u00e8ce de m\u00e9tal ouvrag\u00e9, le balancier, que l\u2019on doit immobiliser en m\u00eame temps que l\u2019on tourne la cl\u00e9.<\/p>\n
L\u2019horloge sonne et on tressaute, mais on fait comme si de rien n\u2019\u00e9tait : nous sommes pris par le jeu.<\/p>\n
De temps en temps, grand-m\u00e8re dit :<\/p>\n
Tiens, le facteur n\u2019est pas encore pass\u00e9, ou encore : j\u2019ai mal dans mes articulations, il va s\u00fbrement pleuvoir. Allez, la derni\u00e8re, car je dois \u00e9cosser les petits pois. Tu es s\u00fbr que tu ne t\u2019ennuies pas ?<\/p>\n
Derri\u00e8re la porte de la chambre, on entend les ronflements puissants de grand-p\u00e8re. Puis le chien g\u00e9mit dans son r\u00eave, il bouge les pattes, et il p\u00e8te et \u00e7a sent encore super mauvais.<\/p>\n
On joue environ une heure. Parfois plus. Puis grand-p\u00e8re sort de la chambre, il a les cheveux en bataille. Il vient s\u2019asseoir en bout de table, c\u2019est sa place. Grand-m\u00e8re se l\u00e8ve, elle va lui chercher son caf\u00e9 qu\u2019elle verse dans un mazagran. En passant, elle monte le son de la t\u00e9l\u00e9vision. Grand-p\u00e8re boit son caf\u00e9 \u00e0 petites gorg\u00e9es, lentement ; il fait semblant de regarder la t\u00e9l\u00e9vision, mais en fait il a les yeux dans le vide. De temps en temps, il p\u00e8te lui aussi, mais \u00e7a ne sent pas mauvais, et tout le monde fait comme s\u2019il n\u2019avait pas entendu.<\/p>\n
Vania, c\u2019est ainsi que les grandes personnes le nomment quand elles parlent de lui ; ou alors on dit p\u00e9p\u00e9 Jean quand on s\u2019adresse \u00e0 nous, mon fr\u00e8re et moi — « Viens, on va aller voir maman et p\u00e9p\u00e9 Jean. » Quand on arrive avenue des Piliers, \u00e0 La Varenne, il doit guetter \u00e0 la fen\u00eatre du rez-de-chauss\u00e9e : c\u2019est comme \u00e7a qu\u2019il nous ouvre la lourde porte d\u2019entr\u00e9e de l\u2019immeuble, \u00e0 peine a-t-on sonn\u00e9. On s\u2019engouffre dans le couloir et d\u00e9j\u00e0 on peut sentir cette odeur d\u2019ail et d\u2019oignon, de petits p\u00e2t\u00e9s en train de frire. P\u00e9p\u00e9 Jean se bourre d\u2019ail qu\u2019il mange cru, ce qui lui donne une haleine de chacal, alors que c\u2019est un vieux type tr\u00e8s attentionn\u00e9, \u00e0 qui l\u2019on donnerait le bon Dieu sans confession. Mais il ne faut pas s\u2019y fier. Il n\u2019est pas le vrai p\u00e8re de ma m\u00e8re, qui est mort vers la quarantaine, laissant ma grand-m\u00e8re maternelle seule avec ses quatre enfants. Vania, ou p\u00e9p\u00e9 Jean, est russe. Il sait faire la cuisine russe. Lorsqu\u2019on vient \u00e0 La Varenne avec maman, il pr\u00e9pare des pirojkis, ces petits p\u00e2t\u00e9s confectionn\u00e9s avec les restes de choux, de riz, de viande de pot-au-feu et des moiti\u00e9s d\u2019\u0153ufs durs, et bien s\u00fbr beaucoup d\u2019ail et d\u2019oignon. C\u2019est bon pour sant\u00e9, dit p\u00e9p\u00e9 Jean. Quand maman et sa m\u00e8re discutent dans la pi\u00e8ce \u00e0 c\u00f4t\u00e9, p\u00e9p\u00e9 Jean et moi restons seuls. Nous sommes dans cette pi\u00e8ce qui sert \u00e0 la fois de chambre et de salle \u00e0 manger. C\u2019est l\u00e0 qu\u2019il dort seul, sur un cosy, depuis qu\u2019une histoire de blonde flotte dans l\u2019air, ici, avec l\u2019odeur d\u2019ail et d\u2019oignon. Il me prend sur les genoux et me fait lire l\u2019Assimil russe. Il m\u2019aide \u00e0 d\u00e9chiffrer l\u2019alphabet cyrillique en mettant son doigt noueux sous chaque lettre et en la pronon\u00e7ant \u00e0 haute voix, puis il me fait un signe de t\u00eate pour que je r\u00e9p\u00e8te.<\/p>\n
Aucun souvenir d\u2019avoir jamais pass\u00e9 la nuit dans cet appartement de La Varenne-Chennevi\u00e8res. En revanche, nous devions venir de bonne heure le dimanche car j\u2019ai des souvenirs de marche pour nous rendre au bord de la Marne. Des all\u00e9es de peupliers, de belles fa\u00e7ades de maisons, des portails, des jardinets : un quartier ensoleill\u00e9, r\u00e9sidentiel et tranquille, avec peu de commerces. Puis, au bout d\u2019une rue, on aper\u00e7oit tout \u00e0 coup le fleuve et de grands saules, et le ponton, les barques, l\u2019\u00eele en face : c\u2019est l\u00e0 que nous nous installons pour p\u00eacher. On s\u2019assoit l\u00e0 et on peut passer des heures sans se dire un seul mot. \u00c0 la fin, on rentre, on s\u2019arr\u00eate au bureau de tabac qui est \u00e0 un angle de deux rues tranquilles et qui fait aussi PMU. Il fait son tierc\u00e9 et puis nous revenons \u00e0 l\u2019appartement. La table est mise, maman et la grand-m\u00e8re qu\u2019on nomme m\u00e9m\u00e9 Barenne fument assises ; elles sont d\u00e9sormais silencieuses, comme si notre retour avait interrompu une conversation. P\u00e9p\u00e9 Jean fait mine de rien, il va \u00e0 la cuisine et rapporte le plat de pirojkis, le d\u00e9pose comme un troph\u00e9e sur la table. C\u2019est d\u00e9licieux. Ia lioubliou pirojkis. P\u00e9p\u00e9 Jean sourit sans piper mot.<\/p>\n
Nous nous sommes lev\u00e9s avant le jour pour nous rendre au bord du Cher, quelque part entre Vallon-en-Sully et Montlu\u00e7on. La voiture est gar\u00e9e sur le bas-c\u00f4t\u00e9. Mon p\u00e8re ouvre le coffre et on attrape tout le mat\u00e9riel. Puis on soul\u00e8ve le loquet d\u2019une barri\u00e8re qui donne sur les champs. On devine la silhouette des b\u00eates, l\u00e0-bas, sous les arbres, dans la p\u00e9nombre ; il y a peut-\u00eatre des taureaux, il ne faut pas faire de mouvements brusques, ne pas parler ; avancer jusqu\u2019\u00e0 une autre cl\u00f4ture, des barbel\u00e9s qu\u2019on soul\u00e8ve pour passer dessous ; encore quelques pas et on entend rouler le fleuve sur son lit de graviers. Mon p\u00e8re installe tout son attirail : plusieurs cannes \u00e0 p\u00eache munies de moulinets qu\u2019il installe sur des piquets de fer fich\u00e9s en terre. Il bourre sa pipe de tabac blond, d\u2019Amsterdamer, puis frotte une allumette et l\u2019odeur de tabac s\u2019associe pour toujours \u00e0 ces moments pass\u00e9s ensemble au bord du Cher. De mon c\u00f4t\u00e9, je n\u2019ai qu\u2019une seule canne \u00e0 p\u00eache et je m\u2019\u00e9loigne \u00e0 la recherche d\u2019ablettes, ou de petites perches, du menu fretin. Peu \u00e0 peu, le jour se l\u00e8ve doucement ; on entend les premiers chants d\u2019oiseaux, l\u2019herbe de la berge est mouill\u00e9e, le fleuve s\u2019\u00e9coule comme s\u2019il montait soudain d\u2019un ton avec le surgissement du jour. Il y a depuis peu un cirque qui s\u2019est install\u00e9 sur la place du village. Un soir, ma m\u00e8re voulait que nous y allions avec mon jeune fr\u00e8re, tandis que mon p\u00e8re d\u00e9sirait plut\u00f4t aller \u00e0 la p\u00eache aux anguilles, \u00e0 peu pr\u00e8s au m\u00eame endroit que maintenant. J\u2019ai choisi plut\u00f4t les anguilles que le cirque. Ce n\u2019\u00e9tait pas si facile : beaucoup d\u2019h\u00e9sitation. C\u2019est comme \u00e7a que je n\u2019ai pas \u00e9t\u00e9, pour la toute premi\u00e8re fois, au cirque, mais sans regret vraiment : il y aurait s\u00fbrement d\u2019autres occasions.<\/p>", "content_text": " Pendant que grand-p\u00e8re s\u2019enferme dans la chambre pour faire la sieste, grand-m\u00e8re fait la vaisselle, range la cuisine, puis elle vient \u00e0 la salle \u00e0 manger, baisse le son de la t\u00e9l\u00e9vision et dit : Est-ce que tu t\u2019ennuies ? Si tu veux, nous pouvons jouer ensemble, on peut faire une partie de petits chevaux. Puis, sans attendre de r\u00e9ponse, elle ouvre le bas du buffet et prend le jeu : une grosse bo\u00eete en bois qui, lorsqu\u2019on l\u2019ouvre, d\u2019un c\u00f4t\u00e9 pr\u00e9sente un damier, de l\u2019autre un parcours constitu\u00e9 de cases de couleurs. \u00c0 l\u2019int\u00e9rieur de la bo\u00eete, il y a deux gobelets, des d\u00e9s, un sachet plastique contenant des pions pour jouer aux dames et un autre rempli de petites figurines repr\u00e9sentant des chevaux. C\u2019est \u00e0 toi de commencer, elle dit, et elle me tend le d\u00e9. Il faut faire un six pour pouvoir commencer. C\u2019est assez rare qu\u2019on y parvienne du premier coup. Il faut recommencer plusieurs fois. Le chien dort aux pieds de grand-m\u00e8re, un petit chien, genre b\u00e2tard, pas tr\u00e8s beau car il est tr\u00e8s vieux. De temps en temps, il p\u00e8te et \u00e7a pue. Mais grand-m\u00e8re ne dit rien. Encore \u00e0 toi, elle dit, je ne suis pas arriv\u00e9e \u00e0 faire le six. Parfois, j\u2019ai ainsi plusieurs coups d\u2019avance. Puis \u00e7a y est : le d\u00e9 roule et sa face indique un six. Je ne sais pas si je vais te rattraper, elle dit. L\u2019horloge de la salle \u00e0 manger sonne, il est treize heures. C\u2019est une horloge fabriqu\u00e9e dans la for\u00eat, plus exactement dans le village de Tron\u00e7ais. Elle se compose principalement d\u2019une grande caisse en bois surmont\u00e9e d\u2019une pendule ; les chiffres y sont inscrits en romain, et il y a un trou un peu carr\u00e9 dans lequel on place une cl\u00e9 pour remonter le m\u00e9canisme. Quand on remonte le m\u00e9canisme, on voit les gros plombs remonter aussi lentement derri\u00e8re la vitre de la caisse en bois, et puis il y a aussi une grande pi\u00e8ce de m\u00e9tal ouvrag\u00e9, le balancier, que l\u2019on doit immobiliser en m\u00eame temps que l\u2019on tourne la cl\u00e9. L\u2019horloge sonne et on tressaute, mais on fait comme si de rien n\u2019\u00e9tait : nous sommes pris par le jeu. De temps en temps, grand-m\u00e8re dit : Tiens, le facteur n\u2019est pas encore pass\u00e9, ou encore : j\u2019ai mal dans mes articulations, il va s\u00fbrement pleuvoir. Allez, la derni\u00e8re, car je dois \u00e9cosser les petits pois. Tu es s\u00fbr que tu ne t\u2019ennuies pas ? Derri\u00e8re la porte de la chambre, on entend les ronflements puissants de grand-p\u00e8re. Puis le chien g\u00e9mit dans son r\u00eave, il bouge les pattes, et il p\u00e8te et \u00e7a sent encore super mauvais. On joue environ une heure. Parfois plus. Puis grand-p\u00e8re sort de la chambre, il a les cheveux en bataille. Il vient s\u2019asseoir en bout de table, c\u2019est sa place. Grand-m\u00e8re se l\u00e8ve, elle va lui chercher son caf\u00e9 qu\u2019elle verse dans un mazagran. En passant, elle monte le son de la t\u00e9l\u00e9vision. Grand-p\u00e8re boit son caf\u00e9 \u00e0 petites gorg\u00e9es, lentement ; il fait semblant de regarder la t\u00e9l\u00e9vision, mais en fait il a les yeux dans le vide. De temps en temps, il p\u00e8te lui aussi, mais \u00e7a ne sent pas mauvais, et tout le monde fait comme s\u2019il n\u2019avait pas entendu. Vania, c\u2019est ainsi que les grandes personnes le nomment quand elles parlent de lui ; ou alors on dit p\u00e9p\u00e9 Jean quand on s\u2019adresse \u00e0 nous, mon fr\u00e8re et moi \u2014 \u00ab Viens, on va aller voir maman et p\u00e9p\u00e9 Jean. \u00bb Quand on arrive avenue des Piliers, \u00e0 La Varenne, il doit guetter \u00e0 la fen\u00eatre du rez-de-chauss\u00e9e : c\u2019est comme \u00e7a qu\u2019il nous ouvre la lourde porte d\u2019entr\u00e9e de l\u2019immeuble, \u00e0 peine a-t-on sonn\u00e9. On s\u2019engouffre dans le couloir et d\u00e9j\u00e0 on peut sentir cette odeur d\u2019ail et d\u2019oignon, de petits p\u00e2t\u00e9s en train de frire. P\u00e9p\u00e9 Jean se bourre d\u2019ail qu\u2019il mange cru, ce qui lui donne une haleine de chacal, alors que c\u2019est un vieux type tr\u00e8s attentionn\u00e9, \u00e0 qui l\u2019on donnerait le bon Dieu sans confession. Mais il ne faut pas s\u2019y fier. Il n\u2019est pas le vrai p\u00e8re de ma m\u00e8re, qui est mort vers la quarantaine, laissant ma grand-m\u00e8re maternelle seule avec ses quatre enfants. Vania, ou p\u00e9p\u00e9 Jean, est russe. Il sait faire la cuisine russe. Lorsqu\u2019on vient \u00e0 La Varenne avec maman, il pr\u00e9pare des pirojkis, ces petits p\u00e2t\u00e9s confectionn\u00e9s avec les restes de choux, de riz, de viande de pot-au-feu et des moiti\u00e9s d\u2019\u0153ufs durs, et bien s\u00fbr beaucoup d\u2019ail et d\u2019oignon. C\u2019est bon pour sant\u00e9, dit p\u00e9p\u00e9 Jean. Quand maman et sa m\u00e8re discutent dans la pi\u00e8ce \u00e0 c\u00f4t\u00e9, p\u00e9p\u00e9 Jean et moi restons seuls. Nous sommes dans cette pi\u00e8ce qui sert \u00e0 la fois de chambre et de salle \u00e0 manger. C\u2019est l\u00e0 qu\u2019il dort seul, sur un cosy, depuis qu\u2019une histoire de blonde flotte dans l\u2019air, ici, avec l\u2019odeur d\u2019ail et d\u2019oignon. Il me prend sur les genoux et me fait lire l\u2019Assimil russe. Il m\u2019aide \u00e0 d\u00e9chiffrer l\u2019alphabet cyrillique en mettant son doigt noueux sous chaque lettre et en la pronon\u00e7ant \u00e0 haute voix, puis il me fait un signe de t\u00eate pour que je r\u00e9p\u00e8te. Aucun souvenir d\u2019avoir jamais pass\u00e9 la nuit dans cet appartement de La Varenne-Chennevi\u00e8res. En revanche, nous devions venir de bonne heure le dimanche car j\u2019ai des souvenirs de marche pour nous rendre au bord de la Marne. Des all\u00e9es de peupliers, de belles fa\u00e7ades de maisons, des portails, des jardinets : un quartier ensoleill\u00e9, r\u00e9sidentiel et tranquille, avec peu de commerces. Puis, au bout d\u2019une rue, on aper\u00e7oit tout \u00e0 coup le fleuve et de grands saules, et le ponton, les barques, l\u2019\u00eele en face : c\u2019est l\u00e0 que nous nous installons pour p\u00eacher. On s\u2019assoit l\u00e0 et on peut passer des heures sans se dire un seul mot. \u00c0 la fin, on rentre, on s\u2019arr\u00eate au bureau de tabac qui est \u00e0 un angle de deux rues tranquilles et qui fait aussi PMU. Il fait son tierc\u00e9 et puis nous revenons \u00e0 l\u2019appartement. La table est mise, maman et la grand-m\u00e8re qu\u2019on nomme m\u00e9m\u00e9 Barenne fument assises ; elles sont d\u00e9sormais silencieuses, comme si notre retour avait interrompu une conversation. P\u00e9p\u00e9 Jean fait mine de rien, il va \u00e0 la cuisine et rapporte le plat de pirojkis, le d\u00e9pose comme un troph\u00e9e sur la table. C\u2019est d\u00e9licieux. Ia lioubliou pirojkis. P\u00e9p\u00e9 Jean sourit sans piper mot. Nous nous sommes lev\u00e9s avant le jour pour nous rendre au bord du Cher, quelque part entre Vallon-en-Sully et Montlu\u00e7on. La voiture est gar\u00e9e sur le bas-c\u00f4t\u00e9. Mon p\u00e8re ouvre le coffre et on attrape tout le mat\u00e9riel. Puis on soul\u00e8ve le loquet d\u2019une barri\u00e8re qui donne sur les champs. On devine la silhouette des b\u00eates, l\u00e0-bas, sous les arbres, dans la p\u00e9nombre ; il y a peut-\u00eatre des taureaux, il ne faut pas faire de mouvements brusques, ne pas parler ; avancer jusqu\u2019\u00e0 une autre cl\u00f4ture, des barbel\u00e9s qu\u2019on soul\u00e8ve pour passer dessous ; encore quelques pas et on entend rouler le fleuve sur son lit de graviers. Mon p\u00e8re installe tout son attirail : plusieurs cannes \u00e0 p\u00eache munies de moulinets qu\u2019il installe sur des piquets de fer fich\u00e9s en terre. Il bourre sa pipe de tabac blond, d\u2019Amsterdamer, puis frotte une allumette et l\u2019odeur de tabac s\u2019associe pour toujours \u00e0 ces moments pass\u00e9s ensemble au bord du Cher. De mon c\u00f4t\u00e9, je n\u2019ai qu\u2019une seule canne \u00e0 p\u00eache et je m\u2019\u00e9loigne \u00e0 la recherche d\u2019ablettes, ou de petites perches, du menu fretin. Peu \u00e0 peu, le jour se l\u00e8ve doucement ; on entend les premiers chants d\u2019oiseaux, l\u2019herbe de la berge est mouill\u00e9e, le fleuve s\u2019\u00e9coule comme s\u2019il montait soudain d\u2019un ton avec le surgissement du jour. Il y a depuis peu un cirque qui s\u2019est install\u00e9 sur la place du village. Un soir, ma m\u00e8re voulait que nous y allions avec mon jeune fr\u00e8re, tandis que mon p\u00e8re d\u00e9sirait plut\u00f4t aller \u00e0 la p\u00eache aux anguilles, \u00e0 peu pr\u00e8s au m\u00eame endroit que maintenant. J\u2019ai choisi plut\u00f4t les anguilles que le cirque. Ce n\u2019\u00e9tait pas si facile : beaucoup d\u2019h\u00e9sitation. C\u2019est comme \u00e7a que je n\u2019ai pas \u00e9t\u00e9, pour la toute premi\u00e8re fois, au cirque, mais sans regret vraiment : il y aurait s\u00fbrement d\u2019autres occasions. ", "image": "https:\/\/ledibbouk.net\/IMG\/logo\/salleamanger.jpg?1766246499", "tags": ["Ateliers d'\u00e9criture"] } ,{ "id": "https:\/\/ledibbouk.net\/enfances-07-chambres-a-air.html", "url": "https:\/\/ledibbouk.net\/enfances-07-chambres-a-air.html", "title": "#enfances #07 | chambres \u00e0 air", "date_published": "2025-12-20T15:46:10Z", "date_modified": "2025-12-20T15:46:10Z", "author": {"name": "Patrick Blanchon"}, "content_html": "
