{ "version": "https://jsonfeed.org/version/1.1", "title": "Le dibbouk", "home_page_url": "https:\/\/ledibbouk.net\/", "feed_url": "https:\/\/ledibbouk.net\/spip.php?page=feed_json", "language": "fr-FR", "items": [ { "id": "https:\/\/ledibbouk.net\/29-janvier-2019.html", "url": "https:\/\/ledibbouk.net\/29-janvier-2019.html", "title": "29 janvier 2019", "date_published": "2019-01-29T07:52:00Z", "date_modified": "2025-11-23T07:57:39Z", "author": {"name": "Patrick Blanchon"}, "content_html": "\n

Ma belle petite-fille parle parfois dans une langue \u00e0 elle, faite de raccourcis, de sons aval\u00e9s, de mots qui glissent. Moi, je suis devenu dur de la feuille. Je m\u2019en aper\u00e7ois \u00e0 la fatigue que \u00e7a met dans les conversations : je fais r\u00e9p\u00e9ter, je colle mon visage au visage de l\u2019autre, je lis les bouches, je remplis les trous. Avant, je faisais semblant de comprendre. Par timidit\u00e9, par pudeur, par g\u00eane d\u2019\u00eatre rep\u00e9r\u00e9. Aujourd\u2019hui je ne joue plus. Je demande. Je fais r\u00e9p\u00e9ter. J\u2019assume l\u2019onde brouill\u00e9e qui me reste et, avec \u00e7a, j\u2019\u00e9vite les malentendus. Elle est venue en vacances. \u00c0 l\u2019heure du go\u00fbter, elle m\u2019a regard\u00e9 droit, a point\u00e9 le frigo et a dit quelque chose comme « ahcheveux ». J\u2019ai d\u2019abord cru \u00e0 une fantaisie de plus. Je me suis approch\u00e9, j\u2019ai dit « quoi ? », elle a r\u00e9p\u00e9t\u00e9, m\u00eame son, m\u00eame assurance. Alors j\u2019ai ouvert le frigo. Son doigt est all\u00e9 tout de suite vers un yaourt. « Ah je veux », j\u2019ai compris. On a ri. Ou plut\u00f4t j\u2019ai ri int\u00e9rieurement, elle, d\u00e9j\u00e0 pass\u00e9e \u00e0 autre chose. Je n\u2019ai rien racont\u00e9 ensuite. Pas \u00e0 sa m\u00e8re, pas \u00e0 son p\u00e8re, pas \u00e0 ma femme. Je gardais la sc\u00e8ne pour nous deux, comme on garde un caillou dans une poche. Ce matin, mon caf\u00e9 \u00e0 la main, je pesais encore ces deux mots qui me reviennent souvent : achev\u00e9, inachev\u00e9. Deux plateaux sur la table, comme si la journ\u00e9e devait choisir entre finir et laisser ouvert. Et voil\u00e0 que « ah je veux » s\u2019est coll\u00e9 \u00e0 « achev\u00e9 ». Vouloir, achever : la m\u00eame pouss\u00e9e. Achever, c\u2019est finir, oui. Mais c\u2019est aussi porter le coup de trop, celui qui met d\u00e9finitivement \u00e0 terre ce qui respirait encore. Cette proximit\u00e9 me g\u00eane. Elle \u00e9claire peut-\u00eatre ma mani\u00e8re de peindre. Je laisse tant de toiles \u00e0 demi lev\u00e9es, des pans entiers en suspens, non par paresse mais par refus de la mise \u00e0 mort de l\u2019id\u00e9e. Ne pas fermer trop t\u00f4t. Ne pas tuer ce qui bouge encore. Garder \u00e0 l\u2019\u0153uvre une chance de continuer sans moi, et \u00e0 moi la possibilit\u00e9 d\u2019y revenir sans devoir l\u2019achever. C\u2019est un pacte de survie, \u00e0 deux : la toile et celui qui la regarde. Si je n\u2019avais pas fait r\u00e9p\u00e9ter l\u2019enfant, l\u2019autre jour, j\u2019aurais pu entendre « un cheveux », hausser les \u00e9paules, repartir \u00e0 l\u2019atelier et laisser passer la sc\u00e8ne. L\u00e0, je l\u2019ai attrap\u00e9e. Non pas malgr\u00e9 mon oreille, mais \u00e0 cause d\u2019elle.<\/p>\n

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C\u2019\u00e9tait une petite forme noire qui sautillait sur la neige, rien de plus. L\u2019enfant a pris un caillou, l\u2019a gliss\u00e9 dans l\u2019\u00e9lastique, a pinc\u00e9 le cuir entre le pouce et l\u2019index, a tendu, puis a l\u00e2ch\u00e9. Il savait que \u00e7a pouvait rater, comme d\u2019habitude. Cette fois, \u00e7a a touch\u00e9. L\u2019oiseau a eu un bref d\u00e9s\u00e9quilibre, une aile \u00e0 peine ouverte, puis il s\u2019est couch\u00e9 sur le c\u00f4t\u00e9. Le gamin s\u2019est approch\u00e9 avec le sourire qu\u2019on a devant une r\u00e9ussite sans importance. Il s\u2019attendait \u00e0 voir l\u2019animal repartir au dernier moment, comme si tout \u00e7a n\u2019avait \u00e9t\u00e9 qu\u2019un jeu. Mais rien n\u2019a boug\u00e9. Alors il a compris, d\u2019un coup, qu\u2019il avait tu\u00e9 un oiseau. Le premier. Il est rest\u00e9 l\u00e0 une seconde, juste \u00e0 regarder. « Donc le hasard peut faire \u00e7a aussi », a-t-il pens\u00e9, sans phrases compl\u00e8tes. Il a ramass\u00e9 le corps ti\u00e8de et l\u00e9ger, l\u2019a lanc\u00e9 par-dessus la haie, et il a d\u00e9cid\u00e9 de ne plus y revenir. Le reste de la journ\u00e9e s\u2019est mal tenu. Il n\u2019avait pas voulu tuer, pas vraiment. Ce qui lui faisait peur, ce n\u2019\u00e9tait pas seulement l\u2019oiseau mort, mais le fait que sa main avait agi avant lui. Il y avait dans la t\u00eate une g\u00eane continue, comme un bruit de fond qu\u2019on n\u2019arrive pas \u00e0 baisser. Tout ce qu\u2019il faisait passait par cette g\u00eane. Le jardin, la maison, les gestes ordinaires paraissaient d\u00e9plac\u00e9s, comme si le d\u00e9cor appartenait d\u00e9sormais \u00e0 quelqu\u2019un d\u2019autre. Il n\u2019a rien dit. Il sentait confus\u00e9ment que les mots n\u2019aideraient pas, qu\u2019ils rendraient la chose plus r\u00e9elle encore. Le soir, son p\u00e8re est rentr\u00e9, il l\u2019a embrass\u00e9. Apr\u00e8s le repas, la t\u00e9l\u00e9vision parlait d\u2019une guerre lointaine. Les images d\u00e9filaient, les voix aussi, et les parents s\u2019enfon\u00e7aient dans le sommeil, chacun sur son canap\u00e9. L\u2019enfant caressait le chien sans y penser. La m\u00e8re s\u2019est r\u00e9veill\u00e9e, a dit d\u2019aller au lit, demain il y avait \u00e9cole. Dans sa chambre, il a allum\u00e9 sa lampe torche et a repris le livre qu\u2019il aimait. Les phrases glissaient. Il lisait, mais rien n\u2019entrait. Il a \u00e9teint. Dans le noir, l\u2019oiseau est revenu une fois, tr\u00e8s net, puis il s\u2019est endormi.<\/p>", "content_text": " C\u2019\u00e9tait une petite forme noire qui sautillait sur la neige, rien de plus. L\u2019enfant a pris un caillou, l\u2019a gliss\u00e9 dans l\u2019\u00e9lastique, a pinc\u00e9 le cuir entre le pouce et l\u2019index, a tendu, puis a l\u00e2ch\u00e9. Il savait que \u00e7a pouvait rater, comme d\u2019habitude. Cette fois, \u00e7a a touch\u00e9. 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La m\u00e8re s\u2019est r\u00e9veill\u00e9e, a dit d\u2019aller au lit, demain il y avait \u00e9cole. Dans sa chambre, il a allum\u00e9 sa lampe torche et a repris le livre qu\u2019il aimait. Les phrases glissaient. Il lisait, mais rien n\u2019entrait. Il a \u00e9teint. Dans le noir, l\u2019oiseau est revenu une fois, tr\u00e8s net, puis il s\u2019est endormi. ", "image": "https:\/\/ledibbouk.net\/IMG\/logo\/black-bird.jpg?1763884607", "tags": [] } ,{ "id": "https:\/\/ledibbouk.net\/mensonge-et-verite-les-outils-de-l-art.html", "url": "https:\/\/ledibbouk.net\/mensonge-et-verite-les-outils-de-l-art.html", "title": "Mensonge et v\u00e9rit\u00e9, les outils de l'art", "date_published": "2019-01-24T08:17:00Z", "date_modified": "2025-11-23T08:18:02Z", "author": {"name": "Patrick Blanchon"}, "content_html": "

Le mensonge et la v\u00e9rit\u00e9 ne sont pas pour moi des id\u00e9es g\u00e9n\u00e9rales : ce sont des outils de travail, des forces qui se disputent chaque toile, chaque phrase. Je ne sais pas ce qu\u2019est une v\u00e9rit\u00e9 si je ne la vois pas d\u2019abord se d\u00e9guiser, se d\u00e9placer, me tromper. Je peins, j\u2019\u00e9cris, et je m\u2019aper\u00e7ois que ce que j\u2019appelais sinc\u00e9rit\u00e9, au d\u00e9but, \u00e9tait souvent une pose involontaire : une mani\u00e8re de tenir le monde \u00e0 distance en me racontant que je l\u2019attrapais. Il m\u2019a fallu passer par des images fausses — fausses non parce qu\u2019elles mentent au r\u00e9el, mais parce qu\u2019elles m\u2019\u00e9pargnaient — pour comprendre peu \u00e0 peu ce que je cherchais. Je ne crois pas \u00e0 une v\u00e9rit\u00e9 commune o\u00f9 l\u2019on se retrouverait tous, comme \u00e0 une place centrale. Ce r\u00eave-l\u00e0 ressemble \u00e0 d\u2019autres r\u00eaves consolants : un paradis d\u2019origine, un retour garanti, une phrase qui ferait accord. La v\u00e9rit\u00e9, en revanche, est morcel\u00e9e, locale, li\u00e9e \u00e0 un corps et \u00e0 son rythme ; elle change d\u00e8s que je change. Et elle se cache sous des mensonges tr\u00e8s simples : les premiers, ceux de l\u2019enfance, qu\u2019on oublie de ranger en lieu s\u00fbr ; puis ceux de l\u2019\u00e2ge adulte, plus raffin\u00e9s, plus honn\u00eates en apparence, qui vous laissent vivre sans trop d\u2019inqui\u00e9tude. On s\u2019y habitue. On les confond avec soi. Jusqu\u2019au moment o\u00f9 \u00e7a craque : une toile qu\u2019on n\u2019arrive plus \u00e0 finir, une phrase qui sonne creux, un regard qui ne r\u00e9pond plus. L\u00e0, quelque chose tombe. On reste avec ce qui ne s\u2019explique pas. \u00c0 la fin il ne reste pas une morale, ni un syst\u00e8me, mais un silence net, sans adjectif, parce qu\u2019il est d\u00e9j\u00e0 tout ce qu\u2019il faut pour dire ce qui a \u00e9t\u00e9 vrai et ce qui a menti.<\/p>", "content_text": " Le mensonge et la v\u00e9rit\u00e9 ne sont pas pour moi des id\u00e9es g\u00e9n\u00e9rales : ce sont des outils de travail, des forces qui se disputent chaque toile, chaque phrase. Je ne sais pas ce qu\u2019est une v\u00e9rit\u00e9 si je ne la vois pas d\u2019abord se d\u00e9guiser, se d\u00e9placer, me tromper. Je peins, j\u2019\u00e9cris, et je m\u2019aper\u00e7ois que ce que j\u2019appelais sinc\u00e9rit\u00e9, au d\u00e9but, \u00e9tait souvent une pose involontaire : une mani\u00e8re de tenir le monde \u00e0 distance en me racontant que je l\u2019attrapais. Il m\u2019a fallu passer par des images fausses \u2014 fausses non parce qu\u2019elles mentent au r\u00e9el, mais parce qu\u2019elles m\u2019\u00e9pargnaient \u2014 pour comprendre peu \u00e0 peu ce que je cherchais. Je ne crois pas \u00e0 une v\u00e9rit\u00e9 commune o\u00f9 l\u2019on se retrouverait tous, comme \u00e0 une place centrale. Ce r\u00eave-l\u00e0 ressemble \u00e0 d\u2019autres r\u00eaves consolants : un paradis d\u2019origine, un retour garanti, une phrase qui ferait accord. La v\u00e9rit\u00e9, en revanche, est morcel\u00e9e, locale, li\u00e9e \u00e0 un corps et \u00e0 son rythme ; elle change d\u00e8s que je change. Et elle se cache sous des mensonges tr\u00e8s simples : les premiers, ceux de l\u2019enfance, qu\u2019on oublie de ranger en lieu s\u00fbr ; puis ceux de l\u2019\u00e2ge adulte, plus raffin\u00e9s, plus honn\u00eates en apparence, qui vous laissent vivre sans trop d\u2019inqui\u00e9tude. On s\u2019y habitue. On les confond avec soi. Jusqu\u2019au moment o\u00f9 \u00e7a craque : une toile qu\u2019on n\u2019arrive plus \u00e0 finir, une phrase qui sonne creux, un regard qui ne r\u00e9pond plus. L\u00e0, quelque chose tombe. On reste avec ce qui ne s\u2019explique pas. \u00c0 la fin il ne reste pas une morale, ni un syst\u00e8me, mais un silence net, sans adjectif, parce qu\u2019il est d\u00e9j\u00e0 tout ce qu\u2019il faut pour dire ce qui a \u00e9t\u00e9 vrai et ce qui a menti. ", "image": "https:\/\/ledibbouk.net\/IMG\/logo\/8f1bc243b9f6cdde0e1c2365aec58156.png?1763885857", "tags": [] } ,{ "id": "https:\/\/ledibbouk.net\/tuer-un-oiseau.html", "url": "https:\/\/ledibbouk.net\/tuer-un-oiseau.html", "title": "Tuer un oiseau", "date_published": "2019-01-23T08:44:00Z", "date_modified": "2025-11-23T08:45:01Z", "author": {"name": "Patrick Blanchon"}, "content_html": "

Un jour j\u2019ai vol\u00e9 les ciseaux de couturi\u00e8re de ma m\u00e8re pour d\u00e9couper un \u00e9lastique dans une vieille chambre \u00e0 air. Un jour j\u2019ai pris un couteau et j\u2019ai coup\u00e9 une branche, parce que j\u2019y voyais la fourche parfaite pour un lance-pierre. Un jour j\u2019ai ramass\u00e9 une pierre, froide, indiff\u00e9rente, pos\u00e9e l\u00e0 depuis un temps que je ne savais pas compter. Un jour j\u2019ai vu sur la neige un oiseau noir, minuscule, nerveux. Un jour j\u2019ai tendu l\u2019\u00e9lastique, j\u2019ai l\u00e2ch\u00e9, sans pens\u00e9e, avec la pr\u00e9cision de ceux qui veulent toucher. Un jour il n\u2019y a pas eu de bruit. Seulement une tache rouge qui s\u2019est ouverte dans le blanc. Je me suis approch\u00e9. L\u2019oiseau ne s\u2019est pas relev\u00e9. C\u2019est l\u00e0, d\u2019un seul coup, que j\u2019ai compris : j\u2019avais tu\u00e9.<\/p>", "content_text": " Un jour j\u2019ai vol\u00e9 les ciseaux de couturi\u00e8re de ma m\u00e8re pour d\u00e9couper un \u00e9lastique dans une vieille chambre \u00e0 air. Un jour j\u2019ai pris un couteau et j\u2019ai coup\u00e9 une branche, parce que j\u2019y voyais la fourche parfaite pour un lance-pierre. Un jour j\u2019ai ramass\u00e9 une pierre, froide, indiff\u00e9rente, pos\u00e9e l\u00e0 depuis un temps que je ne savais pas compter. Un jour j\u2019ai vu sur la neige un oiseau noir, minuscule, nerveux. Un jour j\u2019ai tendu l\u2019\u00e9lastique, j\u2019ai l\u00e2ch\u00e9, sans pens\u00e9e, avec la pr\u00e9cision de ceux qui veulent toucher. Un jour il n\u2019y a pas eu de bruit. Seulement une tache rouge qui s\u2019est ouverte dans le blanc. Je me suis approch\u00e9. L\u2019oiseau ne s\u2019est pas relev\u00e9. C\u2019est l\u00e0, d\u2019un seul coup, que j\u2019ai compris : j\u2019avais tu\u00e9. ", "image": "", "tags": [] } ,{ "id": "https:\/\/ledibbouk.net\/desobeir.html", "url": "https:\/\/ledibbouk.net\/desobeir.html", "title": "d\u00e9sob\u00e9ir ", "date_published": "2019-01-23T08:21:00Z", "date_modified": "2025-11-23T08:21:53Z", "author": {"name": "Patrick Blanchon"}, "content_html": "

