Tu sais, petit, l’important dans la vie c’est de savoir traverser le miroir.<\/li>\n<\/ul>",
"content_text": " Pour la plupart des gens, quand ils voient un type en guenilles, un clodo, ils regardent leur montre, leur portable, le sol ou je ne sais quoi du moment que ce n'est pas justement ce type. Ils ne prennent m\u00eame pas un instant pour y penser, ils zappent. Ils continuent leur trajectoire pour se rendre \u00e0 un lieu plus ou moins d\u00e9termin\u00e9 dans leur esprit, le seul fait d'avoir une destination les r\u00e9conforte, si on peut dire. C'est comme \u00e7a que j'ai aper\u00e7u le type sur le banc en train de s'enfiler une bi\u00e8re \u00e0 haute teneur en alcool, une grosse canette noire et argent\u00e9e et quand je passe \u00e0 sa port\u00e9e, \u00e9videmment, il me h\u00e8le pour me r\u00e9clamer deux ronds. Du coup, c'est pas le jour, je me dis, je continue ma route sauf que moi je n'ai pas vraiment de destination ce matin-l\u00e0 pr\u00e9cis\u00e9ment. Du coup je me retourne et je lui fais un joli doigt d'honneur. Y a des matins comme \u00e7a o\u00f9 je ne suis pas \u00e0 prendre avec des pincettes. Et puis je l'entends gueuler \u00e9videmment, \u00ab connard \u00bb et l\u00e0 j'ai envie de revenir sur mes pas pour lui en flanquer une mais bon je me dis : ce pauvre type n'y est franchement pour rien si tu t'es s\u00e9par\u00e9 d'avec Fran\u00e7oise. Du coup c'est une petite \u00e9claircie et je me sens g\u00e9n\u00e9reux rien que pour \u00e7a, alors j'y retourne et je m'assieds m\u00eame \u00e0 c\u00f4t\u00e9 de lui. - Tu me traites de connard parce que je te file pas deux ronds ? je demande. Il est un peu \u00e9tonn\u00e9 que je me sois assis alors il b\u00e9gaie... - Non mais ras le bol, \u00e7a fait deux heures que je fais la manche, personne ne me regarde. - Du coup moi je te regarde, je r\u00e9ponds. Effectivement il est en lambeaux, il doit tra\u00eener dans la rue depuis des jours et il schlingue. - Bon, admettons que je te file deux ronds comme tu dis, \u00e7a va t'avancer \u00e0 quoi ? \u00c7a va pas modifier ta situation en profondeur. - T'es psy ? il me lance. - Non, je ne suis pas psy, je suis juste en train de me demander ce que je ferais moi dans ta situation. - Oui mais t'es pas dans ma situation, personne ne l'est, y a que moi dans ma putain de situation, tu piges ? Je sors mon paquet de clopes et je lui en propose une, il me propose sa canette mais je d\u00e9cline poliment. On ne dit rien, on fume. On regarde passer les gens qui ne nous regardent pas. \u00c0 un moment j'ai envie de lui raconter ma s\u00e9paration d'avec Fran\u00e7oise mais je me retiens. Ce mec n'est pas une serpilli\u00e8re, merde, un peu de dignit\u00e9. Et puis en m\u00eame temps c'est lui qui l'a cherch\u00e9, non ? Alors hop, j'entonne mon couplet sur Fran\u00e7oise qu'est une salope et moi \u00e9videmment un mec tr\u00e8s bien sous tous rapports. Il se marre et me traite de gros con. Je souris b\u00e9atement, je l'ai pas vol\u00e9 et en plus je suis content qu'il soit moins con que je le pensais. En m\u00eame temps je rougis un peu, j'ai honte, putain, \u00e7a fait combien d'ann\u00e9es que j'ai pas ressenti de la honte, je ne compte plus. - Tu te crois malin parce que tu es bien habill\u00e9, qu'il me r\u00e9torque, mais t'es qu'un pouilleux de cr\u00e9tin \u00e0 la noix, et en plus je parie que tu y connais rien en mati\u00e8re de bonnes femmes. Je tire sur mon m\u00e9got un peu nerveusement, il m'agace. - Les bourgeoises tu les traites comme des salopes et les salopes tu les traites comme des princesses et tu verras, tu seras plus jamais emmerd\u00e9, me lance-t-il. J'analyse rapidos le propos, il faut dire que ce genre de logique ne m'avait jamais vraiment travers\u00e9, puis en remontant dans ma m\u00e9moire \u00e0 la vitesse de l'\u00e9clair je me dis... ben peut-\u00eatre qu'il n'y a pas que du faux l\u00e0-dedans. Fran\u00e7oise, je l'aurais trop respect\u00e9e, bourgeoise comme elle est, si je lui avais flanqu\u00e9 une bonne main au cul d'embl\u00e9e \u00e7a aurait peut-\u00eatre fait basculer toute l'histoire d'un coup. Une main au cul ou une bonne racl\u00e9e dans le fond, non ? Para\u00eet que \u00e7a existe des femmes qui aiment qu'on les maltraite... En m\u00eame temps \u00e7a me fait chier de penser \u00e0 ces conneries, cette esp\u00e8ce de petit jeu pour se faire aimer ou respecter ou je ne sais quoi, je le trouve nul et je le dis au type. - Oui, avec une logique comme \u00e7a je comprends pourquoi t'es sur un banc. - Connard, c'est moi qui ai choisi d'\u00eatre sur ce banc, c'est pas une fatalit\u00e9. - Ah bon, int\u00e9ressant, je r\u00e9torque. En fait je ne sais pas trop quoi dire \u00e0 \u00e7a. Je ne savais m\u00eame pas qu'on pouvait d\u00e9cider de devenir SDF dans le fond. La conversation tourna en queue de boudin, il me raconta ses ann\u00e9es de L\u00e9gion \u00e9trang\u00e8re et comme je n'adh\u00e9rais pas \u00e0 sa nostalgie militaire, je d\u00e9cidai de tirer une bord\u00e9e vers Saint-Michel. Je lui tendis tout de m\u00eame la main poliment, et il me la serra en ajoutant : - Tu sais, petit, l'important dans la vie c'est de savoir traverser le miroir. ",
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"title": "Au del\u00e0 de l'art",
"date_published": "2019-10-20T06:31:57Z",
"date_modified": "2025-12-20T23:18:27Z",
"author": {"name": "Auteur"},
"content_html": "Au-del\u00e0 de l’art et du mensonge que nous inventons sans cesse pour approcher sa pr\u00e9sence silencieuse, c’est tout l’\u00eatre qui se tient immobile dans une attente ang\u00e9lique. Ang\u00e9lique, c’est-\u00e0-dire avec un sourire, les mains dans les poches, dans une sorte de d\u00e9sabusement inou\u00ef, entre les d\u00e9mons et les gentils qui s’empoignent sans rel\u00e2che dans leur soif immense de reconnaissance.<\/p>\n
Au-del\u00e0 de l’art, c’est sans doute ici que je me sens le mieux dans le fond, \u00e0 fumer avec l’ange et \u00e0 faire des ronds de fum\u00e9e.<\/p>\n
Au-del\u00e0 de l’art, tout ce brouhaha s’\u00e9vanouit lentement mais s\u00fbrement et alors tinte la clochette de la ros\u00e9e sur la feuille de catalpa, comme augment\u00e9e par tous les di\u00e8ses et les b\u00e9mols effondr\u00e9s.<\/p>\n
C’est sans doute l\u00e0 que la paix r\u00e9side, ici et l\u00e0 tout en m\u00eame temps.<\/p>\n
C’est cette intuition qui remonte \u00e0 loin et qui de temps en temps, dans une sorte de gr\u00e2ce parfum\u00e9e, me monte au nez.<\/p>\n
Au-del\u00e0 de l’art il n’y a plus d’urgence, plus de temporalit\u00e9, un dessin d’enfant vaut tout autant que celui des plus grands ma\u00eetres incontest\u00e9s.<\/p>\n
Au-del\u00e0 de l’art, n’est-ce pas ici et l\u00e0 le paradis finalement ?<\/p>",
"content_text": " Au-del\u00e0 de l'art et du mensonge que nous inventons sans cesse pour approcher sa pr\u00e9sence silencieuse, c'est tout l'\u00eatre qui se tient immobile dans une attente ang\u00e9lique. Ang\u00e9lique, c'est-\u00e0-dire avec un sourire, les mains dans les poches, dans une sorte de d\u00e9sabusement inou\u00ef, entre les d\u00e9mons et les gentils qui s'empoignent sans rel\u00e2che dans leur soif immense de reconnaissance. Au-del\u00e0 de l'art, c'est sans doute ici que je me sens le mieux dans le fond, \u00e0 fumer avec l'ange et \u00e0 faire des ronds de fum\u00e9e. Au-del\u00e0 de l'art, tout ce brouhaha s'\u00e9vanouit lentement mais s\u00fbrement et alors tinte la clochette de la ros\u00e9e sur la feuille de catalpa, comme augment\u00e9e par tous les di\u00e8ses et les b\u00e9mols effondr\u00e9s. C'est sans doute l\u00e0 que la paix r\u00e9side, ici et l\u00e0 tout en m\u00eame temps. C'est cette intuition qui remonte \u00e0 loin et qui de temps en temps, dans une sorte de gr\u00e2ce parfum\u00e9e, me monte au nez. Au-del\u00e0 de l'art il n'y a plus d'urgence, plus de temporalit\u00e9, un dessin d'enfant vaut tout autant que celui des plus grands ma\u00eetres incontest\u00e9s. Au-del\u00e0 de l'art, n'est-ce pas ici et l\u00e0 le paradis finalement ? ",
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"title": "Le non-faire ",
