{ "version": "https://jsonfeed.org/version/1.1", "title": "Le dibbouk", "home_page_url": "https:\/\/ledibbouk.net\/", "feed_url": "https:\/\/ledibbouk.net\/spip.php?page=feed_json", "language": "fr-FR", "items": [ { "id": "https:\/\/ledibbouk.net\/aout-2019.html", "url": "https:\/\/ledibbouk.net\/aout-2019.html", "title": "ao\u00fbt 2019", "date_published": "2025-12-20T22:51:28Z", "date_modified": "2025-12-20T22:51:36Z", "author": {"name": "Patrick Blanchon"}, "content_html": "
1er ao\u00fbt — Voix qui fait mal<\/strong><\/p>\n Cette voix ne va pas. Elle touche en moi quelque chose de souffrant que je ne veux pas entendre. Pour m’extraire de cette vuln\u00e9rabilit\u00e9, je dis que sa voix est fausse. Ces textes ne sont pas « aboutis », je ne sais m\u00eame plus ce que ce mot peut vouloir dire. Je triche en tentant de r\u00e9\u00e9crire des conneries sur des conneries. En v\u00e9rit\u00e9, je ne pousse pas les textes \u00e0 bout, je me pousse moi, et c’est moi qui l\u00e2che le premier.<\/p>\n 3 ao\u00fbt — Profils<\/strong><\/p>\n Enfant, je voyais Dali surgir \u00e0 la t\u00e9l\u00e9 pour vendre du chocolat en expliquant que \u00e7a le rendait fou. Fernandel vantait des nouilles, Gainsbourg br\u00fblait un billet de 500 francs. Quand j’ai ouvert un compte Facebook, ce n’\u00e9tait pas par go\u00fbt mais parce que l’atelier d\u00e9bordait de toiles invendues. On m’a demand\u00e9 de remplir mon « profil ». Le mot m’a arr\u00eat\u00e9 : on ne me demandait pas qui j’\u00e9tais, mais sous quel angle j’acceptais d’appara\u00eetre. J’ai commenc\u00e9 \u00e0 poster et tr\u00e8s vite j’ai pris go\u00fbt au jeu. Je me fabriquais un personnage. Avec le temps, j’ai compris que cette impression de toute-puissance servait surtout \u00e0 couvrir une impuissance plus triviale : la difficult\u00e9 \u00e0 rester l\u00e0, sans r\u00f4le, devant la toile.<\/p>\n 4 ao\u00fbt — T\u00e9nacit\u00e9<\/strong><\/p>\n L’autre soir, j’\u00e9tais \u00e0 table avec un collectif d’artistes. On riait beaucoup, et au milieu de cette bonne humeur, des morceaux de catastrophe tombaient comme si de rien n’\u00e9tait. Un couple de sculpteurs a \u00e9voqu\u00e9 deux cents pi\u00e8ces disparues avec un transporteur. Pas de proc\u00e8s : ils ont tout refait. Un peintre a parl\u00e9 d’une s\u00e9rie envol\u00e9e chez un galeriste, puis d’un retour de toiles toutes griff\u00e9es. Leur refrain silencieux me revenait : on refait, on recommence, on continue. En rentrant, je me suis demand\u00e9 si, moi, j’avais cette corde-l\u00e0. J’ai pass\u00e9 des ann\u00e9es \u00e0 me d\u00e9brouiller pour tenir, mais sans jamais appeler \u00e7a de la t\u00e9nacit\u00e9.<\/p>\n 5 ao\u00fbt — Tristesse et joie<\/strong><\/p>\n Jeune homme, je traitais la tristesse comme une amante \u00e0 conqu\u00e9rir. Je r\u00eavais de la prendre, de la p\u00e9n\u00e9trer si profond\u00e9ment qu’\u00e0 force sa source se tarirait. Le temps est pass\u00e9, et je n’ai jamais vu la tristesse se m\u00e9tamorphoser autrement qu’en elle-m\u00eame. Alors je me suis tourn\u00e9 vers la joie, en m’attendant au m\u00eame combat. Il ne s’est rien pass\u00e9. La joie ne se laissait ni forcer ni d\u00e9livrer. Ce jour-l\u00e0, j’ai compris que ce n’\u00e9tait pas elle qui manquait, mais moi qui tournais en rond dans ma mani\u00e8re de vouloir les poss\u00e9der toutes les deux.<\/p>\n 7 ao\u00fbt — Hospitalit\u00e9<\/strong><\/p>\n On oublie qu’« h\u00f4te » d\u00e9signait autrefois aussi bien celui qui ouvre sa porte que celui qui la franchit. Le m\u00eame mot pour accueillir et \u00eatre accueilli. Ce n’est pas tant la figure de l’h\u00f4te qui importe que ce qu’elle suppose : l’hospitalit\u00e9 comme espace commun, o\u00f9 personne n’est au-dessus de l’autre. Ce mot m\u00e9riterait de revenir au centre, \u00e0 une \u00e9poque o\u00f9 il \u00e9voque plus volontiers les couloirs d’un service, un dossier m\u00e9dical, qu’une maison ouverte.<\/p>\n 8 ao\u00fbt — Algorithmes<\/strong><\/p>\n Jamais je n’aurais imagin\u00e9 \u00e0 quel point on pouvait me faire sentir en d\u00e9faut sur les r\u00e9seaux sociaux. Depuis quelque temps, c’est une pub pour un tr\u00e9pied photo qui revient sans cesse. Chaque fois, j’ai une seconde de piq\u00fbre : je souffre de ne pas poss\u00e9der cet objet. Je sais que si cette pub revient, ce n’est pas par erreur. Il a suffi que je la regarde une fois jusqu’au bout pour que l’algorithme enregistre mon arr\u00eat, ma curiosit\u00e9. Ce qui me frappe, ce n’est pas seulement les strat\u00e9gies pour cr\u00e9er l’envie, c’est le peu de choses qu’on m’a apprises pour reconna\u00eetre la mienne quand elle se d\u00e9clenche.<\/p>\n 10 ao\u00fbt — Ironie et inceste<\/strong><\/p>\n Pendant des ann\u00e9es, l’ironie a \u00e9t\u00e9 ma compagne la plus fid\u00e8le. Une vraie m\u00e8re juive : d\u00e8s qu’un malheur pointait, elle me serrait dans ses bras et je repartais \u00e0 l’assaut. J’excellais dans la diatribe, le trait ac\u00e9r\u00e9. Et puis je me retrouvais seul dehors, dans ces rues mornes o\u00f9 je tournais pour lui \u00e9chapper. Je cherchais une femme douce, compr\u00e9hensive, ou bien l’inverse absolu : une femme dure qui saurait d\u00e9nouer ma libido. Entre la maman et la putain, l’ironie faisait office d’ut\u00e9rus. La peinture a bouscul\u00e9 ce dispositif. La derni\u00e8re fois, c’est la toile elle-m\u00eame qui s’est ouverte : la surface blanche m’a aval\u00e9 tout entier. \u00c0 la sortie, il restait moins de mots, plus de silence.<\/p>\n 13 ao\u00fbt — Usines \u00e0 peindre<\/strong><\/p>\n Les temps changent. Dans certains ateliers d’Asie, on peint d\u00e9j\u00e0 des paysages \u00e0 la cha\u00eene. J’ai vu des catalogues : on y choisit un « artiste » comme on choisit une police de caract\u00e8re. Louise pour les marines, Chlo\u00e9 pour les sc\u00e8nes de caf\u00e9. Derri\u00e8re, personne \u00e0 rencontrer. Pendant ce temps, les mus\u00e9es continuent de programmer les m\u00eames noms prestigieux pendant que la majorit\u00e9 des vivants rame. Ce qui me d\u00e9range le plus, ce n’est pas que certaines toiles soient fabriqu\u00e9es en s\u00e9rie, c’est la petite voix qui me demande quelle place j’occupe, moi, l\u00e0-dedans.<\/p>\n 15 ao\u00fbt — H\u00e9ro\u00efsme<\/strong><\/p>\n Le premier h\u00e9ros que j’ai connu n’avait pas de stade ni de cam\u00e9ra. C’\u00e9tait mon p\u00e8re, debout dans l’entr\u00e9e, ses chaussures pos\u00e9es devant moi. Chaque soir, il me demandait de les cirer. Je frottais en silence en me sentant plus domestique que fils. Un merci aurait suffi. Plus tard, j’ai essay\u00e9 de regarder la m\u00eame sc\u00e8ne autrement. Il a fallu que je d\u00e9noue un \u00e0 un les fils pour comprendre que mon ressentiment ne voyait qu’une partie du tableau. H\u00e9ro\u00efsme, pour moi, ne rime plus avec d\u00e9cor de film. Je le vois dans ces gestes modestes qui se r\u00e9p\u00e8tent sans applaudissements.<\/p>\n 16 ao\u00fbt — Double contrainte<\/strong><\/p>\n Double contrainte \u00e0 tous les \u00e9tages : « je t’adore » suivi d’une claque. « Touche pas \u00e0 la vaisselle, tu ne sais pas faire », puis « viens me faire un baiser dans le cou », « frappe un peu, tu es trop mou », « prends-moi », « arr\u00eate, l\u00e2che-moi ». \u00c0 force, tu te tiens tranquille. Tu avales. Tu laisses descendre les larmes, tu avales les cris. Petit \u00e0 petit, il ne reste plus qu’un masque : un sourire bien dessin\u00e9. De l’ext\u00e9rieur, \u00e7a fait « mec pos\u00e9 ». \u00c0 l’int\u00e9rieur, tu es juste devenu assez calme pour qu’on puisse tout te faire sans que tu bronches.<\/p>\n 19 ao\u00fbt — Copier, interpr\u00e9ter, cr\u00e9er<\/strong><\/p>\n Au fil des ann\u00e9es, j’ai r\u00e9duit mon vocabulaire \u00e0 trois mots pour parler de peinture : copier, interpr\u00e9ter, cr\u00e9er. La copie me sert \u00e0 nettoyer l’illusion de savoir. L’interpr\u00e9tation me sert \u00e0 chercher la justesse du ton. Cr\u00e9er, c’est le moment o\u00f9 il faut l\u00e2cher prise. D\u00e8s les premi\u00e8res s\u00e9ances de cours, je commence par la fin : un exercice de cr\u00e9ation brute. Je leur demande de d\u00e9finir un « d\u00e9sordre personnel » et de le mettre sur la feuille. Au fond, ce qui m’int\u00e9resse, c’est le moment o\u00f9, dans l’atelier, un silence se fait. Sans lui, aucune musique ne se compose, aucun tableau ne prend forme.<\/p>\n 21 ao\u00fbt — Guerriers de l’art<\/strong><\/p>\n La guerre la plus tenace ne passe plus par les journaux t\u00e9l\u00e9vis\u00e9s. Elle cogne dans la poitrine, comme un second c\u0153ur. Certains la d\u00e9posent sur les autres sous forme de blessures. D’autres la tra\u00eenent dans leur atelier et la passent \u00e0 la couleur. Ceux-l\u00e0 ont connu le go\u00fbt m\u00e9tallique de la haine, le d\u00e9sir de casser. Puis un jour, au lieu d’aller cogner, ils se plantent devant une toile. Ils prennent ce c\u0153ur jumeau, celui de la guerre, et ils le font d\u00e9gorger en aplats rouges, en jaunes acides. \u00c7a ne sauve personne, mais \u00e7a \u00e9vite qu’un peu de ce mal se transforme en coups ou en balles.<\/p>\n 22 ao\u00fbt — C\u00e9l\u00e9brer<\/strong><\/p>\n On a fini par r\u00e9server « c\u00e9l\u00e9brer » aux grandes messes : mariage, enterrement. Entre deux, on avale les jours sans rien marquer. Puis j’ai d\u00e9couvert qu’il existait une autre fa\u00e7on de c\u00e9l\u00e9brer, sans annonces, sans t\u00e9moins : des petites c\u00e9r\u00e9monies priv\u00e9es. Tu te fais un caf\u00e9, tu t’assois cinq minutes de plus, tu te dis : « J’ai travers\u00e9 \u00e7a, et je suis encore l\u00e0. » Personne n’applaudit, mais tu viens de t’accorder une petite minute de reconnaissance. Dans les p\u00e9riodes o\u00f9 tout ressemble \u00e0 une guerre larv\u00e9e, ces minuscules rites sont la seule chose qui m’ait \u00e9vit\u00e9 de glisser dans la r\u00e9signation.<\/p>\n 29 ao\u00fbt — Gentillesse<\/strong><\/p>\n Depuis quelques mois, je me suis mis \u00e0 devenir gentil, histoire de voir ce que \u00e7a donne. J’essaie de rester cool parce qu’un coach m’a dit que « la col\u00e8re fait de toi une victime ». Le probl\u00e8me, c’est que je vois bien l’effet secondaire : d\u00e8s que je reste dans cette version soft, la prose ne d\u00e9colle plus. La gentillesse ne me donne que des phrases flasques. R\u00e9cup\u00e9rer sa morgue dans l’\u00e9criture, pourtant, c’est contre-indiqu\u00e9 si tu veux passer une bonne journ\u00e9e de gentil : ce que tu utilises comme \u00e9nergie se propage et te pourrit le c\u0153ur pour plusieurs jours.<\/p>\n 31 ao\u00fbt — Catastrophe<\/strong><\/p>\n L’air est d\u00e9j\u00e0 \u00e0 la catastrophe ; elle n’est pas \u00e0 venir, elle est l\u00e0, et fait partie int\u00e9grante de la cr\u00e9ation : sans catastrophe, sans effondrement, il n’y a pas de renouveau. C\u00e9zanne ne commen\u00e7ait pas un tableau sans avoir travers\u00e9 deux ou trois d\u00e9sastres pr\u00e9alables. Pour \u00e9viter le confort du clich\u00e9, il faut accepter ce passage par l’informe. Le retour \u00e0 une case d\u00e9part, au bout de l’effondrement, devient un rituel plus qu’un \u00e9chec : on y redescend pour aller chercher une v\u00e9rit\u00e9 gagn\u00e9e de haute lutte contre soi.<\/p>",
"content_text": " **1er ao\u00fbt \u2014 Voix qui fait mal** Cette voix ne va pas. Elle touche en moi quelque chose de souffrant que je ne veux pas entendre. Pour m'extraire de cette vuln\u00e9rabilit\u00e9, je dis que sa voix est fausse. Ces textes ne sont pas \u00ab aboutis \u00bb, je ne sais m\u00eame plus ce que ce mot peut vouloir dire. Je triche en tentant de r\u00e9\u00e9crire des conneries sur des conneries. En v\u00e9rit\u00e9, je ne pousse pas les textes \u00e0 bout, je me pousse moi, et c'est moi qui l\u00e2che le premier. **3 ao\u00fbt \u2014 Profils** Enfant, je voyais Dali surgir \u00e0 la t\u00e9l\u00e9 pour vendre du chocolat en expliquant que \u00e7a le rendait fou. Fernandel vantait des nouilles, Gainsbourg br\u00fblait un billet de 500 francs. Quand j'ai ouvert un compte Facebook, ce n'\u00e9tait pas par go\u00fbt mais parce que l'atelier d\u00e9bordait de toiles invendues. On m'a demand\u00e9 de remplir mon \u00ab profil \u00bb. Le mot m'a arr\u00eat\u00e9 : on ne me demandait pas qui j'\u00e9tais, mais sous quel angle j'acceptais d'appara\u00eetre. J'ai commenc\u00e9 \u00e0 poster et tr\u00e8s vite j'ai pris go\u00fbt au jeu. Je me fabriquais un personnage. Avec le temps, j'ai compris que cette impression de toute-puissance servait surtout \u00e0 couvrir une impuissance plus triviale : la difficult\u00e9 \u00e0 rester l\u00e0, sans r\u00f4le, devant la toile. **4 ao\u00fbt \u2014 T\u00e9nacit\u00e9** L'autre soir, j'\u00e9tais \u00e0 table avec un collectif d'artistes. On riait beaucoup, et au milieu de cette bonne humeur, des morceaux de catastrophe tombaient comme si de rien n'\u00e9tait. Un couple de sculpteurs a \u00e9voqu\u00e9 deux cents pi\u00e8ces disparues avec un transporteur. Pas de proc\u00e8s : ils ont tout refait. Un peintre a parl\u00e9 d'une s\u00e9rie envol\u00e9e chez un galeriste, puis d'un retour de toiles toutes griff\u00e9es. Leur refrain silencieux me revenait : on refait, on recommence, on continue. En rentrant, je me suis demand\u00e9 si, moi, j'avais cette corde-l\u00e0. J'ai pass\u00e9 des ann\u00e9es \u00e0 me d\u00e9brouiller pour tenir, mais sans jamais appeler \u00e7a de la t\u00e9nacit\u00e9. **5 ao\u00fbt \u2014 Tristesse et joie** Jeune homme, je traitais la tristesse comme une amante \u00e0 conqu\u00e9rir. Je r\u00eavais de la prendre, de la p\u00e9n\u00e9trer si profond\u00e9ment qu'\u00e0 force sa source se tarirait. Le temps est pass\u00e9, et je n'ai jamais vu la tristesse se m\u00e9tamorphoser autrement qu'en elle-m\u00eame. Alors je me suis tourn\u00e9 vers la joie, en m'attendant au m\u00eame combat. Il ne s'est rien pass\u00e9. La joie ne se laissait ni forcer ni d\u00e9livrer. Ce jour-l\u00e0, j'ai compris que ce n'\u00e9tait pas elle qui manquait, mais moi qui tournais en rond dans ma mani\u00e8re de vouloir les poss\u00e9der toutes les deux. **7 ao\u00fbt \u2014 Hospitalit\u00e9** On oublie qu'\u00ab h\u00f4te \u00bb d\u00e9signait autrefois aussi bien celui qui ouvre sa porte que celui qui la franchit. Le m\u00eame mot pour accueillir et \u00eatre accueilli. Ce n'est pas tant la figure de l'h\u00f4te qui importe que ce qu'elle suppose : l'hospitalit\u00e9 comme espace commun, o\u00f9 personne n'est au-dessus de l'autre. Ce mot m\u00e9riterait de revenir au centre, \u00e0 une \u00e9poque o\u00f9 il \u00e9voque plus volontiers les couloirs d'un service, un dossier m\u00e9dical, qu'une maison ouverte. **8 ao\u00fbt \u2014 Algorithmes** Jamais je n'aurais imagin\u00e9 \u00e0 quel point on pouvait me faire sentir en d\u00e9faut sur les r\u00e9seaux sociaux. Depuis quelque temps, c'est une pub pour un tr\u00e9pied photo qui revient sans cesse. Chaque fois, j'ai une seconde de piq\u00fbre : je souffre de ne pas poss\u00e9der cet objet. Je sais que si cette pub revient, ce n'est pas par erreur. Il a suffi que je la regarde une fois jusqu'au bout pour que l'algorithme enregistre mon arr\u00eat, ma curiosit\u00e9. Ce qui me frappe, ce n'est pas seulement les strat\u00e9gies pour cr\u00e9er l'envie, c'est le peu de choses qu'on m'a apprises pour reconna\u00eetre la mienne quand elle se d\u00e9clenche. **10 ao\u00fbt \u2014 Ironie et inceste** Pendant des ann\u00e9es, l'ironie a \u00e9t\u00e9 ma compagne la plus fid\u00e8le. Une vraie m\u00e8re juive : d\u00e8s qu'un malheur pointait, elle me serrait dans ses bras et je repartais \u00e0 l'assaut. J'excellais dans la diatribe, le trait ac\u00e9r\u00e9. Et puis je me retrouvais seul dehors, dans ces rues mornes o\u00f9 je tournais pour lui \u00e9chapper. Je cherchais une femme douce, compr\u00e9hensive, ou bien l'inverse absolu : une femme dure qui saurait d\u00e9nouer ma libido. Entre la maman et la putain, l'ironie faisait office d'ut\u00e9rus. La peinture a bouscul\u00e9 ce dispositif. La derni\u00e8re fois, c'est la toile elle-m\u00eame qui s'est ouverte : la surface blanche m'a aval\u00e9 tout entier. \u00c0 la sortie, il restait moins de mots, plus de silence. **13 ao\u00fbt \u2014 Usines \u00e0 peindre** Les temps changent. Dans certains ateliers d'Asie, on peint d\u00e9j\u00e0 des paysages \u00e0 la cha\u00eene. J'ai vu des catalogues : on y choisit un \u00ab artiste \u00bb comme on choisit une police de caract\u00e8re. Louise pour les marines, Chlo\u00e9 pour les sc\u00e8nes de caf\u00e9. Derri\u00e8re, personne \u00e0 rencontrer. Pendant ce temps, les mus\u00e9es continuent de programmer les m\u00eames noms prestigieux pendant que la majorit\u00e9 des vivants rame. Ce qui me d\u00e9range le plus, ce n'est pas que certaines toiles soient fabriqu\u00e9es en s\u00e9rie, c'est la petite voix qui me demande quelle place j'occupe, moi, l\u00e0-dedans. **15 ao\u00fbt \u2014 H\u00e9ro\u00efsme** Le premier h\u00e9ros que j'ai connu n'avait pas de stade ni de cam\u00e9ra. C'\u00e9tait mon p\u00e8re, debout dans l'entr\u00e9e, ses chaussures pos\u00e9es devant moi. Chaque soir, il me demandait de les cirer. Je frottais en silence en me sentant plus domestique que fils. Un merci aurait suffi. Plus tard, j'ai essay\u00e9 de regarder la m\u00eame sc\u00e8ne autrement. Il a fallu que je d\u00e9noue un \u00e0 un les fils pour comprendre que mon ressentiment ne voyait qu'une partie du tableau. H\u00e9ro\u00efsme, pour moi, ne rime plus avec d\u00e9cor de film. Je le vois dans ces gestes modestes qui se r\u00e9p\u00e8tent sans applaudissements. **16 ao\u00fbt \u2014 Double contrainte** Double contrainte \u00e0 tous les \u00e9tages : \u00ab je t'adore \u00bb suivi d'une claque. \u00ab Touche pas \u00e0 la vaisselle, tu ne sais pas faire \u00bb, puis \u00ab viens me faire un baiser dans le cou \u00bb, \u00ab frappe un peu, tu es trop mou \u00bb, \u00ab prends-moi \u00bb, \u00ab arr\u00eate, l\u00e2che-moi \u00bb. \u00c0 force, tu te tiens tranquille. Tu avales. Tu laisses descendre les larmes, tu avales les cris. Petit \u00e0 petit, il ne reste plus qu'un masque : un sourire bien dessin\u00e9. De l'ext\u00e9rieur, \u00e7a fait \u00ab mec pos\u00e9 \u00bb. \u00c0 l'int\u00e9rieur, tu es juste devenu assez calme pour qu'on puisse tout te faire sans que tu bronches. **19 ao\u00fbt \u2014 Copier, interpr\u00e9ter, cr\u00e9er** Au fil des ann\u00e9es, j'ai r\u00e9duit mon vocabulaire \u00e0 trois mots pour parler de peinture : copier, interpr\u00e9ter, cr\u00e9er. La copie me sert \u00e0 nettoyer l'illusion de savoir. L'interpr\u00e9tation me sert \u00e0 chercher la justesse du ton. Cr\u00e9er, c'est le moment o\u00f9 il faut l\u00e2cher prise. D\u00e8s les premi\u00e8res s\u00e9ances de cours, je commence par la fin : un exercice de cr\u00e9ation brute. Je leur demande de d\u00e9finir un \u00ab d\u00e9sordre personnel \u00bb et de le mettre sur la feuille. Au fond, ce qui m'int\u00e9resse, c'est le moment o\u00f9, dans l'atelier, un silence se fait. Sans lui, aucune musique ne se compose, aucun tableau ne prend forme. **21 ao\u00fbt \u2014 Guerriers de l'art** La guerre la plus tenace ne passe plus par les journaux t\u00e9l\u00e9vis\u00e9s. Elle cogne dans la poitrine, comme un second c\u0153ur. Certains la d\u00e9posent sur les autres sous forme de blessures. D'autres la tra\u00eenent dans leur atelier et la passent \u00e0 la couleur. Ceux-l\u00e0 ont connu le go\u00fbt m\u00e9tallique de la haine, le d\u00e9sir de casser. Puis un jour, au lieu d'aller cogner, ils se plantent devant une toile. Ils prennent ce c\u0153ur jumeau, celui de la guerre, et ils le font d\u00e9gorger en aplats rouges, en jaunes acides. \u00c7a ne sauve personne, mais \u00e7a \u00e9vite qu'un peu de ce mal se transforme en coups ou en balles. **22 ao\u00fbt \u2014 C\u00e9l\u00e9brer** On a fini par r\u00e9server \u00ab c\u00e9l\u00e9brer \u00bb aux grandes messes : mariage, enterrement. Entre deux, on avale les jours sans rien marquer. Puis j'ai d\u00e9couvert qu'il existait une autre fa\u00e7on de c\u00e9l\u00e9brer, sans annonces, sans t\u00e9moins : des petites c\u00e9r\u00e9monies priv\u00e9es. Tu te fais un caf\u00e9, tu t'assois cinq minutes de plus, tu te dis : \u00ab J'ai travers\u00e9 \u00e7a, et je suis encore l\u00e0. \u00bb Personne n'applaudit, mais tu viens de t'accorder une petite minute de reconnaissance. Dans les p\u00e9riodes o\u00f9 tout ressemble \u00e0 une guerre larv\u00e9e, ces minuscules rites sont la seule chose qui m'ait \u00e9vit\u00e9 de glisser dans la r\u00e9signation. **29 ao\u00fbt \u2014 Gentillesse** Depuis quelques mois, je me suis mis \u00e0 devenir gentil, histoire de voir ce que \u00e7a donne. J'essaie de rester cool parce qu'un coach m'a dit que \u00ab la col\u00e8re fait de toi une victime \u00bb. Le probl\u00e8me, c'est que je vois bien l'effet secondaire : d\u00e8s que je reste dans cette version soft, la prose ne d\u00e9colle plus. La gentillesse ne me donne que des phrases flasques. R\u00e9cup\u00e9rer sa morgue dans l'\u00e9criture, pourtant, c'est contre-indiqu\u00e9 si tu veux passer une bonne journ\u00e9e de gentil : ce que tu utilises comme \u00e9nergie se propage et te pourrit le c\u0153ur pour plusieurs jours. **31 ao\u00fbt \u2014 Catastrophe** L'air est d\u00e9j\u00e0 \u00e0 la catastrophe ; elle n'est pas \u00e0 venir, elle est l\u00e0, et fait partie int\u00e9grante de la cr\u00e9ation : sans catastrophe, sans effondrement, il n'y a pas de renouveau. C\u00e9zanne ne commen\u00e7ait pas un tableau sans avoir travers\u00e9 deux ou trois d\u00e9sastres pr\u00e9alables. Pour \u00e9viter le confort du clich\u00e9, il faut accepter ce passage par l'informe. Le retour \u00e0 une case d\u00e9part, au bout de l'effondrement, devient un rituel plus qu'un \u00e9chec : on y redescend pour aller chercher une v\u00e9rit\u00e9 gagn\u00e9e de haute lutte contre soi. ",
"image": "",
"tags": ["Carnet mensuel r\u00e9sum\u00e9"]
}
,{
"id": "https:\/\/ledibbouk.net\/31-aout-2019.html",
"url": "https:\/\/ledibbouk.net\/31-aout-2019.html",
"title": "31 ao\u00fbt 2019",
"date_published": "2019-08-31T20:09:00Z",
"date_modified": "2025-12-20T22:43:49Z",
"author": {"name": "Patrick Blanchon"},
"content_html": " L\u2019air est \u00e0 la catastrophe ou la catastrophe est dans l\u2019air. Elle n\u2019est pas \u00e0 venir, elle est toujours l\u00e0, soit en toi ou \u00e0 l\u2019ext\u00e9rieur de toi. La catastrophe fait partie int\u00e9grante de la cr\u00e9ation, sans catastrophe, sans effondrement aucun renouveau. Paul C\u00e9zanne ne « d\u00e9marrait » pas un tableau sans avoir au moins essuy\u00e9 deux ou trois catastrophes pr\u00e9alables. Et plus loin on apprendra aussi qu\u2019il doit arriver un moment o\u00f9 tous les plans s\u2019effondrent les uns sur les autres. C\u2019est que, pour \u00e9viter le clich\u00e9, force est de constater qu\u2019il faut se tordre la t\u00eate et se vriller l\u2019\u0153il bien souvent pour laisser \u00e0 la main sa propre intelligence. Ainsi le retour \u00e0 une case d\u00e9part au bout de tout effondrement semble \u00eatre une sorte de rituel ou tout du moins un passage oblig\u00e9 pour qui veut aller puiser une v\u00e9rit\u00e9 au fond d\u2019un puits qui se trouve \u00eatre g\u00e9n\u00e9ralement, sans fond. Le mot « v\u00e9rit\u00e9 » ici n\u2019\u00e9tant pas universel bien s\u00fbr mais il est tout de m\u00eame possible qu\u2019une v\u00e9rit\u00e9 obtenue de haute lutte envers soi, touche l\u2019autre rest\u00e9 tout en haut \u00e0 contempler l\u2019eau luisante en bas.<\/p>\n<\/blockquote>\n reprise nov. 2025<\/em><\/p>\n L\u2019air est d\u00e9j\u00e0 \u00e0 la catastrophe ; elle n\u2019est pas \u00e0 venir, elle est l\u00e0, en toi comme dehors, et fait partie int\u00e9grante de la cr\u00e9ation : sans catastrophe, sans effondrement, il n\u2019y a pas de renouveau. Paul C\u00e9zanne ne commen\u00e7ait pas un tableau sans avoir travers\u00e9 deux ou trois d\u00e9sastres pr\u00e9alables, ces moments o\u00f9 l\u2019ensemble ne tient plus, o\u00f9 les plans s\u2019\u00e9crasent les uns sur les autres et o\u00f9 ce qui s\u2019organisait se d\u00e9fait brusquement. Pour \u00e9viter le confort du clich\u00e9, il faut accepter ce passage par l\u2019informe, se tordre la t\u00eate, se fatiguer l\u2019\u0153il jusqu\u2019\u00e0 laisser enfin \u00e0 la main sa propre intelligence. Le retour \u00e0 une case d\u00e9part, au bout de l\u2019effondrement, devient alors un rituel plus qu\u2019un \u00e9chec : on y redescend pour aller chercher une v\u00e9rit\u00e9 qui n\u2019a rien d\u2019universel, mais qui a \u00e9t\u00e9 gagn\u00e9e de haute lutte contre soi. Parfois, cette v\u00e9rit\u00e9 arrach\u00e9e au fond du puits — ce fond qui se d\u00e9robe toujours — rejoint tout de m\u00eame quelqu\u2019un rest\u00e9 l\u00e0-haut, pench\u00e9 sur l\u2019eau luisante, sans savoir exactement ce qui insiste en dessous.<\/p>\n r\u00e9sum\u00e9<\/strong> : En quelques phrases : ce narrateur est quelqu\u2019un qui ne croit pas aux \u0153uvres lisses et aux r\u00e9ussites imm\u00e9diates. Il se m\u00e9fie du clich\u00e9, de l\u2019aphorisme confortable, et tente de faire du ratage un passage oblig\u00e9. Il se traite lui-m\u00eame avec une s\u00e9v\u00e9rit\u00e9 constante, pr\u00e9f\u00e9rant l\u2019effort, la lutte, la reprise, \u00e0 la facilit\u00e9 d\u2019un sens d\u00e9j\u00e0 donn\u00e9. Il sait que la v\u00e9rit\u00e9 n\u2019est ni universelle ni stable, mais il continue \u00e0 descendre au fond du puits, convaincu que ce mouvement, m\u00eame incertain, reste la seule mani\u00e8re de rester vivant dans son travail.<\/p>",
"content_text": " >L\u2019air est \u00e0 la catastrophe ou la catastrophe est dans l\u2019air. Elle n\u2019est pas \u00e0 venir, elle est toujours l\u00e0, soit en toi ou \u00e0 l\u2019ext\u00e9rieur de toi. La catastrophe fait partie int\u00e9grante de la cr\u00e9ation, sans catastrophe, sans effondrement aucun renouveau. Paul C\u00e9zanne ne \u00ab d\u00e9marrait \u00bb pas un tableau sans avoir au moins essuy\u00e9 deux ou trois catastrophes pr\u00e9alables. Et plus loin on apprendra aussi qu\u2019il doit arriver un moment o\u00f9 tous les plans s\u2019effondrent les uns sur les autres. C\u2019est que, pour \u00e9viter le clich\u00e9, force est de constater qu\u2019il faut se tordre la t\u00eate et se vriller l\u2019\u0153il bien souvent pour laisser \u00e0 la main sa propre intelligence. Ainsi le retour \u00e0 une case d\u00e9part au bout de tout effondrement semble \u00eatre une sorte de rituel ou tout du moins un passage oblig\u00e9 pour qui veut aller puiser une v\u00e9rit\u00e9 au fond d\u2019un puits qui se trouve \u00eatre g\u00e9n\u00e9ralement, sans fond. Le mot \u00ab v\u00e9rit\u00e9 \u00bb ici n\u2019\u00e9tant pas universel bien s\u00fbr mais il est tout de m\u00eame possible qu\u2019une v\u00e9rit\u00e9 obtenue de haute lutte envers soi, touche l\u2019autre rest\u00e9 tout en haut \u00e0 contempler l\u2019eau luisante en bas. *reprise nov. 2025* L\u2019air est d\u00e9j\u00e0 \u00e0 la catastrophe ; elle n\u2019est pas \u00e0 venir, elle est l\u00e0, en toi comme dehors, et fait partie int\u00e9grante de la cr\u00e9ation : sans catastrophe, sans effondrement, il n\u2019y a pas de renouveau. Paul C\u00e9zanne ne commen\u00e7ait pas un tableau sans avoir travers\u00e9 deux ou trois d\u00e9sastres pr\u00e9alables, ces moments o\u00f9 l\u2019ensemble ne tient plus, o\u00f9 les plans s\u2019\u00e9crasent les uns sur les autres et o\u00f9 ce qui s\u2019organisait se d\u00e9fait brusquement. Pour \u00e9viter le confort du clich\u00e9, il faut accepter ce passage par l\u2019informe, se tordre la t\u00eate, se fatiguer l\u2019\u0153il jusqu\u2019\u00e0 laisser enfin \u00e0 la main sa propre intelligence. Le retour \u00e0 une case d\u00e9part, au bout de l\u2019effondrement, devient alors un rituel plus qu\u2019un \u00e9chec : on y redescend pour aller chercher une v\u00e9rit\u00e9 qui n\u2019a rien d\u2019universel, mais qui a \u00e9t\u00e9 gagn\u00e9e de haute lutte contre soi. Parfois, cette v\u00e9rit\u00e9 arrach\u00e9e au fond du puits \u2014 ce fond qui se d\u00e9robe toujours \u2014 rejoint tout de m\u00eame quelqu\u2019un rest\u00e9 l\u00e0-haut, pench\u00e9 sur l\u2019eau luisante, sans savoir exactement ce qui insiste en dessous. **r\u00e9sum\u00e9**: En quelques phrases : ce narrateur est quelqu\u2019un qui ne croit pas aux \u0153uvres lisses et aux r\u00e9ussites imm\u00e9diates. Il se m\u00e9fie du clich\u00e9, de l\u2019aphorisme confortable, et tente de faire du ratage un passage oblig\u00e9. Il se traite lui-m\u00eame avec une s\u00e9v\u00e9rit\u00e9 constante, pr\u00e9f\u00e9rant l\u2019effort, la lutte, la reprise, \u00e0 la facilit\u00e9 d\u2019un sens d\u00e9j\u00e0 donn\u00e9. Il sait que la v\u00e9rit\u00e9 n\u2019est ni universelle ni stable, mais il continue \u00e0 descendre au fond du puits, convaincu que ce mouvement, m\u00eame incertain, reste la seule mani\u00e8re de rester vivant dans son travail. ",
"image": "https:\/\/ledibbouk.net\/IMG\/logo\/img_20190831_125256.jpg?1764536951",
"tags": ["palimpsestes"]
}
,{
"id": "https:\/\/ledibbouk.net\/29-aout-2019.html",
"url": "https:\/\/ledibbouk.net\/29-aout-2019.html",
"title": "29 ao\u00fbt 2019",
"date_published": "2019-08-29T20:17:00Z",
"date_modified": "2025-12-20T22:44:15Z",
"author": {"name": "Patrick Blanchon"},
"content_html": " Depuis quelques mois, je me suis mis \u00e0 devenir gentil, juste pour tester cette version de moi et aussi soulager quelques acidit\u00e9s d\u2019estomac. Donc je tente de rester cool \u00e0 peu pr\u00e8s en toutes circonstances parce qu\u2019un putain de coach, quelque part sur la toile, m\u2019a dit : « la col\u00e8re fait de toi une victime » et, par orgueil, comme je ne veux pas \u00eatre une victime, je me suis enfil\u00e9 comme j\u2019ai pu par le chas de l\u2019aiguille de l\u2019humilit\u00e9.\nPas simple, de prime abord, quand on ne croit pas \u00e0 grand-chose, je te le conc\u00e8de. Mais le jeu a toujours \u00e9t\u00e9 un de mes p\u00e9ch\u00e9s mignons. Voil\u00e0 exactement comment je suis devenu addicted \u00e0 la gentillesse, \u00e0 ma fa\u00e7on.\nL\u2019un des principaux effets secondaires de la gentillesse que je d\u00e9tecte malgr\u00e9 tout, c\u2019est la difficult\u00e9 \u00e0 s\u2019envoler en prose. Tu me diras que tu t\u2019en fous si tu n\u2019\u00e9cris pas, mais moi, \u00e7a m\u2019importe, car j\u2019adore \u00e9crire.\nLa gentillesse ne produit gu\u00e8re que des choses flasques dans l\u2019\u00e9criture, je m\u2019en aper\u00e7ois. Si je publiais un jour tout cela, je n\u2019aurais en gros que quelques grenouilles de b\u00e9nitier, quelques putes repenties, et le reste, ma foi, serait du tout-venant. R\u00e9cup\u00e9rer sa morgue dans l\u2019\u00e9criture, cependant, est contre-indiqu\u00e9 si on veut passer une bonne vieille journ\u00e9e de « gentil ». Ce que l\u2019on utilise comme \u00e9nergie se propage \u00e0 la vitesse de la lumi\u00e8re dans les veines et pourrit le c\u0153ur pour des jours, parfois. Une voyante, de mes amies, m\u2019a assur\u00e9 que \u00e7a ne faisait aucun doute pour elle : j\u2019\u00e9tais un peu trop sensible aux \u00e9toiles filantes de Dzika\u2026 et que j\u2019aurais bien besoin d\u2019un « bouclier de glace » pour les contrer. Moyennant quelques euros, je me t\u00e2te et, comme d\u2019habitude, je laisse tomber : je veux bien essayer d\u2019\u00eatre gentil, mais, de l\u00e0 \u00e0 devenir con, il y a quand m\u00eame de la marge.<\/p>\n<\/blockquote>\n reprise nov.2025<\/em><\/p>\n Depuis quelques mois, je me suis mis \u00e0 devenir gentil, histoire de voir ce que \u00e7a donne et, au passage, de calmer deux ou trois acidit\u00e9s d\u2019estomac. J\u2019essaie de rester cool \u00e0 peu pr\u00e8s en toutes circonstances parce qu\u2019un putain de coach, quelque part sur la toile, m\u2019a balanc\u00e9 que « la col\u00e8re fait de toi une victime » et que, par orgueil, comme je refuse ce r\u00f4le-l\u00e0, je me suis faufil\u00e9 comme j\u2019ai pu par le chas de l\u2019aiguille de l\u2019humilit\u00e9. Pas simple, de prime abord, quand on ne croit pas \u00e0 grand-chose, je te le conc\u00e8de, mais le jeu a toujours \u00e9t\u00e9 un de mes p\u00e9ch\u00e9s mignons, alors j\u2019ai jou\u00e9 le jeu de la gentillesse jusqu\u2019\u00e0 m\u2019y rendre presque addict, \u00e0 ma fa\u00e7on. Le probl\u00e8me, c\u2019est que je vois bien l\u2019effet secondaire : d\u00e8s que je reste dans cette version « soft » de moi, la prose ne d\u00e9colle plus. Tu peux t\u2019en foutre si tu n\u2019\u00e9cris pas, mais moi \u00e7a m\u2019emmerde, parce que j\u2019adore \u00e9crire et que la gentillesse ne me donne que des phrases flasques. Si je publiais tout cela tel quel, je r\u00e9colterais quelques grenouilles de b\u00e9nitier, deux ou trois putes repenties, et le reste, ma foi, serait du tout-venant. R\u00e9cup\u00e9rer sa morgue dans l\u2019\u00e9criture, pourtant, c\u2019est contre-indiqu\u00e9 si tu veux passer une bonne vieille journ\u00e9e de « gentil » : ce que tu utilises comme \u00e9nergie se propage \u00e0 la vitesse de la lumi\u00e8re dans les veines et te pourrit le c\u0153ur pour plusieurs jours. Une voyante parmi mes amies m\u2019a jur\u00e9 que \u00e7a ne faisait pour elle aucun doute : je serais trop sensible aux \u00e9toiles filantes de Dzika et j\u2019aurais besoin d\u2019un « bouclier de glace » pour les contrer. Moyennant quelques euros, je pourrais m\u2019en offrir un, je me t\u00e2te toujours, mais comme d\u2019habitude je laisse tomber : je veux bien essayer d\u2019\u00eatre gentil, oui, mais de l\u00e0 \u00e0 devenir con, il y a encore de la marge.<\/p>\n r\u00e9sum\u00e9<\/strong> : ce narrateur est un joueur fatigu\u00e9 qui teste sur lui-m\u00eame des postures morales comme on essaie des m\u00e9dicaments. Il craint autant la position de victime que celle du cynique rance, et tente de trouver un passage \u00e9troit entre les deux. Il sait que sa col\u00e8re nourrit son \u00e9criture mais l\u2019ab\u00eeme ailleurs, dans le corps et dans la vie ordinaire. Il pr\u00e9f\u00e8re pour l\u2019instant garder cette tension plut\u00f4t que choisir franchement un camp, convaincu qu\u2019entre « gentil » et « con », il lui reste encore une bande \u00e9troite o\u00f9 tenir debout et \u00e9crire.<\/p>",
"content_text": " >Depuis quelques mois, je me suis mis \u00e0 devenir gentil, juste pour tester cette version de moi et aussi soulager quelques acidit\u00e9s d\u2019estomac. Donc je tente de rester cool \u00e0 peu pr\u00e8s en toutes circonstances parce qu\u2019un putain de coach, quelque part sur la toile, m\u2019a dit : \u00ab la col\u00e8re fait de toi une victime \u00bb et, par orgueil, comme je ne veux pas \u00eatre une victime, je me suis enfil\u00e9 comme j\u2019ai pu par le chas de l\u2019aiguille de l\u2019humilit\u00e9. Pas simple, de prime abord, quand on ne croit pas \u00e0 grand-chose, je te le conc\u00e8de. Mais le jeu a toujours \u00e9t\u00e9 un de mes p\u00e9ch\u00e9s mignons. Voil\u00e0 exactement comment je suis devenu addicted \u00e0 la gentillesse, \u00e0 ma fa\u00e7on. L\u2019un des principaux effets secondaires de la gentillesse que je d\u00e9tecte malgr\u00e9 tout, c\u2019est la difficult\u00e9 \u00e0 s\u2019envoler en prose. Tu me diras que tu t\u2019en fous si tu n\u2019\u00e9cris pas, mais moi, \u00e7a m\u2019importe, car j\u2019adore \u00e9crire. La gentillesse ne produit gu\u00e8re que des choses flasques dans l\u2019\u00e9criture, je m\u2019en aper\u00e7ois. Si je publiais un jour tout cela, je n\u2019aurais en gros que quelques grenouilles de b\u00e9nitier, quelques putes repenties, et le reste, ma foi, serait du tout-venant. R\u00e9cup\u00e9rer sa morgue dans l\u2019\u00e9criture, cependant, est contre-indiqu\u00e9 si on veut passer une bonne vieille journ\u00e9e de \u00ab gentil \u00bb. Ce que l\u2019on utilise comme \u00e9nergie se propage \u00e0 la vitesse de la lumi\u00e8re dans les veines et pourrit le c\u0153ur pour des jours, parfois. Une voyante, de mes amies, m\u2019a assur\u00e9 que \u00e7a ne faisait aucun doute pour elle : j\u2019\u00e9tais un peu trop sensible aux \u00e9toiles filantes de Dzika\u2026 et que j\u2019aurais bien besoin d\u2019un \u00ab bouclier de glace \u00bb pour les contrer. Moyennant quelques euros, je me t\u00e2te et, comme d\u2019habitude, je laisse tomber : je veux bien essayer d\u2019\u00eatre gentil, mais, de l\u00e0 \u00e0 devenir con, il y a quand m\u00eame de la marge. *reprise nov.2025* Depuis quelques mois, je me suis mis \u00e0 devenir gentil, histoire de voir ce que \u00e7a donne et, au passage, de calmer deux ou trois acidit\u00e9s d\u2019estomac. J\u2019essaie de rester cool \u00e0 peu pr\u00e8s en toutes circonstances parce qu\u2019un putain de coach, quelque part sur la toile, m\u2019a balanc\u00e9 que \u00ab la col\u00e8re fait de toi une victime \u00bb et que, par orgueil, comme je refuse ce r\u00f4le-l\u00e0, je me suis faufil\u00e9 comme j\u2019ai pu par le chas de l\u2019aiguille de l\u2019humilit\u00e9. Pas simple, de prime abord, quand on ne croit pas \u00e0 grand-chose, je te le conc\u00e8de, mais le jeu a toujours \u00e9t\u00e9 un de mes p\u00e9ch\u00e9s mignons, alors j\u2019ai jou\u00e9 le jeu de la gentillesse jusqu\u2019\u00e0 m\u2019y rendre presque addict, \u00e0 ma fa\u00e7on. Le probl\u00e8me, c\u2019est que je vois bien l\u2019effet secondaire : d\u00e8s que je reste dans cette version \u00ab soft \u00bb de moi, la prose ne d\u00e9colle plus. Tu peux t\u2019en foutre si tu n\u2019\u00e9cris pas, mais moi \u00e7a m\u2019emmerde, parce que j\u2019adore \u00e9crire et que la gentillesse ne me donne que des phrases flasques. Si je publiais tout cela tel quel, je r\u00e9colterais quelques grenouilles de b\u00e9nitier, deux ou trois putes repenties, et le reste, ma foi, serait du tout-venant. R\u00e9cup\u00e9rer sa morgue dans l\u2019\u00e9criture, pourtant, c\u2019est contre-indiqu\u00e9 si tu veux passer une bonne vieille journ\u00e9e de \u00ab gentil \u00bb : ce que tu utilises comme \u00e9nergie se propage \u00e0 la vitesse de la lumi\u00e8re dans les veines et te pourrit le c\u0153ur pour plusieurs jours. Une voyante parmi mes amies m\u2019a jur\u00e9 que \u00e7a ne faisait pour elle aucun doute : je serais trop sensible aux \u00e9toiles filantes de Dzika et j\u2019aurais besoin d\u2019un \u00ab bouclier de glace \u00bb pour les contrer. Moyennant quelques euros, je pourrais m\u2019en offrir un, je me t\u00e2te toujours, mais comme d\u2019habitude je laisse tomber : je veux bien essayer d\u2019\u00eatre gentil, oui, mais de l\u00e0 \u00e0 devenir con, il y a encore de la marge. **r\u00e9sum\u00e9** : ce narrateur est un joueur fatigu\u00e9 qui teste sur lui-m\u00eame des postures morales comme on essaie des m\u00e9dicaments. Il craint autant la position de victime que celle du cynique rance, et tente de trouver un passage \u00e9troit entre les deux. Il sait que sa col\u00e8re nourrit son \u00e9criture mais l\u2019ab\u00eeme ailleurs, dans le corps et dans la vie ordinaire. Il pr\u00e9f\u00e8re pour l\u2019instant garder cette tension plut\u00f4t que choisir franchement un camp, convaincu qu\u2019entre \u00ab gentil \u00bb et \u00ab con \u00bb, il lui reste encore une bande \u00e9troite o\u00f9 tenir debout et \u00e9crire. ",
"image": "https:\/\/ledibbouk.net\/IMG\/logo\/img_20190831_125541.jpg?1764537451",
"tags": []
}
,{
"id": "https:\/\/ledibbouk.net\/28-aout-2019.html",
"url": "https:\/\/ledibbouk.net\/28-aout-2019.html",
"title": "28 ao\u00fbt 2019",
"date_published": "2019-08-28T20:26:00Z",
"date_modified": "2025-12-20T22:44:28Z",
"author": {"name": "Patrick Blanchon"},
"content_html": " Depuis la vaste nuit je vais tout habill\u00e9 de plumes rejoindre l\u2019aube et survoler les monts, les fleuves et les fronti\u00e8res et m\u2019ab\u00eemer dans le matin. Comme fond l\u2019\u00e9pervier sur sa proie je plie et ploie vers le banal, l\u2019ordinaire, en rejetant au loin tous mes souvenirs et tous mes r\u00eaves pour retrouver au soir, neuf, mon bel ami, mon beau sourire, tout habill\u00e9 de plumes.<\/p>\n<\/blockquote>\n reprise nov.2025<\/em> <\/p>\n Depuis la vaste nuit je m\u2019avance, tout habill\u00e9 de plumes, pour rejoindre l\u2019aube, survoler les monts, les fleuves, les fronti\u00e8res, et m\u2019ab\u00eemer dans le matin. Comme fond l\u2019\u00e9pervier sur sa proie, je descends vers le banal, l\u2019ordinaire, en rejetant au loin mes souvenirs et mes r\u00eaves, afin de retrouver, le soir venu, neuf, mon bel ami, mon beau sourire, tout habill\u00e9 de plumes.<\/p>\n r\u00e9sum\u00e9<\/strong> : ce narrateur se r\u00eave en \u00eatre de passage, capable de survoler le monde avant de consentir \u00e0 y retomber. Il accepte l\u2019ordinaire, mais seulement apr\u00e8s l\u2019avoir rejoint depuis une hauteur int\u00e9rieure. Il se d\u00e9fait de ses souvenirs et de ses r\u00eaves comme d\u2019un exc\u00e8s de poids, dans l\u2019espoir paradoxal de se retrouver plus « neuf » le soir venu. Il cherche moins la grandeur qu’ une forme de simplicit\u00e9 r\u00e9g\u00e9n\u00e9r\u00e9e, o\u00f9 la l\u00e9g\u00e8ret\u00e9 des plumes et la gravit\u00e9 de la chute coexistent. Il vit dans cette tension entre le d\u00e9sir de s\u2019\u00e9lever et la n\u00e9cessit\u00e9 d\u2019atterrir, et c\u2019est pr\u00e9cis\u00e9ment l\u00e0 que quelque chose en lui reste vivant.<\/p>",