La d\u00e9sob\u00e9issance n\u2019est pas chez moi un caprice. Elle surgit quand une injonction me demande de renoncer \u00e0 quelque chose d\u2019essentiel. Je peux ob\u00e9ir \u00e0 ce qui prot\u00e8ge, \u00e0 ce qui canalise, \u00e0 ce qui m\u2019emp\u00eache de nuire. Je peux apprendre \u00e0 diff\u00e9rer, \u00e0 tenir mes pulsions, \u00e0 me taire quand il le faut. Mais d\u00e8s qu\u2019on touche \u00e0 la libert\u00e9 int\u00e9rieure — celle qui me permet de penser, de cr\u00e9er, de dire non sans haine —, la d\u00e9sob\u00e9issance devient une question de survie. Ce n\u2019est pas “faire n\u2019importe quoi”. C\u2019est refuser l\u2019humiliation sous une forme polie. Dans l\u2019atelier, cette fronti\u00e8re est claire : on vous tend des recettes, des styles, des go\u00fbts dominants, des phrases toutes faites sur ce qui se vend, ce qui rassure, ce qui “ne d\u00e9range pas trop”. L\u2019artiste qui c\u00e8de \u00e0 cela peint avec la main de quelqu\u2019un d\u2019autre. La d\u00e9sob\u00e9issance commence l\u00e0 : dans le refus du poncif, dans le refus d\u2019un beau convenable, dans le refus d\u2019une \u0153uvre qui flatte au lieu d\u2019ouvrir une plaie. Si une peinture heurte, ce n\u2019est pas pour le spectacle de la violence ; c\u2019est parce qu\u2019elle met le doigt sur une zone fragile, l\u00e0 o\u00f9 la biens\u00e9ance masque une sauvagerie intacte. Nous vivons une \u00e9poque o\u00f9 deux barbaries se croisent. L\u2019ancienne — meurtre, viol, pillage — n\u2019a jamais disparu ; elle change de visage, elle s\u2019habille de pr\u00e9textes, mais reste ce qu\u2019elle est : une violence qui s\u2019autorise elle-m\u00eame. L\u2019autre est plus froide : elle se dit raisonnable, efficace, n\u00e9cessaire. Elle d\u00e9truit sans sang visible, par calcul, au nom du bien-\u00eatre d\u2019une minorit\u00e9. Elle ravage des vies, des pays, des milieux, et s\u2019excuse ensuite avec des chiffres. Entre les deux, la peur prosp\u00e8re et la parole publique se fige. On demande aux gens d\u2019\u00eatre sages pendant qu\u2019on leur retire les moyens de vivre. On invoque des “valeurs” \u00e0 ceux qui n\u2019ont plus de quoi nourrir leurs enfants. C\u2019est l\u00e0 que repara\u00eet l\u2019h\u00e9sitation la plus simple : parler ou casser. Rester dans le cadre ou le rompre. Les gilets jaunes ont port\u00e9 cette h\u00e9sitation \u00e0 ciel ouvert. Le mouvement a montr\u00e9 \u00e0 quel point le pouvoir se nourrit de nos scrupules : si nous dialoguons, il temporise et continue ; si nous explosons, il r\u00e9prime et continue. Dans les deux cas, il continue. Alors que faire ? Je ne connais pas de solution propre. Je sais seulement ceci : l\u2019art n\u2019a aucun sens s\u2019il s\u2019aligne sur la peur. Peindre des paysages “jolis” comme si le monde n\u2019\u00e9tait pas en train de se durcir, \u00e9crire des textes qui s\u2019excusent d\u2019exister, c\u2019est ajouter une couche de somnif\u00e8re \u00e0 une \u00e9poque d\u00e9j\u00e0 anesth\u00e9si\u00e9e. La d\u00e9sob\u00e9issance artistique n\u2019est pas une posture h\u00e9ro\u00efque ; c\u2019est une obligation minimale : tenir sa place sans se mentir. Faire une \u0153uvre qui refuse la langue des dominants, qui refuse le confort du consensus, qui rend visible ce que tout le monde pr\u00e9f\u00e8re laisser hors champ. Si quelque chose peut encore d\u00e9placer les mentalit\u00e9s, ce ne sera pas une morale de plus. Ce sera une somme de gestes pr\u00e9cis, tenus, risqu\u00e9s, qui cessent de demander la permission. J\u2019en appelle \u00e0 cela : que les artistes d\u00e9sob\u00e9issent d\u2019abord dans leurs \u0153uvres, sans slogan, sans prudence prophylactique, et qu\u2019ils acceptent d\u2019y mettre leur peau. Que cette d\u00e9sob\u00e9issance-l\u00e0 circule. Qu\u2019elle devienne contagieuse.<\/p>", "content_text": " La d\u00e9sob\u00e9issance n\u2019est pas chez moi un caprice. Elle surgit quand une injonction me demande de renoncer \u00e0 quelque chose d\u2019essentiel. Je peux ob\u00e9ir \u00e0 ce qui prot\u00e8ge, \u00e0 ce qui canalise, \u00e0 ce qui m\u2019emp\u00eache de nuire. Je peux apprendre \u00e0 diff\u00e9rer, \u00e0 tenir mes pulsions, \u00e0 me taire quand il le faut. Mais d\u00e8s qu\u2019on touche \u00e0 la libert\u00e9 int\u00e9rieure \u2014 celle qui me permet de penser, de cr\u00e9er, de dire non sans haine \u2014, la d\u00e9sob\u00e9issance devient une question de survie. Ce n\u2019est pas \u201cfaire n\u2019importe quoi\u201d. C\u2019est refuser l\u2019humiliation sous une forme polie. 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Le mouvement a montr\u00e9 \u00e0 quel point le pouvoir se nourrit de nos scrupules : si nous dialoguons, il temporise et continue ; si nous explosons, il r\u00e9prime et continue. Dans les deux cas, il continue. Alors que faire ? Je ne connais pas de solution propre. Je sais seulement ceci : l\u2019art n\u2019a aucun sens s\u2019il s\u2019aligne sur la peur. Peindre des paysages \u201cjolis\u201d comme si le monde n\u2019\u00e9tait pas en train de se durcir, \u00e9crire des textes qui s\u2019excusent d\u2019exister, c\u2019est ajouter une couche de somnif\u00e8re \u00e0 une \u00e9poque d\u00e9j\u00e0 anesth\u00e9si\u00e9e. La d\u00e9sob\u00e9issance artistique n\u2019est pas une posture h\u00e9ro\u00efque ; c\u2019est une obligation minimale : tenir sa place sans se mentir. Faire une \u0153uvre qui refuse la langue des dominants, qui refuse le confort du consensus, qui rend visible ce que tout le monde pr\u00e9f\u00e8re laisser hors champ. Si quelque chose peut encore d\u00e9placer les mentalit\u00e9s, ce ne sera pas une morale de plus. Ce sera une somme de gestes pr\u00e9cis, tenus, risqu\u00e9s, qui cessent de demander la permission. J\u2019en appelle \u00e0 cela : que les artistes d\u00e9sob\u00e9issent d\u2019abord dans leurs \u0153uvres, sans slogan, sans prudence prophylactique, et qu\u2019ils acceptent d\u2019y mettre leur peau. Que cette d\u00e9sob\u00e9issance-l\u00e0 circule. Qu\u2019elle devienne contagieuse. ", "image": "https:\/\/ledibbouk.net\/IMG\/logo\/img_20181212_1709353271112202290703084-2048x1566-2.jpg?1763886084", "tags": [] } ,{ "id": "https:\/\/ledibbouk.net\/23-janvier-2019.html", "url": "https:\/\/ledibbouk.net\/23-janvier-2019.html", "title": "23 janvier 2019", "date_published": "2019-01-23T08:01:00Z", "date_modified": "2025-11-23T08:01:22Z", "author": {"name": "Patrick Blanchon"}, "content_html": "

Rien que le vent : il prend les cimes, les tord, les vide, redescend en nappes sur la plaine, rase l\u2019herbe comme une main distraite, puis revient, sans objectif, sans forme fixe, avec cette obstination de chose vivante qui n\u2019a pas de visage. Je lui ai donn\u00e9 ma vie, ou peut-\u00eatre est-ce lui qui m\u2019a pris : un \u00e9tat de veille flottante, un pays invent\u00e9 \u00e0 force de d\u00e9placements, un autre pays que j\u2019ai tent\u00e9 de lire dans les yeux des gens, et qui se d\u00e9faisait d\u00e8s que je croyais l\u2019atteindre. Le vent ne promet rien, il n\u2019explique pas ; il passe, il insiste, il recommence. Il est l\u2019alli\u00e9 du silence, celui qui r\u00e9pond au silence par une \u00e9paisseur suppl\u00e9mentaire, par une pression dans les oreilles, par une vibration dans les vitres. Alors j\u2019\u00e9coute : la pluie qui frappe les pav\u00e9s jusqu\u2019\u00e0 les faire sonner comme une monnaie pauvre, les oiseaux qui crient avant le jour, non pour annoncer l\u2019aube mais pour v\u00e9rifier qu\u2019elle existe encore. Chaque fois je recommence le monde dans ma t\u00eate, et chaque fois je me pr\u00e9sente \u00e0 son enterrement, \u00e0 l\u2019heure, comme on va \u00e0 un rendez-vous qu\u2019on ne croit pas pouvoir \u00e9viter. Et je me surprends \u00e0 applaudir, non par joie mais par r\u00e9flexe, comme si tout cela n\u2019\u00e9tait qu\u2019une repr\u00e9sentation qui exige sa relance : encore, vas-y, refais. Le vent traverse les champs chauff\u00e9s, soul\u00e8ve la poussi\u00e8re des bl\u00e9s, s\u2019accroche un instant \u00e0 tes cheveux, y fait un d\u00e9sordre d\u2019enfance, puis il l\u00e2che. Un trou net s\u2019ouvre, tout retombe, je reste sans savoir ce qui vient apr\u00e8s, et le monde se tait d\u2019un seul coup, avec sa facilit\u00e9 de monde qu\u2019on oublie. Alors, dans cette stupeur, je bats des mains encore une fois, presque contre moi-m\u00eame, et le souffle revient. Le vent repart. Le silence aussi. Et je repars avec eux, sans autre fil que cette reprise infinie.<\/p>", "content_text": " Rien que le vent : il prend les cimes, les tord, les vide, redescend en nappes sur la plaine, rase l\u2019herbe comme une main distraite, puis revient, sans objectif, sans forme fixe, avec cette obstination de chose vivante qui n\u2019a pas de visage. Je lui ai donn\u00e9 ma vie, ou peut-\u00eatre est-ce lui qui m\u2019a pris : un \u00e9tat de veille flottante, un pays invent\u00e9 \u00e0 force de d\u00e9placements, un autre pays que j\u2019ai tent\u00e9 de lire dans les yeux des gens, et qui se d\u00e9faisait d\u00e8s que je croyais l\u2019atteindre. Le vent ne promet rien, il n\u2019explique pas ; il passe, il insiste, il recommence. Il est l\u2019alli\u00e9 du silence, celui qui r\u00e9pond au silence par une \u00e9paisseur suppl\u00e9mentaire, par une pression dans les oreilles, par une vibration dans les vitres. Alors j\u2019\u00e9coute : la pluie qui frappe les pav\u00e9s jusqu\u2019\u00e0 les faire sonner comme une monnaie pauvre, les oiseaux qui crient avant le jour, non pour annoncer l\u2019aube mais pour v\u00e9rifier qu\u2019elle existe encore. Chaque fois je recommence le monde dans ma t\u00eate, et chaque fois je me pr\u00e9sente \u00e0 son enterrement, \u00e0 l\u2019heure, comme on va \u00e0 un rendez-vous qu\u2019on ne croit pas pouvoir \u00e9viter. Et je me surprends \u00e0 applaudir, non par joie mais par r\u00e9flexe, comme si tout cela n\u2019\u00e9tait qu\u2019une repr\u00e9sentation qui exige sa relance : encore, vas-y, refais. Le vent traverse les champs chauff\u00e9s, soul\u00e8ve la poussi\u00e8re des bl\u00e9s, s\u2019accroche un instant \u00e0 tes cheveux, y fait un d\u00e9sordre d\u2019enfance, puis il l\u00e2che. Un trou net s\u2019ouvre, tout retombe, je reste sans savoir ce qui vient apr\u00e8s, et le monde se tait d\u2019un seul coup, avec sa facilit\u00e9 de monde qu\u2019on oublie. Alors, dans cette stupeur, je bats des mains encore une fois, presque contre moi-m\u00eame, et le souffle revient. Le vent repart. Le silence aussi. Et je repars avec eux, sans autre fil que cette reprise infinie. ", "image": "https:\/\/ledibbouk.net\/IMG\/logo\/49897896_102815910810935_4178295119289516032_n-2.jpg?1763884862", "tags": [] } ,{ "id": "https:\/\/ledibbouk.net\/le-ciel-bleu-d-hiver.html", "url": "https:\/\/ledibbouk.net\/le-ciel-bleu-d-hiver.html", "title": "Le ciel bleu d'hiver", "date_published": "2019-01-22T08:50:00Z", "date_modified": "2025-11-23T08:54:06Z", "author": {"name": "Patrick Blanchon"}, "content_html": "

Sous mes semelles l\u2019herbe gel\u00e9e crisse, s\u00e8che, coupante. Par moments \u00e7a glisse ; le corps rattrape, les bras s\u2019\u00e9cartent une seconde puis se recollent au manteau. L\u2019air pique. \u00c0 chaque souffle une bu\u00e9e blanchit devant moi. Le nez coule, je renifle, mains dans les poches, et j\u2019avance. La for\u00eat est loin. Dix kilom\u00e8tres, peut-\u00eatre plus : un nombre-refrain dans la t\u00eate, \u00e0 r\u00e9p\u00e9ter pour tenir. Je suis parti jeudi, juste apr\u00e8s le petit d\u00e9jeuner. La maison \u00e9tait trop pleine, trop serr\u00e9e ; des voix, des portes, la cuisine chauff\u00e9e mais quelque chose restait froid en moi. J\u2019ai ouvert le portail en le retenant du bout des doigts pour qu\u2019il ne grince pas. La cour, les fen\u00eatres, les “m\u2019sieurs-dames” lanc\u00e9s au vide sans me retourner, et la route prise d\u2019un coup, comme on se sauve. \u00c7a fait longtemps que je marche. Le ciel est d\u2019un bleu net, lav\u00e9 par les orages de la veille. Tout est plus clair. Sur le pont de l\u2019Aumance je me suis arr\u00eat\u00e9. L\u2019eau passait vite entre les pierres avec un bruit mince, continu. Dans le courant, les herbes se pliaient et revenaient, encore et encore, sans d\u00e9cider de c\u00e9der. J\u2019ai sorti la cigarette vol\u00e9e \u00e0 ma m\u00e8re. Je l\u2019ai tenue comme je voyais faire les grands, lentement, d\u2019un air s\u00e9rieux, presque c\u00e9r\u00e9moniel, et je l\u2019ai allum\u00e9e. La fum\u00e9e m\u2019a griff\u00e9 la gorge ; j\u2019ai touss\u00e9, vex\u00e9 et fier \u00e0 la fois, parce que tousser, c\u2019\u00e9tait leur ressembler un peu. Je suis reparti. Les champs labour\u00e9s s\u2019ouvraient \u00e0 perte de vue : terre sombre, dure, retourn\u00e9e en mottes lourdes, et, tout au bout, une bande plus noire encore. L\u2019or\u00e9e. La route s\u2019y enfon\u00e7ait et disparaissait presque aussit\u00f4t. L\u00e0-bas, d\u00e9j\u00e0, le froid changeait de nature ; il devenait calme. Les arbres \u00e9taient tels que je les voulais : droits, serr\u00e9s, silencieux. Ils ne bougeaient pas, sauf un craquement de temps en temps, un travail lent de bois et de vent. Je les sentais li\u00e9s entre eux par quelque chose de souterrain, de t\u00eatu, une vie qui ne s\u2019exhibe pas. Quand l\u2019un tombait, il ne quittait pas vraiment le groupe : il passait dessous, sombre, patient, dans les racines des autres. Je suis entr\u00e9 sous leur vo\u00fbte. La route a disparu derri\u00e8re moi. J\u2019ai march\u00e9 plus doucement. Un peu plus loin, tout ce que j\u2019avais laiss\u00e9 dans la maison semblait d\u00e9j\u00e0 loin, comme si \u00e7a appartenait \u00e0 un autre jour.<\/p>", "content_text": " Sous mes semelles l\u2019herbe gel\u00e9e crisse, s\u00e8che, coupante. Par moments \u00e7a glisse ; le corps rattrape, les bras s\u2019\u00e9cartent une seconde puis se recollent au manteau. 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Dans le courant, les herbes se pliaient et revenaient, encore et encore, sans d\u00e9cider de c\u00e9der. J\u2019ai sorti la cigarette vol\u00e9e \u00e0 ma m\u00e8re. Je l\u2019ai tenue comme je voyais faire les grands, lentement, d\u2019un air s\u00e9rieux, presque c\u00e9r\u00e9moniel, et je l\u2019ai allum\u00e9e. La fum\u00e9e m\u2019a griff\u00e9 la gorge ; j\u2019ai touss\u00e9, vex\u00e9 et fier \u00e0 la fois, parce que tousser, c\u2019\u00e9tait leur ressembler un peu. Je suis reparti. Les champs labour\u00e9s s\u2019ouvraient \u00e0 perte de vue : terre sombre, dure, retourn\u00e9e en mottes lourdes, et, tout au bout, une bande plus noire encore. L\u2019or\u00e9e. La route s\u2019y enfon\u00e7ait et disparaissait presque aussit\u00f4t. L\u00e0-bas, d\u00e9j\u00e0, le froid changeait de nature ; il devenait calme. Les arbres \u00e9taient tels que je les voulais : droits, serr\u00e9s, silencieux. 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La premi\u00e8re fois que j\u2019ai entendu sa voix, j\u2019\u00e9tais enfant et je traversais une p\u00e9riode trouble, cette sensation de courir sans avancer, de faire des gestes pour rester au m\u00eame endroit. La radio \u00e9tait allum\u00e9e quelque part, je ne cherchais rien, et la voix est arriv\u00e9e comme une pr\u00e9sence. Grave, chaude, sans emphase, et pourtant tenue par quelque chose de ferme dessous : pas la bont\u00e9 de fa\u00e7ade, pas la gentillesse que les adultes s\u2019obstinaient \u00e0 jouer autour de moi, mais une force retenue, une r\u00e9serve d\u2019ombre. F\u00e9lix Leclerc, je le sentais ainsi, non pas comme un homme aimable, mais comme un homme qui garde en lui une part sauvage et qui la prot\u00e8ge. Ses chansons avaient l\u2019air simples, presque douces, mais cette douceur \u00e9tait bord\u00e9e par l\u2019\u00e2pret\u00e9, comme si chaque phrase se savait capable de mordre. Les gens prenaient le bijou et oubliaient l\u2019\u00e9crin ; moi j\u2019entendais l\u2019\u00e9crin, j\u2019entendais ce qui entourait les mots. Longtemps je n\u2019ai pas \u00e9cout\u00e9 les paroles : je me laissais porter par la mati\u00e8re m\u00eame de la voix, son rythme, ses creux, l\u2019endroit o\u00f9 elle vibrait, l\u2019endroit o\u00f9 elle se taisait. Elle me faisait un abri, pas un abri sucr\u00e9, un abri r\u00e9el, o\u00f9 l\u2019on peut respirer quand le monde ment. Plus tard seulement, en reprenant ces chansons avec une oreille neuve, j\u2019ai compris que la po\u00e9sie n\u2019est pas une d\u00e9coration mais une mani\u00e8re d\u2019approcher ce qui effraie sans se d\u00e9rober. Des mots tr\u00e8s simples peuvent tenir au plus pr\u00e8s du myst\u00e8re ou de l\u2019horreur, sans les flatter ni les expliquer. On peut rester \u00e0 la surface et dire “c\u2019est joli”, comme on dit “c\u2019est gentil”. Mais quand la voix et les mots se rejoignent vraiment, il se produit autre chose : une phrase vous traverse, vous laisse une trace physique, et vous comprenez que ce que vous appeliez douceur n\u2019\u00e9tait qu\u2019une forme de courage. Une chanson comme \u00e7a ne passe pas ; elle se fixe, et vous accompagne longtemps apr\u00e8s que l\u2019enfance a cess\u00e9.<\/p>\n