"date_published": "2019-10-18T20:02:00Z",
"date_modified": "2025-12-20T23:18:40Z",
"author": {"name": "Patrick Blanchon"},
"content_html": "
Un matin, il s’aper\u00e7ut clairement qu’il \u00e9tait \u00e0 c\u00f4t\u00e9 de la plaque. Ce n’\u00e9tait pas sa vie, il marchait \u00e0 son c\u00f4t\u00e9, s\u00e9par\u00e9 d’elle par la haie que formait la m\u00e9moire. Il tentait de temps en temps de traverser celle-ci bien s\u00fbr mais s’\u00e9corchait la peau. Alors il eut une id\u00e9e simple, parfois il faut du temps et ce jour-l\u00e0 il fut pr\u00eat, il le sentait, c’\u00e9tait maintenant ou jamais.<\/p>\n
Le premier pas qu’il effectua en arri\u00e8re fut un peu maladroit, la peur de chuter \u00e9tait toujours pr\u00e9sente. Au second, il commen\u00e7a \u00e0 prendre un peu d’assurance, mais ce ne fut vraiment qu’\u00e0 partir du cinqui\u00e8me qu’il atteignit enfin la bonne vitesse de croisi\u00e8re.<\/p>\n
Il avan\u00e7a, si l’on peut dire ainsi, \u00e0 reculons depuis le frigo jusqu’\u00e0 la fen\u00eatre comme il le faisait normalement chaque matin pour ouvrir le volet roulant de celle-ci. Il lan\u00e7a alors la main droite pour appuyer sur le commutateur puis la retint et envoya \u00e0 sa place la main gauche en exploration tout en fermant l’\u0153il droit. Ainsi donc il pouvait avoir un pouvoir de modifier l’habitude, cette habitude m\u00eame dans laquelle il s’\u00e9tait confortablement install\u00e9 depuis des ann\u00e9es.<\/p>\n
Cette premi\u00e8re journ\u00e9e, il ne fit rien comme d’habitude justement, c’\u00e9tait une journ\u00e9e test.<\/p>\n
Il dit bonsoir au lieu de bonjour, il demanda \u00e0 la boulang\u00e8re une miche au lieu d’une baguette, il prit le bus plut\u00f4t que le m\u00e9tro et, arriv\u00e9 devant la grande biblioth\u00e8que, il bifurqua soudain pour se rendre au bistrot. Il commanda un scotch sans glace et le but d’un trait puis attrapa le journal qui tra\u00eenait sur le comptoir et commen\u00e7a \u00e0 le lire \u00e0 partir de la derni\u00e8re page, c’\u00e9tait du sport et il se disait qu’il d\u00e9testait le sport, mais justement, pourquoi donc d\u00e9testait-il le sport apr\u00e8s tout ? Et il s’enqu\u00eet aupr\u00e8s de son voisin d’un pronostic \u00e9ventuel sur le match qui allait opposer l’Allemagne \u00e0 la France dans la soir\u00e9e.<\/p>\n
Il fut \u00e9tonn\u00e9 d’entendre une r\u00e9ponse mais ne la prit pas en compte, il misa un gros billet sur le contraire de ce qui lui avait \u00e9t\u00e9 dit. Il perdit bien s\u00fbr son argent et, au lieu de se d\u00e9sesp\u00e9rer, il se rendit chez un traiteur de luxe pour acheter des hu\u00eetres et du champagne, racola un SDF dans la rue qu’il invita \u00e0 partager son magnifique repas.<\/p>\n
Son man\u00e8ge dura ainsi quelques jours et cela allait devenir une nouvelle routine assez vite, il le sentait, quand il se toucha le menton et sentit une barbe drue pointer sous la pulpe de ses doigts.<\/p>\n
Install\u00e9 devant la glace, il empoigna la bombe de mousse \u00e0 raser et, levant les yeux vers son reflet dans la glace, il sursauta car devant lui d\u00e9sormais se tenait un inconnu.<\/p>",
"content_text": " Un matin, il s'aper\u00e7ut clairement qu'il \u00e9tait \u00e0 c\u00f4t\u00e9 de la plaque. Ce n'\u00e9tait pas sa vie, il marchait \u00e0 son c\u00f4t\u00e9, s\u00e9par\u00e9 d'elle par la haie que formait la m\u00e9moire. Il tentait de temps en temps de traverser celle-ci bien s\u00fbr mais s'\u00e9corchait la peau. Alors il eut une id\u00e9e simple, parfois il faut du temps et ce jour-l\u00e0 il fut pr\u00eat, il le sentait, c'\u00e9tait maintenant ou jamais. Le premier pas qu'il effectua en arri\u00e8re fut un peu maladroit, la peur de chuter \u00e9tait toujours pr\u00e9sente. Au second, il commen\u00e7a \u00e0 prendre un peu d'assurance, mais ce ne fut vraiment qu'\u00e0 partir du cinqui\u00e8me qu'il atteignit enfin la bonne vitesse de croisi\u00e8re. Il avan\u00e7a, si l'on peut dire ainsi, \u00e0 reculons depuis le frigo jusqu'\u00e0 