"content_text": " >Depuis la vaste nuit je vais tout habill\u00e9 de plumes rejoindre l\u2019aube et survoler les monts, les fleuves et les fronti\u00e8res et m\u2019ab\u00eemer dans le matin. Comme fond l\u2019\u00e9pervier sur sa proie je plie et ploie vers le banal, l\u2019ordinaire, en rejetant au loin tous mes souvenirs et tous mes r\u00eaves pour retrouver au soir, neuf, mon bel ami, mon beau sourire, tout habill\u00e9 de plumes. *reprise nov.2025* Depuis la vaste nuit je m\u2019avance, tout habill\u00e9 de plumes, pour rejoindre l\u2019aube, survoler les monts, les fleuves, les fronti\u00e8res, et m\u2019ab\u00eemer dans le matin. Comme fond l\u2019\u00e9pervier sur sa proie, je descends vers le banal, l\u2019ordinaire, en rejetant au loin mes souvenirs et mes r\u00eaves, afin de retrouver, le soir venu, neuf, mon bel ami, mon beau sourire, tout habill\u00e9 de plumes. **r\u00e9sum\u00e9** : ce narrateur se r\u00eave en \u00eatre de passage, capable de survoler le monde avant de consentir \u00e0 y retomber. Il accepte l\u2019ordinaire, mais seulement apr\u00e8s l\u2019avoir rejoint depuis une hauteur int\u00e9rieure. Il se d\u00e9fait de ses souvenirs et de ses r\u00eaves comme d\u2019un exc\u00e8s de poids, dans l\u2019espoir paradoxal de se retrouver plus \u00ab neuf \u00bb le soir venu. Il cherche moins la grandeur qu' une forme de simplicit\u00e9 r\u00e9g\u00e9n\u00e9r\u00e9e, o\u00f9 la l\u00e9g\u00e8ret\u00e9 des plumes et la gravit\u00e9 de la chute coexistent. Il vit dans cette tension entre le d\u00e9sir de s\u2019\u00e9lever et la n\u00e9cessit\u00e9 d\u2019atterrir, et c\u2019est pr\u00e9cis\u00e9ment l\u00e0 que quelque chose en lui reste vivant. ",
"image": "https:\/\/ledibbouk.net\/IMG\/logo\/img_20190827_182617.jpg?1764537997",
"tags": ["palimpsestes"]
}
,{
"id": "https:\/\/ledibbouk.net\/27-aout-2019.html",
"url": "https:\/\/ledibbouk.net\/27-aout-2019.html",
"title": "27 ao\u00fbt 2019",
"date_published": "2019-08-27T20:34:00Z",
"date_modified": "2025-12-20T22:44:39Z",
"author": {"name": "Patrick Blanchon"},
"content_html": " Comme il faut de la patience avant d\u2019\u00e9mettre un son juste », se disait le vieux Rahim qui tentait d\u2019accorder sa guitare aux m\u00e9caniques rouill\u00e9es. Une fois encore, on avait eu piti\u00e9 et la rue s\u2019\u00e9tait concert\u00e9e pour l\u2019inviter \u00e0 sa table, dans le c\u0153ur de T\u00e9h\u00e9ran, chez Monsieur Beruzi, pour l\u2019anniversaire de sa seconde fille. Dans la cage accroch\u00e9e \u00e0 la fen\u00eatre, le pinson s\u2019agita quand il fit grimper la chanterelle aux abords de la rupture. Enfin, il plaqua un accord pour v\u00e9rifier que tout \u00e9tait en ordre, enfila sa veste puis sortit de la petite chambre pour rejoindre la rue. C\u2019\u00e9tait le soir et la lumi\u00e8re, adoucie par le sable qui flottait dans l\u2019air, jetait sur les parois de pis\u00e9 du quartier des tons chauds. Une odeur de bergamote descendait du ciel et, \u00e7\u00e0 et l\u00e0, des femmes finissaient par se confondre dans les ombres encore tranchantes. Rahim venait d\u2019avoir 60 ans, il \u00e9tait conducteur de taxi quelques mois auparavant, et puis il y avait eu l\u2019accident dans lequel il avait perdu son \u00e9pouse ainsi que trois amis qui se trouvaient derri\u00e8re, une h\u00e9catombe aussi soudaine qu\u2019idiote\u2026 Le v\u00e9hicule qui l\u2019avait embouti \u00e9tait conduit par un jeune homme qui conduisait trop vite et qui n\u2019\u00e9tait pas encore au fait des r\u00e8gles de conduite de la ville. Tu\u00e9 sur le coup \u00e9galement. Les gens du quartier l\u2019avaient pris sous leur aile et l\u2019invitaient r\u00e9guli\u00e8rement quand l\u2019occasion se pr\u00e9sentait, non parce qu\u2019il \u00e9tait un grand musicien, mais simplement par compassion et aussi pour honorer le souvenir d\u2019Azadeh, son \u00e9pouse. On en profitait alors pour lui demander si tout allait bien chez lui, on lui proposait de nettoyer son linge. Azar, la femme qui habitait le rez-de-chauss\u00e9e juste \u00e0 c\u00f4t\u00e9, lui r\u00e9servait aussi r\u00e9guli\u00e8rement une portion ou deux de boulettes de viande d\u2019agneau accompagn\u00e9es de riz.\nEn tant que croyant, Rahim savait qu\u2019il ne servait \u00e0 rien de se rebeller contre la fatalit\u00e9, et, s\u2019il avait r\u00e9ussi \u00e0 ma\u00eetriser peu ou prou la col\u00e8re qu\u2019il avait \u00e9prouv\u00e9e contre le mauvais sort, rien n\u2019emp\u00eachait la tristesse. Peu \u00e0 peu, il se r\u00e9signait et m\u00eame sa guitare qui, autrefois, lui apportait la joie sonnait faux, car le c\u0153ur n\u2019y \u00e9tait plus vraiment. Depuis la disparition de sa femme, tout allait \u00e0 vau-l\u2019eau, y compris son go\u00fbt pour la musique.\nQuand il arriva \u00e0 la maison des Beruzi, ce fut Anahita qui l\u2019accueillit avec un bon sourire.\n-- Ah, comme tu es belle, alors dis-moi, c\u2019est bien ton anniversaire, quel \u00e2ge as-tu aujourd\u2019hui ? Je ne me souviens plus tr\u00e8s bien, dix ? onze ans ?\n-- Douze ans, Rahim, douze ans !\nEt elle le d\u00e9barrassa de sa veste et l\u2019invita \u00e0 entrer dans le grand salon o\u00f9 d\u00e9j\u00e0 un grand nombre d\u2019invit\u00e9s se tenait. Quand il lui fut propos\u00e9 de prendre sa guitare, Rahim pin\u00e7a \u00e0 nouveau les cordes pour v\u00e9rifier l\u2019accordage de son instrument. Il n\u2019eut pas \u00e0 retoucher les m\u00e9caniques cette fois.\nHeureux soudain parce qu\u2019il imaginait Azadeh \u00e0 ses c\u00f4t\u00e9s, il ferma les yeux et commen\u00e7a \u00e0 jouer.<\/p>\n<\/blockquote>\n reprise nov.2025<\/em> \nComme il faut de la patience avant d\u2019\u00e9mettre un son juste », se disait le vieux Rahim en tirant doucement sur les m\u00e9caniques rouill\u00e9es de sa guitare. Dans la cage accroch\u00e9e \u00e0 la fen\u00eatre, le pinson s\u2019agita lorsqu\u2019il fit grimper la chanterelle jusqu\u2019aux abords de la rupture ; il plaqua un accord pour v\u00e9rifier que tout tenait encore, enfila sa veste et sortit de la petite chambre pour rejoindre la rue. C\u2019\u00e9tait le soir et la lumi\u00e8re, adoucie par le sable qui flottait dans l\u2019air, jetait sur les parois de pis\u00e9 du quartier des tons chauds ; une odeur de bergamote descendait du ciel et, \u00e7\u00e0 et l\u00e0, des silhouettes de femmes se confondaient d\u00e9j\u00e0 avec les ombres nettes. Rahim venait d\u2019avoir soixante ans. Quelques mois plus t\u00f4t, il conduisait encore son taxi ; puis il y avait eu l\u2019accident, la voiture venue trop vite, le choc, l\u2019absurdit\u00e9 d\u2019une h\u00e9catombe : son \u00e9pouse \u00e0 l\u2019avant, trois amis \u00e0 l\u2019arri\u00e8re, tous tu\u00e9s sur le coup, tout comme le jeune conducteur qui ne connaissait pas encore les r\u00e8gles de cette ville. Depuis, les voisins l\u2019avaient pris sous leur aile. On l\u2019invitait lorsqu\u2019une f\u00eate se pr\u00e9sentait, non parce qu\u2019il \u00e9tait un grand musicien, mais pour qu\u2019il ne reste pas seul et pour qu\u2019Azadeh continue d\u2019avoir sa place \u00e0 la table, \u00e0 travers lui. On lui demandait des nouvelles, on lui proposait de s\u2019occuper de son linge ; Azar, au rez-de-chauss\u00e9e, mettait de c\u00f4t\u00e9 pour lui une portion de boulettes d\u2019agneau et de riz. Rahim, croyant, savait qu\u2019il ne servait \u00e0 rien de se dresser contre ce qui \u00e9tait arriv\u00e9 ; la col\u00e8re avait fini par s\u2019user, mais la tristesse, elle, tenait bon, et m\u00eame sa guitare, autrefois source de joie, lui semblait sonner faux, le c\u0153ur n\u2019y passant plus. Quand il arriva chez les Beruzi, ce fut Anahita qui lui ouvrit, un sourire large aux l\u00e8vres. « Ah, comme tu es belle\u2026 C\u2019est bien ton anniversaire ? Quel \u00e2ge as-tu aujourd\u2019hui ? Je ne me souviens plus tr\u00e8s bien, dix ? onze ans ? » — « Douze ans, Rahim, douze ans ! » dit-elle en riant, en le d\u00e9barrassant de sa veste avant de l\u2019entra\u00eener vers le salon o\u00f9 les invit\u00e9s s\u2019\u00e9taient d\u00e9j\u00e0 regroup\u00e9s. Quand on lui demanda de prendre sa guitare, Rahim la posa sur ses genoux, pin\u00e7a une \u00e0 une les cordes : l\u2019accord tenait, il n\u2019eut pas \u00e0 retoucher les m\u00e9caniques cette fois. Il resta un instant immobile, la main pos\u00e9e pr\u00e8s de la rosace, puis ferma les yeux en imaginant Azadeh assise l\u00e0, quelque part parmi ces chaises, et, ainsi, avec elle \u00e0 sa place invisible, il commen\u00e7a \u00e0 jouer.<\/p>\n r\u00e9sum\u00e9<\/strong> ce narrateur est quelqu\u2019un qui croit \u00e0 la force des gestes simples pour dire la douleur et le soutien. Il regarde le monde avec une attention lente, refusant les effets spectaculaires au profit de d\u00e9tails concrets qui portent, en sourdine, l\u2019\u00e9motion. Il ne moralise pas la fatalit\u00e9 mais montre comment une existence s\u2019y adapte tant bien que mal, aid\u00e9e par une communaut\u00e9 fragile. Il confie \u00e0 la musique le r\u00f4le de lieu o\u00f9 les morts continuent de tenir leur place, et c\u2019est dans cette modestie-l\u00e0 que quelque chose en lui reste obstin\u00e9ment vivant.<\/p>",
"content_text": " > Comme il faut de la patience avant d\u2019\u00e9mettre un son juste \u00bb, se disait le vieux Rahim qui tentait d\u2019accorder sa guitare aux m\u00e9caniques rouill\u00e9es. Une fois encore, on avait eu piti\u00e9 et la rue s\u2019\u00e9tait concert\u00e9e pour l\u2019inviter \u00e0 sa table, dans le c\u0153ur de T\u00e9h\u00e9ran, chez Monsieur Beruzi, pour l\u2019anniversaire de sa seconde fille. Dans la cage accroch\u00e9e \u00e0 la fen\u00eatre, le pinson s\u2019agita quand il fit grimper la chanterelle aux abords de la rupture. Enfin, il plaqua un accord pour v\u00e9rifier que tout \u00e9tait en ordre, enfila sa veste puis sortit de la petite chambre pour rejoindre la rue. C\u2019\u00e9tait le soir et la lumi\u00e8re, adoucie par le sable qui flottait dans l\u2019air, jetait sur les parois de pis\u00e9 du quartier des tons chauds. Une odeur de bergamote descendait du ciel et, \u00e7\u00e0 et l\u00e0, des femmes finissaient par se confondre dans les ombres encore tranchantes. Rahim venait d\u2019avoir 60 ans, il \u00e9tait conducteur de taxi quelques mois auparavant, et puis il y avait eu l\u2019accident dans lequel il avait perdu son \u00e9pouse ainsi que trois amis qui se trouvaient derri\u00e8re, une h\u00e9catombe aussi soudaine qu\u2019idiote\u2026 Le v\u00e9hicule qui l\u2019avait embouti \u00e9tait conduit par un jeune homme qui conduisait trop vite et qui n\u2019\u00e9tait pas encore au fait des r\u00e8gles de conduite de la ville. Tu\u00e9 sur le coup \u00e9galement. Les gens du quartier l\u2019avaient pris sous leur aile et l\u2019invitaient r\u00e9guli\u00e8rement quand l\u2019occasion se pr\u00e9sentait, non parce qu\u2019il \u00e9tait un grand musicien, mais simplement par compassion et aussi pour honorer le souvenir d\u2019Azadeh, son \u00e9pouse. On en profitait alors pour lui demander si tout allait bien chez lui, on lui proposait de nettoyer son linge. Azar, la femme qui habitait le rez-de-chauss\u00e9e juste \u00e0 c\u00f4t\u00e9, lui r\u00e9servait aussi r\u00e9guli\u00e8rement une portion ou deux de boulettes de viande d\u2019agneau accompagn\u00e9es de riz. En tant que croyant, Rahim savait qu\u2019il ne servait \u00e0 rien de se rebeller contre la fatalit\u00e9, et, s\u2019il avait r\u00e9ussi \u00e0 ma\u00eetriser peu ou prou la col\u00e8re qu\u2019il avait \u00e9prouv\u00e9e contre le mauvais sort, rien n\u2019emp\u00eachait la tristesse. Peu \u00e0 peu, il se r\u00e9signait et m\u00eame sa guitare qui, autrefois, lui apportait la joie sonnait faux, car le c\u0153ur n\u2019y \u00e9tait plus vraiment. Depuis la disparition de sa femme, tout allait \u00e0 vau-l\u2019eau, y compris son go\u00fbt pour la musique. Quand il arriva \u00e0 la maison des Beruzi, ce fut Anahita qui l\u2019accueillit avec un bon sourire. \u2014 Ah, comme tu es belle, alors dis-moi, c\u2019est bien ton anniversaire, quel \u00e2ge as-tu aujourd\u2019hui ? Je ne me souviens plus tr\u00e8s bien, dix ? onze ans ? \u2014 Douze ans, Rahim, douze ans ! Et elle le d\u00e9barrassa de sa veste et l\u2019invita \u00e0 entrer dans le grand salon o\u00f9 d\u00e9j\u00e0 un grand nombre d\u2019invit\u00e9s se tenait. Quand il lui fut propos\u00e9 de prendre sa guitare, Rahim pin\u00e7a \u00e0 nouveau les cordes pour v\u00e9rifier l\u2019accordage de son instrument. Il n\u2019eut pas \u00e0 retoucher les m\u00e9caniques cette fois. Heureux soudain parce qu\u2019il imaginait Azadeh \u00e0 ses c\u00f4t\u00e9s, il ferma les yeux et commen\u00e7a \u00e0 jouer. *reprise nov.2025* Comme il faut de la patience avant d\u2019\u00e9mettre un son juste \u00bb, se disait le vieux Rahim en tirant doucement sur les m\u00e9caniques rouill\u00e9es de sa guitare. Dans la cage accroch\u00e9e \u00e0 la fen\u00eatre, le pinson s\u2019agita lorsqu\u2019il fit grimper la chanterelle jusqu\u2019aux abords de la rupture ; il plaqua un accord pour v\u00e9rifier que tout tenait encore, enfila sa veste et sortit de la petite chambre pour rejoindre la rue. C\u2019\u00e9tait le soir et la lumi\u00e8re, adoucie par le sable qui flottait dans l\u2019air, jetait sur les parois de pis\u00e9 du quartier des tons chauds ; une odeur de bergamote descendait du ciel et, \u00e7\u00e0 et l\u00e0, des silhouettes de femmes se confondaient d\u00e9j\u00e0 avec les ombres nettes. Rahim venait d\u2019avoir soixante ans. Quelques mois plus t\u00f4t, il conduisait encore son taxi ; puis il y avait eu l\u2019accident, la voiture venue trop vite, le choc, l\u2019absurdit\u00e9 d\u2019une h\u00e9catombe : son \u00e9pouse \u00e0 l\u2019avant, trois amis \u00e0 l\u2019arri\u00e8re, tous tu\u00e9s sur le coup, tout comme le jeune conducteur qui ne connaissait pas encore les r\u00e8gles de cette ville. Depuis, les voisins l\u2019avaient pris sous leur aile. On l\u2019invitait lorsqu\u2019une f\u00eate se pr\u00e9sentait, non parce qu\u2019il \u00e9tait un grand musicien, mais pour qu\u2019il ne reste pas seul et pour qu\u2019Azadeh continue d\u2019avoir sa place \u00e0 la table, \u00e0 travers lui. On lui demandait des nouvelles, on lui proposait de s\u2019occuper de son linge ; Azar, au rez-de-chauss\u00e9e, mettait de c\u00f4t\u00e9 pour lui une portion de boulettes d\u2019agneau et de riz. Rahim, croyant, savait qu\u2019il ne servait \u00e0 rien de se dresser contre ce qui \u00e9tait arriv\u00e9 ; la col\u00e8re avait fini par s\u2019user, mais la tristesse, elle, tenait bon, et m\u00eame sa guitare, autrefois source de joie, lui semblait sonner faux, le c\u0153ur n\u2019y passant plus. Quand il arriva chez les Beruzi, ce fut Anahita qui lui ouvrit, un sourire large aux l\u00e8vres. \u00ab Ah, comme tu es belle\u2026 C\u2019est bien ton anniversaire ? Quel \u00e2ge as-tu aujourd\u2019hui ? Je ne me souviens plus tr\u00e8s bien, dix ? onze ans ? \u00bb \u2014 \u00ab Douze ans, Rahim, douze ans ! \u00bb dit-elle en riant, en le d\u00e9barrassant de sa veste avant de l\u2019entra\u00eener vers le salon o\u00f9 les invit\u00e9s s\u2019\u00e9taient d\u00e9j\u00e0 regroup\u00e9s. Quand on lui demanda de prendre sa guitare, Rahim la posa sur ses genoux, pin\u00e7a une \u00e0 une les cordes : l\u2019accord tenait, il n\u2019eut pas \u00e0 retoucher les m\u00e9caniques cette fois. Il resta un instant immobile, la main pos\u00e9e pr\u00e8s de la rosace, puis ferma les yeux en imaginant Azadeh assise l\u00e0, quelque part parmi ces chaises, et, ainsi, avec elle \u00e0 sa place invisible, il commen\u00e7a \u00e0 jouer. **r\u00e9sum\u00e9** ce narrateur est quelqu\u2019un qui croit \u00e0 la force des gestes simples pour dire la douleur et le soutien. Il regarde le monde avec une attention lente, refusant les effets spectaculaires au profit de d\u00e9tails concrets qui portent, en sourdine, l\u2019\u00e9motion. Il ne moralise pas la fatalit\u00e9 mais montre comment une existence s\u2019y adapte tant bien que mal, aid\u00e9e par une communaut\u00e9 fragile. Il confie \u00e0 la musique le r\u00f4le de lieu o\u00f9 les morts continuent de tenir leur place, et c\u2019est dans cette modestie-l\u00e0 que quelque chose en lui reste obstin\u00e9ment vivant. ",
"image": "https:\/\/ledibbouk.net\/IMG\/logo\/ney-iran.jpg?1764538491",
"tags": ["palimpsestes"]
}
,{
"id": "https:\/\/ledibbouk.net\/23-aout-2019.html",
"url": "https:\/\/ledibbouk.net\/23-aout-2019.html",
"title": "23 ao\u00fbt 2019",
"date_published": "2019-08-23T20:50:00Z",
"date_modified": "2025-12-20T22:44:54Z",
"author": {"name": "Patrick Blanchon"},
"content_html": " La douceur n\u2019est pas la douceur si elle cherche \u00e0 attendrir, \u00e0 capturer l\u2019attention, \u00e0 acqu\u00e9rir ou conqu\u00e9rir.\nLa douceur n\u2019est qu\u2019un masque que la violence emprunte souvent quand le c\u0153ur est trop faible, quand la frustration et la peur l\u2019emportent.<\/em><\/p>\n Aujourd\u2019hui, en me r\u00e9veillant, j\u2019ai senti mon c\u0153ur se d\u00e9battre comme un poisson h\u00e9b\u00e9t\u00e9 qui implore en silence \u00e0 rejoindre les eaux vives.\nAujourd\u2019hui, quelque chose en moi s\u2019est r\u00e9veill\u00e9.<\/em><\/p>\n La col\u00e8re \u00e9tait noire et aveugle.<\/em>\nLa violence, brillante comme une \u00e9toile.<\/em><\/p>\n Alors, j\u2019ai ferm\u00e9 les yeux pour ne pas subir plus avant l\u2019\u00e9blouissement.<\/em><\/p>\n Je suis revenu \u00e0 la source et j\u2019ai \u00e9cout\u00e9 son chant modeste r\u00e9sonner dans l\u2019air pur.\nJ\u2019ai vu la bu\u00e9e dispara\u00eetre sur les vitres de la fen\u00eatre, j\u2019ai vu au-del\u00e0 la ros\u00e9e s\u2019en aller doucement.<\/em><\/p>\n Alors, j\u2019ai eu envie de peindre pour marcher plus avant\nvers la douceur,\nme perdre en celle-ci.<\/em><\/p>\n Car je ne suis pas doux.<\/em><\/p>\n Je ne suis que la monture que la douceur emprunte.<\/em><\/p>\n reprise nov.2025<\/em>\nLa douceur n\u2019est pas douceur quand elle cherche \u00e0 attendrir, \u00e0 retenir le regard, \u00e0 gagner quelque chose ; dans ces moments-l\u00e0, elle n\u2019est qu\u2019un masque o\u00f9 la violence se cache quand le c\u0153ur est trop faible et que la frustration et la peur prennent le dessus. Ce matin, en me r\u00e9veillant, j\u2019ai senti mon c\u0153ur battre de travers, comme un poisson pris hors de l\u2019eau qui cherche encore, sans bruit, la rivi\u00e8re. La col\u00e8re \u00e9tait l\u00e0, sourde et compacte, la violence aigu\u00eb comme un point de lumi\u00e8re trop vif, alors j\u2019ai ferm\u00e9 les yeux pour ne pas me laisser happer par cet \u00e9clat. Je suis rest\u00e9 allong\u00e9 \u00e0 \u00e9couter quelque chose de plus bas, plus discret, une source presque \u00e9touff\u00e9e qui continuait pourtant \u00e0 couler en moi ; peu \u00e0 peu, la bu\u00e9e sur la vitre s\u2019est effac\u00e9e, dehors la ros\u00e9e quittait les tiges et le jour venait simplement. C\u2019est l\u00e0 que j\u2019ai eu envie de peindre : pour avancer un peu plus vers cette douceur-l\u00e0, non pas celle qui cherche \u00e0 plaire, mais celle o\u00f9 je pourrais me perdre, parce que je sais que je ne suis pas doux. Je ne suis que le corps que la douceur traverse quand elle consent \u00e0 passer par moi.\nillustration<\/strong> :The lady in blue dress, David Manzur<\/p>",
"content_text": " *La douceur n\u2019est pas la douceur si elle cherche \u00e0 attendrir, \u00e0 capturer l\u2019attention, \u00e0 acqu\u00e9rir ou conqu\u00e9rir. La douceur n\u2019est qu\u2019un masque que la violence emprunte souvent quand le c\u0153ur est trop faible, quand la frustration et la peur l\u2019emportent.* *Aujourd\u2019hui, en me r\u00e9veillant, j\u2019ai senti mon c\u0153ur se d\u00e9battre comme un poisson h\u00e9b\u00e9t\u00e9 qui implore en silence \u00e0 rejoindre les eaux vives. Aujourd\u2019hui, quelque chose en moi s\u2019est r\u00e9veill\u00e9.* *La col\u00e8re \u00e9tait noire et aveugle.* *La violence, brillante comme une \u00e9toile.* *Alors, j\u2019ai ferm\u00e9 les yeux pour ne pas subir plus avant l\u2019\u00e9blouissement.* *Je suis revenu \u00e0 la source et j\u2019ai \u00e9cout\u00e9 son chant modeste r\u00e9sonner dans l\u2019air pur. J\u2019ai vu la bu\u00e9e dispara\u00eetre sur les vitres de la fen\u00eatre, j\u2019ai vu au-del\u00e0 la ros\u00e9e s\u2019en aller doucement.* *Alors, j\u2019ai eu envie de peindre pour marcher plus avant vers la douceur, me perdre en celle-ci.* *Car je ne suis pas doux.* *Je ne suis que la monture que la douceur emprunte.* *reprise nov.2025* La douceur n\u2019est pas douceur quand elle cherche \u00e0 attendrir, \u00e0 retenir le regard, \u00e0 gagner quelque chose ; dans ces moments-l\u00e0, elle n\u2019est qu\u2019un masque o\u00f9 la violence se cache quand le c\u0153ur est trop faible et que la frustration et la peur prennent le dessus. Ce matin, en me r\u00e9veillant, j\u2019ai senti mon c\u0153ur battre de travers, comme un poisson pris hors de l\u2019eau qui cherche encore, sans bruit, la rivi\u00e8re. La col\u00e8re \u00e9tait l\u00e0, sourde et compacte, la violence aigu\u00eb comme un point de lumi\u00e8re trop vif, alors j\u2019ai ferm\u00e9 les yeux pour ne pas me laisser happer par cet \u00e9clat. Je suis rest\u00e9 allong\u00e9 \u00e0 \u00e9couter quelque chose de plus bas, plus discret, une source presque \u00e9touff\u00e9e qui continuait pourtant \u00e0 couler en moi ; peu \u00e0 peu, la bu\u00e9e sur la vitre s\u2019est effac\u00e9e, dehors la ros\u00e9e quittait les tiges et le jour venait simplement. C\u2019est l\u00e0 que j\u2019ai eu envie de peindre : pour avancer un peu plus vers cette douceur-l\u00e0, non pas celle qui cherche \u00e0 plaire, mais celle o\u00f9 je pourrais me perdre, parce que je sais que je ne suis pas doux. Je ne suis que le corps que la douceur traverse quand elle consent \u00e0 passer par moi. **illustration** :The lady in blue dress, David Manzur ",
"image": "https:\/\/ledibbouk.net\/IMG\/logo\/the-lady-in-the-blue-dress-david-manzur.jpg?1764539358",
"tags": []
}
,{
"id": "https:\/\/ledibbouk.net\/22-aout-2019.html",
"url": "https:\/\/ledibbouk.net\/22-aout-2019.html",
"title": "22 ao\u00fbt 2019",
"date_published": "2019-08-22T05:44:00Z",
"date_modified": "2025-12-20T22:45:04Z",
"author": {"name": "Patrick Blanchon"},
"content_html": " Remettre au go\u00fbt du jour la c\u00e9l\u00e9bration, c\u2019est retrouver un rem\u00e8de de grand-m\u00e8re \u00e9vinc\u00e9 par l\u2019industrie pharmaceutique profiteuse. On ne c\u00e9l\u00e8bre plus gu\u00e8re qu\u2019\u00e0 de trop rares occasions, on c\u00e9l\u00e8bre un \u00e9v\u00e9nement rare comme des fian\u00e7ailles, un mariage, une disparition, et ce de fa\u00e7on collective en g\u00e9n\u00e9ral. La c\u00e9l\u00e9bration personnelle, c\u2019est bien autre chose qu\u2019un selfie devant les bougies d\u2019un g\u00e2teau, c\u2019est bien autre chose qu\u2019une image tout simplement. Se c\u00e9l\u00e9brer soi-m\u00eame ou c\u00e9l\u00e9brer une ou un inconnu secr\u00e8tement, voil\u00e0 une piste int\u00e9ressante pour l\u2019\u00e9rection de la gratitude et pourquoi pas la sant\u00e9 publique. C\u00e9l\u00e9brer, c\u2019est extirper du banal l\u2019extraordinaire, c\u2019est traverser ce qu\u2019on nomme le quotidien comme un champ de bataille et je t\u2019assure qu\u2019en c\u00e9l\u00e9brant \u00e0 tire-larigot on peut sauver bien des vies des obus de la r\u00e9signation comme de l\u2019« att\u00e9ration ». C\u00e9l\u00e9brer, c\u2019est choisir d\u2019allumer ses journ\u00e9es et ses nuits aux plus humbles rayons des mille et un soleils.<\/p>\n<\/blockquote>\n reprise nov.2025<\/em><\/p>\n On a fini par r\u00e9server le mot “c\u00e9l\u00e9brer” aux grandes messes : mariage, enterrement, remise de m\u00e9daille. Entre deux, on avale les jours sans rien marquer, comme si le quotidien ne m\u00e9ritait pas qu\u2019on s\u2019y attarde. Longtemps, je n\u2019ai rien vu d\u2019autre. Puis j\u2019ai d\u00e9couvert qu\u2019il existait une autre fa\u00e7on de c\u00e9l\u00e9brer, sans annonces, sans photos, sans t\u00e9moins : des petites c\u00e9r\u00e9monies priv\u00e9es, pour soi ou pour un inconnu, qui ne changent rien au monde mais modifient l\u00e9g\u00e8rement la fa\u00e7on de s\u2019y tenir. C\u2019est peut-\u00eatre la seule “hygi\u00e8ne mentale” que j\u2019aie trouv\u00e9e.<\/p>\n Se c\u00e9l\u00e9brer soi-m\u00eame, ce n\u2019est pas se prendre en selfie devant un g\u00e2teau ; c\u2019est, par exemple, d\u00e9cider qu\u2019un matin banal vaut qu\u2019on le souligne. Tu te fais un caf\u00e9, tu t\u2019assois cinq minutes de plus que d\u2019habitude, tu regardes par la fen\u00eatre et tu te dis : “J\u2019ai travers\u00e9 \u00e7a, \u00e7a et \u00e7a, et je suis encore l\u00e0.” Personne ne l\u2019entend, personne n\u2019applaudit, mais tu viens de t\u2019accorder une petite minute de reconnaissance. C\u2019est d\u00e9risoire et, certains jours, \u00e7a suffit pour que la journ\u00e9e ne commence pas d\u00e9j\u00e0 perdue.<\/p>\n C\u00e9l\u00e9brer un inconnu, c\u2019est encore plus discret. Tu vois un type qui porte un sac trop lourd, une femme qui tient bon dans une file d\u2019attente avec un gamin qui pleure, un vieux qui plie son journal avec soin sur un banc. Tu ne vas pas les f\u00e9liciter, tu ne vas pas les prendre en photo, tu ne vas pas “liker”. Tu te contentes de les remarquer et, int\u00e9rieurement, tu leur adresses un bravo muet. C\u2019est ridiculement peu, mais c\u2019est une fa\u00e7on de rappeler que l\u2019effort ordinaire existe, qu\u2019il n\u2019est pas compl\u00e8tement noy\u00e9.<\/p>\n Dans les p\u00e9riodes o\u00f9 tout ressemble \u00e0 une guerre larv\u00e9e — informations, tensions, fatigue —, ces minuscules rites sont la seule chose qui m\u2019ait \u00e9vit\u00e9 de glisser tout \u00e0 fait dans la r\u00e9signation. Quand je d\u00e9cide que tel jour, tel geste, telle rencontre m\u00e9rite une micro-c\u00e9l\u00e9bration, je retire un caillou de la poche de la lassitude. \u00c7a ne soigne aucune maladie, \u00e7a ne remplace aucun traitement, mais \u00e7a change l\u00e9g\u00e8rement le poids du sac.<\/p>\n Remettre la c\u00e9l\u00e9bration au centre, pour moi, ce n\u2019est pas rajouter des feux d\u2019artifice \u00e0 notre vie d\u00e9j\u00e0 satur\u00e9e d\u2019images ; c\u2019est apprendre \u00e0 reconna\u00eetre, sans bruit, ce qui tient encore debout. Une tasse pos\u00e9e avec soin, un tableau accroch\u00e9 dans un couloir vide, un repas partag\u00e9 sans occasion particuli\u00e8re. \u00c0 ce niveau-l\u00e0, c\u00e9l\u00e9brer n\u2019est plus un grand mot, c\u2019est juste une mani\u00e8re obstin\u00e9e de dire : je ne laisse pas tout passer pour rien.<\/p>\n r\u00e9sum\u00e9<\/strong>\nquelqu\u2019un qui sent \u00e0 quel point la r\u00e9signation et le d\u00e9couragement menacent en continu, et qui cherche des antidotes modestes. Il ne croit plus vraiment aux grandes c\u00e9l\u00e9brations sociales comme rem\u00e8de ; il les voit rares, cod\u00e9es, insuffisantes. Il essaie donc de bricoler une forme de liturgie personnelle : micro-rituels de reconnaissance, gratitude silencieuse, attention port\u00e9e aux gestes minuscules. On y lit \u00e0 la fois un certain scepticisme (il ne se fait pas d\u2019illusions sur la “sant\u00e9 publique” au sens fort) et une volont\u00e9 de ne pas se laisser couler : si rien de grand ne peut \u00eatre chang\u00e9, il lui reste au moins la possibilit\u00e9 de c\u00e9l\u00e9brer ce qui, \u00e0 ses yeux, m\u00e9rite encore d\u2019\u00eatre salu\u00e9. En r\u00e9sum\u00e9 : c\u2019est un homme fatigu\u00e9 des grands r\u00e9cits, qui mise sur des formes de c\u00e9l\u00e9bration presque invisibles pour rester, malgr\u00e9 tout, du c\u00f4t\u00e9 des vivants.<\/p>",
"content_text": " >Remettre au go\u00fbt du jour la c\u00e9l\u00e9bration, c\u2019est retrouver un rem\u00e8de de grand-m\u00e8re \u00e9vinc\u00e9 par l\u2019industrie pharmaceutique profiteuse. On ne c\u00e9l\u00e8bre plus gu\u00e8re qu\u2019\u00e0 de trop rares occasions, on c\u00e9l\u00e8bre un \u00e9v\u00e9nement rare comme des fian\u00e7ailles, un mariage, une disparition, et ce de fa\u00e7on collective en g\u00e9n\u00e9ral. La c\u00e9l\u00e9bration personnelle, c\u2019est bien autre chose qu\u2019un selfie devant les bougies d\u2019un g\u00e2teau, c\u2019est bien autre chose qu\u2019une image tout simplement. Se c\u00e9l\u00e9brer soi-m\u00eame ou c\u00e9l\u00e9brer une ou un inconnu secr\u00e8tement, voil\u00e0 une piste int\u00e9ressante pour l\u2019\u00e9rection de la gratitude et pourquoi pas la sant\u00e9 publique. C\u00e9l\u00e9brer, c\u2019est extirper du banal l\u2019extraordinaire, c\u2019est traverser ce qu\u2019on nomme le quotidien comme un champ de bataille et je t\u2019assure qu\u2019en c\u00e9l\u00e9brant \u00e0 tire-larigot on peut sauver bien des vies des obus de la r\u00e9signation comme de l\u2019\u00ab att\u00e9ration \u00bb. C\u00e9l\u00e9brer, c\u2019est choisir d\u2019allumer ses journ\u00e9es et ses nuits aux plus humbles rayons des mille et un soleils. *reprise nov.2025* On a fini par r\u00e9server le mot \u201cc\u00e9l\u00e9brer\u201d aux grandes messes : mariage, enterrement, remise de m\u00e9daille. Entre deux, on avale les jours sans rien marquer, comme si le quotidien ne m\u00e9ritait pas qu\u2019on s\u2019y attarde. Longtemps, je n\u2019ai rien vu d\u2019autre. Puis j\u2019ai d\u00e9couvert qu\u2019il existait une autre fa\u00e7on de c\u00e9l\u00e9brer, sans annonces, sans photos, sans t\u00e9moins : des petites c\u00e9r\u00e9monies priv\u00e9es, pour soi ou pour un inconnu, qui ne changent rien au monde mais modifient l\u00e9g\u00e8rement la fa\u00e7on de s\u2019y tenir. C\u2019est peut-\u00eatre la seule \u201chygi\u00e8ne mentale\u201d que j\u2019aie trouv\u00e9e. Se c\u00e9l\u00e9brer soi-m\u00eame, ce n\u2019est pas se prendre en selfie devant un g\u00e2teau ; c\u2019est, par exemple, d\u00e9cider qu\u2019un matin banal vaut qu\u2019on le souligne. Tu te fais un caf\u00e9, tu t\u2019assois cinq minutes de plus que d\u2019habitude, tu regardes par la fen\u00eatre et tu te dis : \u201cJ\u2019ai travers\u00e9 \u00e7a, \u00e7a et \u00e7a, et je suis encore l\u00e0.\u201d Personne ne l\u2019entend, personne n\u2019applaudit, mais tu viens de t\u2019accorder une petite minute de reconnaissance. C\u2019est d\u00e9risoire et, certains jours, \u00e7a suffit pour que la journ\u00e9e ne commence pas d\u00e9j\u00e0 perdue. C\u00e9l\u00e9brer un inconnu, c\u2019est encore plus discret. Tu vois un type qui porte un sac trop lourd, une femme qui tient bon dans une file d\u2019attente avec un gamin qui pleure, un vieux qui plie son journal avec soin sur un banc. Tu ne vas pas les f\u00e9liciter, tu ne vas pas les prendre en photo, tu ne vas pas \u201cliker\u201d. Tu te contentes de les remarquer et, int\u00e9rieurement, tu leur adresses un bravo muet. C\u2019est ridiculement peu, mais c\u2019est une fa\u00e7on de rappeler que l\u2019effort ordinaire existe, qu\u2019il n\u2019est pas compl\u00e8tement noy\u00e9. Dans les p\u00e9riodes o\u00f9 tout ressemble \u00e0 une guerre larv\u00e9e \u2014 informations, tensions, fatigue \u2014, ces minuscules rites sont la seule chose qui m\u2019ait \u00e9vit\u00e9 de glisser tout \u00e0 fait dans la r\u00e9signation. Quand je d\u00e9cide que tel jour, tel geste, telle rencontre m\u00e9rite une micro-c\u00e9l\u00e9bration, je retire un caillou de la poche de la lassitude. \u00c7a ne soigne aucune maladie, \u00e7a ne remplace aucun traitement, mais \u00e7a change l\u00e9g\u00e8rement le poids du sac. Remettre la c\u00e9l\u00e9bration au centre, pour moi, ce n\u2019est pas rajouter des feux d\u2019artifice \u00e0 notre vie d\u00e9j\u00e0 satur\u00e9e d\u2019images ; c\u2019est apprendre \u00e0 reconna\u00eetre, sans bruit, ce qui tient encore debout. Une tasse pos\u00e9e avec soin, un tableau accroch\u00e9 dans un couloir vide, un repas partag\u00e9 sans occasion particuli\u00e8re. \u00c0 ce niveau-l\u00e0, c\u00e9l\u00e9brer n\u2019est plus un grand mot, c\u2019est juste une mani\u00e8re obstin\u00e9e de dire : je ne laisse pas tout passer pour rien. **r\u00e9sum\u00e9** quelqu\u2019un qui sent \u00e0 quel point la r\u00e9signation et le d\u00e9couragement menacent en continu, et qui cherche des antidotes modestes. Il ne croit plus vraiment aux grandes c\u00e9l\u00e9brations sociales comme rem\u00e8de ; il les voit rares, cod\u00e9es, insuffisantes. Il essaie donc de bricoler une forme de liturgie personnelle : micro-rituels de reconnaissance, gratitude silencieuse, attention port\u00e9e aux gestes minuscules. On y lit \u00e0 la fois un certain scepticisme (il ne se fait pas d\u2019illusions sur la \u201csant\u00e9 publique\u201d au sens fort) et une volont\u00e9 de ne pas se laisser couler : si rien de grand ne peut \u00eatre chang\u00e9, il lui reste au moins la possibilit\u00e9 de c\u00e9l\u00e9brer ce qui, \u00e0 ses yeux, m\u00e9rite encore d\u2019\u00eatre salu\u00e9. En r\u00e9sum\u00e9 : c\u2019est un homme fatigu\u00e9 des grands r\u00e9cits, qui mise sur des formes de c\u00e9l\u00e9bration presque invisibles pour rester, malgr\u00e9 tout, du c\u00f4t\u00e9 des vivants. ",
"image": "https:\/\/ledibbouk.net\/IMG\/logo\/img_20190821_165751.jpg?1764485090",
"tags": ["palimpsestes"]
}
,{
"id": "https:\/\/ledibbouk.net\/21-aout-2019.html",
"url": "https:\/\/ledibbouk.net\/21-aout-2019.html",
"title": "21 ao\u00fbt 2019",
"date_published": "2019-08-21T05:19:00Z",
"date_modified": "2025-12-20T22:45:16Z",
"author": {"name": "Patrick Blanchon"},
"content_html": " Dans le grand chambardement actuel, l\u2019ennemi sera toujours la guerre et cependant ne pas la m\u00e9sestimer car celle-ci a fait progresser de vie en vie. La Suisse, pays pacifique et neutre, sait qu\u2019il faut s\u2019armer fortement pour conserver ces deux avantages. Cependant, toutes ces ann\u00e9es sans conflit n\u2019ont produit que de belles horloges garanties \u00e0 vie. La guerre fut, est, sera, elle est log\u00e9e en nous comme un second c\u0153ur, jumeau du premier. Mais devrons-nous toujours adopter les m\u00eames r\u00e9actions face \u00e0 ses injonctions ? Les nouveaux guerriers ne sont pas si nouveaux en fait. Ils existent depuis la nuit des temps et ils proposent une autre forme d\u2019interpr\u00e9tation \u00e0 cette incessante bagarre. Ce sont les guerriers de l\u2019art et du c\u0153ur, et ce ne sont pas des na\u00effs et des nigauds comme, \u00e0 premi\u00e8re vue, tu pourrais le penser. Repeindre la vie en couleurs vives, convertir le drame, la m\u00e9lancolie, la tristesse dans l\u2019athanor de leurs peintures vibrantes, c\u2019est cela leur combat et ce n\u2019est pas le moindre. Apr\u00e8s l\u2019horreur des tranch\u00e9es na\u00eet la couleur vive sur les tableaux et ce n\u2019est pas pour rien. Ceux qui d\u00e9cident ainsi d\u2019orienter tranch\u00e9 ont connu les doutes affreux et la boue des charniers. Il faut des ann\u00e9es pour comprendre que l\u2019on ne sait rien, tu seras pardonn\u00e9. Cependant, lorsque tu vois un peintre exposer ses toiles color\u00e9es dans un recoin du monde, souris-lui au moins, m\u00eame les plus rudes guerriers ont besoin parfois d\u2019un peu de chaleur humaine.<\/p>\n<\/blockquote>\n reprise nov.2025<\/em> <\/p>\n Quand on parle de “guerre” aujourd\u2019hui, on pense aux cartes, aux fronts, aux experts en plateau. Mais la guerre la plus tenace ne passe plus par les journaux t\u00e9l\u00e9vis\u00e9s. Elle cogne dans la poitrine, comme un second c\u0153ur qui bat trop vite. Col\u00e8re, envie de cogner, r\u00e9flexe de se d\u00e9fendre avant m\u00eame d\u2019\u00eatre attaqu\u00e9 : c\u2019est cette pulsation-l\u00e0 que, pour ma part, je connais le mieux. On peut r\u00eaver de paix, signer des p\u00e9titions, applaudir la neutralit\u00e9 de la Suisse ; on sait bien, au fond, que ce genre de paix-l\u00e0 se d\u00e9fend \u00e0 coups d\u2019armes et de fronti\u00e8res, et qu\u2019il en reste parfois des horloges impeccables et peu de visages. La vraie question, pour moi, n\u2019est pas de savoir si la guerre existe ou non — elle est l\u00e0, point final — mais ce qu\u2019on en fait. Certains la d\u00e9posent sur les autres sous forme de blessures, d\u2019ordres, de bombes. D\u2019autres, plus discrets, la tra\u00eenent dans leur atelier et la passent \u00e0 la couleur. Ceux-l\u00e0 ne sont pas des anges ni des na\u00effs. Ils ont connu le go\u00fbt m\u00e9tallique de la haine, le d\u00e9sir de casser, la fatigue d\u2019un monde qui r\u00e9p\u00e8te les m\u00eames massacres. Parfois, ils portent en eux des histoires de tranch\u00e9es, des r\u00e9cits de grand-p\u00e8re qui ne dormait plus sans hurler, une photo s\u00e9pia d\u2019un jeune homme en uniforme, mort \u00e0 vingt ans. Rien d\u2019exceptionnel : une famille fran\u00e7aise comme une autre. Et puis un jour, au lieu d\u2019aller cogner quelque part, ils se plantent devant une toile. Ils prennent ce c\u0153ur jumeau, celui de la guerre, et ils le font d\u00e9gorger en aplats rouges, en jaunes acides, en bleus presque ind\u00e9cents. \u00c7a ne sauve personne, \u00e7a ne signe aucun armistice, mais \u00e7a \u00e9vite au moins qu\u2019un peu de ce mal-l\u00e0 se transforme en coups ou en balles. Apr\u00e8s 14\u201318, on a vu surgir des couleurs qu\u2019on n\u2019avait jamais vues : comme si, apr\u00e8s la boue et le sang, certains avaient d\u00e9cid\u00e9 que la seule r\u00e9ponse possible serait d\u2019oser enfin peindre violemment vif. Je crois \u00e0 cette logique-l\u00e0 : une violence d\u00e9plac\u00e9e, recycl\u00e9e, tenue dans un cadre. Alors, quand je vois un peintre qui a accroch\u00e9 trois toiles trop vives dans un coin de salle des f\u00eates, avec son petit spot qui gr\u00e9sille et deux verres en plastique sur une table bancale, je ne vois pas un d\u00e9corateur rat\u00e9. Je vois quelqu\u2019un qui, \u00e0 sa mani\u00e8re, tient sa guerre en laisse. \u00c7a ne lui donne aucun m\u00e9rite h\u00e9ro\u00efque. \u00c7a veut juste dire ceci : m\u00eame les plus rudes guerriers ont besoin, parfois, qu\u2019on leur adresse un sourire en passant. C\u2019est peu de chose, mais pour certains, c\u2019est d\u00e9j\u00e0 une tr\u00eave.<\/p>\n r\u00e9sum\u00e9<\/strong> : il<\/em> ne se contente pas du pacifisme abstrait ni des grandes d\u00e9clarations contre la guerre. Il sent en lui une violence, une guerre int\u00e9rieure, et il a besoin de croire que la peinture n\u2019est pas une \u00e9chappatoire l\u00e2che mais une fa\u00e7on de traiter cette \u00e9nergie sans la tourner contre les autres. D\u2019o\u00f9 cette insistance sur les “guerriers de l\u2019art” : il se fabrique une figure o\u00f9 l\u2019artiste ne serait ni d\u00e9corateur ni clown, mais combattant d\u00e9plac\u00e9. On y lit aussi une culpabilit\u00e9 sourde : il sait qu\u2019il n\u2019est pas dans les tranch\u00e9es, pas dans les guerres “r\u00e9elles”, et il cherche un cadre o\u00f9 son travail, malgr\u00e9 tout, ait un poids moral. L\u2019homme de 2019 est donc travers\u00e9 par un m\u00e9lange d\u2019\u00e9c\u0153urement (face \u00e0 la guerre au sens large), de besoin de justification (pour sa pratique de peintre) et de tendresse pour ceux qui, comme lui, accrochent des toiles “dans un recoin du monde” en esp\u00e9rant qu\u2019on y voie plus qu\u2019un passe-temps.<\/p>",