Avant que je n\u2019oublie son nom de la m\u00eame fa\u00e7on que j\u2019ai oubli\u00e9 son visage, sa voix, sa corpulence, son odeur, et, pour en arriver \u00e0 lui ou \u00e0 elle, \u00e0 cet objet fascinant tant il rec\u00e8le encore de potentiel pour fabriquer toujours, au sein de l\u2019ennui, une diversion — cet objet si insignifiant pour mon entourage \u00e0 cette p\u00e9riode de ma vie et qui probablement l\u2019est encore : la chambre \u00e0 air (principalement de camion ou de tracteur) — prononcer tout haut « Monsieur Renard » ferait-il mouche ?<\/p>\n
Monsieur Renard ! Voil\u00e0\u2026<\/p>\n
Monsieur Renard surgit et me la donne, la voici, elle est encore tout \u00e0 fait nette, si lui est devenu tout flou. Une grande bande molle de caoutchouc, car elle a \u00e9t\u00e9 vid\u00e9e de tout son air. On peut ainsi mieux la plier et l\u2019emporter comme une sorte de butin, de tr\u00e9sor. L\u2019\u00e9tudier.<\/p>\n
Grise, c\u2019est sa couleur — mais dont l\u2019intensit\u00e9 n\u2019est pas la m\u00eame \u00e0 l\u2019ext\u00e9rieur qu\u2019\u00e0 l\u2019int\u00e9rieur. Si l\u2019on essuie d\u2019un revers de main la couche de talc \u00e0 l\u2019int\u00e9rieur du boyau, on aper\u00e7oit alors un gris plus fonc\u00e9, plus brillant, comme neuf.<\/p>\n
Pour le savoir, avant, il faut d\u00e9rober en douce une paire de gros ciseaux et d\u00e9couper la chambre \u00e0 air. Rien n\u2019est moins facile que de trouver l\u2019angle, le point d\u2019attaque pour effectuer une ouverture : la plupart du temps, par lassitude, on s\u2019aide de la pointe de m\u00e9tal, en l\u2019enfon\u00e7ant dans la mati\u00e8re flasque mais toutefois extr\u00eamement r\u00e9sistante du caoutchouc. Ensuite, il faut aussi de la force pour d\u00e9couper cette mati\u00e8re ; on progresse lentement, patiemment.<\/p>\n
La chambre \u00e0 air ne se laisse pas d\u00e9couper facilement. Il est n\u00e9cessaire de s\u2019armer de patience pour y tailler des lani\u00e8res. Son odeur pourrait jouer le m\u00eame r\u00f4le que celle dont se sert la plante nomm\u00e9e N\u00e9penth\u00e8s pour attirer certains insectes, mais ce n\u2019est pas la pourriture qu\u2019elle exhale : plut\u00f4t une odeur d\u2019usine, de piston, d\u2019huile et de bielles, de labeur ; peut-\u00eatre m\u00eame, certains jours avant l\u2019hiver, vers novembre, un relent de tristesse, de malheur. Une vieille odeur d\u2019air vici\u00e9 m\u00eal\u00e9 \u00e0 celle du caoutchouc.<\/p>\n
\u00c0 un moment, si l\u2019on insiste, que l\u2019on n\u2019abandonne pas, elle semble consentir \u00e0 se laisser d\u00e9couper, taillader, d\u00e9former ; elle accepte de perdre son vieux r\u00f4le fatiguant de chambre \u00e0 air pour devenir lance-pierre, corde d\u2019arc, ou encore ceinturon, \u00e9tui de revolver, holster.<\/p>\n
On sent qu\u2019elle r\u00e9siste un peu encore, car il est presque impossible de la d\u00e9couper en lignes parfaitement droites, sans bavure : \u00e7a fait comme des dents, des crans de cr\u00e9maill\u00e8re, irr\u00e9guliers.<\/p>\n
Enfin, elle capitule, se laisse de plus en plus docilement percer par l\u2019aiguille, le fil, s\u2019abandonne \u00e0 la fantaisie enfantine ; voire m\u00eame, au terme de l\u2019abandon, il est tout \u00e0 fait possible qu\u2019elle l\u2019inspire.<\/p>\n
Et finalement, le jeudi soir, sa d\u00e9pouille g\u00eet dans un recoin de l\u2019appentis, au bout du jardin. L\u2019enfant l\u2019a mise en pi\u00e8ces : elle ne sera plus jamais gonfl\u00e9e d\u2019air, ni prot\u00e9g\u00e9e par la duret\u00e9 d\u2019un pneu ; elle ne voyagera plus, ne traversera plus de fronti\u00e8re ; elle se d\u00e9composera lentement, en s\u2019\u00e9caillant, se ridant peu \u00e0 peu, tout comme se rident, s\u2019\u00e9caillent les noms, les souvenirs, l\u2019utile et l\u2019inutile, dans le temps.<\/p>", "content_text": " Avant que je n\u2019oublie son nom de la m\u00eame fa\u00e7on que j\u2019ai oubli\u00e9 son visage, sa voix, sa corpulence, son odeur, et, pour en arriver \u00e0 lui ou \u00e0 elle, \u00e0 cet objet fascinant tant il rec\u00e8le encore de potentiel pour fabriquer toujours, au sein de l\u2019ennui, une diversion \u2014 cet objet si insignifiant pour mon entourage \u00e0 cette p\u00e9riode de ma vie et qui probablement l\u2019est encore : la chambre \u00e0 air (principalement de camion ou de tracteur) \u2014 prononcer tout haut \u00ab Monsieur Renard \u00bb ferait-il mouche ? Monsieur Renard ! Voil\u00e0\u2026 Monsieur Renard surgit et me la donne, la voici, elle est encore tout \u00e0 fait nette, si lui est devenu tout flou. Une grande bande molle de caoutchouc, car elle a \u00e9t\u00e9 vid\u00e9e de tout son air. On peut ainsi mieux la plier et l\u2019emporter comme une sorte de butin, de tr\u00e9sor. L\u2019\u00e9tudier. Grise, c\u2019est sa couleur \u2014 mais dont l\u2019intensit\u00e9 n\u2019est pas la m\u00eame \u00e0 l\u2019ext\u00e9rieur qu\u2019\u00e0 l\u2019int\u00e9rieur. Si l\u2019on essuie d\u2019un revers de main la couche de talc \u00e0 l\u2019int\u00e9rieur du boyau, on aper\u00e7oit alors un gris plus fonc\u00e9, plus brillant, comme neuf. Pour le savoir, avant, il faut d\u00e9rober en douce une paire de gros ciseaux et d\u00e9couper la chambre \u00e0 air. Rien n\u2019est moins facile que de trouver l\u2019angle, le point d\u2019attaque pour effectuer une ouverture : la plupart du temps, par lassitude, on s\u2019aide de la pointe de m\u00e9tal, en l\u2019enfon\u00e7ant dans la mati\u00e8re flasque mais toutefois extr\u00eamement r\u00e9sistante du caoutchouc. Ensuite, il faut aussi de la force pour d\u00e9couper cette mati\u00e8re ; on progresse lentement, patiemment. La chambre \u00e0 air ne se laisse pas d\u00e9couper facilement. Il est n\u00e9cessaire de s\u2019armer de patience pour y tailler des lani\u00e8res. Son odeur pourrait jouer le m\u00eame r\u00f4le que celle dont se sert la plante nomm\u00e9e N\u00e9penth\u00e8s pour attirer certains insectes, mais ce n\u2019est pas la pourriture qu\u2019elle exhale : plut\u00f4t une odeur d\u2019usine, de piston, d\u2019huile et de bielles, de labeur ; peut-\u00eatre m\u00eame, certains jours avant l\u2019hiver, vers novembre, un relent de tristesse, de malheur. Une vieille odeur d\u2019air vici\u00e9 m\u00eal\u00e9 \u00e0 celle du caoutchouc. \u00c0 un moment, si l\u2019on insiste, que l\u2019on n\u2019abandonne pas, elle semble consentir \u00e0 se laisser d\u00e9couper, taillader, d\u00e9former ; elle accepte de perdre son vieux r\u00f4le fatiguant de chambre \u00e0 air pour devenir lance-pierre, corde d\u2019arc, ou encore ceinturon, \u00e9tui de revolver, holster. On sent qu\u2019elle r\u00e9siste un peu encore, car il est presque impossible de la d\u00e9couper en lignes parfaitement droites, sans bavure : \u00e7a fait comme des dents, des crans de cr\u00e9maill\u00e8re, irr\u00e9guliers. Enfin, elle capitule, se laisse de plus en plus docilement percer par l\u2019aiguille, le fil, s\u2019abandonne \u00e0 la fantaisie enfantine ; voire m\u00eame, au terme de l\u2019abandon, il est tout \u00e0 fait possible qu\u2019elle l\u2019inspire. Et finalement, le jeudi soir, sa d\u00e9pouille g\u00eet dans un recoin de l\u2019appentis, au bout du jardin. L\u2019enfant l\u2019a mise en pi\u00e8ces : elle ne sera plus jamais gonfl\u00e9e d\u2019air, ni prot\u00e9g\u00e9e par la duret\u00e9 d\u2019un pneu ; elle ne voyagera plus, ne traversera plus de fronti\u00e8re ; elle se d\u00e9composera lentement, en s\u2019\u00e9caillant, se ridant peu \u00e0 peu, tout comme se rident, s\u2019\u00e9caillent les noms, les souvenirs, l\u2019utile et l\u2019inutile, dans le temps. ", "image": "https:\/\/ledibbouk.net\/IMG\/logo\/garage.jpg?1766245554", "tags": ["Ateliers d'\u00e9criture"] } ,{ "id": "https:\/\/ledibbouk.net\/enfances-06-des-voix-fantomes-a-present.html", "url": "https:\/\/ledibbouk.net\/enfances-06-des-voix-fantomes-a-present.html", "title": "#enfances #06 | Des voix fant\u00f4mes \u00e0 pr\u00e9sent", "date_published": "2025-12-20T15:35:16Z", "date_modified": "2025-12-20T15:35:16Z", "author": {"name": "Patrick Blanchon"}, "content_html": "
Peu assur\u00e9e, mais parfois tout de m\u00eame, oui, dans sa volont\u00e9 de fermet\u00e9 surtout — et qui doit lui co\u00fbter beaucoup — la voix de ma m\u00e8re. Les intentions souvent contradictoires de celle-ci. Si diff\u00e9rente en pr\u00e9sence des autres, ou quand elle veut nous gronder, nous rappeler les r\u00e8gles, que lorsqu\u2019elle s\u2019approche du lit : son visage tendu vers un front, une joue, souvent le soir \u00e0 l\u2019heure du coucher, se penche encore vers nous.<\/p>\n
Toute une m\u00e9t\u00e9o li\u00e9e ainsi au timbre, au ton d\u2019une voix, et au silence quand elle ne parle pas, ne parle plus.<\/p>\n
Un soir, en rentrant du travail, l\u2019un des seuls messages re\u00e7us sur le r\u00e9pondeur, des ann\u00e9es apr\u00e8s ; je mets un moment avant de reconna\u00eetre sa voix, comme on \u00f4te doucement, m\u00e9ticuleusement, une \u00e9charde sous la peau. L\u2019expression « \u00eatre \u00e0 la merci » d\u2019une voix.<\/p>\n
Il est si banal d\u2019entendre sa voix au travers des lettres que nous avons \u00e9chang\u00e9es. Toujours cette m\u00eame difficult\u00e9 \u00e0 exprimer son affection, cette ambigu\u00eft\u00e9, et puis l\u2019obsession de d\u00e9sirer faire de nous quelqu\u2019un. Jusqu\u2019\u00e0 ce que ce ne soit plus qu\u2019une correspondance, justement, avec quelqu\u2019un ; mais ce quelqu\u2019un n\u2019est pas soi. Il est quelqu\u2019un d\u2019autre, voire quelque chose d\u2019anonyme d\u2019un c\u00f4t\u00e9 comme de l\u2019autre, on l\u2019imagine. Quelque chose s\u2019est perdu, on reste sans voix mutuellement, litt\u00e9ralement sans voix.<\/p>\n
Quand nous l\u2019assaillons de d\u00e9sirs, d\u2019envies, d\u2019insistance, nous savons reconna\u00eetre au ton, \u00e0 son inflexion de voix qu\u2019elle tente de dissimuler en vain, par le fameux « on verra si c\u2019est du lard ou du cochon ».<\/p>\n
Leurs voix se sont couch\u00e9es dans le lit des n\u00f4tres, comme se couche une rivi\u00e8re en son lit ; on peut parfois les sentir pr\u00e9sentes en \u00e9levant, en observant attentivement la n\u00f4tre.<\/p>\n
Des ann\u00e9es plus tard, au t\u00e9l\u00e9phone, on me dit que j\u2019ai la voix de mon p\u00e8re.<\/p>\n
Des conversations t\u00e9l\u00e9phoniques, il ne reste que des fant\u00f4mes de leurs voix, qui disparaissent dans le temps qui passe. Une fois par semaine, il semblait que ce soit une corv\u00e9e qu\u2019elle appelle les grands-parents ; puis elle nous passait le combin\u00e9 que nous collions \u00e0 l\u2019oreille. Les premiers mots de ces \u00e9changes \u00e9taient ponctu\u00e9s de longs silences des deux c\u00f4t\u00e9s de la ligne. Il m\u2019arrive de faire de m\u00eame avec les petits-enfants. La m\u00eame difficult\u00e9, comme un miroir de la leur.<\/p>\n
Une voix comme une rivi\u00e8re roulant tant\u00f4t sur le gravier, tant\u00f4t sur le sable. Il ne suffit pas de s\u2019\u00e9loigner pour ne plus l\u2019entendre. Garder en m\u00e9moire les intentions d\u2019une voix plus que son contenu : une transmission silencieuse.<\/p>\n
Une voix aigre comme une prunelle et qui laisse derri\u00e8re elle un \u00e9cho acre. Mais on finit par s\u2019habituer \u00e0 cette \u00e2cret\u00e9 comme \u00e0 celle des prunelles, voire parfois \u00e0 la rechercher longtemps apr\u00e8s qu\u2019elle soit \u00e9teinte.<\/p>\n
Une voix si vieille, et qui pourtant, \u00e0 chaque fois convoqu\u00e9e, chante une chanson pour enfant, une comptine inqui\u00e9tante. Ce que \u00e7a laisse comme impression effrayante quand elle s\u2019arr\u00eate, surtout. Quand la source se tarit, quand on n\u2019est plus que le v\u00e9hicule de ce souvenir.<\/p>\n
Dans le brouhaha, il ne m\u2019est pas difficile de reconna\u00eetre son rire. \u00c7a ne dure pas, c\u2019est \u00e0 la fois violent et fugace, mais l\u2019\u00e9cho reste, se d\u00e9forme un peu avant de s\u2019\u00e9vanouir lui aussi, doucement. Le brouhaha des pens\u00e9es, des souvenirs, de cette rapidit\u00e9 li\u00e9e \u00e0 l\u2019instant pr\u00e9sent.<\/p>\n
Du haut de l\u2019escalier, elle appelle mon pr\u00e9nom, le hurle quand je ne rapplique pas assez vite. Puis quand j\u2019apparais, qu\u2019elle me voit, elle est soulag\u00e9e, respire plus calmement.<\/p>\n
Elle dit \u00e0 voix basse de soulever les feuilles mortes sans faire de bruit, de ne rien faire pour attirer l\u2019attention du garde-chasse dont l\u2019apparition semble imminente ; puis elle glousse de satisfaction en pronon\u00e7ant les mots « c\u00e8pes », « girolles ». De ces moments, le plaisir li\u00e9 \u00e0 l\u2019omnipr\u00e9sence du danger d\u2019\u00eatre pris la main dans le sac, et sa voix, son murmure, comme la brise sur les feuilles s\u00e8ches.<\/p>\n
Dans un r\u00eave, une voix s\u2019\u00e9loigne comme dans un labyrinthe ; je sais, comme on peut le savoir \u00e0 cet instant, que c\u2019est s\u00fbrement la mienne, qu\u2019il me sera impossible de la rattraper.<\/p>\n
Une voix chevrotante, un couteau qui \u00e9pluche un b\u00e2ton de r\u00e9glisse : \u00e7a ne dure pas si longtemps, il rentre ensuite chez lui, il est veuf et vieux, c\u2019est mon ami. Le jardinier qui vit en face de chez nous. Le p\u00e8re Bory. J\u2019essaie de me souvenir de sa voix et, triste constat, je ne dispose que des mots « chevrotante », « couteau », « r\u00e9glisse » pour me souvenir, \u00e0 c\u00f4t\u00e9 de celle-ci.<\/p>\n
La voix aigu\u00eb et fausse de la voisine, et quand elle veut faire croire qu\u2019elle est gentille, c\u2019est encore pire. Cette obstination \u00e0 vouloir toujours rester dans les aigus. Et la mienne \u00e0 vouloir rester perch\u00e9 dans le cerisier, probablement un peu la m\u00eame.<\/p>\n
Dans leurs voix, le sens des mots n\u2019avait plus d\u2019importance, mais ce que trimballait leur souffle, leur respiration, leur histoire. Un d\u00e9calage sensible.<\/p>\n
Il m\u2019arrivait encore d\u2019appeler le r\u00e9pondeur pour me faire mal, puis sur cela aussi je tirai soudain un trait. Parce qu\u2019un r\u00e9pondeur, c\u2019est une machine qui emprisonne une fausse voix qu\u2019on d\u00e9sire vraie.<\/p>\n
Trouver le bon ton pour lire une po\u00e9sie fut, depuis l\u2019origine, un enfer miniature sur terre. Soit il y avait trop d\u2019exag\u00e9ration, soit les mots devenaient neutres : je ne savais pas mettre l\u2019accent sur l\u2019important, j\u2019ignorais tout de ce qui, pour eux — camarades de classe et professeur — comme pour moi, l\u2019\u00e9tait.<\/p>\n