\nN\u00e9 \u00e0 La Tuque, en Haute-Mauricie, en 1914, F\u00e9lix Leclerc a d\u2019abord \u00e9t\u00e9 annonceur dans une station radiophonique de Qu\u00e9bec, puis de Trois-Rivi\u00e8res, apr\u00e8s des \u00e9tudes au Juniorat du Sacr\u00e9-C\u0153ur et \u00e0 l\u2019Universit\u00e9 d\u2019Ottawa. Arriv\u00e9 \u00e0 Montr\u00e9al, en 1939, il interpr\u00e8te sa premi\u00e8re chanson sur les ondes de Radio-Canada o\u00f9 il se fait aussi conna\u00eetre comme com\u00e9dien. Il obtient un grand succ\u00e8s litt\u00e9raire avec sa trilogie Adagio, Allegro et Andante, et avec ses pi\u00e8ces de th\u00e9\u00e2tre. En 1950, il se produit sur la sc\u00e8ne de l\u2019ABC de Paris et est rapidement consacr\u00e9 vedette internationale. Laur\u00e9at du Grand Prix du disque de l\u2019Acad\u00e9mie Charles-Cros, \u00e0 trois reprises, il obtient plusieurs autres distinctions au cours de sa prestigieuse carri\u00e8re. Son pr\u00e9nom est associ\u00e9 \u00e0 un troph\u00e9e, le F\u00e9lix, remis \u00e0 l\u2019occasion du gala annuel de l\u2019Association de l\u2019industrie du disque du Qu\u00e9bec. Il meurt le 8 ao\u00fbt 1988, dans l\u2019\u00cele d\u2019Orl\u00e9ans, o\u00f9 il s\u2019\u00e9tait r\u00e9fugi\u00e9 dans les ann\u00e9es 1960. \"Le calepin d’un fl\u00e2neur, page 1\")<\/i>
\n<\/small><\/p>", "content_text": "La premi\u00e8re fois que j\u2019ai entendu sa voix, j\u2019\u00e9tais enfant et je traversais une p\u00e9riode trouble, cette sensation de courir sans avancer, de faire des gestes pour rester au m\u00eame endroit. La radio \u00e9tait allum\u00e9e quelque part, je ne cherchais rien, et la voix est arriv\u00e9e comme une pr\u00e9sence. Grave, chaude, sans emphase, et pourtant tenue par quelque chose de ferme dessous : pas la bont\u00e9 de fa\u00e7ade, pas la gentillesse que les adultes s\u2019obstinaient \u00e0 jouer autour de moi, mais une force retenue, une r\u00e9serve d\u2019ombre. F\u00e9lix Leclerc, je le sentais ainsi, non pas comme un homme aimable, mais comme un homme qui garde en lui une part sauvage et qui la prot\u00e8ge. Ses chansons avaient l\u2019air simples, presque douces, mais cette douceur \u00e9tait bord\u00e9e par l\u2019\u00e2pret\u00e9, comme si chaque phrase se savait capable de mordre. Les gens prenaient le bijou et oubliaient l\u2019\u00e9crin ; moi j\u2019entendais l\u2019\u00e9crin, j\u2019entendais ce qui entourait les mots. Longtemps je n\u2019ai pas \u00e9cout\u00e9 les paroles : je me laissais porter par la mati\u00e8re m\u00eame de la voix, son rythme, ses creux, l\u2019endroit o\u00f9 elle vibrait, l\u2019endroit o\u00f9 elle se taisait. Elle me faisait un abri, pas un abri sucr\u00e9, un abri r\u00e9el, o\u00f9 l\u2019on peut respirer quand le monde ment. Plus tard seulement, en reprenant ces chansons avec une oreille neuve, j\u2019ai compris que la po\u00e9sie n\u2019est pas une d\u00e9coration mais une mani\u00e8re d\u2019approcher ce qui effraie sans se d\u00e9rober. Des mots tr\u00e8s simples peuvent tenir au plus pr\u00e8s du myst\u00e8re ou de l\u2019horreur, sans les flatter ni les expliquer. On peut rester \u00e0 la surface et dire \u201cc\u2019est joli\u201d, comme on dit \u201cc\u2019est gentil\u201d. Mais quand la voix et les mots se rejoignent vraiment, il se produit autre chose : une phrase vous traverse, vous laisse une trace physique, et vous comprenez que ce que vous appeliez douceur n\u2019\u00e9tait qu\u2019une forme de courage. Une chanson comme \u00e7a ne passe pas ; elle se fixe, et vous accompagne longtemps apr\u00e8s que l\u2019enfance a cess\u00e9. {N\u00e9 \u00e0 La Tuque, en Haute-Mauricie, en 1914, F\u00e9lix Leclerc a d\u2019abord \u00e9t\u00e9 annonceur dans une station radiophonique de Qu\u00e9bec, puis de Trois-Rivi\u00e8res, apr\u00e8s des \u00e9tudes au Juniorat du Sacr\u00e9-C\u0153ur et \u00e0 l\u2019Universit\u00e9 d\u2019Ottawa. Arriv\u00e9 \u00e0 Montr\u00e9al, en 1939, il interpr\u00e8te sa premi\u00e8re chanson sur les ondes de Radio-Canada o\u00f9 il se fait aussi conna\u00eetre comme com\u00e9dien. Il obtient un grand succ\u00e8s litt\u00e9raire avec sa trilogie Adagio, Allegro et Andante, et avec ses pi\u00e8ces de th\u00e9\u00e2tre. En 1950, il se produit sur la sc\u00e8ne de l\u2019ABC de Paris et est rapidement consacr\u00e9 vedette internationale. Laur\u00e9at du Grand Prix du disque de l\u2019Acad\u00e9mie Charles-Cros, \u00e0 trois reprises, il obtient plusieurs autres distinctions au cours de sa prestigieuse carri\u00e8re. Son pr\u00e9nom est associ\u00e9 \u00e0 un troph\u00e9e, le F\u00e9lix, remis \u00e0 l\u2019occasion du gala annuel de l\u2019Association de l\u2019industrie du disque du Qu\u00e9bec. Il meurt le 8 ao\u00fbt 1988, dans l\u2019\u00cele d\u2019Orl\u00e9ans, o\u00f9 il s\u2019\u00e9tait r\u00e9fugi\u00e9 dans les ann\u00e9es 1960. \"Le calepin d'un fl\u00e2neur, page 1\")} ", "image": "https:\/\/ledibbouk.net\/IMG\/logo\/71cprvhglrl.jpg?1763886881", "tags": [] } ,{ "id": "https:\/\/ledibbouk.net\/seul-avec-le-minotaure.html", "url": "https:\/\/ledibbouk.net\/seul-avec-le-minotaure.html", "title": "Seul avec le minotaure", "date_published": "2019-01-20T09:12:00Z", "date_modified": "2025-11-23T09:12:24Z", "author": {"name": "Patrick Blanchon"}, "content_html": "

Depuis le d\u00e9but de l\u2019ann\u00e9e, je suis entr\u00e9 dans un labyrinthe. Pas celui des livres, mais le mien : une suite de couloirs int\u00e9rieurs o\u00f9, \u00e0 chaque tournant, je me retrouve devant la m\u00eame question de geste, de couleur, de n\u00e9cessit\u00e9. J\u2019avance sans arme, sans plan affich\u00e9. Mon fil d\u2019Ariane n\u2019est pas une m\u00e9thode : c\u2019est une sensation tr\u00e8s simple, presque physique, du juste et du faux. Quand je prends un pinceau, je le sais tout de suite. Si le geste n\u2019a pas d\u2019intention, il sonne creux. Si le tableau ne tient pas entre le monde et moi comme un passage indispensable, il devient d\u00e9cor. Alors je reviens en arri\u00e8re, je reprends, je m\u2019ent\u00eate dans une direction, puis je la quitte si elle ment.<\/p>\n

Dans les mythes, il y a toujours, au centre du labyrinthe, une chambre o\u00f9 l\u2019on doit rencontrer ce qu\u2019on est venu chercher. En Cr\u00e8te, c\u2019\u00e9tait l\u2019antre du Minotaure : un monstre cach\u00e9 pour que personne ne le voie, nourri par des sacrifices, et que Th\u00e9s\u00e9e finit par tuer en suivant un fil. Je ne suis pas Th\u00e9s\u00e9e. Je n\u2019ai pas l\u2019id\u00e9e d\u2019une victoire. Je ne sais m\u00eame pas si l\u2019on sort vraiment d\u2019un labyrinthe de ce genre. Mais l\u2019image m\u2019aide parce qu\u2019elle dit la v\u00e9rit\u00e9 de l\u2019exp\u00e9rience : on ne s\u2019engage pas l\u00e0-dedans pour se distraire. On s\u2019y engage parce qu\u2019il y a quelque chose au centre qui appelle.<\/p>\n

Ce que je cherche, ce n\u2019est pas un mythe, c\u2019est la source de l\u2019envie. Pourquoi peindre, si ce n\u2019est pas pour toucher \u00e0 ce point o\u00f9 le d\u00e9sir, l\u2019amour, la compassion se remettent \u00e0 circuler ? Pourquoi continuer, si ce n\u2019est pas pour approcher une zone qui r\u00e9siste, qui effraie un peu, et qui pourtant est la seule qui compte ? Le Minotaure, je ne sais pas encore s\u2019il est dehors ou dedans. Peut-\u00eatre les deux. Peut-\u00eatre une m\u00eame masse obscure : le monde tel qu\u2019il va, et moi tel que je r\u00e9agis — peur, honte, violence, besoin de sens. Je ne suis pas s\u00fbr qu\u2019il faille “tuer” quoi que ce soit. Je marche plut\u00f4t pour voir, pour m\u2019approcher, pour comprendre de quelle fa\u00e7on cette b\u00eate et moi sommes li\u00e9s, et ce que cette liaison exige de mes tableaux, de ma vie, et de la place que j\u2019essaie de tenir devant vous.<\/p>", "content_text": " Depuis le d\u00e9but de l\u2019ann\u00e9e, je suis entr\u00e9 dans un labyrinthe. Pas celui des livres, mais le mien : une suite de couloirs int\u00e9rieurs o\u00f9, \u00e0 chaque tournant, je me retrouve devant la m\u00eame question de geste, de couleur, de n\u00e9cessit\u00e9. J\u2019avance sans arme, sans plan affich\u00e9. Mon fil d\u2019Ariane n\u2019est pas une m\u00e9thode : c\u2019est une sensation tr\u00e8s simple, presque physique, du juste et du faux. Quand je prends un pinceau, je le sais tout de suite. Si le geste n\u2019a pas d\u2019intention, il sonne creux. Si le tableau ne tient pas entre le monde et moi comme un passage indispensable, il devient d\u00e9cor. Alors je reviens en arri\u00e8re, je reprends, je m\u2019ent\u00eate dans une direction, puis je la quitte si elle ment. Dans les mythes, il y a toujours, au centre du labyrinthe, une chambre o\u00f9 l\u2019on doit rencontrer ce qu\u2019on est venu chercher. En Cr\u00e8te, c\u2019\u00e9tait l\u2019antre du Minotaure : un monstre cach\u00e9 pour que personne ne le voie, nourri par des sacrifices, et que Th\u00e9s\u00e9e finit par tuer en suivant un fil. Je ne suis pas Th\u00e9s\u00e9e. Je n\u2019ai pas l\u2019id\u00e9e d\u2019une victoire. Je ne sais m\u00eame pas si l\u2019on sort vraiment d\u2019un labyrinthe de ce genre. Mais l\u2019image m\u2019aide parce qu\u2019elle dit la v\u00e9rit\u00e9 de l\u2019exp\u00e9rience : on ne s\u2019engage pas l\u00e0-dedans pour se distraire. On s\u2019y engage parce qu\u2019il y a quelque chose au centre qui appelle. Ce que je cherche, ce n\u2019est pas un mythe, c\u2019est la source de l\u2019envie. Pourquoi peindre, si ce n\u2019est pas pour toucher \u00e0 ce point o\u00f9 le d\u00e9sir, l\u2019amour, la compassion se remettent \u00e0 circuler ? Pourquoi continuer, si ce n\u2019est pas pour approcher une zone qui r\u00e9siste, qui effraie un peu, et qui pourtant est la seule qui compte ? Le Minotaure, je ne sais pas encore s\u2019il est dehors ou dedans. Peut-\u00eatre les deux. Peut-\u00eatre une m\u00eame masse obscure : le monde tel qu\u2019il va, et moi tel que je r\u00e9agis \u2014 peur, honte, violence, besoin de sens. Je ne suis pas s\u00fbr qu\u2019il faille \u201ctuer\u201d quoi que ce soit. Je marche plut\u00f4t pour voir, pour m\u2019approcher, pour comprendre de quelle fa\u00e7on cette b\u00eate et moi sommes li\u00e9s, et ce que cette liaison exige de mes tableaux, de ma vie, et de la place que j\u2019essaie de tenir devant vous. ", "image": "https:\/\/ledibbouk.net\/IMG\/logo\/labyrinthe_web.jpg?1763889115", "tags": ["minotaure"] } ,{ "id": "https:\/\/ledibbouk.net\/l-argent-3546.html", "url": "https:\/\/ledibbouk.net\/l-argent-3546.html", "title": "L'argent ", "date_published": "2019-01-19T09:16:00Z", "date_modified": "2025-11-23T09:19:04Z", "author": {"name": "Patrick Blanchon"}, "content_html": "

J\u2019ai longtemps eu avec l\u2019argent un rapport de fuite et de retour. Quand j\u2019en avais, \u00e7a me faisait comme un repos \u00e9trange, une baisse de tension ; et presque aussit\u00f4t je cherchais \u00e0 m\u2019en d\u00e9barrasser. D\u00e9penser pour redevenir l\u00e9ger. Retrouver une pauvret\u00e9 qui me paraissait plus vraie que l\u2019aisance, plus proche de moi. Je ne me disais pas cela en ces termes, \u00e9videmment. Je sentais seulement qu\u2019avec l\u2019argent quelque chose se figeait en moi, et qu\u2019en le perdant je respirais de nouveau. Je me suis construit l\u00e0-dessus, au point que ma vie professionnelle aurait \u00e9t\u00e9 toute autre si j\u2019avais voulu garder, accumuler, viser. Je n\u2019ai pas vis\u00e9. J\u2019ai pass\u00e9 mon temps \u00e0 d\u00e9faire ce que je gagnais, comme si le gain portait une menace. Mon p\u00e8re est dans cette histoire, au centre. Voyageur de commerce, absent des journ\u00e9es enti\u00e8res, il rentrait le week-end avec une \u00e9nergie impatiente, pr\u00eate \u00e0 rattraper ce qu\u2019il pensait avoir laiss\u00e9 filer. Il s\u2019installait dans son bureau, pipe au bec, dans un fauteuil de cuir pr\u00e8s de la chemin\u00e9e, et il \u00e9crivait un programme pour tout le monde. Il fallait s\u2019y tenir. L\u2019hiver approchant, il faisait rentrer des st\u00e8res de bois pour les deux chemin\u00e9es. La maison en d\u00e9bordait. Je revois le tas comme une falaise. Je devais charger la brouette, la pousser au fond du jardin, revenir, recommencer. Chaque aller-retour me prenait un \u00e2ge. Quand je retrouvais le tas, il me semblait intact, comme si je poussais du vide. Peu \u00e0 peu je comprenais que \u00e7a diminuait, mais cette compr\u00e9hension ne me soulageait pas : elle ajoutait juste la certitude du temps perdu et de ce qui restait encore \u00e0 faire. J\u2019aurais voulu \u00eatre ailleurs. Jouer. Tailler des arcs. Partir en v\u00e9lo rejoindre la for\u00eat. Ou tenir ma canne au bord du Cher, ce fleuve gris o\u00f9 flottaient parfois des plaques grasses de sang venues des abattoirs, comme si le paysage lui-m\u00eame avait sa part d\u2019horreur ordinaire. Apr\u00e8s le bois, mon p\u00e8re prenait une bo\u00eete \u00e0 g\u00e2teaux en fer sur l\u2019\u00e9tag\u00e8re et y jetait un ou deux billets. “Voil\u00e0 ton argent de poche.” Parfois il rentrait content d\u2019un contrat, sortait des billets de sa poche, les glissait dans la tirelire. Je croyais que c\u2019\u00e9tait la mienne. C\u2019\u00e9tait la n\u00f4tre, \u00e0 mon fr\u00e8re et moi. Lui, plus jeune de trois ans, ne poussait pas les brouettes avec moi. Il ne semblait pas appartenir \u00e0 cette corv\u00e9e. Quand je m\u2019en aper\u00e7ois aujourd\u2019hui, je comprends mieux la distance qui s\u2019est mise entre nous : pas seulement la diff\u00e9rence d\u2019\u00e2ge, mais la diff\u00e9rence de charge. Moi, j\u2019\u00e9tais celui qu\u2019on mettait au travail, et peut-\u00eatre celui sur qui on comptait. Et pourtant, que je sue ou non, la bo\u00eete \u00e0 g\u00e2teaux se remplissait toujours. L\u2019argent venait comme une r\u00e9compense, ou comme un ciel qui pleut sans raison. Il fallait peiner pour l\u2019avoir, et en m\u00eame temps il tombait sans lien visible avec l\u2019effort. Cette incoh\u00e9rence a fait son nid en moi. Longtemps, l\u2019argent et mon p\u00e8re se sont confondus : le poids de la corv\u00e9e, la brusque g\u00e9n\u00e9rosit\u00e9, le m\u00e9lange de dette et de cadeau. Ce n\u2019est qu\u2019apr\u00e8s sa mort, dans le manque brutal qu\u2019elle a creus\u00e9, que j\u2019ai compris pourquoi je m\u2019\u00e9tais tenu si pr\u00e8s du manque d\u2019argent : c\u2019\u00e9tait une mani\u00e8re de rester \u00e0 la distance exacte o\u00f9 je pouvais encore le sentir sans retomber sous sa loi.<\/p>\n

\nillustration<\/em> exercice \u00e0 l’encre de chine, travail d’enfant\n<\/small><\/p>", "content_text": " J\u2019ai longtemps eu avec l\u2019argent un rapport de fuite et de retour. Quand j\u2019en avais, \u00e7a me faisait comme un repos \u00e9trange, une baisse de tension ; et presque aussit\u00f4t je cherchais \u00e0 m\u2019en d\u00e9barrasser. D\u00e9penser pour redevenir l\u00e9ger. Retrouver une pauvret\u00e9 qui me paraissait plus vraie que l\u2019aisance, plus proche de moi. Je ne me disais pas cela en ces termes, \u00e9videmment. Je sentais seulement qu\u2019avec l\u2019argent quelque chose se figeait en moi, et qu\u2019en le perdant je respirais de nouveau. Je me suis construit l\u00e0-dessus, au point que ma vie professionnelle aurait \u00e9t\u00e9 toute autre si j\u2019avais voulu garder, accumuler, viser. Je n\u2019ai pas vis\u00e9. J\u2019ai pass\u00e9 mon temps \u00e0 d\u00e9faire ce que je gagnais, comme si le gain portait une menace. Mon p\u00e8re est dans cette histoire, au centre. Voyageur de commerce, absent des journ\u00e9es enti\u00e8res, il rentrait le week-end avec une \u00e9nergie impatiente, pr\u00eate \u00e0 rattraper ce qu\u2019il pensait avoir laiss\u00e9 filer. Il s\u2019installait dans son bureau, pipe au bec, dans un fauteuil de cuir pr\u00e8s de la chemin\u00e9e, et il \u00e9crivait un programme pour tout le monde. Il fallait s\u2019y tenir. L\u2019hiver approchant, il faisait rentrer des st\u00e8res de bois pour les deux chemin\u00e9es. La maison en d\u00e9bordait. Je revois le tas comme une falaise. Je devais charger la brouette, la pousser au fond du jardin, revenir, recommencer. Chaque aller-retour me prenait un \u00e2ge. Quand je retrouvais le tas, il me semblait intact, comme si je poussais du vide. Peu \u00e0 peu je comprenais que \u00e7a diminuait, mais cette compr\u00e9hension ne me soulageait pas : elle ajoutait juste la certitude du temps perdu et de ce qui restait encore \u00e0 faire. J\u2019aurais voulu \u00eatre ailleurs. Jouer. Tailler des arcs. Partir en v\u00e9lo rejoindre la for\u00eat. Ou tenir ma canne au bord du Cher, ce fleuve gris o\u00f9 flottaient parfois des plaques grasses de sang venues des abattoirs, comme si le paysage lui-m\u00eame avait sa part d\u2019horreur ordinaire. Apr\u00e8s le bois, mon p\u00e8re prenait une bo\u00eete \u00e0 g\u00e2teaux en fer sur l\u2019\u00e9tag\u00e8re et y jetait un ou deux billets. \u201cVoil\u00e0 ton argent de poche.\u201d Parfois il rentrait content d\u2019un contrat, sortait des billets de sa poche, les glissait dans la tirelire. Je croyais que c\u2019\u00e9tait la mienne. C\u2019\u00e9tait la n\u00f4tre, \u00e0 mon fr\u00e8re et moi. Lui, plus jeune de trois ans, ne poussait pas les brouettes avec moi. Il ne semblait pas appartenir \u00e0 cette corv\u00e9e. Quand je m\u2019en aper\u00e7ois aujourd\u2019hui, je comprends mieux la distance qui s\u2019est mise entre nous : pas seulement la diff\u00e9rence d\u2019\u00e2ge, mais la diff\u00e9rence de charge. Moi, j\u2019\u00e9tais celui qu\u2019on mettait au travail, et peut-\u00eatre celui sur qui on comptait. Et pourtant, que je sue ou non, la bo\u00eete \u00e0 g\u00e2teaux se remplissait toujours. L\u2019argent venait comme une r\u00e9compense, ou comme un ciel qui pleut sans raison. Il fallait peiner pour l\u2019avoir, et en m\u00eame temps il tombait sans lien visible avec l\u2019effort. Cette incoh\u00e9rence a fait son nid en moi. Longtemps, l\u2019argent et mon p\u00e8re se sont confondus : le poids de la corv\u00e9e, la brusque g\u00e9n\u00e9rosit\u00e9, le m\u00e9lange de dette et de cadeau. Ce n\u2019est qu\u2019apr\u00e8s sa mort, dans le manque brutal qu\u2019elle a creus\u00e9, que j\u2019ai compris pourquoi je m\u2019\u00e9tais tenu si pr\u00e8s du manque d\u2019argent : c\u2019\u00e9tait une mani\u00e8re de rester \u00e0 la distance exacte o\u00f9 je pouvais encore le sentir sans retomber sous sa loi. *illustration* exercice \u00e0 l'encre de chine, travail d'enfant ", "image": "https:\/\/ledibbouk.net\/IMG\/logo\/dsc_0629.jpg?1763889352", "tags": ["Autofiction et Introspection"] } ,{ "id": "https:\/\/ledibbouk.net\/se-cacher-et-n-etre-jamais-decouvert-le-vrai-pire-des-contes.html", "url": "https:\/\/ledibbouk.net\/se-cacher-et-n-etre-jamais-decouvert-le-vrai-pire-des-contes.html", "title": "Se cacher et n\u2019\u00eatre jamais d\u00e9couvert : le vrai pire des contes", "date_published": "2019-01-18T09:26:00Z", "date_modified": "2025-11-23T09:28:08Z", "author": {"name": "Patrick Blanchon"}, "content_html": "