"content_text": " >Dans le grand chambardement actuel, l\u2019ennemi sera toujours la guerre et cependant ne pas la m\u00e9sestimer car celle-ci a fait progresser de vie en vie. La Suisse, pays pacifique et neutre, sait qu\u2019il faut s\u2019armer fortement pour conserver ces deux avantages. Cependant, toutes ces ann\u00e9es sans conflit n\u2019ont produit que de belles horloges garanties \u00e0 vie. La guerre fut, est, sera, elle est log\u00e9e en nous comme un second c\u0153ur, jumeau du premier. Mais devrons-nous toujours adopter les m\u00eames r\u00e9actions face \u00e0 ses injonctions ? Les nouveaux guerriers ne sont pas si nouveaux en fait. Ils existent depuis la nuit des temps et ils proposent une autre forme d\u2019interpr\u00e9tation \u00e0 cette incessante bagarre. Ce sont les guerriers de l\u2019art et du c\u0153ur, et ce ne sont pas des na\u00effs et des nigauds comme, \u00e0 premi\u00e8re vue, tu pourrais le penser. Repeindre la vie en couleurs vives, convertir le drame, la m\u00e9lancolie, la tristesse dans l\u2019athanor de leurs peintures vibrantes, c\u2019est cela leur combat et ce n\u2019est pas le moindre. Apr\u00e8s l\u2019horreur des tranch\u00e9es na\u00eet la couleur vive sur les tableaux et ce n\u2019est pas pour rien. Ceux qui d\u00e9cident ainsi d\u2019orienter tranch\u00e9 ont connu les doutes affreux et la boue des charniers. Il faut des ann\u00e9es pour comprendre que l\u2019on ne sait rien, tu seras pardonn\u00e9. Cependant, lorsque tu vois un peintre exposer ses toiles color\u00e9es dans un recoin du monde, souris-lui au moins, m\u00eame les plus rudes guerriers ont besoin parfois d\u2019un peu de chaleur humaine. *reprise nov.2025* Quand on parle de \u201cguerre\u201d aujourd\u2019hui, on pense aux cartes, aux fronts, aux experts en plateau. Mais la guerre la plus tenace ne passe plus par les journaux t\u00e9l\u00e9vis\u00e9s. Elle cogne dans la poitrine, comme un second c\u0153ur qui bat trop vite. Col\u00e8re, envie de cogner, r\u00e9flexe de se d\u00e9fendre avant m\u00eame d\u2019\u00eatre attaqu\u00e9 : c\u2019est cette pulsation-l\u00e0 que, pour ma part, je connais le mieux. On peut r\u00eaver de paix, signer des p\u00e9titions, applaudir la neutralit\u00e9 de la Suisse ; on sait bien, au fond, que ce genre de paix-l\u00e0 se d\u00e9fend \u00e0 coups d\u2019armes et de fronti\u00e8res, et qu\u2019il en reste parfois des horloges impeccables et peu de visages. La vraie question, pour moi, n\u2019est pas de savoir si la guerre existe ou non \u2014 elle est l\u00e0, point final \u2014 mais ce qu\u2019on en fait. Certains la d\u00e9posent sur les autres sous forme de blessures, d\u2019ordres, de bombes. D\u2019autres, plus discrets, la tra\u00eenent dans leur atelier et la passent \u00e0 la couleur. Ceux-l\u00e0 ne sont pas des anges ni des na\u00effs. Ils ont connu le go\u00fbt m\u00e9tallique de la haine, le d\u00e9sir de casser, la fatigue d\u2019un monde qui r\u00e9p\u00e8te les m\u00eames massacres. Parfois, ils portent en eux des histoires de tranch\u00e9es, des r\u00e9cits de grand-p\u00e8re qui ne dormait plus sans hurler, une photo s\u00e9pia d\u2019un jeune homme en uniforme, mort \u00e0 vingt ans. Rien d\u2019exceptionnel : une famille fran\u00e7aise comme une autre. Et puis un jour, au lieu d\u2019aller cogner quelque part, ils se plantent devant une toile. Ils prennent ce c\u0153ur jumeau, celui de la guerre, et ils le font d\u00e9gorger en aplats rouges, en jaunes acides, en bleus presque ind\u00e9cents. \u00c7a ne sauve personne, \u00e7a ne signe aucun armistice, mais \u00e7a \u00e9vite au moins qu\u2019un peu de ce mal-l\u00e0 se transforme en coups ou en balles. Apr\u00e8s 14\u201318, on a vu surgir des couleurs qu\u2019on n\u2019avait jamais vues : comme si, apr\u00e8s la boue et le sang, certains avaient d\u00e9cid\u00e9 que la seule r\u00e9ponse possible serait d\u2019oser enfin peindre violemment vif. Je crois \u00e0 cette logique-l\u00e0 : une violence d\u00e9plac\u00e9e, recycl\u00e9e, tenue dans un cadre. Alors, quand je vois un peintre qui a accroch\u00e9 trois toiles trop vives dans un coin de salle des f\u00eates, avec son petit spot qui gr\u00e9sille et deux verres en plastique sur une table bancale, je ne vois pas un d\u00e9corateur rat\u00e9. Je vois quelqu\u2019un qui, \u00e0 sa mani\u00e8re, tient sa guerre en laisse. \u00c7a ne lui donne aucun m\u00e9rite h\u00e9ro\u00efque. \u00c7a veut juste dire ceci : m\u00eame les plus rudes guerriers ont besoin, parfois, qu\u2019on leur adresse un sourire en passant. C\u2019est peu de chose, mais pour certains, c\u2019est d\u00e9j\u00e0 une tr\u00eave. ** r\u00e9sum\u00e9** : *il* ne se contente pas du pacifisme abstrait ni des grandes d\u00e9clarations contre la guerre. Il sent en lui une violence, une guerre int\u00e9rieure, et il a besoin de croire que la peinture n\u2019est pas une \u00e9chappatoire l\u00e2che mais une fa\u00e7on de traiter cette \u00e9nergie sans la tourner contre les autres. D\u2019o\u00f9 cette insistance sur les \u201cguerriers de l\u2019art\u201d : il se fabrique une figure o\u00f9 l\u2019artiste ne serait ni d\u00e9corateur ni clown, mais combattant d\u00e9plac\u00e9. On y lit aussi une culpabilit\u00e9 sourde : il sait qu\u2019il n\u2019est pas dans les tranch\u00e9es, pas dans les guerres \u201cr\u00e9elles\u201d, et il cherche un cadre o\u00f9 son travail, malgr\u00e9 tout, ait un poids moral. L\u2019homme de 2019 est donc travers\u00e9 par un m\u00e9lange d\u2019\u00e9c\u0153urement (face \u00e0 la guerre au sens large), de besoin de justification (pour sa pratique de peintre) et de tendresse pour ceux qui, comme lui, accrochent des toiles \u201cdans un recoin du monde\u201d en esp\u00e9rant qu\u2019on y voie plus qu\u2019un passe-temps. ",
"image": "https:\/\/ledibbouk.net\/IMG\/logo\/img_20190823_120525.jpg?1764483546",
"tags": ["palimpsestes"]
}
,{
"id": "https:\/\/ledibbouk.net\/20-aout-2019.html",
"url": "https:\/\/ledibbouk.net\/20-aout-2019.html",
"title": "20 ao\u00fbt 2019",
"date_published": "2019-08-20T19:28:00Z",
"date_modified": "2025-12-20T22:46:55Z",
"author": {"name": "Patrick Blanchon"},
"content_html": " C\u2019est une tarte \u00e0 la cr\u00e8me am\u00e8re re\u00e7ue en pleine face que cette fameuse injonction « d\u2019avoir un peu plus confiance en soi » et ce qui m\u2019aura le plus fait buter sur cette locution, ce n\u2019est pas tant le mot de confiance que celui de « soi ». Avoir confiance en soi, je veux dire vraiment, revient un peu \u00e0 avoir la foi en Dieu, si tant est que l\u2019on soit croyant dans le bon sens que cette affirmation n\u00e9cessite. Donc « aie confiance en Dieu », c\u2019est un peu fort de caf\u00e9 tout de suite\u2026 cependant va savoir. Sans cela, Spinoza n\u2019est qu\u2019un penseur pour rien, sans cette intuition que Dieu est la source de toute sa pens\u00e9e comment aurait-il pu tenir la distance ? C\u2019est bien un probl\u00e8me de foi dont il est question avec la conscience et la confiance. Sans cette confiance aveugle en quelque sorte, la conscience ne voit rien du tout. La confiance oriente dans le bon sens la conscience et ainsi cette derni\u00e8re \u00e9claire-t-elle le r\u00e9el de fa\u00e7on lumineuse. On peut ren\u00e2cler tant qu\u2019on veut finalement, le Soi est bien plus grand que ce petit moi qui ne cherche toujours que le confort et la s\u00e9curit\u00e9 par des voies pas toujours bien avouables. Justement, c\u2019est en d\u00e9cidant un jour d\u2019abandonner le confort et la s\u00e9curit\u00e9 \u00e0 tous les \u00e9tages que l\u2019aventure de l\u2019art, pour moi, a commenc\u00e9. Je ne partais pas du tout gagnant dans cette histoire, p\u00e9tri de timidit\u00e9, donc d\u2019orgueil mal plac\u00e9, un peu beaucoup menteur et voleur, j\u2019aurais pu facilement devenir un bandit de grand chemin, un escroc ou un gigolo de bas \u00e9tage tant je manquais totalement de confiance en « moi ». Mon sens d\u2019adaptation ne fut pas utilis\u00e9 \u00e0 bon escient pendant une partie de ma vie, pas dans le bon sens pour en revenir \u00e0 mon propos. Sans foi, il n\u2019y avait aucun sens \u00e0 choisir quoi que ce soit, tout \u00e9tait bien \u00e9gal, je dirais m\u00eame plus « il le fallait », autant la joie que la peine, et « \u00e0 quoi bon » alors r\u00e9gnait comme potentat sur ce beau d\u00e9sordre. La gr\u00e2ce pourtant m\u2019a, depuis mon plus jeune \u00e2ge, envoy\u00e9 bien des appels de phare que j\u2019ai conserv\u00e9s comme un tr\u00e9sor enfantin dans une toute petite bo\u00eete dans une partie cach\u00e9e de mon c\u0153ur. Oh, pas des grandes choses tu sais, juste un \u00e9clat de lumi\u00e8re sur un caniveau, la blancheur \u00e9clatante des fleurs de cerisier, mais cela avait suffi pour entrevoir une autre r\u00e9alit\u00e9 possible. Dans la collection des combats vains, celui de combattre la gr\u00e2ce n\u2019est pas le moindre. Refuser d\u2019\u00eatre choisi par celle-ci pour ne pas quitter le groupe est aussi vain qu\u2019h\u00e9ro\u00efque \u00e0 premi\u00e8re vue. Gilgamesh d\u00e9cidant de revenir sur terre ignore soudain le ciel mais ne sait pas non plus que tout cela fait partie d\u2019un plan qui le d\u00e9passe. Qui donc est d\u00e9pass\u00e9 finalement sinon ce petit « je » qui ne cesse de se questionner, de douter, d\u2019esp\u00e9rer, bringuebal\u00e9 entre l\u2019id\u00e9e de la chute et celle de la r\u00e9demption ? Entre Charybde et Scylla, encore une fois, essuyer les grains et poursuivre vers l\u2019horizon, quel que soit celui-ci, dans l\u2019espoir malgr\u00e9 tout d\u2019\u00eatre sur le bon chemin, le meilleur chemin, celui du retour.<\/p>\n<\/blockquote>\n Reprise nov. 2025<\/em><\/p>\n Longtemps, “avoir un peu plus confiance en toi” a \u00e9t\u00e9 pour moi une phrase de punition. On me la servait comme une tarte \u00e0 la cr\u00e8me : au lyc\u00e9e, dans les entretiens d\u2019embauche, plus tard encore, chaque fois que quelqu\u2019un voulait me remonter sans trop se mouiller. Ce qui coin\u00e7ait, ce n\u2019\u00e9tait pas la confiance, c\u2019\u00e9tait le “toi”. Quel “toi”, exactement ? Le type timide, orgueilleux, un peu menteur et voleur, qui arrange les choses pour retomber sur ses pieds ? Si c\u2019\u00e9tait \u00e7a, non, je n\u2019avais aucune envie de lui faire confiance. Quand je regarde en arri\u00e8re, je vois tr\u00e8s bien la vie qui m\u2019\u00e9tait offerte : utiliser mon sens de l\u2019adaptation pour flirter avec les marges, bricoler des combines, me glisser l\u00e0 o\u00f9 l\u2019on peut profiter un peu des autres sans trop se faire attraper. Escroc moyen, gigolo fatigu\u00e9, bandit de grand chemin sans panache : tout \u00e9tait en place. Je manquais de confiance en “moi”, mais je savais tr\u00e8s bien de quoi j\u2019\u00e9tais capable. C\u2019est \u00e0 ce moment-l\u00e0 que quelque chose d\u2019autre s\u2019est mis \u00e0 insister, que j\u2019appelle faute de mieux la gr\u00e2ce. Rien de spectaculaire : un \u00e9clat de lumi\u00e8re dans un caniveau un matin de pluie, la blancheur brute des fleurs de cerisier sur fond de ciel sale, un fragment de silence dans le vacarme. Des choses vues enfant que j\u2019ai rang\u00e9es sans le savoir dans une petite bo\u00eete, quelque part au fond de la poitrine, et qui revenaient frapper \u00e0 la porte \u00e0 chaque fois que je faisais un pas de trop vers le “\u00e0 quoi bon”. La v\u00e9ritable bascule s\u2019est faite le jour o\u00f9 j\u2019ai accept\u00e9 de miser sur ces signes-l\u00e0 plut\u00f4t que sur mon confort. Concr\u00e8tement : refuser un emploi stable qui m\u2019aurait assis, dire non \u00e0 une combinaison “gagnante” o\u00f9 je pouvais arrondir les fins de mois sans scrupule, et choisir \u00e0 la place un atelier froid, des factures en retard, des toiles invendues. Je ne l\u2019ai pas fait parce que je croyais soudain en mes talents de peintre ; je n\u2019avais aucune raison objective d\u2019y croire. Je l\u2019ai fait parce que quelque chose en moi disait : “c\u2019est l\u00e0 que \u00e7a se joue, ici et pas ailleurs”. Appelle \u00e7a foi si tu veux. Ce n\u2019est pas une foi en un Dieu bien dessin\u00e9, ni en un Grand Soi lumineux. C\u2019est une confiance obstin\u00e9e dans ces quelques exp\u00e9riences minuscules qui trouent le d\u00e9sordre et qui, pour moi, ne relevaient ni du hasard ni de la psychologie. \u00c0 partir de l\u00e0, “avoir confiance en soi” a pris un autre sens. Il ne s\u2019agissait plus de gonfler le petit moi pour qu\u2019il s\u2019impose dans le monde, mais de cesser de lui laisser les commandes quand il r\u00e9clame sa s\u00e9curit\u00e9, ses garanties, ses excuses. Le moi voudrait un contrat sign\u00e9, une assurance tous risques, une reconnaissance officielle ; ce que j\u2019ai accept\u00e9, c\u2019est autre chose : marcher avec cette bo\u00eete d\u2019enfance dans la poche et consid\u00e9rer que c\u2019\u00e9tait suffisant pour choisir. Je ne sais toujours pas tr\u00e8s bien si je suis “sur le bon chemin”. Je sais seulement que chaque fois que je retourne vers le confort et que je trahis ce pacte-l\u00e0, tout se remet \u00e0 sonner faux. La confiance, pour moi, commence l\u00e0 : dans cette fa\u00e7on un peu t\u00eatue de dire oui \u00e0 ce qui m\u2019a appel\u00e9 le premier, m\u00eame si je ne le comprends pas enti\u00e8rement.<\/p>\n r\u00e9sum\u00e9<\/strong> : un homme de 2019 qui \u00e9touffe dans les injonctions psychologiques modernes mais ne peut pas se contenter non plus d\u2019un scepticisme plat. Il a besoin de r\u00e9interpr\u00e9ter “la confiance en soi” comme une affaire de foi — non pas foi en son ego, qu\u2019il conna\u00eet assez bien pour ne pas s\u2019y fier, mais foi en une s\u00e9rie de petits signes qu\u2019il appelle gr\u00e2ce. Il se vit \u00e0 la fois comme tr\u00e8s vuln\u00e9rable au “\u00e0 quoi bon” et comme myst\u00e9rieusement “appel\u00e9” par autre chose. Entre ces deux p\u00f4les, il dramatise beaucoup (Spinoza, la gr\u00e2ce, Gilgamesh), signe qu\u2019il n\u2019a pas encore appris \u00e0 dire simplement ce qui s\u2019est pass\u00e9 : un jour, il a mis en jeu son confort pour l\u2019art, sans garantie. L\u2019homme de 2019 est donc \u00e0 la fois lucide sur ses d\u00e9rives possibles, tendu vers une forme de vocation, et encore englu\u00e9 dans un vocabulaire grandiloquent qui lui permet de tenir \u00e0 distance la nudit\u00e9 de ce choix.<\/p>",
"content_text": " >C\u2019est une tarte \u00e0 la cr\u00e8me am\u00e8re re\u00e7ue en pleine face que cette fameuse injonction \u00ab d\u2019avoir un peu plus confiance en soi \u00bb et ce qui m\u2019aura le plus fait buter sur cette locution, ce n\u2019est pas tant le mot de confiance que celui de \u00ab soi \u00bb. Avoir confiance en soi, je veux dire vraiment, revient un peu \u00e0 avoir la foi en Dieu, si tant est que l\u2019on soit croyant dans le bon sens que cette affirmation n\u00e9cessite. Donc \u00ab aie confiance en Dieu \u00bb, c\u2019est un peu fort de caf\u00e9 tout de suite\u2026 cependant va savoir. Sans cela, Spinoza n\u2019est qu\u2019un penseur pour rien, sans cette intuition que Dieu est la source de toute sa pens\u00e9e comment aurait-il pu tenir la distance ? C\u2019est bien un probl\u00e8me de foi dont il est question avec la conscience et la confiance. Sans cette confiance aveugle en quelque sorte, la conscience ne voit rien du tout. La confiance oriente dans le bon sens la conscience et ainsi cette derni\u00e8re \u00e9claire-t-elle le r\u00e9el de fa\u00e7on lumineuse. On peut ren\u00e2cler tant qu\u2019on veut finalement, le Soi est bien plus grand que ce petit moi qui ne cherche toujours que le confort et la s\u00e9curit\u00e9 par des voies pas toujours bien avouables. Justement, c\u2019est en d\u00e9cidant un jour d\u2019abandonner le confort et la s\u00e9curit\u00e9 \u00e0 tous les \u00e9tages que l\u2019aventure de l\u2019art, pour moi, a commenc\u00e9. Je ne partais pas du tout gagnant dans cette histoire, p\u00e9tri de timidit\u00e9, donc d\u2019orgueil mal plac\u00e9, un peu beaucoup menteur et voleur, j\u2019aurais pu facilement devenir un bandit de grand chemin, un escroc ou un gigolo de bas \u00e9tage tant je manquais totalement de confiance en \u00ab moi \u00bb. Mon sens d\u2019adaptation ne fut pas utilis\u00e9 \u00e0 bon escient pendant une partie de ma vie, pas dans le bon sens pour en revenir \u00e0 mon propos. Sans foi, il n\u2019y avait aucun sens \u00e0 choisir quoi que ce soit, tout \u00e9tait bien \u00e9gal, je dirais m\u00eame plus \u00ab il le fallait \u00bb, autant la joie que la peine, et \u00ab \u00e0 quoi bon \u00bb alors r\u00e9gnait comme potentat sur ce beau d\u00e9sordre. La gr\u00e2ce pourtant m\u2019a, depuis mon plus jeune \u00e2ge, envoy\u00e9 bien des appels de phare que j\u2019ai conserv\u00e9s comme un tr\u00e9sor enfantin dans une toute petite bo\u00eete dans une partie cach\u00e9e de mon c\u0153ur. Oh, pas des grandes choses tu sais, juste un \u00e9clat de lumi\u00e8re sur un caniveau, la blancheur \u00e9clatante des fleurs de cerisier, mais cela avait suffi pour entrevoir une autre r\u00e9alit\u00e9 possible. Dans la collection des combats vains, celui de combattre la gr\u00e2ce n\u2019est pas le moindre. Refuser d\u2019\u00eatre choisi par celle-ci pour ne pas quitter le groupe est aussi vain qu\u2019h\u00e9ro\u00efque \u00e0 premi\u00e8re vue. Gilgamesh d\u00e9cidant de revenir sur terre ignore soudain le ciel mais ne sait pas non plus que tout cela fait partie d\u2019un plan qui le d\u00e9passe. Qui donc est d\u00e9pass\u00e9 finalement sinon ce petit \u00ab je \u00bb qui ne cesse de se questionner, de douter, d\u2019esp\u00e9rer, bringuebal\u00e9 entre l\u2019id\u00e9e de la chute et celle de la r\u00e9demption ? Entre Charybde et Scylla, encore une fois, essuyer les grains et poursuivre vers l\u2019horizon, quel que soit celui-ci, dans l\u2019espoir malgr\u00e9 tout d\u2019\u00eatre sur le bon chemin, le meilleur chemin, celui du retour. *Reprise nov. 2025* Longtemps, \u201cavoir un peu plus confiance en toi\u201d a \u00e9t\u00e9 pour moi une phrase de punition. On me la servait comme une tarte \u00e0 la cr\u00e8me : au lyc\u00e9e, dans les entretiens d\u2019embauche, plus tard encore, chaque fois que quelqu\u2019un voulait me remonter sans trop se mouiller. Ce qui coin\u00e7ait, ce n\u2019\u00e9tait pas la confiance, c\u2019\u00e9tait le \u201ctoi\u201d. Quel \u201ctoi\u201d, exactement ? Le type timide, orgueilleux, un peu menteur et voleur, qui arrange les choses pour retomber sur ses pieds ? Si c\u2019\u00e9tait \u00e7a, non, je n\u2019avais aucune envie de lui faire confiance. Quand je regarde en arri\u00e8re, je vois tr\u00e8s bien la vie qui m\u2019\u00e9tait offerte : utiliser mon sens de l\u2019adaptation pour flirter avec les marges, bricoler des combines, me glisser l\u00e0 o\u00f9 l\u2019on peut profiter un peu des autres sans trop se faire attraper. Escroc moyen, gigolo fatigu\u00e9, bandit de grand chemin sans panache : tout \u00e9tait en place. Je manquais de confiance en \u201cmoi\u201d, mais je savais tr\u00e8s bien de quoi j\u2019\u00e9tais capable. C\u2019est \u00e0 ce moment-l\u00e0 que quelque chose d\u2019autre s\u2019est mis \u00e0 insister, que j\u2019appelle faute de mieux la gr\u00e2ce. Rien de spectaculaire : un \u00e9clat de lumi\u00e8re dans un caniveau un matin de pluie, la blancheur brute des fleurs de cerisier sur fond de ciel sale, un fragment de silence dans le vacarme. Des choses vues enfant que j\u2019ai rang\u00e9es sans le savoir dans une petite bo\u00eete, quelque part au fond de la poitrine, et qui revenaient frapper \u00e0 la porte \u00e0 chaque fois que je faisais un pas de trop vers le \u201c\u00e0 quoi bon\u201d. La v\u00e9ritable bascule s\u2019est faite le jour o\u00f9 j\u2019ai accept\u00e9 de miser sur ces signes-l\u00e0 plut\u00f4t que sur mon confort. Concr\u00e8tement : refuser un emploi stable qui m\u2019aurait assis, dire non \u00e0 une combinaison \u201cgagnante\u201d o\u00f9 je pouvais arrondir les fins de mois sans scrupule, et choisir \u00e0 la place un atelier froid, des factures en retard, des toiles invendues. Je ne l\u2019ai pas fait parce que je croyais soudain en mes talents de peintre ; je n\u2019avais aucune raison objective d\u2019y croire. Je l\u2019ai fait parce que quelque chose en moi disait : \u201cc\u2019est l\u00e0 que \u00e7a se joue, ici et pas ailleurs\u201d. Appelle \u00e7a foi si tu veux. Ce n\u2019est pas une foi en un Dieu bien dessin\u00e9, ni en un Grand Soi lumineux. C\u2019est une confiance obstin\u00e9e dans ces quelques exp\u00e9riences minuscules qui trouent le d\u00e9sordre et qui, pour moi, ne relevaient ni du hasard ni de la psychologie. \u00c0 partir de l\u00e0, \u201cavoir confiance en soi\u201d a pris un autre sens. Il ne s\u2019agissait plus de gonfler le petit moi pour qu\u2019il s\u2019impose dans le monde, mais de cesser de lui laisser les commandes quand il r\u00e9clame sa s\u00e9curit\u00e9, ses garanties, ses excuses. Le moi voudrait un contrat sign\u00e9, une assurance tous risques, une reconnaissance officielle ; ce que j\u2019ai accept\u00e9, c\u2019est autre chose : marcher avec cette bo\u00eete d\u2019enfance dans la poche et consid\u00e9rer que c\u2019\u00e9tait suffisant pour choisir. Je ne sais toujours pas tr\u00e8s bien si je suis \u201csur le bon chemin\u201d. Je sais seulement que chaque fois que je retourne vers le confort et que je trahis ce pacte-l\u00e0, tout se remet \u00e0 sonner faux. La confiance, pour moi, commence l\u00e0 : dans cette fa\u00e7on un peu t\u00eatue de dire oui \u00e0 ce qui m\u2019a appel\u00e9 le premier, m\u00eame si je ne le comprends pas enti\u00e8rement. **r\u00e9sum\u00e9** : un homme de 2019 qui \u00e9touffe dans les injonctions psychologiques modernes mais ne peut pas se contenter non plus d\u2019un scepticisme plat. Il a besoin de r\u00e9interpr\u00e9ter \u201cla confiance en soi\u201d comme une affaire de foi \u2014 non pas foi en son ego, qu\u2019il conna\u00eet assez bien pour ne pas s\u2019y fier, mais foi en une s\u00e9rie de petits signes qu\u2019il appelle gr\u00e2ce. Il se vit \u00e0 la fois comme tr\u00e8s vuln\u00e9rable au \u201c\u00e0 quoi bon\u201d et comme myst\u00e9rieusement \u201cappel\u00e9\u201d par autre chose. Entre ces deux p\u00f4les, il dramatise beaucoup (Spinoza, la gr\u00e2ce, Gilgamesh), signe qu\u2019il n\u2019a pas encore appris \u00e0 dire simplement ce qui s\u2019est pass\u00e9 : un jour, il a mis en jeu son confort pour l\u2019art, sans garantie. L\u2019homme de 2019 est donc \u00e0 la fois lucide sur ses d\u00e9rives possibles, tendu vers une forme de vocation, et encore englu\u00e9 dans un vocabulaire grandiloquent qui lui permet de tenir \u00e0 distance la nudit\u00e9 de ce choix. ",
"image": "https:\/\/ledibbouk.net\/IMG\/logo\/img_20190825_173206.jpg?1764448078",
"tags": ["palimpsestes"]
}
,{
"id": "https:\/\/ledibbouk.net\/19-aout-2019.html",
"url": "https:\/\/ledibbouk.net\/19-aout-2019.html",
"title": "19 ao\u00fbt 2019",
"date_published": "2019-08-19T15:49:00Z",
"date_modified": "2025-12-20T22:47:05Z",
"author": {"name": "Patrick Blanchon"},
"content_html": " copier, interpr\u00e9ter, cr\u00e9er<\/strong><\/p>\n Aucun jugement de valeur sur ces trois mots. Ils sont tous n\u00e9cessaires dans le cheminement de la peinture. Ils peuvent se placer dans une chronologie ou pas. Dans mon parcours de peintre, je ne cesse d\u2019osciller entre ces trois mots car ils forment une alliance, une synergie. La copie me sert \u00e0 nettoyer l\u2019illusion de savoir. L\u2019interpr\u00e9tation me sert \u00e0 trouver la justesse du ton. Cr\u00e9er me sert \u00e0 l\u00e2cher prise. Dans mon enseignement, je n\u2019ai pas de programme particulier qui serait \u00e9tabli \u00e0 l\u2019avance. L\u2019adaptation est le principal mot-cl\u00e9 qu\u2019il est bon de retenir. Certains viennent pour apprendre la peinture comme on vient apprendre l\u2019italien ou l\u2019anglais afin d\u2019obtenir des notions qui leur permettront de voyager et d\u2019\u00e9changer avec les autres ; d\u2019autres encore viennent pouss\u00e9s par un questionnement provenant de l\u2019int\u00e9rieur qu\u2019ils cherchent \u00e0 interpr\u00e9ter dans la peinture ; d\u2019autres, imaginerait-on, mais en fait tous, viennent pour comprendre ce que signifie l\u2019acte de cr\u00e9ation en peinture. Ces trois voies sont carrossables pour approcher le myst\u00e8re. En fait, ces trois approches finissent par se confondre tant elles s\u2019interp\u00e9n\u00e8trent mutuellement. C\u2019est aussi pourquoi je commence mon cours annuel par des exercices de pure cr\u00e9ation tout de suite, en demandant la d\u00e9finition d\u2019un d\u00e9sordre personnel pour chacun afin d\u2019aider ensuite \u00e0 en extraire un ordre. Il y a dans le gribouillis un plaisir enfantin qui fait revenir \u00e0 l\u2019origine et que le jugement peu \u00e0 peu enfouit ou oublie. Il y a dans la tache un accident qu\u2019on ne sait plus accueillir tant nous sommes assaillis par une id\u00e9e de propret\u00e9 et d\u2019ordre qui ne nous regarde pas vraiment. Car ce qui nous regarde est bien au-del\u00e0 des notions de d\u00e9sordre et d\u2019ordre, de propret\u00e9 ou de salet\u00e9, de juste et faux. Ce qui nous regarde est un silence magistral qui est bien loin d\u2019\u00eatre un mutisme. Ce silence sans lequel aucune musique, aucun tableau ne pourrait advenir.<\/p>\n<\/blockquote>\n reprise nov. 2025<\/em> <\/p>\n Au fil des ann\u00e9es, j\u2019ai fini par r\u00e9duire mon vocabulaire \u00e0 trois mots pour parler de la peinture : copier, interpr\u00e9ter, cr\u00e9er. Non pas pour \u00e9tablir une \u00e9chelle de valeurs, ni un parcours oblig\u00e9, mais parce que je vois ces trois gestes revenir sans cesse, dans mon travail comme dans celui des \u00e9l\u00e8ves. La copie me sert \u00e0 nettoyer l\u2019illusion de savoir : quand je recopie un tableau ou un motif, je d\u00e9couvre tout ce que je ne vois pas, tout ce que je croyais comprendre et qui m\u2019\u00e9chappe d\u00e8s que je dois le poser sur la toile. L\u2019interpr\u00e9tation, elle, me sert \u00e0 chercher la justesse du ton : ce n\u2019est plus “fid\u00e8le ou pas fid\u00e8le”, c\u2019est “est-ce que \u00e7a sonne juste dans ma main, dans mon regard, maintenant ?”. Cr\u00e9er, enfin, c\u2019est le moment o\u00f9 il faut l\u00e2cher prise, accepter de ne plus avoir de mod\u00e8le devant soi, ni d\u2019excuse.<\/p>\n Quand je commence un cours, je n\u2019ai pas de programme tout fait. Je n aligne pas les chapitres comme dans une m\u00e9thode de langue. Les gens viennent avec des attentes tr\u00e8s diff\u00e9rentes : certains veulent juste assez de technique pour “parler peinture” comme on parle italien en voyage ; d\u2019autres arrivent avec une question qui les travaille depuis longtemps et qu\u2019ils esp\u00e8rent voir surgir sur la toile ; d\u2019autres encore ne le formulent pas, mais cherchent ce que signifie, pour eux, le mot “cr\u00e9er”. En pratique, tout le monde finit par passer par les trois portes.<\/p>\n C\u2019est pour \u00e7a que, d\u00e8s les premi\u00e8res s\u00e9ances, je commence par la fin : par un exercice de cr\u00e9ation brute. Je leur demande de d\u00e9finir un “d\u00e9sordre personnel” et de le mettre sur la feuille. Certains gribouillent nerveusement, d\u2019autres \u00e9crasent des taches, d\u2019autres encore h\u00e9sitent longtemps, g\u00ean\u00e9s \u00e0 l\u2019id\u00e9e de salir. On voit tr\u00e8s vite le jugement revenir : “ce n\u2019est rien”, “c\u2019est moche”, “c\u2019est sale”. Mon travail, l\u00e0, consiste \u00e0 soutenir ce moment o\u00f9 le geste d\u00e9borde la politesse et o\u00f9 quelque chose d\u2019enfantin revient, non pour r\u00e9gresser, mais pour retrouver une \u00e9nergie premi\u00e8re avant les discours sur le beau, le propre, le bien fait.<\/p>\n \u00c0 partir de ce d\u00e9sordre, on peut ensuite travailler la copie et l\u2019interpr\u00e9tation : copier une partie du chaos, en isoler un fragment, le transposer, en changer les couleurs, voir comment l\u2019\u0153il commence \u00e0 organiser ce qui, au d\u00e9part, n\u2019\u00e9tait qu\u2019un jet. Peu \u00e0 peu, les trois mots cessent d\u2019\u00eatre des cases distinctes ; ils se m\u00e9langent dans le m\u00eame mouvement. On copie pour cr\u00e9er, on interpr\u00e8te ce qu\u2019on a copi\u00e9, on recr\u00e9e \u00e0 partir de ce qu\u2019on croyait avoir fix\u00e9.<\/p>\n Au fond, ce qui m\u2019int\u00e9resse derri\u00e8re tout \u00e7a, ce n\u2019est ni l\u2019ordre ni le d\u00e9sordre, ni la propret\u00e9 ni la salet\u00e9. C\u2019est le moment o\u00f9, dans l\u2019atelier, un silence se fait. Plus personne ne commente, ne s\u2019excuse, ne compare. On entend juste le frottement des pinceaux, le bruit de l\u2019eau dans les pots, parfois un soupir. Ce silence-l\u00e0 n\u2019a rien de muet ; il est plein de d\u00e9cisions, d\u2019h\u00e9sitations, de reprises. Sans lui, aucune musique ne se compose, aucun tableau ne prend vraiment forme. C\u2019est \u00e0 ce point pr\u00e9cis que les trois mots cessent d\u2019\u00eatre une th\u00e9orie et deviennent un travail en cours.<\/p>\n r\u00e9sum\u00e9<\/strong> Ce texte laisse appara\u00eetre un homme de 2019 en position de ma\u00eetre d\u2019atelier, qui a besoin de structurer sa pratique et son enseignement par des triades et des petites formules. Il veut se distinguer du simple prof de “technique” : pas de programme fig\u00e9, de l\u2019adaptation, trois “voies” qui m\u00e8nent au “myst\u00e8re”. On sent un besoin de se penser comme passeur, presque comme guide : quelqu\u2019un qui aide les autres \u00e0 traverser leur propre d\u00e9sordre, \u00e0 l\u00e2cher prise, \u00e0 rencontrer ce fameux “silence” o\u00f9 quelque chose peut enfin advenir. En m\u00eame temps, cet homme-l\u00e0 est encore tr\u00e8s attach\u00e9 aux grands mots (myst\u00e8re, originel, silence magistral) et \u00e0 une vision un peu sacralis\u00e9 de la cr\u00e9ation. Il n\u2019a pas encore enti\u00e8rement bascul\u00e9 vers la sobri\u00e9t\u00e9 qu\u2019on voit poindre en 2025 : l\u00e0 o\u00f9 il dira simplement “je tiens un atelier, je regarde ce que font les gens et ce que \u00e7a me renvoie”. En r\u00e9sum\u00e9 : un peintre-enseignant qui se construit comme figure de transmission, avec une r\u00e9elle exp\u00e9rience derri\u00e8re, mais aussi une couche de discours g\u00e9n\u00e9ral dont il commence \u00e0 comprendre, aujourd\u2019hui, qu\u2019il lui faudra sans doute l\u2019all\u00e9ger.<\/p>",
"content_text": " **copier, interpr\u00e9ter, cr\u00e9er** >Aucun jugement de valeur sur ces trois mots. Ils sont tous n\u00e9cessaires dans le cheminement de la peinture. Ils peuvent se placer dans une chronologie ou pas. Dans mon parcours de peintre, je ne cesse d\u2019osciller entre ces trois mots car ils forment une alliance, une synergie. La copie me sert \u00e0 nettoyer l\u2019illusion de savoir. L\u2019interpr\u00e9tation me sert \u00e0 trouver la justesse du ton. Cr\u00e9er me sert \u00e0 l\u00e2cher prise. Dans mon enseignement, je n\u2019ai pas de programme particulier qui serait \u00e9tabli \u00e0 l\u2019avance. L\u2019adaptation est le principal mot-cl\u00e9 qu\u2019il est bon de retenir. Certains viennent pour apprendre la peinture comme on vient apprendre l\u2019italien ou l\u2019anglais afin d\u2019obtenir des notions qui leur permettront de voyager et d\u2019\u00e9changer avec les autres ; d\u2019autres encore viennent pouss\u00e9s par un questionnement provenant de l\u2019int\u00e9rieur qu\u2019ils cherchent \u00e0 interpr\u00e9ter dans la peinture ; d\u2019autres, imaginerait-on, mais en fait tous, viennent pour comprendre ce que signifie l\u2019acte de cr\u00e9ation en peinture. Ces trois voies sont carrossables pour approcher le myst\u00e8re. En fait, ces trois approches finissent par se confondre tant elles s\u2019interp\u00e9n\u00e8trent mutuellement. C\u2019est aussi pourquoi je commence mon cours annuel par des exercices de pure cr\u00e9ation tout de suite, en demandant la d\u00e9finition d\u2019un d\u00e9sordre personnel pour chacun afin d\u2019aider ensuite \u00e0 en extraire un ordre. Il y a dans le gribouillis un plaisir enfantin qui fait revenir \u00e0 l\u2019origine et que le jugement peu \u00e0 peu enfouit ou oublie. Il y a dans la tache un accident qu\u2019on ne sait plus accueillir tant nous sommes assaillis par une id\u00e9e de propret\u00e9 et d\u2019ordre qui ne nous regarde pas vraiment. Car ce qui nous regarde est bien au-del\u00e0 des notions de d\u00e9sordre et d\u2019ordre, de propret\u00e9 ou de salet\u00e9, de juste et faux. Ce qui nous regarde est un silence magistral qui est bien loin d\u2019\u00eatre un mutisme. Ce silence sans lequel aucune musique, aucun tableau ne pourrait advenir. *reprise nov. 2025* Au fil des ann\u00e9es, j\u2019ai fini par r\u00e9duire mon vocabulaire \u00e0 trois mots pour parler de la peinture : copier, interpr\u00e9ter, cr\u00e9er. Non pas pour \u00e9tablir une \u00e9chelle de valeurs, ni un parcours oblig\u00e9, mais parce que je vois ces trois gestes revenir sans cesse, dans mon travail comme dans celui des \u00e9l\u00e8ves. La copie me sert \u00e0 nettoyer l\u2019illusion de savoir : quand je recopie un tableau ou un motif, je d\u00e9couvre tout ce que je ne vois pas, tout ce que je croyais comprendre et qui m\u2019\u00e9chappe d\u00e8s que je dois le poser sur la toile. L\u2019interpr\u00e9tation, elle, me sert \u00e0 chercher la justesse du ton : ce n\u2019est plus \u201cfid\u00e8le ou pas fid\u00e8le\u201d, c\u2019est \u201cest-ce que \u00e7a sonne juste dans ma main, dans mon regard, maintenant ?\u201d. Cr\u00e9er, enfin, c\u2019est le moment o\u00f9 il faut l\u00e2cher prise, accepter de ne plus avoir de mod\u00e8le devant soi, ni d\u2019excuse. Quand je commence un cours, je n\u2019ai pas de programme tout fait. Je n aligne pas les chapitres comme dans une m\u00e9thode de langue. Les gens viennent avec des attentes tr\u00e8s diff\u00e9rentes : certains veulent juste assez de technique pour \u201cparler peinture\u201d comme on parle italien en voyage ; d\u2019autres arrivent avec une question qui les travaille depuis longtemps et qu\u2019ils esp\u00e8rent voir surgir sur la toile ; d\u2019autres encore ne le formulent pas, mais cherchent ce que signifie, pour eux, le mot \u201ccr\u00e9er\u201d. En pratique, tout le monde finit par passer par les trois portes. C\u2019est pour \u00e7a que, d\u00e8s les premi\u00e8res s\u00e9ances, je commence par la fin : par un exercice de cr\u00e9ation brute. Je leur demande de d\u00e9finir un \u201cd\u00e9sordre personnel\u201d et de le mettre sur la feuille. Certains gribouillent nerveusement, d\u2019autres \u00e9crasent des taches, d\u2019autres encore h\u00e9sitent longtemps, g\u00ean\u00e9s \u00e0 l\u2019id\u00e9e de salir. On voit tr\u00e8s vite le jugement revenir : \u201cce n\u2019est rien\u201d, \u201cc\u2019est moche\u201d, \u201cc\u2019est sale\u201d. Mon travail, l\u00e0, consiste \u00e0 soutenir ce moment o\u00f9 le geste d\u00e9borde la politesse et o\u00f9 quelque chose d\u2019enfantin revient, non pour r\u00e9gresser, mais pour retrouver une \u00e9nergie premi\u00e8re avant les discours sur le beau, le propre, le bien fait. \u00c0 partir de ce d\u00e9sordre, on peut ensuite travailler la copie et l\u2019interpr\u00e9tation : copier une partie du chaos, en isoler un fragment, le transposer, en changer les couleurs, voir comment l\u2019\u0153il commence \u00e0 organiser ce qui, au d\u00e9part, n\u2019\u00e9tait qu\u2019un jet. Peu \u00e0 peu, les trois mots cessent d\u2019\u00eatre des cases distinctes ; ils se m\u00e9langent dans le m\u00eame mouvement. On copie pour cr\u00e9er, on interpr\u00e8te ce qu\u2019on a copi\u00e9, on recr\u00e9e \u00e0 partir de ce qu\u2019on croyait avoir fix\u00e9. Au fond, ce qui m\u2019int\u00e9resse derri\u00e8re tout \u00e7a, ce n\u2019est ni l\u2019ordre ni le d\u00e9sordre, ni la propret\u00e9 ni la salet\u00e9. C\u2019est le moment o\u00f9, dans l\u2019atelier, un silence se fait. Plus personne ne commente, ne s\u2019excuse, ne compare. On entend juste le frottement des pinceaux, le bruit de l\u2019eau dans les pots, parfois un soupir. Ce silence-l\u00e0 n\u2019a rien de muet ; il est plein de d\u00e9cisions, d\u2019h\u00e9sitations, de reprises. Sans lui, aucune musique ne se compose, aucun tableau ne prend vraiment forme. C\u2019est \u00e0 ce point pr\u00e9cis que les trois mots cessent d\u2019\u00eatre une th\u00e9orie et deviennent un travail en cours. **r\u00e9sum\u00e9** Ce texte laisse appara\u00eetre un homme de 2019 en position de ma\u00eetre d\u2019atelier, qui a besoin de structurer sa pratique et son enseignement par des triades et des petites formules. Il veut se distinguer du simple prof de \u201ctechnique\u201d : pas de programme fig\u00e9, de l\u2019adaptation, trois \u201cvoies\u201d qui m\u00e8nent au \u201cmyst\u00e8re\u201d. On sent un besoin de se penser comme passeur, presque comme guide : quelqu\u2019un qui aide les autres \u00e0 traverser leur propre d\u00e9sordre, \u00e0 l\u00e2cher prise, \u00e0 rencontrer ce fameux \u201csilence\u201d o\u00f9 quelque chose peut enfin advenir. En m\u00eame temps, cet homme-l\u00e0 est encore tr\u00e8s attach\u00e9 aux grands mots (myst\u00e8re, originel, silence magistral) et \u00e0 une vision un peu sacralis\u00e9 de la cr\u00e9ation. Il n\u2019a pas encore enti\u00e8rement bascul\u00e9 vers la sobri\u00e9t\u00e9 qu\u2019on voit poindre en 2025 : l\u00e0 o\u00f9 il dira simplement \u201cje tiens un atelier, je regarde ce que font les gens et ce que \u00e7a me renvoie\u201d. En r\u00e9sum\u00e9 : un peintre-enseignant qui se construit comme figure de transmission, avec une r\u00e9elle exp\u00e9rience derri\u00e8re, mais aussi une couche de discours g\u00e9n\u00e9ral dont il commence \u00e0 comprendre, aujourd\u2019hui, qu\u2019il lui faudra sans doute l\u2019all\u00e9ger. ",
"image": "https:\/\/ledibbouk.net\/IMG\/logo\/img_20190825_173200.jpg?1764434957",
"tags": ["palimpsestes"]
}
,{
"id": "https:\/\/ledibbouk.net\/18-aout-2019.html",
"url": "https:\/\/ledibbouk.net\/18-aout-2019.html",
"title": "18 ao\u00fbt 2019",
"date_published": "2019-08-18T15:33:00Z",
"date_modified": "2025-12-20T22:47:17Z",
"author": {"name": "Patrick Blanchon"},
"content_html": " Ceux qui cherchent la conscience dans le cerveau ne la trouvent pas. Elle semble se situer au-del\u00e0 et tous ceux qui ont exp\u00e9riment\u00e9 une EMI (exp\u00e9rience de mort imminente) rapportent qu\u2019ils peuvent traverser les murs, se rendre d\u2019un point \u00e0 un autre seulement par l\u2019interm\u00e9diaire du d\u00e9sir, voire de la peur, ce qui est \u00e0 peu pr\u00e8s la m\u00eame chose. La conscience alors existe-t-elle vraiment au-del\u00e0 de notre corps physique ? Existe-t-elle vraiment avant m\u00eame notre incarnation ? Existe-t-elle vraiment apr\u00e8s notre mort ? Qu\u2019appelle-t-on alors « conscience » ? Est-ce l\u2019\u00e2me ? Et quelle part du « petit moi » r\u00e9side dans cette conscience ou cette \u00e2me ? Parall\u00e8lement \u00e0 ce questionnement, ne vaudrait-il pas alors examiner les r\u00e9sultats que la conscience produit plut\u00f4t que de passer du temps \u00e0 tenter de d\u00e9finir sa nature ? Dans le monde, tout est dualit\u00e9, le fameux Yin et Yang asiatique mais aussi le bien et le mal des civilisations jud\u00e9o-chr\u00e9tiennes. Notre \u00e9poque, \u00e0 l\u2019appui de ses croyances nouvelles dans le domaine des sciences humaines ou dures, \u00e9voque toujours la m\u00eame dualit\u00e9 m\u00eame s\u2019il lui est n\u00e9cessaire d\u2019user de mots nouveaux tels que « entropie et n\u00e9guentropie », « ordre et d\u00e9sordre », jusqu\u2019\u00e0 la particule qui peut avoir la double casquette de « rien et de quelque chose ». Cette notion de s\u00e9paration reste immuable au travers du temps, quelle que soit la fa\u00e7on dont on la nomme. En peinture, le but est l\u2019harmonie, cependant pas n\u2019importe laquelle. Une fois un certain ordre \u00e9tabli dans un tableau, que ce soit par les masses, les couleurs, les lignes, il s\u2019av\u00e8re que le peintre se refuse \u00e0 vouloir le reproduire de la m\u00eame fa\u00e7on exactement. Ainsi, pour \u00e9chapper \u00e0 la notion de « clich\u00e9 », de r\u00e9p\u00e9tition, la volont\u00e9 de modifier l\u2019ordre du tableau se fait-elle imp\u00e9rieuse et semble n\u00e9cessiter le retour au d\u00e9sordre en premier lieu. De ce d\u00e9sordre pos\u00e9 sur la toile par la main, on pourrait appeler cela « inconscience », dans l\u2019exercice d\u2019esquiver l\u2019injonction de l\u2019\u0153il, de la conscience (format\u00e9e par des sch\u00e9mas classiques cette fois), de ce d\u00e9sordre donc, la Conscience, au sens plus large cette fois, aurait alors la facult\u00e9, aid\u00e9e par l\u2019\u0153il \u00e0 nouveau, d\u2019une relecture du chaos pour en extraire les informations utiles \u00e0 une nouvelle structure, \u00e0 un agencement nouveau des formes, des lignes et des couleurs. Ce qu\u2019on appelle « original » serait alors cette action de la conscience r\u00e9organisant le chaos non dans une habitude mais dans un choix d\u2019informations organis\u00e9es de fa\u00e7on in\u00e9dite. Cette notion « d\u2019originalit\u00e9 » en outre nous ram\u00e8nerait \u00e0 cette notion « d\u2019origine », nous inviterait en quelque sorte \u00e0 pressentir la naissance perp\u00e9tuelle des mondes \u00e0 partir des choix effectu\u00e9s par la conscience. Toute naissance est un trouble cependant et l\u2019ordre ancien rassurant en est directement affect\u00e9. Dans la volont\u00e9 de confort que nous recherchons pour lutter contre nos craintes, dont les sources seraient autant externes qu\u2019int\u00e9rieures, nous \u00e9vitons la notion de jeu que la vie propose. L\u2019aspect ludique, sans tenir compte des enjeux plus ou moins s\u00e9rieux que nous posons sur celui-ci, est directement reli\u00e9 \u00e0 l\u2019al\u00e9atoire. La r\u00e9alit\u00e9, comme l\u2019\u0153uvre d\u2019art, se rejoignent dans un espace-temps r\u00e9sultant d\u2019un « tirage au sort » qui semble provenir du hasard mais qui, peut-\u00eatre, n\u2019est rien d\u2019autre qu\u2019une nouvelle r\u00e9alisation artistique de la conscience.<\/p>\n<\/blockquote>\n reprise nov.2025<\/em><\/p>\n On peut passer sa vie \u00e0 se demander o\u00f9 se cache la conscience, si elle flotte au-dessus du cerveau, si elle survit \u00e0 la mort, si elle existait avant nous. J\u2019ai longtemps tourn\u00e9 autour de ces questions, en lisant des r\u00e9cits d\u2019exp\u00e9riences de mort imminente, des histoires de gens qui traversent les murs et se d\u00e9placent par pur d\u00e9sir ou par peur. Mais au bout d\u2019un moment, j\u2019ai compris que je n\u2019avais aucun moyen s\u00e9rieux de trancher. Ce que je peux observer, en revanche, c\u2019est ce que fait la conscience, comment elle travaille, et l\u00e0, la peinture me sert de laboratoire. Quand je commence un tableau, je cherche d\u2019abord un minimum d\u2019ordre : des masses, quelques lignes, des rapports de couleurs qui tiennent ensemble. Tr\u00e8s vite, je sens la tentation de me r\u00e9p\u00e9ter, de reproduire ce qui a d\u00e9j\u00e0 march\u00e9. Si je c\u00e8de, j\u2019obtiens un clich\u00e9. Alors je casse. Je salis une zone, j\u2019ajoute un trait qui d\u00e9s\u00e9quilibre tout, je fais entrer une couleur qui n\u2019a rien \u00e0 faire l\u00e0. C\u2019est un moment de d\u00e9sordre volontaire, presque d\u2019« inconscience » : je laisse la main d\u00e9cider \u00e0 la place de l\u2019\u0153il, je sabote l\u2019harmonie acquise. Pendant quelques minutes, la toile devient illisible. C\u2019est apr\u00e8s que la conscience revient, mais autrement. Je me recule, je regarde ce chaos relatif, et je commence \u00e0 rep\u00e9rer des possibles : une forme qui se d\u00e9tache, un contraste qui m\u00e9rite d\u2019\u00eatre pouss\u00e9, une zone morte qu\u2019il faut sacrifier. Ce qu\u2019on appelle « originalit\u00e9 » tient peut-\u00eatre \u00e0 ce travail-l\u00e0 : accepter le d\u00e9sordre, puis organiser ce qui en sort, non pas selon l\u2019habitude, mais en choisissant des relations nouvelles entre les \u00e9l\u00e9ments. Ce va-et-vient entre ordre et d\u00e9sordre, je le retrouve ailleurs que sur la toile. Dans la vie, nous passons notre temps \u00e0 vouloir fixer les choses pour avoir moins peur : routines, r\u00f4les, opinions. Quand quelque chose vient tout bouleverser, on parle de crise, de hasard, de malchance. On oublie que c\u2019est aussi l\u2019occasion de recomposer autrement, \u00e0 condition de regarder en face ce qui a \u00e9t\u00e9 mis sens dessus dessous. La conscience, pour moi, n\u2019est plus une entit\u00e9 myst\u00e9rieuse perch\u00e9e au-dessus de la t\u00eate, c\u2019est cette capacit\u00e9 \u00e0 revenir apr\u00e8s coup sur le chaos et \u00e0 d\u00e9cider ce qu\u2019on en garde, ce qu\u2019on laisse tomber, quel dessin on accepte de laisser appara\u00eetre. Ce n\u2019est ni un grand principe cosmique, ni une propri\u00e9t\u00e9 magique du cerveau : juste une fa\u00e7on de lire et de r\u00e9\u00e9crire sans cesse ce qui nous arrive. Que ce processus continue ou non apr\u00e8s la mort, je n\u2019en sais rien. Mais je sais qu\u2019\u00e0 chaque fois que je me tiens devant une toile en train de se faire, je vois au moins \u00e7a : une petite conscience \u00e0 l\u2019\u0153uvre, occup\u00e9e \u00e0 choisir sa prochaine forme.<\/p>\n r\u00e9sum\u00e9<\/strong> <\/p>\n Ce texte montre un homme de 2019 satur\u00e9 de questions m\u00e9taphysiques — conscience, \u00e2me, avant\/apr\u00e8s la mort — et de vocabulaire pseudo-scientifique, mais qui ne trouve pas vraiment de prise dans ces hauteurs-l\u00e0. Il compense en ramenant tout \u00e0 ce qu\u2019il conna\u00eet : l\u2019atelier, le tableau, le geste. Il a besoin de croire que ce qui se joue dans sa peinture a une port\u00e9e plus large que son seul cas, que son rapport au chaos et \u00e0 l\u2019ordre dit quelque chose de la condition humaine. En m\u00eame temps, il commence d\u00e9j\u00e0 \u00e0 se m\u00e9fier des grands mots : on sent qu\u2019il sait confus\u00e9ment que les Yin\/Yang, entropies et EMI lui servent surtout de d\u00e9cor. L\u2019homme de 2019 est donc pris entre deux \u00e9lans : celui de vouloir penser « la conscience » \u00e0 l\u2019\u00e9chelle du cosmos, et celui, plus solide, de l\u2019observer dans sa propre main qui casse et reconstruit un tableau. C\u2019est un sp\u00e9culatif qui commence \u00e0 revenir au concret, mais qui n\u2019a pas encore renonc\u00e9 \u00e0 se r\u00eaver en petit m\u00e9taphysicien de son atelier.<\/p>",