Des voix sans importance, des silhouettes sans importance : une n\u00e9gligence cr\u00e9\u00e9e par l\u2019id\u00e9e d\u2019importance.<\/p>\n
Plaisir d\u2019\u00e9couter, vers l\u2019\u00e2ge de huit ans, la voix de ce chanteur. Il y a dans sa voix quelque chose d\u2019\u00e9norm\u00e9ment rassurant : un cheveu sur la langue. Et qui donne envie de l\u2019imiter un temps, de chanter ses chansons avec le m\u00eame cheveu sur la langue. Puis s\u2019apercevoir du grand vide qui nous pousse \u00e0 faire \u00e7a.<\/p>\n
Suite \u00e0 \u00e7a, chanter seul pour trouver sa voix, sans t\u00e9moin g\u00eanant. De pr\u00e9f\u00e9rence en pleine nature, pr\u00e8s de la mare aux grenouilles, aux alentours du cr\u00e9puscule. Chanter en ch\u0153ur avec les grenouilles. Risible et, en m\u00eame temps, bien \u00e9mouvant.<\/p>\n
Trouver une voix, c\u2019est s\u2019abstraire d\u2019une temporalit\u00e9, ne plus tenir compte ni du temps ni m\u00eame de l\u2019id\u00e9e que nous nous faisons de la fin des temps, de leur origine.<\/p>\n
Et si le souvenir de ces voix \u00e9tait comme un phare ? Et si j\u2019avais construit moi-m\u00eame ce phare, m\u2019appr\u00eatant \u00e0 me lancer dans une carri\u00e8re de naufrag\u00e9 perp\u00e9tuel ?<\/p>\n
La voix d\u2019une personne incin\u00e9r\u00e9e est partout autour de nous dans l\u2019air, comme emprisonn\u00e9e dans l\u2019air qu\u2019on respire. Les voix de ceux qui demeurent sous terre sont plus \u00e9touff\u00e9es ; elles sont en route vers l\u2019int\u00e9rieur, la rejoignent jusqu\u2019\u00e0 sa graine, son noyau, ne semblent plus si disponibles que ce que l\u2019on pensait jadis des vivants.<\/p>\n
Celle-ci encore, avec son accent dont il ne reste pour souvenir qu\u2019\u00e9cueils, l\u2019\u00e9trange prononciation de ses discours, \u00e9raill\u00e9e par les disques bleus sans filtre. « Tais-toi, dis rien, il comprend rien, c\u2019est un enfant. » Et la col\u00e8re dans quoi \u00e7a me met toujours un peu d\u2019entendre ces mots mal prononc\u00e9s. Ce devait \u00eatre si vrai que c\u2019\u00e9tait insupportable de l\u2019entendre.<\/p>\n
De cet autre, plus qu\u2019un silence tant partag\u00e9 le long d\u2019all\u00e9es de peupliers, des saules sur les bords de Marne : seulement ma voix apprenant le russe pour revenir parfois sur les lieux comme pour \u00e9quilibrer le silence.<\/p>\n
Ia ne lioubliou tcha\u00ef, ia lioubliou cacao\u2026 Je n\u2019aime pas le th\u00e9, j\u2019aime le cacao, mais toujours si pr\u00e9sente, cette phrase apprise contre n\u2019importe quel espoir, attente. Ia ni\u00e9 panima\u00efou, je ne comprends rien. Comme la voix sombre, comme tout ce que l\u2019on pensait comprendre sombre aussi, peu \u00e0 peu. On dirait qu\u2019il y a eu une sorte de naufrage : un morceau de voix qui flotte, un phare au loin, des \u00e9toiles au-dessus de nos t\u00eates et, partout autour, les \u00e9l\u00e9ments \u00e9pars des fragments, la r\u00e9alit\u00e9 qu\u2019on ne sait pas bien dire.<\/p>", "content_text": " Peu assur\u00e9e, mais parfois tout de m\u00eame, oui, dans sa volont\u00e9 de fermet\u00e9 surtout \u2014 et qui doit lui co\u00fbter beaucoup \u2014 la voix de ma m\u00e8re. Les intentions souvent contradictoires de celle-ci. Si diff\u00e9rente en pr\u00e9sence des autres, ou quand elle veut nous gronder, nous rappeler les r\u00e8gles, que lorsqu\u2019elle s\u2019approche du lit : son visage tendu vers un front, une joue, souvent le soir \u00e0 l\u2019heure du coucher, se penche encore vers nous. Toute une m\u00e9t\u00e9o li\u00e9e ainsi au timbre, au ton d\u2019une voix, et au silence quand elle ne parle pas, ne parle plus. Un soir, en rentrant du travail, l\u2019un des seuls messages re\u00e7us sur le r\u00e9pondeur, des ann\u00e9es apr\u00e8s ; je mets un moment avant de reconna\u00eetre sa voix, comme on \u00f4te doucement, m\u00e9ticuleusement, une \u00e9charde sous la peau. L\u2019expression \u00ab \u00eatre \u00e0 la merci \u00bb d\u2019une voix. Il est si banal d\u2019entendre sa voix au travers des lettres que nous avons \u00e9chang\u00e9es. Toujours cette m\u00eame difficult\u00e9 \u00e0 exprimer son affection, cette ambigu\u00eft\u00e9, et puis l\u2019obsession de d\u00e9sirer faire de nous quelqu\u2019un. Jusqu\u2019\u00e0 ce que ce ne soit plus qu\u2019une correspondance, justement, avec quelqu\u2019un ; mais ce quelqu\u2019un n\u2019est pas soi. Il est quelqu\u2019un d\u2019autre, voire quelque chose d\u2019anonyme d\u2019un c\u00f4t\u00e9 comme de l\u2019autre, on l\u2019imagine. Quelque chose s\u2019est perdu, on reste sans voix mutuellement, litt\u00e9ralement sans voix. Quand nous l\u2019assaillons de d\u00e9sirs, d\u2019envies, d\u2019insistance, nous savons reconna\u00eetre au ton, \u00e0 son inflexion de voix qu\u2019elle tente de dissimuler en vain, par le fameux \u00ab on verra si c\u2019est du lard ou du cochon \u00bb. Leurs voix se sont couch\u00e9es dans le lit des n\u00f4tres, comme se couche une rivi\u00e8re en son lit ; on peut parfois les sentir pr\u00e9sentes en \u00e9levant, en observant attentivement la n\u00f4tre. Des ann\u00e9es plus tard, au t\u00e9l\u00e9phone, on me dit que j\u2019ai la voix de mon p\u00e8re. Des conversations t\u00e9l\u00e9phoniques, il ne reste que des fant\u00f4mes de leurs voix, qui disparaissent dans le temps qui passe. Une fois par semaine, il semblait que ce soit une corv\u00e9e qu\u2019elle appelle les grands-parents ; puis elle nous passait le combin\u00e9 que nous collions \u00e0 l\u2019oreille. Les premiers mots de ces \u00e9changes \u00e9taient ponctu\u00e9s de longs silences des deux c\u00f4t\u00e9s de la ligne. Il m\u2019arrive de faire de m\u00eame avec les petits-enfants. La m\u00eame difficult\u00e9, comme un miroir de la leur. Une voix comme une rivi\u00e8re roulant tant\u00f4t sur le gravier, tant\u00f4t sur le sable. Il ne suffit pas de s\u2019\u00e9loigner pour ne plus l\u2019entendre. Garder en m\u00e9moire les intentions d\u2019une voix plus que son contenu : une transmission silencieuse. Une voix aigre comme une prunelle et qui laisse derri\u00e8re elle un \u00e9cho acre. Mais on finit par s\u2019habituer \u00e0 cette \u00e2cret\u00e9 comme \u00e0 celle des prunelles, voire parfois \u00e0 la rechercher longtemps apr\u00e8s qu\u2019elle soit \u00e9teinte. Une voix si vieille, et qui pourtant, \u00e0 chaque fois convoqu\u00e9e, chante une chanson pour enfant, une comptine inqui\u00e9tante. Ce que \u00e7a laisse comme impression effrayante quand elle s\u2019arr\u00eate, surtout. Quand la source se tarit, quand on n\u2019est plus que le v\u00e9hicule de ce souvenir. Dans le brouhaha, il ne m\u2019est pas difficile de reconna\u00eetre son rire. \u00c7a ne dure pas, c\u2019est \u00e0 la fois violent et fugace, mais l\u2019\u00e9cho reste, se d\u00e9forme un peu avant de s\u2019\u00e9vanouir lui aussi, doucement. Le brouhaha des pens\u00e9es, des souvenirs, de cette rapidit\u00e9 li\u00e9e \u00e0 l\u2019instant pr\u00e9sent. Du haut de l\u2019escalier, elle appelle mon pr\u00e9nom, le hurle quand je ne rapplique pas assez vite. Puis quand j\u2019apparais, qu\u2019elle me voit, elle est soulag\u00e9e, respire plus calmement. Elle dit \u00e0 voix basse de soulever les feuilles mortes sans faire de bruit, de ne rien faire pour attirer l\u2019attention du garde-chasse dont l\u2019apparition semble imminente ; puis elle glousse de satisfaction en pronon\u00e7ant les mots \u00ab c\u00e8pes \u00bb, \u00ab girolles \u00bb. De ces moments, le plaisir li\u00e9 \u00e0 l\u2019omnipr\u00e9sence du danger d\u2019\u00eatre pris la main dans le sac, et sa voix, son murmure, comme la brise sur les feuilles s\u00e8ches. Dans un r\u00eave, une voix s\u2019\u00e9loigne comme dans un labyrinthe ; je sais, comme on peut le savoir \u00e0 cet instant, que c\u2019est s\u00fbrement la mienne, qu\u2019il me sera impossible de la rattraper. Une voix chevrotante, un couteau qui \u00e9pluche un b\u00e2ton de r\u00e9glisse : \u00e7a ne dure pas si longtemps, il rentre ensuite chez lui, il est veuf et vieux, c\u2019est mon ami. Le jardinier qui vit en face de chez nous. Le p\u00e8re Bory. J\u2019essaie de me souvenir de sa voix et, triste constat, je ne dispose que des mots \u00ab chevrotante \u00bb, \u00ab couteau \u00bb, \u00ab r\u00e9glisse \u00bb pour me souvenir, \u00e0 c\u00f4t\u00e9 de celle-ci. La voix aigu\u00eb et fausse de la voisine, et quand elle veut faire croire qu\u2019elle est gentille, c\u2019est encore pire. Cette obstination \u00e0 vouloir toujours rester dans les aigus. Et la mienne \u00e0 vouloir rester perch\u00e9 dans le cerisier, probablement un peu la m\u00eame. Dans leurs voix, le sens des mots n\u2019avait plus d\u2019importance, mais ce que trimballait leur souffle, leur respiration, leur histoire. Un d\u00e9calage sensible. Il m\u2019arrivait encore d\u2019appeler le r\u00e9pondeur pour me faire mal, puis sur cela aussi je tirai soudain un trait. Parce qu\u2019un r\u00e9pondeur, c\u2019est une machine qui emprisonne une fausse voix qu\u2019on d\u00e9sire vraie. Trouver le bon ton pour lire une po\u00e9sie fut, depuis l\u2019origine, un enfer miniature sur terre. Soit il y avait trop d\u2019exag\u00e9ration, soit les mots devenaient neutres : je ne savais pas mettre l\u2019accent sur l\u2019important, j\u2019ignorais tout de ce qui, pour eux \u2014 camarades de classe et professeur \u2014 comme pour moi, l\u2019\u00e9tait. Des voix sans importance, des silhouettes sans importance : une n\u00e9gligence cr\u00e9\u00e9e par l\u2019id\u00e9e d\u2019importance. Plaisir d\u2019\u00e9couter, vers l\u2019\u00e2ge de huit ans, la voix de ce chanteur. Il y a dans sa voix quelque chose d\u2019\u00e9norm\u00e9ment rassurant : un cheveu sur la langue. Et qui donne envie de l\u2019imiter un temps, de chanter ses chansons avec le m\u00eame cheveu sur la langue. Puis s\u2019apercevoir du grand vide qui nous pousse \u00e0 faire \u00e7a. Suite \u00e0 \u00e7a, chanter seul pour trouver sa voix, sans t\u00e9moin g\u00eanant. De pr\u00e9f\u00e9rence en pleine nature, pr\u00e8s de la mare aux grenouilles, aux alentours du cr\u00e9puscule. Chanter en ch\u0153ur avec les grenouilles. Risible et, en m\u00eame temps, bien \u00e9mouvant. Trouver une voix, c\u2019est s\u2019abstraire d\u2019une temporalit\u00e9, ne plus tenir compte ni du temps ni m\u00eame de l\u2019id\u00e9e que nous nous faisons de la fin des temps, de leur origine. Et si le souvenir de ces voix \u00e9tait comme un phare ? Et si j\u2019avais construit moi-m\u00eame ce phare, m\u2019appr\u00eatant \u00e0 me lancer dans une carri\u00e8re de naufrag\u00e9 perp\u00e9tuel ? La voix d\u2019une personne incin\u00e9r\u00e9e est partout autour de nous dans l\u2019air, comme emprisonn\u00e9e dans l\u2019air qu\u2019on respire. Les voix de ceux qui demeurent sous terre sont plus \u00e9touff\u00e9es ; elles sont en route vers l\u2019int\u00e9rieur, la rejoignent jusqu\u2019\u00e0 sa graine, son noyau, ne semblent plus si disponibles que ce que l\u2019on pensait jadis des vivants. Celle-ci encore, avec son accent dont il ne reste pour souvenir qu\u2019\u00e9cueils, l\u2019\u00e9trange prononciation de ses discours, \u00e9raill\u00e9e par les disques bleus sans filtre. \u00ab Tais-toi, dis rien, il comprend rien, c\u2019est un enfant. \u00bb Et la col\u00e8re dans quoi \u00e7a me met toujours un peu d\u2019entendre ces mots mal prononc\u00e9s. Ce devait \u00eatre si vrai que c\u2019\u00e9tait insupportable de l\u2019entendre. De cet autre, plus qu\u2019un silence tant partag\u00e9 le long d\u2019all\u00e9es de peupliers, des saules sur les bords de Marne : seulement ma voix apprenant le russe pour revenir parfois sur les lieux comme pour \u00e9quilibrer le silence. Ia ne lioubliou tcha\u00ef, ia lioubliou cacao\u2026 Je n\u2019aime pas le th\u00e9, j\u2019aime le cacao, mais toujours si pr\u00e9sente, cette phrase apprise contre n\u2019importe quel espoir, attente. Ia ni\u00e9 panima\u00efou, je ne comprends rien. Comme la voix sombre, comme tout ce que l\u2019on pensait comprendre sombre aussi, peu \u00e0 peu. On dirait qu\u2019il y a eu une sorte de naufrage : un morceau de voix qui flotte, un phare au loin, des \u00e9toiles au-dessus de nos t\u00eates et, partout autour, les \u00e9l\u00e9ments \u00e9pars des fragments, la r\u00e9alit\u00e9 qu\u2019on ne sait pas bien dire. ", "image": "https:\/\/ledibbouk.net\/IMG\/logo\/girolles.jpg?1766244911", "tags": ["Ateliers d'\u00e9criture"] } ,{ "id": "https:\/\/ledibbouk.net\/enfances-05-liste-de-merveilles-dans-l-enfance.html", "url": "https:\/\/ledibbouk.net\/enfances-05-liste-de-merveilles-dans-l-enfance.html", "title": "#enfances #05 | Liste de merveilles dans l\u2019enfance", "date_published": "2025-12-20T15:24:08Z", "date_modified": "2025-12-20T15:24:08Z", "author": {"name": "Patrick Blanchon"}, "content_html": "
En le faisant, on voit qu\u2019il y a bien une difficult\u00e9. \u00c9crire tout ce qui vient comme \u00e7a vient, dans cet ordre cr\u00e9\u00e9 par le hasard de la m\u00e9moire ou de l\u2019invention. Puis on se demande si on peut ordonner cette liste. C\u2019est l\u00e0 le probl\u00e8me. Qui est-on pour s\u2019imaginer plus fort, plus intelligent, plus malin que le hasard ? D\u00e9j\u00e0 \u00e7a. Ensuite, la sensation que c\u2019est une fabrication. Que si on commence \u00e0 modifier cet ordre premier, si on se m\u00eale de vouloir le changer, le modifier, on d\u00e9truit quelque chose d\u2019important. Pas loin de penser que c\u2019est une transgression, que ce n\u2019est pas bien parce que non naturel, artificiel. C\u2019est l\u00e0-dessus que je bute pour tout, pas que pour dresser une simple liste. Une volont\u00e9 bizarre de non-ing\u00e9rence dans la loi du hasard, quelque chose de fondamentalement primitif, certainement. Peut-\u00eatre m\u00eame de tr\u00e8s sauvage. Donc j\u2019\u00e9cris comme \u00e7a vient, je choisis le hasard plut\u00f4t que de vouloir faire le malin.<\/p>\n
Le rai de lumi\u00e8re, la porte de la chambre qui s\u2019ouvre, sa silhouette, c\u2019est elle. Et le bisou du soir sur le front, la joue ; ce baiser qui rend invuln\u00e9rable pour traverser la nuit, rejoindre l\u2019aube prochaine.<\/p>\n
Tout ce qui surgit de l\u2019ombre en pleine lumi\u00e8re, et doucement le fil de vierge qui passe lentement au-dessus de toutes ces choses.<\/p>\n
Tout ce qui miroite et \u00e9tincelle : lumi\u00e8re et ombres, contrastes, le mouvement et la fixit\u00e9, les flaques d\u2019eau et ce qui passe \u00e0 c\u00f4t\u00e9.<\/p>\n
L\u2019odeur d\u2019encaustique des vieux meubles ou du parquet.<\/p>\n
L\u2019odeur de l\u2019essence dans le garage de Monsieur Renard.<\/p>\n
Dans l\u2019herbe encore humide de ros\u00e9e, ces petits champignons blancs qui ont surgi comme par magie : des mousserons.<\/p>\n
Le bruit d\u2019une vesse-de-loup qui p\u00e8te quand on marche dessus.<\/p>\n
Une goutte de ros\u00e9e prise dans les mailles d\u2019une toile d\u2019araign\u00e9e : \u00e7a fait mouche.<\/p>\n
Le saut d\u2019une carpe dans l\u2019\u00e9tang, et sa gerbe d\u2019eau et de lumi\u00e8re.<\/p>\n
Un fruit m\u00fbr qui choit au sol, une pomme : quelque chose d\u2019\u00e0 la fois grave et gai, naturel en somme.<\/p>\n
Le regard d\u2019une petite fille qui s\u2019arr\u00eate sur soi un tout petit instant, et c\u2019est l\u2019\u00e9ternit\u00e9.<\/p>\n
Le vent sur la joue quand on p\u00e9dale dans la descente en venant d\u2019H\u00e9risson pour rejoindre le vallon.<\/p>\n
La cime des arbres quand on l\u00e8ve la t\u00eate et qu\u2019on ne pense \u00e0 rien.<\/p>\n