Dans les contes, il y a toujours une porte qu\u2019on ouvre sur le pire. Ogresse, dragon, for\u00eat interdite, chambre au fond du couloir : peu importe le costume, c\u2019est la m\u00eame fonction. Il faut que le h\u00e9ros y entre, qu\u2019il s\u2019y cogne, qu\u2019il en ressorte chang\u00e9. Enfant, je lisais \u00e7a comme on lit une carte du monde. J\u2019y cherchais le frisson et j\u2019y apprenais la r\u00e8gle : s\u2019attendre au pire fait partie du voyage. J\u2019ai grandi avec cette attente coll\u00e9e \u00e0 la peau. Le dehors \u00e9tait une antichambre, la jungle commen\u00e7ait \u00e0 la limite de la maison, et je croyais que le pire avait un nom simple : la mort. Quelque chose de noir au bout de la route. Puis j\u2019ai compris, par une logique presque enfantine elle aussi, que \u00e7a ne tenait pas. La mort, une fois l\u00e0, ne laisse plus personne se marier, ni revenir raconter l\u2019histoire. Le pire devait se trouver avant. J\u2019ai pens\u00e9 \u00e0 vieillir — Brel le dit mieux que moi. J\u2019ai vieilli. Ce n\u2019est pas dr\u00f4le tous les jours, mais ce n\u2019est pas l\u2019ogre non plus. On passe encore des seuils, on rit, on tient. Alors j\u2019ai eu ce doute embarrassant : et si j\u2019\u00e9tais pass\u00e9 \u00e0 c\u00f4t\u00e9 ? Si, sans m\u2019en rendre compte, j\u2019avais contourn\u00e9 le pire comme on contourne une ville qu\u2019on ne visitera jamais ? Passer \u00e0 c\u00f4t\u00e9 du pire, c\u2019est comme passer \u00e0 c\u00f4t\u00e9 du meilleur : on avance quand m\u00eame, mais avec une sorte de fadeur persistante, le go\u00fbt ti\u00e8de d\u2019un plat qui a manqu\u00e9 de sel. C\u2019est l\u00e0 qu\u2019une phrase me revient, non comme une morale mais comme un \u00e9clair : il n\u2019y a rien de pire que de se cacher et de n\u2019\u00eatre jamais d\u00e9couvert. Je la reconnais parce qu\u2019elle parle de ce que font les contes en nous : ils nous apprennent \u00e0 sortir de la cachette pour \u00eatre trouv\u00e9s, pour \u00eatre mis \u00e0 l\u2019\u00e9preuve, pour devenir quelqu\u2019un qui peut enfin affronter ce qui l\u2019attend. Et je me demande, sans ironie cette fois, si mon pire \u00e0 moi n\u2019a pas toujours \u00e9t\u00e9 celui-l\u00e0 : me tenir \u00e0 l\u2019\u00e9cart de la rencontre, rester hors champ, et appeler ensuite \u00e7a prudence ou libert\u00e9.\n\nillustration<\/em> huile sur toile pb 2019\n<\/small><\/p>", "content_text": " Dans les contes, il y a toujours une porte qu\u2019on ouvre sur le pire. Ogresse, dragon, for\u00eat interdite, chambre au fond du couloir : peu importe le costume, c\u2019est la m\u00eame fonction. Il faut que le h\u00e9ros y entre, qu\u2019il s\u2019y cogne, qu\u2019il en ressorte chang\u00e9. Enfant, je lisais \u00e7a comme on lit une carte du monde. J\u2019y cherchais le frisson et j\u2019y apprenais la r\u00e8gle : s\u2019attendre au pire fait partie du voyage. J\u2019ai grandi avec cette attente coll\u00e9e \u00e0 la peau. Le dehors \u00e9tait une antichambre, la jungle commen\u00e7ait \u00e0 la limite de la maison, et je croyais que le pire avait un nom simple : la mort. Quelque chose de noir au bout de la route. Puis j\u2019ai compris, par une logique presque enfantine elle aussi, que \u00e7a ne tenait pas. La mort, une fois l\u00e0, ne laisse plus personne se marier, ni revenir raconter l\u2019histoire. Le pire devait se trouver avant. J\u2019ai pens\u00e9 \u00e0 vieillir \u2014 Brel le dit mieux que moi. J\u2019ai vieilli. Ce n\u2019est pas dr\u00f4le tous les jours, mais ce n\u2019est pas l\u2019ogre non plus. On passe encore des seuils, on rit, on tient. Alors j\u2019ai eu ce doute embarrassant : et si j\u2019\u00e9tais pass\u00e9 \u00e0 c\u00f4t\u00e9 ? Si, sans m\u2019en rendre compte, j\u2019avais contourn\u00e9 le pire comme on contourne une ville qu\u2019on ne visitera jamais ? Passer \u00e0 c\u00f4t\u00e9 du pire, c\u2019est comme passer \u00e0 c\u00f4t\u00e9 du meilleur : on avance quand m\u00eame, mais avec une sorte de fadeur persistante, le go\u00fbt ti\u00e8de d\u2019un plat qui a manqu\u00e9 de sel. C\u2019est l\u00e0 qu\u2019une phrase me revient, non comme une morale mais comme un \u00e9clair : il n\u2019y a rien de pire que de se cacher et de n\u2019\u00eatre jamais d\u00e9couvert. Je la reconnais parce qu\u2019elle parle de ce que font les contes en nous : ils nous apprennent \u00e0 sortir de la cachette pour \u00eatre trouv\u00e9s, pour \u00eatre mis \u00e0 l\u2019\u00e9preuve, pour devenir quelqu\u2019un qui peut enfin affronter ce qui l\u2019attend. Et je me demande, sans ironie cette fois, si mon pire \u00e0 moi n\u2019a pas toujours \u00e9t\u00e9 celui-l\u00e0 : me tenir \u00e0 l\u2019\u00e9cart de la rencontre, rester hors champ, et appeler ensuite \u00e7a prudence ou libert\u00e9. *illustration* huile sur toile pb 2019 ", "image": "https:\/\/ledibbouk.net\/IMG\/logo\/paysage-abstrait-4.jpg?1763889915", "tags": ["contes "] } ,{ "id": "https:\/\/ledibbouk.net\/l-emotion-en-france-entre-exposition-et-exhibition.html", "url": "https:\/\/ledibbouk.net\/l-emotion-en-france-entre-exposition-et-exhibition.html", "title": "L\u2019\u00e9motion en France : entre exposition et exhibition", "date_published": "2019-01-16T09:33:00Z", "date_modified": "2025-11-23T09:33:55Z", "author": {"name": "Patrick Blanchon"}, "content_html": "

En anglais, “exhibition” veut dire exposition ; en fran\u00e7ais, le mot regarde de travers celui qui d\u00e9borde. Cette diff\u00e9rence suffit \u00e0 dire notre malaise : un peintre peut s\u2019exposer, mais s\u2019il s\u2019exhibe il passe pour suspect, ou pour grotesque, et le grotesque, ici, sert de paratonnerre \u00e0 l\u2019\u00e9motion. On rit pour ne pas recevoir ce qui arrive. J\u2019ai grandi avec ce r\u00e9flexe autour de moi, mais je ne l\u2019ai jamais port\u00e9 tr\u00e8s bien. Il y a en moi un pli d\u2019origine, une fa\u00e7on de ne pas tenir la bride quand \u00e7a monte. Je ne pleure pas “pour faire pleurer”. Je pleure parce que quelque chose d\u00e9borde et qu\u2019il n\u2019y a pas de raison de le tenir au fond de la gorge. Plus je vieillis, plus \u00e7a vient vite : une phrase entendue, une photo, un ciel d\u2019hiver soudain lav\u00e9, et \u00e7a remonte. Et je sais \u00e0 quel moment la peur appara\u00eet : pas la peur qu\u2019on me trouve ridicule, \u00e7a je m\u2019en arrange ; la peur qu\u2019on me voie vrai, nu, pris en flagrant d\u00e9lit de vuln\u00e9rabilit\u00e9. C\u2019est l\u00e0 que la biens\u00e9ance fran\u00e7aise est la plus cruelle : elle ne t\u2019interdit pas de sentir, elle t\u2019interdit de le montrer. Elle te demande de placer un rideau entre toi et les autres, d\u2019\u00eatre poli m\u00eame avec ta propre tristesse ou ta joie. Ce soir je ne mets pas le rideau. Je pleure et je l\u2019\u00e9cris. Je m\u2019expose et je m\u2019exhibe en m\u00eame temps, et tant pis si \u00e7a g\u00eane. Je pleure parce que cette vie est plus belle qu\u2019on ne le voit quand on court dedans, je pleure pour les amis perdus sur la route, je pleure parce qu\u2019aujourd\u2019hui la lumi\u00e8re a \u00e9t\u00e9 limpide, presque insolente au c\u0153ur de l\u2019hiver, et que cette insolence-l\u00e0 m\u2019a touch\u00e9 comme un rappel : on est encore l\u00e0, et c\u2019est d\u00e9j\u00e0 beaucoup.<\/p>\n

\nillustration<\/em> Photographie noir et blanc, Dominique Kret, 1989 \n<\/small><\/p>", "content_text": " En anglais, \u201cexhibition\u201d veut dire exposition ; en fran\u00e7ais, le mot regarde de travers celui qui d\u00e9borde. Cette diff\u00e9rence suffit \u00e0 dire notre malaise : un peintre peut s\u2019exposer, mais s\u2019il s\u2019exhibe il passe pour suspect, ou pour grotesque, et le grotesque, ici, sert de paratonnerre \u00e0 l\u2019\u00e9motion. On rit pour ne pas recevoir ce qui arrive. J\u2019ai grandi avec ce r\u00e9flexe autour de moi, mais je ne l\u2019ai jamais port\u00e9 tr\u00e8s bien. Il y a en moi un pli d\u2019origine, une fa\u00e7on de ne pas tenir la bride quand \u00e7a monte. Je ne pleure pas \u201cpour faire pleurer\u201d. Je pleure parce que quelque chose d\u00e9borde et qu\u2019il n\u2019y a pas de raison de le tenir au fond de la gorge. Plus je vieillis, plus \u00e7a vient vite : une phrase entendue, une photo, un ciel d\u2019hiver soudain lav\u00e9, et \u00e7a remonte. Et je sais \u00e0 quel moment la peur appara\u00eet : pas la peur qu\u2019on me trouve ridicule, \u00e7a je m\u2019en arrange ; la peur qu\u2019on me voie vrai, nu, pris en flagrant d\u00e9lit de vuln\u00e9rabilit\u00e9. C\u2019est l\u00e0 que la biens\u00e9ance fran\u00e7aise est la plus cruelle : elle ne t\u2019interdit pas de sentir, elle t\u2019interdit de le montrer. Elle te demande de placer un rideau entre toi et les autres, d\u2019\u00eatre poli m\u00eame avec ta propre tristesse ou ta joie. Ce soir je ne mets pas le rideau. Je pleure et je l\u2019\u00e9cris. Je m\u2019expose et je m\u2019exhibe en m\u00eame temps, et tant pis si \u00e7a g\u00eane. Je pleure parce que cette vie est plus belle qu\u2019on ne le voit quand on court dedans, je pleure pour les amis perdus sur la route, je pleure parce qu\u2019aujourd\u2019hui la lumi\u00e8re a \u00e9t\u00e9 limpide, presque insolente au c\u0153ur de l\u2019hiver, et que cette insolence-l\u00e0 m\u2019a touch\u00e9 comme un rappel : on est encore l\u00e0, et c\u2019est d\u00e9j\u00e0 beaucoup. *illustration* Photographie noir et blanc, Dominique Kret, 1989 ", "image": "https:\/\/ledibbouk.net\/IMG\/logo\/ble-dhiver-1.jpg?1763890341", "tags": ["r\u00e9flexions sur l'art"] } ,{ "id": "https:\/\/ledibbouk.net\/le-tao-face-au-capitalisme-du-bien-etre-retrouver-la-paix-dans-l-imprevisible.html", "url": "https:\/\/ledibbouk.net\/le-tao-face-au-capitalisme-du-bien-etre-retrouver-la-paix-dans-l-imprevisible.html", "title": "Le Tao face au capitalisme du bien-\u00eatre : retrouver la paix dans l\u2019impr\u00e9visible", "date_published": "2019-01-15T09:47:00Z", "date_modified": "2025-11-23T09:47:24Z", "author": {"name": "Patrick Blanchon"}, "content_html": "

Les Chinois ont regard\u00e9 l\u2019ordre du ciel avec une admiration si enti\u00e8re qu\u2019ils ont voulu lui donner un \u00e9quivalent sur terre. Le confucianisme a \u00e9t\u00e9 ce mod\u00e8le : un monde r\u00e9gl\u00e9 comme une horloge, l\u2019empereur au centre, soleil humain cens\u00e9 refl\u00e9ter le mouvement immuable des choses. Sauf que la terre ne consent pas \u00e0 l\u2019immuable. On peut calculer l\u2019\u00e9clipse dans mille ans, mais on ne sait pas dire le temps qu\u2019il fera demain. Ici, tout d\u00e9vie, tout bifurque, tout surprend. L\u2019impr\u00e9visible n\u2019est pas un accident : c\u2019est la loi du sol. Tchouang Tseu le prend au s\u00e9rieux et en tire une m\u00e9thode. Le Tao, chez lui, n\u2019est pas un slogan de bien-\u00eatre ; c\u2019est une discipline d\u2019accueil. Se fondre dans l\u2019\u00e9v\u00e9nement, ne pas lui opposer une raideur inutile, laisser passer les choses sans les prendre pour soi. Aucun effort n\u2019est plus pr\u00e9cieux que celui de ne pas s\u2019arc-bouter contre ce qui arrive. Montaigne dira plus tard quelque chose d\u2019analogue, Spinoza aussi : le bonheur n\u2019est pas dehors, la tristesse non plus, et nos catastrophes viennent souvent de ce que nous faisons n\u00f4tre ce qui ne nous regarde pas. \u00c0 partir de l\u00e0, tout se joue dans une \u00e9conomie du d\u00e9sir : apprendre \u00e0 ne pas courir derri\u00e8re les objets comme s\u2019ils pouvaient nous stabiliser.<\/p>\n

Ce qui rend notre \u00e9poque si fatigante, c\u2019est qu\u2019elle a remplac\u00e9 ce vieux tr\u00e9sor d\u2019exp\u00e9rience par une fabrique continue de sens factice. On n\u2019a pas seulement oubli\u00e9 les philosophes : on les a rendus inutiles. Le bonheur est devenu un march\u00e9, et le march\u00e9 a besoin d\u2019un d\u00e9sir qui ne se satisfait jamais. Le mot d\u2019ordre n\u2019est plus “comprendre” mais “kiffer”. Chaque plateforme, chaque \u00e9cran, chaque notification te rappelle que tu dois vouloir quelque chose maintenant — et que si tu ne veux rien, tu sors du champ. L\u2019algorithme n\u2019aime pas le silence. Il faut produire, r\u00e9agir, s\u2019acheter une \u00e9motion pr\u00eate \u00e0 l\u2019emploi. D\u00e8s qu\u2019une inqui\u00e9tude appara\u00eet, une boutique s\u2019ouvre, un stage promet de la dissoudre, un discours l\u2019enrobe de recettes. Le consommateur id\u00e9al est un \u00eatre affam\u00e9 qui confond ses besoins avec des objets disponibles. On lui vend la paix au mois, la joie en abonnement, la libert\u00e9 en forfait. Et quand il obtient ce qu\u2019il a d\u00e9sir\u00e9, on a d\u00e9j\u00e0 pr\u00e9vu le d\u00e9sir suivant. Ce mouvement n\u2019est pas une th\u00e9orie : on le sent dans les corps, dans la vitesse, dans la fatigue, dans ces maladies qui reviennent sous d\u2019autres noms — d\u00e9pressions, burn-out, effondrements nerveux — comme si la vieille d\u00e9tresse humaine trouvait simplement des costumes neufs pour traverser nos villes bien \u00e9clair\u00e9es.<\/p>\n

Je ne crois pas qu\u2019on sorte de l\u00e0 par une doctrine de plus. Je le vois mieux dans un autre endroit, plus bas, plus bruyant : les ateliers o\u00f9 je peins avec des enfants. Eux ne cherchent pas le bonheur, ils le confondent avec le fait de vivre. Ils passent du rire \u00e0 la col\u00e8re, de la concentration \u00e0 l\u2019oubli, sans se sentir oblig\u00e9s de tenir une image d\u2019eux-m\u00eames. Ils sont impr\u00e9visibles, et c\u2019est leur sant\u00e9. Alors j\u2019essaie, moi aussi, d\u2019entrer dans leur rythme : me fondre dans le brouhaha, dans la justesse nue des r\u00e9actions, sans m\u2019arc-bouter contre l\u2019\u00e9v\u00e9nement. Je sors rinc\u00e9 parfois, mais remis \u00e0 sa place. Et sur la route du retour, au volant de ma vieille voiture caboss\u00e9e, il m\u2019arrive de rire tout seul : un rire qui n\u2019ach\u00e8te rien, qui ne prouve rien, qui ressemble, pour une minute, \u00e0 la paix.<\/p>\n