"content_text": " >Ceux qui cherchent la conscience dans le cerveau ne la trouvent pas. Elle semble se situer au-del\u00e0 et tous ceux qui ont exp\u00e9riment\u00e9 une EMI (exp\u00e9rience de mort imminente) rapportent qu\u2019ils peuvent traverser les murs, se rendre d\u2019un point \u00e0 un autre seulement par l\u2019interm\u00e9diaire du d\u00e9sir, voire de la peur, ce qui est \u00e0 peu pr\u00e8s la m\u00eame chose. La conscience alors existe-t-elle vraiment au-del\u00e0 de notre corps physique ? Existe-t-elle vraiment avant m\u00eame notre incarnation ? Existe-t-elle vraiment apr\u00e8s notre mort ? Qu\u2019appelle-t-on alors \u00ab conscience \u00bb ? Est-ce l\u2019\u00e2me ? Et quelle part du \u00ab petit moi \u00bb r\u00e9side dans cette conscience ou cette \u00e2me ? Parall\u00e8lement \u00e0 ce questionnement, ne vaudrait-il pas alors examiner les r\u00e9sultats que la conscience produit plut\u00f4t que de passer du temps \u00e0 tenter de d\u00e9finir sa nature ? Dans le monde, tout est dualit\u00e9, le fameux Yin et Yang asiatique mais aussi le bien et le mal des civilisations jud\u00e9o-chr\u00e9tiennes. Notre \u00e9poque, \u00e0 l\u2019appui de ses croyances nouvelles dans le domaine des sciences humaines ou dures, \u00e9voque toujours la m\u00eame dualit\u00e9 m\u00eame s\u2019il lui est n\u00e9cessaire d\u2019user de mots nouveaux tels que \u00ab entropie et n\u00e9guentropie \u00bb, \u00ab ordre et d\u00e9sordre \u00bb, jusqu\u2019\u00e0 la particule qui peut avoir la double casquette de \u00ab rien et de quelque chose \u00bb. Cette notion de s\u00e9paration reste immuable au travers du temps, quelle que soit la fa\u00e7on dont on la nomme. En peinture, le but est l\u2019harmonie, cependant pas n\u2019importe laquelle. Une fois un certain ordre \u00e9tabli dans un tableau, que ce soit par les masses, les couleurs, les lignes, il s\u2019av\u00e8re que le peintre se refuse \u00e0 vouloir le reproduire de la m\u00eame fa\u00e7on exactement. Ainsi, pour \u00e9chapper \u00e0 la notion de \u00ab clich\u00e9 \u00bb, de r\u00e9p\u00e9tition, la volont\u00e9 de modifier l\u2019ordre du tableau se fait-elle imp\u00e9rieuse et semble n\u00e9cessiter le retour au d\u00e9sordre en premier lieu. De ce d\u00e9sordre pos\u00e9 sur la toile par la main, on pourrait appeler cela \u00ab inconscience \u00bb, dans l\u2019exercice d\u2019esquiver l\u2019injonction de l\u2019\u0153il, de la conscience (format\u00e9e par des sch\u00e9mas classiques cette fois), de ce d\u00e9sordre donc, la Conscience, au sens plus large cette fois, aurait alors la facult\u00e9, aid\u00e9e par l\u2019\u0153il \u00e0 nouveau, d\u2019une relecture du chaos pour en extraire les informations utiles \u00e0 une nouvelle structure, \u00e0 un agencement nouveau des formes, des lignes et des couleurs. Ce qu\u2019on appelle \u00ab original \u00bb serait alors cette action de la conscience r\u00e9organisant le chaos non dans une habitude mais dans un choix d\u2019informations organis\u00e9es de fa\u00e7on in\u00e9dite. Cette notion \u00ab d\u2019originalit\u00e9 \u00bb en outre nous ram\u00e8nerait \u00e0 cette notion \u00ab d\u2019origine \u00bb, nous inviterait en quelque sorte \u00e0 pressentir la naissance perp\u00e9tuelle des mondes \u00e0 partir des choix effectu\u00e9s par la conscience. Toute naissance est un trouble cependant et l\u2019ordre ancien rassurant en est directement affect\u00e9. Dans la volont\u00e9 de confort que nous recherchons pour lutter contre nos craintes, dont les sources seraient autant externes qu\u2019int\u00e9rieures, nous \u00e9vitons la notion de jeu que la vie propose. L\u2019aspect ludique, sans tenir compte des enjeux plus ou moins s\u00e9rieux que nous posons sur celui-ci, est directement reli\u00e9 \u00e0 l\u2019al\u00e9atoire. La r\u00e9alit\u00e9, comme l\u2019\u0153uvre d\u2019art, se rejoignent dans un espace-temps r\u00e9sultant d\u2019un \u00ab tirage au sort \u00bb qui semble provenir du hasard mais qui, peut-\u00eatre, n\u2019est rien d\u2019autre qu\u2019une nouvelle r\u00e9alisation artistique de la conscience. *reprise nov.2025* On peut passer sa vie \u00e0 se demander o\u00f9 se cache la conscience, si elle flotte au-dessus du cerveau, si elle survit \u00e0 la mort, si elle existait avant nous. J\u2019ai longtemps tourn\u00e9 autour de ces questions, en lisant des r\u00e9cits d\u2019exp\u00e9riences de mort imminente, des histoires de gens qui traversent les murs et se d\u00e9placent par pur d\u00e9sir ou par peur. Mais au bout d\u2019un moment, j\u2019ai compris que je n\u2019avais aucun moyen s\u00e9rieux de trancher. Ce que je peux observer, en revanche, c\u2019est ce que fait la conscience, comment elle travaille, et l\u00e0, la peinture me sert de laboratoire. Quand je commence un tableau, je cherche d\u2019abord un minimum d\u2019ordre : des masses, quelques lignes, des rapports de couleurs qui tiennent ensemble. Tr\u00e8s vite, je sens la tentation de me r\u00e9p\u00e9ter, de reproduire ce qui a d\u00e9j\u00e0 march\u00e9. Si je c\u00e8de, j\u2019obtiens un clich\u00e9. Alors je casse. Je salis une zone, j\u2019ajoute un trait qui d\u00e9s\u00e9quilibre tout, je fais entrer une couleur qui n\u2019a rien \u00e0 faire l\u00e0. C\u2019est un moment de d\u00e9sordre volontaire, presque d\u2019\u00ab inconscience \u00bb : je laisse la main d\u00e9cider \u00e0 la place de l\u2019\u0153il, je sabote l\u2019harmonie acquise. Pendant quelques minutes, la toile devient illisible. C\u2019est apr\u00e8s que la conscience revient, mais autrement. Je me recule, je regarde ce chaos relatif, et je commence \u00e0 rep\u00e9rer des possibles : une forme qui se d\u00e9tache, un contraste qui m\u00e9rite d\u2019\u00eatre pouss\u00e9, une zone morte qu\u2019il faut sacrifier. Ce qu\u2019on appelle \u00ab originalit\u00e9 \u00bb tient peut-\u00eatre \u00e0 ce travail-l\u00e0 : accepter le d\u00e9sordre, puis organiser ce qui en sort, non pas selon l\u2019habitude, mais en choisissant des relations nouvelles entre les \u00e9l\u00e9ments. Ce va-et-vient entre ordre et d\u00e9sordre, je le retrouve ailleurs que sur la toile. Dans la vie, nous passons notre temps \u00e0 vouloir fixer les choses pour avoir moins peur : routines, r\u00f4les, opinions. Quand quelque chose vient tout bouleverser, on parle de crise, de hasard, de malchance. On oublie que c\u2019est aussi l\u2019occasion de recomposer autrement, \u00e0 condition de regarder en face ce qui a \u00e9t\u00e9 mis sens dessus dessous. La conscience, pour moi, n\u2019est plus une entit\u00e9 myst\u00e9rieuse perch\u00e9e au-dessus de la t\u00eate, c\u2019est cette capacit\u00e9 \u00e0 revenir apr\u00e8s coup sur le chaos et \u00e0 d\u00e9cider ce qu\u2019on en garde, ce qu\u2019on laisse tomber, quel dessin on accepte de laisser appara\u00eetre. Ce n\u2019est ni un grand principe cosmique, ni une propri\u00e9t\u00e9 magique du cerveau : juste une fa\u00e7on de lire et de r\u00e9\u00e9crire sans cesse ce qui nous arrive. Que ce processus continue ou non apr\u00e8s la mort, je n\u2019en sais rien. Mais je sais qu\u2019\u00e0 chaque fois que je me tiens devant une toile en train de se faire, je vois au moins \u00e7a : une petite conscience \u00e0 l\u2019\u0153uvre, occup\u00e9e \u00e0 choisir sa prochaine forme. **r\u00e9sum\u00e9** Ce texte montre un homme de 2019 satur\u00e9 de questions m\u00e9taphysiques \u2014 conscience, \u00e2me, avant\/apr\u00e8s la mort \u2014 et de vocabulaire pseudo-scientifique, mais qui ne trouve pas vraiment de prise dans ces hauteurs-l\u00e0. Il compense en ramenant tout \u00e0 ce qu\u2019il conna\u00eet : l\u2019atelier, le tableau, le geste. Il a besoin de croire que ce qui se joue dans sa peinture a une port\u00e9e plus large que son seul cas, que son rapport au chaos et \u00e0 l\u2019ordre dit quelque chose de la condition humaine. En m\u00eame temps, il commence d\u00e9j\u00e0 \u00e0 se m\u00e9fier des grands mots : on sent qu\u2019il sait confus\u00e9ment que les Yin\/Yang, entropies et EMI lui servent surtout de d\u00e9cor. L\u2019homme de 2019 est donc pris entre deux \u00e9lans : celui de vouloir penser \u00ab la conscience \u00bb \u00e0 l\u2019\u00e9chelle du cosmos, et celui, plus solide, de l\u2019observer dans sa propre main qui casse et reconstruit un tableau. C\u2019est un sp\u00e9culatif qui commence \u00e0 revenir au concret, mais qui n\u2019a pas encore renonc\u00e9 \u00e0 se r\u00eaver en petit m\u00e9taphysicien de son atelier. ",
"image": "https:\/\/ledibbouk.net\/IMG\/logo\/img_20190830_105417.jpg?1764434000",
"tags": ["palimpsestes"]
}
,{
"id": "https:\/\/ledibbouk.net\/17-aout-2025.html",
"url": "https:\/\/ledibbouk.net\/17-aout-2025.html",
"title": "17 ao\u00fbt 2025",
"date_published": "2019-08-17T15:25:00Z",
"date_modified": "2025-12-20T22:47:29Z",
"author": {"name": "Patrick Blanchon"},
"content_html": " On s\u2019accroche \u00e0 des id\u00e9es de l\u2019autre et de soi-m\u00eame et rien ne va dans ce sens. La raison pour laquelle on s\u2019accroche tant est toujours une peur, et celle-ci est souvent le monstre gardien d\u2019un beau tr\u00e9sor. La peur d\u2019\u00eatre seul est sans doute la plus r\u00e9pandue. Alors on s\u2019accroche \u00e0 un emploi du temps, \u00e0 des personnes qui ne nous conviennent pas toujours, on ne cesse de n\u00e9gocier avec cette peur sans oser la d\u00e9passer pour vraiment voir ce qui se passe au-del\u00e0. Cette peur de me retrouver seul m\u2019a longtemps inqui\u00e9t\u00e9 dans ma jeunesse. Les adultes semblaient prendre un plaisir malin \u00e0 m\u2019y confronter. Et quand, depuis la couveuse d\u00e9j\u00e0, je voyais repartir ceux-ci, j\u2019\u00e9prouvais une sensation d\u2019abandon. Plus tard aussi, je les regardais s\u2019\u00e9loigner le c\u0153ur serr\u00e9 et je pouvais alors exprimer la tristesse par la col\u00e8re, le d\u00e9pit, les mauvaises pens\u00e9es, en bonne victime dont j\u2019avais appris \u00e0 endosser le r\u00f4le et les r\u00e9pliques. Et puis toutes ces oppositions furent vaines. Ma strat\u00e9gie \u00e9tait extr\u00eamement co\u00fbteuse en \u00e9nergie, alors, fatigu\u00e9 de toujours trouver le m\u00eame mur au fond de moi, cette peur de me retrouver seul, j\u2019ai d\u00e9cid\u00e9 d\u2019aller me promener dans les for\u00eats au-dessus de la maison familiale. Il y avait un sentier qui montait vers les hauts plateaux, quelques champs \u00e0 longer et enfin j\u2019arrivais aux for\u00eats. Aussit\u00f4t que je passais l\u2019or\u00e9e, quelque chose d\u2019\u00e9trange se produisait, une impression d\u2019accueil et de bienveillance \u00e9manait des grands arbres et je me sentais bien, plus de peur ; sous la protection des frondaisons, je d\u00e9couvrais un autre monde, non humain, et ainsi, je m\u2019engouffrais plus loin encore, pouss\u00e9 toujours par ma grande angoisse d\u2019\u00eatre seul. Dans le giron de la for\u00eat, de ses arbres, je m\u2019en remettais \u00e0 la fois au hasard ou \u00e0 la nature, ou \u00e0 l\u2019univers, enfin, je m\u2019abandonnais. Peu \u00e0 peu, mon monologue perp\u00e9tuel s\u2019apaisait, mes pens\u00e9es, et je retrouvais mes sens. Cette exp\u00e9rience de l\u2019abandon reviendra bien des fois dans ma vie : abandonner la pens\u00e9e douloureuse, les relations douloureuses, des m\u00e9tiers inint\u00e9ressants, des perspectives all\u00e9chantes tout autant, dans ce que j\u2019appris \u00e0 pr\u00e9sager de mon inconfort \u00e0 venir. La peur d\u2019\u00eatre seul, au bout du compte, s\u2019est peu \u00e0 peu mu\u00e9e en d\u00e9sir de me retrouver seul gr\u00e2ce \u00e0 la succession des abandons de mes croyances surtout. Le tr\u00e9sor que j\u2019ai re\u00e7u par la suite fut la possibilit\u00e9 de fonder mes propres croyances \u00e0 l\u2019appui de mon exp\u00e9rience. Puis j\u2019ai d\u00e9couvert comme une banalit\u00e9 ce que j\u2019imaginais d\u2019exceptionnel et ce fut un autre abandon, plus profond que le pr\u00e9c\u00e9dent encore.<\/p>\n<\/blockquote>\n reprise nov. 2025<\/em><\/p>\n Longtemps je me suis accroch\u00e9 \u00e0 des id\u00e9es sur les autres et sur moi-m\u00eame qui ne tenaient pas debout, uniquement parce qu\u2019elles tenaient ma peur \u00e0 distance. La peur d\u2019\u00eatre seul, surtout. Enfant, les adultes semblaient prendre un malin plaisir \u00e0 m\u2019y confronter. Depuis la couveuse d\u00e9j\u00e0, je voyais partir les silhouettes derri\u00e8re la vitre, sans pouvoir les suivre, et quelque chose en moi se creusait. Plus tard, je les regardais s\u2019\u00e9loigner au bout du chemin, le c\u0153ur serr\u00e9, et comme je n\u2019avais pas de mots, je transformais la tristesse en col\u00e8re, en d\u00e9pit, en mauvais sc\u00e9narios tourn\u00e9s en boucle. J\u2019avais appris \u00e0 jouer le r\u00f4le de la victime, avec ses r\u00e9pliques toutes pr\u00eates. \u00c0 force, cette com\u00e9die m\u2019a \u00e9puis\u00e9. Je me heurtais toujours au m\u00eame mur : cette panique de me retrouver seul. Un jour, fatigu\u00e9, j\u2019ai pris le sentier qui montait au-dessus de la maison familiale. Il fallait traverser deux ou trois champs, suivre un chemin de terre qui serpentait, et puis, au bout, la ligne sombre des arbres. \u00c0 l\u2019or\u00e9e de la for\u00eat, l\u2019air changeait. L\u2019odeur d\u2019herbe coup\u00e9e laissait place \u00e0 celle de terre humide et de r\u00e9sine. Les troncs formaient comme une rang\u00e9e de corps immobiles. Je passais entre eux et, sans que je sache pourquoi, la pression retombait. Sous les frondaisons, la lumi\u00e8re \u00e9tait plus douce, le bruit de la route disparaissait. Je marchais sans parler, sans personne \u00e0 suivre, et pourtant je ne me sentais pas abandonn\u00e9. C\u2019est l\u00e0 que, pour la premi\u00e8re fois, j\u2019ai laiss\u00e9 la peur faire son travail au lieu de la bloquer. Je me suis enfonc\u00e9 plus loin, simplement, en me disant que si quelque chose devait m\u2019arriver, ce serait ici, avec les arbres, et que ce ne serait pas forc\u00e9ment une catastrophe. Mon monologue int\u00e9rieur s\u2019est mis \u00e0 baisser le volume, les pens\u00e9es tournaient moins vite, et je me suis surpris \u00e0 sentir le vent, le froissement d\u2019une branche, la fatigue dans mes jambes. Cette fa\u00e7on de l\u00e2cher prise, je l\u2019ai retrouv\u00e9e plus tard, ailleurs : en laissant tomber des relations qui ne tenaient que par habitude, des emplois qui me vidaient, des projets brillants sur le papier qui sentaient d\u00e9j\u00e0 l\u2019inconfort \u00e0 venir. \u00c0 chaque fois, il s\u2019agissait de la m\u00eame chose : accepter de perdre pour ne pas me perdre moi. La peur d\u2019\u00eatre seul, avec le temps, s\u2019est retourn\u00e9e. Elle est devenue un d\u00e9sir de me retrouver seul de temps en temps, sans \u00e9cran, sans r\u00f4le, juste pour v\u00e9rifier que j\u2019\u00e9tais encore l\u00e0. J\u2019ai longtemps cru que cette d\u00e9couverte faisait de moi quelqu\u2019un d\u2019exceptionnel, une sorte de pionnier de l\u2019abandon volontaire. Plus tard, j\u2019ai compris que non : ce n\u2019\u00e9tait qu\u2019une exp\u00e9rience parmi d\u2019autres, presque banale. \u00c7a ne la rend pas moins importante pour moi, mais \u00e7a m\u2019oblige \u00e0 la ranger \u00e0 sa place : un simple tournant dans une vie ordinaire.<\/p>\n r\u00e9sum\u00e9<\/strong> : un homme qui, en 2019, est en train de reconfigurer une angoisse fondamentale — la peur d\u2019\u00eatre seul, l\u2019abandon infantile — en r\u00e9cit de « cheminement ». Il a d\u00e9j\u00e0 les outils pour se regarder : il voit bien le r\u00f4le de victime, les r\u00e9pliques apprises, la strat\u00e9gie co\u00fbteuse. Il se fabrique aussi une petite mythologie personnelle : la for\u00eat comme lieu d\u2019initiation, l\u2019abandon comme geste presque spirituel, le « tr\u00e9sor » derri\u00e8re la peur. L\u2019homme de 2019 est \u00e0 la fois lucide et encore pris dans une tentation d\u2019exception : il aime penser que ce qu\u2019il a travers\u00e9 le distingue, tout en commen\u00e7ant \u00e0 admettre que ce mouvement-l\u00e0 (passer de la peur de la solitude \u00e0 une solitude choisie) est partag\u00e9 par beaucoup. En r\u00e9sum\u00e9 : un type qui ne se ment plus tout \u00e0 fait sur ses paniques d\u2019abandon, qui a trouv\u00e9 un dispositif pour les traverser (la for\u00eat, les abandons successifs), mais qui doit encore renoncer \u00e0 se raconter comme cas unique pour accepter d\u2019\u00eatre simplement un homme parmi d\u2019autres, aux prises avec la m\u00eame peur.<\/p>",
"content_text": " >On s\u2019accroche \u00e0 des id\u00e9es de l\u2019autre et de soi-m\u00eame et rien ne va dans ce sens. La raison pour laquelle on s\u2019accroche tant est toujours une peur, et celle-ci est souvent le monstre gardien d\u2019un beau tr\u00e9sor. La peur d\u2019\u00eatre seul est sans doute la plus r\u00e9pandue. Alors on s\u2019accroche \u00e0 un emploi du temps, \u00e0 des personnes qui ne nous conviennent pas toujours, on ne cesse de n\u00e9gocier avec cette peur sans oser la d\u00e9passer pour vraiment voir ce qui se passe au-del\u00e0. Cette peur de me retrouver seul m\u2019a longtemps inqui\u00e9t\u00e9 dans ma jeunesse. Les adultes semblaient prendre un plaisir malin \u00e0 m\u2019y confronter. Et quand, depuis la couveuse d\u00e9j\u00e0, je voyais repartir ceux-ci, j\u2019\u00e9prouvais une sensation d\u2019abandon. Plus tard aussi, je les regardais s\u2019\u00e9loigner le c\u0153ur serr\u00e9 et je pouvais alors exprimer la tristesse par la col\u00e8re, le d\u00e9pit, les mauvaises pens\u00e9es, en bonne victime dont j\u2019avais appris \u00e0 endosser le r\u00f4le et les r\u00e9pliques. Et puis toutes ces oppositions furent vaines. Ma strat\u00e9gie \u00e9tait extr\u00eamement co\u00fbteuse en \u00e9nergie, alors, fatigu\u00e9 de toujours trouver le m\u00eame mur au fond de moi, cette peur de me retrouver seul, j\u2019ai d\u00e9cid\u00e9 d\u2019aller me promener dans les for\u00eats au-dessus de la maison familiale. Il y avait un sentier qui montait vers les hauts plateaux, quelques champs \u00e0 longer et enfin j\u2019arrivais aux for\u00eats. Aussit\u00f4t que je passais l\u2019or\u00e9e, quelque chose d\u2019\u00e9trange se produisait, une impression d\u2019accueil et de bienveillance \u00e9manait des grands arbres et je me sentais bien, plus de peur ; sous la protection des frondaisons, je d\u00e9couvrais un autre monde, non humain, et ainsi, je m\u2019engouffrais plus loin encore, pouss\u00e9 toujours par ma grande angoisse d\u2019\u00eatre seul. Dans le giron de la for\u00eat, de ses arbres, je m\u2019en remettais \u00e0 la fois au hasard ou \u00e0 la nature, ou \u00e0 l\u2019univers, enfin, je m\u2019abandonnais. Peu \u00e0 peu, mon monologue perp\u00e9tuel s\u2019apaisait, mes pens\u00e9es, et je retrouvais mes sens. Cette exp\u00e9rience de l\u2019abandon reviendra bien des fois dans ma vie : abandonner la pens\u00e9e douloureuse, les relations douloureuses, des m\u00e9tiers inint\u00e9ressants, des perspectives all\u00e9chantes tout autant, dans ce que j\u2019appris \u00e0 pr\u00e9sager de mon inconfort \u00e0 venir. La peur d\u2019\u00eatre seul, au bout du compte, s\u2019est peu \u00e0 peu mu\u00e9e en d\u00e9sir de me retrouver seul gr\u00e2ce \u00e0 la succession des abandons de mes croyances surtout. Le tr\u00e9sor que j\u2019ai re\u00e7u par la suite fut la possibilit\u00e9 de fonder mes propres croyances \u00e0 l\u2019appui de mon exp\u00e9rience. Puis j\u2019ai d\u00e9couvert comme une banalit\u00e9 ce que j\u2019imaginais d\u2019exceptionnel et ce fut un autre abandon, plus profond que le pr\u00e9c\u00e9dent encore. *reprise nov. 2025* Longtemps je me suis accroch\u00e9 \u00e0 des id\u00e9es sur les autres et sur moi-m\u00eame qui ne tenaient pas debout, uniquement parce qu\u2019elles tenaient ma peur \u00e0 distance. La peur d\u2019\u00eatre seul, surtout. Enfant, les adultes semblaient prendre un malin plaisir \u00e0 m\u2019y confronter. Depuis la couveuse d\u00e9j\u00e0, je voyais partir les silhouettes derri\u00e8re la vitre, sans pouvoir les suivre, et quelque chose en moi se creusait. Plus tard, je les regardais s\u2019\u00e9loigner au bout du chemin, le c\u0153ur serr\u00e9, et comme je n\u2019avais pas de mots, je transformais la tristesse en col\u00e8re, en d\u00e9pit, en mauvais sc\u00e9narios tourn\u00e9s en boucle. J\u2019avais appris \u00e0 jouer le r\u00f4le de la victime, avec ses r\u00e9pliques toutes pr\u00eates. \u00c0 force, cette com\u00e9die m\u2019a \u00e9puis\u00e9. Je me heurtais toujours au m\u00eame mur : cette panique de me retrouver seul. Un jour, fatigu\u00e9, j\u2019ai pris le sentier qui montait au-dessus de la maison familiale. Il fallait traverser deux ou trois champs, suivre un chemin de terre qui serpentait, et puis, au bout, la ligne sombre des arbres. \u00c0 l\u2019or\u00e9e de la for\u00eat, l\u2019air changeait. L\u2019odeur d\u2019herbe coup\u00e9e laissait place \u00e0 celle de terre humide et de r\u00e9sine. Les troncs formaient comme une rang\u00e9e de corps immobiles. Je passais entre eux et, sans que je sache pourquoi, la pression retombait. Sous les frondaisons, la lumi\u00e8re \u00e9tait plus douce, le bruit de la route disparaissait. Je marchais sans parler, sans personne \u00e0 suivre, et pourtant je ne me sentais pas abandonn\u00e9. C\u2019est l\u00e0 que, pour la premi\u00e8re fois, j\u2019ai laiss\u00e9 la peur faire son travail au lieu de la bloquer. Je me suis enfonc\u00e9 plus loin, simplement, en me disant que si quelque chose devait m\u2019arriver, ce serait ici, avec les arbres, et que ce ne serait pas forc\u00e9ment une catastrophe. Mon monologue int\u00e9rieur s\u2019est mis \u00e0 baisser le volume, les pens\u00e9es tournaient moins vite, et je me suis surpris \u00e0 sentir le vent, le froissement d\u2019une branche, la fatigue dans mes jambes. Cette fa\u00e7on de l\u00e2cher prise, je l\u2019ai retrouv\u00e9e plus tard, ailleurs : en laissant tomber des relations qui ne tenaient que par habitude, des emplois qui me vidaient, des projets brillants sur le papier qui sentaient d\u00e9j\u00e0 l\u2019inconfort \u00e0 venir. \u00c0 chaque fois, il s\u2019agissait de la m\u00eame chose : accepter de perdre pour ne pas me perdre moi. La peur d\u2019\u00eatre seul, avec le temps, s\u2019est retourn\u00e9e. Elle est devenue un d\u00e9sir de me retrouver seul de temps en temps, sans \u00e9cran, sans r\u00f4le, juste pour v\u00e9rifier que j\u2019\u00e9tais encore l\u00e0. J\u2019ai longtemps cru que cette d\u00e9couverte faisait de moi quelqu\u2019un d\u2019exceptionnel, une sorte de pionnier de l\u2019abandon volontaire. Plus tard, j\u2019ai compris que non : ce n\u2019\u00e9tait qu\u2019une exp\u00e9rience parmi d\u2019autres, presque banale. \u00c7a ne la rend pas moins importante pour moi, mais \u00e7a m\u2019oblige \u00e0 la ranger \u00e0 sa place : un simple tournant dans une vie ordinaire. **r\u00e9sum\u00e9** : un homme qui, en 2019, est en train de reconfigurer une angoisse fondamentale \u2014 la peur d\u2019\u00eatre seul, l\u2019abandon infantile \u2014 en r\u00e9cit de \u00ab cheminement \u00bb. Il a d\u00e9j\u00e0 les outils pour se regarder : il voit bien le r\u00f4le de victime, les r\u00e9pliques apprises, la strat\u00e9gie co\u00fbteuse. Il se fabrique aussi une petite mythologie personnelle : la for\u00eat comme lieu d\u2019initiation, l\u2019abandon comme geste presque spirituel, le \u00ab tr\u00e9sor \u00bb derri\u00e8re la peur. L\u2019homme de 2019 est \u00e0 la fois lucide et encore pris dans une tentation d\u2019exception : il aime penser que ce qu\u2019il a travers\u00e9 le distingue, tout en commen\u00e7ant \u00e0 admettre que ce mouvement-l\u00e0 (passer de la peur de la solitude \u00e0 une solitude choisie) est partag\u00e9 par beaucoup. En r\u00e9sum\u00e9 : un type qui ne se ment plus tout \u00e0 fait sur ses paniques d\u2019abandon, qui a trouv\u00e9 un dispositif pour les traverser (la for\u00eat, les abandons successifs), mais qui doit encore renoncer \u00e0 se raconter comme cas unique pour accepter d\u2019\u00eatre simplement un homme parmi d\u2019autres, aux prises avec la m\u00eame peur. ",
"image": "https:\/\/ledibbouk.net\/IMG\/logo\/img_20190829_123211-2.jpg?1764433500",
"tags": ["palimpsestes"]
}
,{
"id": "https:\/\/ledibbouk.net\/16-aout-2019.html",
"url": "https:\/\/ledibbouk.net\/16-aout-2019.html",
"title": "16 ao\u00fbt 2019",
"date_published": "2019-08-16T13:16:00Z",
"date_modified": "2025-12-20T22:47:38Z",
"author": {"name": "Patrick Blanchon"},
"content_html": " Double bind \u00e0 fond, du genre je t\u2019adore mais je te baffe parce que je t\u2019adore, et si je t\u2019adore de trop je t\u2019en remets une de plus. Variations Goldberg, Gnossiennes m\u00e9andreuses, douceur et intensit\u00e9 savamment dos\u00e9es, prends-moi, laisse-moi, cours apr\u00e8s moi, ne me quitte pas. Mais ne fais pas la vaisselle, je m\u2019en occupe, mais ne mets pas ton linge au sale, tu n\u2019y comprends rien, et puis ce n\u2019est jamais le bon programme, \u00e7a va encore d\u00e9teindre, mais tu peux me planter un clou, me faire un baiser dans le cou, me taper un peu, tu es trop mou, vas-y oui prends-moi, arr\u00eate, l\u00e2che-moi. Des ouragans de tendresse, de sensualit\u00e9, de parfums suaves et lourds d\u2019aisselles et d\u2019entrecuisse, des cheveux doux comme des peaux de fruits et des dents ac\u00e9r\u00e9es comme des \u00e9pines de roses. Je t\u2019aime moi non plus. Je te d\u00e9teste moi non plus. Tu penses \u00e0 quoi, est-ce que tu penses \u00e0 moi, tu ne penses qu\u2019\u00e0 toi. Il faut se souvenir que la col\u00e8re est le sympt\u00f4me premier de la victime. Tu te mets en col\u00e8re, donc t\u2019es une victime. Donc tu es calme, calme \u00e0 tuer. Tu laisses s\u2019enfoncer dans le tr\u00e9fonds les larmes et les cris absorb\u00e9s par la surprise, l\u2019\u00e9tonnement, puis l\u2019habitude. Tu tentes le rire, c\u2019est encore pire. Ne reste que le sourire d\u2019acteur am\u00e9ricain, de pr\u00e9f\u00e9rence cow-boy avec un large chapeau. Te voici arriv\u00e9 au but, te voici macho.<\/p>\n<\/blockquote>\n reprise nov.2025<\/em><\/p>\n Double contrainte \u00e0 tous les \u00e9tages : « je t\u2019adore » suivi d\u2019une claque, « si je t\u2019aime trop, je t\u2019en remets une », et le refrain derri\u00e8re, plus subtil : « prends-moi, laisse-moi, cours apr\u00e8s moi, ne me quitte pas ». \u00c0 force, \u00e7a devient une musique de fond, avec ses variations, ses reprises. Un soir comme les autres, \u00e7a commence par la cuisine : « touche pas \u00e0 la vaisselle, tu ne sais pas faire », « ne mets pas ton linge au sale, tu vas te tromper de programme, \u00e7a va d\u00e9teindre ». Tu recules de l\u2019\u00e9vier, tu l\u00e2ches le panier, tu la laisses faire. Une minute plus tard, autre registre : « tu peux me planter ce clou ? », « viens me faire un baiser dans le cou », « frappe un peu, tu es trop mou », « vas-y, prends-moi », « arr\u00eate, l\u00e2che-moi ». Tout se m\u00e9lange : interdits, injonctions, demandes de soin et de violence, dans la m\u00eame pi\u00e8ce, sous la m\u00eame lumi\u00e8re. Le corps, lui, essaie de suivre : bras retenu, bras tendu, main sur l\u2019\u00e9ponge, main sur la peau. L\u2019odeur de lessive humide se m\u00e9lange au parfum lourd qui remonte des aisselles et du bas-ventre, les cheveux collent un peu, brillants comme des fruits trop m\u00fbrs, et les dents, quand elles mordent, ont vraiment quelque chose de l\u2019\u00e9pine. Ce n\u2019est pas seulement une jolie image. Tu entends aussi les phrases sur la col\u00e8re : « arr\u00eate de t\u2019\u00e9nerver, tu te fais du mal », « tu cries, donc tu es une victime ». Alors tu te tiens tranquille. Tu avales. Tu laisses descendre les larmes dans un coin o\u00f9 \u00e7a ne se voit plus, tu avales les cris, d\u2019abord avec stupeur, puis avec lassitude. \u00c0 force, tu essayes une autre strat\u00e9gie : tu rigoles. Tu fais une blague, tu tournes tout en d\u00e9rision. \u00c7a ne marche pas mieux. On te reproche encore ton ton, ton humour, ta froideur. Petit \u00e0 petit, il ne reste plus qu\u2019un masque affichable : un sourire bien dessin\u00e9e, dents propres, fa\u00e7on acteur am\u00e9ricain dans un western du dimanche, chapeau invisible mais bien pr\u00e9sent. Tu coches toutes les cases : tu te tais, tu encaisses, tu portes le sourire. De l\u2019ext\u00e9rieur, \u00e7a fait « mec pos\u00e9 », presque viril. \u00c0 l\u2019int\u00e9rieur, tu sais que tu es juste devenu assez calme pour qu\u2019on puisse tout te faire sans que tu bronches. Te voil\u00e0 arriv\u00e9 \u00e0 ce qu\u2019on attend de toi : un macho, version muette, fabriqu\u00e9 couche apr\u00e8s couche \u00e0 partir d\u2019une position de victime qu\u2019il vaut mieux ne jamais nommer.<\/p>\n r\u00e9sum\u00e9<\/strong> : \u00c7a montre un homme qui commence \u00e0 mettre au jour la m\u00e9canique de domination affective qu\u2019il a connue : alternance d\u2019amour et de violence, compliments et humiliations, demandes contradictoires qui l\u2019ont peu \u00e0 peu enferm\u00e9 dans un r\u00f4le. Il a compris que sa col\u00e8re, d\u00e8s qu\u2019elle surgissait, \u00e9tait aussit\u00f4t retourn\u00e9e contre lui comme preuve de faiblesse, ce qui l\u2019a conduit \u00e0 l\u2019absorber, \u00e0 se taire, \u00e0 se couvrir d\u2019un sourire de fa\u00e7ade. Le « macho » final n\u2019est pas un fantasme viril qu\u2019il revendique, mais une cuirasse fabriqu\u00e9e pour ne plus sentir qu\u2019il est en position de victime. L\u2019homme de 2019 n\u2019est plus dupe de cette transformation : il voit que derri\u00e8re la figure du type calme, solide, se cache un long travail d\u2019anesth\u00e9sie \u00e9motionnelle, et il commence \u00e0 le raconter, justement, pour fissurer cette armure.<\/p>",
"content_text": " >Double bind \u00e0 fond, du genre je t\u2019adore mais je te baffe parce que je t\u2019adore, et si je t\u2019adore de trop je t\u2019en remets une de plus. Variations Goldberg, Gnossiennes m\u00e9andreuses, douceur et intensit\u00e9 savamment dos\u00e9es, prends-moi, laisse-moi, cours apr\u00e8s moi, ne me quitte pas. Mais ne fais pas la vaisselle, je m\u2019en occupe, mais ne mets pas ton linge au sale, tu n\u2019y comprends rien, et puis ce n\u2019est jamais le bon programme, \u00e7a va encore d\u00e9teindre, mais tu peux me planter un clou, me faire un baiser dans le cou, me taper un peu, tu es trop mou, vas-y oui prends-moi, arr\u00eate, l\u00e2che-moi. Des ouragans de tendresse, de sensualit\u00e9, de parfums suaves et lourds d\u2019aisselles et d\u2019entrecuisse, des cheveux doux comme des peaux de fruits et des dents ac\u00e9r\u00e9es comme des \u00e9pines de roses. Je t\u2019aime moi non plus. Je te d\u00e9teste moi non plus. Tu penses \u00e0 quoi, est-ce que tu penses \u00e0 moi, tu ne penses qu\u2019\u00e0 toi. Il faut se souvenir que la col\u00e8re est le sympt\u00f4me premier de la victime. Tu te mets en col\u00e8re, donc t\u2019es une victime. Donc tu es calme, calme \u00e0 tuer. Tu laisses s\u2019enfoncer dans le tr\u00e9fonds les larmes et les cris absorb\u00e9s par la surprise, l\u2019\u00e9tonnement, puis l\u2019habitude. Tu tentes le rire, c\u2019est encore pire. Ne reste que le sourire d\u2019acteur am\u00e9ricain, de pr\u00e9f\u00e9rence cow-boy avec un large chapeau. Te voici arriv\u00e9 au but, te voici macho. *reprise nov.2025* Double contrainte \u00e0 tous les \u00e9tages : \u00ab je t\u2019adore \u00bb suivi d\u2019une claque, \u00ab si je t\u2019aime trop, je t\u2019en remets une \u00bb, et le refrain derri\u00e8re, plus subtil : \u00ab prends-moi, laisse-moi, cours apr\u00e8s moi, ne me quitte pas \u00bb. \u00c0 force, \u00e7a devient une musique de fond, avec ses variations, ses reprises. Un soir comme les autres, \u00e7a commence par la cuisine : \u00ab touche pas \u00e0 la vaisselle, tu ne sais pas faire \u00bb, \u00ab ne mets pas ton linge au sale, tu vas te tromper de programme, \u00e7a va d\u00e9teindre \u00bb. Tu recules de l\u2019\u00e9vier, tu l\u00e2ches le panier, tu la laisses faire. Une minute plus tard, autre registre : \u00ab tu peux me planter ce clou ? \u00bb, \u00ab viens me faire un baiser dans le cou \u00bb, \u00ab frappe un peu, tu es trop mou \u00bb, \u00ab vas-y, prends-moi \u00bb, \u00ab arr\u00eate, l\u00e2che-moi \u00bb. Tout se m\u00e9lange : interdits, injonctions, demandes de soin et de violence, dans la m\u00eame pi\u00e8ce, sous la m\u00eame lumi\u00e8re. Le corps, lui, essaie de suivre : bras retenu, bras tendu, main sur l\u2019\u00e9ponge, main sur la peau. L\u2019odeur de lessive humide se m\u00e9lange au parfum lourd qui remonte des aisselles et du bas-ventre, les cheveux collent un peu, brillants comme des fruits trop m\u00fbrs, et les dents, quand elles mordent, ont vraiment quelque chose de l\u2019\u00e9pine. Ce n\u2019est pas seulement une jolie image. Tu entends aussi les phrases sur la col\u00e8re : \u00ab arr\u00eate de t\u2019\u00e9nerver, tu te fais du mal \u00bb, \u00ab tu cries, donc tu es une victime \u00bb. Alors tu te tiens tranquille. Tu avales. Tu laisses descendre les larmes dans un coin o\u00f9 \u00e7a ne se voit plus, tu avales les cris, d\u2019abord avec stupeur, puis avec lassitude. \u00c0 force, tu essayes une autre strat\u00e9gie : tu rigoles. Tu fais une blague, tu tournes tout en d\u00e9rision. \u00c7a ne marche pas mieux. On te reproche encore ton ton, ton humour, ta froideur. Petit \u00e0 petit, il ne reste plus qu\u2019un masque affichable : un sourire bien dessin\u00e9e, dents propres, fa\u00e7on acteur am\u00e9ricain dans un western du dimanche, chapeau invisible mais bien pr\u00e9sent. Tu coches toutes les cases : tu te tais, tu encaisses, tu portes le sourire. De l\u2019ext\u00e9rieur, \u00e7a fait \u00ab mec pos\u00e9 \u00bb, presque viril. \u00c0 l\u2019int\u00e9rieur, tu sais que tu es juste devenu assez calme pour qu\u2019on puisse tout te faire sans que tu bronches. Te voil\u00e0 arriv\u00e9 \u00e0 ce qu\u2019on attend de toi : un macho, version muette, fabriqu\u00e9 couche apr\u00e8s couche \u00e0 partir d\u2019une position de victime qu\u2019il vaut mieux ne jamais nommer. **r\u00e9sum\u00e9** : \u00c7a montre un homme qui commence \u00e0 mettre au jour la m\u00e9canique de domination affective qu\u2019il a connue : alternance d\u2019amour et de violence, compliments et humiliations, demandes contradictoires qui l\u2019ont peu \u00e0 peu enferm\u00e9 dans un r\u00f4le. Il a compris que sa col\u00e8re, d\u00e8s qu\u2019elle surgissait, \u00e9tait aussit\u00f4t retourn\u00e9e contre lui comme preuve de faiblesse, ce qui l\u2019a conduit \u00e0 l\u2019absorber, \u00e0 se taire, \u00e0 se couvrir d\u2019un sourire de fa\u00e7ade. Le \u00ab macho \u00bb final n\u2019est pas un fantasme viril qu\u2019il revendique, mais une cuirasse fabriqu\u00e9e pour ne plus sentir qu\u2019il est en position de victime. L\u2019homme de 2019 n\u2019est plus dupe de cette transformation : il voit que derri\u00e8re la figure du type calme, solide, se cache un long travail d\u2019anesth\u00e9sie \u00e9motionnelle, et il commence \u00e0 le raconter, justement, pour fissurer cette armure. ",
"image": "https:\/\/ledibbouk.net\/IMG\/logo\/img_20190902_122849_1_.jpg?1764425756",
"tags": ["palimpsestes"]
}
,{
"id": "https:\/\/ledibbouk.net\/15-aout-2019.html",
"url": "https:\/\/ledibbouk.net\/15-aout-2019.html",
"title": "15 ao\u00fbt 2019",
"date_published": "2019-08-15T07:50:00Z",
"date_modified": "2025-12-20T22:47:49Z",
"author": {"name": "Patrick Blanchon"},
"content_html": " Rien n\u2019est plus frelat\u00e9 que l\u2019h\u00e9ro\u00efsme et c\u2019est bien normal pour qu\u2019on ne baisse pas les bras et que les usines tournent. Se projeter sur un coureur cycliste, un footballeur, un homme d\u2019\u00c9tat, un artiste c\u00e9l\u00e8bre cr\u00e9e du r\u00eave dans les jeunes cervelles et aide \u00e0 se lever le matin. Pourtant, \u00e0 bien y r\u00e9fl\u00e9chir, les h\u00e9ros sont bien ailleurs. J\u2019en croise tous les jours depuis mes plus jeunes ann\u00e9es, \u00e0 commencer par mon p\u00e8re qui me for\u00e7ait \u00e0 cirer ses chaussures chaque soir afin de participer, d\u2019une certaine fa\u00e7on, \u00e0 son \u00e9pop\u00e9e. Je rechignais alors, en prenant cela comme une servitude, comme tant d\u2019autres t\u00e2ches que la vie familiale nous entra\u00eene \u00e0 assumer. Encore que je ne sois pas s\u00fbr que, dans un contexte paisible et aimant, ces t\u00e2ches ne fussent moins lourdes \u00e0 r\u00e9aliser. Une id\u00e9e fausse de la justice ou de l\u2019injustice entrave largement la sensation h\u00e9ro\u00efque pour la transmuter en esclavage. Il aurait suffi peut-\u00eatre d\u2019une main chaude sur ma t\u00eate, d\u2019un simple « merci, mon fils » pour que je me sente mieux. Et m\u00eame cela faisait partie du grand jeu de l\u2019oie, bien s\u00fbr, ce manque. Et quel courage, finalement, faut-il \u00e0 un p\u00e8re pour provoquer cela plus ou moins consciemment\u2026 ? Dans certaines th\u00e9ories sur la r\u00e9incarnation, il est dit que l\u2019on choisit sa vie \u00e0 venir et donc ses parents. Je n\u2019aurais pas pu faire un meilleur choix quand je d\u00e9noue tous les n\u0153uds pour trouver le fil t\u00e9nu des actes et de leurs cons\u00e9quences sur le grand aujourd\u2019hui. L\u2019h\u00e9ro\u00efsme, vu d\u00e9sormais au travers du prisme de la gratitude, n\u2019est pas seulement dans les films, dans les mus\u00e9es, sur les stades, sur les champs de bataille, il est bien plus fr\u00e9quent que cela, parfois m\u00eame je jurerais qu\u2019il se tient partout.<\/p>\n<\/blockquote>\n reprise nov.2025<\/em>\nRien n\u2019est plus frelat\u00e9 que l\u2019h\u00e9ro\u00efsme tel qu\u2019on nous le sert : des corps lanc\u00e9s sur un v\u00e9lo, un ballon, un pupitre, un podium, pour nous donner envie de nous lever le matin et de retourner \u00e0 l\u2019usine. On nous propose des coureurs, des footballeurs, des hommes d\u2019\u00c9tat, des artistes en vitrine ; il faut bien que quelqu\u2019un porte pour nous le r\u00eave d\u2019une vie plus haute. Longtemps, j\u2019ai cru que c\u2019\u00e9tait l\u00e0 que \u00e7a se jouait. Puis les h\u00e9ros ont chang\u00e9 de place. Le premier que j\u2019ai connu, en r\u00e9alit\u00e9, n\u2019avait pas de stade ni de cam\u00e9ra. C\u2019\u00e9tait mon p\u00e8re, debout dans l\u2019entr\u00e9e, ses chaussures pos\u00e9es devant moi. Chaque soir, il me demandait de les cirer. Je tra\u00eenais les pieds, je prenais la bo\u00eete \u00e0 cirage, le chiffon, la brosse. Je frottais en silence en me sentant plus domestique que fils. Je ne comprenais pas bien \u00e0 quelle « \u00e9pop\u00e9e » je participais en l\u2019aidant \u00e0 remettre ses chaussures en \u00e9tat pour le lendemain. Je voyais surtout la corv\u00e9e, le geste r\u00e9p\u00e9titif, le manque. Un merci aurait suffi, peut-\u00eatre une main pos\u00e9e sur ma t\u00eate. Quelque chose qui dise : tu n\u2019es pas seulement celui qui fait briller mes souliers, tu es avec moi dans cette histoire. \u00c0 la place, il y avait le mutisme, la fatigue, parfois la brusquerie. Avec le temps, j\u2019ai appel\u00e9 cela injustice. J\u2019ai dress\u00e9 ce mot comme un mur entre lui et moi. Plus tard, j\u2019ai essay\u00e9 de regarder la m\u00eame sc\u00e8ne autrement. Non pas pour l\u2019excuser \u00e0 bon compte, mais pour mesurer ce que \u00e7a lui demandait, \u00e0 lui, de tenir sa trajectoire avec ses propres peurs, sa propre honte, son propre manque de mots. Il a fallu que je d\u00e9noue un \u00e0 un les fils \u2013 ce qu\u2019il vivait au travail, ce qu\u2019il ne disait pas, ce qu\u2019il reportait sur ses chaussures \u2013 pour comprendre que mon ressentiment ne voyait qu\u2019une partie du tableau. Je ne sais pas si nous choisissons nos parents avant de na\u00eetre, comme le pr\u00e9tendent certains. Je sais seulement qu\u2019en regardant en arri\u00e8re, je vois mieux ce que cette relation m\u2019a appris sur la force, la duret\u00e9, la s\u00e9cheresse, et sur le besoin de gratitude qui pousse dessous. H\u00e9ro\u00efsme, pour moi, ne rime plus avec d\u00e9cor de film, champs de bataille ou mus\u00e9e. Je le vois plut\u00f4t dans ces gestes modestes qui se r\u00e9p\u00e8tent sans applaudissements : un p\u00e8re qui rentre, un enfant qui cire, deux \u00eatres qui ratent le merci mais continuent malgr\u00e9 tout. Ce n\u2019est pas une belle histoire, pas une le\u00e7on, juste une sc\u00e8ne obstin\u00e9e qui revient et que je m\u2019efforce de regarder sans tout \u00e0 fait la juger ni la sacraliser.<\/p>\n r\u00e9sum\u00e9<\/strong> un homme qui cherche \u00e0 sortir de la fascination pour les h\u00e9ros de spectacle en retournant vers l\u2019ordinaire familial, l\u00e0 o\u00f9 s\u2019est jou\u00e9 pour lui quelque chose de d\u00e9cisif. Il commence \u00e0 relire son enfance non plus seulement en termes de dette et d\u2019injustice, mais aussi en essayant de voir ce que son p\u00e8re portait, ce qu\u2019il ne pouvait pas donner. Il exp\u00e9rimente la gratitude comme mani\u00e8re de ne pas rester bloqu\u00e9 dans le r\u00f4le du fils l\u00e9s\u00e9, sans pour autant effacer la blessure. L\u2019homme de 2019 est donc \u00e0 un moment de bascule : encore tr\u00e8s marqu\u00e9 par le manque (le « merci » absent, la main non pos\u00e9e), mais assez lucide pour comprendre que son propre h\u00e9ro\u00efsme, s\u2019il en existe un, consiste peut-\u00eatre \u00e0 tenir cette complexit\u00e9-l\u00e0 sans la r\u00e9duire ni \u00e0 un proc\u00e8s, ni \u00e0 une fable consolante.<\/p>",