La floraison du vieux cerisier en avril : la stupeur merveilleuse qui nous cueille tout \u00e0 coup, l\u2019\u00e9blouissement.<\/p>\n
L\u2019envol d\u2019un oiseau : ce silence dans la partition inscrite sur les fils \u00e9lectriques.<\/p>\n
La secousse qu\u2019on ressent dans les mains quand on p\u00eache un poisson dans le canal.<\/p>\n
Faire la planche dans l\u2019\u00e9tang de Saint-Bonnet.<\/p>\n
Nager sous l\u2019eau en r\u00e9ussissant \u00e0 ouvrir en grand les yeux.<\/p>\n
La d\u00e9couverte \u00e9patante d\u2019une pastille Pulmoll dans la bo\u00eete de pastilles Vichy.<\/p>\n
D\u00e9cocher une fl\u00e8che au hasard et mettre dans le mille.<\/p>\n
Le parfum du lilas au cr\u00e9puscule quand on revient chez soi.<\/p>\n
Le go\u00fbt du citron.<\/p>\n
Le go\u00fbt de l\u2019oseille.<\/p>\n
Le go\u00fbt d\u2019un haricot vert cru.<\/p>\n
Le go\u00fbt d\u2019un petit pois cru.<\/p>\n
La fra\u00eecheur quand on a bien chaud.<\/p>\n
Regarder un insecte \u00e0 l\u2019aide d\u2019une loupe.<\/p>\n
R\u00eaver qu\u2019on a un cheval comme meilleur ami.<\/p>\n
R\u00e9ussir soudain \u00e0 voler sans le faire expr\u00e8s dans les r\u00eaves.<\/p>\n
Marcher sans tomber sur la bordure du trottoir tout le long du chemin pour se rendre \u00e0 l\u2019\u00e9cole.<\/p>\n
Sentir encore, dans une pi\u00e8ce, l\u2019odeur de quelqu\u2019un quand il n\u2019est plus l\u00e0.<\/p>\n
Oublier un cauchemar quand il fait beau le matin.<\/p>\n
Les grains de poussi\u00e8re qui traversent les volets de mani\u00e8re oblique.<\/p>\n
Appuyer sur un interrupteur pour \u00e9clairer la pi\u00e8ce.<\/p>\n
La premi\u00e8re fois qu\u2019on a le droit de se servir tout seul d\u2019une fourchette.<\/p>\n
La premi\u00e8re fois qu\u2019on r\u00e9ussit \u00e0 couper son bifteck tout seul.<\/p>\n
La premi\u00e8re fois qu\u2019on r\u00e9ussit \u00e0 lire un mot.<\/p>\n
La premi\u00e8re fois qu\u2019on \u00e9crit son pr\u00e9nom.<\/p>\n
La premi\u00e8re fois qu\u2019on re\u00e7oit un bon point, une image.<\/p>\n
La premi\u00e8re fois qu\u2019on r\u00e9ussit \u00e0 faire des ricochets dans l\u2019eau.<\/p>\n
La premi\u00e8re fois qu\u2019on p\u00e9dale seul.<\/p>\n
Toutes les premi\u00e8res fois qu\u2019on r\u00e9ussit \u00e0 faire seul quelque chose sans effort.<\/p>\n
La premi\u00e8re fois qu\u2019on a la sensation d\u2019\u00eatre entendu.<\/p>\n
La premi\u00e8re fois qu\u2019on \u00e9coute vraiment.<\/p>\n
Cueillir des cerises et les manger, puis pincer entre deux doigts le noyau pour l\u2019envoyer promener.<\/p>\n
Porter son premier pantalon long.<\/p>\n
Avoir un cartable neuf.<\/p>\n
Avoir une trousse et des choses \u00e0 mettre dedans.<\/p>\n
\u00c9crire \u00e0 la craie blanche sur une ardoise noire.<\/p>\n
Observer un buvard, voir les lettres \u00e0 l\u2019envers, leurs nuances diverses, la profondeur que \u00e7a cr\u00e9e.<\/p>", "content_text": " En le faisant, on voit qu\u2019il y a bien une difficult\u00e9. \u00c9crire tout ce qui vient comme \u00e7a vient, dans cet ordre cr\u00e9\u00e9 par le hasard de la m\u00e9moire ou de l\u2019invention. Puis on se demande si on peut ordonner cette liste. C\u2019est l\u00e0 le probl\u00e8me. Qui est-on pour s\u2019imaginer plus fort, plus intelligent, plus malin que le hasard ? D\u00e9j\u00e0 \u00e7a. Ensuite, la sensation que c\u2019est une fabrication. Que si on commence \u00e0 modifier cet ordre premier, si on se m\u00eale de vouloir le changer, le modifier, on d\u00e9truit quelque chose d\u2019important. Pas loin de penser que c\u2019est une transgression, que ce n\u2019est pas bien parce que non naturel, artificiel. C\u2019est l\u00e0-dessus que je bute pour tout, pas que pour dresser une simple liste. Une volont\u00e9 bizarre de non-ing\u00e9rence dans la loi du hasard, quelque chose de fondamentalement primitif, certainement. Peut-\u00eatre m\u00eame de tr\u00e8s sauvage. Donc j\u2019\u00e9cris comme \u00e7a vient, je choisis le hasard plut\u00f4t que de vouloir faire le malin. Le rai de lumi\u00e8re, la porte de la chambre qui s\u2019ouvre, sa silhouette, c\u2019est elle. Et le bisou du soir sur le front, la joue ; ce baiser qui rend invuln\u00e9rable pour traverser la nuit, rejoindre l\u2019aube prochaine. Tout ce qui surgit de l\u2019ombre en pleine lumi\u00e8re, et doucement le fil de vierge qui passe lentement au-dessus de toutes ces choses. Tout ce qui miroite et \u00e9tincelle : lumi\u00e8re et ombres, contrastes, le mouvement et la fixit\u00e9, les flaques d\u2019eau et ce qui passe \u00e0 c\u00f4t\u00e9. L\u2019odeur d\u2019encaustique des vieux meubles ou du parquet. L\u2019odeur de l\u2019essence dans le garage de Monsieur Renard. Dans l\u2019herbe encore humide de ros\u00e9e, ces petits champignons blancs qui ont surgi comme par magie : des mousserons. Le bruit d\u2019une vesse-de-loup qui p\u00e8te quand on marche dessus. Une goutte de ros\u00e9e prise dans les mailles d\u2019une toile d\u2019araign\u00e9e : \u00e7a fait mouche. Le saut d\u2019une carpe dans l\u2019\u00e9tang, et sa gerbe d\u2019eau et de lumi\u00e8re. Un fruit m\u00fbr qui choit au sol, une pomme : quelque chose d\u2019\u00e0 la fois grave et gai, naturel en somme. Le regard d\u2019une petite fille qui s\u2019arr\u00eate sur soi un tout petit instant, et c\u2019est l\u2019\u00e9ternit\u00e9. Le vent sur la joue quand on p\u00e9dale dans la descente en venant d\u2019H\u00e9risson pour rejoindre le vallon. La cime des arbres quand on l\u00e8ve la t\u00eate et qu\u2019on ne pense \u00e0 rien. La floraison du vieux cerisier en avril : la stupeur merveilleuse qui nous cueille tout \u00e0 coup, l\u2019\u00e9blouissement. L\u2019envol d\u2019un oiseau : ce silence dans la partition inscrite sur les fils \u00e9lectriques. La secousse qu\u2019on ressent dans les mains quand on p\u00eache un poisson dans le canal. Faire la planche dans l\u2019\u00e9tang de Saint-Bonnet. Nager sous l\u2019eau en r\u00e9ussissant \u00e0 ouvrir en grand les yeux. La d\u00e9couverte \u00e9patante d\u2019une pastille Pulmoll dans la bo\u00eete de pastilles Vichy. D\u00e9cocher une fl\u00e8che au hasard et mettre dans le mille. Le parfum du lilas au cr\u00e9puscule quand on revient chez soi. Le go\u00fbt du citron. Le go\u00fbt de l\u2019oseille. Le go\u00fbt d\u2019un haricot vert cru. Le go\u00fbt d\u2019un petit pois cru. La fra\u00eecheur quand on a bien chaud. Regarder un insecte \u00e0 l\u2019aide d\u2019une loupe. R\u00eaver qu\u2019on a un cheval comme meilleur ami. R\u00e9ussir soudain \u00e0 voler sans le faire expr\u00e8s dans les r\u00eaves. Marcher sans tomber sur la bordure du trottoir tout le long du chemin pour se rendre \u00e0 l\u2019\u00e9cole. Sentir encore, dans une pi\u00e8ce, l\u2019odeur de quelqu\u2019un quand il n\u2019est plus l\u00e0. Oublier un cauchemar quand il fait beau le matin. Les grains de poussi\u00e8re qui traversent les volets de mani\u00e8re oblique. Appuyer sur un interrupteur pour \u00e9clairer la pi\u00e8ce. La premi\u00e8re fois qu\u2019on a le droit de se servir tout seul d\u2019une fourchette. La premi\u00e8re fois qu\u2019on r\u00e9ussit \u00e0 couper son bifteck tout seul. La premi\u00e8re fois qu\u2019on r\u00e9ussit \u00e0 lire un mot. La premi\u00e8re fois qu\u2019on \u00e9crit son pr\u00e9nom. La premi\u00e8re fois qu\u2019on re\u00e7oit un bon point, une image. La premi\u00e8re fois qu\u2019on r\u00e9ussit \u00e0 faire des ricochets dans l\u2019eau. La premi\u00e8re fois qu\u2019on p\u00e9dale seul. Toutes les premi\u00e8res fois qu\u2019on r\u00e9ussit \u00e0 faire seul quelque chose sans effort. La premi\u00e8re fois qu\u2019on a la sensation d\u2019\u00eatre entendu. La premi\u00e8re fois qu\u2019on \u00e9coute vraiment. Cueillir des cerises et les manger, puis pincer entre deux doigts le noyau pour l\u2019envoyer promener. Porter son premier pantalon long. Avoir un cartable neuf. Avoir une trousse et des choses \u00e0 mettre dedans. \u00c9crire \u00e0 la craie blanche sur une ardoise noire. Observer un buvard, voir les lettres \u00e0 l\u2019envers, leurs nuances diverses, la profondeur que \u00e7a cr\u00e9e. 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Le mot « terrass\u00e9 » provient certainement d\u2019un de ces livres de contes dont j\u2019\u00e9tais extr\u00eamement friand entre 7 et 9 ans. Le h\u00e9ros s\u2019y retrouve toujours terrass\u00e9 par les \u00e9preuves. Et quand j\u2019essaie de me figurer ce mot, c\u2019est un espace plat recouvert de pierres plates, de planches, tout \u00e0 fait comme on peut se figurer une v\u00e9ritable terrasse. Chose \u00e9trange car, dans mon souvenir, nous n\u2019avions pas de terrasse, juste une cour en terre battue. Et plus loin un jardin avec des all\u00e9es au cordeau. Donc, l\u2019id\u00e9e d\u2019\u00eatre terrass\u00e9 par quelque chose — une \u00e9preuve, un coup dur — je l\u2019imaginais toujours provenant de l\u2019ext\u00e9rieur, du monde. Ce fut le jour o\u00f9 je fus malade de la varicelle que je compris que l\u2019on pouvait aussi \u00eatre terrass\u00e9 de l\u2019int\u00e9rieur. Par une grosse fi\u00e8vre, notamment, qui vous cloue proprement au lit en vous faisant osciller, en claquant des dents, entre des pointes de glace et d\u2019autres de braises ardentes. En m\u00eame temps, je m\u2019\u00e9tais \u00e9tonn\u00e9, ou presque r\u00e9joui, car il m\u2019arrivait enfin quelque chose de s\u00e9rieux. Je ne me souviens pas d\u2019avoir \u00e9t\u00e9 aussi malade avant cela. Le corps, qui jusqu\u2019ici n\u2019avait \u00e9t\u00e9 qu\u2019un moyen, devenait le sujet m\u00eame de la maladie. Il \u00e9tait attaqu\u00e9 et se d\u00e9fendait comme il le pouvait ; ma t\u00eate, quant \u00e0 elle, n\u2019avait que tr\u00e8s peu de voix au chapitre.<\/p>\n
Ma m\u00e8re avait tir\u00e9 les volets et je voyais passer la lumi\u00e8re \u00e0 travers. Je me tenais allong\u00e9 l\u00e0, dans la p\u00e9nombre, malade certes, mais tranquille. Ce devait \u00eatre une belle journ\u00e9e d\u2019automne, l\u2019une de ces journ\u00e9es o\u00f9 l\u2019on se rend \u00e0 l\u2019\u00e9cole avec un peu d\u2019espoir, un peu d\u2019excitation et de nouvelles fournitures, sans doute un tout nouveau cartable. Voire m\u00eame de nouveaux v\u00eatements. Une journ\u00e9e o\u00f9 l\u2019on va \u00e0 la rencontre du vaste monde avec la s\u00e9curit\u00e9 chevill\u00e9e au c\u0153ur de pouvoir, le soir venu, rentrer sans danger chez soi.<\/p>\n
Mais le peu d\u2019exp\u00e9rience que j\u2019avais acquis de l\u2019\u00e9cole, en ce jeune \u00e2ge, me faisait d\u00e9j\u00e0 osciller entre la joie et le d\u00e9go\u00fbt. La plupart du temps, je m\u2019ennuyais en classe, et les moments de r\u00e9cr\u00e9ation me renvoyaient \u00e0 une solitude que j\u2019envisageais comme un rempart, tant j\u2019avais peur des autres, de leurs brusqueries.<\/p>\n
Il faut aussi, \u00e0 ce moment de mon r\u00e9cit, que je dise combien, physiquement, je n\u2019\u00e9tais pas g\u00e2t\u00e9. L\u2019abus de sucreries, de denr\u00e9es en tous genres, beurre, graisses et saindoux, m\u2019avait afflig\u00e9 d\u2019un embonpoint s\u00e9rieux dont je ne prenais honte que sit\u00f4t que je mettais le pied en dehors de la maison. Ce handicap a d\u00fb jouer grandement sur la relation que j\u2019installais petit \u00e0 petit avec le monde, ou plut\u00f4t que je me d\u00e9fendais d\u2019installer. Car avec cela, je me souviens d\u2019une col\u00e8re qui remonte \u00e0 si loin que j\u2019en ai perdu l\u2019origine.<\/p>\n
Je ne me sentais moi-m\u00eame vraiment qu\u2019au contact de la nature : le jardin, les arbres, les lapins, les poules, les insectes, les herbes, la terre que je grattais \u00e0 pleines mains pour y creuser des galeries, la plupart du temps dot\u00e9es d\u2019issues tout \u00e0 fait imaginaires. Ma vie d\u2019enfant se construisait entre deux p\u00f4les : s\u2019enfouir dans la terre ou grimper aux arbres. Des bas et des hauts, rien de plus juste. Lorsque j\u2019\u00e9tais seul, j\u2019\u00e9tais obs\u00e9d\u00e9 par ces deux positions du corps \u00e0 chercher, et cela m\u2019occupait tout entier. Je crois que tout le reste — la vie de famille, la relation aux autres — m\u2019\u00e9tait un agacement permanent, tant je sentais toute la compromission qu\u2019elle n\u00e9cessitait.<\/p>\n
Cette ann\u00e9e-l\u00e0, durant une quinzaine, je fus allong\u00e9 \u00e0 l\u2019horizontale, terrass\u00e9 par la maladie. C\u2019\u00e9tait in\u00e9dit. C\u2019\u00e9tait une petite trag\u00e9die. Mais il fallait bien faire avec et, comme les h\u00e9ros de livres, d\u00e9couvrir comment la surmonter. Je crois que les deux ou trois premi\u00e8res journ\u00e9es, j\u2019observais la chambre comme je ne l\u2019avais encore jamais observ\u00e9e. Le bureau \u00e0 cylindre, la commode, l\u2019armoire \u00e0 linge, les motifs de la tapisserie des murs : je fis tr\u00e8s consciencieusement le tour de chacun de ces objets et je me fis, au bout du compte, la remarque que je ne les avais jamais vraiment vus tels qu\u2019ils \u00e9taient. C\u2019\u00e9tait d\u00e9j\u00e0 pas mal de me rendre compte de \u00e7a : que l\u2019on puisse d\u00e9couvrir \u00e0 quel point l\u2019opinion qu\u2019on entretient des objets qui nous entourent est superficielle quand elle n\u2019est pas totalement erron\u00e9e. Le bureau \u00e0 cylindre venait de mon arri\u00e8re-grand-p\u00e8re, qui nous l\u2019avait c\u00e9d\u00e9. Il y avait un grand repose-main de couleur verte (peut-\u00eatre \u00e9tait-ce simplement un grand buvard), et de petites \u00e9tag\u00e8res o\u00f9 l\u2019on pouvait placer du courrier, des notes, \u00e0 l\u2019int\u00e9rieur de la partie cylindrique. Sous le plateau, il y avait quatre tiroirs peu profonds. J\u2019essayais de visualiser ce qu\u2019il y avait \u00e9t\u00e9 plac\u00e9 depuis que nous l\u2019avions install\u00e9 dans notre chambre. Les deux tiroirs de gauche \u00e9taient r\u00e9serv\u00e9s pour mon jeune fr\u00e8re et les deux de droite \u00e9taient pour moi. Je fis des efforts pour tenter de me souvenir, mais rien ne vint. Ce fut ce qui me motiva, le troisi\u00e8me jour, \u00e0 me lever et aller les ouvrir. Mon fr\u00e8re faisait collection de petites voitures de la marque « Dinky Toys ». Ses tiroirs en \u00e9taient remplis. Puis, quand j\u2019ouvris les miens, je d\u00e9couvris qu\u2019ils \u00e9taient vides.<\/p>\n
Les jours suivants, je parvins \u00e0 sortir de la chambre et \u00e0 me rendre au salon. L\u2019\u00e9tage de la maison o\u00f9 nous vivions \u00e9tait tranquille. Mon p\u00e8re voyageait toute la semaine pour son travail, et ma m\u00e8re, couturi\u00e8re, travaillait en bas, au rez-de-chauss\u00e9e, \u00e0 confectionner des robes de mari\u00e9e. J\u2019arrivais donc au salon face \u00e0 la biblioth\u00e8que et d\u00e9couvris les livres d\u2019\u00c9mile Zola, toute la collection broch\u00e9e en simili-cuir des Rougon-Macquart. Je d\u00e9cidai donc, \u00e0 ce moment-l\u00e0, d\u2019en entreprendre la lecture.<\/p>\n
De temps \u00e0 autre, la fi\u00e8vre revenait et je fermais le livre que j\u2019avais entre les mains pour me laisser aller \u00e0 la maladie. Pour mieux observer son effet g\u00e9n\u00e9ral sur mon corps. Pour me laisser terrasser par elle. J\u2019imagine que ce m\u00e9canisme d\u2019abandon m\u2019en rappelle un autre, fort semblable, lors des racl\u00e9es que mon p\u00e8re m\u2019infligeait de temps en temps. Le m\u00eame « \u00e0 quoi bon », le m\u00eame abandon, la m\u00eame stupidit\u00e9 per\u00e7ue comme une d\u00e9couverte d\u2019y opposer la moindre r\u00e9sistance. Ai-je fait le lien alors ? Je l\u2019ignore. En tout cas, certainement pas aussi lucidement qu\u2019\u00e0 pr\u00e9sent.<\/p>\n