la fen\u00eatre comme il le faisait normalement chaque matin pour ouvrir le volet roulant de celle-ci. Il lan\u00e7a alors la main droite pour appuyer sur le commutateur puis la retint et envoya \u00e0 sa place la main gauche en exploration tout en fermant l'\u0153il droit. Ainsi donc il pouvait avoir un pouvoir de modifier l'habitude, cette habitude m\u00eame dans laquelle il s'\u00e9tait confortablement install\u00e9 depuis des ann\u00e9es. Cette premi\u00e8re journ\u00e9e, il ne fit rien comme d'habitude justement, c'\u00e9tait une journ\u00e9e test. Il dit bonsoir au lieu de bonjour, il demanda \u00e0 la boulang\u00e8re une miche au lieu d'une baguette, il prit le bus plut\u00f4t que le m\u00e9tro et, arriv\u00e9 devant la grande biblioth\u00e8que, il bifurqua soudain pour se rendre au bistrot. Il commanda un scotch sans glace et le but d'un trait puis attrapa le journal qui tra\u00eenait sur le comptoir et commen\u00e7a \u00e0 le lire \u00e0 partir de la derni\u00e8re page, c'\u00e9tait du sport et il se disait qu'il d\u00e9testait le sport, mais justement, pourquoi donc d\u00e9testait-il le sport apr\u00e8s tout ? Et il s'enqu\u00eet aupr\u00e8s de son voisin d'un pronostic \u00e9ventuel sur le match qui allait opposer l'Allemagne \u00e0 la France dans la soir\u00e9e. Il fut \u00e9tonn\u00e9 d'entendre une r\u00e9ponse mais ne la prit pas en compte, il misa un gros billet sur le contraire de ce qui lui avait \u00e9t\u00e9 dit. Il perdit bien s\u00fbr son argent et, au lieu de se d\u00e9sesp\u00e9rer, il se rendit chez un traiteur de luxe pour acheter des hu\u00eetres et du champagne, racola un SDF dans la rue qu'il invita \u00e0 partager son magnifique repas. Son man\u00e8ge dura ainsi quelques jours et cela allait devenir une nouvelle routine assez vite, il le sentait, quand il se toucha le menton et sentit une barbe drue pointer sous la pulpe de ses doigts. Install\u00e9 devant la glace, il empoigna la bombe de mousse \u00e0 raser et, levant les yeux vers son reflet dans la glace, il sursauta car devant lui d\u00e9sormais se tenait un inconnu. ",
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"id": "https:\/\/ledibbouk.net\/17-octobre-2019.html",
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"title": "17 octobre 2019",
"date_published": "2019-10-17T20:20:00Z",
"date_modified": "2025-12-20T23:18:51Z",
"author": {"name": "Patrick Blanchon"},
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Tout \u00e0 coup, une vieille histoire refait surface. Celle d’\u0152dipe confront\u00e9 \u00e0 l\u2019\u00e9nigme du sphinx, et un pr\u00e9nom surgit avec elle : Pandore. Que racontait-elle d\u00e9j\u00e0, cette histoire de bo\u00eete interdite, sous l\u2019injonction rus\u00e9e d\u2019H\u00e9siode dans Les Travaux et les Jours ?<\/p>\n
L\u2019\u00e9crivain s\u2019\u00e9tait bien s\u00fbr tromp\u00e9, confondant les traits de Zeus avec ceux du tout-puissant, en livrant un portrait honn\u00eate de sa col\u00e8re. Cette col\u00e8re, n\u00e9e du feu que Prom\u00e9th\u00e9e avait donn\u00e9 aux hommes.<\/p>\n
H\u00e9pha\u00efstos, taciturne, fa\u00e7onna Pandore dans l\u2019argile et l\u2019eau. Ath\u00e9na lui insuffla la vie et lui enseigna l\u2019art des t\u00e2ches manuelles, comme le tissage. N\u2019est-ce pas aussi tisser des mensonges que l\u2019on fait dans ces vieux r\u00e9cits ?<\/p>\n
Aphrodite lui conf\u00e9ra une beaut\u00e9 incomparable, et Apollon lui donna le talent d\u2019une musicienne hors pair. Enfin, Herm\u00e8s la dota du don de mentir, tout en glissant en elle cette \"petite\" qualit\u00e9 : la curiosit\u00e9.<\/p>\n
Les dieux, satisfaits de leur \u0153uvre, se gargarisaient d\u00e9j\u00e0 lorsque H\u00e9ra, dans un \u00e9lan irr\u00e9pressible, y ajouta la jalousie.<\/p>\n
\u00c9pim\u00e9th\u00e9e, le fr\u00e8re de Prom\u00e9th\u00e9e, d\u00e9couvrit Pandore. S\u00e9duit par sa beaut\u00e9, il l\u2019\u00e9pousa. Parmi les tr\u00e9sors de sa dot, il y avait la fameuse bo\u00eete. Une bo\u00eete que Zeus lui avait donn\u00e9e, en la mettant en garde : « Surtout, ne l\u2019ouvre pas. »<\/p>\n