\nillustration<\/em> Photographie Dominique Kret, 2019\n<\/small><\/p>", "content_text": " Les Chinois ont regard\u00e9 l\u2019ordre du ciel avec une admiration si enti\u00e8re qu\u2019ils ont voulu lui donner un \u00e9quivalent sur terre. Le confucianisme a \u00e9t\u00e9 ce mod\u00e8le : un monde r\u00e9gl\u00e9 comme une horloge, l\u2019empereur au centre, soleil humain cens\u00e9 refl\u00e9ter le mouvement immuable des choses. Sauf que la terre ne consent pas \u00e0 l\u2019immuable. On peut calculer l\u2019\u00e9clipse dans mille ans, mais on ne sait pas dire le temps qu\u2019il fera demain. Ici, tout d\u00e9vie, tout bifurque, tout surprend. L\u2019impr\u00e9visible n\u2019est pas un accident : c\u2019est la loi du sol. Tchouang Tseu le prend au s\u00e9rieux et en tire une m\u00e9thode. Le Tao, chez lui, n\u2019est pas un slogan de bien-\u00eatre ; c\u2019est une discipline d\u2019accueil. Se fondre dans l\u2019\u00e9v\u00e9nement, ne pas lui opposer une raideur inutile, laisser passer les choses sans les prendre pour soi. Aucun effort n\u2019est plus pr\u00e9cieux que celui de ne pas s\u2019arc-bouter contre ce qui arrive. Montaigne dira plus tard quelque chose d\u2019analogue, Spinoza aussi : le bonheur n\u2019est pas dehors, la tristesse non plus, et nos catastrophes viennent souvent de ce que nous faisons n\u00f4tre ce qui ne nous regarde pas. \u00c0 partir de l\u00e0, tout se joue dans une \u00e9conomie du d\u00e9sir : apprendre \u00e0 ne pas courir derri\u00e8re les objets comme s\u2019ils pouvaient nous stabiliser. Ce qui rend notre \u00e9poque si fatigante, c\u2019est qu\u2019elle a remplac\u00e9 ce vieux tr\u00e9sor d\u2019exp\u00e9rience par une fabrique continue de sens factice. On n\u2019a pas seulement oubli\u00e9 les philosophes : on les a rendus inutiles. Le bonheur est devenu un march\u00e9, et le march\u00e9 a besoin d\u2019un d\u00e9sir qui ne se satisfait jamais. Le mot d\u2019ordre n\u2019est plus \u201ccomprendre\u201d mais \u201ckiffer\u201d. Chaque plateforme, chaque \u00e9cran, chaque notification te rappelle que tu dois vouloir quelque chose maintenant \u2014 et que si tu ne veux rien, tu sors du champ. L\u2019algorithme n\u2019aime pas le silence. Il faut produire, r\u00e9agir, s\u2019acheter une \u00e9motion pr\u00eate \u00e0 l\u2019emploi. D\u00e8s qu\u2019une inqui\u00e9tude appara\u00eet, une boutique s\u2019ouvre, un stage promet de la dissoudre, un discours l\u2019enrobe de recettes. Le consommateur id\u00e9al est un \u00eatre affam\u00e9 qui confond ses besoins avec des objets disponibles. On lui vend la paix au mois, la joie en abonnement, la libert\u00e9 en forfait. Et quand il obtient ce qu\u2019il a d\u00e9sir\u00e9, on a d\u00e9j\u00e0 pr\u00e9vu le d\u00e9sir suivant. Ce mouvement n\u2019est pas une th\u00e9orie : on le sent dans les corps, dans la vitesse, dans la fatigue, dans ces maladies qui reviennent sous d\u2019autres noms \u2014 d\u00e9pressions, burn-out, effondrements nerveux \u2014 comme si la vieille d\u00e9tresse humaine trouvait simplement des costumes neufs pour traverser nos villes bien \u00e9clair\u00e9es. Je ne crois pas qu\u2019on sorte de l\u00e0 par une doctrine de plus. Je le vois mieux dans un autre endroit, plus bas, plus bruyant : les ateliers o\u00f9 je peins avec des enfants. Eux ne cherchent pas le bonheur, ils le confondent avec le fait de vivre. Ils passent du rire \u00e0 la col\u00e8re, de la concentration \u00e0 l\u2019oubli, sans se sentir oblig\u00e9s de tenir une image d\u2019eux-m\u00eames. Ils sont impr\u00e9visibles, et c\u2019est leur sant\u00e9. Alors j\u2019essaie, moi aussi, d\u2019entrer dans leur rythme : me fondre dans le brouhaha, dans la justesse nue des r\u00e9actions, sans m\u2019arc-bouter contre l\u2019\u00e9v\u00e9nement. Je sors rinc\u00e9 parfois, mais remis \u00e0 sa place. Et sur la route du retour, au volant de ma vieille voiture caboss\u00e9e, il m\u2019arrive de rire tout seul : un rire qui n\u2019ach\u00e8te rien, qui ne prouve rien, qui ressemble, pour une minute, \u00e0 la paix. *illustration* Photographie Dominique Kret, 2019 ", "image": "https:\/\/ledibbouk.net\/IMG\/logo\/remouleur.jpg?1763890743", "tags": [] } ,{ "id": "https:\/\/ledibbouk.net\/le-pays-des-purs.html", "url": "https:\/\/ledibbouk.net\/le-pays-des-purs.html", "title": "Le pays des purs", "date_published": "2019-01-15T09:02:00Z", "date_modified": "2025-11-23T10:34:23Z", "author": {"name": "Patrick Blanchon"}, "content_html": "

Je suis parti sans plan, avec cette id\u00e9e molle mais tenace d\u2019aller vers un ailleurs qui me tirait depuis des ann\u00e9es. L\u2019ancienne route de la soie \u00e9tait l\u00e0, comme un axe possible. Par Zahedan, je me suis retrouv\u00e9 \u00e0 une cinquantaine de kilom\u00e8tres de la fronti\u00e8re du Pakistan. Le car venait de T\u00e9h\u00e9ran. Depuis quelques heures j\u2019attendais dans la petite gare routi\u00e8re, assis dans une des rares zones d\u2019ombre. La chaleur \u00e9crasait tout. Pas de vent. Les fa\u00e7ades blanches en pis\u00e9 renvoyaient la lumi\u00e8re avec une force presque liquide ; l\u2019air tremblait. Il devait \u00eatre deux heures de l\u2019apr\u00e8s-midi. Les ombres \u00e9taient courtes, le contraste dur, et cette ville vide me rappelait Catane sous le soleil, ces rues larges o\u00f9 personne ne marche. Un pick-up a surgi dans une p\u00e9tarade, levant un nuage de poussi\u00e8re. Quelques hommes \u00e0 l\u2019arri\u00e8re, silhouettes afghanes sans doute, qui remontaient vers Quetta ou plus loin encore. Je me suis lev\u00e9, j\u2019ai fait signe. « Mirjav\u00e9 ? la fronti\u00e8re ? » Le chauffeur a hoch\u00e9 la t\u00eate dans le sens qui veut dire oui ici, et m\u2019a indiqu\u00e9 du pouce la plateforme. J\u2019ai saisi mon sac et j\u2019ai grimp\u00e9. L\u2019air de la course me faisait d\u00e9j\u00e0 du bien. Je voulais passer avant la nuit. On a quitt\u00e9 la ville. La piste longeait un grillage interminable ; les derniers kilom\u00e8tres \u00e9taient un no man\u2019s land de poussi\u00e8re et de silence entre l\u2019Iran et le Pakistan. \u00c0 Mirjav\u00e9, le poste de douane \u00e9tait une pi\u00e8ce basse satur\u00e9e de mouches. Un gros homme en uniforme, tremp\u00e9 de sueur, ne luttait plus. Un ventilateur tournait sans conviction. Des papiers s\u2019empilaient partout. Dans un coin un autre homme dormait sur sa chaise. Les formalit\u00e9s ont \u00e9t\u00e9 rapides. Nous n\u2019\u00e9tions que quelques voyageurs \u00e0 attendre le bus qui repartirait dans le d\u00e9sert. Le chauffeur pakistanais \u00e9tait un grand diable, peau brune, blanc des yeux \u00e9clatant, rire facile. Sa bonne humeur tranchait avec les visages ferm\u00e9s autour de moi. Il gesticulait, plaisantait, nous aidait \u00e0 fourrer les sacs dans les flancs caboss\u00e9s de son v\u00e9hicule, fer blanc martel\u00e9 comme un vieux navire de route. \u00c0 peine assis, il a mis la radio tr\u00e8s fort, a tap\u00e9 le volant en mesure, s\u2019est retourn\u00e9 vers nous en riant. Le soir est tomb\u00e9 vite. \u00c0 six heures il faisait d\u00e9j\u00e0 nuit. \u00c9reint\u00e9, je me suis assoupi. Un coup de frein, puis l\u2019arr\u00eat, m\u2019ont r\u00e9veill\u00e9. Sous la faible ampoule du plafonnier les corps se d\u00e9pliaient au ralenti. « On descend », a lanc\u00e9 le chauffeur. Le bus s\u2019\u00e9tait ensabl\u00e9. Il fallait pousser. On s\u2019y est mis tous ensemble, dans la poussi\u00e8re froide du soir, \u00e0 ahaner au m\u00eame rythme. Plus loin la piste se perdait, se resserrait, s\u2019\u00e9largissait sans logique ; dans le d\u00e9sert, les kilom\u00e8tres ne comptent pas comme sur une carte. Quand enfin le bus a boug\u00e9, un rire collectif a jailli, bref, nerveux, puis chacun est remont\u00e9. Il devait \u00eatre tard. Je n\u2019ai jamais eu de montre. Les autres ont sorti pain, gourdes, paquets froiss\u00e9s. On m\u00e2chait en silence. Je n\u2019avais rien. Un homme entre deux \u00e2ges m\u2019a tendu un morceau de pain rond et de l\u2019eau. Il souriait simplement. J\u2019ai remerci\u00e9, j\u2019ai mang\u00e9 vite. L\u2019aube a lev\u00e9 une lumi\u00e8re p\u00e2le sur les passagers. Je les regardais vraiment pour la premi\u00e8re fois. Visages fins, barbes soign\u00e9es, turbans ray\u00e9s de beige et de rose, fatigue aux yeux. Mon esprit de lecteur plaquait encore ses images anciennes, mais ce que j\u2019avais devant moi, c\u2019\u00e9tait des hommes en route, concentr\u00e9s sur leur travers\u00e9e. Quetta a fini par surgir le lendemain en fin d\u2019apr\u00e8s-midi, apr\u00e8s un pneu crev\u00e9 et d\u2019autres ensablements. Le bus s\u2019est arr\u00eat\u00e9 dans un nuage de poussi\u00e8re sur la grande place du terminal. Les compagnons ont r\u00e9cup\u00e9r\u00e9 leurs sacs, se sont dispers\u00e9s aussit\u00f4t, et je suis rest\u00e9 seul au milieu du bruit. Autour, des b\u00e2tisses basses aux toits plats, des \u00e9choppes au ras de la rue, des enseignes illisibles pour moi. J\u2019ai cherch\u00e9 une traduction en anglais, presque rien. Un panneau d\u2019h\u00f4tel, enfin. J\u2019y suis all\u00e9. Le soir descendait. Des enfants m\u2019avaient rep\u00e9r\u00e9 ; ils tournaient autour de moi en criant d\u2019o\u00f9 je venais, qui j\u2019\u00e9tais. L\u2019un disait « doctor », pour rire, pour voir. Je faisais non de la t\u00eate. Ils riaient encore : ici, ce geste veut dire oui.<\/p>\n

Illustration<\/em> Photographie de voyage, pb, 1986<\/small><\/p>", "content_text": " Je suis parti sans plan, avec cette id\u00e9e molle mais tenace d\u2019aller vers un ailleurs qui me tirait depuis des ann\u00e9es. L\u2019ancienne route de la soie \u00e9tait l\u00e0, comme un axe possible. Par Zahedan, je me suis retrouv\u00e9 \u00e0 une cinquantaine de kilom\u00e8tres de la fronti\u00e8re du Pakistan. Le car venait de T\u00e9h\u00e9ran. Depuis quelques heures j\u2019attendais dans la petite gare routi\u00e8re, assis dans une des rares zones d\u2019ombre. La chaleur \u00e9crasait tout. Pas de vent. Les fa\u00e7ades blanches en pis\u00e9 renvoyaient la lumi\u00e8re avec une force presque liquide ; l\u2019air tremblait. Il devait \u00eatre deux heures de l\u2019apr\u00e8s-midi. Les ombres \u00e9taient courtes, le contraste dur, et cette ville vide me rappelait Catane sous le soleil, ces rues larges o\u00f9 personne ne marche. Un pick-up a surgi dans une p\u00e9tarade, levant un nuage de poussi\u00e8re. Quelques hommes \u00e0 l\u2019arri\u00e8re, silhouettes afghanes sans doute, qui remontaient vers Quetta ou plus loin encore. Je me suis lev\u00e9, j\u2019ai fait signe. \u00ab Mirjav\u00e9 ? la fronti\u00e8re ? \u00bb Le chauffeur a hoch\u00e9 la t\u00eate dans le sens qui veut dire oui ici, et m\u2019a indiqu\u00e9 du pouce la plateforme. J\u2019ai saisi mon sac et j\u2019ai grimp\u00e9. L\u2019air de la course me faisait d\u00e9j\u00e0 du bien. Je voulais passer avant la nuit. On a quitt\u00e9 la ville. La piste longeait un grillage interminable ; les derniers kilom\u00e8tres \u00e9taient un no man\u2019s land de poussi\u00e8re et de silence entre l\u2019Iran et le Pakistan. \u00c0 Mirjav\u00e9, le poste de douane \u00e9tait une pi\u00e8ce basse satur\u00e9e de mouches. Un gros homme en uniforme, tremp\u00e9 de sueur, ne luttait plus. Un ventilateur tournait sans conviction. Des papiers s\u2019empilaient partout. Dans un coin un autre homme dormait sur sa chaise. Les formalit\u00e9s ont \u00e9t\u00e9 rapides. Nous n\u2019\u00e9tions que quelques voyageurs \u00e0 attendre le bus qui repartirait dans le d\u00e9sert. Le chauffeur pakistanais \u00e9tait un grand diable, peau brune, blanc des yeux \u00e9clatant, rire facile. Sa bonne humeur tranchait avec les visages ferm\u00e9s autour de moi. Il gesticulait, plaisantait, nous aidait \u00e0 fourrer les sacs dans les flancs caboss\u00e9s de son v\u00e9hicule, fer blanc martel\u00e9 comme un vieux navire de route. \u00c0 peine assis, il a mis la radio tr\u00e8s fort, a tap\u00e9 le volant en mesure, s\u2019est retourn\u00e9 vers nous en riant. Le soir est tomb\u00e9 vite. \u00c0 six heures il faisait d\u00e9j\u00e0 nuit. \u00c9reint\u00e9, je me suis assoupi. Un coup de frein, puis l\u2019arr\u00eat, m\u2019ont r\u00e9veill\u00e9. Sous la faible ampoule du plafonnier les corps se d\u00e9pliaient au ralenti. \u00ab On descend \u00bb, a lanc\u00e9 le chauffeur. Le bus s\u2019\u00e9tait ensabl\u00e9. Il fallait pousser. On s\u2019y est mis tous ensemble, dans la poussi\u00e8re froide du soir, \u00e0 ahaner au m\u00eame rythme. Plus loin la piste se perdait, se resserrait, s\u2019\u00e9largissait sans logique ; dans le d\u00e9sert, les kilom\u00e8tres ne comptent pas comme sur une carte. Quand enfin le bus a boug\u00e9, un rire collectif a jailli, bref, nerveux, puis chacun est remont\u00e9. Il devait \u00eatre tard. Je n\u2019ai jamais eu de montre. Les autres ont sorti pain, gourdes, paquets froiss\u00e9s. On m\u00e2chait en silence. Je n\u2019avais rien. Un homme entre deux \u00e2ges m\u2019a tendu un morceau de pain rond et de l\u2019eau. Il souriait simplement. J\u2019ai remerci\u00e9, j\u2019ai mang\u00e9 vite. L\u2019aube a lev\u00e9 une lumi\u00e8re p\u00e2le sur les passagers. Je les regardais vraiment pour la premi\u00e8re fois. Visages fins, barbes soign\u00e9es, turbans ray\u00e9s de beige et de rose, fatigue aux yeux. Mon esprit de lecteur plaquait encore ses images anciennes, mais ce que j\u2019avais devant moi, c\u2019\u00e9tait des hommes en route, concentr\u00e9s sur leur travers\u00e9e. Quetta a fini par surgir le lendemain en fin d\u2019apr\u00e8s-midi, apr\u00e8s un pneu crev\u00e9 et d\u2019autres ensablements. Le bus s\u2019est arr\u00eat\u00e9 dans un nuage de poussi\u00e8re sur la grande place du terminal. Les compagnons ont r\u00e9cup\u00e9r\u00e9 leurs sacs, se sont dispers\u00e9s aussit\u00f4t, et je suis rest\u00e9 seul au milieu du bruit. Autour, des b\u00e2tisses basses aux toits plats, des \u00e9choppes au ras de la rue, des enseignes illisibles pour moi. J\u2019ai cherch\u00e9 une traduction en anglais, presque rien. Un panneau d\u2019h\u00f4tel, enfin. J\u2019y suis all\u00e9. Le soir descendait. Des enfants m\u2019avaient rep\u00e9r\u00e9 ; ils tournaient autour de moi en criant d\u2019o\u00f9 je venais, qui j\u2019\u00e9tais. L\u2019un disait \u00ab doctor \u00bb, pour rire, pour voir. Je faisais non de la t\u00eate. Ils riaient encore : ici, ce geste veut dire oui. *Illustration* Photographie de voyage, pb, 1986 ", "image": "https:\/\/ledibbouk.net\/IMG\/logo\/pakistan.jpg?1763888454", "tags": ["carnet de voyage"] } ,{ "id": "https:\/\/ledibbouk.net\/cri-pour-vivre-sortir-de-la-survie-et-des-poncifs-sociaux.html", "url": "https:\/\/ledibbouk.net\/cri-pour-vivre-sortir-de-la-survie-et-des-poncifs-sociaux.html", "title": "Cri pour vivre : sortir de la survie et des poncifs sociaux", "date_published": "2019-01-13T10:19:00Z", "date_modified": "2025-11-23T10:20:10Z", "author": {"name": "Patrick Blanchon"}, "content_html": "

Cassez-vous. Je ne parle pas \u00e0 la foule abstraite, je parle \u00e0 vos visages pr\u00e9cis : le type au guichet qui a lev\u00e9 les yeux au ciel quand j\u2019ai b\u00e9gay\u00e9, la voix neutre au t\u00e9l\u00e9phone qui a r\u00e9cit\u00e9 “proc\u00e9dure” pendant que je suffoquais, le petit chef qui sourit en coin au moment o\u00f9 il appuie, le banquier qui me tutoie pour mieux me tenir, celui qui me regarde comme une ligne de dossier au lieu d\u2019un corps. Vous, et la petite musique que vous tra\u00eenez derri\u00e8re vous, celle qui dit : reste \u00e0 ta place, fais profil bas, remercie encore. Je vais vivre. \u00c0 coups d\u2019ongles d\u2019abord, parce que c\u2019est avec \u00e7a que je suis l\u00e0, les mains, la peau, le souffle ; \u00e0 coups de barre \u00e0 mine si vous me coincez dans un angle ; \u00e0 coups de couteau si vous passez la limite ; \u00e0 coups de bite, oui, s\u2019il faut que le d\u00e9sir me tire hors du trou. Vivre, pas tenir jusqu\u2019\u00e0 demain, pas ramper en esp\u00e9rant une pause, pas sourire pour qu\u2019on me l\u00e2che. Vivre comme on se redresse apr\u00e8s la gifle, vivre comme on crache ce qu\u2019on a aval\u00e9 de travers, vivre en laissant sortir le trop-plein et le trop-vide que vous avez vers\u00e9 en moi quand j\u2019\u00e9tais trop jeune pour fermer la porte. Centim\u00e8tre par centim\u00e8tre, en passant sous vos fils barbel\u00e9s, vos le\u00e7ons, vos “il faut”, vos mani\u00e8res de me faire croire que je suis coupable d\u2019exister. Je vais vivre, oui, vivre sans demander pardon, vivre sale s\u2019il le faut, vivant comme un cochon avant l\u2019abattoir — pas h\u00e9ro\u00efque, pas propre, pas sage : en couinant quand \u00e7a fait mal, en riant quand \u00e7a d\u00e9borde, en chiant quand il faut vider, en bouffant quand j\u2019ai faim, en jouissant quand \u00e7a vient, et que \u00e7a vous plaise ou non, parce que c\u2019est \u00e7a, finalement : \u00eatre l\u00e0, entier, et ne plus vous laisser d\u00e9cider de la place de mon souffle.\n\nillustration<\/em> Huile sur toile \u00e9bauche, pb 2019\n<\/small><\/p>", "content_text": " Cassez-vous. Je ne parle pas \u00e0 la foule abstraite, je parle \u00e0 vos visages pr\u00e9cis : le type au guichet qui a lev\u00e9 les yeux au ciel quand j\u2019ai b\u00e9gay\u00e9, la voix neutre au t\u00e9l\u00e9phone qui a r\u00e9cit\u00e9 \u201cproc\u00e9dure\u201d pendant que je suffoquais, le petit chef qui sourit en coin au moment o\u00f9 il appuie, le banquier qui me tutoie pour mieux me tenir, celui qui me regarde comme une ligne de dossier au lieu d\u2019un corps. Vous, et la petite musique que vous tra\u00eenez derri\u00e8re vous, celle qui dit : reste \u00e0 ta place, fais profil bas, remercie encore. Je vais vivre. \u00c0 coups d\u2019ongles d\u2019abord, parce que c\u2019est avec \u00e7a que je suis l\u00e0, les mains, la peau, le souffle ; \u00e0 coups de barre \u00e0 mine si vous me coincez dans un angle ; \u00e0 coups de couteau si vous passez la limite ; \u00e0 coups de bite, oui, s\u2019il faut que le d\u00e9sir me tire hors du trou. Vivre, pas tenir jusqu\u2019\u00e0 demain, pas ramper en esp\u00e9rant une pause, pas sourire pour qu\u2019on me l\u00e2che. Vivre comme on se redresse apr\u00e8s la gifle, vivre comme on crache ce qu\u2019on a aval\u00e9 de travers, vivre en laissant sortir le trop-plein et le trop-vide que vous avez vers\u00e9 en moi quand j\u2019\u00e9tais trop jeune pour fermer la porte. Centim\u00e8tre par centim\u00e8tre, en passant sous vos fils barbel\u00e9s, vos le\u00e7ons, vos \u201cil faut\u201d, vos mani\u00e8res de me faire croire que je suis coupable d\u2019exister. Je vais vivre, oui, vivre sans demander pardon, vivre sale s\u2019il le faut, vivant comme un cochon avant l\u2019abattoir \u2014 pas h\u00e9ro\u00efque, pas propre, pas sage : en couinant quand \u00e7a fait mal, en riant quand \u00e7a d\u00e9borde, en chiant quand il faut vider, en bouffant quand j\u2019ai faim, en jouissant quand \u00e7a vient, et que \u00e7a vous plaise ou non, parce que c\u2019est \u00e7a, finalement : \u00eatre l\u00e0, entier, et ne plus vous laisser d\u00e9cider de la place de mon souffle. *illustration* Huile sur toile \u00e9bauche, pb 2019 ", "image": "https:\/\/ledibbouk.net\/IMG\/logo\/2020-09-20-11.16_02.jpg?1763893100", "tags": ["prof\u00e9ration"] } ,{ "id": "https:\/\/ledibbouk.net\/pourquoi-le-desordre-revient-toujours-une-lecon-de-bateson-au-luxembourg.html", "url": "https:\/\/ledibbouk.net\/pourquoi-le-desordre-revient-toujours-une-lecon-de-bateson-au-luxembourg.html", "title": "Pourquoi le d\u00e9sordre revient toujours : une le\u00e7on de Bateson au Luxembourg", "date_published": "2019-01-13T10:10:00Z", "date_modified": "2025-11-23T10:12:37Z", "author": {"name": "Patrick Blanchon"}, "content_html": "