Il est possible qu\u2019en tant qu\u2019\u00eatre essentiellement c\u00e9r\u00e9bral, et enferm\u00e9 dans la c\u00e9r\u00e9bralit\u00e9, tout ce qui pouvait me rappeler, d\u2019une fa\u00e7on agr\u00e9able ou pas, que je poss\u00e9dais un corps me rassurait. Souvent, la douleur l\u2019\u00e9voque bien plus que le plaisir, d\u2019apr\u00e8s l\u2019exp\u00e9rience qu\u2019il me reste de cette \u00e9poque.<\/p>\n
Cette varicelle dura une quinzaine de jours, et outre le plaisir de lire, de me gratter les cro\u00fbtes, de remettre en question ma vision \u00e9triqu\u00e9e du monde, je d\u00e9couvris aussi l\u2019ennui comme on d\u00e9couvre un nouveau monde tant esp\u00e9r\u00e9.<\/p>\n
En fus-je am\u00e9lior\u00e9 par la suite ? Je ne le pense pas. Ce n\u2019\u00e9tait gu\u00e8re autre chose que de simples pr\u00e9misses. Mais tout de m\u00eame, j\u2019\u00e9tais par\u00e9 pour l\u2019avenir d\u2019une certaine mani\u00e8re. Le fait d\u2019accepter la solitude, l\u2019ennui, de ne pas les fuir \u00e0 coups r\u00e9p\u00e9t\u00e9s de pr\u00e9textes comme je le vis chez la plupart de mes contemporains joua certainement dans la construction de ce personnage que je devins par la suite. Encore que je ne prisse durant longtemps aucune position franche entre le statut de h\u00e9ros et celui de monstre, ainsi que me le r\u00e9sumaient en gros les contes de mon enfance. Il me semble que durant longtemps je fus clou\u00e9 dans un entre-deux, au demeurant confortable. Confortable comme un lit moelleux dans lequel on patiente quand on est terrass\u00e9 par la fi\u00e8vre et la rage, qu\u2019on passe du temps \u00e0 vouloir les \u00e9tudier.<\/p>", "content_text": " Le mot \u00ab terrass\u00e9 \u00bb provient certainement d\u2019un de ces livres de contes dont j\u2019\u00e9tais extr\u00eamement friand entre 7 et 9 ans. Le h\u00e9ros s\u2019y retrouve toujours terrass\u00e9 par les \u00e9preuves. Et quand j\u2019essaie de me figurer ce mot, c\u2019est un espace plat recouvert de pierres plates, de planches, tout \u00e0 fait comme on peut se figurer une v\u00e9ritable terrasse. Chose \u00e9trange car, dans mon souvenir, nous n\u2019avions pas de terrasse, juste une cour en terre battue. Et plus loin un jardin avec des all\u00e9es au cordeau. Donc, l\u2019id\u00e9e d\u2019\u00eatre terrass\u00e9 par quelque chose \u2014 une \u00e9preuve, un coup dur \u2014 je l\u2019imaginais toujours provenant de l\u2019ext\u00e9rieur, du monde. Ce fut le jour o\u00f9 je fus malade de la varicelle que je compris que l\u2019on pouvait aussi \u00eatre terrass\u00e9 de l\u2019int\u00e9rieur. Par une grosse fi\u00e8vre, notamment, qui vous cloue proprement au lit en vous faisant osciller, en claquant des dents, entre des pointes de glace et d\u2019autres de braises ardentes. En m\u00eame temps, je m\u2019\u00e9tais \u00e9tonn\u00e9, ou presque r\u00e9joui, car il m\u2019arrivait enfin quelque chose de s\u00e9rieux. Je ne me souviens pas d\u2019avoir \u00e9t\u00e9 aussi malade avant cela. Le corps, qui jusqu\u2019ici n\u2019avait \u00e9t\u00e9 qu\u2019un moyen, devenait le sujet m\u00eame de la maladie. Il \u00e9tait attaqu\u00e9 et se d\u00e9fendait comme il le pouvait ; ma t\u00eate, quant \u00e0 elle, n\u2019avait que tr\u00e8s peu de voix au chapitre. Ma m\u00e8re avait tir\u00e9 les volets et je voyais passer la lumi\u00e8re \u00e0 travers. Je me tenais allong\u00e9 l\u00e0, dans la p\u00e9nombre, malade certes, mais tranquille. Ce devait \u00eatre une belle journ\u00e9e d\u2019automne, l\u2019une de ces journ\u00e9es o\u00f9 l\u2019on se rend \u00e0 l\u2019\u00e9cole avec un peu d\u2019espoir, un peu d\u2019excitation et de nouvelles fournitures, sans doute un tout nouveau cartable. Voire m\u00eame de nouveaux v\u00eatements. Une journ\u00e9e o\u00f9 l\u2019on va \u00e0 la rencontre du vaste monde avec la s\u00e9curit\u00e9 chevill\u00e9e au c\u0153ur de pouvoir, le soir venu, rentrer sans danger chez soi. Mais le peu d\u2019exp\u00e9rience que j\u2019avais acquis de l\u2019\u00e9cole, en ce jeune \u00e2ge, me faisait d\u00e9j\u00e0 osciller entre la joie et le d\u00e9go\u00fbt. La plupart du temps, je m\u2019ennuyais en classe, et les moments de r\u00e9cr\u00e9ation me renvoyaient \u00e0 une solitude que j\u2019envisageais comme un rempart, tant j\u2019avais peur des autres, de leurs brusqueries. Il faut aussi, \u00e0 ce moment de mon r\u00e9cit, que je dise combien, physiquement, je n\u2019\u00e9tais pas g\u00e2t\u00e9. L\u2019abus de sucreries, de denr\u00e9es en tous genres, beurre, graisses et saindoux, m\u2019avait afflig\u00e9 d\u2019un embonpoint s\u00e9rieux dont je ne prenais honte que sit\u00f4t que je mettais le pied en dehors de la maison. Ce handicap a d\u00fb jouer grandement sur la relation que j\u2019installais petit \u00e0 petit avec le monde, ou plut\u00f4t que je me d\u00e9fendais d\u2019installer. Car avec cela, je me souviens d\u2019une col\u00e8re qui remonte \u00e0 si loin que j\u2019en ai perdu l\u2019origine. Je ne me sentais moi-m\u00eame vraiment qu\u2019au contact de la nature : le jardin, les arbres, les lapins, les poules, les insectes, les herbes, la terre que je grattais \u00e0 pleines mains pour y creuser des galeries, la plupart du temps dot\u00e9es d\u2019issues tout \u00e0 fait imaginaires. Ma vie d\u2019enfant se construisait entre deux p\u00f4les : s\u2019enfouir dans la terre ou grimper aux arbres. Des bas et des hauts, rien de plus juste. Lorsque j\u2019\u00e9tais seul, j\u2019\u00e9tais obs\u00e9d\u00e9 par ces deux positions du corps \u00e0 chercher, et cela m\u2019occupait tout entier. Je crois que tout le reste \u2014 la vie de famille, la relation aux autres \u2014 m\u2019\u00e9tait un agacement permanent, tant je sentais toute la compromission qu\u2019elle n\u00e9cessitait. Cette ann\u00e9e-l\u00e0, durant une quinzaine, je fus allong\u00e9 \u00e0 l\u2019horizontale, terrass\u00e9 par la maladie. C\u2019\u00e9tait in\u00e9dit. C\u2019\u00e9tait une petite trag\u00e9die. Mais il fallait bien faire avec et, comme les h\u00e9ros de livres, d\u00e9couvrir comment la surmonter. Je crois que les deux ou trois premi\u00e8res journ\u00e9es, j\u2019observais la chambre comme je ne l\u2019avais encore jamais observ\u00e9e. Le bureau \u00e0 cylindre, la commode, l\u2019armoire \u00e0 linge, les motifs de la tapisserie des murs : je fis tr\u00e8s consciencieusement le tour de chacun de ces objets et je me fis, au bout du compte, la remarque que je ne les avais jamais vraiment vus tels qu\u2019ils \u00e9taient. C\u2019\u00e9tait d\u00e9j\u00e0 pas mal de me rendre compte de \u00e7a : que l\u2019on puisse d\u00e9couvrir \u00e0 quel point l\u2019opinion qu\u2019on entretient des objets qui nous entourent est superficielle quand elle n\u2019est pas totalement erron\u00e9e. Le bureau \u00e0 cylindre venait de mon arri\u00e8re-grand-p\u00e8re, qui nous l\u2019avait c\u00e9d\u00e9. Il y avait un grand repose-main de couleur verte (peut-\u00eatre \u00e9tait-ce simplement un grand buvard), et de petites \u00e9tag\u00e8res o\u00f9 l\u2019on pouvait placer du courrier, des notes, \u00e0 l\u2019int\u00e9rieur de la partie cylindrique. Sous le plateau, il y avait quatre tiroirs peu profonds. J\u2019essayais de visualiser ce qu\u2019il y avait \u00e9t\u00e9 plac\u00e9 depuis que nous l\u2019avions install\u00e9 dans notre chambre. Les deux tiroirs de gauche \u00e9taient r\u00e9serv\u00e9s pour mon jeune fr\u00e8re et les deux de droite \u00e9taient pour moi. Je fis des efforts pour tenter de me souvenir, mais rien ne vint. Ce fut ce qui me motiva, le troisi\u00e8me jour, \u00e0 me lever et aller les ouvrir. Mon fr\u00e8re faisait collection de petites voitures de la marque \u00ab Dinky Toys \u00bb. Ses tiroirs en \u00e9taient remplis. Puis, quand j\u2019ouvris les miens, je d\u00e9couvris qu\u2019ils \u00e9taient vides. Les jours suivants, je parvins \u00e0 sortir de la chambre et \u00e0 me rendre au salon. L\u2019\u00e9tage de la maison o\u00f9 nous vivions \u00e9tait tranquille. Mon p\u00e8re voyageait toute la semaine pour son travail, et ma m\u00e8re, couturi\u00e8re, travaillait en bas, au rez-de-chauss\u00e9e, \u00e0 confectionner des robes de mari\u00e9e. J\u2019arrivais donc au salon face \u00e0 la biblioth\u00e8que et d\u00e9couvris les livres d\u2019\u00c9mile Zola, toute la collection broch\u00e9e en simili-cuir des Rougon-Macquart. Je d\u00e9cidai donc, \u00e0 ce moment-l\u00e0, d\u2019en entreprendre la lecture. De temps \u00e0 autre, la fi\u00e8vre revenait et je fermais le livre que j\u2019avais entre les mains pour me laisser aller \u00e0 la maladie. Pour mieux observer son effet g\u00e9n\u00e9ral sur mon corps. Pour me laisser terrasser par elle. J\u2019imagine que ce m\u00e9canisme d\u2019abandon m\u2019en rappelle un autre, fort semblable, lors des racl\u00e9es que mon p\u00e8re m\u2019infligeait de temps en temps. Le m\u00eame \u00ab \u00e0 quoi bon \u00bb, le m\u00eame abandon, la m\u00eame stupidit\u00e9 per\u00e7ue comme une d\u00e9couverte d\u2019y opposer la moindre r\u00e9sistance. Ai-je fait le lien alors ? Je l\u2019ignore. En tout cas, certainement pas aussi lucidement qu\u2019\u00e0 pr\u00e9sent. Il est possible qu\u2019en tant qu\u2019\u00eatre essentiellement c\u00e9r\u00e9bral, et enferm\u00e9 dans la c\u00e9r\u00e9bralit\u00e9, tout ce qui pouvait me rappeler, d\u2019une fa\u00e7on agr\u00e9able ou pas, que je poss\u00e9dais un corps me rassurait. Souvent, la douleur l\u2019\u00e9voque bien plus que le plaisir, d\u2019apr\u00e8s l\u2019exp\u00e9rience qu\u2019il me reste de cette \u00e9poque. Cette varicelle dura une quinzaine de jours, et outre le plaisir de lire, de me gratter les cro\u00fbtes, de remettre en question ma vision \u00e9triqu\u00e9e du monde, je d\u00e9couvris aussi l\u2019ennui comme on d\u00e9couvre un nouveau monde tant esp\u00e9r\u00e9. En fus-je am\u00e9lior\u00e9 par la suite ? Je ne le pense pas. Ce n\u2019\u00e9tait gu\u00e8re autre chose que de simples pr\u00e9misses. Mais tout de m\u00eame, j\u2019\u00e9tais par\u00e9 pour l\u2019avenir d\u2019une certaine mani\u00e8re. Le fait d\u2019accepter la solitude, l\u2019ennui, de ne pas les fuir \u00e0 coups r\u00e9p\u00e9t\u00e9s de pr\u00e9textes comme je le vis chez la plupart de mes contemporains joua certainement dans la construction de ce personnage que je devins par la suite. Encore que je ne prisse durant longtemps aucune position franche entre le statut de h\u00e9ros et celui de monstre, ainsi que me le r\u00e9sumaient en gros les contes de mon enfance. Il me semble que durant longtemps je fus clou\u00e9 dans un entre-deux, au demeurant confortable. Confortable comme un lit moelleux dans lequel on patiente quand on est terrass\u00e9 par la fi\u00e8vre et la rage, qu\u2019on passe du temps \u00e0 vouloir les \u00e9tudier. 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Aveugl\u00e9. Qui me l\u2019a dit, sinon celle ou celui qui reste invisible ? J\u2019imagine, je fuis, je cours parfois \u00e0 perdre haleine ; je descends l\u2019escalier en colima\u00e7on quatre \u00e0 quatre pour retrouver dehors, le ciel, vaste, et dessous les collines, et sentir la brise sur les joues, comme une preuve. Aveugl\u00e9 — mais par quoi, et depuis quand ? Je ne sais pas r\u00e9pondre, parce que je ne sais m\u00eame pas que je suis un aveugle. Les autres, eux, ont des phrases toutes pr\u00eates : il ne fait attention \u00e0 rien ; il est brouillon ; il r\u00e9pond \u00e0 c\u00f4t\u00e9. Ils me regardent, ils tranchent, et \u00e0 force d\u2019entendre la m\u00eame sentence je finis par l\u2019avaler, par parler \u00e0 travers elle, par fabriquer des mots qui rassurent, les mots qu\u2019ils attendent. Des mots creux, qui font leur travail : cacher, d\u00e9tourner, faire \u00e9cho. Aveugl\u00e9, j\u2019avance \u00e0 t\u00e2tons ; je connais le monde par les chocs, les peaux, les mati\u00e8res, les odeurs, les sons, et le b\u00e2ton si l\u2019on m\u2019en donne un. Ai-je eu peur, ai-je eu envie de voir ? Je ne sais plus : il m\u2019a guid\u00e9 \u00e0 la place du souvenir. Par la main, par une voix, par des absences r\u00e9p\u00e9t\u00e9es qui finissent par remplir toute la pi\u00e8ce. Il me dit : plut\u00f4t que voir, invente ; fabrique ; transforme. Grimpe dans l\u2019arbre. Arrache une branche. \u00c9corce jusqu\u2019\u00e0 l\u2019aubier. Fais-toi un arc, fais-toi des fl\u00e8ches. Il grimpe avec moi : m\u00eame \u00e9lan, m\u00eames h\u00e9sitations, m\u00eames genoux r\u00e2p\u00e9s ; le sang coule — il est rouge, dit-il — et malgr\u00e9 la douleur il y a ce plaisir brut d\u2019\u00eatre enfin plus haut, plus pr\u00e8s des oiseaux, \u00e0 se retenir aux branches. Puis il tranche : si tu n\u2019y arrives pas, redescends ; essaie le lance-pierre. Aveugl\u00e9 par l\u2019id\u00e9e du lance-pierre, je trouve l\u2019atelier de couture, je t\u00e2tonne, je saisis les grands ciseaux ; je coupe dans une chambre \u00e0 air des lani\u00e8res noires. Il faut la fourche, le V : une branche qui accepte la main. J\u2019attache le caoutchouc, je place une pierre — pas trop grosse — et j\u2019entends encore sa phrase : lance, et tu verras. Alors je tire des fl\u00e8ches, je jette des pierres, je regarde sur l\u2019eau des mares comment un caillou rebondit, comment il peut aller loin sans “viser” au sens des adultes : comprendre comment toucher sans forcer, comment atteindre sans imiter, comment se d\u00e9gager du but qu\u2019on nous plante dans la t\u00eate, cette obligation de r\u00e9ussir. Vaincre, d\u2019un seul geste, la crainte et le d\u00e9sir. Et pourtant je sens revenir un d\u00e9sir plus nu : voir, une fois, vraiment ; retrouver l\u2019\u00e9clat premier, quelque chose qui aurait \u00e9t\u00e9 net, pos\u00e9, certain — et aussit\u00f4t le doute : et si ce “vraiment” n\u2019avait jamais exist\u00e9 ? si je l\u2019avais r\u00eav\u00e9 ? Puis les paupi\u00e8res se durcissent ; \u00e7a fait comme des \u00e9cailles ; on les ferme et \u00e7a claque, volet de fer. On revient \u00e0 la nuit premi\u00e8re : solitude sans \u00e9toile, silence \u00e9pais. On sait, enfin, que l\u2019on est aveugle. C\u2019est un premier pas. On titube, on tombe, on se rel\u00e8ve. Et dans ce noir-l\u00e0, il y a une chose \u00e9trange : on voit tout cela. On les voit comme je vous vois. C\u2019est, effectivement, du jamais vu.