\u00c9videmment, tu connais la suite, et voici o\u00f9 nous en sommes aujourd\u2019hui.<\/p>\n
Cette curiosit\u00e9, pr\u00e9sent\u00e9e comme un d\u00e9faut f\u00e9minin, me tracassait. Je cherchais en vain sa contrepartie masculine. Puis, \u00e0 l\u2019aube, j\u2019entendis le fracas des gal\u00e8res contre les m\u00e2ts, le claquement des voiles d\u00e9chir\u00e9es, et dans la lumi\u00e8re du soleil levant, j\u2019aper\u00e7us Ulysse d\u2019Ithaque, ce visage familier.<\/p>\n
Hom\u00e8re raconte que la col\u00e8re des dieux fit errer Ulysse pendant des ann\u00e9es, suite \u00e0 des propos malheureux qu’il avait tenus durant la guerre de Troie. Il aurait d\u00e9fi\u00e9 les dieux, niant la fatalit\u00e9.<\/p>\n
Encore une fois, la clique olympienne se ligue pour conspirer et s\u2019opposer. Mais je me demande : et si Ulysse, apr\u00e8s la boucherie de Troie, son adr\u00e9naline au plus haut, n\u2019avait pas tout simplement c\u00e9d\u00e9 \u00e0 sa propre curiosit\u00e9, cette fois-ci masculine ?<\/p>\n
Ainsi, cher lecteur, nous voil\u00e0 tous deux face \u00e0 la m\u00eame question, observ\u00e9e sous deux angles diff\u00e9rents : la curiosit\u00e9 f\u00e9minine, source de malheurs, et la curiosit\u00e9 masculine, moteur d\u2019actes h\u00e9ro\u00efques.<\/p>\n
Mais si l\u2019on joignait ces deux curiosit\u00e9s en une seule ? On d\u00e9couvrirait peut-\u00eatre que c\u2019est l\u00e0 la seule vraie raison des complots divins. \u00c0 croire que le divin, s\u2019ennuyant, ne trouve d\u2019amusement qu\u2019\u00e0 travers les jeux des mortels.<\/p>",
"content_text": "Tout \u00e0 coup, une vieille histoire refait surface. Celle d'\u0152dipe confront\u00e9 \u00e0 l\u2019\u00e9nigme du sphinx, et un pr\u00e9nom surgit avec elle : Pandore. Que racontait-elle d\u00e9j\u00e0, cette histoire de bo\u00eete interdite, sous l\u2019injonction rus\u00e9e d\u2019H\u00e9siode dans Les Travaux et les Jours ? L\u2019\u00e9crivain s\u2019\u00e9tait bien s\u00fbr tromp\u00e9, confondant les traits de Zeus avec ceux du tout-puissant, en livrant un portrait honn\u00eate de sa col\u00e8re. Cette col\u00e8re, n\u00e9e du feu que Prom\u00e9th\u00e9e avait donn\u00e9 aux hommes. H\u00e9pha\u00efstos, taciturne, fa\u00e7onna Pandore dans l\u2019argile et l\u2019eau. Ath\u00e9na lui insuffla la vie et lui enseigna l\u2019art des t\u00e2ches manuelles, comme le tissage. N\u2019est-ce pas aussi tisser des mensonges que l\u2019on fait dans ces vieux r\u00e9cits ? Aphrodite lui conf\u00e9ra une beaut\u00e9 incomparable, et Apollon lui donna le talent d\u2019une musicienne hors pair. Enfin, Herm\u00e8s la dota du don de mentir, tout en glissant en elle cette \"petite\" qualit\u00e9 : la curiosit\u00e9. Les dieux, satisfaits de leur \u0153uvre, se gargarisaient d\u00e9j\u00e0 lorsque H\u00e9ra, dans un \u00e9lan irr\u00e9pressible, y ajouta la jalousie. \u00c9pim\u00e9th\u00e9e, le fr\u00e8re de Prom\u00e9th\u00e9e, d\u00e9couvrit Pandore. S\u00e9duit par sa beaut\u00e9, il l\u2019\u00e9pousa. Parmi les tr\u00e9sors de sa dot, il y avait la fameuse bo\u00eete. Une bo\u00eete que Zeus lui avait donn\u00e9e, en la mettant en garde : \u00ab Surtout, ne l\u2019ouvre pas. \u00bb \u00c9videmment, tu connais la suite, et voici o\u00f9 nous en sommes aujourd\u2019hui. Cette curiosit\u00e9, pr\u00e9sent\u00e9e comme un d\u00e9faut f\u00e9minin, me tracassait. Je cherchais en vain sa contrepartie masculine. Puis, \u00e0 l\u2019aube, j\u2019entendis le fracas des gal\u00e8res contre les m\u00e2ts, le claquement des voiles d\u00e9chir\u00e9es, et dans la lumi\u00e8re du soleil levant, j\u2019aper\u00e7us Ulysse d\u2019Ithaque, ce visage familier. Hom\u00e8re raconte que la col\u00e8re des dieux fit errer Ulysse pendant des ann\u00e9es, suite \u00e0 des propos malheureux qu'il avait tenus durant la guerre de Troie. Il aurait d\u00e9fi\u00e9 les dieux, niant la fatalit\u00e9. Encore une fois, la clique olympienne se ligue pour conspirer et s\u2019opposer. Mais