Quand sa fille demande \u00e0 Gregory Bateson : « Papa, c\u2019est quoi l\u2019ordre ? », il r\u00e9pond qu\u2019on a chacun le sien, mais que \u00e7a ne change rien au fait simple : les choses ont plus de chances de se mettre en d\u00e9sordre qu\u2019en ordre. Cette phrase me revient au Luxembourg. Je passais l\u00e0 des journ\u00e9es enti\u00e8res, vides au bon sens du mot. Je tirais une chaise de fer jusqu\u2019au bassin central. La peinture verte s\u2019\u00e9caillait sous les doigts ; le m\u00e9tal \u00e9tait chaud au soleil, puis froid d\u00e8s que l\u2019ombre tournait. J\u2019\u00e9coutais sans choisir : les cris des enfants, le roulement des poussettes sur le gravier, le jet d\u2019eau qui insistait au milieu comme une respiration r\u00e9guli\u00e8re. \u00c0 force, je m\u2019endormais. Et dans ce demi-sommeil une autre musique apparaissait, faite de tout \u00e7a ensemble, mais tenue, unifi\u00e9e, comme si le parc avait une phrase \u00e0 lui. Sur l\u2019eau, les restes de la journ\u00e9e d\u00e9rivaient : brindilles, papiers de bonbon, bouts de b\u00e2tons de glace, un p\u00e9tale, une capsule de plastique. Ils se rapprochaient, se poussaient, finissaient par se coller par familles impr\u00e9vues. J\u2019aimais cette petite g\u00e9om\u00e9trie lente. J\u2019y cherchais sans doute un ordre, mais pas celui du ciel : un ordre \u00e0 hauteur d\u2019homme, le mien, fabriqu\u00e9 par la mani\u00e8re m\u00eame dont je regarde et dont je range ce que je vois. Il suffit parfois de nommer les choses pour qu\u2019elles se mettent \u00e0 tenir ensemble. J\u2019ai toujours eu cette impression : une intuition de d\u00e9part qui appelle une r\u00e9alit\u00e9, non pas magique, mais presque fatalement produite par l\u2019attention. J\u2019ai v\u00e9cu longtemps dans le d\u00e9sordre, pour le laisser travailler sur moi. Le laisser m\u2019exposer, m\u2019obliger \u00e0 le traverser. Vivre dans le d\u00e9sordre est une comp\u00e9tence rude : on apprend \u00e0 marcher au milieu des empilements, des retards, des principes qui tra\u00eenent, des « il faut » qui encombrent autant que les objets. Quand je me suis pris, certains jours, pour un petit d\u00e9miurge domestique et que je me suis mis \u00e0 ranger \u00e0 la cha\u00eene, je n\u2019ai pas trouv\u00e9 de paix : j\u2019ai trouv\u00e9 une autre confusion, plus s\u00e8che, plus morale, celle qui croit sauver la vie en alignant des choses. Cr\u00e9er de l\u2019ordre, au fond, c\u2019est facile. Cela ressemble m\u00eame \u00e0 une solution. J\u2019ai rang\u00e9 mon atelier r\u00e9cemment parce que j\u2019y re\u00e7ois des \u00e9l\u00e8ves : j\u2019ai pass\u00e9 un chiffon sur les tables, fait des piles, d\u00e9gag\u00e9 les sols, pour ne pas avoir l\u2019air trop “cochon”. L\u2019ordre rend d\u2019abord pr\u00e9sentable, et c\u2019est d\u00e9j\u00e0 beaucoup dans une \u00e9conomie d\u2019apparences. Une habitude, dit-on, se fixe en trente jours ; on y met de la r\u00e9gularit\u00e9, et tr\u00e8s vite on y tient. Mais d\u00e8s qu\u2019on tourne la t\u00eate, le d\u00e9sordre recommence son travail tranquille, comme la poussi\u00e8re, comme la v\u00e9g\u00e9tation. Il n\u2019a pas besoin de nous, alors que l\u2019ordre, lui, d\u00e9pend de notre regard, de nos cat\u00e9gories, de notre fatigue aussi. Parfois je me dis que c\u2019est peut-\u00eatre \u00e7a, la v\u00e9rit\u00e9 nue : ordre et d\u00e9sordre ne sont pas des ennemis dans les choses, mais deux complices dans notre esprit, deux fa\u00e7ons n\u00e9cessaires de continuer \u00e0 croire \u00e0 une r\u00e9alit\u00e9 stable.<\/p>\n

\nillustration<\/em> Photographie noir et blanc pb 1985\n<\/small><\/p>", "content_text": " Quand sa fille demande \u00e0 Gregory Bateson : \u00ab Papa, c\u2019est quoi l\u2019ordre ? \u00bb, il r\u00e9pond qu\u2019on a chacun le sien, mais que \u00e7a ne change rien au fait simple : les choses ont plus de chances de se mettre en d\u00e9sordre qu\u2019en ordre. Cette phrase me revient au Luxembourg. Je passais l\u00e0 des journ\u00e9es enti\u00e8res, vides au bon sens du mot. Je tirais une chaise de fer jusqu\u2019au bassin central. La peinture verte s\u2019\u00e9caillait sous les doigts ; le m\u00e9tal \u00e9tait chaud au soleil, puis froid d\u00e8s que l\u2019ombre tournait. J\u2019\u00e9coutais sans choisir : les cris des enfants, le roulement des poussettes sur le gravier, le jet d\u2019eau qui insistait au milieu comme une respiration r\u00e9guli\u00e8re. \u00c0 force, je m\u2019endormais. Et dans ce demi-sommeil une autre musique apparaissait, faite de tout \u00e7a ensemble, mais tenue, unifi\u00e9e, comme si le parc avait une phrase \u00e0 lui. Sur l\u2019eau, les restes de la journ\u00e9e d\u00e9rivaient : brindilles, papiers de bonbon, bouts de b\u00e2tons de glace, un p\u00e9tale, une capsule de plastique. Ils se rapprochaient, se poussaient, finissaient par se coller par familles impr\u00e9vues. J\u2019aimais cette petite g\u00e9om\u00e9trie lente. J\u2019y cherchais sans doute un ordre, mais pas celui du ciel : un ordre \u00e0 hauteur d\u2019homme, le mien, fabriqu\u00e9 par la mani\u00e8re m\u00eame dont je regarde et dont je range ce que je vois. Il suffit parfois de nommer les choses pour qu\u2019elles se mettent \u00e0 tenir ensemble. J\u2019ai toujours eu cette impression : une intuition de d\u00e9part qui appelle une r\u00e9alit\u00e9, non pas magique, mais presque fatalement produite par l\u2019attention. J\u2019ai v\u00e9cu longtemps dans le d\u00e9sordre, pour le laisser travailler sur moi. Le laisser m\u2019exposer, m\u2019obliger \u00e0 le traverser. Vivre dans le d\u00e9sordre est une comp\u00e9tence rude : on apprend \u00e0 marcher au milieu des empilements, des retards, des principes qui tra\u00eenent, des \u00ab il faut \u00bb qui encombrent autant que les objets. Quand je me suis pris, certains jours, pour un petit d\u00e9miurge domestique et que je me suis mis \u00e0 ranger \u00e0 la cha\u00eene, je n\u2019ai pas trouv\u00e9 de paix : j\u2019ai trouv\u00e9 une autre confusion, plus s\u00e8che, plus morale, celle qui croit sauver la vie en alignant des choses. Cr\u00e9er de l\u2019ordre, au fond, c\u2019est facile. Cela ressemble m\u00eame \u00e0 une solution. J\u2019ai rang\u00e9 mon atelier r\u00e9cemment parce que j\u2019y re\u00e7ois des \u00e9l\u00e8ves : j\u2019ai pass\u00e9 un chiffon sur les tables, fait des piles, d\u00e9gag\u00e9 les sols, pour ne pas avoir l\u2019air trop \u201ccochon\u201d. L\u2019ordre rend d\u2019abord pr\u00e9sentable, et c\u2019est d\u00e9j\u00e0 beaucoup dans une \u00e9conomie d\u2019apparences. Une habitude, dit-on, se fixe en trente jours ; on y met de la r\u00e9gularit\u00e9, et tr\u00e8s vite on y tient. Mais d\u00e8s qu\u2019on tourne la t\u00eate, le d\u00e9sordre recommence son travail tranquille, comme la poussi\u00e8re, comme la v\u00e9g\u00e9tation. Il n\u2019a pas besoin de nous, alors que l\u2019ordre, lui, d\u00e9pend de notre regard, de nos cat\u00e9gories, de notre fatigue aussi. Parfois je me dis que c\u2019est peut-\u00eatre \u00e7a, la v\u00e9rit\u00e9 nue : ordre et d\u00e9sordre ne sont pas des ennemis dans les choses, mais deux complices dans notre esprit, deux fa\u00e7ons n\u00e9cessaires de continuer \u00e0 croire \u00e0 une r\u00e9alit\u00e9 stable. *illustration* Photographie noir et blanc pb 1985 ", "image": "https:\/\/ledibbouk.net\/IMG\/logo\/desordre.jpg?1763892629", "tags": ["Auteurs litt\u00e9raires", "r\u00e9flexions sur l'art"] } ,{ "id": "https:\/\/ledibbouk.net\/confession-d-un-salaud-repenti-mais-pas-trop.html", "url": "https:\/\/ledibbouk.net\/confession-d-un-salaud-repenti-mais-pas-trop.html", "title": "Confession d\u2019un salaud repenti (mais pas trop)", "date_published": "2019-01-12T10:27:00Z", "date_modified": "2025-11-23T10:34:50Z", "author": {"name": "Patrick Blanchon"}, "content_html": "

Pur\u00e9e, comme j\u2019\u00e9tais bien. Je grugeais sans scrupule, pas par bravade : par facilit\u00e9, par faim de vitesse. Je trichais comme un cochon — expression d\u00e9bile, au fond : un cochon, lui, ne triche pas, il vit. Moi je trichais, et j\u2019aimais \u00e7a. Bouffer comme un salaud, rire quand \u00e7a passait, dormir tranquille apr\u00e8s. Pur\u00e9e que c\u2019\u00e9tait simple : bander, baiser, repartir, tournant dans ma petite roue comme un hamster content de sa cage, chaud, planqu\u00e9 avec son magot. Je volais vraiment, tu sais, et ce n\u2019\u00e9tait pas que des portefeuilles : je volais du temps, de l\u2019attention, je te volais toi. Puis ton c\u0153ur en chocolat et tes l\u00e8vres trop belles ont fini par me donner la naus\u00e9e. Trop de sucre, trop de cin\u00e9ma, trop de mensonge m\u00eame dans la tendresse. Alors j\u2019ai l\u00e2ch\u00e9 : stop, all\u00f4, assez. Pas par vertu — par hygi\u00e8ne. Pour raison de sant\u00e9, je vais t\u00e2ter l\u2019honn\u00eatet\u00e9, voir si \u00e7a tient debout. C\u2019est con, oui : j\u2019aimais bien quand j\u2019\u00e9tais juste un salaud. Mais je commence \u00e0 croire que \u00e7a me tue \u00e0 petit feu.<\/p>\n

\nillustration<\/em> Acrylique sur papier pb 2007\n<\/small><\/p>", "content_text": " Pur\u00e9e, comme j\u2019\u00e9tais bien. Je grugeais sans scrupule, pas par bravade : par facilit\u00e9, par faim de vitesse. Je trichais comme un cochon \u2014 expression d\u00e9bile, au fond : un cochon, lui, ne triche pas, il vit. Moi je trichais, et j\u2019aimais \u00e7a. Bouffer comme un salaud, rire quand \u00e7a passait, dormir tranquille apr\u00e8s. Pur\u00e9e que c\u2019\u00e9tait simple : bander, baiser, repartir, tournant dans ma petite roue comme un hamster content de sa cage, chaud, planqu\u00e9 avec son magot. Je volais vraiment, tu sais, et ce n\u2019\u00e9tait pas que des portefeuilles : je volais du temps, de l\u2019attention, je te volais toi. Puis ton c\u0153ur en chocolat et tes l\u00e8vres trop belles ont fini par me donner la naus\u00e9e. Trop de sucre, trop de cin\u00e9ma, trop de mensonge m\u00eame dans la tendresse. Alors j\u2019ai l\u00e2ch\u00e9 : stop, all\u00f4, assez. Pas par vertu \u2014 par hygi\u00e8ne. Pour raison de sant\u00e9, je vais t\u00e2ter l\u2019honn\u00eatet\u00e9, voir si \u00e7a tient debout. C\u2019est con, oui : j\u2019aimais bien quand j\u2019\u00e9tais juste un salaud. Mais je commence \u00e0 croire que \u00e7a me tue \u00e0 petit feu. *illustration* Acrylique sur papier pb 2007 ", "image": "https:\/\/ledibbouk.net\/IMG\/logo\/solitaires.jpg?1763893589", "tags": ["prof\u00e9ration"] } ,{ "id": "https:\/\/ledibbouk.net\/10-janvier-2019.html", "url": "https:\/\/ledibbouk.net\/10-janvier-2019.html", "title": "10 janvier 2019", "date_published": "2019-01-10T20:26:00Z", "date_modified": "2024-10-19T16:14:55Z", "author": {"name": "Patrick Blanchon"}, "content_html": "

Parfois la d\u00e9sob\u00e9issance peut sauver de l\u2019indignit\u00e9. Je crois m\u00eame qu\u2019\u00e0 chaque fois que j\u2019ai d\u00e9sob\u00e9i \u00e0 une injonction c\u2019est que celle ci entamait mon int\u00e9grit\u00e9. Je ne parle pas de sevrage bien sur, ni de savoir patienter pour mieux d\u00e9sirer. Non ce n\u2019est pas cela, je sais ob\u00e9ir quand il s\u2019agit de calmer mes pulsions meurtri\u00e8res ou ne pas me jeter sur la premi\u00e8re jolie femme passant \u00e0 ma port\u00e9e pour l\u2019assaillir de caresses et d\u2019attouchements.<\/p>\n

La d\u00e9sob\u00e9issance advient lorsque l\u2019on touche \u00e0 une partie pr\u00e9cieuse de mon \u00eatre, ma libert\u00e9 notamment, toucher \u00e0 celle-ci c\u2019est insulter mon intelligence. Bien sur cette libert\u00e9 n\u2019est pas le droit que je m\u2019octroierais de tout faire n\u2019importe comment. Non, il faudrait vraiment que je devienne d\u00e9sesp\u00e9r\u00e9 pour agir de la sorte, et encore, me connaissant assez bien d\u00e9sormais je dirigerais plut\u00f4t cette violence envers moi-m\u00eame plut\u00f4t que de la reporter sur une ou un autre.<\/p>\n

Dans cette agitation magistrale que l\u2019on voit s\u2019\u00e9lever un peu partout dans le monde et qui manifeste en fait un ras le bol de notre mode de vie, l\u2019intelligence et l\u2019art ont leur r\u00f4le \u00e0 jouer.<\/p>\n

L\u2019artiste se doit de d\u00e9sob\u00e9ir \u00e0 tous les poncifs qui entament sa libert\u00e9 de cr\u00e9er naturelle. Et parfois si ses \u0153uvres manifestent de la violence, de la cruaut\u00e9 et provoquent un malaise chez le spectateur c\u2019est qu\u2019elles touchent justement \u00e0 des fronti\u00e8res fragiles entre biens\u00e9ance et sauvagerie.<\/p>\n

Or nous voici parvenus dans un univers artistique qui raconte cela la plupart du temps du bout des l\u00e8vres comme pour dire regardez je suis un artiste je sais tout cela mais je vais le dire de fa\u00e7on \u00e0 ne pas trop vous d\u00e9ranger.<\/p>\n

A quoi cela sert il en 2019 de peindre de jolis paysages, de jolies fleurs, de beaux portraits, face \u00e0 un monde qui s\u2019enfonce de plus en plus dans la barbarie. Nous voici pris entre deux types de barbaries d\u2019ailleurs et c\u2019est bien pour cela que la peur devient de plus en plus pr\u00e9gnante.<\/p>\n

La barbarie habituelle qui existe depuis le fond des ages, ou il s\u2019agit de tuer, de piller, de violer invoquant je ne sais quel pr\u00e9texte de race, de religion, et je ne sais quoi encore indique surtout qu\u2019il faut un pr\u00e9texte pour la laisser se d\u00e9ployer \u00e0 sa guise. Le pr\u00e9texte validerait la violence. Mais c\u2019est compl\u00e8tement faux , la violence est souvent sans raison, c\u2019est m\u00eame dirais je ce qui la caract\u00e9rise le plus.<\/p>\n

On assiste d\u00e9sormais \u00e0 une nouvelle forme de barbarie, plus vicieuse, plus intelligente, si je puis dire c\u2019est la barbarie \u00e9conomique qui pour accomplir le bien \u00eatre d\u2019une poign\u00e9e de nantis est capable de d\u00e9truire des pays entiers, de d\u00e9truire des \u00e9cosyst\u00e8mes ant\u00e9diluviens, saccageant tout sur son passage aussi surement qu\u2019un Attila d\u2019antan qui comme chacun le sait une fois le sabot de son cheval ayant foul\u00e9 un sol aucune herbe ne pouvait y repousser.<\/p>\n

La violence depuis toujours serait donc l\u2019\u00e9tat naturelle de l\u2019homme et dans ce cas seuls les plus puissants se seraient transmis ce secret de p\u00e8res en fils comme une caste jalouse de ne pas partager ses privil\u00e8ges.<\/p>\n

Hier aux informations t\u00e9l\u00e9vis\u00e9es j\u2019apprends que 27 personnes seulement d\u00e9tiennent autant de richesses que la moiti\u00e9 de l\u2019humanit\u00e9 alors que l\u2019ann\u00e9e pr\u00e9c\u00e9dente elles \u00e9taient 50. Imaginez vous les querelles de palais qui se jouent m\u00eame au plus haut niveau de la hi\u00e9rarchie du pouvoir..M\u00eame eux, et peut-\u00eatre surtout eux ne sont pas \u00e9pargn\u00e9s par cette violence consubstantielle, d\u2019autant qu\u2019ils en connaissent parfaitement l\u2019existence comme les tenants et aboutissants.<\/p>\n