<\/p>", "content_text": " Aveugl\u00e9. Qui me l\u2019a dit, sinon celle ou celui qui reste invisible ? J\u2019imagine, je fuis, je cours parfois \u00e0 perdre haleine ; je descends l\u2019escalier en colima\u00e7on quatre \u00e0 quatre pour retrouver dehors, le ciel, vaste, et dessous les collines, et sentir la brise sur les joues, comme une preuve. Aveugl\u00e9 \u2014 mais par quoi, et depuis quand ? Je ne sais pas r\u00e9pondre, parce que je ne sais m\u00eame pas que je suis un aveugle. Les autres, eux, ont des phrases toutes pr\u00eates : il ne fait attention \u00e0 rien ; il est brouillon ; il r\u00e9pond \u00e0 c\u00f4t\u00e9. Ils me regardent, ils tranchent, et \u00e0 force d\u2019entendre la m\u00eame sentence je finis par l\u2019avaler, par parler \u00e0 travers elle, par fabriquer des mots qui rassurent, les mots qu\u2019ils attendent. Des mots creux, qui font leur travail : cacher, d\u00e9tourner, faire \u00e9cho. Aveugl\u00e9, j\u2019avance \u00e0 t\u00e2tons ; je connais le monde par les chocs, les peaux, les mati\u00e8res, les odeurs, les sons, et le b\u00e2ton si l\u2019on m\u2019en donne un. Ai-je eu peur, ai-je eu envie de voir ? Je ne sais plus : il m\u2019a guid\u00e9 \u00e0 la place du souvenir. Par la main, par une voix, par des absences r\u00e9p\u00e9t\u00e9es qui finissent par remplir toute la pi\u00e8ce. Il me dit : plut\u00f4t que voir, invente ; fabrique ; transforme. Grimpe dans l\u2019arbre. Arrache une branche. \u00c9corce jusqu\u2019\u00e0 l\u2019aubier. Fais-toi un arc, fais-toi des fl\u00e8ches. Il grimpe avec moi : m\u00eame \u00e9lan, m\u00eames h\u00e9sitations, m\u00eames genoux r\u00e2p\u00e9s ; le sang coule \u2014 il est rouge, dit-il \u2014 et malgr\u00e9 la douleur il y a ce plaisir brut d\u2019\u00eatre enfin plus haut, plus pr\u00e8s des oiseaux, \u00e0 se retenir aux branches. Puis il tranche : si tu n\u2019y arrives pas, redescends ; essaie le lance-pierre. Aveugl\u00e9 par l\u2019id\u00e9e du lance-pierre, je trouve l\u2019atelier de couture, je t\u00e2tonne, je saisis les grands ciseaux ; je coupe dans une chambre \u00e0 air des lani\u00e8res noires. Il faut la fourche, le V : une branche qui accepte la main. J\u2019attache le caoutchouc, je place une pierre \u2014 pas trop grosse \u2014 et j\u2019entends encore sa phrase : lance, et tu verras. Alors je tire des fl\u00e8ches, je jette des pierres, je regarde sur l\u2019eau des mares comment un caillou rebondit, comment il peut aller loin sans \u201cviser\u201d au sens des adultes : comprendre comment toucher sans forcer, comment atteindre sans imiter, comment se d\u00e9gager du but qu\u2019on nous plante dans la t\u00eate, cette obligation de r\u00e9ussir. Vaincre, d\u2019un seul geste, la crainte et le d\u00e9sir. Et pourtant je sens revenir un d\u00e9sir plus nu : voir, une fois, vraiment ; retrouver l\u2019\u00e9clat premier, quelque chose qui aurait \u00e9t\u00e9 net, pos\u00e9, certain \u2014 et aussit\u00f4t le doute : et si ce \u201cvraiment\u201d n\u2019avait jamais exist\u00e9 ? si je l\u2019avais r\u00eav\u00e9 ? Puis les paupi\u00e8res se durcissent ; \u00e7a fait comme des \u00e9cailles ; on les ferme et \u00e7a claque, volet de fer. On revient \u00e0 la nuit premi\u00e8re : solitude sans \u00e9toile, silence \u00e9pais. On sait, enfin, que l\u2019on est aveugle. C\u2019est un premier pas. On titube, on tombe, on se rel\u00e8ve. Et dans ce noir-l\u00e0, il y a une chose \u00e9trange : on voit tout cela. On les voit comme je vous vois. C\u2019est, effectivement, du jamais vu. 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La case.<\/strong><\/p>\n Un pupitre \u00e0 plan l\u00e9g\u00e8rement inclin\u00e9, avec dessous une case o\u00f9 ranger les livres, les cahiers. Il y a, dans un angle, un encrier de porcelaine blanche, et aussi une rainure un peu plus loin sur le plan de travail pour placer un porte-plume. Il faut tendre un peu le bras pour attraper le manche, attendre que l\u2019encrier soit rempli d\u2019encre, la plupart du temps violette, v\u00e9rifier la propret\u00e9 de la plume sergent-major. Les neuves sont souvent les plus d\u00e9courageantes car trop rigides, trop r\u00eaches, contraires \u00e0 la volont\u00e9 naissante de la main de dessiner des lettres. Une fois la plume un peu us\u00e9e, c\u2019est en revanche une sin\u00e9cure. Dessiner des lettres selon l\u2019appellation en vigueur, anglaise, avec des pleins et des d\u00e9li\u00e9s. Ne pas oublier de tirer un peu la langue sur le c\u00f4t\u00e9 de la bouche, comme si la langue servait de gouvernail \u00e0 la main pour bien \u00e9crire. La case est toujours en d\u00e9sordre. On y trouve \u00e0 t\u00e2tons diff\u00e9rentes mati\u00e8res : la cro\u00fbte du pain, la peau lisse d\u2019une pomme, les bosses d\u2019une ou deux ch\u00e2taignes, voire m\u00eame la surface molle et fondante d\u2019un carr\u00e9 de chocolat noir pos\u00e9 \u00e0 m\u00eame le contreplaqu\u00e9 du socle. Lancer une main \u00e0 la qu\u00eate du contenu de la case, c\u2019est mettre la main dans la Bocca della Verit\u00e0 ; si on la retrouve indemne, on est soulag\u00e9. Et surtout, ensuite, apporter \u00e0 la bouche la trouvaille sans \u00eatre vu : voil\u00e0 la prouesse. Sinon, gare : on prendra un coup de r\u00e8gle en bois sur le bout des doigts, ou bien on ira au coin, bonnet d\u2019\u00e2ne, on sera montr\u00e9 du doigt comme gougnafier, on devra copier cent fois, \u00e0 la plume et \u00e0 l\u2019encre violette, sans p\u00e2t\u00e9 : « Je ne dois pas manger en classe. »<\/p>\n La biblioth\u00e8que de l\u2019\u00e9cole communale.<\/strong><\/p>\n Quelques rayonnages dans un coin de la grande salle de classe, pr\u00e8s du po\u00eale. Peu de livres : Les fac\u00e9ties du sapeur Camembert, les contes d\u2019Andersen, de Perrault. Quelques exemplaires du Clan des Sept ou du Club des Cinq. Un grand Michel Strogoff, avec des planches illustr\u00e9es. Quelques dictionnaires, mais si lourds qu\u2019on ne les ouvre quasiment jamais. \u00c9videmment Le Grand Meaulnes, puisque Alain-Fournier est une des c\u00e9l\u00e9brit\u00e9s du coin. Tendre le bras et attraper un livre engage beaucoup de choses. Le regard des autres sur soi, notamment. Celui des filles, en particulier. Une nette pr\u00e9f\u00e9rence pour Le Sapeur Camembert. C\u2019est celui-l\u00e0 sur lequel je jette mon d\u00e9volu r\u00e9guli\u00e8rement. Et aussi sur Le G\u00e9n\u00e9ral Dourakine de la Comtesse de S\u00e9gur. Deux personnages ridicules dans lesquels je me reconnais certainement. Ensuite tenir le livre, l\u2019ouvrir et s\u2019absorber dans la lecture. Relire les m\u00eames pages, oublier tout ce qui se tient autour. Entrer compl\u00e8tement dans le livre. Puis imiter le langage, ce grand plaisir : « Serai-je-t-y assez heureux si vous me feriez celui de me demander un service que je serais rudement satisfaisant d\u2019vous obtemp\u00e9rer ? » Faire rire les camarades, les filles. Puis \u00eatre encore une fois puni parce qu\u2019on a fait le pitre. Copier cent fois : « Je ne dois pas faire le pitre en classe. »<\/p>\n Le buffet Henri II<\/strong><\/p>\n Un gros meuble ouvrag\u00e9 comme une cath\u00e9drale gothique tr\u00f4ne dans la salle \u00e0 manger parisienne, puis dans la salle \u00e0 manger de la ferme. C\u2019est le m\u00eame meuble, de couleur marron, encombrant, myst\u00e9rieux. Deux gros tiroirs pleins de secrets et de myst\u00e8res au-dessus des placards contenant la vaisselle du dimanche. Les tirer demande un effort consid\u00e9rable. Et lancer la main \u00e0 l\u2019int\u00e9rieur ensuite, alors qu\u2019on n\u2019y voit goutte, demande une certaine dose d\u2019imagination. Toucher du bout du doigt les objets rel\u00e9gu\u00e9s l\u00e0. On ne sait jamais sur quoi on va tomber : jeux de cartes, d\u00e9s \u00e0 coudre, bobines de fil, pince \u00e0 sucre, vieilles pi\u00e8ces trou\u00e9es. Rubans attachant des paquets de vieilles lettres, bo\u00eete \u00e0 jetons de b\u00e9sigue. Plus que les tr\u00e9sors que la main y rencontre, l\u2019empreinte d\u2019ouvrir en cachette de tels tiroirs excite. Dans la partie sup\u00e9rieure, il faut monter sur une chaise pour atteindre les poign\u00e9es des placards. C\u2019est plus p\u00e9rilleux. Mais c\u2019est aussi l\u00e0 que sont r\u00e9serv\u00e9s, dans des bocaux ouvrag\u00e9s, les biscuits, les p\u00e2tes de fruits. Ces contenants ne semblent s\u2019\u00e9puiser jamais, ils sont toujours pleins. On parvient \u00e0 ouvrir enfin la porte du placard, on les aper\u00e7oit briller lentement dans la p\u00e9nombre des \u00e9tag\u00e8res. Le c\u0153ur bat dans les tempes. Puis soudain on entend un pas qui se rapproche : dommage, on n\u2019a pas le temps, il faut d\u00e9j\u00e0 sauter de la chaise, la remiser sous la table \u00e0 quelques m\u00e8tres, prendre l\u2019air le plus abruti qu\u2019on peut, avoir l\u2019air de rien.<\/p>\n Le tiroir sous le lit<\/strong><\/p>\n Jusque-l\u00e0, je n\u2019avais connu que des lits doubles, massifs, des lits dans lesquels de nombreuses personnes \u00e9taient certainement mortes bien avant ma naissance. Et puis, un jour, on m\u2019offrit un nouveau lit plus moderne. Un lit, une seule place, avec un grand tiroir dessous. Libre \u00e0 moi d\u2019y ranger tout ce que je d\u00e9sirais. J\u2019avais trouv\u00e9 du carton pour confectionner des compartiments. Dans l\u2019un, je rangeais mes billes ; dans un autre, mes po\u00e9sies ; dans un autre encore, mes collections d\u2019insectes. Dans un autre encore, mes exp\u00e9riences — notamment, j\u2019\u00e9tais fascin\u00e9 par la transformation des asticots en mouches. C\u2019est donc en laissant l\u00e0 quelques denr\u00e9es, de vieux morceaux de fromage, que je d\u00e9couvris ces \u00e9tonnantes m\u00e9tamorphoses. Bient\u00f4t, la chambre fut enti\u00e8rement peupl\u00e9e de mouches qui toutes obscurcissaient la fen\u00eatre, cherchant d\u00e9sesp\u00e9r\u00e9ment \u00e0 rejoindre le jardin, la nature environnante. Un grand moment. Puis on m\u2019\u00f4ta le grand tiroir, pr\u00e9textant que je n\u2019en avais plus besoin pour commettre de telles b\u00e9vues.<\/p>\n La bo\u00eete de couleurs<\/strong><\/p>\n C\u2019est une grande bo\u00eete de couleur acajou, et qui fit grande impression quand mon p\u00e8re, revenant de voyage, la pla\u00e7a sur la table de la cuisine. Puis il l\u2019ouvrit et nous v\u00eemes align\u00e9s de jolis tubes de couleurs \u00e0 l\u2019huile. Une palette de bois, des flacons vides, et quelques pinceaux. Ma m\u00e8re crut que c\u2019\u00e9tait pour elle, moi je crus \u00e0 un cadeau pour moi, mais \u00e0 la v\u00e9rit\u00e9 rien n\u2019\u00e9tait juste. Mon p\u00e8re revint avec une immense toile vierge et le week-end qui suivit, il s\u2019installa dans une pi\u00e8ce de la maison pour peindre un gros bouquet de gla\u00efeuls qu\u2019il n\u2019acheva du reste jamais. Puis il repartit en voyage, ma m\u00e8re rangea la bo\u00eete, puis on n\u2019en parla plus durant quelques ann\u00e9es. Jusqu\u2019\u00e0 ce qu\u2019elle se mette elle aussi \u00e0 la peinture. Les tubes \u00e9taient au m\u00eame endroit que nous les avions vus la premi\u00e8re fois, j\u2019assistais \u00e0 la seconde ouverture de la bo\u00eete, puis \u00e0 de nombreuses s\u00e9ances de peinture par la suite. Toujours la m\u00eame bo\u00eete, toujours les m\u00eames tubes, le contenu paraissait litt\u00e9ralement in\u00e9puisable. Et pendant ce temps-l\u00e0, les murs du salon se couvraient de petites reproductions de petits ma\u00eetres flamands. Mon p\u00e8re ne retoucha jamais un pinceau. Et ma m\u00e8re d\u00e9cida un jour qu\u2019elle n\u2019avait pas assez de talent ou de cr\u00e9ativit\u00e9, et on remisa \u00e0 nouveau la bo\u00eete de couleurs au grenier. Ce fut des ann\u00e9es plus tard, lorsque je dus vider la maison familiale, que le souvenir de cette bo\u00eete de couleurs me revint. O\u00f9 \u00e9tait-elle pass\u00e9e ? Je fouillai la baraque de fond en comble, en vain, sans jamais la retrouver. Ce fut une petite douleur v\u00e9ritable, car parmi tous les objets attach\u00e9s au souvenir de ma m\u00e8re, cette bo\u00eete de couleurs me manqua soudain cruellement. Puis, au hasard de la vie, j\u2019en d\u00e9couvris une en tous points similaire dans un vide-greniers des ann\u00e9es encore plus tard. En l\u2019ouvrant, je rev\u00e9cus \u00e0 peu de choses pr\u00e8s la m\u00eame \u00e9motion que la toute premi\u00e8re fois, enfant. Je poss\u00e8de toujours cette bo\u00eete remplie de tubes de couleurs neufs. Jamais je ne les utilise. De temps en temps, je la place sur ma table de travail dans l\u2019atelier, je l\u2019ouvre, j\u2019admire les tubes, la palette, les flacons, les pinceaux. Puis je la referme comme on referme un vieil album photographique, avec la sensation d\u2019avoir rendu hommage \u00e0 mes fant\u00f4mes.<\/p>",
"content_text": " **La case.** Un pupitre \u00e0 plan l\u00e9g\u00e8rement inclin\u00e9, avec dessous une case o\u00f9 ranger les livres, les cahiers. Il y a, dans un angle, un encrier de porcelaine blanche, et aussi une rainure un peu plus loin sur le plan de travail pour placer un porte-plume. Il faut tendre un peu le bras pour attraper le manche, attendre que l\u2019encrier soit rempli d\u2019encre, la plupart du temps violette, v\u00e9rifier la propret\u00e9 de la plume sergent-major. Les neuves sont souvent les plus d\u00e9courageantes car trop rigides, trop r\u00eaches, contraires \u00e0 la volont\u00e9 naissante de la main de dessiner des lettres. Une fois la plume un peu us\u00e9e, c\u2019est en revanche une sin\u00e9cure. Dessiner des lettres selon l\u2019appellation en vigueur, anglaise, avec des pleins et des d\u00e9li\u00e9s. Ne pas oublier de tirer un peu la langue sur le c\u00f4t\u00e9 de la bouche, comme si la langue servait de gouvernail \u00e0 la main pour bien \u00e9crire. La case est toujours en d\u00e9sordre. On y trouve \u00e0 t\u00e2tons diff\u00e9rentes mati\u00e8res : la cro\u00fbte du pain, la peau lisse d\u2019une pomme, les bosses d\u2019une ou deux ch\u00e2taignes, voire m\u00eame la surface molle et fondante d\u2019un carr\u00e9 de chocolat noir pos\u00e9 \u00e0 m\u00eame le contreplaqu\u00e9 du socle. Lancer une main \u00e0 la qu\u00eate du contenu de la case, c\u2019est mettre la main dans la Bocca della Verit\u00e0 ; si on la retrouve indemne, on est soulag\u00e9. Et surtout, ensuite, apporter \u00e0 la bouche la trouvaille sans \u00eatre vu : voil\u00e0 la prouesse. Sinon, gare : on prendra un coup de r\u00e8gle en bois sur le bout des doigts, ou bien on ira au coin, bonnet d\u2019\u00e2ne, on sera montr\u00e9 du doigt comme gougnafier, on devra copier cent fois, \u00e0 la plume et \u00e0 l\u2019encre violette, sans p\u00e2t\u00e9 : \u00ab Je ne dois pas manger en classe. \u00bb **La biblioth\u00e8que de l\u2019\u00e9cole communale.