je me demande : et si Ulysse, apr\u00e8s la boucherie de Troie, son adr\u00e9naline au plus haut, n\u2019avait pas tout simplement c\u00e9d\u00e9 \u00e0 sa propre curiosit\u00e9, cette fois-ci masculine ? Ainsi, cher lecteur, nous voil\u00e0 tous deux face \u00e0 la m\u00eame question, observ\u00e9e sous deux angles diff\u00e9rents : la curiosit\u00e9 f\u00e9minine, source de malheurs, et la curiosit\u00e9 masculine, moteur d\u2019actes h\u00e9ro\u00efques. Mais si l\u2019on joignait ces deux curiosit\u00e9s en une seule ? On d\u00e9couvrirait peut-\u00eatre que c\u2019est l\u00e0 la seule vraie raison des complots divins. \u00c0 croire que le divin, s\u2019ennuyant, ne trouve d\u2019amusement qu\u2019\u00e0 travers les jeux des mortels.",
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"title": "Prendre un caf\u00e9 \u00e0 Fiesole",
"date_published": "2019-10-17T19:58:00Z",
"date_modified": "2025-12-20T23:19:04Z",
"author": {"name": "Patrick Blanchon"},
"content_html": "
J’irai en bus certainement, pour savourer le paysage toscan, et me souvenir encore et encore de ta bouche et de tes yeux me murmurant et me souriant \u00e0 la petite table de caf\u00e9 o\u00f9 nous \u00e9tions face \u00e0 face dans cet instant suspendu, un matin d’automne, l\u00e0-haut, \u00e0 Fiesole.<\/p>\n
Je me souviendrai du vieux ma\u00eetre, de sa voix douce et sereine qui me parlait de l’agathe, du pourpre marin, de la lazzulite, des \u00e9meraudes et des rubis r\u00e9duits en poudre fine sous le pilon.<\/p>\n
Je me souviendrai de la ferveur d’arpette qui m’habitait, celle-l\u00e0 m\u00eame que je plongeais dans tes yeux sombres comme une lame de Tol\u00e8de pour la tremper aux feux de nos d\u00e9sirs.<\/p>\n
Combien de fois t’ai-je peinte... je ne les compte plus.<\/p>\n
C’est l’automne, un vent frais d\u00e9range les boucles lourdes de ta chevelure, une odeur de bois br\u00fbl\u00e9 nous entoure, et je ne cesse de vouloir retenir la fine ride d’expression de ton sourire, qui m’\u00e9chappe, qui m’\u00e9chappera toujours.<\/p>\n
Des bordels de mon enfance j’ai conserv\u00e9 la couleur p\u00e2le des gorges et des cuisses, l’alb\u00e2tre des peaux fines, la marbrure bleut\u00e9e des veines temporales, l’or des pupilles et des iris, le charbon des cils et l’\u00e9glantine des l\u00e8vres ourl\u00e9es dans le m\u00e9pris, mais la fine ride sur le tranchant de ton sourire... elle s’\u00e9vanouit.<\/p>\n
« Filippo », n’est-ce pas ainsi que tu m’appelais doucement ? « Filippo » avec ton accent tra\u00eenant sur les L, ton accent de Naples si particuli\u00e8rement \u00e9rotique \u00e0 mon oreille, et je l\u00e9vitais \u00e0 cet appel, mon \u00e2me, mon corps de lumi\u00e8re tout entier abolissait le temps pour rejoindre l’\u00e9ternit\u00e9 de ton souffle dans ton appel.<\/p>\n
Voil\u00e0 bien des ann\u00e9es que nous ne sommes plus. Dans l’air limpide stridule toujours l’alouette tandis qu’en bas sur la plaine, dans les rues florentines, vrombissent les vespas.<\/p>\n
Mon ma\u00eetre est toujours l\u00e0, son ombre \u00e0 mon c\u00f4t\u00e9, moi qui suis ombre aussi d\u00e9sormais, mais toi, ma magnifique, mon aim\u00e9e, o\u00f9 donc es-tu que j’ai perdue pour n’avoir pas su retenir cette toute petite ligne, cette caract\u00e9ristique si pr\u00e9cieuse de ton sourire ?<\/p>",
"content_text": " J'irai en bus certainement, pour savourer le paysage toscan, et me souvenir encore et encore de ta bouche et de tes yeux me murmurant et me souriant \u00e0 la petite table de caf\u00e9 o\u00f9 nous \u00e9tions face \u00e0 face dans cet instant suspendu, un matin d'automne, l\u00e0-haut, \u00e0 Fiesole. Je me souviendrai du vieux ma\u00eetre, de sa voix douce et sereine qui me parlait de l'agathe, du pourpre marin, de la lazzulite, des \u00e9meraudes et des rubis r\u00e9duits en poudre fine sous le pilon. Je me souviendrai de la ferveur d'arpette qui m'habitait, celle-l\u00e0 m\u00eame que je plongeais dans tes yeux sombres comme une lame de Tol\u00e8de pour la tremper aux feux de nos d\u00e9sirs. Combien