"content_text": " >Rien n\u2019est plus frelat\u00e9 que l\u2019h\u00e9ro\u00efsme et c\u2019est bien normal pour qu\u2019on ne baisse pas les bras et que les usines tournent. Se projeter sur un coureur cycliste, un footballeur, un homme d\u2019\u00c9tat, un artiste c\u00e9l\u00e8bre cr\u00e9e du r\u00eave dans les jeunes cervelles et aide \u00e0 se lever le matin. Pourtant, \u00e0 bien y r\u00e9fl\u00e9chir, les h\u00e9ros sont bien ailleurs. J\u2019en croise tous les jours depuis mes plus jeunes ann\u00e9es, \u00e0 commencer par mon p\u00e8re qui me for\u00e7ait \u00e0 cirer ses chaussures chaque soir afin de participer, d\u2019une certaine fa\u00e7on, \u00e0 son \u00e9pop\u00e9e. Je rechignais alors, en prenant cela comme une servitude, comme tant d\u2019autres t\u00e2ches que la vie familiale nous entra\u00eene \u00e0 assumer. Encore que je ne sois pas s\u00fbr que, dans un contexte paisible et aimant, ces t\u00e2ches ne fussent moins lourdes \u00e0 r\u00e9aliser. Une id\u00e9e fausse de la justice ou de l\u2019injustice entrave largement la sensation h\u00e9ro\u00efque pour la transmuter en esclavage. Il aurait suffi peut-\u00eatre d\u2019une main chaude sur ma t\u00eate, d\u2019un simple \u00ab merci, mon fils \u00bb pour que je me sente mieux. Et m\u00eame cela faisait partie du grand jeu de l\u2019oie, bien s\u00fbr, ce manque. Et quel courage, finalement, faut-il \u00e0 un p\u00e8re pour provoquer cela plus ou moins consciemment\u2026 ? Dans certaines th\u00e9ories sur la r\u00e9incarnation, il est dit que l\u2019on choisit sa vie \u00e0 venir et donc ses parents. Je n\u2019aurais pas pu faire un meilleur choix quand je d\u00e9noue tous les n\u0153uds pour trouver le fil t\u00e9nu des actes et de leurs cons\u00e9quences sur le grand aujourd\u2019hui. L\u2019h\u00e9ro\u00efsme, vu d\u00e9sormais au travers du prisme de la gratitude, n\u2019est pas seulement dans les films, dans les mus\u00e9es, sur les stades, sur les champs de bataille, il est bien plus fr\u00e9quent que cela, parfois m\u00eame je jurerais qu\u2019il se tient partout. *reprise nov.2025* Rien n\u2019est plus frelat\u00e9 que l\u2019h\u00e9ro\u00efsme tel qu\u2019on nous le sert : des corps lanc\u00e9s sur un v\u00e9lo, un ballon, un pupitre, un podium, pour nous donner envie de nous lever le matin et de retourner \u00e0 l\u2019usine. On nous propose des coureurs, des footballeurs, des hommes d\u2019\u00c9tat, des artistes en vitrine ; il faut bien que quelqu\u2019un porte pour nous le r\u00eave d\u2019une vie plus haute. Longtemps, j\u2019ai cru que c\u2019\u00e9tait l\u00e0 que \u00e7a se jouait. Puis les h\u00e9ros ont chang\u00e9 de place. Le premier que j\u2019ai connu, en r\u00e9alit\u00e9, n\u2019avait pas de stade ni de cam\u00e9ra. C\u2019\u00e9tait mon p\u00e8re, debout dans l\u2019entr\u00e9e, ses chaussures pos\u00e9es devant moi. Chaque soir, il me demandait de les cirer. Je tra\u00eenais les pieds, je prenais la bo\u00eete \u00e0 cirage, le chiffon, la brosse. Je frottais en silence en me sentant plus domestique que fils. Je ne comprenais pas bien \u00e0 quelle \u00ab \u00e9pop\u00e9e \u00bb je participais en l\u2019aidant \u00e0 remettre ses chaussures en \u00e9tat pour le lendemain. Je voyais surtout la corv\u00e9e, le geste r\u00e9p\u00e9titif, le manque. Un merci aurait suffi, peut-\u00eatre une main pos\u00e9e sur ma t\u00eate. Quelque chose qui dise : tu n\u2019es pas seulement celui qui fait briller mes souliers, tu es avec moi dans cette histoire. \u00c0 la place, il y avait le mutisme, la fatigue, parfois la brusquerie. Avec le temps, j\u2019ai appel\u00e9 cela injustice. J\u2019ai dress\u00e9 ce mot comme un mur entre lui et moi. Plus tard, j\u2019ai essay\u00e9 de regarder la m\u00eame sc\u00e8ne autrement. Non pas pour l\u2019excuser \u00e0 bon compte, mais pour mesurer ce que \u00e7a lui demandait, \u00e0 lui, de tenir sa trajectoire avec ses propres peurs, sa propre honte, son propre manque de mots. Il a fallu que je d\u00e9noue un \u00e0 un les fils \u2013 ce qu\u2019il vivait au travail, ce qu\u2019il ne disait pas, ce qu\u2019il reportait sur ses chaussures \u2013 pour comprendre que mon ressentiment ne voyait qu\u2019une partie du tableau. Je ne sais pas si nous choisissons nos parents avant de na\u00eetre, comme le pr\u00e9tendent certains. Je sais seulement qu\u2019en regardant en arri\u00e8re, je vois mieux ce que cette relation m\u2019a appris sur la force, la duret\u00e9, la s\u00e9cheresse, et sur le besoin de gratitude qui pousse dessous. H\u00e9ro\u00efsme, pour moi, ne rime plus avec d\u00e9cor de film, champs de bataille ou mus\u00e9e. Je le vois plut\u00f4t dans ces gestes modestes qui se r\u00e9p\u00e8tent sans applaudissements : un p\u00e8re qui rentre, un enfant qui cire, deux \u00eatres qui ratent le merci mais continuent malgr\u00e9 tout. Ce n\u2019est pas une belle histoire, pas une le\u00e7on, juste une sc\u00e8ne obstin\u00e9e qui revient et que je m\u2019efforce de regarder sans tout \u00e0 fait la juger ni la sacraliser. **r\u00e9sum\u00e9** un homme qui cherche \u00e0 sortir de la fascination pour les h\u00e9ros de spectacle en retournant vers l\u2019ordinaire familial, l\u00e0 o\u00f9 s\u2019est jou\u00e9 pour lui quelque chose de d\u00e9cisif. Il commence \u00e0 relire son enfance non plus seulement en termes de dette et d\u2019injustice, mais aussi en essayant de voir ce que son p\u00e8re portait, ce qu\u2019il ne pouvait pas donner. Il exp\u00e9rimente la gratitude comme mani\u00e8re de ne pas rester bloqu\u00e9 dans le r\u00f4le du fils l\u00e9s\u00e9, sans pour autant effacer la blessure. L\u2019homme de 2019 est donc \u00e0 un moment de bascule : encore tr\u00e8s marqu\u00e9 par le manque (le \u00ab merci \u00bb absent, la main non pos\u00e9e), mais assez lucide pour comprendre que son propre h\u00e9ro\u00efsme, s\u2019il en existe un, consiste peut-\u00eatre \u00e0 tenir cette complexit\u00e9-l\u00e0 sans la r\u00e9duire ni \u00e0 un proc\u00e8s, ni \u00e0 une fable consolante. ",
"image": "https:\/\/ledibbouk.net\/IMG\/logo\/img_20190904_183337.jpg?1764406219",
"tags": ["palimpsestes"]
}
,{
"id": "https:\/\/ledibbouk.net\/14-aout-2019.html",
"url": "https:\/\/ledibbouk.net\/14-aout-2019.html",
"title": "14 ao\u00fbt 2019",
"date_published": "2019-08-14T07:38:00Z",
"date_modified": "2025-12-20T22:47:58Z",
"author": {"name": "Patrick Blanchon"},
"content_html": " Ce qui est possible et impossible n\u2019est souvent qu\u2019une question d\u2019oreille. Il suffit d\u2019\u00eatre, par fatalit\u00e9 ou volont\u00e9, un peu dur de la feuille et l\u2019impossible alors s\u2019\u00e9vanouit comme par magie. Si on te mart\u00e8le que quelque chose est impossible, et que tu y crois, alors cette chose sera vraie pour toi. Mais si tu l\u2019ignores, aucune fronti\u00e8re n\u2019existe entre possible et impossible. Impossible de d\u00e9passer 4 min et des poussi\u00e8res pour ces coureurs \u00e0 pied, et puis il y en a eu un qui ne le savait pas et qui a couru la distance en 3 min 59. Et le plus int\u00e9ressant, c\u2019est que d\u00e9sormais bien d\u2019autres courent autour de 3 min 50 la m\u00eame distance\u2026 Toutes les r\u00e9volutions commencent par un coup de canif sur la peau dure de l\u2019impossible. Cela para\u00eet ridicule, bien s\u00fbr, et puis soudain cela devient dangereux, pour finir en \u00e9vidence.<\/p>\n<\/blockquote>\n reprise nov.2025<\/em> \nCe qu\u2019on appelle possible ou impossible d\u00e9pend souvent de ce qu\u2019on accepte d\u2019entendre. Si tu tends l\u2019oreille \u00e0 chaque « jamais », « tu n\u2019y arriveras pas », « \u00e0 ton \u00e2ge c\u2019est fichu », la fronti\u00e8re se dessine tr\u00e8s vite et elle devient solide. Si, par fatigue ou par ent\u00eatement, tu es un peu dur de la feuille, cette fronti\u00e8re bouge. Pendant des ann\u00e9es, on a r\u00e9p\u00e9t\u00e9 aux coureurs qu\u2019il \u00e9tait physiquement impossible de descendre sous les 4 minutes sur le mile. On en faisait presque une loi naturelle. Il a suffi qu\u2019un type, quelque part, n\u2019\u00e9coute pas trop bien \u2013 ou pas au bon moment \u2013 pour courir en 3 min 59. Apr\u00e8s lui, d\u2019autres ont suivi, comme si la barri\u00e8re n\u2019avait jamais exist\u00e9. Ce miracle n\u2019en \u00e9tait pas un : c\u2019\u00e9tait juste une phrase qui perdait son pouvoir. Dans l\u2019atelier, je retrouve ce m\u00e9canisme \u00e0 une autre \u00e9chelle. J\u2019ai stock\u00e9 en vrac toutes les injonctions qu\u2019on m\u2019a servies : impossible de vivre de la peinture, impossible de s\u2019y mettre vraiment pass\u00e9 tel \u00e2ge, impossible de rattraper le temps perdu. Certaines continuent de r\u00e9sonner, surtout les jours de doute. D\u2019autres se sont us\u00e9es \u00e0 force de tourner en boucle. Je ne dis pas que tout est possible, ce serait une autre b\u00eatise, simplement invers\u00e9e. Il y a le corps qui fatigue, l\u2019argent qui manque, les murs qui ne poussent pas tout seuls. Mais je vois mieux d\u00e9sormais ce qui rel\u00e8ve des limites r\u00e9elles et ce qui n\u2019est qu\u2019un bruit de fond. Les petites r\u00e9volutions commencent souvent l\u00e0 : au moment o\u00f9 une phrase qui paraissait absolue cesse d\u2019impressionner. Ce n\u2019est pas h\u00e9ro\u00efque, \u00e7a ne fait pas l\u2019Histoire avec un grand H ; c\u2019est juste quelqu\u2019un qui, un jour, d\u00e9cide de peindre, de courir, de changer malgr\u00e9 tout, parce qu\u2019il a laiss\u00e9 tomber, ne serait-ce qu\u2019un instant, la voix qui lui assurait que c\u2019\u00e9tait impossible.<\/p>\n r\u00e9sum\u00e9<\/strong> \u00c7a montre un homme qui se d\u00e9bat entre deux forces : d\u2019un c\u00f4t\u00e9, toutes les phrases d\u2019impossibilit\u00e9 qu\u2019il a accumul\u00e9es (sociales, \u00e9conomiques, existentielles) ; de l\u2019autre, un besoin vital de croire qu\u2019elles ne sont pas des lois, juste des bruits. Il se sert d\u2019exemples ext\u00e9rieurs (le record sportif, la « r\u00e9volution ») pour se persuader qu\u2019il peut, lui aussi, perforer quelques limites. En 2019, il n\u2019est pas na\u00eff : il sait qu\u2019il y a des contraintes dures. Mais il a encore besoin de cette petite mythologie du « possible malgr\u00e9 tout » pour continuer \u00e0 peindre et \u00e0 se tenir debout.<\/p>",
"content_text": " >Ce qui est possible et impossible n\u2019est souvent qu\u2019une question d\u2019oreille. Il suffit d\u2019\u00eatre, par fatalit\u00e9 ou volont\u00e9, un peu dur de la feuille et l\u2019impossible alors s\u2019\u00e9vanouit comme par magie. Si on te mart\u00e8le que quelque chose est impossible, et que tu y crois, alors cette chose sera vraie pour toi. Mais si tu l\u2019ignores, aucune fronti\u00e8re n\u2019existe entre possible et impossible. Impossible de d\u00e9passer 4 min et des poussi\u00e8res pour ces coureurs \u00e0 pied, et puis il y en a eu un qui ne le savait pas et qui a couru la distance en 3 min 59. Et le plus int\u00e9ressant, c\u2019est que d\u00e9sormais bien d\u2019autres courent autour de 3 min 50 la m\u00eame distance\u2026 Toutes les r\u00e9volutions commencent par un coup de canif sur la peau dure de l\u2019impossible. Cela para\u00eet ridicule, bien s\u00fbr, et puis soudain cela devient dangereux, pour finir en \u00e9vidence. *reprise nov.2025* Ce qu\u2019on appelle possible ou impossible d\u00e9pend souvent de ce qu\u2019on accepte d\u2019entendre. Si tu tends l\u2019oreille \u00e0 chaque \u00ab jamais \u00bb, \u00ab tu n\u2019y arriveras pas \u00bb, \u00ab \u00e0 ton \u00e2ge c\u2019est fichu \u00bb, la fronti\u00e8re se dessine tr\u00e8s vite et elle devient solide. Si, par fatigue ou par ent\u00eatement, tu es un peu dur de la feuille, cette fronti\u00e8re bouge. Pendant des ann\u00e9es, on a r\u00e9p\u00e9t\u00e9 aux coureurs qu\u2019il \u00e9tait physiquement impossible de descendre sous les 4 minutes sur le mile. On en faisait presque une loi naturelle. Il a suffi qu\u2019un type, quelque part, n\u2019\u00e9coute pas trop bien \u2013 ou pas au bon moment \u2013 pour courir en 3 min 59. Apr\u00e8s lui, d\u2019autres ont suivi, comme si la barri\u00e8re n\u2019avait jamais exist\u00e9. Ce miracle n\u2019en \u00e9tait pas un : c\u2019\u00e9tait juste une phrase qui perdait son pouvoir. Dans l\u2019atelier, je retrouve ce m\u00e9canisme \u00e0 une autre \u00e9chelle. J\u2019ai stock\u00e9 en vrac toutes les injonctions qu\u2019on m\u2019a servies : impossible de vivre de la peinture, impossible de s\u2019y mettre vraiment pass\u00e9 tel \u00e2ge, impossible de rattraper le temps perdu. Certaines continuent de r\u00e9sonner, surtout les jours de doute. D\u2019autres se sont us\u00e9es \u00e0 force de tourner en boucle. Je ne dis pas que tout est possible, ce serait une autre b\u00eatise, simplement invers\u00e9e. Il y a le corps qui fatigue, l\u2019argent qui manque, les murs qui ne poussent pas tout seuls. Mais je vois mieux d\u00e9sormais ce qui rel\u00e8ve des limites r\u00e9elles et ce qui n\u2019est qu\u2019un bruit de fond. Les petites r\u00e9volutions commencent souvent l\u00e0 : au moment o\u00f9 une phrase qui paraissait absolue cesse d\u2019impressionner. Ce n\u2019est pas h\u00e9ro\u00efque, \u00e7a ne fait pas l\u2019Histoire avec un grand H ; c\u2019est juste quelqu\u2019un qui, un jour, d\u00e9cide de peindre, de courir, de changer malgr\u00e9 tout, parce qu\u2019il a laiss\u00e9 tomber, ne serait-ce qu\u2019un instant, la voix qui lui assurait que c\u2019\u00e9tait impossible. **r\u00e9sum\u00e9** \u00c7a montre un homme qui se d\u00e9bat entre deux forces : d\u2019un c\u00f4t\u00e9, toutes les phrases d\u2019impossibilit\u00e9 qu\u2019il a accumul\u00e9es (sociales, \u00e9conomiques, existentielles) ; de l\u2019autre, un besoin vital de croire qu\u2019elles ne sont pas des lois, juste des bruits. Il se sert d\u2019exemples ext\u00e9rieurs (le record sportif, la \u00ab r\u00e9volution \u00bb) pour se persuader qu\u2019il peut, lui aussi, perforer quelques limites. En 2019, il n\u2019est pas na\u00eff : il sait qu\u2019il y a des contraintes dures. Mais il a encore besoin de cette petite mythologie du \u00ab possible malgr\u00e9 tout \u00bb pour continuer \u00e0 peindre et \u00e0 se tenir debout. ",
"image": "https:\/\/ledibbouk.net\/IMG\/logo\/img_20190906_123721.jpg?1764405524",
"tags": ["palimpsestes"]
}
,{
"id": "https:\/\/ledibbouk.net\/13-aout-2019.html",
"url": "https:\/\/ledibbouk.net\/13-aout-2019.html",
"title": "13 ao\u00fbt 2019",
"date_published": "2019-08-13T07:31:00Z",
"date_modified": "2025-12-20T22:48:12Z",
"author": {"name": "Patrick Blanchon"},
"content_html": " Comme le ciel, un coup bleu, gris, mauve ou rouge, les temps sont en train de changer et \u00e7a ne sert \u00e0 rien de ruminer ou de s\u2019en plaindre. Des usines \u00e0 peindre sont d\u00e9j\u00e0 en place en Chine, des tableaux \u00e0 la cha\u00eene, et certaines galeries de ma connaissance en profitent d\u00e9j\u00e0 largement pour acheter par lot des artistes purement imaginaires puisque, comme sur les plateformes de sondages ou de VPC, tout le monde s\u2019appelle Louise, Sylvie ou Chlo\u00e9 suivant les tranches d\u2019\u00e2ge cibl\u00e9es. Qu\u2019un artiste puisse \u00e9maner d\u2019un travail collectif, finalement ce n\u2019est pas diff\u00e9rent d\u2019un mod\u00e8le de voiture, d\u2019ailleurs il existe, par d\u00e9rision sans doute, la « Picasso » avec ou sans option, comme vous voudrez. C\u2019est, d\u2019une certaine fa\u00e7on, le contre-pied total \u00e0 ce parfum d\u2019\u00e9litisme qu\u2019une soci\u00e9t\u00e9 moribonde tente de conserver en r\u00e9injectant sans rel\u00e2che dans ses mus\u00e9es des expositions temporaires sur des peintres archi-connus tandis que la grande majorit\u00e9 de ses artistes « comptant pour rien » tire le diable par la queue. La banalisation de l\u2019art, c\u2019est la banalisation de la culture, comme la banalisation de la bouffe, de la baise. Mac Do et Youporn laminent les jeunes cerveaux et les jeunes estomacs aussi s\u00fbrement qu\u2019une arme de destruction massive. Ceux qui monteront dans l\u2019arche, seuls seront sauv\u00e9s, oui, mais quelle arche ? Les arches de No\u00e9 aussi sont mont\u00e9es en s\u00e9rie.<\/p>\n<\/blockquote>\n reprise nov. 2025<\/em><\/p>\n Les temps changent, comme le ciel qui passe du bleu au gris, du mauve au rouge, et \u00e7a ne sert pas \u00e0 grand-chose de s\u2019en \u00e9tonner. Dans certains ateliers d\u2019Asie, on peint d\u00e9j\u00e0 des paysages et des bouquets \u00e0 la cha\u00eene, par dizaines, toujours aux m\u00eames formats, pour des clients europ\u00e9ens. J\u2019ai vu des catalogues : on y choisit un « artiste » comme on choisit une police de caract\u00e8re. Louise pour les marines, Sylvie pour les fleurs, Chlo\u00e9 pour les sc\u00e8nes de caf\u00e9. Derri\u00e8re ces pr\u00e9noms, personne \u00e0 rencontrer, juste un collectif anonyme et un stock. Qu\u2019un tableau sorte d\u2019un travail collectif n\u2019a rien de scandaleux en soi ; c\u2019est la logique de la chose qui m\u2019arr\u00eate. On ne parle plus d\u2019un regard, mais d\u2019un mod\u00e8le de s\u00e9rie, \u00e0 la mani\u00e8re des voitures. On a eu la Picasso, avec ou sans options ; pourquoi pas un mur entier de « Louise » en version mat ou brillant, selon le budget. Pendant ce temps, dans les villes o\u00f9 j\u2019accroche de temps en temps une toile, les mus\u00e9es continuent de programmer \u00e0 la cha\u00eene des expositions sur les m\u00eames noms, toujours plus gros, toujours plus chers. On fait d\u00e9filer les cadavres prestigieux pendant que la majorit\u00e9 des vivants rame dans son coin. Je ne dis pas \u00e7a pour pleurnicher sur le sort des artistes « qui ne comptent pas ». Je constate juste que l\u2019art est en train de glisser du c\u00f4t\u00e9 de la marchandise banale, au m\u00eame titre que la bouffe standardis\u00e9e ou le sexe sous perfusion d\u2019\u00e9cran. On peut bien accuser McDo ou Youporn de ravager les go\u00fbts et les corps, ce serait trop simple : ils ne font que pousser au bout une logique qu\u2019on retrouve aussi dans les rayons d\u2019« art d\u00e9coratif ». Ce qui me d\u00e9range le plus, ce n\u2019est pas que certaines toiles soient fabriqu\u00e9es en s\u00e9rie, c\u2019est la petite voix qui me demande quelle place j\u2019occupe, moi, l\u00e0-dedans. Je ne suis pas au-dessus. J\u2019ai besoin, comme tout le monde, que mes tableaux se vendent, qu\u2019on accroche mon nom sur une affiche, m\u00eame modeste. Et je vois bien \u00e0 quel point il serait tentant d\u2019accepter un jour un « contrat par lot », de simplifier ma peinture pour la rendre plus reproductible. On parle souvent de l\u2019arche qui sauverait quelques \u00e9lus de ce d\u00e9luge de produits : un mus\u00e9e, une galerie s\u00e9rieuse, une collection. Mais quelle arche, exactement ? Les arches de No\u00e9 d\u2019aujourd\u2019hui sortent elles aussi d\u2019usine. Il ne s\u2019agit plus de choisir entre \u00eatre sauv\u00e9 ou englouti ; seulement de d\u00e9cider si l\u2019on pr\u00e9f\u00e8re finir dans la cale d\u2019un cargo d\u2019images ou accepter de rester sur le rivage, \u00e0 peindre sans garantie d\u2019embarquement.<\/p>\n r\u00e9sum\u00e9<\/strong> \u00c7a montre un homme qui voit clairement l\u2019industrialisation de l\u2019art, sa transformation en produit de s\u00e9rie, et qui en \u00e9prouve une col\u00e8re m\u00eal\u00e9e d\u2019inqui\u00e9tude. Il sent que la figure de l\u2019artiste singulier se dissout dans des logiques de marque et de gamme, et il sait qu\u2019il fait partie du m\u00eame march\u00e9, m\u00eame s\u2019il reste \u00e0 la marge. Il critique la banalisation de tout \u2013 art, nourriture, sexe \u2013 mais ce n\u2019est pas seulement un discours de vieux grincheux : c\u2019est la peur tr\u00e8s concr\u00e8te de devenir lui-m\u00eame interchangeable, de finir « par lot ». En 2019, il oscille entre la tentation de se poser en proph\u00e8te lucide de la d\u00e9cadence et la conscience que sa propre survie mat\u00e9rielle d\u00e9pend de ce syst\u00e8me qu\u2019il m\u00e9prise. Cette contradiction, il la regarde, mais il ne sait pas encore quoi en faire.<\/p>",
"content_text": " >Comme le ciel, un coup bleu, gris, mauve ou rouge, les temps sont en train de changer et \u00e7a ne sert \u00e0 rien de ruminer ou de s\u2019en plaindre. Des usines \u00e0 peindre sont d\u00e9j\u00e0 en place en Chine, des tableaux \u00e0 la cha\u00eene, et certaines galeries de ma connaissance en profitent d\u00e9j\u00e0 largement pour acheter par lot des artistes purement imaginaires puisque, comme sur les plateformes de sondages ou de VPC, tout le monde s\u2019appelle Louise, Sylvie ou Chlo\u00e9 suivant les tranches d\u2019\u00e2ge cibl\u00e9es. Qu\u2019un artiste puisse \u00e9maner d\u2019un travail collectif, finalement ce n\u2019est pas diff\u00e9rent d\u2019un mod\u00e8le de voiture, d\u2019ailleurs il existe, par d\u00e9rision sans doute, la \u00ab Picasso \u00bb avec ou sans option, comme vous voudrez. C\u2019est, d\u2019une certaine fa\u00e7on, le contre-pied total \u00e0 ce parfum d\u2019\u00e9litisme qu\u2019une soci\u00e9t\u00e9 moribonde tente de conserver en r\u00e9injectant sans rel\u00e2che dans ses mus\u00e9es des expositions temporaires sur des peintres archi-connus tandis que la grande majorit\u00e9 de ses artistes \u00ab comptant pour rien \u00bb tire le diable par la queue. La banalisation de l\u2019art, c\u2019est la banalisation de la culture, comme la banalisation de la bouffe, de la baise. Mac Do et Youporn laminent les jeunes cerveaux et les jeunes estomacs aussi s\u00fbrement qu\u2019une arme de destruction massive. Ceux qui monteront dans l\u2019arche, seuls seront sauv\u00e9s, oui, mais quelle arche ? Les arches de No\u00e9 aussi sont mont\u00e9es en s\u00e9rie. *reprise nov. 2025* Les temps changent, comme le ciel qui passe du bleu au gris, du mauve au rouge, et \u00e7a ne sert pas \u00e0 grand-chose de s\u2019en \u00e9tonner. Dans certains ateliers d\u2019Asie, on peint d\u00e9j\u00e0 des paysages et des bouquets \u00e0 la cha\u00eene, par dizaines, toujours aux m\u00eames formats, pour des clients europ\u00e9ens. J\u2019ai vu des catalogues : on y choisit un \u00ab artiste \u00bb comme on choisit une police de caract\u00e8re. Louise pour les marines, Sylvie pour les fleurs, Chlo\u00e9 pour les sc\u00e8nes de caf\u00e9. Derri\u00e8re ces pr\u00e9noms, personne \u00e0 rencontrer, juste un collectif anonyme et un stock. Qu\u2019un tableau sorte d\u2019un travail collectif n\u2019a rien de scandaleux en soi ; c\u2019est la logique de la chose qui m\u2019arr\u00eate. On ne parle plus d\u2019un regard, mais d\u2019un mod\u00e8le de s\u00e9rie, \u00e0 la mani\u00e8re des voitures. On a eu la Picasso, avec ou sans options ; pourquoi pas un mur entier de \u00ab Louise \u00bb en version mat ou brillant, selon le budget. Pendant ce temps, dans les villes o\u00f9 j\u2019accroche de temps en temps une toile, les mus\u00e9es continuent de programmer \u00e0 la cha\u00eene des expositions sur les m\u00eames noms, toujours plus gros, toujours plus chers. On fait d\u00e9filer les cadavres prestigieux pendant que la majorit\u00e9 des vivants rame dans son coin. Je ne dis pas \u00e7a pour pleurnicher sur le sort des artistes \u00ab qui ne comptent pas \u00bb. Je constate juste que l\u2019art est en train de glisser du c\u00f4t\u00e9 de la marchandise banale, au m\u00eame titre que la bouffe standardis\u00e9e ou le sexe sous perfusion d\u2019\u00e9cran. On peut bien accuser McDo ou Youporn de ravager les go\u00fbts et les corps, ce serait trop simple : ils ne font que pousser au bout une logique qu\u2019on retrouve aussi dans les rayons d\u2019\u00ab art d\u00e9coratif \u00bb. Ce qui me d\u00e9range le plus, ce n\u2019est pas que certaines toiles soient fabriqu\u00e9es en s\u00e9rie, c\u2019est la petite voix qui me demande quelle place j\u2019occupe, moi, l\u00e0-dedans. Je ne suis pas au-dessus. J\u2019ai besoin, comme tout le monde, que mes tableaux se vendent, qu\u2019on accroche mon nom sur une affiche, m\u00eame modeste. Et je vois bien \u00e0 quel point il serait tentant d\u2019accepter un jour un \u00ab contrat par lot \u00bb, de simplifier ma peinture pour la rendre plus reproductible. On parle souvent de l\u2019arche qui sauverait quelques \u00e9lus de ce d\u00e9luge de produits : un mus\u00e9e, une galerie s\u00e9rieuse, une collection. Mais quelle arche, exactement ? Les arches de No\u00e9 d\u2019aujourd\u2019hui sortent elles aussi d\u2019usine. Il ne s\u2019agit plus de choisir entre \u00eatre sauv\u00e9 ou englouti ; seulement de d\u00e9cider si l\u2019on pr\u00e9f\u00e8re finir dans la cale d\u2019un cargo d\u2019images ou accepter de rester sur le rivage, \u00e0 peindre sans garantie d\u2019embarquement. **r\u00e9sum\u00e9** \u00c7a montre un homme qui voit clairement l\u2019industrialisation de l\u2019art, sa transformation en produit de s\u00e9rie, et qui en \u00e9prouve une col\u00e8re m\u00eal\u00e9e d\u2019inqui\u00e9tude. Il sent que la figure de l\u2019artiste singulier se dissout dans des logiques de marque et de gamme, et il sait qu\u2019il fait partie du m\u00eame march\u00e9, m\u00eame s\u2019il reste \u00e0 la marge. Il critique la banalisation de tout \u2013 art, nourriture, sexe \u2013 mais ce n\u2019est pas seulement un discours de vieux grincheux : c\u2019est la peur tr\u00e8s concr\u00e8te de devenir lui-m\u00eame interchangeable, de finir \u00ab par lot \u00bb. En 2019, il oscille entre la tentation de se poser en proph\u00e8te lucide de la d\u00e9cadence et la conscience que sa propre survie mat\u00e9rielle d\u00e9pend de ce syst\u00e8me qu\u2019il m\u00e9prise. Cette contradiction, il la regarde, mais il ne sait pas encore quoi en faire. ",
"image": "https:\/\/ledibbouk.net\/IMG\/logo\/img_20190907_184225.jpg?1764405089",
"tags": ["palimpsestes"]
}
,{
"id": "https:\/\/ledibbouk.net\/12-aout-2019.html",
"url": "https:\/\/ledibbouk.net\/12-aout-2019.html",
"title": "12 ao\u00fbt 2019",
"date_published": "2019-08-12T07:15:00Z",
"date_modified": "2025-12-20T22:48:23Z",
"author": {"name": "Patrick Blanchon"},
"content_html": " Un peu facile de me dire ce matin que je fais ce que je veux. Trop facile. C\u2019est-\u00e0-dire peindre \u00e0 la vol\u00e9e des bribes de tout format dans le seul but d\u2019expulser l\u2019\u00e9nergie \u00e9norme qui pousse sans rel\u00e2che \u00e0 l\u2019int\u00e9rieur. La volont\u00e9 de vivre est l\u00e0, qui s\u2019\u00e9tale en couleurs, parfois de fa\u00e7on obsc\u00e8ne. Quel probl\u00e8me avec l\u2019obsc\u00e9nit\u00e9 ? C\u2019est le lien que j\u2019y entrevois avec la dispersion. C\u2019est ainsi qu\u2019on a cr\u00e9\u00e9 des tabous, des totems, des pieux comme axe \u00e0 la vie des villages. Pour ne pas se laisser baiser par la dispersion, les pulsions. J\u2019ai pass\u00e9 ma vie \u00e0 vouloir enfoncer des portes ouvertes parce que je me sens fondamentalement seul. Singulier. Je suis un peintre maudit, d\u00e9sesp\u00e9r\u00e9ment seul, un baiseur \u00e0 la cha\u00eene qui se retrouve la queue entre les jambes, path\u00e9tique. J\u2019\u00e9clate de rire pour expulser l\u2019effroi mais bon, je ne suis pas dupe. Tout est encore \u00e0 venir. Ma trouille bleue d\u2019avoir chop\u00e9 une merde genre cancer ne me l\u00e2che pas, en m\u00eame temps que je continue \u00e0 renoncer \u00e0 la visite m\u00e9dicale. Genre Viking, c\u2019est le destin le plus fort et j\u2019y crois. Je me suis remis \u00e0 fumer encore plus, du coup, pour faire la nique \u00e0 je ne sais quoi, vu que je me consid\u00e8re presque rien. Les gens pensent que c\u2019est simple d\u2019arr\u00eater de fumer comme d\u2019arr\u00eater de penser, comme d\u2019arr\u00eater de se disperser. Pour moi, tout va de pair : je fume comme je pense et je me disperse en fumerolles color\u00e9es. Je me d\u00e9compose gentiment en couleurs. Toute cette violence bouillonnante \u00e0 d\u00e9foncer en cha\u00eene des chattes et des culs, d\u00e9sormais m\u00e9lang\u00e9e \u00e0 l\u2019huile de lin. Ma volont\u00e9 d\u2019esquiver le mot artiste, chaque fois, n\u2019est pas une coquetterie. Je suis de moins en moins escroc. Je suis un peintre suicidaire, exhibitionniste et obsc\u00e8ne ; dans ma main, le pinceau me sert de sextant pour chercher ma justesse comme ma place, auxquelles syst\u00e9matiquement je renonce. C\u2019est ma route, dans le fond, et si, ma foi, certains pensent que c\u2019est de l\u2019art, c\u2019est qu\u2019ils se fourrent le doigt dans l\u2019\u0153il. Une fois qu\u2019il eut vid\u00e9 son sac, le peintre s\u2019installa \u00e0 son chevalet devant sa toile encore vierge. Il dessina un sexe de femme b\u00e9ant, puis il tenta d\u2019enfouir sa t\u00eate \u00e0 l\u2019int\u00e9rieur, mais la froideur du lin qu\u2019il sentit sur son front le r\u00e9veilla. Il alluma une nouvelle cigarette et commen\u00e7a \u00e0 esquisser des courbes, des creux, autour du sexe. Peu \u00e0 peu, une femme extraordinaire commen\u00e7a \u00e0 prendre forme.<\/p>\n<\/blockquote>\n reprise nov. 2025<\/em> <\/p>\n Ce matin encore, je pourrais me dire que je fais ce que je veux : allumer une cigarette, entrer dans l\u2019atelier, attaquer une toile sans r\u00e9fl\u00e9chir, balancer des couleurs pour vider l\u2019\u00e9nergie qui cogne \u00e0 l\u2019int\u00e9rieur. C\u2019est la version confortable. En r\u00e9alit\u00e9, je ne fais pas ce que je veux : je laisse la m\u00eame pouss\u00e9e me traverser, jour apr\u00e8s jour, sans jamais vraiment la regarder. La volont\u00e9 de vivre s\u2019\u00e9tale en taches, parfois jusqu\u2019\u00e0 l\u2019obsc\u00e8ne, et je sais tr\u00e8s bien pourquoi ce mot me g\u00eane : d\u00e8s que \u00e7a d\u00e9borde, \u00e7a se disperse. On invente des tabous, des totems, des axes, pour tenir les villages ; moi, j\u2019ai essay\u00e9 de tenir ma vie avec des principes, des refus, des fanfaronnades, et j\u2019ai quand m\u00eame pass\u00e9 des ann\u00e9es \u00e0 enfoncer des portes ouvertes, s\u00fbr d\u2019\u00eatre seul, singulier, « maudit ». \u00c7a m\u2019arrangeait : tant que je jouais au peintre maudit, je n\u2019avais pas \u00e0 voir l\u2019homme qui tremble en dessous. Depuis quelque temps, une trouille plus pr\u00e9cise s\u2019est install\u00e9e : la peur d\u2019avoir ramass\u00e9 une saloperie, un cancer quelque part. Elle ne m\u2019a pas l\u00e2ch\u00e9, mais je continue \u00e0 \u00e9viter le m\u00e9decin avec une obstination ridicule. Je dis que je suis fataliste, « genre Viking », que le destin est plus fort ; en v\u00e9rit\u00e9, j\u2019ai peur de mettre un mot sur ce qui me ronge. Alors je fume davantage, en me racontant que, de toute fa\u00e7on, c\u2019est pli\u00e9. Fumer, penser, se disperser, tout va ensemble : la fum\u00e9e devant le visage, les id\u00e9es qui partent dans tous les sens, les gestes qui cherchent un corps et retombent dans la toile. Je me suis longtemps vant\u00e9 d\u2019\u00eatre obsc\u00e8ne pour de bon, un baiseur infatigable ; ce qui reste aujourd\u2019hui, c\u2019est surtout la violence retomb\u00e9e, m\u00e9lang\u00e9e \u00e0 l\u2019huile de lin, et un corps qui se d\u00e9fait \u00e0 petit feu. Je n\u2019ai plus tr\u00e8s envie de me dire « artiste », je trouve le mot faux sur moi. Peintre me suffit : quelqu\u2019un qui se tient devant un rectangle de lin avec un pinceau, en esp\u00e9rant que quelque chose se trouve l\u00e0. Le pinceau comme seul instrument de mesure : un sextant de fortune pour tenter de rep\u00e9rer o\u00f9 je me tiens vraiment, dans ce chaos. Souvent, je renonce avant de trouver. Je pose les couleurs, je recule, je rigole pour masquer la panique, et je me dis que tout \u00e7a ne vaut pas grand-chose. Et puis il y a ces moments o\u00f9, sans y penser, la main trace une forme qui me met au pied du mur. Ce matin-l\u00e0, j\u2019ai commenc\u00e9 par dessiner une ouverture, un sexe de femme frontal, comme pour me coller en face de ce que j\u2019ai poursuivi pendant des ann\u00e9es. J\u2019ai eu l\u2019\u00e9lan d\u2019y entrer, de m\u2019y enfouir, comme si la toile pouvait encore servir d\u2019abri. La froideur du tissu m\u2019a arr\u00eat\u00e9 net. Alors j\u2019ai tir\u00e9 une bouff\u00e9e, j\u2019ai laiss\u00e9 la fum\u00e9e passer, et j\u2019ai repris le pinceau. Autour de cette ouverture, j\u2019ai ajout\u00e9 des courbes, une hanche, un bras, un visage qui r\u00e9sistait un peu \u00e0 ma main. Peu \u00e0 peu, une femme s\u2019est dessin\u00e9e, moins obsc\u00e8ne que pr\u00e9vue, moins spectaculaire. Juste une pr\u00e9sence, debout, qui me regardait peindre. Elle ne me sauvait de rien, mais au moins, pour une fois, je n\u2019\u00e9tais plus tout \u00e0 fait seul dans la pi\u00e8ce.<\/p>\n r\u00e9sum\u00e9<\/strong> \u00c7a montre un homme qui se vit comme un m\u00e9lange de survivant et de d\u00e9chet : il se dit « presque rien », redoute le cancer, fume davantage par d\u00e9fi, et joue en m\u00eame temps \u00e0 se mettre en sc\u00e8ne en peintre maudit lucide sur sa propre obsc\u00e9nit\u00e9. Il sait que sa dispersion \u2013 le sexe, la fum\u00e9e, la couleur \u2013 est une mani\u00e8re de fuir la peur brute, celle du corps qui l\u00e2che et de la solitude. Il commence pourtant \u00e0 voir la com\u00e9die dans laquelle il s\u2019est enferm\u00e9, \u00e0 sentir que la peinture n\u2019est pas seulement un exutoire, mais aussi le seul endroit o\u00f9 il peut regarder sa violence sans tout d\u00e9truire autour de lui. En 2019, il est encore pris entre deux gestes : se saboter en continu, et tenter malgr\u00e9 tout de se tenir devant la toile assez longtemps pour qu\u2019autre chose que son propre num\u00e9ro apparaisse.<\/p>",
"content_text": " >Un peu facile de me dire ce matin que je fais ce que je veux. Trop facile. C\u2019est-\u00e0-dire peindre \u00e0 la vol\u00e9e des bribes de tout format dans le seul but d\u2019expulser l\u2019\u00e9nergie \u00e9norme qui pousse sans rel\u00e2che \u00e0 l\u2019int\u00e9rieur. La volont\u00e9 de vivre est l\u00e0, qui s\u2019\u00e9tale en couleurs, parfois de fa\u00e7on obsc\u00e8ne. Quel probl\u00e8me avec l\u2019obsc\u00e9nit\u00e9 ? C\u2019est le lien que j\u2019y entrevois avec la dispersion. C\u2019est ainsi qu\u2019on a cr\u00e9\u00e9 des tabous, des totems, des pieux comme axe \u00e0 la vie des villages. Pour ne pas se laisser baiser par la dispersion, les pulsions. J\u2019ai pass\u00e9 ma vie \u00e0 vouloir enfoncer des portes ouvertes parce que je me sens fondamentalement seul. Singulier. Je suis un peintre maudit, d\u00e9sesp\u00e9r\u00e9ment seul, un baiseur \u00e0 la cha\u00eene qui se retrouve la queue entre les jambes, path\u00e9tique. J\u2019\u00e9clate de rire pour expulser l\u2019effroi mais bon, je ne suis pas dupe. Tout est encore \u00e0 venir. Ma trouille bleue d\u2019avoir chop\u00e9 une merde genre cancer ne me l\u00e2che pas, en m\u00eame temps que je continue \u00e0 renoncer \u00e0 la visite m\u00e9dicale. Genre Viking, c\u2019est le destin le plus fort et j\u2019y crois. Je me suis remis \u00e0 fumer encore plus, du coup, pour faire la nique \u00e0 je ne sais quoi, vu que je me consid\u00e8re presque rien. Les gens pensent que c\u2019est simple d\u2019arr\u00eater de fumer comme d\u2019arr\u00eater de penser, comme d\u2019arr\u00eater de se disperser. Pour moi, tout va de pair : je fume comme je pense et je me disperse en fumerolles color\u00e9es. Je me d\u00e9compose gentiment en couleurs. Toute cette violence bouillonnante \u00e0 d\u00e9foncer en cha\u00eene des chattes et des culs, d\u00e9sormais m\u00e9lang\u00e9e \u00e0 l\u2019huile de lin. Ma volont\u00e9 d\u2019esquiver le mot artiste, chaque fois, n\u2019est pas une coquetterie. Je suis de moins en moins escroc. Je suis un peintre suicidaire, exhibitionniste et obsc\u00e8ne ; dans ma main, le pinceau me sert de sextant pour chercher ma justesse comme ma place, auxquelles syst\u00e9matiquement je renonce. C\u2019est ma route, dans le fond, et si, ma foi, certains pensent que c\u2019est de l\u2019art, c\u2019est qu\u2019ils se fourrent le doigt dans l\u2019\u0153il. Une fois qu\u2019il eut vid\u00e9 son sac, le peintre s\u2019installa \u00e0 son chevalet devant sa toile encore vierge. Il dessina un sexe de femme b\u00e9ant, puis il tenta d\u2019enfouir sa t\u00eate \u00e0 l\u2019int\u00e9rieur, mais la froideur du lin qu\u2019il sentit sur son front le r\u00e9veilla. Il alluma une nouvelle cigarette et commen\u00e7a \u00e0 esquisser des courbes, des creux, autour du sexe. Peu \u00e0 peu, une femme extraordinaire commen\u00e7a \u00e0 prendre forme. *reprise nov. 2025* Ce matin encore, je pourrais me dire que je fais ce que je veux : allumer une cigarette, entrer dans l\u2019atelier, attaquer une toile sans r\u00e9fl\u00e9chir, balancer des couleurs pour vider l\u2019\u00e9nergie qui cogne \u00e0 l\u2019int\u00e9rieur. C\u2019est la version confortable. En r\u00e9alit\u00e9, je ne fais pas ce que je veux : je laisse la m\u00eame pouss\u00e9e me traverser, jour apr\u00e8s jour, sans jamais vraiment la regarder. La volont\u00e9 de vivre s\u2019\u00e9tale en taches, parfois jusqu\u2019\u00e0 l\u2019obsc\u00e8ne, et je sais tr\u00e8s bien pourquoi ce mot me g\u00eane : d\u00e8s que \u00e7a d\u00e9borde, \u00e7a se disperse. On invente des tabous, des totems, des axes, pour tenir les villages ; moi, j\u2019ai essay\u00e9 de tenir ma vie avec des principes, des refus, des fanfaronnades, et j\u2019ai quand m\u00eame pass\u00e9 des ann\u00e9es \u00e0 enfoncer des portes ouvertes, s\u00fbr d\u2019\u00eatre seul, singulier, \u00ab maudit \u00bb. \u00c7a m\u2019arrangeait : tant que je jouais au peintre maudit, je n\u2019avais pas \u00e0 voir l\u2019homme qui tremble en dessous. Depuis quelque temps, une trouille plus pr\u00e9cise s\u2019est install\u00e9e : la peur d\u2019avoir ramass\u00e9 une saloperie, un cancer quelque part. Elle ne m\u2019a pas l\u00e2ch\u00e9, mais je continue \u00e0 \u00e9viter le m\u00e9decin avec une obstination ridicule. Je dis que je suis fataliste, \u00ab genre Viking \u00bb, que le destin est plus fort ; en v\u00e9rit\u00e9, j\u2019ai peur de mettre un mot sur ce qui me ronge. Alors je fume davantage, en me racontant que, de toute fa\u00e7on, c\u2019est pli\u00e9. Fumer, penser, se disperser, tout va ensemble : la fum\u00e9e devant le visage, les id\u00e9es qui partent dans tous les sens, les gestes qui cherchent un corps et retombent dans la toile. Je me suis longtemps vant\u00e9 d\u2019\u00eatre obsc\u00e8ne pour de bon, un baiseur infatigable ; ce qui reste aujourd\u2019hui, c\u2019est surtout la violence retomb\u00e9e, m\u00e9lang\u00e9e \u00e0 l\u2019huile de lin, et un corps qui se d\u00e9fait \u00e0 petit feu. Je n\u2019ai plus tr\u00e8s envie de me dire \u00ab artiste \u00bb, je trouve le mot faux sur moi. Peintre me suffit : quelqu\u2019un qui se tient devant un rectangle de lin avec un pinceau, en esp\u00e9rant que quelque chose se trouve l\u00e0. Le pinceau comme seul instrument de mesure : un sextant de fortune pour tenter de rep\u00e9rer o\u00f9 je me tiens vraiment, dans ce chaos. Souvent, je renonce avant de trouver. Je pose les couleurs, je recule, je rigole pour masquer la panique, et je me dis que tout \u00e7a ne vaut pas grand-chose. Et puis il y a ces moments o\u00f9, sans y penser, la main trace une forme qui me met au pied du mur. Ce matin-l\u00e0, j\u2019ai commenc\u00e9 par dessiner une ouverture, un sexe de femme frontal, comme pour me coller en face de ce que j\u2019ai poursuivi pendant des ann\u00e9es. J\u2019ai eu l\u2019\u00e9lan d\u2019y entrer, de m\u2019y enfouir, comme si la toile pouvait encore servir d\u2019abri. La froideur du tissu m\u2019a arr\u00eat\u00e9 net. Alors j\u2019ai tir\u00e9 une bouff\u00e9e, j\u2019ai laiss\u00e9 la fum\u00e9e passer, et j\u2019ai repris le pinceau. Autour de cette ouverture, j\u2019ai ajout\u00e9 des courbes, une hanche, un bras, un visage qui r\u00e9sistait un peu \u00e0 ma main. Peu \u00e0 peu, une femme s\u2019est dessin\u00e9e, moins obsc\u00e8ne que pr\u00e9vue, moins spectaculaire. Juste une pr\u00e9sence, debout, qui me regardait peindre. Elle ne me sauvait de rien, mais au moins, pour une fois, je n\u2019\u00e9tais plus tout \u00e0 fait seul dans la pi\u00e8ce. **r\u00e9sum\u00e9** \u00c7a montre un homme qui se vit comme un m\u00e9lange de survivant et de d\u00e9chet : il se dit \u00ab presque rien \u00bb, redoute le cancer, fume davantage par d\u00e9fi, et joue en m\u00eame temps \u00e0 se mettre en sc\u00e8ne en peintre maudit lucide sur sa propre obsc\u00e9nit\u00e9. Il sait que sa dispersion \u2013 le sexe, la fum\u00e9e, la couleur \u2013 est une mani\u00e8re de fuir la peur brute, celle du corps qui l\u00e2che et de la solitude. Il commence pourtant \u00e0 voir la com\u00e9die dans laquelle il s\u2019est enferm\u00e9, \u00e0 sentir que la peinture n\u2019est pas seulement un exutoire, mais aussi le seul endroit o\u00f9 il peut regarder sa violence sans tout d\u00e9truire autour de lui. En 2019, il est encore pris entre deux gestes : se saboter en continu, et tenter malgr\u00e9 tout de se tenir devant la toile assez longtemps pour qu\u2019autre chose que son propre num\u00e9ro apparaisse. ",