** Quelques rayonnages dans un coin de la grande salle de classe, pr\u00e8s du po\u00eale. Peu de livres : Les fac\u00e9ties du sapeur Camembert, les contes d\u2019Andersen, de Perrault. Quelques exemplaires du Clan des Sept ou du Club des Cinq. Un grand Michel Strogoff, avec des planches illustr\u00e9es. Quelques dictionnaires, mais si lourds qu\u2019on ne les ouvre quasiment jamais. \u00c9videmment Le Grand Meaulnes, puisque Alain-Fournier est une des c\u00e9l\u00e9brit\u00e9s du coin. Tendre le bras et attraper un livre engage beaucoup de choses. Le regard des autres sur soi, notamment. Celui des filles, en particulier. Une nette pr\u00e9f\u00e9rence pour Le Sapeur Camembert. C\u2019est celui-l\u00e0 sur lequel je jette mon d\u00e9volu r\u00e9guli\u00e8rement. Et aussi sur Le G\u00e9n\u00e9ral Dourakine de la Comtesse de S\u00e9gur. Deux personnages ridicules dans lesquels je me reconnais certainement. Ensuite tenir le livre, l\u2019ouvrir et s\u2019absorber dans la lecture. Relire les m\u00eames pages, oublier tout ce qui se tient autour. Entrer compl\u00e8tement dans le livre. Puis imiter le langage, ce grand plaisir : \u00ab Serai-je-t-y assez heureux si vous me feriez celui de me demander un service que je serais rudement satisfaisant d\u2019vous obtemp\u00e9rer ? \u00bb Faire rire les camarades, les filles. Puis \u00eatre encore une fois puni parce qu\u2019on a fait le pitre. Copier cent fois : \u00ab Je ne dois pas faire le pitre en classe. \u00bb **Le buffet Henri II** Un gros meuble ouvrag\u00e9 comme une cath\u00e9drale gothique tr\u00f4ne dans la salle \u00e0 manger parisienne, puis dans la salle \u00e0 manger de la ferme. C\u2019est le m\u00eame meuble, de couleur marron, encombrant, myst\u00e9rieux. Deux gros tiroirs pleins de secrets et de myst\u00e8res au-dessus des placards contenant la vaisselle du dimanche. Les tirer demande un effort consid\u00e9rable. Et lancer la main \u00e0 l\u2019int\u00e9rieur ensuite, alors qu\u2019on n\u2019y voit goutte, demande une certaine dose d\u2019imagination. Toucher du bout du doigt les objets rel\u00e9gu\u00e9s l\u00e0. On ne sait jamais sur quoi on va tomber : jeux de cartes, d\u00e9s \u00e0 coudre, bobines de fil, pince \u00e0 sucre, vieilles pi\u00e8ces trou\u00e9es. Rubans attachant des paquets de vieilles lettres, bo\u00eete \u00e0 jetons de b\u00e9sigue. Plus que les tr\u00e9sors que la main y rencontre, l\u2019empreinte d\u2019ouvrir en cachette de tels tiroirs excite. Dans la partie sup\u00e9rieure, il faut monter sur une chaise pour atteindre les poign\u00e9es des placards. C\u2019est plus p\u00e9rilleux. Mais c\u2019est aussi l\u00e0 que sont r\u00e9serv\u00e9s, dans des bocaux ouvrag\u00e9s, les biscuits, les p\u00e2tes de fruits. Ces contenants ne semblent s\u2019\u00e9puiser jamais, ils sont toujours pleins. On parvient \u00e0 ouvrir enfin la porte du placard, on les aper\u00e7oit briller lentement dans la p\u00e9nombre des \u00e9tag\u00e8res. Le c\u0153ur bat dans les tempes. Puis soudain on entend un pas qui se rapproche : dommage, on n\u2019a pas le temps, il faut d\u00e9j\u00e0 sauter de la chaise, la remiser sous la table \u00e0 quelques m\u00e8tres, prendre l\u2019air le plus abruti qu\u2019on peut, avoir l\u2019air de rien. **Le tiroir sous le lit** Jusque-l\u00e0, je n\u2019avais connu que des lits doubles, massifs, des lits dans lesquels de nombreuses personnes \u00e9taient certainement mortes bien avant ma naissance. Et puis, un jour, on m\u2019offrit un nouveau lit plus moderne. Un lit, une seule place, avec un grand tiroir dessous. Libre \u00e0 moi d\u2019y ranger tout ce que je d\u00e9sirais. J\u2019avais trouv\u00e9 du carton pour confectionner des compartiments. Dans l\u2019un, je rangeais mes billes ; dans un autre, mes po\u00e9sies ; dans un autre encore, mes collections d\u2019insectes. Dans un autre encore, mes exp\u00e9riences \u2014 notamment, j\u2019\u00e9tais fascin\u00e9 par la transformation des asticots en mouches. C\u2019est donc en laissant l\u00e0 quelques denr\u00e9es, de vieux morceaux de fromage, que je d\u00e9couvris ces \u00e9tonnantes m\u00e9tamorphoses. Bient\u00f4t, la chambre fut enti\u00e8rement peupl\u00e9e de mouches qui toutes obscurcissaient la fen\u00eatre, cherchant d\u00e9sesp\u00e9r\u00e9ment \u00e0 rejoindre le jardin, la nature environnante. Un grand moment. Puis on m\u2019\u00f4ta le grand tiroir, pr\u00e9textant que je n\u2019en avais plus besoin pour commettre de telles b\u00e9vues. **La bo\u00eete de couleurs** C\u2019est une grande bo\u00eete de couleur acajou, et qui fit grande impression quand mon p\u00e8re, revenant de voyage, la pla\u00e7a sur la table de la cuisine. Puis il l\u2019ouvrit et nous v\u00eemes align\u00e9s de jolis tubes de couleurs \u00e0 l\u2019huile. Une palette de bois, des flacons vides, et quelques pinceaux. Ma m\u00e8re crut que c\u2019\u00e9tait pour elle, moi je crus \u00e0 un cadeau pour moi, mais \u00e0 la v\u00e9rit\u00e9 rien n\u2019\u00e9tait juste. Mon p\u00e8re revint avec une immense toile vierge et le week-end qui suivit, il s\u2019installa dans une pi\u00e8ce de la maison pour peindre un gros bouquet de gla\u00efeuls qu\u2019il n\u2019acheva du reste jamais. Puis il repartit en voyage, ma m\u00e8re rangea la bo\u00eete, puis on n\u2019en parla plus durant quelques ann\u00e9es. Jusqu\u2019\u00e0 ce qu\u2019elle se mette elle aussi \u00e0 la peinture. Les tubes \u00e9taient au m\u00eame endroit que nous les avions vus la premi\u00e8re fois, j\u2019assistais \u00e0 la seconde ouverture de la bo\u00eete, puis \u00e0 de nombreuses s\u00e9ances de peinture par la suite. Toujours la m\u00eame bo\u00eete, toujours les m\u00eames tubes, le contenu paraissait litt\u00e9ralement in\u00e9puisable. Et pendant ce temps-l\u00e0, les murs du salon se couvraient de petites reproductions de petits ma\u00eetres flamands. Mon p\u00e8re ne retoucha jamais un pinceau. Et ma m\u00e8re d\u00e9cida un jour qu\u2019elle n\u2019avait pas assez de talent ou de cr\u00e9ativit\u00e9, et on remisa \u00e0 nouveau la bo\u00eete de couleurs au grenier. Ce fut des ann\u00e9es plus tard, lorsque je dus vider la maison familiale, que le souvenir de cette bo\u00eete de couleurs me revint. O\u00f9 \u00e9tait-elle pass\u00e9e ? Je fouillai la baraque de fond en comble, en vain, sans jamais la retrouver. Ce fut une petite douleur v\u00e9ritable, car parmi tous les objets attach\u00e9s au souvenir de ma m\u00e8re, cette bo\u00eete de couleurs me manqua soudain cruellement. Puis, au hasard de la vie, j\u2019en d\u00e9couvris une en tous points similaire dans un vide-greniers des ann\u00e9es encore plus tard. En l\u2019ouvrant, je rev\u00e9cus \u00e0 peu de choses pr\u00e8s la m\u00eame \u00e9motion que la toute premi\u00e8re fois, enfant. Je poss\u00e8de toujours cette bo\u00eete remplie de tubes de couleurs neufs. Jamais je ne les utilise. De temps en temps, je la place sur ma table de travail dans l\u2019atelier, je l\u2019ouvre, j\u2019admire les tubes, la palette, les flacons, les pinceaux. Puis je la referme comme on referme un vieil album photographique, avec la sensation d\u2019avoir rendu hommage \u00e0 mes fant\u00f4mes. ",
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"title": "#enfances #01 | Portraits \u00e0 hauteur d\u2019enfance",
"date_published": "2025-12-20T14:42:58Z",
"date_modified": "2025-12-20T14:52:41Z",
"author": {"name": "Patrick Blanchon"},
"content_html": " Les Gassion<\/strong><\/p>\n En semaine, l\u2019enfant est d\u00e9pos\u00e9 chez les concierges. Tout le monde entre, il n\u2019y a pas beaucoup de place dans l\u2019ascenseur. Il y a une odeur de graisse et d\u2019encaustique. La porte se referme doucement, lentement : il faut attendre, \u00eatre patient. Puis il y a un clic, signe que tout est par\u00e9 \u00e0 la descente, et la machinerie s\u2019\u00e9branle ; on descend en s\u2019\u00e9tonnant que le tapis rouge ne commence qu\u2019\u00e0 partir du troisi\u00e8me. Des tiges dor\u00e9es le maintiennent au creux de chaque marche. La cabine d\u2019ascenseur en bois — est-il pr\u00e9cieux ? on ne le sait pas — \u00e9voque la cabine de N\u00e9mo dans Vingt mille lieues sous les mers, d\u2019apr\u00e8s une gravure vue dans un livre. Sur une applique en bois, des boutons ronds, peut-\u00eatre en porcelaine : il y en a sept, plus un menant aux caves de l\u2019immeuble. Les chiffres sont noirs et romains. Les Gassion habitent \u00e0 l\u2019entresol, derri\u00e8re une porte vitr\u00e9e avec des rideaux de dentelle et, accroch\u00e9es aux rideaux, de grosses cigales lisses et brillantes, en plastique. L\u2019odeur de soupe vous arrive directement dans le nez d\u00e8s qu\u2019on sort de l\u2019ascenseur. Il y a une petite plaque \u00e0 droite de la porte : « Gassion, concierges ». Au sol, un linol\u00e9um qui br\u00fble les genoux. Sur la table, une toile cir\u00e9e jaune, avec encore des cigales en d\u00e9coration. On baisse la poign\u00e9e de la porte des Gassion et, en entrant, on prend tout d\u2019un coup le chant des cigales, celui des ins\u00e9parables, l\u2019odeur de soupe, et d\u2019autres encore, moins faciles \u00e0 identifier. Le mari de madame Gassion a fait la guerre de 14-18. Et ils ne sont pas pingres : il y a toujours des bonbons dans un pot en verre pos\u00e9 sur la table. Des bonbons qu\u2019on doit sucer plut\u00f4t que croquer, dit madame Gassion, qui est une femme gentille. Le soir, c\u2019est la lib\u00e9ration : on sort de la loge et on remonte dans l\u2019ascenseur. Les grands-parents ne disent pas grand-chose. On s\u2019arr\u00eate au septi\u00e8me. L\u2019enfant voudrait avoir un chien, mais moins vieux et malade que celui des Gassion.<\/p>\n Odette<\/strong><\/p>\n Odette vient parfois le dimanche. Elle a l\u2019accent du Bourbonnais et des chaussures \u00e0 talons aiguilles. Avec la grand-m\u00e8re, elles s\u2019assoient dans la cuisine sur des chaises en formica blanc. Sur la table, on pose des mazagrans pour boire le caf\u00e9. Elle doit venir apr\u00e8s les repas, pendant que le grand-p\u00e8re s\u2019enferme dans la chambre pour faire la sieste. Odette apporte avec elle un nuage odorant in\u00e9dit, mais qu\u2019on finit par reconna\u00eetre presque quand elle arrive derri\u00e8re la porte d\u2019entr\u00e9e de l\u2019appartement. Parfois, l\u2019enfant a droit \u00e0 un canard : on coupe un sucre en deux et on le plonge dans le caf\u00e9. Des pigeons viennent se poser sur la margelle de la fen\u00eatre : c\u2019est un moment paisible. Odette est en froufrous, en froissement ; elle a les ongles rouges carmin et elle met longtemps \u00e0 \u00f4ter son manteau. Parfois, elle ne le retire m\u00eame pas : elle met son sac \u00e0 main sur ses genoux et elle boit son caf\u00e9 \u00e0 toutes petites gorg\u00e9es, en parlant de choses et d\u2019autres que l\u2019enfant ne comprend pas.<\/p>\n Marcel<\/strong><\/p>\n Marcel est un vieux type, ami du grand-p\u00e8re. Parfois, l\u2019enfant accompagne le grand-p\u00e8re, qui conduit sa camionnette-tube Citro\u00ebn avec une seule main. De l\u2019autre, il tient souvent une cigarette. Des Gitanes blanches. Chez Marcel, c\u2019est quelque part dans le 15e, on y arrive \u00e0 n\u2019importe quelle heure : c\u2019est un bazar merveilleux. Il y a de tout. Des jouets, des chevaux de bois, des piles de journaux, de magazines, des v\u00eatements sur des cintres accroch\u00e9s \u00e0 des tubulures, des bandes dessin\u00e9es. Marcel ne dit pas grand-chose, et le grand-p\u00e8re non plus. Ils se connaissent bien. Prisonniers ensemble chez les Allemands, au service du travail obligatoire. Du coup, depuis, ils n\u2019ont plus jamais travaill\u00e9 pour un patron. Ils sont \u00e0 leur compte. Marcel veut parfois tailler les oreilles de l\u2019enfant en pointe. Il sort un couteau et le brandit. C\u2019est effrayant, \u00e7a compense presque le merveilleux du bazar, ici.<\/p>\n Totor<\/strong><\/p>\n Totor aussi veut couper les oreilles du gamin en pointe. C\u2019est sans doute une mode. On a peur au d\u00e9but, puis on comprend que c\u2019est juste pour dire quelque chose. Des montagnes de pommes de terre, de carottes, de choux, et la voix de stentor de Totor couvrant le brouhaha du march\u00e9, boulevard Brune. Puis celle des autres marchands, dont le grand-p\u00e8re, les poules et les lapins du G\u00e2tinais. Et puis l\u2019enfant sera initi\u00e9 ainsi, Totor lui dit : faut gueuler pour attirer le chaland, mon petit vieux. C\u2019est quoi ton cri de guerre, allez. Treize \u00e0 la douzaine, les \u0153ufs, mes beaux \u0153ufs, tout frais pondus, approchez, mesdames, approchez, messieurs. C\u2019est bien, et il met sa grosse paluche sur le cr\u00e2ne du gosse. Si les petits cochons ne te mangent pas, qu\u2019il ajoute. Totor est mort d\u2019un coup en tendant \u00e0 une jeune femme une botte de persil. La vie tient \u00e0 peu de chose. Puis, apr\u00e8s le march\u00e9, les ouvriers de la voirie s\u2019am\u00e8nent et nettoient tout ; quelques passants r\u00e9cup\u00e8rent des l\u00e9gumes, des fruits tal\u00e9s dans les piles de cageots. La voix de Totor r\u00e9sonne encore un peu, et puis l\u2019enfant passe \u00e0 autre chose.<\/p>",
"content_text": " **Les Gassion** En semaine, l\u2019enfant est d\u00e9pos\u00e9 chez les concierges. Tout le monde entre, il n\u2019y a pas beaucoup de place dans l\u2019ascenseur. Il y a une odeur de graisse et d\u2019encaustique. La porte se referme doucement, lentement : il faut attendre, \u00eatre patient. Puis il y a un clic, signe que tout est par\u00e9 \u00e0 la descente, et la machinerie s\u2019\u00e9branle ; on descend en s\u2019\u00e9tonnant que le tapis rouge ne commence qu\u2019\u00e0 partir du troisi\u00e8me. Des tiges dor\u00e9es le maintiennent au creux de chaque marche. La cabine d\u2019ascenseur en bois \u2014 est-il pr\u00e9cieux ? on ne le sait pas \u2014 \u00e9voque la cabine de N\u00e9mo dans Vingt mille lieues sous les mers, d\u2019apr\u00e8s une gravure vue dans un livre. Sur une applique en bois, des boutons ronds, peut-\u00eatre en porcelaine : il y en a sept, plus un menant aux caves de l\u2019immeuble. Les chiffres sont noirs et romains. Les Gassion habitent \u00e0 l\u2019entresol, derri\u00e8re une porte vitr\u00e9e avec des rideaux de dentelle et, accroch\u00e9es aux rideaux, de grosses cigales lisses et brillantes, en plastique. L\u2019odeur de soupe vous arrive directement dans le nez d\u00e8s qu\u2019on sort de l\u2019ascenseur. Il y a une petite plaque \u00e0 droite de la porte : \u00ab Gassion, concierges \u00bb. Au sol, un linol\u00e9um qui br\u00fble les genoux. Sur la table, une toile cir\u00e9e jaune, avec encore des cigales en d\u00e9coration. On baisse la poign\u00e9e de la porte des Gassion et, en entrant, on prend tout d\u2019un coup le chant des cigales, celui des ins\u00e9parables, l\u2019odeur de soupe, et d\u2019autres encore, moins faciles \u00e0 identifier. Le mari de madame Gassion a fait la guerre de 14-18. Et ils ne sont pas pingres : il y a toujours des bonbons dans un pot en verre pos\u00e9 sur la table. Des bonbons qu\u2019on doit sucer plut\u00f4t que croquer, dit madame Gassion, qui est une femme gentille. Le soir, c\u2019est la lib\u00e9ration : on sort de la loge et on remonte dans l\u2019ascenseur. Les grands-parents ne disent pas grand-chose. On s\u2019arr\u00eate au septi\u00e8me. L\u2019enfant voudrait avoir un chien, mais moins vieux et malade que celui des Gassion. **Odette** Odette vient parfois le dimanche. Elle a l\u2019accent du Bourbonnais et des chaussures \u00e0 talons aiguilles. Avec la grand-m\u00e8re, elles s\u2019assoient dans la cuisine sur des chaises en formica blanc. Sur la table, on pose des mazagrans pour boire le caf\u00e9. Elle doit venir apr\u00e8s les repas, pendant que le grand-p\u00e8re s\u2019enferme dans la chambre pour faire la sieste. Odette apporte avec elle un nuage odorant in\u00e9dit, mais qu\u2019on finit par reconna\u00eetre presque quand elle arrive derri\u00e8re la porte d\u2019entr\u00e9e de l\u2019appartement. Parfois, l\u2019enfant a droit \u00e0 un canard : on coupe un sucre en deux et on le plonge dans le caf\u00e9. Des pigeons viennent se poser sur la margelle de la fen\u00eatre : c\u2019est un moment paisible. Odette est en froufrous, en froissement ; elle a les ongles rouges carmin et elle met longtemps \u00e0 \u00f4ter son manteau. Parfois, elle ne le retire m\u00eame pas : elle met son sac \u00e0 main sur ses genoux et elle boit son caf\u00e9 \u00e0 toutes petites gorg\u00e9es, en parlant de choses et d\u2019autres que l\u2019enfant ne comprend pas. **Marcel** Marcel est un vieux type, ami du grand-p\u00e8re. Parfois, l\u2019enfant accompagne le grand-p\u00e8re, qui conduit sa camionnette-tube Citro\u00ebn avec une seule main. De l\u2019autre, il tient souvent une cigarette. Des Gitanes blanches. Chez Marcel, c\u2019est quelque part dans le 15e, on y arrive \u00e0 n\u2019importe quelle heure : c\u2019est un bazar merveilleux. Il y a de tout. Des jouets, des chevaux de bois, des piles de journaux, de magazines, des v\u00eatements sur des cintres accroch\u00e9s \u00e0 des tubulures, des bandes dessin\u00e9es. Marcel ne dit pas grand-chose, et le grand-p\u00e8re non plus. Ils se connaissent bien. Prisonniers ensemble chez les Allemands, au service du travail obligatoire. Du coup, depuis, ils n\u2019ont plus jamais travaill\u00e9 pour un patron. Ils sont \u00e0 leur compte. Marcel veut parfois tailler les oreilles de l\u2019enfant en pointe. Il sort un couteau et le brandit. C\u2019est effrayant, \u00e7a compense presque le merveilleux du bazar, ici. **Totor** Totor aussi veut couper les oreilles du gamin en pointe. C\u2019est sans doute une mode. On a peur au d\u00e9but, puis on comprend que c\u2019est juste pour dire quelque chose. Des montagnes de pommes de terre, de carottes, de choux, et la voix de stentor de Totor couvrant le brouhaha du march\u00e9, boulevard Brune. Puis celle des autres marchands, dont le grand-p\u00e8re, les poules et les lapins du G\u00e2tinais. Et puis l\u2019enfant sera initi\u00e9 ainsi, Totor lui dit : faut gueuler pour attirer le chaland, mon petit vieux. C\u2019est quoi ton cri de guerre, allez. Treize \u00e0 la douzaine, les \u0153ufs, mes beaux \u0153ufs, tout frais pondus, approchez, mesdames, approchez, messieurs. C\u2019est bien, et il met sa grosse paluche sur le cr\u00e2ne du gosse. Si les petits cochons ne te mangent pas, qu\u2019il ajoute. Totor est mort d\u2019un coup en tendant \u00e0 une jeune femme une botte de persil. La vie tient \u00e0 peu de chose. Puis, apr\u00e8s le march\u00e9, les ouvriers de la voirie s\u2019am\u00e8nent et nettoient tout ; quelques passants r\u00e9cup\u00e8rent des l\u00e9gumes, des fruits tal\u00e9s dans les piles de cageots. La voix de Totor r\u00e9sonne encore un peu, et puis l\u2019enfant passe \u00e0 autre chose. ",