de fois t'ai-je peinte... je ne les compte plus. C'est l'automne, un vent frais d\u00e9range les boucles lourdes de ta chevelure, une odeur de bois br\u00fbl\u00e9 nous entoure, et je ne cesse de vouloir retenir la fine ride d'expression de ton sourire, qui m'\u00e9chappe, qui m'\u00e9chappera toujours. Des bordels de mon enfance j'ai conserv\u00e9 la couleur p\u00e2le des gorges et des cuisses, l'alb\u00e2tre des peaux fines, la marbrure bleut\u00e9e des veines temporales, l'or des pupilles et des iris, le charbon des cils et l'\u00e9glantine des l\u00e8vres ourl\u00e9es dans le m\u00e9pris, mais la fine ride sur le tranchant de ton sourire... elle s'\u00e9vanouit. \u00ab Filippo \u00bb, n'est-ce pas ainsi que tu m'appelais doucement ? \u00ab Filippo \u00bb avec ton accent tra\u00eenant sur les L, ton accent de Naples si particuli\u00e8rement \u00e9rotique \u00e0 mon oreille, et je l\u00e9vitais \u00e0 cet appel, mon \u00e2me, mon corps de lumi\u00e8re tout entier abolissait le temps pour rejoindre l'\u00e9ternit\u00e9 de ton souffle dans ton appel. Voil\u00e0 bien des ann\u00e9es que nous ne sommes plus. Dans l'air limpide stridule toujours l'alouette tandis qu'en bas sur la plaine, dans les rues florentines, vrombissent les vespas. Mon ma\u00eetre est toujours l\u00e0, son ombre \u00e0 mon c\u00f4t\u00e9, moi qui suis ombre aussi d\u00e9sormais, mais toi, ma magnifique, mon aim\u00e9e, o\u00f9 donc es-tu que j'ai perdue pour n'avoir pas su retenir cette toute petite ligne, cette caract\u00e9ristique si pr\u00e9cieuse de ton sourire ? ",
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"title": "Par dessus la jambe ",
"date_published": "2019-10-16T19:56:00Z",
"date_modified": "2025-12-20T23:19:16Z",
"author": {"name": "Patrick Blanchon"},
"content_html": "
Cette expression qu’affectionne particuli\u00e8rement ma m\u00e8re lorsqu’elle me parle du fond des brumes excite encore, comme une lueur qui trace sa voie depuis l’\u00e9v\u00e9nement de la fin vers je ne sais quoi, les protons de ma cervelle.<\/p>\n
Il y a un \u00e9rotisme av\u00e9r\u00e9 dans le ton emprunt\u00e9, m\u00eame sous l’emprise de la rage, de la col\u00e8re, chez elle \u00e0 m’affubler de petits noms d’oiseau et pour couronner le voyage \u00e0 chaque fois :<\/p>\n
« Tu prends tout par-dessus la jambe ! »<\/p>\n
Et que peut-il bien y avoir lorsque je baisse les yeux sur cette id\u00e9e du « tout » sinon ce petit sexe qui pendouille, premi\u00e8re \u00e9tape majeure de l’injonction larv\u00e9e.<\/p>\n
Durant de nombreuses ann\u00e9es, mon cerveau, mon d\u00e9sir, toutes mes maigres ambitions somme toute se plac\u00e8rent dans ce petit morceau de viande « par-dessus la jambe » simplement en raison d’une nullit\u00e9 magistrale en mati\u00e8re de logique.<\/p>\n
Car si j’avais compris alors que par-dessus la jambe je pouvais aussi sentir l’\u00e9toffe d’un short, d’un bermuda, d’un pantalon, je n’imagine m\u00eame pas \u00e0 quel point ma vie aurait pu prendre une direction tout \u00e0 fait diff\u00e9rente.<\/p>\n
Mais non, dans une complicit\u00e9 malsaine selon la morale commune, nous d\u00e9cid\u00e2mes, maman et moi, de placer le sexe au centre du « je-m’en-foutisme » profond dont nous \u00e9tions les malheureuses victimes finalement.<\/p>\n
D’ailleurs cela me revient par bouff\u00e9es, \u00e0 chaque fois que je revenais au matin de p\u00e9riples nocturnes et ce souvent bredouille, absolument ne tentait-elle pas encore de consolider la pr\u00e9dominance de mes attributs m\u00e2les dans mon cr\u00e2ne abruti, par une autre expression qui prendra une place de choix dans mes annales :<\/p>\n
« Mon putain gar\u00e7on. »<\/p>\n
Ainsi donc je prenais tout par-dessus la jambe comme elle pouvait sans doute fantasmer la libert\u00e9 des filles, si possible de joie, et secr\u00e8tement je devinais ainsi qu’il aurait mieux valu dans l’esprit maternel alors que je ne sois pas du sexe dont m’affublait le genre alors.<\/p>\n