"image": "https:\/\/ledibbouk.net\/IMG\/logo\/img_20191027_143446.jpg?1764404103",
"tags": ["palimpsestes"]
}
,{
"id": "https:\/\/ledibbouk.net\/11-aout-2019.html",
"url": "https:\/\/ledibbouk.net\/11-aout-2019.html",
"title": "11 ao\u00fbt 2019",
"date_published": "2019-08-11T06:28:00Z",
"date_modified": "2025-12-20T22:48:39Z",
"author": {"name": "Patrick Blanchon"},
"content_html": " Une fois notre propre v\u00e9rit\u00e9 \u00e9tablie, pourquoi ne pas traverser la plaine en silence ? Quelle importance accorder \u00e0 nos interventions si ce n\u2019est celle, en premier lieu, de vouloir se mettre en avant ? Ce n\u2019est pas suffisant et c\u2019est profond\u00e9ment \u00e9go\u00efste et puis je n\u2019ai pas d\u2019enfant. Mon r\u00f4le est de transmettre ce que je sais pour aider. C\u2019est d\u00e9j\u00e0 mieux comme intention. Pourtant, quand le brouhaha envahit ce que j\u2019imagine et ressens \u00eatre la puret\u00e9 du silence, la tentation revient \u00e0 l\u2019assaut : se taire profond\u00e9ment pour remonter les \u00e2ges jusqu\u2019au creuset du d\u00e9 \u00e0 coudre o\u00f9 tout \u00e9tait tass\u00e9, condens\u00e9 dans un mutisme au bord de l\u2019explosion. Juste avant le Big Bang, ce formidable silence. Et puis la dilatation soudaine et les cris, les murmures, les \u00e9bahissements, les premi\u00e8res paroles prononc\u00e9es par les dieux, les lutins et les f\u00e9es. Cette tentation du silence revient perp\u00e9tuellement comme une sorte de diablotin venant taquiner saint Antoine et Flaubert. Ce Flaubert qui ne savait \u00e9crire qu\u2019en gueulant ses phrases pour les sentir justes. Comme je puis le comprendre, cette n\u00e9cessit\u00e9 de bruit pour saisir intens\u00e9ment ce qui le fonde. Ce n\u2019est pas l\u2019ut\u00e9rus, cette fois, car aucun c\u0153ur n\u2019y bat. C\u2019est juste avant. Et pendant longtemps, ce silence dans lequel aucun c\u0153ur ne bat ressemble \u00e0 ce que l\u2019on croit \u00eatre la mort. Et puis vient le printemps et, de terre, sortent les jeunes pousses. Et puis viennent les feuilles, les fleurs et les insectes qui r\u00eavent les prochains fruits.<\/p>\n<\/blockquote>\n reprise nov.2025<\/em><\/p>\n Une fois qu\u2019on croit avoir mis la main sur quelque chose comme sa v\u00e9rit\u00e9, la tentation est simple : se taire, traverser la plaine sans plus ouvrir la bouche. \u00c0 quoi bon ajouter une couche de phrases, si ce n\u2019est pour se faire voir encore un peu ? Cette question revient souvent. Je me dis que parler pour se mettre en avant ne suffit pas, que c\u2019est \u00e9troit, \u00e9go\u00efste. Alors je m\u2019invente une meilleure raison : je n\u2019ai pas d\u2019enfants, mon r\u00f4le serait de transmettre ce que je sais, d\u2019essayer d\u2019aider. \u00c7a sonne plus noble, mais \u00e7a ne r\u00e8gle rien. La tentation du silence, elle, ne bouge pas. Elle revient chaque fois que le bruit du monde d\u00e9borde dans ce que j\u2019appelle, un peu pompeusement, « le silence » : notifications, opinions, d\u00e9bats, brouhaha g\u00e9n\u00e9ral, et ma propre envie d\u2019y ajouter mon grain de sel. Une part de moi voudrait tout couper, descendre en dessous, remonter vers un point de compression o\u00f9 rien ne parle encore, o\u00f9 tout tient dans une sorte de mutisme serr\u00e9. Un avant-langage qui ressemble \u00e0 la mort, mais qui m\u2019attire quand m\u00eame plus que le vacarme. En m\u00eame temps, j\u2019ai besoin de bruit pour \u00e9crire. Flaubert gueulait ses phrases dans son gueuloir ; je comprends tr\u00e8s bien ce r\u00e9flexe de les entendre pour v\u00e9rifier si elles tiennent debout. Quand je lis \u00e0 voix haute, je retrouve ce paradoxe : je r\u00eave de me taire et je hurle mes lignes dans une pi\u00e8ce vide pour voir o\u00f9 elles cassent. Ce que je vise n\u2019est pas un ventre chaud, pas une matrice \u2013 cette image-l\u00e0 m\u2019a assez servi \u2013, c\u2019est une zone juste avant, o\u00f9 rien n\u2019a encore pris forme et o\u00f9, pourtant, quelque chose insiste. Longtemps, ce silence sans battement m\u2019a paru \u00eatre le visage de la mort. Aujourd\u2019hui, j\u2019y vois aussi un temps d\u2019attente, comme la terre noire avant les pousses. On ne sait pas encore ce qui va sortir, ni si \u00e7a va valoir la peine, mais on accepte de rester l\u00e0 sans parler, le temps que quelque chose d\u00e9cide, ou non, de traverser la surface.<\/p>\n r\u00e9sum\u00e9<\/strong> : \u00c7a montre un homme qui ne supporte plus tout \u00e0 fait sa propre parole et qui essaie de lui trouver une justification acceptable : transmettre, aider, plut\u00f4t que simplement exister. Il fantasme un retrait radical dans le silence, presque jusqu\u2019\u00e0 la mort, mais il a besoin du bruit, de la voix haute, pour \u00e9prouver ses phrases. Il oscille donc entre deux p\u00f4les : la pulsion de se retirer du « brouhaha » et le besoin obstin\u00e9 de continuer \u00e0 \u00e9crire. En 2019, il est d\u00e9j\u00e0 lucide sur la part d\u2019ego dans ses interventions, mais il a encore tendance \u00e0 masquer ce conflit sous des grands d\u00e9cors cosmiques plut\u00f4t que de dire simplement : je ne sais pas comment parler sans me soup\u00e7onner moi-m\u00eame.<\/p>",
"content_text": " >Une fois notre propre v\u00e9rit\u00e9 \u00e9tablie, pourquoi ne pas traverser la plaine en silence ? Quelle importance accorder \u00e0 nos interventions si ce n\u2019est celle, en premier lieu, de vouloir se mettre en avant ? Ce n\u2019est pas suffisant et c\u2019est profond\u00e9ment \u00e9go\u00efste et puis je n\u2019ai pas d\u2019enfant. Mon r\u00f4le est de transmettre ce que je sais pour aider. C\u2019est d\u00e9j\u00e0 mieux comme intention. Pourtant, quand le brouhaha envahit ce que j\u2019imagine et ressens \u00eatre la puret\u00e9 du silence, la tentation revient \u00e0 l\u2019assaut : se taire profond\u00e9ment pour remonter les \u00e2ges jusqu\u2019au creuset du d\u00e9 \u00e0 coudre o\u00f9 tout \u00e9tait tass\u00e9, condens\u00e9 dans un mutisme au bord de l\u2019explosion. Juste avant le Big Bang, ce formidable silence. Et puis la dilatation soudaine et les cris, les murmures, les \u00e9bahissements, les premi\u00e8res paroles prononc\u00e9es par les dieux, les lutins et les f\u00e9es. Cette tentation du silence revient perp\u00e9tuellement comme une sorte de diablotin venant taquiner saint Antoine et Flaubert. Ce Flaubert qui ne savait \u00e9crire qu\u2019en gueulant ses phrases pour les sentir justes. Comme je puis le comprendre, cette n\u00e9cessit\u00e9 de bruit pour saisir intens\u00e9ment ce qui le fonde. Ce n\u2019est pas l\u2019ut\u00e9rus, cette fois, car aucun c\u0153ur n\u2019y bat. C\u2019est juste avant. Et pendant longtemps, ce silence dans lequel aucun c\u0153ur ne bat ressemble \u00e0 ce que l\u2019on croit \u00eatre la mort. Et puis vient le printemps et, de terre, sortent les jeunes pousses. Et puis viennent les feuilles, les fleurs et les insectes qui r\u00eavent les prochains fruits. *reprise nov.2025* Une fois qu\u2019on croit avoir mis la main sur quelque chose comme sa v\u00e9rit\u00e9, la tentation est simple : se taire, traverser la plaine sans plus ouvrir la bouche. \u00c0 quoi bon ajouter une couche de phrases, si ce n\u2019est pour se faire voir encore un peu ? Cette question revient souvent. Je me dis que parler pour se mettre en avant ne suffit pas, que c\u2019est \u00e9troit, \u00e9go\u00efste. Alors je m\u2019invente une meilleure raison : je n\u2019ai pas d\u2019enfants, mon r\u00f4le serait de transmettre ce que je sais, d\u2019essayer d\u2019aider. \u00c7a sonne plus noble, mais \u00e7a ne r\u00e8gle rien. La tentation du silence, elle, ne bouge pas. Elle revient chaque fois que le bruit du monde d\u00e9borde dans ce que j\u2019appelle, un peu pompeusement, \u00ab le silence \u00bb : notifications, opinions, d\u00e9bats, brouhaha g\u00e9n\u00e9ral, et ma propre envie d\u2019y ajouter mon grain de sel. Une part de moi voudrait tout couper, descendre en dessous, remonter vers un point de compression o\u00f9 rien ne parle encore, o\u00f9 tout tient dans une sorte de mutisme serr\u00e9. Un avant-langage qui ressemble \u00e0 la mort, mais qui m\u2019attire quand m\u00eame plus que le vacarme. En m\u00eame temps, j\u2019ai besoin de bruit pour \u00e9crire. Flaubert gueulait ses phrases dans son gueuloir ; je comprends tr\u00e8s bien ce r\u00e9flexe de les entendre pour v\u00e9rifier si elles tiennent debout. Quand je lis \u00e0 voix haute, je retrouve ce paradoxe : je r\u00eave de me taire et je hurle mes lignes dans une pi\u00e8ce vide pour voir o\u00f9 elles cassent. Ce que je vise n\u2019est pas un ventre chaud, pas une matrice \u2013 cette image-l\u00e0 m\u2019a assez servi \u2013, c\u2019est une zone juste avant, o\u00f9 rien n\u2019a encore pris forme et o\u00f9, pourtant, quelque chose insiste. Longtemps, ce silence sans battement m\u2019a paru \u00eatre le visage de la mort. Aujourd\u2019hui, j\u2019y vois aussi un temps d\u2019attente, comme la terre noire avant les pousses. On ne sait pas encore ce qui va sortir, ni si \u00e7a va valoir la peine, mais on accepte de rester l\u00e0 sans parler, le temps que quelque chose d\u00e9cide, ou non, de traverser la surface. **r\u00e9sum\u00e9** : \u00c7a montre un homme qui ne supporte plus tout \u00e0 fait sa propre parole et qui essaie de lui trouver une justification acceptable : transmettre, aider, plut\u00f4t que simplement exister. Il fantasme un retrait radical dans le silence, presque jusqu\u2019\u00e0 la mort, mais il a besoin du bruit, de la voix haute, pour \u00e9prouver ses phrases. Il oscille donc entre deux p\u00f4les : la pulsion de se retirer du \u00ab brouhaha \u00bb et le besoin obstin\u00e9 de continuer \u00e0 \u00e9crire. En 2019, il est d\u00e9j\u00e0 lucide sur la part d\u2019ego dans ses interventions, mais il a encore tendance \u00e0 masquer ce conflit sous des grands d\u00e9cors cosmiques plut\u00f4t que de dire simplement : je ne sais pas comment parler sans me soup\u00e7onner moi-m\u00eame. ",
"image": "https:\/\/ledibbouk.net\/IMG\/logo\/img_3877.jpg?1764401316",
"tags": ["palimpsestes"]
}
,{
"id": "https:\/\/ledibbouk.net\/10-aout-2019.html",
"url": "https:\/\/ledibbouk.net\/10-aout-2019.html",
"title": "10 ao\u00fbt 2019",
"date_published": "2019-08-10T07:42:00Z",
"date_modified": "2025-12-20T22:48:51Z",
"author": {"name": "Patrick Blanchon"},
"content_html": " Pendant tant d\u2019ann\u00e9es, elle fut ma compagne fid\u00e8le, ind\u00e9fectible. C\u2019\u00e9tait une m\u00e8re, certainement, une m\u00e8re juive bien s\u00fbr qui, d\u00e8s qu\u2019un malheur surgissait, m\u2019entourait de ses bras protecteurs en me parlant de couilles et de courage. Alors, marionnette de l\u2019ironie, j\u2019excellais dans la diatribe, le trait ac\u00e9r\u00e9, la r\u00e9partie mordante, le seul but \u00e9tant b\u00eatement d\u2019obtenir la victoire dans toutes ces joutes verbeuses. Cependant que, lorsque je me retrouvais seul dans les rues mornes, dans mon errance perp\u00e9tuelle, c\u2019\u00e9tait bien s\u00fbr pour m\u2019\u00e9vader, pour la fuir, du moins tenter de retrouver le chemin du c\u0153ur dans des qu\u00eates interminables, comme par exemple une autre femme qui serait douce, aimante et compr\u00e9hensive, une autre m\u00e8re encore, bien s\u00fbr. Ou alors v\u00e9ritablement contraire, justement : une pute, une salope, b\u00e9n\u00e9ficiant de la connaissance des n\u0153uds en tout genre, qui me d\u00e9nouerait la libido entortill\u00e9e comme un fil de p\u00eache autour de sa gaule. Entre la maman et la putain, \u00e9videmment, le refuge dans l\u2019ironie \u00e9tait une sorte d\u2019ut\u00e9rus, une coquille dans laquelle je devais revenir pour \u00e9chapper \u00e0 la morsure du malheur constant. C\u2019est fou comme certaines lucidit\u00e9s sont tr\u00e8s proches de la plus haute b\u00eatise. Orgueil et b\u00eatise cosmiques, pourrait-on dire. La vie est bonne dans sa mani\u00e8re de proposer le retour. Tout acte d\u00e9ploie une for\u00eat de cons\u00e9quences qu\u2019on ignore, fort heureusement — enfin, je veux dire normalement —, sauf que j\u2019ai toujours eu la facult\u00e9 de pr\u00e9voir, comme aux \u00e9checs, une vingtaine de coups d\u2019avance. Ce fut un handicap, certainement, de n\u2019\u00eatre pas ignorant ni spontan\u00e9. La peinture m\u2019a redonn\u00e9 cette innocence, si je puis dire ; ce fut un nouvel amour, comme ces gens qui passent des ann\u00e9es assis \u00e0 c\u00f4t\u00e9 d\u2019une copine et qui soudain la d\u00e9couvrent comme \u00e2me s\u0153ur. Est-ce que c\u2019est encore une nouvelle m\u00e8re ? D\u00e9cid\u00e9ment, cette hantise revenait encore. L\u2019ironie va avec l\u2019inceste : \u00e0 vouloir d\u00e9foncer les portes ouvertes, j\u2019aurais bais\u00e9 ma m\u00e8re par tant de voies diverses et vari\u00e9es, tant par les mots que par les actes, qu\u2019\u00e0 force la grande d\u00e9esse m\u00e8re universelle aura eu piti\u00e9. Quand elle ouvrit les jambes cette derni\u00e8re fois pour m\u2019offrir l\u2019espace infini de la toile vierge, je m\u2019y suis engouffr\u00e9 pour mourir \u00e0 moi-m\u00eame et traverser l\u2019horizon. Au sortir de ce long r\u00eave, je d\u00e9couvris la tentation du silence, mais ceci sera pour une autre histoire.<\/p>\n<\/blockquote>\n reprise nov.2025<\/em><\/p>\n Pendant des ann\u00e9es, l\u2019ironie a \u00e9t\u00e9 ma compagne la plus fid\u00e8le. Une vraie m\u00e8re juive : d\u00e8s qu\u2019un malheur pointait, elle me serrait dans ses bras, me parlait de couilles et de courage, et je repartais \u00e0 l\u2019assaut. Marionnette docile, j\u2019excellais dans la diatribe, le trait ac\u00e9r\u00e9, la r\u00e9plique qui cloue le bec. Le but \u00e9tait simple : gagner. Sortir vainqueur de chaque joute verbale, peu importe ce que \u00e7a laissait derri\u00e8re.<\/p>\n Et puis, une fois la salle vid\u00e9e, je me retrouvais seul dehors, dans ces rues mornes o\u00f9 je tournais en rond pour lui \u00e9chapper, \u00e0 elle, autant qu\u2019au reste. Je cherchais autre chose que cette m\u00e8re en carton-p\u00e2te : une femme douce, aimante, compr\u00e9hensive, qui me ramasserait sans me juger, une autre m\u00e8re, \u00e9videmment. Ou bien l\u2019inverse absolu : une femme dure, sexuelle, qui saurait d\u00e9nouer ma libido comme on d\u00e9m\u00eale un fil de p\u00eache emm\u00eal\u00e9 autour d\u2019une canne. Entre la maman et la putain, l\u2019ironie faisait office d\u2019ut\u00e9rus : un abri o\u00f9 je rentrais me recroqueviller d\u00e8s que la r\u00e9alit\u00e9 mordait trop fort.<\/p>\n Avec le recul, je vois bien \u00e0 quel point certaines de ces « lucidit\u00e9s » touchaient \u00e0 la b\u00eatise pure. Je me croyais tr\u00e8s au clair, tr\u00e8s au-dessus, alors que je rejouais toujours la m\u00eame sc\u00e8ne : insulter la douleur, en rire, la provoquer, puis courir me cacher. \u00c0 cela s\u2019ajoutait ce handicap que je prends longtemps pour un talent : la capacit\u00e9 de pr\u00e9voir, comme aux \u00e9checs, une vingtaine de coups d\u2019avance. Voir d\u2019embl\u00e9e toutes les cons\u00e9quences possibles, \u00e7a emp\u00eache surtout de risquer quoi que ce soit. On n\u2019est ni ignorant ni spontan\u00e9, on est paralys\u00e9.<\/p>\n La peinture a bouscul\u00e9 ce dispositif. Au d\u00e9but, elle \u00e9tait l\u00e0, \u00e0 c\u00f4t\u00e9, comme une amie de longue date. Je peignais, mais je ne la regardais pas vraiment. Puis un jour, j\u2019ai compris que c\u2019\u00e9tait avec elle que j\u2019habitais depuis le d\u00e9but. Un nouvel amour, ou une nouvelle m\u00e8re : la vieille question revenait aussit\u00f4t. Je me suis souvent demand\u00e9 si je n\u2019\u00e9tais pas simplement en train de d\u00e9placer mon histoire d\u2019ut\u00e9rus d\u2019un corps \u00e0 un autre.<\/p>\n Quand je dis que l\u2019ironie va avec l\u2019inceste, ce n\u2019est pas pour faire le malin. C\u2019est parce qu\u2019\u00e0 force de vouloir « d\u00e9foncer les portes ouvertes », j\u2019ai jou\u00e9 en imagination toutes les versions possibles d\u2019une possession interdite : la m\u00e8re, les m\u00e8res, la « grande m\u00e8re » vague et universelle. \u00c0 force de tout sexualiser, je finissais par tourner en rond dans ma propre t\u00eate. La derni\u00e8re fois, c\u2019est la toile elle-m\u00eame qui s\u2019est ouverte : la surface blanche m\u2019a aval\u00e9 tout entier. J\u2019y ai laiss\u00e9 un certain « moi » qui croyait tirer les ficelles et je l\u2019ai regard\u00e9 s\u2019\u00e9teindre au bord du cadre. \u00c0 la sortie, il restait moins de mots, plus de silence, et l\u2019id\u00e9e confuse que l\u2019ironie n\u2019\u00e9tait peut-\u00eatre pas la seule pi\u00e8ce o\u00f9 je pouvais vivre. Mais \u00e7a, comme toujours, c\u2019est pour une autre histoire.<\/p>\n r\u00e9sum\u00e9<\/strong> : l\u2019homme de 2019 est un type qui a tr\u00e8s bien rep\u00e9r\u00e9 le n\u0153ud m\u00e8re\/ironie\/sexualit\u00e9, qui commence \u00e0 d\u00e9placer ce n\u0153ud vers la peinture, mais qui reste pris dans une fa\u00e7on th\u00e9\u00e2trale de se raconter \u2013 \u00e0 mi-chemin entre confession courageuse et mise en sc\u00e8ne de sa propre « profondeur ».<\/p>",
"content_text": " >Pendant tant d\u2019ann\u00e9es, elle fut ma compagne fid\u00e8le, ind\u00e9fectible. C\u2019\u00e9tait une m\u00e8re, certainement, une m\u00e8re juive bien s\u00fbr qui, d\u00e8s qu\u2019un malheur surgissait, m\u2019entourait de ses bras protecteurs en me parlant de couilles et de courage. Alors, marionnette de l\u2019ironie, j\u2019excellais dans la diatribe, le trait ac\u00e9r\u00e9, la r\u00e9partie mordante, le seul but \u00e9tant b\u00eatement d\u2019obtenir la victoire dans toutes ces joutes verbeuses. Cependant que, lorsque je me retrouvais seul dans les rues mornes, dans mon errance perp\u00e9tuelle, c\u2019\u00e9tait bien s\u00fbr pour m\u2019\u00e9vader, pour la fuir, du moins tenter de retrouver le chemin du c\u0153ur dans des qu\u00eates interminables, comme par exemple une autre femme qui serait douce, aimante et compr\u00e9hensive, une autre m\u00e8re encore, bien s\u00fbr. Ou alors v\u00e9ritablement contraire, justement : une pute, une salope, b\u00e9n\u00e9ficiant de la connaissance des n\u0153uds en tout genre, qui me d\u00e9nouerait la libido entortill\u00e9e comme un fil de p\u00eache autour de sa gaule. Entre la maman et la putain, \u00e9videmment, le refuge dans l\u2019ironie \u00e9tait une sorte d\u2019ut\u00e9rus, une coquille dans laquelle je devais revenir pour \u00e9chapper \u00e0 la morsure du malheur constant. C\u2019est fou comme certaines lucidit\u00e9s sont tr\u00e8s proches de la plus haute b\u00eatise. Orgueil et b\u00eatise cosmiques, pourrait-on dire. La vie est bonne dans sa mani\u00e8re de proposer le retour. Tout acte d\u00e9ploie une for\u00eat de cons\u00e9quences qu\u2019on ignore, fort heureusement \u2014 enfin, je veux dire normalement \u2014, sauf que j\u2019ai toujours eu la facult\u00e9 de pr\u00e9voir, comme aux \u00e9checs, une vingtaine de coups d\u2019avance. Ce fut un handicap, certainement, de n\u2019\u00eatre pas ignorant ni spontan\u00e9. La peinture m\u2019a redonn\u00e9 cette innocence, si je puis dire ; ce fut un nouvel amour, comme ces gens qui passent des ann\u00e9es assis \u00e0 c\u00f4t\u00e9 d\u2019une copine et qui soudain la d\u00e9couvrent comme \u00e2me s\u0153ur. Est-ce que c\u2019est encore une nouvelle m\u00e8re ? D\u00e9cid\u00e9ment, cette hantise revenait encore. L\u2019ironie va avec l\u2019inceste : \u00e0 vouloir d\u00e9foncer les portes ouvertes, j\u2019aurais bais\u00e9 ma m\u00e8re par tant de voies diverses et vari\u00e9es, tant par les mots que par les actes, qu\u2019\u00e0 force la grande d\u00e9esse m\u00e8re universelle aura eu piti\u00e9. Quand elle ouvrit les jambes cette derni\u00e8re fois pour m\u2019offrir l\u2019espace infini de la toile vierge, je m\u2019y suis engouffr\u00e9 pour mourir \u00e0 moi-m\u00eame et traverser l\u2019horizon. Au sortir de ce long r\u00eave, je d\u00e9couvris la tentation du silence, mais ceci sera pour une autre histoire. *reprise nov.2025* Pendant des ann\u00e9es, l\u2019ironie a \u00e9t\u00e9 ma compagne la plus fid\u00e8le. Une vraie m\u00e8re juive : d\u00e8s qu\u2019un malheur pointait, elle me serrait dans ses bras, me parlait de couilles et de courage, et je repartais \u00e0 l\u2019assaut. Marionnette docile, j\u2019excellais dans la diatribe, le trait ac\u00e9r\u00e9, la r\u00e9plique qui cloue le bec. Le but \u00e9tait simple : gagner. Sortir vainqueur de chaque joute verbale, peu importe ce que \u00e7a laissait derri\u00e8re. Et puis, une fois la salle vid\u00e9e, je me retrouvais seul dehors, dans ces rues mornes o\u00f9 je tournais en rond pour lui \u00e9chapper, \u00e0 elle, autant qu\u2019au reste. Je cherchais autre chose que cette m\u00e8re en carton-p\u00e2te : une femme douce, aimante, compr\u00e9hensive, qui me ramasserait sans me juger, une autre m\u00e8re, \u00e9videmment. Ou bien l\u2019inverse absolu : une femme dure, sexuelle, qui saurait d\u00e9nouer ma libido comme on d\u00e9m\u00eale un fil de p\u00eache emm\u00eal\u00e9 autour d\u2019une canne. Entre la maman et la putain, l\u2019ironie faisait office d\u2019ut\u00e9rus : un abri o\u00f9 je rentrais me recroqueviller d\u00e8s que la r\u00e9alit\u00e9 mordait trop fort. Avec le recul, je vois bien \u00e0 quel point certaines de ces \u00ab lucidit\u00e9s \u00bb touchaient \u00e0 la b\u00eatise pure. Je me croyais tr\u00e8s au clair, tr\u00e8s au-dessus, alors que je rejouais toujours la m\u00eame sc\u00e8ne : insulter la douleur, en rire, la provoquer, puis courir me cacher. \u00c0 cela s\u2019ajoutait ce handicap que je prends longtemps pour un talent : la capacit\u00e9 de pr\u00e9voir, comme aux \u00e9checs, une vingtaine de coups d\u2019avance. Voir d\u2019embl\u00e9e toutes les cons\u00e9quences possibles, \u00e7a emp\u00eache surtout de risquer quoi que ce soit. On n\u2019est ni ignorant ni spontan\u00e9, on est paralys\u00e9. La peinture a bouscul\u00e9 ce dispositif. Au d\u00e9but, elle \u00e9tait l\u00e0, \u00e0 c\u00f4t\u00e9, comme une amie de longue date. Je peignais, mais je ne la regardais pas vraiment. Puis un jour, j\u2019ai compris que c\u2019\u00e9tait avec elle que j\u2019habitais depuis le d\u00e9but. Un nouvel amour, ou une nouvelle m\u00e8re : la vieille question revenait aussit\u00f4t. Je me suis souvent demand\u00e9 si je n\u2019\u00e9tais pas simplement en train de d\u00e9placer mon histoire d\u2019ut\u00e9rus d\u2019un corps \u00e0 un autre. Quand je dis que l\u2019ironie va avec l\u2019inceste, ce n\u2019est pas pour faire le malin. C\u2019est parce qu\u2019\u00e0 force de vouloir \u00ab d\u00e9foncer les portes ouvertes \u00bb, j\u2019ai jou\u00e9 en imagination toutes les versions possibles d\u2019une possession interdite : la m\u00e8re, les m\u00e8res, la \u00ab grande m\u00e8re \u00bb vague et universelle. \u00c0 force de tout sexualiser, je finissais par tourner en rond dans ma propre t\u00eate. La derni\u00e8re fois, c\u2019est la toile elle-m\u00eame qui s\u2019est ouverte : la surface blanche m\u2019a aval\u00e9 tout entier. J\u2019y ai laiss\u00e9 un certain \u00ab moi \u00bb qui croyait tirer les ficelles et je l\u2019ai regard\u00e9 s\u2019\u00e9teindre au bord du cadre. \u00c0 la sortie, il restait moins de mots, plus de silence, et l\u2019id\u00e9e confuse que l\u2019ironie n\u2019\u00e9tait peut-\u00eatre pas la seule pi\u00e8ce o\u00f9 je pouvais vivre. Mais \u00e7a, comme toujours, c\u2019est pour une autre histoire. **r\u00e9sum\u00e9** : l\u2019homme de 2019 est un type qui a tr\u00e8s bien rep\u00e9r\u00e9 le n\u0153ud m\u00e8re\/ironie\/sexualit\u00e9, qui commence \u00e0 d\u00e9placer ce n\u0153ud vers la peinture, mais qui reste pris dans une fa\u00e7on th\u00e9\u00e2trale de se raconter \u2013 \u00e0 mi-chemin entre confession courageuse et mise en sc\u00e8ne de sa propre \u00ab profondeur \u00bb. ",
"image": "https:\/\/ledibbouk.net\/IMG\/logo\/img_3842.jpg?1764319372",
"tags": ["palimpsestes"]
}
,{
"id": "https:\/\/ledibbouk.net\/09-aout-2019.html",
"url": "https:\/\/ledibbouk.net\/09-aout-2019.html",
"title": "09 ao\u00fbt 2019",
"date_published": "2019-08-09T07:37:00Z",
"date_modified": "2025-12-20T22:49:00Z",
"author": {"name": "Patrick Blanchon"},
"content_html": " J\u2019aurais mis extr\u00eamement longtemps \u00e0 accepter deux choses dans la vie, la premi\u00e8re est que je suis un peintre v\u00e9ritable et la seconde que je suis aussi un chaman v\u00e9ritable. Je ne voulais pas para\u00eetre orgueilleux ou pr\u00e9tentieux, en fait. Et puis cela me paraissait tellement extraordinaire de voir mes deux r\u00eaves se r\u00e9aliser que je n\u2019acceptais pas vraiment d\u2019y croire. Il y a seulement quelques mois que je me suis mis \u00e0 ouvrir les bras, deux ann\u00e9es tout au plus. Et encore aujourd\u2019hui je fais \u00e0 peu pr\u00e8s tout pour banaliser ce constat, pour ne pas revenir en 1988 o\u00f9 l\u2019orgueil m\u2019a fait monter si haut que la chute qui s\u2019en est suivie a dur\u00e9 tant d\u2019ann\u00e9es. Ma conclusion temporaire est que l\u2019on ne peut pas se vanter de ses dons ni en tirer profit de fa\u00e7on personnelle. C\u2019est l\u00e0-dessus que je m\u2019appuie en m\u00eame temps que je bute. En fait, il faudrait encore aller plus loin et se moquer de ce petit moi qui croit tirer les ficelles et me mettre dans la file d\u2019attente pour faire de la pub pour le chocolat. J\u2019adore le chocolat Milka, allez\u2026 et je me fais pousser les moustaches en pointe.<\/p>\n<\/blockquote>\n reprise nov.2025<\/em><\/p>\n Il m\u2019a fallu longtemps pour accepter deux choses simples : je peins vraiment, et ce que je fais avec certaines personnes touche parfois \u00e0 ce qu\u2019on appelle, faute de mieux, du chamanisme. Pendant des ann\u00e9es, je n\u2019ai pas voulu le formuler. J\u2019avais trop peur de m\u2019entendre dire \u00e7a \u00e0 voix haute, d\u2019avoir l\u2019air de me prendre pour plus que je ne suis. Et puis l\u2019id\u00e9e que deux vieux fantasmes d\u2019adolescent — le peintre, le chaman — puissent s\u2019\u00eatre r\u00e9alis\u00e9s me paraissait tellement extravagante que je pr\u00e9f\u00e9rais continuer \u00e0 douter plut\u00f4t que d\u2019y croire.<\/p>\n Ce n\u2019est que depuis un ou deux ans que j\u2019ai commenc\u00e9 \u00e0 ouvrir les bras un peu plus franchement \u00e0 ce constat. Et, dans le m\u00eame mouvement, je passe mon temps \u00e0 le banaliser, \u00e0 le minimiser, comme si le simple fait de reconna\u00eetre ce que je fais risquait de me renvoyer en arri\u00e8re, vers 1988. Cette p\u00e9riode o\u00f9, port\u00e9 par l\u2019orgueil, je me suis cru intouchable, avant de me vautrer pour de bon, au point que la chute a tenu lieu de biographie pendant des ann\u00e9es. Je sais ce que \u00e7a co\u00fbte de monter trop haut dans sa propre t\u00eate.<\/p>\n Ma conclusion provisoire, c\u2019est qu\u2019on ne gagne rien \u00e0 se vanter de ses aptitudes, ni \u00e0 les transformer en fonds de commerce personnel. C\u2019est sur cette id\u00e9e que je m\u2019appuie, et c\u2019est aussi l\u00e0 que je bute : comment assumer ce que je sais faire sans le transformer en l\u00e9gende sur mes « dons » ? Au fond, il faudrait aller plus loin et se moquer de ce petit moi qui se croit indispensable, qui veut tirer les ficelles, qui se r\u00eave en figure \u00e0 part. Le remettre dans la file avec les autres, \u00e0 attendre son tour pour vanter une tablette de chocolat en jouant les inspir\u00e9s devant la cam\u00e9ra. J\u2019adore le Milka, je pourrais tr\u00e8s bien faire \u00e7a. Me pousser les moustaches en pointe, prendre la pose et me rappeler que, si je ne fais pas attention, je redeviens exactement ce clown-l\u00e0.<\/p>\n r\u00e9sum\u00e9<\/strong> l\u2019homme de 2019 est un type qui sait qu\u2019il a des capacit\u00e9s r\u00e9elles, qui sent qu\u2019il a enfin rejoint des r\u00eaves anciens, mais qui vit encore \u00e7a comme une zone dangereuse. Il avance avec le frein \u00e0 main, partag\u00e9 entre la peur de se re-gonfler comme en 1988 et le besoin de se reconna\u00eetre sans se fabriquer une l\u00e9gende.<\/p>",
"content_text": " >J\u2019aurais mis extr\u00eamement longtemps \u00e0 accepter deux choses dans la vie, la premi\u00e8re est que je suis un peintre v\u00e9ritable et la seconde que je suis aussi un chaman v\u00e9ritable. Je ne voulais pas para\u00eetre orgueilleux ou pr\u00e9tentieux, en fait. Et puis cela me paraissait tellement extraordinaire de voir mes deux r\u00eaves se r\u00e9aliser que je n\u2019acceptais pas vraiment d\u2019y croire. Il y a seulement quelques mois que je me suis mis \u00e0 ouvrir les bras, deux ann\u00e9es tout au plus. Et encore aujourd\u2019hui je fais \u00e0 peu pr\u00e8s tout pour banaliser ce constat, pour ne pas revenir en 1988 o\u00f9 l\u2019orgueil m\u2019a fait monter si haut que la chute qui s\u2019en est suivie a dur\u00e9 tant d\u2019ann\u00e9es. Ma conclusion temporaire est que l\u2019on ne peut pas se vanter de ses dons ni en tirer profit de fa\u00e7on personnelle. C\u2019est l\u00e0-dessus que je m\u2019appuie en m\u00eame temps que je bute. En fait, il faudrait encore aller plus loin et se moquer de ce petit moi qui croit tirer les ficelles et me mettre dans la file d\u2019attente pour faire de la pub pour le chocolat. J\u2019adore le chocolat Milka, allez\u2026 et je me fais pousser les moustaches en pointe. *reprise nov.2025* Il m\u2019a fallu longtemps pour accepter deux choses simples : je peins vraiment, et ce que je fais avec certaines personnes touche parfois \u00e0 ce qu\u2019on appelle, faute de mieux, du chamanisme. Pendant des ann\u00e9es, je n\u2019ai pas voulu le formuler. J\u2019avais trop peur de m\u2019entendre dire \u00e7a \u00e0 voix haute, d\u2019avoir l\u2019air de me prendre pour plus que je ne suis. Et puis l\u2019id\u00e9e que deux vieux fantasmes d\u2019adolescent \u2014 le peintre, le chaman \u2014 puissent s\u2019\u00eatre r\u00e9alis\u00e9s me paraissait tellement extravagante que je pr\u00e9f\u00e9rais continuer \u00e0 douter plut\u00f4t que d\u2019y croire. Ce n\u2019est que depuis un ou deux ans que j\u2019ai commenc\u00e9 \u00e0 ouvrir les bras un peu plus franchement \u00e0 ce constat. Et, dans le m\u00eame mouvement, je passe mon temps \u00e0 le banaliser, \u00e0 le minimiser, comme si le simple fait de reconna\u00eetre ce que je fais risquait de me renvoyer en arri\u00e8re, vers 1988. Cette p\u00e9riode o\u00f9, port\u00e9 par l\u2019orgueil, je me suis cru intouchable, avant de me vautrer pour de bon, au point que la chute a tenu lieu de biographie pendant des ann\u00e9es. Je sais ce que \u00e7a co\u00fbte de monter trop haut dans sa propre t\u00eate. Ma conclusion provisoire, c\u2019est qu\u2019on ne gagne rien \u00e0 se vanter de ses aptitudes, ni \u00e0 les transformer en fonds de commerce personnel. C\u2019est sur cette id\u00e9e que je m\u2019appuie, et c\u2019est aussi l\u00e0 que je bute : comment assumer ce que je sais faire sans le transformer en l\u00e9gende sur mes \u00ab dons \u00bb ? Au fond, il faudrait aller plus loin et se moquer de ce petit moi qui se croit indispensable, qui veut tirer les ficelles, qui se r\u00eave en figure \u00e0 part. Le remettre dans la file avec les autres, \u00e0 attendre son tour pour vanter une tablette de chocolat en jouant les inspir\u00e9s devant la cam\u00e9ra. J\u2019adore le Milka, je pourrais tr\u00e8s bien faire \u00e7a. Me pousser les moustaches en pointe, prendre la pose et me rappeler que, si je ne fais pas attention, je redeviens exactement ce clown-l\u00e0. **r\u00e9sum\u00e9** l\u2019homme de 2019 est un type qui sait qu\u2019il a des capacit\u00e9s r\u00e9elles, qui sent qu\u2019il a enfin rejoint des r\u00eaves anciens, mais qui vit encore \u00e7a comme une zone dangereuse. Il avance avec le frein \u00e0 main, partag\u00e9 entre la peur de se re-gonfler comme en 1988 et le besoin de se reconna\u00eetre sans se fabriquer une l\u00e9gende. ",
"image": "https:\/\/ledibbouk.net\/IMG\/logo\/img_3841.jpg?1764319025",
"tags": ["palimpsestes"]
}
,{
"id": "https:\/\/ledibbouk.net\/8-aout-2019.html",
"url": "https:\/\/ledibbouk.net\/8-aout-2019.html",
"title": "8 ao\u00fbt 2019",
"date_published": "2019-08-08T07:27:00Z",
"date_modified": "2025-12-20T22:49:11Z",
"author": {"name": "Patrick Blanchon"},
"content_html": " Jamais je n\u2019aurais imagin\u00e9, avant d\u2019arriver sur les r\u00e9seaux sociaux, le nombre d\u2019objets, de concepts, de savoirs qui me faisaient d\u00e9faut. La fr\u00e9quentation des fils d\u2019actualit\u00e9 d\u00e9sormais me le fait \u00e9prouver quotidiennement et de fa\u00e7on aussi inqui\u00e9tante que suspecte. Quand je revois passer cette publicit\u00e9 pour un tr\u00e9pied photo extraordinairement bien mis en sc\u00e8ne, \u00e9videmment que je souffre cruellement du manque de ne pas avoir en ma possession cet objet. Cela ne dure que quelques secondes et, heureusement, cela me donne l\u2019impression de r\u00e9sister ais\u00e9ment \u00e0 l\u2019envie de cliquer. Mais plusieurs fois par jour, et ce de fa\u00e7on outranci\u00e8re parfois, cela m\u2019interroge vraiment sur les fa\u00e7ons dont je m\u2019entube tout seul. Car ce n\u2019est pas un hasard de revoir maintes fois cette pub bien s\u00fbr, il suffit que je m\u2019arr\u00eate sur elle, que je regarde par exemple la vid\u00e9o jusqu\u2019au bout pour que l\u2019algorithme le capte et devine mes d\u00e9sirs inavouables. Surtout ceux que je ne souhaiterais pas m\u2019avouer tout seul, et c\u2019est pourquoi il m\u2019aide. Ainsi, nous rentrons dans les supermarch\u00e9s pour acheter quelques provisions et parvenons \u00e0 la caisse avec un chariot plein sans m\u00eame s\u2019en rendre compte. Ne pas c\u00e9der requiert un alignement particulier avec l\u2019ennui et le besoin. Disons, pour r\u00e9sumer, avec la notion de vide et de plein. Trop de vide et nous n\u2019avons h\u00e2te que de le combler, mais \u00e7a fonctionne avec le trop-plein aussi. Trop-plein d\u2019efforts pour \u00e9conomiser pendant des jours, des mois, et soudain craquer b\u00eatement pour un achat d\u00e9bile, par exemple : qui ne l\u2019a pas fait ? S\u2019il existe d\u00e9sormais une foultitude de strat\u00e9gies sur le Net pour apprendre \u00e0 cr\u00e9er l\u2019envie et le besoin, on n\u2019en trouve gu\u00e8re qui permettraient de fabriquer l\u2019antidote \u00e0 cette \u00e9pid\u00e9mie cr\u00e9\u00e9e par nos envies superficielles alli\u00e9es \u00e0 la math\u00e9matique. La seule chose qui nous permettrait de nous extirper du cirque serait de l\u00e2cher la souris et de galoper vers la for\u00eat. Un retour aux arbres comme une urgence pour se d\u00e9polluer l\u2019\u00e2me, le c\u0153ur et l\u2019esprit, et puis, perch\u00e9 comme un oiseau sur une branche, siffler doucement en se demandant quels sont nos vrais besoins\u2026<\/p>\n<\/blockquote>\n reprise nov.2025<\/em> :<\/p>\n Jamais je n\u2019aurais imagin\u00e9, avant d\u2019arriver sur les r\u00e9seaux sociaux, \u00e0 quel point on pouvait me faire sentir en d\u00e9faut. Des objets, des concepts, des savoirs : chaque jour, le fil me rappelle ce qui me manque, ou ce que je suis cens\u00e9 manquer. Depuis quelque temps, c\u2019est une pub pour un tr\u00e9pied photo qui revient sans cesse. On y voit un type poser son appareil en deux gestes, r\u00e9gler des axes invisibles, produire des images parfaites dans des lumi\u00e8res irr\u00e9elles. Chaque fois que la vid\u00e9o d\u00e9marre, j\u2019ai une seconde de piq\u00fbre : \u00e9videmment que je souffre de ne pas poss\u00e9der ce tr\u00e9pied-l\u00e0. Une seconde suffit. Je me vois d\u00e9j\u00e0 plus stable, plus pro, mieux cadr\u00e9. Puis je referme, fier de ne pas cliquer, comme si le simple fait de fermer la fen\u00eatre faisait de moi un esprit libre.<\/p>\n Je sais tr\u00e8s bien que si cette pub revient, ce n\u2019est pas par erreur. Il a suffi que je la regarde une fois jusqu\u2019au bout pour que l\u2019algorithme enregistre quelque chose : mon arr\u00eat, ma curiosit\u00e9, ce micro-frisson devant un objet qui promet de combler une faille. \u00c0 partir de l\u00e0, il m\u2019aide. Il me remet le nez dedans, plusieurs fois par jour, comme pour me dire : « Tu es s\u00fbr de ne pas en avoir besoin ? » Il fait avec moi ce que les supermarch\u00e9s font depuis longtemps : je rentre pour du pain, je sors avec un caddie.<\/p>\n Tenir, ne pas acheter, ne pas cliquer : ce n\u2019est pas seulement une question de volont\u00e9, c\u2019est une histoire de vide et de plein. Quand la journ\u00e9e a \u00e9t\u00e9 creuse, qu\u2019aucune toile n\u2019a avanc\u00e9, qu\u2019aucun texte n\u2019a pris, il suffit d\u2019un gadget bien film\u00e9 pour donner l\u2019illusion de remplir quelque chose. \u00c0 l\u2019inverse, quand j\u2019ai pass\u00e9 des semaines \u00e0 \u00e9conomiser, \u00e0 faire attention, \u00e0 dire non, le « oui » b\u00eate \u00e0 un achat d\u00e9bile n\u2019est pas loin. Qui n\u2019a pas l\u00e2ch\u00e9 tout un capital de prudence sur un objet dont il se foutait trois jours plus tard ?<\/p>\n Ce qui me frappe, ce n\u2019est pas seulement la « foultitude de strat\u00e9gies » en ligne pour cr\u00e9er l\u2019envie, c\u2019est le peu de choses qu\u2019on m\u2019a apprises pour reconna\u00eetre la mienne quand elle se d\u00e9clenche. On trouve des tutos pour vendre, pour cibler, pour optimiser les conversions ; beaucoup moins pour se regarder en face quand on est du c\u00f4t\u00e9 de l\u2019acheteur, la main sur la souris, le cerveau en manque de r\u00e9compense.<\/p>\n Parfois, j\u2019ai envie de tout fermer et d\u2019aller marcher dans les bois, sans \u00e9cran ni r\u00e9seau, juste pour laisser se d\u00e9poser le bourdonnement des offres. Pas pour jouer les ermites, simplement pour v\u00e9rifier ce qui reste quand aucune pub ne vient me souffler ce qui me fait d\u00e9faut. Assis sur un tronc, je finirais peut-\u00eatre par me demander d\u2019un peu plus pr\u00e8s quels sont mes vrais besoins, au lieu de laisser un tr\u00e9pied, aussi bien film\u00e9 soit-il, me les dicter \u00e0 ma place.<\/p>\n r\u00e9sum\u00e9<\/strong> : \u00c7a montre un homme qui se sait hautement manipulable par les dispositifs de d\u00e9sir, et qui le voit assez clairement pour en parler, mais qui reste encore dans une posture de commentateur moral. Il se d\u00e9crit volontiers comme quelqu\u2019un qui « s\u2019entube tout seul », qui comprend le fonctionnement des algorithmes, qui se moque des supermarch\u00e9s et du « cirque », mais il pr\u00e9f\u00e8re th\u00e9oriser le vide et le plein, r\u00eaver de for\u00eat et d\u2019arbres, plut\u00f4t que dire : « je suis une bonne cible, j\u2019ai honte de ma vuln\u00e9rabilit\u00e9, et je cherche des gestes concrets pour ne pas me laisser prendre ». En 2019, il est d\u00e9j\u00e0 lucide sur le pi\u00e8ge, mais il r\u00e9pond encore par des images consolantes et des g\u00e9n\u00e9ralit\u00e9s, plus que par une confrontation directe avec sa propre d\u00e9pendance.<\/p>",