Le sage s\u2019en fout qui profite de l\u2019instant c\u2019est vrai. Le probl\u00e8me r\u00e9side dans cette sagesse qui s\u2019oppose passivement \u00e0 cette violence. Gandhi a fait beaucoup pour la non violence dans un pays ou la violence est magistrale. Et pour finir il en est mort, assassin\u00e9.<\/p>\n

Martin Luther King a fait beaucoup pour que les hommes noirs soient reconnus autrement que comme des b\u00eates et dans une grande mesure il a r\u00e9ussi. Puis il est mort assassin\u00e9.<\/p>\n

Je ne parle pas de J\u00e9sus Christ et pourtant il y aurait aussi \u00e0 dire car c\u2019est bien toujours le m\u00eame parcours qui s\u2019effectue d\u2019une voix qui s\u2019\u00e9l\u00e8ve plus haut et plus fort dans le d\u00e9sert de notre torpeur qui touche nos c\u0153urs, les \u00e9veille un instant, puis s\u2019\u00e9vanouit balay\u00e9e par le drame.<\/p>\n

Les irlandais ont voulu avoir des couilles pour lutter contre l\u2019oppression britannique, ils ont voulu reprendre le flambeau des antiques batailles qui ne souciaient pas de sagesse mais de force et de courage. Et tout cela en vain \u00e9galement.<\/p>\n

Qu\u2019est ce qui peut faire bouger les mentalit\u00e9s pour que tout cela cesse ?<\/p>\n

L\u2019aventure des gilets jaunes \u00e9tait porteuse d\u2019un espoir se rapprochant de cette volont\u00e9 que cela cesse et l\u2019on voit bien la difficult\u00e9 au sein m\u00eame du mouvement concernant la mani\u00e8re d\u2019agir. C\u2019est ce doute qu\u2019auront relev\u00e9 les observateurs, les m\u00e9dias toujours \u00e0 l\u2019aff\u00fbt des failles, et bien sur le gouvernement.<\/p>\n

Cette h\u00e9sitation naturelle entre dialogue et saccage, c\u2019est la m\u00eame h\u00e9sitation que tous les braves gens entretiennent quand l\u2019injustice devient vraiment \u00e9vidente. L\u2019\u00e9ducation et les valeurs d\u2019une soi disant R\u00e9publique incitent \u00e0 la r\u00e9flexion et \u00e0 la mesure afin de prot\u00e9ger ce que celle ci nomme encore » nos valeurs » . Mais quelqu\u2019un qui a faim et qui doit nourrir ses enfants se soucie t\u2019il vraiment encore de valeurs vraiment ? C\u2019est qu\u2019il faut une sacr\u00e9e dose de courage et surtout de b\u00eatise pour continuer \u00e0 respecter les feux rouges quand derri\u00e8re soi un tsunami rugit.<\/p>\n

Nous sommes dans une salle de cin\u00e9ma et l\u2019incendie vient de se d\u00e9clarer, notre monde br\u00fble et se d\u00e9chire sous la mont\u00e9e des tyrannies et des dictatures d\u2019une poign\u00e9e de cyniques qui eux ne sont pas dans la salle.<\/p>\n

Ils regardent les bras crois\u00e9s comment nous allons nous en sortir sachant que de toutes mani\u00e8res que nous soyons paniqu\u00e9s ou calmes ils en tireront encore les marrons du feu.<\/p>\n

Que nous soyons violents dans notre volont\u00e9 de survie, ils appelleront la troupe pour nous contenir dans le sang et les larmes.<\/p>\n

Que nous soyons pacifiques ils pondront de nouveaux d\u00e9crets pour nous inciter \u00e0 croire qu\u2019ils nous ont compris mais il n\u2019en sera rien la vie continuera comme avant soyez en certains.<\/p>\n

Comme la violence est sans raison le pouvoir est sans scrupule et fera tout pour rester en place. Quelque soit ce pouvoir.<\/p>\n

J\u2019en appelle \u00e0 toutes les bonnes volont\u00e9s, aux artistes surtout qui ont l\u2019habitude de vivre le risque et de risquer leur vies afin de proclamer la d\u00e9sob\u00e9issance g\u00e9n\u00e9rale.<\/p>\n

J\u2019en appelle \u00e0 tous les artistes du monde pour poser leurs \u0153uvres en interm\u00e9diaire entre le monde et eux et que le th\u00e8me soit leur d\u00e9sob\u00e9issance, et la notre.<\/p>", "content_text": "Parfois la d\u00e9sob\u00e9issance peut sauver de l\u2019indignit\u00e9. Je crois m\u00eame qu\u2019\u00e0 chaque fois que j\u2019ai d\u00e9sob\u00e9i \u00e0 une injonction c\u2019est que celle ci entamait mon int\u00e9grit\u00e9. Je ne parle pas de sevrage bien sur, ni de savoir patienter pour mieux d\u00e9sirer. Non ce n\u2019est pas cela, je sais ob\u00e9ir quand il s\u2019agit de calmer mes pulsions meurtri\u00e8res ou ne pas me jeter sur la premi\u00e8re jolie femme passant \u00e0 ma port\u00e9e pour l\u2019assaillir de caresses et d\u2019attouchements. La d\u00e9sob\u00e9issance advient lorsque l\u2019on touche \u00e0 une partie pr\u00e9cieuse de mon \u00eatre, ma libert\u00e9 notamment, toucher \u00e0 celle-ci c\u2019est insulter mon intelligence. Bien sur cette libert\u00e9 n\u2019est pas le droit que je m\u2019octroierais de tout faire n\u2019importe comment. Non, il faudrait vraiment que je devienne d\u00e9sesp\u00e9r\u00e9 pour agir de la sorte, et encore, me connaissant assez bien d\u00e9sormais je dirigerais plut\u00f4t cette violence envers moi-m\u00eame plut\u00f4t que de la reporter sur une ou un autre. Dans cette agitation magistrale que l\u2019on voit s\u2019\u00e9lever un peu partout dans le monde et qui manifeste en fait un ras le bol de notre mode de vie, l\u2019intelligence et l\u2019art ont leur r\u00f4le \u00e0 jouer. L\u2019artiste se doit de d\u00e9sob\u00e9ir \u00e0 tous les poncifs qui entament sa libert\u00e9 de cr\u00e9er naturelle. Et parfois si ses \u0153uvres manifestent de la violence, de la cruaut\u00e9 et provoquent un malaise chez le spectateur c\u2019est qu\u2019elles touchent justement \u00e0 des fronti\u00e8res fragiles entre biens\u00e9ance et sauvagerie. Or nous voici parvenus dans un univers artistique qui raconte cela la plupart du temps du bout des l\u00e8vres comme pour dire regardez je suis un artiste je sais tout cela mais je vais le dire de fa\u00e7on \u00e0 ne pas trop vous d\u00e9ranger. A quoi cela sert il en 2019 de peindre de jolis paysages, de jolies fleurs, de beaux portraits, face \u00e0 un monde qui s\u2019enfonce de plus en plus dans la barbarie. Nous voici pris entre deux types de barbaries d\u2019ailleurs et c\u2019est bien pour cela que la peur devient de plus en plus pr\u00e9gnante. La barbarie habituelle qui existe depuis le fond des ages, ou il s\u2019agit de tuer, de piller, de violer invoquant je ne sais quel pr\u00e9texte de race, de religion, et je ne sais quoi encore indique surtout qu\u2019il faut un pr\u00e9texte pour la laisser se d\u00e9ployer \u00e0 sa guise. Le pr\u00e9texte validerait la violence. Mais c\u2019est compl\u00e8tement faux , la violence est souvent sans raison, c\u2019est m\u00eame dirais je ce qui la caract\u00e9rise le plus. On assiste d\u00e9sormais \u00e0 une nouvelle forme de barbarie, plus vicieuse, plus intelligente, si je puis dire c\u2019est la barbarie \u00e9conomique qui pour accomplir le bien \u00eatre d\u2019une poign\u00e9e de nantis est capable de d\u00e9truire des pays entiers, de d\u00e9truire des \u00e9cosyst\u00e8mes ant\u00e9diluviens, saccageant tout sur son passage aussi surement qu\u2019un Attila d\u2019antan qui comme chacun le sait une fois le sabot de son cheval ayant foul\u00e9 un sol aucune herbe ne pouvait y repousser. La violence depuis toujours serait donc l\u2019\u00e9tat naturelle de l\u2019homme et dans ce cas seuls les plus puissants se seraient transmis ce secret de p\u00e8res en fils comme une caste jalouse de ne pas partager ses privil\u00e8ges. Hier aux informations t\u00e9l\u00e9vis\u00e9es j\u2019apprends que 27 personnes seulement d\u00e9tiennent autant de richesses que la moiti\u00e9 de l\u2019humanit\u00e9 alors que l\u2019ann\u00e9e pr\u00e9c\u00e9dente elles \u00e9taient 50. Imaginez vous les querelles de palais qui se jouent m\u00eame au plus haut niveau de la hi\u00e9rarchie du pouvoir..M\u00eame eux, et peut-\u00eatre surtout eux ne sont pas \u00e9pargn\u00e9s par cette violence consubstantielle, d\u2019autant qu\u2019ils en connaissent parfaitement l\u2019existence comme les tenants et aboutissants. Le sage s\u2019en fout qui profite de l\u2019instant c\u2019est vrai. Le probl\u00e8me r\u00e9side dans cette sagesse qui s\u2019oppose passivement \u00e0 cette violence. Gandhi a fait beaucoup pour la non violence dans un pays ou la violence est magistrale. Et pour finir il en est mort, assassin\u00e9. Martin Luther King a fait beaucoup pour que les hommes noirs soient reconnus autrement que comme des b\u00eates et dans une grande mesure il a r\u00e9ussi. Puis il est mort assassin\u00e9. Je ne parle pas de J\u00e9sus Christ et pourtant il y aurait aussi \u00e0 dire car c\u2019est bien toujours le m\u00eame parcours qui s\u2019effectue d\u2019une voix qui s\u2019\u00e9l\u00e8ve plus haut et plus fort dans le d\u00e9sert de notre torpeur qui touche nos c\u0153urs, les \u00e9veille un instant, puis s\u2019\u00e9vanouit balay\u00e9e par le drame. Les irlandais ont voulu avoir des couilles pour lutter contre l\u2019oppression britannique, ils ont voulu reprendre le flambeau des antiques batailles qui ne souciaient pas de sagesse mais de force et de courage. Et tout cela en vain \u00e9galement. Qu\u2019est ce qui peut faire bouger les mentalit\u00e9s pour que tout cela cesse ? L\u2019aventure des gilets jaunes \u00e9tait porteuse d\u2019un espoir se rapprochant de cette volont\u00e9 que cela cesse et l\u2019on voit bien la difficult\u00e9 au sein m\u00eame du mouvement concernant la mani\u00e8re d\u2019agir. C\u2019est ce doute qu\u2019auront relev\u00e9 les observateurs, les m\u00e9dias toujours \u00e0 l\u2019aff\u00fbt des failles, et bien sur le gouvernement. Cette h\u00e9sitation naturelle entre dialogue et saccage, c\u2019est la m\u00eame h\u00e9sitation que tous les braves gens entretiennent quand l\u2019injustice devient vraiment \u00e9vidente. L\u2019\u00e9ducation et les valeurs d\u2019une soi disant R\u00e9publique incitent \u00e0 la r\u00e9flexion et \u00e0 la mesure afin de prot\u00e9ger ce que celle ci nomme encore \u00bb nos valeurs \u00bb . Mais quelqu\u2019un qui a faim et qui doit nourrir ses enfants se soucie t\u2019il vraiment encore de valeurs vraiment ? C\u2019est qu\u2019il faut une sacr\u00e9e dose de courage et surtout de b\u00eatise pour continuer \u00e0 respecter les feux rouges quand derri\u00e8re soi un tsunami rugit. Nous sommes dans une salle de cin\u00e9ma et l\u2019incendie vient de se d\u00e9clarer, notre monde br\u00fble et se d\u00e9chire sous la mont\u00e9e des tyrannies et des dictatures d\u2019une poign\u00e9e de cyniques qui eux ne sont pas dans la salle. Ils regardent les bras crois\u00e9s comment nous allons nous en sortir sachant que de toutes mani\u00e8res que nous soyons paniqu\u00e9s ou calmes ils en tireront encore les marrons du feu. Que nous soyons violents dans notre volont\u00e9 de survie, ils appelleront la troupe pour nous contenir dans le sang et les larmes. Que nous soyons pacifiques ils pondront de nouveaux d\u00e9crets pour nous inciter \u00e0 croire qu\u2019ils nous ont compris mais il n\u2019en sera rien la vie continuera comme avant soyez en certains. Comme la violence est sans raison le pouvoir est sans scrupule et fera tout pour rester en place. Quelque soit ce pouvoir. J\u2019en appelle \u00e0 toutes les bonnes volont\u00e9s, aux artistes surtout qui ont l\u2019habitude de vivre le risque et de risquer leur vies afin de proclamer la d\u00e9sob\u00e9issance g\u00e9n\u00e9rale. J\u2019en appelle \u00e0 tous les artistes du monde pour poser leurs \u0153uvres en interm\u00e9diaire entre le monde et eux et que le th\u00e8me soit leur d\u00e9sob\u00e9issance, et la notre. ", "image": "https:\/\/ledibbouk.net\/IMG\/logo\/img_20181212_1709353271112202290703084-2048x1566.jpg?1748065121", "tags": [] } ,{ "id": "https:\/\/ledibbouk.net\/08-janvier-2019.html", "url": "https:\/\/ledibbouk.net\/08-janvier-2019.html", "title": "08 janvier 2019", "date_published": "2019-01-08T20:23:00Z", "date_modified": "2024-10-19T16:14:55Z", "author": {"name": "Patrick Blanchon"}, "content_html": "

Et en m\u00eame temps comme un puzzle \u00e0 l\u2019envers<\/p>\n

toutes les pi\u00e8ces<\/p>\n

une \u00e0 une<\/p>\n

voltigent lentement autour de l\u2019espace de la toile<\/p>\n

ou dans celui-ci<\/p>\n

avant m\u00eame d\u2019avoir donn\u00e9 le premier coup de fusain, de pinceau.<\/p>\n

Tout est d\u00e9j\u00e0 fini comme rien ne l\u2019est vraiment.<\/p>\n

Grattement de l\u2019occiput, nerveux,<\/p>\n

\u00e0 s\u2019arracher les derniers cheveux qui me resteraient encore<\/p>\n

s\u2019il ne faisait beau.<\/p>\n

Si tout \u00e0 coup<\/p>\n

j\u2019ouvrais en grand la porte de l\u2019atelier<\/p>\n

et que je me tienne sur le seuil \u00e0 respirer \u00e0 pleins poumons.<\/p>\n

Il fait beau, oui comme jamais, comme toujours<\/p>\n

quand on touche du doigt le silence,<\/p>\n

au del\u00e0 des d\u00e9sordres apparents et des ordres aboy\u00e9s, implor\u00e9s.<\/p>\n

Je m\u2019en fiche de la surface blanche<\/p>\n

elle n\u2019existe pas plus que la main qui s\u2019\u00e9lance<\/p>\n

vers l\u2019au del\u00e0 d\u2019ici.<\/p>\n

Je m\u2019en fiche de m\u2019en foutre en prime, en sus,<\/p>\n

je nage le regard perdu dans le bleu<\/p>\n

sec et froid en tirant lentement sur ma tige.<\/p>\n

Je m\u2019en fiche qu\u2019hier tout \u00e0 commenc\u00e9<\/p>\n

demain tout sera fini<\/p>\n

je m\u2019en fiche je suis bien l\u00e0<\/p>\n

j\u2019en suis sur d\u00e9sormais<\/p>\n

quoiqu\u2019il advienne et bien sur<\/p>\n

il adviendra<\/p>\n

des jours de chien, des jours de loup,<\/p>\n

des jours aussi entre rien et tout<\/p>\n

comme d\u2019habitude<\/p>\n

Je m\u2019en fous tout est d\u00e9j\u00e0 fini<\/p>\n

Il ne manquait plus que moi comme seule ombre au tableau.<\/p>\n

Je m\u2019en fous que tout soit \u00e0 recommencer tous les jours<\/p>\n

De jouer des coudes des pieds pour na\u00eetre<\/p>\n

Tout est d\u00e9j\u00e0 fini<\/p>\n

juste le temps de fumer une cigarette<\/p>\n

si rapide si br\u00e8ve<\/p>\n

que tout est encore \u00e0 oublier<\/p>\n

que tout est encore \u00e0 r\u00e9aliser.<\/p>\n

tout est d\u00e9j\u00e0 fini m\u2019a dit l\u2019ombre d\u2019un merle sur la branche d\u2019olivier<\/p>\n

cet hiver.<\/p>", "content_text": "Et en m\u00eame temps comme un puzzle \u00e0 l\u2019envers toutes les pi\u00e8ces une \u00e0 une voltigent lentement autour de l\u2019espace de la toile ou dans celui-ci avant m\u00eame d\u2019avoir donn\u00e9 le premier coup de fusain, de pinceau. Tout est d\u00e9j\u00e0 fini comme rien ne l\u2019est vraiment. Grattement de l\u2019occiput, nerveux, \u00e0 s\u2019arracher les derniers cheveux qui me resteraient encore s\u2019il ne faisait beau. Si tout \u00e0 coup j\u2019ouvrais en grand la porte de l\u2019atelier et que je me tienne sur le seuil \u00e0 respirer \u00e0 pleins poumons. Il fait beau, oui comme jamais, comme toujours quand on touche du doigt le silence, au del\u00e0 des d\u00e9sordres apparents et des ordres aboy\u00e9s, implor\u00e9s. Je m\u2019en fiche de la surface blanche elle n\u2019existe pas plus que la main qui s\u2019\u00e9lance vers l\u2019au del\u00e0 d\u2019ici. Je m\u2019en fiche de m\u2019en foutre en prime, en sus, je nage le regard perdu dans le bleu sec et froid en tirant lentement sur ma tige. Je m\u2019en fiche qu\u2019hier tout \u00e0 commenc\u00e9 demain tout sera fini je m\u2019en fiche je suis bien l\u00e0 j\u2019en suis sur d\u00e9sormais quoiqu\u2019il advienne et bien sur il adviendra des jours de chien, des jours de loup, des jours aussi entre rien et tout comme d\u2019habitude Je m\u2019en fous tout est d\u00e9j\u00e0 fini Il ne manquait plus que moi comme seule ombre au tableau. Je m\u2019en fous que tout soit \u00e0 recommencer tous les jours De jouer des coudes des pieds pour na\u00eetre Tout est d\u00e9j\u00e0 fini juste le temps de fumer une cigarette si rapide si br\u00e8ve que tout est encore \u00e0 oublier que tout est encore \u00e0 r\u00e9aliser. tout est d\u00e9j\u00e0 fini m\u2019a dit l\u2019ombre d\u2019un merle sur la branche d\u2019olivier cet hiver.", "image": "https:\/\/ledibbouk.net\/IMG\/logo\/49897896_102815910810935_4178295119289516032_n.jpg?1748065123", "tags": [] } ,{ "id": "https:\/\/ledibbouk.net\/07-janvier-2019.html", "url": "https:\/\/ledibbouk.net\/07-janvier-2019.html", "title": "07 janvier 2019", "date_published": "2019-01-07T20:20:00Z", "date_modified": "2025-11-23T09:55:00Z", "author": {"name": "Patrick Blanchon"}, "content_html": "

Aujourd\u2019hui, je contourne une difficult\u00e9 qui m\u2019a coll\u00e9 des ann\u00e9es : vouloir r\u00e9ussir quoi que ce soit. Je pose la toile, je m\u2019assieds, et \u00e0 chaque touche je ferme les yeux. Le pinceau avance sans contr\u00f4le visuel. Je sens seulement la r\u00e9sistance de la toile, l\u2019\u00e9paisseur de la peinture, la zone humide qui s\u2019\u00e9largit. Je continue jusqu\u2019\u00e0 recouvrir toute la surface de taches sans intention claire. Quand j\u2019ouvre les yeux, le tableau est l\u00e0, devant moi, et je le reconnais aussit\u00f4t comme “rat\u00e9”. Pas parce qu\u2019il est laid, mais parce qu\u2019il tombe en dehors de l\u2019id\u00e9e que je me fais du r\u00e9ussi. Je suis face \u00e0 l\u2019envers de mon vieux r\u00e9flexe.<\/p>\n