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"date_modified": "2025-12-20T14:34:46Z",
"author": {"name": "Patrick Blanchon"},
"content_html": " Les saisons arrivent, s\u2019en vont, reviennent ; elles reviennent presque pareilles, d\u2019une ann\u00e9e \u00e0 l\u2019autre, avec leurs signes r\u00e9p\u00e9t\u00e9s qu\u2019on finit par reconna\u00eetre avant m\u00eame de les comprendre. Ce rythme-l\u00e0, l\u2019enfant ne l\u2019apprend pas dans les livres : il l\u2019apprend par le corps, par le c\u0153ur, par les odeurs et les changements de lumi\u00e8re, par la terre qui colle aux semelles, par l\u2019air qui pique ou qui se charge d\u2019une douceur suspecte. Il sait, sans savoir le dire, quand l\u2019automne approche ; il sait quand l\u2019hiver se pr\u00e9pare ; il sait quand l\u2019\u00e9t\u00e9 s\u2019ach\u00e8ve, rien qu\u2019\u00e0 la fa\u00e7on dont le soir tombe et dont les fen\u00eatres se remettent \u00e0 briller plus t\u00f4t. Et pourtant, malgr\u00e9 la ville d\u2019o\u00f9 il vient — si peu de temps pass\u00e9 en elle — il ne se sent ni des villes ni des campagnes : il se sent comme quelqu\u2019un de passage, travers\u00e9 par les saisons comme on est travers\u00e9 par une musique qu\u2019on n\u2019a pas choisie. Quand il fait beau, il se laisse prendre ; quand il fait gris, il s\u2019\u00e9tonne ; quand il pleut, il tend les paumes ouvertes pour sentir l\u2019eau froide s\u2019y poser ; quand il neige, comme tous les enfants, il fabrique des boules de neige et il regarde la vapeur sortir de sa bouche comme une preuve qu\u2019il est vivant. Il aurait voulu se laisser vivre ainsi, port\u00e9 par le temps, comme autrefois port\u00e9 dans un ventre. Mais l\u2019histoire n\u2019est pas d\u2019accord avec ce projet ; elle lui propose une entr\u00e9e brutale. Il perd le confort du ventre un mois trop t\u00f4t : pr\u00e9matur\u00e9. Il arrive au monde avec un manque d\u2019informations qu\u2019il ne saura jamais nommer, mais qu\u2019il sentira longtemps comme une lacune dans l\u2019usage du r\u00e9el. Tr\u00e8s vite, l\u2019accueil devient urgence : la lumi\u00e8re trop blanche, les bips r\u00e9guliers, le plastique, l\u2019odeur d\u2019alcool, le coton qui gratte, les scotchs sur la peau, les tuyaux qui montent vers le visage. Une prison de verre. On l\u2019entube, on l\u2019appareille, on le retourne avec des mains qui vont vite, et le voici seul, minuscule, dans un vaste monde qui ne le reconna\u00eet pas. Il a peur, mais il n\u2019a pas les mots ; il n\u2019a que cette sensation de vide \u00e0 combler, comme une page blanche au milieu d\u2019une nuit sans bord. Au-del\u00e0 du plexiglas, des silhouettes passent, des voix s\u2019approchent puis s\u2019\u00e9loignent, des odeurs \u00e9trang\u00e8res s\u2019accrochent un instant ; parfois, il y a une \u00e9claircie, quelque chose de plus doux : elle est l\u00e0, il la sent, il la devine dans une chaleur, dans un souffle, dans une voix qui se pose ; puis il la perd \u00e0 nouveau, et la joie, coup\u00e9e net, laisse place \u00e0 une peine qui n\u2019a encore ni nom ni histoire — seulement une b\u00e9ance, et toute une vie de nouveau-n\u00e9 contenue dans cette alternance : pr\u00e9sence \/ absence. Plus tard, il partira aussi du primaire comme il est parti du ventre : trop t\u00f4t, ou trop de c\u00f4t\u00e9. Il n\u2019aura pas la suite des histoires tiss\u00e9es depuis la maternelle, les liens d\u00e9j\u00e0 install\u00e9s, les m\u00eames comptines, les m\u00eames habitudes ; il arrive dans un r\u00e9cit commenc\u00e9 sans lui. Il perdra la maison, le jardin, les champs, les collines, la for\u00eat, et, presque aussit\u00f4t, son accent. Il le sent sur sa langue comme on sent un caillou : il g\u00eane, il trahit. Alors il tente de le lisser, de parler « pointu », et cette correction-l\u00e0 devient une autre perte, plus sourde : une fa\u00e7on de se fondre, de ne pas se faire remarquer, de ne pas donner prise. Il retrouve pourtant, certains matins d\u2019hiver, une \u00e9vidence qui n\u2019a pas besoin de phrases : la neige, ce grand tapis blanc, et les merles pos\u00e9s dessus comme des points noirs. Il suit l\u2019empreinte de leurs pattes, ces minuscules traces en V, jusqu\u2019\u00e0 l\u2019endroit o\u00f9 tout s\u2019arr\u00eate d\u2019un coup ; il reste l\u00e0, \u00e0 regarder, \u00e0 chercher la logique de la disparition. Parfois, on gratte \u00e0 mains nues le froid pour voir plus clair : on casse la cro\u00fbte gel\u00e9e, on atteint le noir en dessous, la terre humide, lourde ; pas de merle, pas de grive. On n\u2019a pas vu l\u2019envol. C\u2019est peut-\u00eatre \u00e7a, se perdre : dispara\u00eetre sans que personne n\u2019ait vu le moment pr\u00e9cis o\u00f9 l\u2019on a quitt\u00e9 le sol. L\u2019envol n\u2019appartient pas au pr\u00e9sent ; il se produit hors champ, comme les saisons qui changent sans qu\u2019on surprenne jamais l\u2019instant exact du basculement. Tant de choses nous traversent, et on n\u2019en retient qu\u2019une poign\u00e9e, et encore, mal. Quelle heure est-il ? Il ne sait pas le dire en regardant les chiffres romains de l\u2019horloge ; il ne sait pas lire ce temps-l\u00e0, ce temps dessin\u00e9. Il aimerait pouvoir dire, comme un grand, « il est douze heures », « il est vingt heures », avec l\u2019assurance d\u2019une phrase qui ferme la discussion. Mais apprendre a un prix : du temps \u00e0 perdre pour apprendre le temps. Dehors, on se d\u00e9brouille sans pr\u00e9cision ; le soleil donne l\u2019heure, m\u00eame quand il est cach\u00e9, \u00e0 la fa\u00e7on dont la lumi\u00e8re tombe sur le mur, \u00e0 la longueur des ombres, au froid qui remonte du sol. Dans la cuisine, les paroles des adultes passent comme des consignes : mettre la table, faire le m\u00e9nage, ranger le bois sous l\u2019appentis, travailler bien \u00e0 l\u2019\u00e9cole, dire bonjour, dire au revoir, ne pas pleurer, ne pas faire d\u2019histoires. Il entend ces phrases et il voit les visages qui les prononcent : la fatigue dans les yeux, la bouche serr\u00e9e, l\u2019habitude qui remplace la douceur. Un jour, il faut couper l\u2019arbre : son ombre g\u00eane le voisin et son potager. Il revient de l\u2019\u00e9cole et il n\u2019y a plus que du vide au milieu de la cour ; un tronc net, des copeaux au sol, une odeur de s\u00e8ve, et cette impression qu\u2019on a retir\u00e9 quelque chose du monde sans pr\u00e9venir. La stupeur ressemble \u00e0 un bruit sec : comme un coup de fusil dans la neige, quand un homme vise les merles ; apr\u00e8s, on peut suivre les gouttes de sang sur le blanc, on peut suivre une trace jusqu\u2019au bout, et au bout il n\u2019y a pas une le\u00e7on, il y a un oiseau mort, et une tristesse qui s\u2019installe sans qu\u2019on sache quoi en faire. Plus tard encore, c\u2019est quand il perd go\u00fbt aux choses usuelles — quand l\u2019usage g\u00e9n\u00e9ral se d\u00e9colle — que remontent l\u2019ennui et les odeurs d\u2019enfance : l\u2019humus des bois, le roux des feuilles, le silence des arbres, leurs t\u00eates lentes qui bougent dans le vent. Il essaie parfois de prononcer leurs noms ; la gorge se serre, \u00e7a ne vient pas. Il est presque au bord de quelque chose, comme au bord d\u2019un mot qu\u2019on a sur la langue et qui refuse de se donner. Et il comprend, sans l\u2019expliquer, que ces pertes-l\u00e0 ne sont pas des \u00e9pisodes : elles sont un prologue qui n\u2019en finit pas, une mani\u00e8re d\u2019entrer dans le monde en laissant derri\u00e8re soi, \u00e0 intervalles r\u00e9guliers, des morceaux de soi, tandis que dehors les saisons continuent, indiff\u00e9rentes, \u00e0 faire leur travail.<\/p>",
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Et pourtant, malgr\u00e9 la ville d\u2019o\u00f9 il vient \u2014 si peu de temps pass\u00e9 en elle \u2014 il ne se sent ni des villes ni des campagnes : il se sent comme quelqu\u2019un de passage, travers\u00e9 par les saisons comme on est travers\u00e9 par une musique qu\u2019on n\u2019a pas choisie. Quand il fait beau, il se laisse prendre ; quand il fait gris, il s\u2019\u00e9tonne ; quand il pleut, il tend les paumes ouvertes pour sentir l\u2019eau froide s\u2019y poser ; quand il neige, comme tous les enfants, il fabrique des boules de neige et il regarde la vapeur sortir de sa bouche comme une preuve qu\u2019il est vivant. Il aurait voulu se laisser vivre ainsi, port\u00e9 par le temps, comme autrefois port\u00e9 dans un ventre. Mais l\u2019histoire n\u2019est pas d\u2019accord avec ce projet ; elle lui propose une entr\u00e9e brutale. Il perd le confort du ventre un mois trop t\u00f4t : pr\u00e9matur\u00e9. Il arrive au monde avec un manque d\u2019informations qu\u2019il ne saura jamais nommer, mais qu\u2019il sentira longtemps comme une lacune dans l\u2019usage du r\u00e9el. Tr\u00e8s vite, l\u2019accueil devient urgence : la lumi\u00e8re trop blanche, les bips r\u00e9guliers, le plastique, l\u2019odeur d\u2019alcool, le coton qui gratte, les scotchs sur la peau, les tuyaux qui montent vers le visage. Une prison de verre. On l\u2019entube, on l\u2019appareille, on le retourne avec des mains qui vont vite, et le voici seul, minuscule, dans un vaste monde qui ne le reconna\u00eet pas. Il a peur, mais il n\u2019a pas les mots ; il n\u2019a que cette sensation de vide \u00e0 combler, comme une page blanche au milieu d\u2019une nuit sans bord. Au-del\u00e0 du plexiglas, des silhouettes passent, des voix s\u2019approchent puis s\u2019\u00e9loignent, des odeurs \u00e9trang\u00e8res s\u2019accrochent un instant ; parfois, il y a une \u00e9claircie, quelque chose de plus doux : elle est l\u00e0, il la sent, il la devine dans une chaleur, dans un souffle, dans une voix qui se pose ; puis il la perd \u00e0 nouveau, et la joie, coup\u00e9e net, laisse place \u00e0 une peine qui n\u2019a encore ni nom ni histoire \u2014 seulement une b\u00e9ance, et toute une vie de nouveau-n\u00e9 contenue dans cette alternance : pr\u00e9sence \/ absence. Plus tard, il partira aussi du primaire comme il est parti du ventre : trop t\u00f4t, ou trop de c\u00f4t\u00e9. Il n\u2019aura pas la suite des histoires tiss\u00e9es depuis la maternelle, les liens d\u00e9j\u00e0 install\u00e9s, les m\u00eames comptines, les m\u00eames habitudes ; il arrive dans un r\u00e9cit commenc\u00e9 sans lui. Il perdra la maison, le jardin, les champs, les collines, la for\u00eat, et, presque aussit\u00f4t, son accent. Il le sent sur sa langue comme on sent un caillou : il g\u00eane, il trahit. Alors il tente de le lisser, de parler \u00ab pointu \u00bb, et cette correction-l\u00e0 devient une autre perte, plus sourde : une fa\u00e7on de se fondre, de ne pas se faire remarquer, de ne pas donner prise. Il retrouve pourtant, certains matins d\u2019hiver, une \u00e9vidence qui n\u2019a pas besoin de phrases : la neige, ce grand tapis blanc, et les merles pos\u00e9s dessus comme des points noirs. Il suit l\u2019empreinte de leurs pattes, ces minuscules traces en V, jusqu\u2019\u00e0 l\u2019endroit o\u00f9 tout s\u2019arr\u00eate d\u2019un coup ; il reste l\u00e0, \u00e0 regarder, \u00e0 chercher la logique de la disparition. Parfois, on gratte \u00e0 mains nues le froid pour voir plus clair : on casse la cro\u00fbte gel\u00e9e, on atteint le noir en dessous, la terre humide, lourde ; pas de merle, pas de grive. On n\u2019a pas vu l\u2019envol. C\u2019est peut-\u00eatre \u00e7a, se perdre : dispara\u00eetre sans que personne n\u2019ait vu le moment pr\u00e9cis o\u00f9 l\u2019on a quitt\u00e9 le sol. L\u2019envol n\u2019appartient pas au pr\u00e9sent ; il se produit hors champ, comme les saisons qui changent sans qu\u2019on surprenne jamais l\u2019instant exact du basculement. Tant de choses nous traversent, et on n\u2019en retient qu\u2019une poign\u00e9e, et encore, mal. Quelle heure est-il ? Il ne sait pas le dire en regardant les chiffres romains de l\u2019horloge ; il ne sait pas lire ce temps-l\u00e0, ce temps dessin\u00e9. Il aimerait pouvoir dire, comme un grand, \u00ab il est douze heures \u00bb, \u00ab il est vingt heures \u00bb, avec l\u2019assurance d\u2019une phrase qui ferme la discussion. Mais apprendre a un prix : du temps \u00e0 perdre pour apprendre le temps. Dehors, on se d\u00e9brouille sans pr\u00e9cision ; le soleil donne l\u2019heure, m\u00eame quand il est cach\u00e9, \u00e0 la fa\u00e7on dont la lumi\u00e8re tombe sur le mur, \u00e0 la longueur des ombres, au froid qui remonte du sol. Dans la cuisine, les paroles des adultes passent comme des consignes : mettre la table, faire le m\u00e9nage, ranger le bois sous l\u2019appentis, travailler bien \u00e0 l\u2019\u00e9cole, dire bonjour, dire au revoir, ne pas pleurer, ne pas faire d\u2019histoires. Il entend ces phrases et il voit les visages qui les prononcent : la fatigue dans les yeux, la bouche serr\u00e9e, l\u2019habitude qui remplace la douceur. Un jour, il faut couper l\u2019arbre : son ombre g\u00eane le voisin et son potager. Il revient de l\u2019\u00e9cole et il n\u2019y a plus que du vide au milieu de la cour ; un tronc net, des copeaux au sol, une odeur de s\u00e8ve, et cette impression qu\u2019on a retir\u00e9 quelque chose du monde sans pr\u00e9venir. La stupeur ressemble \u00e0 un bruit sec : comme un coup de fusil dans la neige, quand un homme vise les merles ; apr\u00e8s, on peut suivre les gouttes de sang sur le blanc, on peut suivre une trace jusqu\u2019au bout, et au bout il n\u2019y a pas une le\u00e7on, il y a un oiseau mort, et une tristesse qui s\u2019installe sans qu\u2019on sache quoi en faire. Plus tard encore, c\u2019est quand il perd go\u00fbt aux choses usuelles \u2014 quand l\u2019usage g\u00e9n\u00e9ral se d\u00e9colle \u2014 que remontent l\u2019ennui et les odeurs d\u2019enfance : l\u2019humus des bois, le roux des feuilles, le silence des arbres, leurs t\u00eates lentes qui bougent dans le vent. Il essaie parfois de prononcer leurs noms ; la gorge se serre, \u00e7a ne vient pas. Il est presque au bord de quelque chose, comme au bord d\u2019un mot qu\u2019on a sur la langue et qui refuse de se donner. Et il comprend, sans l\u2019expliquer, que ces pertes-l\u00e0 ne sont pas des \u00e9pisodes : elles sont un prologue qui n\u2019en finit pas, une mani\u00e8re d\u2019entrer dans le monde en laissant derri\u00e8re soi, \u00e0 intervalles r\u00e9guliers, des morceaux de soi, tandis que dehors les saisons continuent, indiff\u00e9rentes, \u00e0 faire leur travail. ",
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