"content_text": " >Jamais je n\u2019aurais imagin\u00e9, avant d\u2019arriver sur les r\u00e9seaux sociaux, le nombre d\u2019objets, de concepts, de savoirs qui me faisaient d\u00e9faut. La fr\u00e9quentation des fils d\u2019actualit\u00e9 d\u00e9sormais me le fait \u00e9prouver quotidiennement et de fa\u00e7on aussi inqui\u00e9tante que suspecte. Quand je revois passer cette publicit\u00e9 pour un tr\u00e9pied photo extraordinairement bien mis en sc\u00e8ne, \u00e9videmment que je souffre cruellement du manque de ne pas avoir en ma possession cet objet. Cela ne dure que quelques secondes et, heureusement, cela me donne l\u2019impression de r\u00e9sister ais\u00e9ment \u00e0 l\u2019envie de cliquer. Mais plusieurs fois par jour, et ce de fa\u00e7on outranci\u00e8re parfois, cela m\u2019interroge vraiment sur les fa\u00e7ons dont je m\u2019entube tout seul. Car ce n\u2019est pas un hasard de revoir maintes fois cette pub bien s\u00fbr, il suffit que je m\u2019arr\u00eate sur elle, que je regarde par exemple la vid\u00e9o jusqu\u2019au bout pour que l\u2019algorithme le capte et devine mes d\u00e9sirs inavouables. Surtout ceux que je ne souhaiterais pas m\u2019avouer tout seul, et c\u2019est pourquoi il m\u2019aide. Ainsi, nous rentrons dans les supermarch\u00e9s pour acheter quelques provisions et parvenons \u00e0 la caisse avec un chariot plein sans m\u00eame s\u2019en rendre compte. Ne pas c\u00e9der requiert un alignement particulier avec l\u2019ennui et le besoin. Disons, pour r\u00e9sumer, avec la notion de vide et de plein. Trop de vide et nous n\u2019avons h\u00e2te que de le combler, mais \u00e7a fonctionne avec le trop-plein aussi. Trop-plein d\u2019efforts pour \u00e9conomiser pendant des jours, des mois, et soudain craquer b\u00eatement pour un achat d\u00e9bile, par exemple : qui ne l\u2019a pas fait ? S\u2019il existe d\u00e9sormais une foultitude de strat\u00e9gies sur le Net pour apprendre \u00e0 cr\u00e9er l\u2019envie et le besoin, on n\u2019en trouve gu\u00e8re qui permettraient de fabriquer l\u2019antidote \u00e0 cette \u00e9pid\u00e9mie cr\u00e9\u00e9e par nos envies superficielles alli\u00e9es \u00e0 la math\u00e9matique. La seule chose qui nous permettrait de nous extirper du cirque serait de l\u00e2cher la souris et de galoper vers la for\u00eat. Un retour aux arbres comme une urgence pour se d\u00e9polluer l\u2019\u00e2me, le c\u0153ur et l\u2019esprit, et puis, perch\u00e9 comme un oiseau sur une branche, siffler doucement en se demandant quels sont nos vrais besoins\u2026 *reprise nov.2025*: Jamais je n\u2019aurais imagin\u00e9, avant d\u2019arriver sur les r\u00e9seaux sociaux, \u00e0 quel point on pouvait me faire sentir en d\u00e9faut. Des objets, des concepts, des savoirs : chaque jour, le fil me rappelle ce qui me manque, ou ce que je suis cens\u00e9 manquer. Depuis quelque temps, c\u2019est une pub pour un tr\u00e9pied photo qui revient sans cesse. On y voit un type poser son appareil en deux gestes, r\u00e9gler des axes invisibles, produire des images parfaites dans des lumi\u00e8res irr\u00e9elles. Chaque fois que la vid\u00e9o d\u00e9marre, j\u2019ai une seconde de piq\u00fbre : \u00e9videmment que je souffre de ne pas poss\u00e9der ce tr\u00e9pied-l\u00e0. Une seconde suffit. Je me vois d\u00e9j\u00e0 plus stable, plus pro, mieux cadr\u00e9. Puis je referme, fier de ne pas cliquer, comme si le simple fait de fermer la fen\u00eatre faisait de moi un esprit libre. Je sais tr\u00e8s bien que si cette pub revient, ce n\u2019est pas par erreur. Il a suffi que je la regarde une fois jusqu\u2019au bout pour que l\u2019algorithme enregistre quelque chose : mon arr\u00eat, ma curiosit\u00e9, ce micro-frisson devant un objet qui promet de combler une faille. \u00c0 partir de l\u00e0, il m\u2019aide. Il me remet le nez dedans, plusieurs fois par jour, comme pour me dire : \u00ab Tu es s\u00fbr de ne pas en avoir besoin ? \u00bb Il fait avec moi ce que les supermarch\u00e9s font depuis longtemps : je rentre pour du pain, je sors avec un caddie. Tenir, ne pas acheter, ne pas cliquer : ce n\u2019est pas seulement une question de volont\u00e9, c\u2019est une histoire de vide et de plein. Quand la journ\u00e9e a \u00e9t\u00e9 creuse, qu\u2019aucune toile n\u2019a avanc\u00e9, qu\u2019aucun texte n\u2019a pris, il suffit d\u2019un gadget bien film\u00e9 pour donner l\u2019illusion de remplir quelque chose. \u00c0 l\u2019inverse, quand j\u2019ai pass\u00e9 des semaines \u00e0 \u00e9conomiser, \u00e0 faire attention, \u00e0 dire non, le \u00ab oui \u00bb b\u00eate \u00e0 un achat d\u00e9bile n\u2019est pas loin. Qui n\u2019a pas l\u00e2ch\u00e9 tout un capital de prudence sur un objet dont il se foutait trois jours plus tard ? Ce qui me frappe, ce n\u2019est pas seulement la \u00ab foultitude de strat\u00e9gies \u00bb en ligne pour cr\u00e9er l\u2019envie, c\u2019est le peu de choses qu\u2019on m\u2019a apprises pour reconna\u00eetre la mienne quand elle se d\u00e9clenche. On trouve des tutos pour vendre, pour cibler, pour optimiser les conversions ; beaucoup moins pour se regarder en face quand on est du c\u00f4t\u00e9 de l\u2019acheteur, la main sur la souris, le cerveau en manque de r\u00e9compense. Parfois, j\u2019ai envie de tout fermer et d\u2019aller marcher dans les bois, sans \u00e9cran ni r\u00e9seau, juste pour laisser se d\u00e9poser le bourdonnement des offres. Pas pour jouer les ermites, simplement pour v\u00e9rifier ce qui reste quand aucune pub ne vient me souffler ce qui me fait d\u00e9faut. Assis sur un tronc, je finirais peut-\u00eatre par me demander d\u2019un peu plus pr\u00e8s quels sont mes vrais besoins, au lieu de laisser un tr\u00e9pied, aussi bien film\u00e9 soit-il, me les dicter \u00e0 ma place. **r\u00e9sum\u00e9**: \u00c7a montre un homme qui se sait hautement manipulable par les dispositifs de d\u00e9sir, et qui le voit assez clairement pour en parler, mais qui reste encore dans une posture de commentateur moral. Il se d\u00e9crit volontiers comme quelqu\u2019un qui \u00ab s\u2019entube tout seul \u00bb, qui comprend le fonctionnement des algorithmes, qui se moque des supermarch\u00e9s et du \u00ab cirque \u00bb, mais il pr\u00e9f\u00e8re th\u00e9oriser le vide et le plein, r\u00eaver de for\u00eat et d\u2019arbres, plut\u00f4t que dire : \u00ab je suis une bonne cible, j\u2019ai honte de ma vuln\u00e9rabilit\u00e9, et je cherche des gestes concrets pour ne pas me laisser prendre \u00bb. En 2019, il est d\u00e9j\u00e0 lucide sur le pi\u00e8ge, mais il r\u00e9pond encore par des images consolantes et des g\u00e9n\u00e9ralit\u00e9s, plus que par une confrontation directe avec sa propre d\u00e9pendance. ",
"image": "https:\/\/ledibbouk.net\/IMG\/logo\/img_3840.jpg?1764318447",
"tags": ["palimpsestes"]
}
,{
"id": "https:\/\/ledibbouk.net\/7-aout-2019.html",
"url": "https:\/\/ledibbouk.net\/7-aout-2019.html",
"title": "7 ao\u00fbt 2019",
"date_published": "2019-08-07T07:20:00Z",
"date_modified": "2025-12-20T22:49:21Z",
"author": {"name": "Patrick Blanchon"},
"content_html": " Jadis, le terme d\u2019h\u00f4te d\u00e9signait aussi bien celui qui accueillait que celui qui \u00e9tait accueilli, ce qui implique que l\u2019un comme l\u2019autre \u00e9taient soumis tacitement \u00e0 un certain nombre de r\u00e8gles de biens\u00e9ance. Ainsi, plus que l\u2019h\u00f4te quel qu\u2019il soit, c\u2019est bien l\u2019hospitalit\u00e9 qu\u2019il s\u2019agit de promouvoir, d\u2019entretenir, de conserver et de ch\u00e9rir, rendant ainsi \u00e9gaux les protagonistes dans son enceinte sacr\u00e9e. Il me semble judicieux que nous remettions ce mot d\u2019hospitalit\u00e9 au go\u00fbt du jour afin que nos petits-enfants ne le confondent pas avec une maladie, un internement, un enfermement ; vu le glissement de sens des mots, on ne sait jamais.<\/p>\n<\/blockquote>\n reprise nov.2025<\/p>\n On oublie souvent qu\u2019« h\u00f4te » d\u00e9signait autrefois aussi bien celui qui ouvre sa porte que celui qui la franchit. Le m\u00eame mot pour accueillir et \u00eatre accueilli : une fa\u00e7on simple de rappeler que les deux se tiennent par la m\u00eame poign\u00e9e. Ce n\u2019est donc pas tant la figure de l\u2019h\u00f4te qui importe que ce qu\u2019elle suppose : l\u2019hospitalit\u00e9 comme espace commun, avec ses r\u00e8gles discr\u00e8tes, ses \u00e9gards partag\u00e9s, o\u00f9 personne n\u2019est au-dessus de l\u2019autre. Ce mot-l\u00e0, « hospitalit\u00e9 », m\u00e9riterait de revenir au centre, \u00e0 une \u00e9poque o\u00f9 il \u00e9voque plus volontiers les couloirs d\u2019un service, un dossier m\u00e9dical ou un lit num\u00e9rot\u00e9 que la possibilit\u00e9 d\u2019ouvrir sa maison, sa langue ou son temps. Pour que nos petits-enfants n\u2019y entendent pas seulement le bruit d\u2019un enfermement, il faudra bien que nous leur montrions, un peu, ce que cela veut dire : entrer chez quelqu\u2019un et ne pas se sentir de trop.<\/p>\n r\u00e9sum\u00e9<\/strong> : \u00c7a montre quelqu\u2019un qui se m\u00e9fie d\u00e9j\u00e0 du glissement des mots, qui tient \u00e0 une certaine id\u00e9e de l\u2019accueil et de l\u2019\u00e9galit\u00e9 entre celui qui re\u00e7oit et celui qui arrive. Tu adoptes la posture du veilleur du langage : tu rappelles l\u2019\u00e9tymologie, tu t\u2019inqui\u00e8tes de ce que les enfants comprendront demain, mais tu restes encore au niveau de la remarque g\u00e9n\u00e9rale, sans t\u2019impliquer ni raconter une sc\u00e8ne d\u2019hospitalit\u00e9 v\u00e9cue ou manqu\u00e9e.<\/p>",
"content_text": " >Jadis, le terme d\u2019h\u00f4te d\u00e9signait aussi bien celui qui accueillait que celui qui \u00e9tait accueilli, ce qui implique que l\u2019un comme l\u2019autre \u00e9taient soumis tacitement \u00e0 un certain nombre de r\u00e8gles de biens\u00e9ance. Ainsi, plus que l\u2019h\u00f4te quel qu\u2019il soit, c\u2019est bien l\u2019hospitalit\u00e9 qu\u2019il s\u2019agit de promouvoir, d\u2019entretenir, de conserver et de ch\u00e9rir, rendant ainsi \u00e9gaux les protagonistes dans son enceinte sacr\u00e9e. Il me semble judicieux que nous remettions ce mot d\u2019hospitalit\u00e9 au go\u00fbt du jour afin que nos petits-enfants ne le confondent pas avec une maladie, un internement, un enfermement ; vu le glissement de sens des mots, on ne sait jamais. reprise nov.2025 On oublie souvent qu\u2019\u00ab h\u00f4te \u00bb d\u00e9signait autrefois aussi bien celui qui ouvre sa porte que celui qui la franchit. Le m\u00eame mot pour accueillir et \u00eatre accueilli : une fa\u00e7on simple de rappeler que les deux se tiennent par la m\u00eame poign\u00e9e. Ce n\u2019est donc pas tant la figure de l\u2019h\u00f4te qui importe que ce qu\u2019elle suppose : l\u2019hospitalit\u00e9 comme espace commun, avec ses r\u00e8gles discr\u00e8tes, ses \u00e9gards partag\u00e9s, o\u00f9 personne n\u2019est au-dessus de l\u2019autre. Ce mot-l\u00e0, \u00ab hospitalit\u00e9 \u00bb, m\u00e9riterait de revenir au centre, \u00e0 une \u00e9poque o\u00f9 il \u00e9voque plus volontiers les couloirs d\u2019un service, un dossier m\u00e9dical ou un lit num\u00e9rot\u00e9 que la possibilit\u00e9 d\u2019ouvrir sa maison, sa langue ou son temps. Pour que nos petits-enfants n\u2019y entendent pas seulement le bruit d\u2019un enfermement, il faudra bien que nous leur montrions, un peu, ce que cela veut dire : entrer chez quelqu\u2019un et ne pas se sentir de trop. **r\u00e9sum\u00e9** : \u00c7a montre quelqu\u2019un qui se m\u00e9fie d\u00e9j\u00e0 du glissement des mots, qui tient \u00e0 une certaine id\u00e9e de l\u2019accueil et de l\u2019\u00e9galit\u00e9 entre celui qui re\u00e7oit et celui qui arrive. Tu adoptes la posture du veilleur du langage : tu rappelles l\u2019\u00e9tymologie, tu t\u2019inqui\u00e8tes de ce que les enfants comprendront demain, mais tu restes encore au niveau de la remarque g\u00e9n\u00e9rale, sans t\u2019impliquer ni raconter une sc\u00e8ne d\u2019hospitalit\u00e9 v\u00e9cue ou manqu\u00e9e. ",
"image": "https:\/\/ledibbouk.net\/IMG\/logo\/img_3834.jpg?1764318029",
"tags": ["palimpsestes"]
}
,{
"id": "https:\/\/ledibbouk.net\/6-aout-2019.html",
"url": "https:\/\/ledibbouk.net\/6-aout-2019.html",
"title": "6 ao\u00fbt 2019",
"date_published": "2019-08-06T07:14:00Z",
"date_modified": "2025-12-20T22:49:33Z",
"author": {"name": "Patrick Blanchon"},
"content_html": " Par les temps qui courent, l\u2019expression « il faut » revient dans toutes les bouches comme une sorte de mot d\u2019ordre automatique qui permettrait de se hausser en p\u00e9dagogue de chacune des petites exp\u00e9riences dont nous croyons avoir compris tous les tenants et aboutissants. Ainsi, subrepticement, le joug se pose sur celui qui l\u2019\u00e9coute et fait sien ce « il faut », provoquant tour \u00e0 tour l\u2019id\u00e9e d\u2019une loi physique ou psychologique dont il serait l\u2019ignorant crasse. S\u2019il ne faut pas plus de deux \u0153ufs pour faire une omelette, on a bien le droit d\u2019en mettre un ou trois ou quatre pour fabriquer sa propre mixture et ensuite, \u00e0 l\u2019appui de cette formidable perc\u00e9e vers l\u2019inconnu, go\u00fbter avec son propre sens critique le r\u00e9sultat. Pourquoi faudrait-il toujours \u00e9couter ce qu\u2019on nous ass\u00e8ne ainsi de fa\u00e7on plus ou moins subliminale comme le fait la r\u00e9clame pour les r\u00e9gimes, les marques de bagnoles et autres croisi\u00e8res transatlantiques, sinon que pour mieux nous emprisonner dans l\u2019id\u00e9e d\u2019une n\u00e9cessit\u00e9 absolue cr\u00e9\u00e9e de toutes pi\u00e8ces par des commerciaux qui connaissent bien la musique ? S\u2019il faut prendre l\u2019habitude de bien regarder \u00e0 gauche et \u00e0 droite avant de traverser la rue, il en va bien autrement pour traverser l\u2019\u00e9paisseur des rapports humains. Je conseille de regarder aussi en bas, en haut et de fa\u00e7on oblique sans rien fixer trop longtemps pour ne pas \u00eatre hypnotis\u00e9. De plus, et souvent, ceux qui nous ass\u00e8nent dans l\u2019intimit\u00e9 des « il faut » \u00e0 la vol\u00e9e sont bien souvent, dans mon souvenir, comme les cordonniers les plus mal chauss\u00e9s en la mati\u00e8re. Il faut que tu le fasses parce que moi, je ne m\u2019en sens pas vraiment capable, il faut parce que sinon, car il y a \u00e9videmment toujours un « sinon » planqu\u00e9 derri\u00e8re tous ces « il faut ». C\u2019est ainsi qu\u2019il faut que tu m\u2019aimes, que tu paies tes factures, que tu sois bien propre sur toi, que tu \u00e9crives correctement, que tu te taises, que tu me dises tout\u2026 Et \u00e0 cet instant, \u00e9puis\u00e9 par le poids \u00e0 la fois fictif et r\u00e9el de tant d\u2019obligations larv\u00e9es, il arrive que, tout \u00e0 coup, une fissure dans la cloison de l\u2019intimit\u00e9 s\u2019entrouvre et que l\u2019on s\u2019y engouffre sans bruit, pour dispara\u00eetre doucement, sans faire de bruit, en laissant derri\u00e8re soi, avec tous les « il faut », le bruit continu d\u2019un t\u00e9l\u00e9viseur ou d\u2019une radio.<\/p>\n<\/blockquote>\n Reprise nov.2025<\/em><\/p>\n Par les temps qui courent, le « il faut » circule partout, comme une petite police int\u00e9rieure qu\u2019on se passe de bouche en bouche. Il faut se lever t\u00f4t, il faut \u00eatre positif, il faut faire attention \u00e0 sa sant\u00e9, \u00e0 son couple, \u00e0 ses enfants, \u00e0 sa carri\u00e8re. \u00c0 force de l\u2019entendre, on finit par le reprendre soi-m\u00eame, sans m\u00eame se rendre compte qu\u2019on ajoute un poids de plus sur les \u00e9paules de celui qui \u00e9coute. Le « il faut » tombe, l\u2019air de rien, et derri\u00e8re lui se devine toujours l\u2019id\u00e9e d\u2019une loi que l\u2019autre conna\u00eetrait mieux que toi, d\u2019un mode d\u2019emploi que tu serais trop sot pour avoir trouv\u00e9.<\/p>\n Qu\u2019on dise qu\u2019il ne faut pas plus de deux \u0153ufs pour faire une omelette, passe encore : libre \u00e0 chacun d\u2019en mettre un, trois ou quatre et de go\u00fbter ce qu\u2019il a fait. Mais d\u00e8s qu\u2019on passe du plan de la cuisine \u00e0 celui de la conduite, le ton change. Pourquoi faudrait-il toujours \u00e9couter ces « il faut » ass\u00e9n\u00e9s comme des \u00e9vidences, \u00e0 la mani\u00e8re des publicit\u00e9s qui nous expliquent comment manger, quoi conduire, o\u00f9 partir en vacances, sinon pour nous enfermer dans une n\u00e9cessit\u00e9 fabriqu\u00e9e sur mesure par ceux qui ont int\u00e9r\u00eat \u00e0 ce qu\u2019on ob\u00e9isse ?<\/p>\n Traverser une rue est simple : on nous apprend \u00e0 regarder \u00e0 gauche et \u00e0 droite, et on s\u2019en sort le plus souvent avec deux jambes enti\u00e8res. Traverser un rapport humain est une autre affaire. L\u00e0, je conseillerais plut\u00f4t de regarder aussi en bas, en haut, en biais, et de ne rien fixer trop longtemps, sous peine de se laisser hypnotiser par le regard ou les injonctions de l\u2019autre.<\/p>\n Ce qui me revient surtout, ce ne sont pas les « il faut » g\u00e9n\u00e9raux, mais ceux murmur\u00e9s dans l\u2019intimit\u00e9 : il faut que tu le fasses parce que moi je ne m\u2019en sens pas capable ; il faut que tu prennes \u00e7a en charge, que tu appelles, que tu r\u00e8gles, que tu t\u2019occupes de tout. Derri\u00e8re chaque « il faut », il y avait un « sinon » \u00e0 peine voil\u00e9 : sinon je t\u2019en voudrai, sinon tout s\u2019\u00e9croule, sinon tu n\u2019es pas \u00e0 la hauteur. C\u2019est ainsi qu\u2019on en arrive \u00e0 « il faut que tu m\u2019aimes », « il faut que tu sois bien comme il faut », « il faut que tu te taises », « il faut que tu me dises tout ». Une camisole faite de verbes \u00e0 l\u2019infinitif.<\/p>\n \u00c0 force, on se retrouve satur\u00e9 de ces obligations qui ne sont pas tout \u00e0 fait r\u00e9elles et pourtant p\u00e8sent de tout leur poids. Alors, un jour, sans cris ni fracas, une fissure appara\u00eet quelque part dans la cloison de l\u2019intimit\u00e9. On ne sait pas tr\u00e8s bien pourquoi, mais on passe de l\u2019autre c\u00f4t\u00e9. On sort, on ferme la porte doucement, on laisse les « il faut » continuer sans nous, port\u00e9s par le bruit constant de la t\u00e9l\u00e9vision ou de la radio. Et pour la premi\u00e8re fois depuis longtemps, on se demande ce qu\u2019on ferait, nous, si personne ne venait plus nous expliquer comment il faut vivre.<\/p>\n r\u00e9sum\u00e9<\/strong> : \u00c7a montre quelqu\u2019un qui \u00e9touffe sous les injonctions, qui a tr\u00e8s bien rep\u00e9r\u00e9 comment le « il faut » sert \u00e0 refiler ses peurs et ses responsabilit\u00e9s \u00e0 l\u2019autre, mais qui parle encore beaucoup « en g\u00e9n\u00e9ral ». L\u2019homme de 2019 se pense du c\u00f4t\u00e9 de ceux qui voient clair dans les m\u00e9canismes (pub, commerciaux, injonctions familiales), mais il n\u2019ose pas encore nommer les sc\u00e8nes pr\u00e9cises o\u00f9 \u00e7a l\u2019a cass\u00e9 lui. Il a d\u00e9j\u00e0 une allergie profonde au chantage affectif et aux obligations implicites, il r\u00eave de fissurer la cloison et de dispara\u00eetre en douce, mais il pr\u00e9f\u00e8re encore th\u00e9oriser le « il faut » plut\u00f4t que dire simplement : l\u00e0, ce jour-l\u00e0, on m\u2019a trop demand\u00e9 et je suis parti.<\/p>",
"content_text": " >Par les temps qui courent, l\u2019expression \u00ab il faut \u00bb revient dans toutes les bouches comme une sorte de mot d\u2019ordre automatique qui permettrait de se hausser en p\u00e9dagogue de chacune des petites exp\u00e9riences dont nous croyons avoir compris tous les tenants et aboutissants. Ainsi, subrepticement, le joug se pose sur celui qui l\u2019\u00e9coute et fait sien ce \u00ab il faut \u00bb, provoquant tour \u00e0 tour l\u2019id\u00e9e d\u2019une loi physique ou psychologique dont il serait l\u2019ignorant crasse. S\u2019il ne faut pas plus de deux \u0153ufs pour faire une omelette, on a bien le droit d\u2019en mettre un ou trois ou quatre pour fabriquer sa propre mixture et ensuite, \u00e0 l\u2019appui de cette formidable perc\u00e9e vers l\u2019inconnu, go\u00fbter avec son propre sens critique le r\u00e9sultat. Pourquoi faudrait-il toujours \u00e9couter ce qu\u2019on nous ass\u00e8ne ainsi de fa\u00e7on plus ou moins subliminale comme le fait la r\u00e9clame pour les r\u00e9gimes, les marques de bagnoles et autres croisi\u00e8res transatlantiques, sinon que pour mieux nous emprisonner dans l\u2019id\u00e9e d\u2019une n\u00e9cessit\u00e9 absolue cr\u00e9\u00e9e de toutes pi\u00e8ces par des commerciaux qui connaissent bien la musique ? S\u2019il faut prendre l\u2019habitude de bien regarder \u00e0 gauche et \u00e0 droite avant de traverser la rue, il en va bien autrement pour traverser l\u2019\u00e9paisseur des rapports humains. Je conseille de regarder aussi en bas, en haut et de fa\u00e7on oblique sans rien fixer trop longtemps pour ne pas \u00eatre hypnotis\u00e9. De plus, et souvent, ceux qui nous ass\u00e8nent dans l\u2019intimit\u00e9 des \u00ab il faut \u00bb \u00e0 la vol\u00e9e sont bien souvent, dans mon souvenir, comme les cordonniers les plus mal chauss\u00e9s en la mati\u00e8re. Il faut que tu le fasses parce que moi, je ne m\u2019en sens pas vraiment capable, il faut parce que sinon, car il y a \u00e9videmment toujours un \u00ab sinon \u00bb planqu\u00e9 derri\u00e8re tous ces \u00ab il faut \u00bb. C\u2019est ainsi qu\u2019il faut que tu m\u2019aimes, que tu paies tes factures, que tu sois bien propre sur toi, que tu \u00e9crives correctement, que tu te taises, que tu me dises tout\u2026 Et \u00e0 cet instant, \u00e9puis\u00e9 par le poids \u00e0 la fois fictif et r\u00e9el de tant d\u2019obligations larv\u00e9es, il arrive que, tout \u00e0 coup, une fissure dans la cloison de l\u2019intimit\u00e9 s\u2019entrouvre et que l\u2019on s\u2019y engouffre sans bruit, pour dispara\u00eetre doucement, sans faire de bruit, en laissant derri\u00e8re soi, avec tous les \u00ab il faut \u00bb, le bruit continu d\u2019un t\u00e9l\u00e9viseur ou d\u2019une radio. *Reprise nov.2025* Par les temps qui courent, le \u00ab il faut \u00bb circule partout, comme une petite police int\u00e9rieure qu\u2019on se passe de bouche en bouche. Il faut se lever t\u00f4t, il faut \u00eatre positif, il faut faire attention \u00e0 sa sant\u00e9, \u00e0 son couple, \u00e0 ses enfants, \u00e0 sa carri\u00e8re. \u00c0 force de l\u2019entendre, on finit par le reprendre soi-m\u00eame, sans m\u00eame se rendre compte qu\u2019on ajoute un poids de plus sur les \u00e9paules de celui qui \u00e9coute. Le \u00ab il faut \u00bb tombe, l\u2019air de rien, et derri\u00e8re lui se devine toujours l\u2019id\u00e9e d\u2019une loi que l\u2019autre conna\u00eetrait mieux que toi, d\u2019un mode d\u2019emploi que tu serais trop sot pour avoir trouv\u00e9. Qu\u2019on dise qu\u2019il ne faut pas plus de deux \u0153ufs pour faire une omelette, passe encore : libre \u00e0 chacun d\u2019en mettre un, trois ou quatre et de go\u00fbter ce qu\u2019il a fait. Mais d\u00e8s qu\u2019on passe du plan de la cuisine \u00e0 celui de la conduite, le ton change. Pourquoi faudrait-il toujours \u00e9couter ces \u00ab il faut \u00bb ass\u00e9n\u00e9s comme des \u00e9vidences, \u00e0 la mani\u00e8re des publicit\u00e9s qui nous expliquent comment manger, quoi conduire, o\u00f9 partir en vacances, sinon pour nous enfermer dans une n\u00e9cessit\u00e9 fabriqu\u00e9e sur mesure par ceux qui ont int\u00e9r\u00eat \u00e0 ce qu\u2019on ob\u00e9isse ? Traverser une rue est simple : on nous apprend \u00e0 regarder \u00e0 gauche et \u00e0 droite, et on s\u2019en sort le plus souvent avec deux jambes enti\u00e8res. Traverser un rapport humain est une autre affaire. L\u00e0, je conseillerais plut\u00f4t de regarder aussi en bas, en haut, en biais, et de ne rien fixer trop longtemps, sous peine de se laisser hypnotiser par le regard ou les injonctions de l\u2019autre. Ce qui me revient surtout, ce ne sont pas les \u00ab il faut \u00bb g\u00e9n\u00e9raux, mais ceux murmur\u00e9s dans l\u2019intimit\u00e9 : il faut que tu le fasses parce que moi je ne m\u2019en sens pas capable ; il faut que tu prennes \u00e7a en charge, que tu appelles, que tu r\u00e8gles, que tu t\u2019occupes de tout. Derri\u00e8re chaque \u00ab il faut \u00bb, il y avait un \u00ab sinon \u00bb \u00e0 peine voil\u00e9 : sinon je t\u2019en voudrai, sinon tout s\u2019\u00e9croule, sinon tu n\u2019es pas \u00e0 la hauteur. C\u2019est ainsi qu\u2019on en arrive \u00e0 \u00ab il faut que tu m\u2019aimes \u00bb, \u00ab il faut que tu sois bien comme il faut \u00bb, \u00ab il faut que tu te taises \u00bb, \u00ab il faut que tu me dises tout \u00bb. Une camisole faite de verbes \u00e0 l\u2019infinitif. \u00c0 force, on se retrouve satur\u00e9 de ces obligations qui ne sont pas tout \u00e0 fait r\u00e9elles et pourtant p\u00e8sent de tout leur poids. Alors, un jour, sans cris ni fracas, une fissure appara\u00eet quelque part dans la cloison de l\u2019intimit\u00e9. On ne sait pas tr\u00e8s bien pourquoi, mais on passe de l\u2019autre c\u00f4t\u00e9. On sort, on ferme la porte doucement, on laisse les \u00ab il faut \u00bb continuer sans nous, port\u00e9s par le bruit constant de la t\u00e9l\u00e9vision ou de la radio. Et pour la premi\u00e8re fois depuis longtemps, on se demande ce qu\u2019on ferait, nous, si personne ne venait plus nous expliquer comment il faut vivre. **r\u00e9sum\u00e9** : \u00c7a montre quelqu\u2019un qui \u00e9touffe sous les injonctions, qui a tr\u00e8s bien rep\u00e9r\u00e9 comment le \u00ab il faut \u00bb sert \u00e0 refiler ses peurs et ses responsabilit\u00e9s \u00e0 l\u2019autre, mais qui parle encore beaucoup \u00ab en g\u00e9n\u00e9ral \u00bb. L\u2019homme de 2019 se pense du c\u00f4t\u00e9 de ceux qui voient clair dans les m\u00e9canismes (pub, commerciaux, injonctions familiales), mais il n\u2019ose pas encore nommer les sc\u00e8nes pr\u00e9cises o\u00f9 \u00e7a l\u2019a cass\u00e9 lui. Il a d\u00e9j\u00e0 une allergie profonde au chantage affectif et aux obligations implicites, il r\u00eave de fissurer la cloison et de dispara\u00eetre en douce, mais il pr\u00e9f\u00e8re encore th\u00e9oriser le \u00ab il faut \u00bb plut\u00f4t que dire simplement : l\u00e0, ce jour-l\u00e0, on m\u2019a trop demand\u00e9 et je suis parti. ",
"image": "https:\/\/ledibbouk.net\/IMG\/logo\/img_3833.jpg?1764317642",
"tags": ["palimpsestes"]
}
,{
"id": "https:\/\/ledibbouk.net\/5-aout-2019.html",
"url": "https:\/\/ledibbouk.net\/5-aout-2019.html",
"title": "5 ao\u00fbt 2019",
"date_published": "2019-08-05T06:58:00Z",
"date_modified": "2025-12-20T22:49:44Z",
"author": {"name": "Patrick Blanchon"},
"content_html": " Tu peux m\u2019obs\u00e9der, visage d\u2019un autre bonheur ! Vous pouvez moduler vos incantations, voix amoureuses ! Je regarde ce que j\u2019ai choisi et j\u2019\u00e9coute ce qui m\u2019a d\u00e9j\u00e0 berc\u00e9. On me dit : « Allah te pardonnera. » Je refuse ce pardon que je ne demande pas. Jeune homme, je nourrissais pour la tristesse des d\u00e9sirs dignes des amants les plus fougueux. Je r\u00eavais secr\u00e8tement de la prendre et la p\u00e9n\u00e9trer si profond\u00e9ment que, nul doute, alors sa source s\u2019en trouverait an\u00e9antie de plaisir. Orgueilleux fou que j\u2019\u00e9tais. Je r\u00eavais de voir la tristesse sourire enfin vraiment et ainsi devenir libre. Puis le temps est pass\u00e9 et, apr\u00e8s de nombreuses tentatives, je n\u2019ai jamais vu la tristesse se m\u00e9tamorphoser comme je le souhaitais si ardemment. Alors, amant vaincu, je me suis d\u00e9tourn\u00e9 d\u2019elle et j\u2019ai chemin\u00e9 vers la joie. J\u2019imaginais d\u00e9j\u00e0 devoir faire preuve de tant d\u2019assauts comme autrefois, mais ce fut vain. Car vois-tu, ami, la joie n\u2019a pas besoin d\u2019\u00eatre p\u00e9n\u00e9tr\u00e9e ni lib\u00e9r\u00e9e, il lui suffit seulement d\u2019\u00eatre ressentie comme une douce caresse dans les cheveux. Et alors j\u2019ai compris que ce n\u2019\u00e9tait que moi, l\u2019errant, qui cherchait une issue \u00e0 mon errance pour naviguer plus loin vers les immensit\u00e9s du c\u0153ur.<\/p>\n<\/blockquote>\n *reprise novembre 2025**<\/p>\n On me dit : « Allah te pardonnera. » Je refuse ce pardon que je ne demande pas. Jeune homme, je traitais la tristesse comme une amante \u00e0 conqu\u00e9rir. Je nourrissais pour elle des d\u00e9sirs de roman : je r\u00eavais de la prendre, de la p\u00e9n\u00e9trer si profond\u00e9ment qu\u2019\u00e0 force de lui faire plaisir, sa source se tarirait d\u2019elle-m\u00eame. Orgueilleux fou que j\u2019\u00e9tais : je voulais coucher avec la tristesse pour la faire dispara\u00eetre. Je l\u2019imaginais sourire enfin, se retourner vers moi, d\u00e9livr\u00e9e, et me remercier au passage de l\u2019avoir lib\u00e9r\u00e9e. Le temps est pass\u00e9, j\u2019ai insist\u00e9, j\u2019ai remis le couvert sous d\u2019autres formes, et je n\u2019ai jamais vu la tristesse se m\u00e9tamorphoser autrement qu\u2019en elle-m\u00eame. Elle restait l\u00e0, enti\u00e8re, indiff\u00e9rente \u00e0 mes efforts d\u2019amant appliqu\u00e9. Alors, vaincu, je me suis d\u00e9tourn\u00e9 d\u2019elle et j\u2019ai tourn\u00e9 mon regard vers la joie, en m\u2019attendant au m\u00eame combat. J\u2019imaginais d\u00e9j\u00e0 devoir l\u2019assaillir, lui prouver ma valeur, forcer encore une porte. Il ne s\u2019est rien pass\u00e9 de tout \u00e7a. La joie ne se laissait ni forcer ni d\u00e9livrer ; elle apparaissait par moments, comme une main qui passe dans les cheveux, sans raison. Ce jour-l\u00e0, j\u2019ai compris que ce n\u2019\u00e9tait pas elle qui manquait, ni la tristesse qui r\u00e9sistait, mais moi qui tournais en rond dans ma mani\u00e8re de vouloir les poss\u00e9der toutes les deux. Je n\u2019\u00e9tais pas un lib\u00e9rateur, juste un errant qui cherchait une sortie \u00e0 sa propre errance et qui commence \u00e0 peine \u00e0 voir que certaines choses n\u2019ont pas besoin d\u2019\u00eatre sauv\u00e9es pour \u00eatre ressenties.<\/p>\n r\u00e9sum\u00e9<\/strong> l\u2019homme de 2019 est quelqu\u2019un qui veut sinc\u00e8rement comprendre son rapport \u00e0 la tristesse et \u00e0 la joie, qui a d\u00e9j\u00e0 des \u00e9clats de lucidit\u00e9, mais qui reste pris dans une mani\u00e8re th\u00e9\u00e2tralis\u00e9e de se raconter, avec beaucoup de pose, de m\u00e9taphores lourdes et d\u2019orgueil affectif.<\/p>",
"content_text": " >Tu peux m\u2019obs\u00e9der, visage d\u2019un autre bonheur ! Vous pouvez moduler vos incantations, voix amoureuses ! Je regarde ce que j\u2019ai choisi et j\u2019\u00e9coute ce qui m\u2019a d\u00e9j\u00e0 berc\u00e9. On me dit : \u00ab Allah te pardonnera. \u00bb Je refuse ce pardon que je ne demande pas. Jeune homme, je nourrissais pour la tristesse des d\u00e9sirs dignes des amants les plus fougueux. Je r\u00eavais secr\u00e8tement de la prendre et la p\u00e9n\u00e9trer si profond\u00e9ment que, nul doute, alors sa source s\u2019en trouverait an\u00e9antie de plaisir. Orgueilleux fou que j\u2019\u00e9tais. Je r\u00eavais de voir la tristesse sourire enfin vraiment et ainsi devenir libre. Puis le temps est pass\u00e9 et, apr\u00e8s de nombreuses tentatives, je n\u2019ai jamais vu la tristesse se m\u00e9tamorphoser comme je le souhaitais si ardemment. Alors, amant vaincu, je me suis d\u00e9tourn\u00e9 d\u2019elle et j\u2019ai chemin\u00e9 vers la joie. J\u2019imaginais d\u00e9j\u00e0 devoir faire preuve de tant d\u2019assauts comme autrefois, mais ce fut vain. Car vois-tu, ami, la joie n\u2019a pas besoin d\u2019\u00eatre p\u00e9n\u00e9tr\u00e9e ni lib\u00e9r\u00e9e, il lui suffit seulement d\u2019\u00eatre ressentie comme une douce caresse dans les cheveux. Et alors j\u2019ai compris que ce n\u2019\u00e9tait que moi, l\u2019errant, qui cherchait une issue \u00e0 mon errance pour naviguer plus loin vers les immensit\u00e9s du c\u0153ur. *reprise novembre 2025** On me dit : \u00ab Allah te pardonnera. \u00bb Je refuse ce pardon que je ne demande pas. Jeune homme, je traitais la tristesse comme une amante \u00e0 conqu\u00e9rir. Je nourrissais pour elle des d\u00e9sirs de roman : je r\u00eavais de la prendre, de la p\u00e9n\u00e9trer si profond\u00e9ment qu\u2019\u00e0 force de lui faire plaisir, sa source se tarirait d\u2019elle-m\u00eame. Orgueilleux fou que j\u2019\u00e9tais : je voulais coucher avec la tristesse pour la faire dispara\u00eetre. Je l\u2019imaginais sourire enfin, se retourner vers moi, d\u00e9livr\u00e9e, et me remercier au passage de l\u2019avoir lib\u00e9r\u00e9e. Le temps est pass\u00e9, j\u2019ai insist\u00e9, j\u2019ai remis le couvert sous d\u2019autres formes, et je n\u2019ai jamais vu la tristesse se m\u00e9tamorphoser autrement qu\u2019en elle-m\u00eame. Elle restait l\u00e0, enti\u00e8re, indiff\u00e9rente \u00e0 mes efforts d\u2019amant appliqu\u00e9. Alors, vaincu, je me suis d\u00e9tourn\u00e9 d\u2019elle et j\u2019ai tourn\u00e9 mon regard vers la joie, en m\u2019attendant au m\u00eame combat. J\u2019imaginais d\u00e9j\u00e0 devoir l\u2019assaillir, lui prouver ma valeur, forcer encore une porte. Il ne s\u2019est rien pass\u00e9 de tout \u00e7a. La joie ne se laissait ni forcer ni d\u00e9livrer ; elle apparaissait par moments, comme une main qui passe dans les cheveux, sans raison. Ce jour-l\u00e0, j\u2019ai compris que ce n\u2019\u00e9tait pas elle qui manquait, ni la tristesse qui r\u00e9sistait, mais moi qui tournais en rond dans ma mani\u00e8re de vouloir les poss\u00e9der toutes les deux. Je n\u2019\u00e9tais pas un lib\u00e9rateur, juste un errant qui cherchait une sortie \u00e0 sa propre errance et qui commence \u00e0 peine \u00e0 voir que certaines choses n\u2019ont pas besoin d\u2019\u00eatre sauv\u00e9es pour \u00eatre ressenties. **r\u00e9sum\u00e9** l\u2019homme de 2019 est quelqu\u2019un qui veut sinc\u00e8rement comprendre son rapport \u00e0 la tristesse et \u00e0 la joie, qui a d\u00e9j\u00e0 des \u00e9clats de lucidit\u00e9, mais qui reste pris dans une mani\u00e8re th\u00e9\u00e2tralis\u00e9e de se raconter, avec beaucoup de pose, de m\u00e9taphores lourdes et d\u2019orgueil affectif. ",
"image": "https:\/\/ledibbouk.net\/IMG\/logo\/img_3832.jpg?1764316722",
"tags": ["palimpsestes"]
}
,{
"id": "https:\/\/ledibbouk.net\/4-aout-2019.html",
"url": "https:\/\/ledibbouk.net\/4-aout-2019.html",
"title": "4 ao\u00fbt 2019",
"date_published": "2019-08-04T06:50:00Z",
"date_modified": "2025-12-20T22:49:56Z",
"author": {"name": "Patrick Blanchon"},
"content_html": " Tout le monde rencontre des gal\u00e8res, c\u2019est la vie et ce n\u2019est pas pr\u00eat de changer. Certains accusent le ciel et ruminent tandis que d\u2019autres examinent leurs responsabilit\u00e9s ou tentent de se forger une exp\u00e9rience sur l\u2019al\u00e9atoire et ses cons\u00e9quences. Il y a quelques jours de cela, j\u2019ai eu la chance de rencontrer un collectif d\u2019artistes et d\u2019\u00eatre invit\u00e9 \u00e0 partager leur repas et, en \u00e9coutant leurs r\u00e9cits, une chose m\u2019a frapp\u00e9 : leur t\u00e9nacit\u00e9. Sous les plaisanteries, les sourires, les rires, la bonne humeur d\u00e9pos\u00e9s dans le pot commun de cet instant formidable, mon attention aura not\u00e9 un nombre important de trag\u00e9dies qu\u2019ils ont su traverser sans se r\u00e9soudre \u00e0 baisser les bras. Pour ce couple de sculpteurs qui a perdu 200 pi\u00e8ces avec un transporteur dilettante, pas d\u2019autre solution que de tout refaire \u00e0 leurs frais et de renvoyer la commande, pour ce peintre qui se fait d\u00e9rober toute une collection de tableaux par un galeriste peu scrupuleux, ou qui d\u00e9couvre soudain, au retour de ses toiles, qu\u2019elles ont toutes \u00e9t\u00e9 souill\u00e9es\u2026 Pas de raison de perdre son temps \u00e0 se lamenter, on continue co\u00fbte que co\u00fbte. Je pourrais encore ajouter tant d\u2019anecdotes \u00e0 la liste mais cela ne t\u2019apportera pas grand-chose de plus pour comprendre l\u2019essentiel : cette t\u00e9nacit\u00e9 qui fait que chacun passe outre pour parvenir finalement \u00e0 cet instant suspendu dans la nuit un peu fra\u00eeche et, malgr\u00e9 cela, tellement chaleureuse dont je voulais te parler. Ce n\u2019est pas le monde des Bisounours. Ces personnes sont des r\u00e9sistants dignes de ceux qui ont particip\u00e9 \u00e0 la derni\u00e8re guerre et \u00e0 ce qu\u2019on ne s\u2019exprime pas en teuton. Je r\u00e9fl\u00e9chissais \u00e0 tout cela au volant de mon vieux Kangoo en revenant chez moi par les routes sinueuses du Pilat. Je me demandais si, moi, je poss\u00e9dais aussi cette fameuse t\u00e9nacit\u00e9 ? Force est de constater que je n\u2019en avais jamais pris conscience auparavant, occup\u00e9 pendant des ann\u00e9es \u00e0 survivre plut\u00f4t que vivre. La diff\u00e9rence, c\u2019est la confiance ind\u00e9fectible en l\u2019art et la culture qui permet de passer bon nombre d\u2019obstacles avec \u00e9l\u00e9gance et brio et, dans mon for int\u00e9rieur, je me demande encore si la providence m\u2019attribuera un jour ce don.<\/p>\n<\/blockquote>\n reprise novembre 2025<\/p>\n Tout le monde raconte ses gal\u00e8res, mais ce ne sont pas les m\u00eames qui baissent la voix en les \u00e9num\u00e9rant. L\u2019autre soir, j\u2019\u00e9tais \u00e0 table avec un collectif d\u2019artistes, invit\u00e9 un peu par hasard \u00e0 partager leur repas. On a commenc\u00e9 par rire, beaucoup, de tout et de rien. L\u2019un racontait les gaffes d\u2019accrochage, une autre parlait de ses \u00e9l\u00e8ves, on buvait du vin un peu trop frais, les assiettes circulaient, et au milieu de cette bonne humeur, des morceaux de catastrophe tombaient comme si de rien n\u2019\u00e9tait. Un couple de sculpteurs a \u00e9voqu\u00e9 ces deux cents pi\u00e8ces disparues avec un transporteur qui avait « perdu le camion ». Pas de proc\u00e8s, pas de scandale : ils ont tout refait, « on n\u2019avait pas le choix », a dit la femme en haussant les \u00e9paules. Un peintre, plus loin, a parl\u00e9 d\u2019une s\u00e9rie enti\u00e8re envol\u00e9e chez un galeriste qui avait soigneusement omis de le payer, puis d\u2019un retour de toiles toutes griff\u00e9es, comme si quelqu\u2019un s\u2019\u00e9tait veng\u00e9 sur la surface. Ils en riaient, ou faisaient semblant, en rajoutant une chute \u00e0 chaque anecdote. Personne ne s\u2019attardait sur la plainte ; \u00e0 chaque fois, la phrase finissait par un « et on a continu\u00e9 » ou un « de toute fa\u00e7on, on n\u2019allait pas arr\u00eater pour \u00e7a ».<\/p>\n Sur le moment, j\u2019ai pris \u00e7a comme un trait de caract\u00e8re collectif, une mani\u00e8re un peu bravache de tenir. C\u2019est en reprenant la route, plus tard, au volant de mon vieux Kangoo dans les virages du Pilat, que \u00e7a m\u2019a vraiment frapp\u00e9. Les phares \u00e9clairaient les panneaux un par un, la radio parlait toute seule, et leur refrain silencieux me revenait : on refait, on recommence, on continue. Je me suis demand\u00e9 honn\u00eatement si, moi, j\u2019avais cette corde-l\u00e0. Je ne parle pas de survivre en bricolant, \u00e7a, je sais faire depuis longtemps, mais de cette fa\u00e7on de prendre un coup en pleine figure et de ne pas en faire un roman, juste un fait.<\/p>\n Force m\u2019a \u00e9t\u00e9 de constater que je ne m\u2019\u00e9tais jamais pos\u00e9 la question. J\u2019ai pass\u00e9 des ann\u00e9es \u00e0 me d\u00e9brouiller pour tenir, \u00e0 colmater, \u00e0 \u00e9viter les chutes trop nettes, mais sans jamais appeler \u00e7a de la t\u00e9nacit\u00e9. Eux y mettent un autre mot, ou n\u2019en mettent pas. Ils accrochent la confiance ailleurs : dans l\u2019id\u00e9e que l\u2019art, la culture, ce qu\u2019ils font ensemble, vaut suffisamment pour justifier qu\u2019on recommence ce qui a \u00e9t\u00e9 d\u00e9truit, vol\u00e9, ab\u00eem\u00e9. Je ne suis pas s\u00fbr d\u2019en \u00eatre l\u00e0. En rentrant, au lieu de remercier la providence ou de la maudire, je me suis simplement not\u00e9 ceci : je ne sais pas encore si je poss\u00e8de cette fameuse t\u00e9nacit\u00e9, mais je n\u2019ai plus envie de me raconter que ce n\u2019est qu\u2019une question de malchance ou de ciel mauvais. \u00c0 partir de maintenant, il va falloir que je regarde de pr\u00e8s ce que je fais, moi, au premier accroc.<\/p>\n En r\u00e9sum\u00e9<\/strong> Ce texte montre un homme qui commence \u00e0 pressentir qu\u2019il n\u2019est pas seulement victime de ses gal\u00e8res, mais qui parle encore en g\u00e9n\u00e9ralit\u00e9s pour ne pas trop s\u2019exposer. Il admire la t\u00e9nacit\u00e9 des autres artistes, les hisse au rang de figures h\u00e9ro\u00efques, sans vraiment regarder sa propre mani\u00e8re de continuer bon gr\u00e9 mal gr\u00e9. Il voudrait appartenir \u00e0 cette famille-l\u00e0, tout en gardant l\u2019id\u00e9e confortable que la t\u00e9nacit\u00e9 est un don qu\u2019on re\u00e7oit plut\u00f4t qu\u2019une pratique qu\u2019on exerce. Au fond, c\u2019est quelqu\u2019un qui survit, qui regarde les autres tenir debout, et qui n\u2019ose pas encore se compter franchement parmi eux.<\/p>",