Pourquoi ce r\u00e9flexe existe-t-il ? Qu\u2019est-ce qui, en moi, d\u00e9cide qu\u2019une toile vaut ou ne vaut pas ? Je reviens toujours \u00e0 l\u2019enfance, \u00e0 cette confusion fondatrice. Chez mes parents, r\u00e9ussir sa vie voulait dire une chose simple : un bon poste, la m\u00eame entreprise, la progression lente, les \u00e9chelons gravis un par un. Ce n\u2019\u00e9tait pas une opinion, c\u2019\u00e9tait une loi domestique, transmise sans discussion, comme si elle avait toujours \u00e9t\u00e9 l\u00e0.<\/p>\n

En 1974, cette loi a explos\u00e9. Mon p\u00e8re a re\u00e7u sa lettre de licenciement apr\u00e8s quinze ans d\u2019entreprise. Il \u00e9tait pass\u00e9 de repr\u00e9sentant \u00e0 directeur commercial. Il travaillait tout le temps, allait au Conservatoire des Arts et M\u00e9tiers le soir, courait apr\u00e8s ce mod\u00e8le avec une obstination dont je ne voyais que les effets secondaires : fatigue, impatience, col\u00e8re. \u00c0 la maison, il \u00e9tait l\u00e0 sans \u00eatre l\u00e0. Tout ce qui n\u2019entrait pas dans la “r\u00e9ussite” l\u2019aga\u00e7ait : changer une ampoule, r\u00e9parer une prise, c\u2019\u00e9tait du temps vol\u00e9 \u00e0 l\u2019essentiel. Apr\u00e8s le licenciement, le silence est tomb\u00e9 sur lui comme un couvercle. Son id\u00e9e de la victoire s\u2019\u00e9croulait, et avec elle la stabilit\u00e9 qu\u2019il nous imposait. Mes notes et celles de mon fr\u00e8re se sont mises \u00e0 chuter dans le m\u00eame mouvement, comme si on glissait ensemble dans un pays o\u00f9 l\u2019\u00e9chec devenait la langue officielle. Les reproches pleuvaient : nous ne faisions pas que rater l\u2019\u00e9cole, nous ratissions dans sa plaie.<\/p>\n

\u00c0 partir de l\u00e0, j\u2019ai v\u00e9cu avec une certitude \u00e9trange : on \u00e9choue. On \u00e9choue d\u2019abord, on \u00e9choue beaucoup, et la r\u00e9ussite n\u2019est qu\u2019un accident fragile. Je n\u2019en voulais \u00e0 personne ; je l\u2019ai pris comme une constante de ma vie. \u00c0 chaque ratage, quelque chose se d\u00e9gradait en moi, mais j\u2019avan\u00e7ais quand m\u00eame, en accumulant ces \u00e9checs comme des troph\u00e9es que personne ne voit. Peu \u00e0 peu, mon esprit a reli\u00e9 tout \u00e7a : les d\u00e9boires professionnels, les histoires d\u2019amour qui s\u2019effondrent, les voies abandonn\u00e9es \u00e0 mi-chemin. Comme si l\u2019\u00e9chec \u00e9tait devenu ma comp\u00e9tence la plus stable.<\/p>\n

Le jour o\u00f9 j\u2019ai compris que je cherchais l\u2019\u00e9chec autant que d\u2019autres cherchent la r\u00e9ussite, un verrou a saut\u00e9. J\u2019ai cess\u00e9 d\u2019y voir une mal\u00e9diction ; j\u2019y ai vu un syst\u00e8me. La r\u00e9ussite des autres m\u2019a alors paru transparente dans sa fragilit\u00e9 : un ami “install\u00e9”, une femme \u00e0 son bras, des signes de bonheur bien tenus\u2026 je n\u2019enviais rien de tout \u00e7a. Je voyais le fil qui pouvait casser. L\u2019\u00e9chec, lui, avait une r\u00e9gularit\u00e9 rassurante : on s\u2019y retrouve.<\/p>\n

Et j\u2019ai fini par m\u2019en servir. Dans la photographie, j\u2019ai appris \u00e0 tirer du n\u00e9gatif un positif. Dans un labo, on sait que l\u2019image passe par son contraire : elle na\u00eet d\u2019une inversion, d\u2019un travail sur ce qui manque et ce qui se ternit. J\u2019ai travaill\u00e9 ainsi, seul, obstin\u00e9, sans croire vraiment \u00e0 la victoire finale. Chaque \u00e9tape franchie \u00e9tait aussit\u00f4t contest\u00e9e par une exigence nouvelle ; avec ma patronne artiste, nous oscillions entre louanges et critiques, et notre relation suivait la m\u00eame houle.<\/p>\n

Ce que j\u2019ai appris, au fond, c\u2019est que la r\u00e9ussite et le bonheur sont souvent des chim\u00e8res h\u00e9rit\u00e9es, poursuivies sans examen, comme la trajectoire “normale” qu\u2019on vous met dans les mains enfant. Les catastrophes ont au moins cette vertu : elles percent le d\u00e9cor, elles r\u00e9veillent. Elles vous obligent \u00e0 regarder ce qui est \u00e0 vous, m\u00eame si ce qui appara\u00eet ressemble, \u00e0 premi\u00e8re vue, \u00e0 un tableau rat\u00e9.<\/p>\n

\nillustration<\/em> huile sur toile, pb 2019\n<\/small><\/p>", "content_text": " Aujourd\u2019hui, je contourne une difficult\u00e9 qui m\u2019a coll\u00e9 des ann\u00e9es : vouloir r\u00e9ussir quoi que ce soit. Je pose la toile, je m\u2019assieds, et \u00e0 chaque touche je ferme les yeux. Le pinceau avance sans contr\u00f4le visuel. Je sens seulement la r\u00e9sistance de la toile, l\u2019\u00e9paisseur de la peinture, la zone humide qui s\u2019\u00e9largit. Je continue jusqu\u2019\u00e0 recouvrir toute la surface de taches sans intention claire. Quand j\u2019ouvre les yeux, le tableau est l\u00e0, devant moi, et je le reconnais aussit\u00f4t comme \u201crat\u00e9\u201d. Pas parce qu\u2019il est laid, mais parce qu\u2019il tombe en dehors de l\u2019id\u00e9e que je me fais du r\u00e9ussi. Je suis face \u00e0 l\u2019envers de mon vieux r\u00e9flexe. Pourquoi ce r\u00e9flexe existe-t-il ? Qu\u2019est-ce qui, en moi, d\u00e9cide qu\u2019une toile vaut ou ne vaut pas ? Je reviens toujours \u00e0 l\u2019enfance, \u00e0 cette confusion fondatrice. Chez mes parents, r\u00e9ussir sa vie voulait dire une chose simple : un bon poste, la m\u00eame entreprise, la progression lente, les \u00e9chelons gravis un par un. Ce n\u2019\u00e9tait pas une opinion, c\u2019\u00e9tait une loi domestique, transmise sans discussion, comme si elle avait toujours \u00e9t\u00e9 l\u00e0. En 1974, cette loi a explos\u00e9. Mon p\u00e8re a re\u00e7u sa lettre de licenciement apr\u00e8s quinze ans d\u2019entreprise. Il \u00e9tait pass\u00e9 de repr\u00e9sentant \u00e0 directeur commercial. Il travaillait tout le temps, allait au Conservatoire des Arts et M\u00e9tiers le soir, courait apr\u00e8s ce mod\u00e8le avec une obstination dont je ne voyais que les effets secondaires : fatigue, impatience, col\u00e8re. \u00c0 la maison, il \u00e9tait l\u00e0 sans \u00eatre l\u00e0. Tout ce qui n\u2019entrait pas dans la \u201cr\u00e9ussite\u201d l\u2019aga\u00e7ait : changer une ampoule, r\u00e9parer une prise, c\u2019\u00e9tait du temps vol\u00e9 \u00e0 l\u2019essentiel. Apr\u00e8s le licenciement, le silence est tomb\u00e9 sur lui comme un couvercle. Son id\u00e9e de la victoire s\u2019\u00e9croulait, et avec elle la stabilit\u00e9 qu\u2019il nous imposait. Mes notes et celles de mon fr\u00e8re se sont mises \u00e0 chuter dans le m\u00eame mouvement, comme si on glissait ensemble dans un pays o\u00f9 l\u2019\u00e9chec devenait la langue officielle. Les reproches pleuvaient : nous ne faisions pas que rater l\u2019\u00e9cole, nous ratissions dans sa plaie. \u00c0 partir de l\u00e0, j\u2019ai v\u00e9cu avec une certitude \u00e9trange : on \u00e9choue. On \u00e9choue d\u2019abord, on \u00e9choue beaucoup, et la r\u00e9ussite n\u2019est qu\u2019un accident fragile. Je n\u2019en voulais \u00e0 personne ; je l\u2019ai pris comme une constante de ma vie. \u00c0 chaque ratage, quelque chose se d\u00e9gradait en moi, mais j\u2019avan\u00e7ais quand m\u00eame, en accumulant ces \u00e9checs comme des troph\u00e9es que personne ne voit. Peu \u00e0 peu, mon esprit a reli\u00e9 tout \u00e7a : les d\u00e9boires professionnels, les histoires d\u2019amour qui s\u2019effondrent, les voies abandonn\u00e9es \u00e0 mi-chemin. Comme si l\u2019\u00e9chec \u00e9tait devenu ma comp\u00e9tence la plus stable. Le jour o\u00f9 j\u2019ai compris que je cherchais l\u2019\u00e9chec autant que d\u2019autres cherchent la r\u00e9ussite, un verrou a saut\u00e9. J\u2019ai cess\u00e9 d\u2019y voir une mal\u00e9diction ; j\u2019y ai vu un syst\u00e8me. La r\u00e9ussite des autres m\u2019a alors paru transparente dans sa fragilit\u00e9 : un ami \u201cinstall\u00e9\u201d, une femme \u00e0 son bras, des signes de bonheur bien tenus\u2026 je n\u2019enviais rien de tout \u00e7a. Je voyais le fil qui pouvait casser. L\u2019\u00e9chec, lui, avait une r\u00e9gularit\u00e9 rassurante : on s\u2019y retrouve. Et j\u2019ai fini par m\u2019en servir. Dans la photographie, j\u2019ai appris \u00e0 tirer du n\u00e9gatif un positif. Dans un labo, on sait que l\u2019image passe par son contraire : elle na\u00eet d\u2019une inversion, d\u2019un travail sur ce qui manque et ce qui se ternit. J\u2019ai travaill\u00e9 ainsi, seul, obstin\u00e9, sans croire vraiment \u00e0 la victoire finale. Chaque \u00e9tape franchie \u00e9tait aussit\u00f4t contest\u00e9e par une exigence nouvelle ; avec ma patronne artiste, nous oscillions entre louanges et critiques, et notre relation suivait la m\u00eame houle. Ce que j\u2019ai appris, au fond, c\u2019est que la r\u00e9ussite et le bonheur sont souvent des chim\u00e8res h\u00e9rit\u00e9es, poursuivies sans examen, comme la trajectoire \u201cnormale\u201d qu\u2019on vous met dans les mains enfant. Les catastrophes ont au moins cette vertu : elles percent le d\u00e9cor, elles r\u00e9veillent. Elles vous obligent \u00e0 regarder ce qui est \u00e0 vous, m\u00eame si ce qui appara\u00eet ressemble, \u00e0 premi\u00e8re vue, \u00e0 un tableau rat\u00e9. *illustration* huile sur toile, pb 2019 ", "image": "https:\/\/ledibbouk.net\/IMG\/logo\/rater2.webp?1748065100", "tags": [] } ,{ "id": "https:\/\/ledibbouk.net\/5-janvier-2019.html", "url": "https:\/\/ledibbouk.net\/5-janvier-2019.html", "title": "5 janvier 2019", "date_published": "2019-01-05T06:37:00Z", "date_modified": "2025-11-23T09:51:51Z", "author": {"name": "Patrick Blanchon"}, "content_html": "

Petit train. Le voyageur est cal\u00e9, et par la vitre il regarde d\u00e9filer un paysage d\u00e9j\u00e0 vu avant m\u00eame d\u2019appara\u00eetre : morceaux d\u2019autres trajets, restes de cartes postales, visions m\u00e2ch\u00e9es par la m\u00e9moire et recrach\u00e9es en bouillie. Fermer les paupi\u00e8res, c\u2019est entendre mieux. La joue contre la vitre glac\u00e9e, la chaleur du visage s\u2019y \u00e9tale, et l\u2019odeur de chien mouill\u00e9 remonte, tenace, dans ce wagon ti\u00e8de. Les roues font leur chant r\u00e9gulier, une scie douce. On est port\u00e9, berc\u00e9, agit\u00e9 par les ondes, par les vibrations, par cet air froid qui s\u2019infiltre aux jointures et polit le front comme une pierre. Alors il faut attendre que \u00e7a passe. Attendre que les pens\u00e9es se fanent. Attendre que le souffle se vide et se remplisse. Attendre que le corps se r\u00e9veille dans son propre tissu. Attendre la mar\u00e9e au creux des reins. Attendre, puis se lever d\u2019un coup, danser dans la t\u00eate, retomber. Attendre encore jusqu\u2019\u00e0 se faire mal. Trembler de rage, de peur, de d\u00e9sir, de rien. D\u2019un caf\u00e9 trop clair, d\u2019une clope r\u00eav\u00e9e, d\u2019une fille qui n\u2019est pas l\u00e0, d\u2019une faim qui change d\u2019objet avant d\u2019\u00eatre nomm\u00e9e. Bouger, sauter, se d\u00e9filer, passer, traverser, aller plus loin — au fond, dans la gorge du non-dit o\u00f9 tout se retourne. Un vide sans fond, la sensation de chuter, mais \u00e0 l\u2019envers, comme si l\u2019envol \u00e9tait une autre forme de chute.<\/p>\n

Et puis la porte coulisse. La contr\u00f4leuse avance dans l\u2019all\u00e9e, uniforme propre, regard neutre. « Monsieur, votre titre de transport, s\u2019il vous pla\u00eet ? » Le flux se coupe net. Autour, les autres passagers redeviennent visibles : rang\u00e9s, muets, \u00e0 demi endormis, en attente d\u2019eux-m\u00eames. Une file d\u2019\u00eatres pas encore n\u00e9s, ensabl\u00e9s dans les possibles, pos\u00e9s l\u00e0 comme sur une plage sans horizon. \u00c7a attend aussi, collectivement, sans savoir quoi. « Mais quand est-ce qu\u2019on va nager ? Quand viendra la mar\u00e9e ? » La mar\u00e9e ne viendra pas. L\u2019eau se retire toujours. Elle laisse une s\u00e9cheresse blanche, un go\u00fbt de lune sur la langue, et l\u2019impression que l\u2019exp\u00e9rience recommence sans cesse au m\u00eame point, cent fois, mille fois, dans l\u2019\u00e0-quoi-bon, dans le peut-\u00eatre.<\/p>\n

Alors on appelle les saints et les anges comme on appelle un num\u00e9ro d\u2019urgence. J\u00e9sus, Marie, Joseph et toute la clique. Psychopompes au chevet des d\u00e9bris d\u2019esp\u00e9rance. Dites-le, bordel. Dites que vous vous faites chier dans l\u2019azur, que l\u2019in\u00e9luctable colle vos ailes, que l\u2019ennui n\u2019apporte pas toujours la gr\u00e2ce, que demain sera le jumeau d\u2019aujourd\u2019hui, que l\u2019avenir est d\u00e9j\u00e0 dans la bo\u00eete. Nous p\u00e9dalons pour faire tourner les bobines d\u2019un cin\u00e9ma cosmique : le moi-je spectateur y est le rien et le tout, avale son pop-corn, applaudit \u00e0 l\u2019amour, et s\u2019ennuie en m\u00eame temps que le film continue.<\/p>\n

\nillustration<\/em> Photographie noir et blanc, Dominique Kret, 1989\n<\/small><\/p>", "content_text": " Petit train. Le voyageur est cal\u00e9, et par la vitre il regarde d\u00e9filer un paysage d\u00e9j\u00e0 vu avant m\u00eame d\u2019appara\u00eetre : morceaux d\u2019autres trajets, restes de cartes postales, visions m\u00e2ch\u00e9es par la m\u00e9moire et recrach\u00e9es en bouillie. Fermer les paupi\u00e8res, c\u2019est entendre mieux. La joue contre la vitre glac\u00e9e, la chaleur du visage s\u2019y \u00e9tale, et l\u2019odeur de chien mouill\u00e9 remonte, tenace, dans ce wagon ti\u00e8de. Les roues font leur chant r\u00e9gulier, une scie douce. On est port\u00e9, berc\u00e9, agit\u00e9 par les ondes, par les vibrations, par cet air froid qui s\u2019infiltre aux jointures et polit le front comme une pierre. Alors il faut attendre que \u00e7a passe. Attendre que les pens\u00e9es se fanent. Attendre que le souffle se vide et se remplisse. Attendre que le corps se r\u00e9veille dans son propre tissu. Attendre la mar\u00e9e au creux des reins. Attendre, puis se lever d\u2019un coup, danser dans la t\u00eate, retomber. Attendre encore jusqu\u2019\u00e0 se faire mal. Trembler de rage, de peur, de d\u00e9sir, de rien. D\u2019un caf\u00e9 trop clair, d\u2019une clope r\u00eav\u00e9e, d\u2019une fille qui n\u2019est pas l\u00e0, d\u2019une faim qui change d\u2019objet avant d\u2019\u00eatre nomm\u00e9e. Bouger, sauter, se d\u00e9filer, passer, traverser, aller plus loin \u2014 au fond, dans la gorge du non-dit o\u00f9 tout se retourne. Un vide sans fond, la sensation de chuter, mais \u00e0 l\u2019envers, comme si l\u2019envol \u00e9tait une autre forme de chute. Et puis la porte coulisse. La contr\u00f4leuse avance dans l\u2019all\u00e9e, uniforme propre, regard neutre. \u00ab Monsieur, votre titre de transport, s\u2019il vous pla\u00eet ? \u00bb Le flux se coupe net. Autour, les autres passagers redeviennent visibles : rang\u00e9s, muets, \u00e0 demi endormis, en attente d\u2019eux-m\u00eames. Une file d\u2019\u00eatres pas encore n\u00e9s, ensabl\u00e9s dans les possibles, pos\u00e9s l\u00e0 comme sur une plage sans horizon. \u00c7a attend aussi, collectivement, sans savoir quoi. \u00ab Mais quand est-ce qu\u2019on va nager ? Quand viendra la mar\u00e9e ? \u00bb La mar\u00e9e ne viendra pas. L\u2019eau se retire toujours. Elle laisse une s\u00e9cheresse blanche, un go\u00fbt de lune sur la langue, et l\u2019impression que l\u2019exp\u00e9rience recommence sans cesse au m\u00eame point, cent fois, mille fois, dans l\u2019\u00e0-quoi-bon, dans le peut-\u00eatre. Alors on appelle les saints et les anges comme on appelle un num\u00e9ro d\u2019urgence. J\u00e9sus, Marie, Joseph et toute la clique. Psychopompes au chevet des d\u00e9bris d\u2019esp\u00e9rance. Dites-le, bordel. Dites que vous vous faites chier dans l\u2019azur, que l\u2019in\u00e9luctable colle vos ailes, que l\u2019ennui n\u2019apporte pas toujours la gr\u00e2ce, que demain sera le jumeau d\u2019aujourd\u2019hui, que l\u2019avenir est d\u00e9j\u00e0 dans la bo\u00eete. Nous p\u00e9dalons pour faire tourner les bobines d\u2019un cin\u00e9ma cosmique : le moi-je spectateur y est le rien et le tout, avale son pop-corn, applaudit \u00e0 l\u2019amour, et s\u2019ennuie en m\u00eame temps que le film continue. *illustration* Photographie noir et blanc, Dominique Kret, 1989 ", "image": "https:\/\/ledibbouk.net\/IMG\/logo\/plume.webp?1748065171", "tags": [] } ] }