"content_text": " >Tout le monde rencontre des gal\u00e8res, c\u2019est la vie et ce n\u2019est pas pr\u00eat de changer. Certains accusent le ciel et ruminent tandis que d\u2019autres examinent leurs responsabilit\u00e9s ou tentent de se forger une exp\u00e9rience sur l\u2019al\u00e9atoire et ses cons\u00e9quences. Il y a quelques jours de cela, j\u2019ai eu la chance de rencontrer un collectif d\u2019artistes et d\u2019\u00eatre invit\u00e9 \u00e0 partager leur repas et, en \u00e9coutant leurs r\u00e9cits, une chose m\u2019a frapp\u00e9 : leur t\u00e9nacit\u00e9. Sous les plaisanteries, les sourires, les rires, la bonne humeur d\u00e9pos\u00e9s dans le pot commun de cet instant formidable, mon attention aura not\u00e9 un nombre important de trag\u00e9dies qu\u2019ils ont su traverser sans se r\u00e9soudre \u00e0 baisser les bras. Pour ce couple de sculpteurs qui a perdu 200 pi\u00e8ces avec un transporteur dilettante, pas d\u2019autre solution que de tout refaire \u00e0 leurs frais et de renvoyer la commande, pour ce peintre qui se fait d\u00e9rober toute une collection de tableaux par un galeriste peu scrupuleux, ou qui d\u00e9couvre soudain, au retour de ses toiles, qu\u2019elles ont toutes \u00e9t\u00e9 souill\u00e9es\u2026 Pas de raison de perdre son temps \u00e0 se lamenter, on continue co\u00fbte que co\u00fbte. Je pourrais encore ajouter tant d\u2019anecdotes \u00e0 la liste mais cela ne t\u2019apportera pas grand-chose de plus pour comprendre l\u2019essentiel : cette t\u00e9nacit\u00e9 qui fait que chacun passe outre pour parvenir finalement \u00e0 cet instant suspendu dans la nuit un peu fra\u00eeche et, malgr\u00e9 cela, tellement chaleureuse dont je voulais te parler. Ce n\u2019est pas le monde des Bisounours. Ces personnes sont des r\u00e9sistants dignes de ceux qui ont particip\u00e9 \u00e0 la derni\u00e8re guerre et \u00e0 ce qu\u2019on ne s\u2019exprime pas en teuton. Je r\u00e9fl\u00e9chissais \u00e0 tout cela au volant de mon vieux Kangoo en revenant chez moi par les routes sinueuses du Pilat. Je me demandais si, moi, je poss\u00e9dais aussi cette fameuse t\u00e9nacit\u00e9 ? Force est de constater que je n\u2019en avais jamais pris conscience auparavant, occup\u00e9 pendant des ann\u00e9es \u00e0 survivre plut\u00f4t que vivre. La diff\u00e9rence, c\u2019est la confiance ind\u00e9fectible en l\u2019art et la culture qui permet de passer bon nombre d\u2019obstacles avec \u00e9l\u00e9gance et brio et, dans mon for int\u00e9rieur, je me demande encore si la providence m\u2019attribuera un jour ce don. reprise novembre 2025 Tout le monde raconte ses gal\u00e8res, mais ce ne sont pas les m\u00eames qui baissent la voix en les \u00e9num\u00e9rant. L\u2019autre soir, j\u2019\u00e9tais \u00e0 table avec un collectif d\u2019artistes, invit\u00e9 un peu par hasard \u00e0 partager leur repas. On a commenc\u00e9 par rire, beaucoup, de tout et de rien. L\u2019un racontait les gaffes d\u2019accrochage, une autre parlait de ses \u00e9l\u00e8ves, on buvait du vin un peu trop frais, les assiettes circulaient, et au milieu de cette bonne humeur, des morceaux de catastrophe tombaient comme si de rien n\u2019\u00e9tait. Un couple de sculpteurs a \u00e9voqu\u00e9 ces deux cents pi\u00e8ces disparues avec un transporteur qui avait \u00ab perdu le camion \u00bb. Pas de proc\u00e8s, pas de scandale : ils ont tout refait, \u00ab on n\u2019avait pas le choix \u00bb, a dit la femme en haussant les \u00e9paules. Un peintre, plus loin, a parl\u00e9 d\u2019une s\u00e9rie enti\u00e8re envol\u00e9e chez un galeriste qui avait soigneusement omis de le payer, puis d\u2019un retour de toiles toutes griff\u00e9es, comme si quelqu\u2019un s\u2019\u00e9tait veng\u00e9 sur la surface. Ils en riaient, ou faisaient semblant, en rajoutant une chute \u00e0 chaque anecdote. Personne ne s\u2019attardait sur la plainte ; \u00e0 chaque fois, la phrase finissait par un \u00ab et on a continu\u00e9 \u00bb ou un \u00ab de toute fa\u00e7on, on n\u2019allait pas arr\u00eater pour \u00e7a \u00bb. Sur le moment, j\u2019ai pris \u00e7a comme un trait de caract\u00e8re collectif, une mani\u00e8re un peu bravache de tenir. C\u2019est en reprenant la route, plus tard, au volant de mon vieux Kangoo dans les virages du Pilat, que \u00e7a m\u2019a vraiment frapp\u00e9. Les phares \u00e9clairaient les panneaux un par un, la radio parlait toute seule, et leur refrain silencieux me revenait : on refait, on recommence, on continue. Je me suis demand\u00e9 honn\u00eatement si, moi, j\u2019avais cette corde-l\u00e0. Je ne parle pas de survivre en bricolant, \u00e7a, je sais faire depuis longtemps, mais de cette fa\u00e7on de prendre un coup en pleine figure et de ne pas en faire un roman, juste un fait. Force m\u2019a \u00e9t\u00e9 de constater que je ne m\u2019\u00e9tais jamais pos\u00e9 la question. J\u2019ai pass\u00e9 des ann\u00e9es \u00e0 me d\u00e9brouiller pour tenir, \u00e0 colmater, \u00e0 \u00e9viter les chutes trop nettes, mais sans jamais appeler \u00e7a de la t\u00e9nacit\u00e9. Eux y mettent un autre mot, ou n\u2019en mettent pas. Ils accrochent la confiance ailleurs : dans l\u2019id\u00e9e que l\u2019art, la culture, ce qu\u2019ils font ensemble, vaut suffisamment pour justifier qu\u2019on recommence ce qui a \u00e9t\u00e9 d\u00e9truit, vol\u00e9, ab\u00eem\u00e9. Je ne suis pas s\u00fbr d\u2019en \u00eatre l\u00e0. En rentrant, au lieu de remercier la providence ou de la maudire, je me suis simplement not\u00e9 ceci : je ne sais pas encore si je poss\u00e8de cette fameuse t\u00e9nacit\u00e9, mais je n\u2019ai plus envie de me raconter que ce n\u2019est qu\u2019une question de malchance ou de ciel mauvais. \u00c0 partir de maintenant, il va falloir que je regarde de pr\u00e8s ce que je fais, moi, au premier accroc. ** En r\u00e9sum\u00e9** Ce texte montre un homme qui commence \u00e0 pressentir qu\u2019il n\u2019est pas seulement victime de ses gal\u00e8res, mais qui parle encore en g\u00e9n\u00e9ralit\u00e9s pour ne pas trop s\u2019exposer. Il admire la t\u00e9nacit\u00e9 des autres artistes, les hisse au rang de figures h\u00e9ro\u00efques, sans vraiment regarder sa propre mani\u00e8re de continuer bon gr\u00e9 mal gr\u00e9. Il voudrait appartenir \u00e0 cette famille-l\u00e0, tout en gardant l\u2019id\u00e9e confortable que la t\u00e9nacit\u00e9 est un don qu\u2019on re\u00e7oit plut\u00f4t qu\u2019une pratique qu\u2019on exerce. Au fond, c\u2019est quelqu\u2019un qui survit, qui regarde les autres tenir debout, et qui n\u2019ose pas encore se compter franchement parmi eux. ",
"image": "https:\/\/ledibbouk.net\/IMG\/logo\/img_3830.jpg?1764316219",
"tags": ["palimpsestes"]
}
,{
"id": "https:\/\/ledibbouk.net\/3-aout-2019.html",
"url": "https:\/\/ledibbouk.net\/3-aout-2019.html",
"title": "3 ao\u00fbt 2019",
"date_published": "2019-08-03T06:38:00Z",
"date_modified": "2025-12-20T22:50:08Z",
"author": {"name": "Patrick Blanchon"},
"content_html": " J\u2019\u00e9tais encore gamin quand je voyais surgir le visage arborant de longues et fines moustaches soign\u00e9es du peintre Dali pour me vanter la folie que lui procurait la marque de chocolat Lanvin, je n\u2019\u00e9tais pas plus \u00e2g\u00e9 quand Fernandel Don Camillo vantait une c\u00e9l\u00e8bre marque de nouilles et que, d\u2019ailleurs, ma m\u00e8re ne manquait pas d\u2019en acheter. Et j\u2019arrivais au bord de l\u2019\u00e2ge adulte lorsque le chanteur Serge Gainsbourg, enfilant son personnage de Gainsbarre, br\u00fbla devant les yeux ahuris des Fran\u00e7ais un bifton de 500 francs pour expliquer ce qu\u2019il gagnait une fois que le fisc avait pr\u00e9lev\u00e9 son « d\u00fb ». Ces images, je les ai conserv\u00e9es soigneusement dans un recoin de ma cervelle et puis, plus tard, quand j\u2019ai appris par Shakespeare que l\u2019existence n\u2019\u00e9tait qu\u2019un th\u00e9\u00e2tre, j\u2019ai trouv\u00e9 l\u2019id\u00e9e int\u00e9ressante mais je n\u2019\u00e9tais pas encore en mesure d\u2019effectuer des liens avec mes souvenirs t\u00e9l\u00e9visuels. Pour que la connaissance parvienne \u00e0 maturit\u00e9 le savoir ne sert \u00e0 rien contre l\u2019exp\u00e9rience de la r\u00e9alit\u00e9. Comme je l\u2019ai probablement dit d\u00e9j\u00e0, j\u2019ai \u00e9t\u00e9, pendant longtemps, contre l\u2019usage des r\u00e9seaux sociaux, n\u2019en comprenant gu\u00e8re l\u2019int\u00e9r\u00eat, trouvant m\u00eame cela superficiel et vain jusqu\u2019\u00e0 ce que je me retrouve avec un stock imposant de toiles dans le fond de mon atelier et que je me d\u00e9cide \u00e0 les sortir pour les montrer et pour, si possible, me d\u00e9sencombrer. \u00catre peintre aujourd\u2019hui n\u00e9cessite, si toutefois on veut vivre de sa peinture, de la montrer le plus largement possible. C\u2019est donc un peu \u00e0 contre-c\u0153ur que je me suis d\u00e9cid\u00e9 \u00e0 ouvrir un compte Facebook, mais comme on dit « n\u00e9cessit\u00e9 fait foi ». La premi\u00e8re chose qu\u2019on m\u2019a demand\u00e9 de remplir fut mon « profil ». Et lorsque je r\u00e9fl\u00e9chis \u00e0 ce terme si particulier, je ne peux m\u2019emp\u00eacher de me demander pourquoi les cr\u00e9ateurs du site ont d\u00e9cid\u00e9 de nommer cette pr\u00e9sentation de soi ainsi. Ce n\u2019est pas une image de face qu\u2019on nous r\u00e9clame mais un « profil ». Appara\u00eetre sous un profil, c\u2019est la plupart du temps vouloir qu\u2019il soit le meilleur possible suivant les intentions qui dirigent nos actions. J\u2019avoue ne pas avoir tout de suite pens\u00e9 \u00e0 cela en remplissant, sans oublier de maugr\u00e9er un peu, ce fameux profil. Depuis, je me suis pris s\u00e9rieusement au jeu et je ne cesse de brouiller les pistes par les divers contenus que je propose quotidiennement. Il y a trois p\u00f4les sur lesquels je travaille : la peinture bien s\u00fbr, la narration d\u2019\u00e9v\u00e9nements r\u00e9els ou imaginaires, et quelques avis sur la politique et la philosophie. Ce qui est int\u00e9ressant finalement, c\u2019est de me rendre compte \u00e0 nouveau de ma volont\u00e9 farouche de rester dans l\u2019\u00e9clectisme apparent aussi bien en peinture, dans l\u2019\u00e9criture, et dans mes inspirations philosophiques parfois color\u00e9es de bouddhisme, de soufisme, quand ce n\u2019est pas de m\u00e9canique quantique. Dans le fond, peu importe qui est vraiment Patrick Blanchon, ce qui compte, c\u2019est seulement sous quel profil il va appara\u00eetre. Dali, dans ses exag\u00e9rations, se prenait pour Dieu, et je peux comprendre qu\u2019\u00e0 force de se tripoter le g\u00e9nie on puisse se d\u00e9clencher m\u00e9caniquement un orgasme mystique\u2026 Mais h\u00e9las je sais aussi d\u00e9sormais que l\u2019impression de toute-puissance n\u2019est l\u00e0 que pour masquer une impuissance profonde ou un « je-m\u2019en-foutisme fondamental ». Peut-\u00eatre qu\u2019entre la pub pour le chocolat, les nouilles et la provocation gainsbourienne il existe quantit\u00e9 de personnages encore \u00e0 cr\u00e9er afin de faire comprendre \u00e0 soi et aux autres que « je » subis les r\u00e8gles de la fiction, comme tout le monde, celles que l\u2019on me propose et celles que je veux bien accepter.<\/p>\n<\/blockquote>\n reprise novembre 2025<\/em><\/p>\n Enfant, je voyais Dali surgir \u00e0 la t\u00e9l\u00e9vision, ses moustaches comme des antennes, pour vendre du chocolat Lanvin en expliquant \u00e0 quel point \u00e7a le rendait fou. Un peu plus tard, Fernandel, en Don Camillo domestiqu\u00e9, vantait des nouilles que ma m\u00e8re achetait sans discuter. \u00c0 l\u2019approche de l\u2019\u00e2ge adulte, c\u2019est Gainsbourg en Gainsbarre qui br\u00fblait un billet de 500 francs en direct pour montrer ce qu\u2019il lui restait apr\u00e8s le fisc. Ces trois images, je les ai gard\u00e9es longtemps dans un coin de la t\u00eate sans savoir quoi en faire : un peintre transform\u00e9 en logo, un cur\u00e9 de cin\u00e9ma recycl\u00e9 en bonimenteur, un chanteur qui joue au martyr fiscal en br\u00fblant ce que les autres comptent \u00e0 la pi\u00e8ce. Plus tard seulement, en tombant sur la phrase de Shakespeare sur le th\u00e9\u00e2tre du monde, j\u2019ai cru tenir une cl\u00e9 : tout \u00e7a n\u2019\u00e9tait que sc\u00e8ne. Mais entre le savoir et l\u2019exp\u00e9rience, il m\u2019a fallu des ann\u00e9es. Quand j\u2019ai fini par ouvrir un compte Facebook, ce n\u2019\u00e9tait pas par go\u00fbt de la modernit\u00e9, c\u2019\u00e9tait parce que l\u2019atelier se remplissait de toiles invendues. Pour vivre de la peinture, il fallait « montrer ». J\u2019ai donc c\u00e9d\u00e9, \u00e0 contre-c\u0153ur, en me disant que « n\u00e9cessit\u00e9 fait foi », et le premier \u00e9cran que le site m\u2019a oppos\u00e9 m\u2019a demand\u00e9 de remplir mon « profil ». Le mot m\u2019a arr\u00eat\u00e9 plus que je ne l\u2019ai reconnu. On ne me demandait pas qui j\u2019\u00e9tais, mais sous quel angle j\u2019acceptais d\u2019appara\u00eetre. J\u2019ai \u00e9crit quelques lignes en maugr\u00e9ant, une bio qui me semblait d\u00e9j\u00e0 fausse au moment o\u00f9 je la tapais : peintre, un peu ceci, un peu cela, quelques r\u00e9f\u00e9rences, deux ou trois poses. Puis j\u2019ai commenc\u00e9 \u00e0 poster et, tr\u00e8s vite, j\u2019ai d\u00e9couvert que je prenais go\u00fbt au jeu. Je disais que je voulais « brouiller les pistes », mais je tournais toujours autour des m\u00eames trois centres : montrer des tableaux, raconter des \u00e9pisodes plus ou moins r\u00e9els, l\u00e2cher de temps \u00e0 autre un avis sur la politique ou la philosophie. L\u2019\u00e9clectisme dont je me flattais n\u2019\u00e9tait qu\u2019un style de profil : un peintre qui lit, qui pense, qui m\u00e9dite vaguement en citant le bouddhisme, le soufisme ou la m\u00e9canique quantique. Je croyais me d\u00e9rober, je me fabriquais un personnage. Dans ce personnage, il y avait quelque chose de Dali se prenant pour Dieu en direct, s\u00fbr que sa moindre grimace valait concept. Je me suis souvent surpris \u00e0 tripoter mentalement mon « g\u00e9nie » en esp\u00e9rant d\u00e9clencher, moi aussi, une esp\u00e8ce d\u2019orgasme mystique \u00e0 la vue de mes publications. Avec le temps, j\u2019ai compris que cette impression de toute-puissance \u2013 multiplier les images, les avis, les anecdotes \u2013 servait surtout \u00e0 couvrir une impuissance plus triviale : la difficult\u00e9 \u00e0 rester l\u00e0, sans r\u00f4le, devant la toile ou devant la page, sans public suppos\u00e9. Entre la pub pour le chocolat, les nouilles, le billet br\u00fbl\u00e9 et mon profil Facebook, la distance est moins grande que je ne le croyais. Je ne fais que d\u00e9cliner, \u00e0 ma petite \u00e9chelle, la m\u00eame r\u00e8gle : accepter de jouer dans la fiction qu\u2019on me propose ou que je bricole moi-m\u00eame. La seule diff\u00e9rence, c\u2019est que maintenant je vois un peu mieux le dispositif. Je sais que chaque fois que je remplis un « profil », je d\u00e9coupe mon visage, je choisis mon c\u00f4t\u00e9, et je laisse le reste dans l\u2019ombre.<\/p>\n En r\u00e9sum\u00e9<\/strong> : cette derni\u00e8re version nous montre un type qui, en 2019, est d\u00e9j\u00e0 tr\u00e8s conscient des mises en sc\u00e8ne (pub, th\u00e9\u00e2tre, profil), d\u00e9j\u00e0 pris dedans, d\u00e9j\u00e0 tent\u00e9 par le r\u00f4le du peintre \u00e9clectique qui plane un peu au-dessus, et en m\u00eame temps d\u00e9j\u00e0 porteur de la lucidit\u00e9 qui permettra plus tard de d\u00e9monter ce num\u00e9ro. Tu n\u2019\u00e9tais pas aveugle ; tu \u00e9tais \u00e0 moiti\u00e9 complice, \u00e0 moiti\u00e9 critique. Et c\u2019est exactement ce m\u00e9lange-l\u00e0 qu\u2019on voit remonter maintenant.<\/p>",
"content_text": " >J\u2019\u00e9tais encore gamin quand je voyais surgir le visage arborant de longues et fines moustaches soign\u00e9es du peintre Dali pour me vanter la folie que lui procurait la marque de chocolat Lanvin, je n\u2019\u00e9tais pas plus \u00e2g\u00e9 quand Fernandel Don Camillo vantait une c\u00e9l\u00e8bre marque de nouilles et que, d\u2019ailleurs, ma m\u00e8re ne manquait pas d\u2019en acheter. Et j\u2019arrivais au bord de l\u2019\u00e2ge adulte lorsque le chanteur Serge Gainsbourg, enfilant son personnage de Gainsbarre, br\u00fbla devant les yeux ahuris des Fran\u00e7ais un bifton de 500 francs pour expliquer ce qu\u2019il gagnait une fois que le fisc avait pr\u00e9lev\u00e9 son \u00ab d\u00fb \u00bb. Ces images, je les ai conserv\u00e9es soigneusement dans un recoin de ma cervelle et puis, plus tard, quand j\u2019ai appris par Shakespeare que l\u2019existence n\u2019\u00e9tait qu\u2019un th\u00e9\u00e2tre, j\u2019ai trouv\u00e9 l\u2019id\u00e9e int\u00e9ressante mais je n\u2019\u00e9tais pas encore en mesure d\u2019effectuer des liens avec mes souvenirs t\u00e9l\u00e9visuels. Pour que la connaissance parvienne \u00e0 maturit\u00e9 le savoir ne sert \u00e0 rien contre l\u2019exp\u00e9rience de la r\u00e9alit\u00e9. Comme je l\u2019ai probablement dit d\u00e9j\u00e0, j\u2019ai \u00e9t\u00e9, pendant longtemps, contre l\u2019usage des r\u00e9seaux sociaux, n\u2019en comprenant gu\u00e8re l\u2019int\u00e9r\u00eat, trouvant m\u00eame cela superficiel et vain jusqu\u2019\u00e0 ce que je me retrouve avec un stock imposant de toiles dans le fond de mon atelier et que je me d\u00e9cide \u00e0 les sortir pour les montrer et pour, si possible, me d\u00e9sencombrer. \u00catre peintre aujourd\u2019hui n\u00e9cessite, si toutefois on veut vivre de sa peinture, de la montrer le plus largement possible. C\u2019est donc un peu \u00e0 contre-c\u0153ur que je me suis d\u00e9cid\u00e9 \u00e0 ouvrir un compte Facebook, mais comme on dit \u00ab n\u00e9cessit\u00e9 fait foi \u00bb. La premi\u00e8re chose qu\u2019on m\u2019a demand\u00e9 de remplir fut mon \u00ab profil \u00bb. Et lorsque je r\u00e9fl\u00e9chis \u00e0 ce terme si particulier, je ne peux m\u2019emp\u00eacher de me demander pourquoi les cr\u00e9ateurs du site ont d\u00e9cid\u00e9 de nommer cette pr\u00e9sentation de soi ainsi. Ce n\u2019est pas une image de face qu\u2019on nous r\u00e9clame mais un \u00ab profil \u00bb. Appara\u00eetre sous un profil, c\u2019est la plupart du temps vouloir qu\u2019il soit le meilleur possible suivant les intentions qui dirigent nos actions. J\u2019avoue ne pas avoir tout de suite pens\u00e9 \u00e0 cela en remplissant, sans oublier de maugr\u00e9er un peu, ce fameux profil. Depuis, je me suis pris s\u00e9rieusement au jeu et je ne cesse de brouiller les pistes par les divers contenus que je propose quotidiennement. Il y a trois p\u00f4les sur lesquels je travaille : la peinture bien s\u00fbr, la narration d\u2019\u00e9v\u00e9nements r\u00e9els ou imaginaires, et quelques avis sur la politique et la philosophie. Ce qui est int\u00e9ressant finalement, c\u2019est de me rendre compte \u00e0 nouveau de ma volont\u00e9 farouche de rester dans l\u2019\u00e9clectisme apparent aussi bien en peinture, dans l\u2019\u00e9criture, et dans mes inspirations philosophiques parfois color\u00e9es de bouddhisme, de soufisme, quand ce n\u2019est pas de m\u00e9canique quantique. Dans le fond, peu importe qui est vraiment Patrick Blanchon, ce qui compte, c\u2019est seulement sous quel profil il va appara\u00eetre. Dali, dans ses exag\u00e9rations, se prenait pour Dieu, et je peux comprendre qu\u2019\u00e0 force de se tripoter le g\u00e9nie on puisse se d\u00e9clencher m\u00e9caniquement un orgasme mystique\u2026 Mais h\u00e9las je sais aussi d\u00e9sormais que l\u2019impression de toute-puissance n\u2019est l\u00e0 que pour masquer une impuissance profonde ou un \u00ab je-m\u2019en-foutisme fondamental \u00bb. Peut-\u00eatre qu\u2019entre la pub pour le chocolat, les nouilles et la provocation gainsbourienne il existe quantit\u00e9 de personnages encore \u00e0 cr\u00e9er afin de faire comprendre \u00e0 soi et aux autres que \u00ab je \u00bb subis les r\u00e8gles de la fiction, comme tout le monde, celles que l\u2019on me propose et celles que je veux bien accepter. *reprise novembre 2025* Enfant, je voyais Dali surgir \u00e0 la t\u00e9l\u00e9vision, ses moustaches comme des antennes, pour vendre du chocolat Lanvin en expliquant \u00e0 quel point \u00e7a le rendait fou. Un peu plus tard, Fernandel, en Don Camillo domestiqu\u00e9, vantait des nouilles que ma m\u00e8re achetait sans discuter. \u00c0 l\u2019approche de l\u2019\u00e2ge adulte, c\u2019est Gainsbourg en Gainsbarre qui br\u00fblait un billet de 500 francs en direct pour montrer ce qu\u2019il lui restait apr\u00e8s le fisc. Ces trois images, je les ai gard\u00e9es longtemps dans un coin de la t\u00eate sans savoir quoi en faire : un peintre transform\u00e9 en logo, un cur\u00e9 de cin\u00e9ma recycl\u00e9 en bonimenteur, un chanteur qui joue au martyr fiscal en br\u00fblant ce que les autres comptent \u00e0 la pi\u00e8ce. Plus tard seulement, en tombant sur la phrase de Shakespeare sur le th\u00e9\u00e2tre du monde, j\u2019ai cru tenir une cl\u00e9 : tout \u00e7a n\u2019\u00e9tait que sc\u00e8ne. Mais entre le savoir et l\u2019exp\u00e9rience, il m\u2019a fallu des ann\u00e9es. Quand j\u2019ai fini par ouvrir un compte Facebook, ce n\u2019\u00e9tait pas par go\u00fbt de la modernit\u00e9, c\u2019\u00e9tait parce que l\u2019atelier se remplissait de toiles invendues. Pour vivre de la peinture, il fallait \u00ab montrer \u00bb. J\u2019ai donc c\u00e9d\u00e9, \u00e0 contre-c\u0153ur, en me disant que \u00ab n\u00e9cessit\u00e9 fait foi \u00bb, et le premier \u00e9cran que le site m\u2019a oppos\u00e9 m\u2019a demand\u00e9 de remplir mon \u00ab profil \u00bb. Le mot m\u2019a arr\u00eat\u00e9 plus que je ne l\u2019ai reconnu. On ne me demandait pas qui j\u2019\u00e9tais, mais sous quel angle j\u2019acceptais d\u2019appara\u00eetre. J\u2019ai \u00e9crit quelques lignes en maugr\u00e9ant, une bio qui me semblait d\u00e9j\u00e0 fausse au moment o\u00f9 je la tapais : peintre, un peu ceci, un peu cela, quelques r\u00e9f\u00e9rences, deux ou trois poses. Puis j\u2019ai commenc\u00e9 \u00e0 poster et, tr\u00e8s vite, j\u2019ai d\u00e9couvert que je prenais go\u00fbt au jeu. Je disais que je voulais \u00ab brouiller les pistes \u00bb, mais je tournais toujours autour des m\u00eames trois centres : montrer des tableaux, raconter des \u00e9pisodes plus ou moins r\u00e9els, l\u00e2cher de temps \u00e0 autre un avis sur la politique ou la philosophie. L\u2019\u00e9clectisme dont je me flattais n\u2019\u00e9tait qu\u2019un style de profil : un peintre qui lit, qui pense, qui m\u00e9dite vaguement en citant le bouddhisme, le soufisme ou la m\u00e9canique quantique. Je croyais me d\u00e9rober, je me fabriquais un personnage. Dans ce personnage, il y avait quelque chose de Dali se prenant pour Dieu en direct, s\u00fbr que sa moindre grimace valait concept. Je me suis souvent surpris \u00e0 tripoter mentalement mon \u00ab g\u00e9nie \u00bb en esp\u00e9rant d\u00e9clencher, moi aussi, une esp\u00e8ce d\u2019orgasme mystique \u00e0 la vue de mes publications. Avec le temps, j\u2019ai compris que cette impression de toute-puissance \u2013 multiplier les images, les avis, les anecdotes \u2013 servait surtout \u00e0 couvrir une impuissance plus triviale : la difficult\u00e9 \u00e0 rester l\u00e0, sans r\u00f4le, devant la toile ou devant la page, sans public suppos\u00e9. Entre la pub pour le chocolat, les nouilles, le billet br\u00fbl\u00e9 et mon profil Facebook, la distance est moins grande que je ne le croyais. Je ne fais que d\u00e9cliner, \u00e0 ma petite \u00e9chelle, la m\u00eame r\u00e8gle : accepter de jouer dans la fiction qu\u2019on me propose ou que je bricole moi-m\u00eame. La seule diff\u00e9rence, c\u2019est que maintenant je vois un peu mieux le dispositif. Je sais que chaque fois que je remplis un \u00ab profil \u00bb, je d\u00e9coupe mon visage, je choisis mon c\u00f4t\u00e9, et je laisse le reste dans l\u2019ombre. **En r\u00e9sum\u00e9** : cette derni\u00e8re version nous montre un type qui, en 2019, est d\u00e9j\u00e0 tr\u00e8s conscient des mises en sc\u00e8ne (pub, th\u00e9\u00e2tre, profil), d\u00e9j\u00e0 pris dedans, d\u00e9j\u00e0 tent\u00e9 par le r\u00f4le du peintre \u00e9clectique qui plane un peu au-dessus, et en m\u00eame temps d\u00e9j\u00e0 porteur de la lucidit\u00e9 qui permettra plus tard de d\u00e9monter ce num\u00e9ro. Tu n\u2019\u00e9tais pas aveugle ; tu \u00e9tais \u00e0 moiti\u00e9 complice, \u00e0 moiti\u00e9 critique. Et c\u2019est exactement ce m\u00e9lange-l\u00e0 qu\u2019on voit remonter maintenant. ",
"image": "https:\/\/ledibbouk.net\/IMG\/logo\/img_3838.jpg?1764315482",
"tags": ["palimpsestes"]
}
,{
"id": "https:\/\/ledibbouk.net\/02-aout-2019.html",
"url": "https:\/\/ledibbouk.net\/02-aout-2019.html",
"title": "02 ao\u00fbt 2019",
"date_published": "2019-08-02T06:10:00Z",
"date_modified": "2025-12-20T22:50:19Z",
"author": {"name": "Patrick Blanchon"},
"content_html": " D\u2019apr\u00e8s une trouvaille de nos chercheurs sur le ciboulot, nous poss\u00e9derions toute une collection de r\u00e9cepteurs dou\u00e9s de la facult\u00e9 de produire en nous la m\u00eame sensation que lorsque nous fumons du cannabis. En tant qu\u2019usine chimique autonome, notre corps rec\u00e8le encore de nombreux prodiges qui ne sont enseign\u00e9s par aucune \u00e9cole et que nous devons apprendre par nous-m\u00eames. Donc on peut se mettre \u00e0 fumer du cannabis pour cr\u00e9er facilement cet \u00e9tat si on ne sait pas le mettre en route soi-m\u00eame. On se rend \u00e0 un coin de rue, on donne une somme et on repart avec son petit bout de shit envelopp\u00e9 dans de l\u2019alu en continuant \u00e0 croire que la sensation merveilleuse d\u2019\u00eatre « stone » ne peut \u00eatre produite que par un facteur ext\u00e9rieur. Le probl\u00e8me, c\u2019est que nos chercheurs en ciboulot nous apprennent aussi qu\u2019au bout de 30 jours \u00e0 ce r\u00e9gime, la facult\u00e9 de prendre des d\u00e9cisions s\u2019amenuise. Nous sommes alors victimes d\u2019un manque de r\u00e9flexe, qui peut provoquer des accidents pour nous-m\u00eames ou d\u2019autres. Vouloir l\u00e9galiser le cannabis, comme il en est parfois question et comme cela a d\u00e9j\u00e0 \u00e9t\u00e9 r\u00e9alis\u00e9 dans certains pays, c\u2019est s\u2019engager vers un effondrement pour les consommateurs \u00e0 plus ou moins long terme. Je n\u2019imagine pas que le chauffeur du bus qui m\u2019emporte vers mon travail fume du cannabis, m\u00eame chose pour mon m\u00e9decin, mon chirurgien, mon dentiste\u2026 bref, tous ceux pour qui la prise de d\u00e9cision est une n\u00e9cessit\u00e9 de chaque instant. Si on se pose la question « Mais \u00e0 qui profite vraiment la l\u00e9galisation du cannabis ? » ce n\u2019est pas aux consommateurs, pas aux vendeurs non plus dont le petit commerce va p\u00e9ricliter en entra\u00eenant bien s\u00fbr une nouvelle orientation soit vers des drogues plus dures, soit vers la violence. Le seul b\u00e9n\u00e9ficiaire, vraiment, finalement, sera l\u2019\u00c9tat, qui pourra pr\u00e9lever son imp\u00f4t sur l\u2019ignorance g\u00e9n\u00e9rale et sous couvert de d\u00e9mocratisation bien entendu. Mais revenons \u00e0 cette histoire de r\u00e9cepteurs que nous poss\u00e9dons pour cr\u00e9er l\u2019\u00e9tat particulier que recherchent les fumeurs de cannabis. Dans le fond, que recherchons-nous sinon une ivresse ? Cette ivresse, en tant que peintre, je la connais bien et je suis capable de vous en parler un peu afin de vous donner une piste. Quand je peins, je p\u00e9n\u00e8tre dans l\u2019instant, il n\u2019y a plus de notion du temps, je ne suis plus soumis \u00e0 l\u2019entropie g\u00e9n\u00e9rale et je retrouve sous toutes les pelures d\u2019oignons cette formidable pr\u00e9sence\/absence que constitue le fait d\u2019\u00eatre au monde. Cette sensation d\u2019ivresse, je la retrouve quand je marche dans la rue et que je porte mon attention sur tout ce qui m\u2019entoure en taisant mes pens\u00e9es. Cette sensation d\u2019ivresse, je la retrouve quand je plonge mon regard au fond d\u2019un regard et que je m\u2019\u00e9merveille de comprendre que l\u2019autre et moi ne faisons qu\u2019un et deux et la suite innombrable de toutes les manifestations de l\u2019\u00eatre. Ce peut \u00eatre dans l\u2019\u0153il d\u2019un oiseau, dans celui d\u2019un chat, dans celui d\u2019un poisson, peu importe, l\u2019\u00eatre est toujours l\u00e0 partout o\u00f9 mon regard se pose. Et cela fait bien longtemps que j\u2019ai renonc\u00e9 \u00e0 tous les facteurs ext\u00e9rieurs dont je croyais avoir besoin pour p\u00e9n\u00e9trer dans cette ivresse.<\/p>\n<\/blockquote>\n En 2019, j\u2019\u00e9crivais que « notre corps, usine chimique autonome, rec\u00e8le des r\u00e9cepteurs capables de produire la m\u00eame sensation que lorsque nous fumons du cannabis ». Je parlais de « chercheurs sur le ciboulot », de « facult\u00e9 de d\u00e9cision qui s\u2019amenuise au bout de trente jours », de chauffeurs de bus et de dentistes que je ne voulais surtout pas imaginer stone. \u00c0 l\u2019\u00e9poque, \u00e7a me semblait s\u00e9rieux, presque responsable. Aujourd\u2019hui, je vois surtout un type qui se rassure en parlant comme un petit minist\u00e8re de la sant\u00e9 portatif. Je ne dis nulle part si j\u2019ai fum\u00e9, comment, avec qui, ce que \u00e7a m\u2019a fait. Je m\u2019installe directement au-dessus des autres : les consommateurs, les vendeurs, l\u2019\u00c9tat, les pauvres types qui vont « p\u00e9ricliter ». Je sais pour eux. Moi, je suis d\u00e9j\u00e0 ailleurs.<\/p>\n Cet « ailleurs », je le nomme « ivresse » et je le pose du c\u00f4t\u00e9 de la peinture. L\u00e0 encore, en 2019, \u00e7a me paraissait \u00e9l\u00e9gant : refuser la drogue pour lui pr\u00e9f\u00e9rer l\u2019atelier, la marche, le regard. Je parlais d\u2019« entropie g\u00e9n\u00e9rale », de « pr\u00e9sence\/absence », d\u2019« \u00eatre au monde » avec des mots qui m\u2019impressionnaient moi-m\u00eame. Ce que je ne disais pas, c\u2019est \u00e0 quel point j\u2019avais peur de l\u00e2cher prise. Je me m\u00e9fiais du joint comme d\u2019un coup de gomme sur la seule chose \u00e0 laquelle je tenais : ma capacit\u00e9 \u00e0 d\u00e9cider, \u00e0 tenir la barre. Alors j\u2019ai fabriqu\u00e9 cette petite th\u00e9orie : il y aurait les autres, qui se d\u00e9responsabilisent avec le cannabis, et moi, peintre lucide, capable d\u2019atteindre l\u2019ivresse par la seule intensit\u00e9 de mon regard.<\/p>\n Relu aujourd\u2019hui, ce texte m\u2019apprend moins sur le cannabis que sur cette posture-l\u00e0. Je vois quelqu\u2019un qui ne supporte pas l\u2019id\u00e9e d\u2019\u00eatre comme tout le monde, qui pr\u00e9f\u00e8re imaginer des chauffeurs de bus drogu\u00e9s plut\u00f4t que regarder sa propre mani\u00e8re d\u2019\u00e9chapper \u00e0 ce qu\u2019il ressent. Je vois aussi un homme qui, d\u00e9j\u00e0, pressent que quelque chose en lui r\u00e9clame une forme d\u2019ivresse, mais qui tient absolument \u00e0 la qualifier de « bonne » : la peinture, la marche, les yeux des chats, les poissons, tout sauf admettre qu\u2019il est travers\u00e9 par la m\u00eame faim que ceux qu\u2019il admoneste.<\/p>\n Si je r\u00e9\u00e9cris ce texte maintenant, ce n\u2019est pas pour donner mon avis sur la l\u00e9galisation. C\u2019est pour noter ceci : en 2019, j\u2019avais besoin du cannabis comme repoussoir pour me fabriquer un r\u00f4le, celui du peintre qui plane propre. Ce r\u00f4le m\u2019a servi un temps. Il m\u2019a aussi emp\u00each\u00e9 de voir \u00e0 quel point je n\u2019avais aucune sympathie pour moi-m\u00eame ni pour les autres, d\u00e8s qu\u2019il \u00e9tait question de faiblesse, de fuite, de b\u00e9quilles. Aujourd\u2019hui, je ne sais toujours pas quoi penser du cannabis, mais je commence \u00e0 voir le ton que je prends quand j\u2019essaie de penser \u00e0 la place des autres. C\u2019est d\u00e9j\u00e0 un progr\u00e8s : je n\u2019ai plus envie d\u2019\u00e9crire des sermons d\u00e9guis\u00e9s en m\u00e9ditations sur l\u2019ivresse.<\/p>",
"content_text": " >D\u2019apr\u00e8s une trouvaille de nos chercheurs sur le ciboulot, nous poss\u00e9derions toute une collection de r\u00e9cepteurs dou\u00e9s de la facult\u00e9 de produire en nous la m\u00eame sensation que lorsque nous fumons du cannabis. En tant qu\u2019usine chimique autonome, notre corps rec\u00e8le encore de nombreux prodiges qui ne sont enseign\u00e9s par aucune \u00e9cole et que nous devons apprendre par nous-m\u00eames. Donc on peut se mettre \u00e0 fumer du cannabis pour cr\u00e9er facilement cet \u00e9tat si on ne sait pas le mettre en route soi-m\u00eame. On se rend \u00e0 un coin de rue, on donne une somme et on repart avec son petit bout de shit envelopp\u00e9 dans de l\u2019alu en continuant \u00e0 croire que la sensation merveilleuse d\u2019\u00eatre \u00ab stone \u00bb ne peut \u00eatre produite que par un facteur ext\u00e9rieur. Le probl\u00e8me, c\u2019est que nos chercheurs en ciboulot nous apprennent aussi qu\u2019au bout de 30 jours \u00e0 ce r\u00e9gime, la facult\u00e9 de prendre des d\u00e9cisions s\u2019amenuise. Nous sommes alors victimes d\u2019un manque de r\u00e9flexe, qui peut provoquer des accidents pour nous-m\u00eames ou d\u2019autres. Vouloir l\u00e9galiser le cannabis, comme il en est parfois question et comme cela a d\u00e9j\u00e0 \u00e9t\u00e9 r\u00e9alis\u00e9 dans certains pays, c\u2019est s\u2019engager vers un effondrement pour les consommateurs \u00e0 plus ou moins long terme. Je n\u2019imagine pas que le chauffeur du bus qui m\u2019emporte vers mon travail fume du cannabis, m\u00eame chose pour mon m\u00e9decin, mon chirurgien, mon dentiste\u2026 bref, tous ceux pour qui la prise de d\u00e9cision est une n\u00e9cessit\u00e9 de chaque instant. Si on se pose la question \u00ab Mais \u00e0 qui profite vraiment la l\u00e9galisation du cannabis ? \u00bb ce n\u2019est pas aux consommateurs, pas aux vendeurs non plus dont le petit commerce va p\u00e9ricliter en entra\u00eenant bien s\u00fbr une nouvelle orientation soit vers des drogues plus dures, soit vers la violence. Le seul b\u00e9n\u00e9ficiaire, vraiment, finalement, sera l\u2019\u00c9tat, qui pourra pr\u00e9lever son imp\u00f4t sur l\u2019ignorance g\u00e9n\u00e9rale et sous couvert de d\u00e9mocratisation bien entendu. Mais revenons \u00e0 cette histoire de r\u00e9cepteurs que nous poss\u00e9dons pour cr\u00e9er l\u2019\u00e9tat particulier que recherchent les fumeurs de cannabis. Dans le fond, que recherchons-nous sinon une ivresse ? Cette ivresse, en tant que peintre, je la connais bien et je suis capable de vous en parler un peu afin de vous donner une piste. Quand je peins, je p\u00e9n\u00e8tre dans l\u2019instant, il n\u2019y a plus de notion du temps, je ne suis plus soumis \u00e0 l\u2019entropie g\u00e9n\u00e9rale et je retrouve sous toutes les pelures d\u2019oignons cette formidable pr\u00e9sence\/absence que constitue le fait d\u2019\u00eatre au monde. Cette sensation d\u2019ivresse, je la retrouve quand je marche dans la rue et que je porte mon attention sur tout ce qui m\u2019entoure en taisant mes pens\u00e9es. Cette sensation d\u2019ivresse, je la retrouve quand je plonge mon regard au fond d\u2019un regard et que je m\u2019\u00e9merveille de comprendre que l\u2019autre et moi ne faisons qu\u2019un et deux et la suite innombrable de toutes les manifestations de l\u2019\u00eatre. Ce peut \u00eatre dans l\u2019\u0153il d\u2019un oiseau, dans celui d\u2019un chat, dans celui d\u2019un poisson, peu importe, l\u2019\u00eatre est toujours l\u00e0 partout o\u00f9 mon regard se pose. Et cela fait bien longtemps que j\u2019ai renonc\u00e9 \u00e0 tous les facteurs ext\u00e9rieurs dont je croyais avoir besoin pour p\u00e9n\u00e9trer dans cette ivresse. *Reprise novembre 2025* En 2019, j\u2019\u00e9crivais que \u00ab notre corps, usine chimique autonome, rec\u00e8le des r\u00e9cepteurs capables de produire la m\u00eame sensation que lorsque nous fumons du cannabis \u00bb. Je parlais de \u00ab chercheurs sur le ciboulot \u00bb, de \u00ab facult\u00e9 de d\u00e9cision qui s\u2019amenuise au bout de trente jours \u00bb, de chauffeurs de bus et de dentistes que je ne voulais surtout pas imaginer stone. \u00c0 l\u2019\u00e9poque, \u00e7a me semblait s\u00e9rieux, presque responsable. Aujourd\u2019hui, je vois surtout un type qui se rassure en parlant comme un petit minist\u00e8re de la sant\u00e9 portatif. Je ne dis nulle part si j\u2019ai fum\u00e9, comment, avec qui, ce que \u00e7a m\u2019a fait. Je m\u2019installe directement au-dessus des autres : les consommateurs, les vendeurs, l\u2019\u00c9tat, les pauvres types qui vont \u00ab p\u00e9ricliter \u00bb. Je sais pour eux. Moi, je suis d\u00e9j\u00e0 ailleurs. Cet \u00ab ailleurs \u00bb, je le nomme \u00ab ivresse \u00bb et je le pose du c\u00f4t\u00e9 de la peinture. L\u00e0 encore, en 2019, \u00e7a me paraissait \u00e9l\u00e9gant : refuser la drogue pour lui pr\u00e9f\u00e9rer l\u2019atelier, la marche, le regard. Je parlais d\u2019\u00ab entropie g\u00e9n\u00e9rale \u00bb, de \u00ab pr\u00e9sence\/absence \u00bb, d\u2019\u00ab \u00eatre au monde \u00bb avec des mots qui m\u2019impressionnaient moi-m\u00eame. Ce que je ne disais pas, c\u2019est \u00e0 quel point j\u2019avais peur de l\u00e2cher prise. Je me m\u00e9fiais du joint comme d\u2019un coup de gomme sur la seule chose \u00e0 laquelle je tenais : ma capacit\u00e9 \u00e0 d\u00e9cider, \u00e0 tenir la barre. Alors j\u2019ai fabriqu\u00e9 cette petite th\u00e9orie : il y aurait les autres, qui se d\u00e9responsabilisent avec le cannabis, et moi, peintre lucide, capable d\u2019atteindre l\u2019ivresse par la seule intensit\u00e9 de mon regard. Relu aujourd\u2019hui, ce texte m\u2019apprend moins sur le cannabis que sur cette posture-l\u00e0. Je vois quelqu\u2019un qui ne supporte pas l\u2019id\u00e9e d\u2019\u00eatre comme tout le monde, qui pr\u00e9f\u00e8re imaginer des chauffeurs de bus drogu\u00e9s plut\u00f4t que regarder sa propre mani\u00e8re d\u2019\u00e9chapper \u00e0 ce qu\u2019il ressent. Je vois aussi un homme qui, d\u00e9j\u00e0, pressent que quelque chose en lui r\u00e9clame une forme d\u2019ivresse, mais qui tient absolument \u00e0 la qualifier de \u00ab bonne \u00bb : la peinture, la marche, les yeux des chats, les poissons, tout sauf admettre qu\u2019il est travers\u00e9 par la m\u00eame faim que ceux qu\u2019il admoneste. Si je r\u00e9\u00e9cris ce texte maintenant, ce n\u2019est pas pour donner mon avis sur la l\u00e9galisation. C\u2019est pour noter ceci : en 2019, j\u2019avais besoin du cannabis comme repoussoir pour me fabriquer un r\u00f4le, celui du peintre qui plane propre. Ce r\u00f4le m\u2019a servi un temps. Il m\u2019a aussi emp\u00each\u00e9 de voir \u00e0 quel point je n\u2019avais aucune sympathie pour moi-m\u00eame ni pour les autres, d\u00e8s qu\u2019il \u00e9tait question de faiblesse, de fuite, de b\u00e9quilles. Aujourd\u2019hui, je ne sais toujours pas quoi penser du cannabis, mais je commence \u00e0 voir le ton que je prends quand j\u2019essaie de penser \u00e0 la place des autres. C\u2019est d\u00e9j\u00e0 un progr\u00e8s : je n\u2019ai plus envie d\u2019\u00e9crire des sermons d\u00e9guis\u00e9s en m\u00e9ditations sur l\u2019ivresse. ",
"image": "https:\/\/ledibbouk.net\/IMG\/logo\/img_3831.jpg?1764313802",
"tags": ["palimpsestes"]
}
,{
"id": "https:\/\/ledibbouk.net\/1-aout-2019.html",
"url": "https:\/\/ledibbouk.net\/1-aout-2019.html",
"title": "1 ao\u00fbt 2019",
"date_published": "2019-08-01T05:51:00Z",
"date_modified": "2025-12-20T22:50:32Z",
"author": {"name": "Patrick Blanchon"},
"content_html": " Cette voix ne va pas. Elle me fait mal. Elle touche en moi quelque chose de souffrant, que je ne veux pas entendre. Pour m\u2019extraire de cette vuln\u00e9rabilit\u00e9, je choisis la solution la plus simple : je dis que sa voix est fausse. C\u2019est plus facile comme \u00e7a. \u00c7a ne rend pas le geste moins l\u00e2che, simplement plus clair.\nLe fait d\u2019en prendre conscience maintenant devrait me suffire. Au lieu de \u00e7a, je m\u2019en afflige. « Non, voil\u00e0 comme elle est », \u00e9crit Michaux. Je n\u2019en suis pas l\u00e0.\nCes textes ne sont pas « aboutis ». Je ne sais m\u00eame plus ce que ce mot peut vouloir dire. Tout ce que je rep\u00e8re d\u00e9sormais, ce sont leurs faux-plis, leurs fuites, leurs arrangements avec ce que j\u2019appelle maintenant la r\u00e9alit\u00e9.\nJe triche en tentant de r\u00e9\u00e9crire des conneries sur des conneries. Je fais tout le contraire de ce que je fais en peinture. Ces textes avaient disparu ; je suis all\u00e9 les rep\u00eacher dans une vieille sauvegarde. Je n\u2019ai pas su les laisser morts.\nOu alors je peux prendre les choses autrement : mesurer \u00e0 quel point je ne me porte aucune sympathie.\nCe manque de sympathie n’est m\u00eame pas une trag\u00e9die, c’est tout simplement pu\u00e9ril.\nEn v\u00e9rit\u00e9, je ne pousse pas les textes \u00e0 bout, je me pousse moi, et c\u2019est moi qui l\u00e2che le premier.\nQuant \u00e0 ce que j\u2019appelle ma t\u00e9nacit\u00e9, mon obstination, j\u2019ai bien peur que ce soit simplement une obstination born\u00e9e \u00e0 persister dans la m\u00eame erreur.<\/p>",
"content_text": " Cette voix ne va pas. Elle me fait mal. Elle touche en moi quelque chose de souffrant, que je ne veux pas entendre. Pour m\u2019extraire de cette vuln\u00e9rabilit\u00e9, je choisis la solution la plus simple : je dis que sa voix est fausse. C\u2019est plus facile comme \u00e7a. \u00c7a ne rend pas le geste moins l\u00e2che, simplement plus clair. Le fait d\u2019en prendre conscience maintenant devrait me suffire. Au lieu de \u00e7a, je m\u2019en afflige. \u00ab Non, voil\u00e0 comme elle est \u00bb, \u00e9crit Michaux. Je n\u2019en suis pas l\u00e0. Ces textes ne sont pas \u00ab aboutis \u00bb. Je ne sais m\u00eame plus ce que ce mot peut vouloir dire. Tout ce que je rep\u00e8re d\u00e9sormais, ce sont leurs faux-plis, leurs fuites, leurs arrangements avec ce que j\u2019appelle maintenant la r\u00e9alit\u00e9. Je triche en tentant de r\u00e9\u00e9crire des conneries sur des conneries. Je fais tout le contraire de ce que je fais en peinture. Ces textes avaient disparu ; je suis all\u00e9 les rep\u00eacher dans une vieille sauvegarde. Je n\u2019ai pas su les laisser morts. Ou alors je peux prendre les choses autrement : mesurer \u00e0 quel point je ne me porte aucune sympathie. Ce manque de sympathie n'est m\u00eame pas une trag\u00e9die, c'est tout simplement pu\u00e9ril. En v\u00e9rit\u00e9, je ne pousse pas les textes \u00e0 bout, je me pousse moi, et c\u2019est moi qui l\u00e2che le premier. Quant \u00e0 ce que j\u2019appelle ma t\u00e9nacit\u00e9, mon obstination, j\u2019ai bien peur que ce soit simplement une obstination born\u00e9e \u00e0 persister dans la m\u00eame erreur. ",
"image": "https:\/\/ledibbouk.net\/IMG\/logo\/img_3836.jpg?1764312711",
"tags": []
}
]
}\n
\n
\n
\n
\n
\n
\n
\n
\n
\n
\n
\n
\n
\n
\n
\n
\n
\n
\n
\n
\n
\n
\n
\n
\n\n
\n*Reprise novembre 2025*\n