Des ann\u00e9es plus tard, elle s’ouvrit \u00e0 moi de sombres histoires d’aiguilles \u00e0 tricoter et de son d\u00e9sir de fille. Et puis en riant et en tirant sur sa cigarette \u00e0 bout dor\u00e9 :<\/p>\n
« Tu sais, \u00e0 quelques centim\u00e8tres pr\u00e8s tu n’\u00e9tais qu’une crotte. »<\/p>\n
Bien que cela f\u00fbt blessant, je comprenais que cette derni\u00e8re expression qu’elle me lan\u00e7ait au visage comme dans une bataille de polochon n’\u00e9tait pas une volont\u00e9 de m’humilier moi mais elle finalement dans son insupportable condition de m\u00e8re de famille coinc\u00e9e, \u00e9triqu\u00e9e, prisonni\u00e8re de celle-ci.<\/p>\n
Elle aurait pu, selon son d\u00e9sir profond, devenir peut-\u00eatre une grande artiste, ma m\u00e8re, techniquement elle avait de quoi lorsque je regarde les quelques toiles qui me restent d’elle. Non, ce qui lui manquait, c’\u00e9tait de se d\u00e9barrasser de sa m\u00e9moire compl\u00e8tement pour devenir enfin elle-m\u00eame. Elle aurait d\u00fb suivre son instinct de fauve et nous laisser crever derri\u00e8re elle en nous oubliant comme on oublie une erreur de parcours tout simplement, et je crois lui en avoir toujours plus ou moins voulu de ne pas avoir cette force, cette rage, cette volont\u00e9 tout simplement.<\/p>\n
Les derniers moments que je passai \u00e0 son chevet \u00e0 l’h\u00f4pital de Cr\u00e9teil, mon p\u00e8re m’accompagnait et il \u00e9tait presque totalement \u00e9teint, incapable de rien, les yeux embu\u00e9s, vautr\u00e9 dans son \u00e9go\u00efsme comme d’habitude.<\/p>\n
Je lui intimai l’ordre de prendre la main de maman et ensemble nous lui avons donn\u00e9 la permission de s’en aller. Elle avait les yeux grands ouverts, la morphine leur conf\u00e9rait une beaut\u00e9 \u00e0 couper le souffle.<\/p>\n
« Tu peux y aller vraiment maintenant » ai-je souffl\u00e9 \u00e0 son oreille et puis, comme mon p\u00e8re allait finir par s’effondrer totalement, je l’emmenai hors de la chambre, hors de l’h\u00f4pital, hors de Cr\u00e9teil.<\/p>\n
Arriv\u00e9 devant le marocain de Limeil, je le regardai et je dis : « Et si on allait se taper un bon couscous, \u00e7a nous requinquerait, non ? »<\/p>\n
Il pleura vraiment cette fois et me consid\u00e9ra et j’eus l’impression que lui aussi me d\u00e9clarait :<\/p>\n
« D\u00e9cid\u00e9ment, tu prends vraiment tout par-dessus la jambe ! »<\/p>\n
Mais non, en fait il continua \u00e0 pleurer et gara la voiture, c’\u00e9tait un jour creux, il y avait plein de places libres, c’\u00e9tait un coup de chance.<\/p>",
"content_text": " Cette expression qu'affectionne particuli\u00e8rement ma m\u00e8re lorsqu'elle me parle du fond des brumes excite encore, comme une lueur qui trace sa voie depuis l'\u00e9v\u00e9nement de la fin vers je ne sais quoi, les protons de ma cervelle. Il y a un \u00e9rotisme av\u00e9r\u00e9 dans le ton emprunt\u00e9, m\u00eame sous l'emprise de la rage, de la col\u00e8re, chez elle \u00e0 m'affubler de petits noms d'oiseau et pour couronner le voyage \u00e0 chaque fois : \u00ab Tu prends tout par-dessus la jambe ! \u00bb Et que peut-il bien y avoir lorsque je baisse les yeux sur cette id\u00e9e du \u00ab tout \u00bb sinon ce petit sexe qui pendouille, premi\u00e8re \u00e9tape majeure de l'injonction larv\u00e9e. Durant de nombreuses ann\u00e9es, mon cerveau, mon d\u00e9sir, toutes mes maigres ambitions somme toute se plac\u00e8rent dans ce petit morceau de viande \u00ab par-dessus la jambe \u00bb simplement en raison d'une nullit\u00e9 magistrale en mati\u00e8re de logique. Car si j'avais compris alors que par-dessus la jambe je pouvais aussi sentir l'\u00e9toffe d'un short, d'un bermuda, d'un pantalon, je n'imagine m\u00eame pas \u00e0 quel point ma vie aurait pu prendre une direction tout \u00e0 fait diff\u00e9rente. Mais non, dans une complicit\u00e9 malsaine selon la morale commune, nous d\u00e9cid\u00e2mes, maman et moi, de placer le sexe au centre du \u00ab je-m'en-foutisme \u00bb profond dont nous \u00e9tions les malheureuses victimes finalement. D'ailleurs cela me revient par bouff\u00e9es, \u00e0 chaque fois que je revenais au matin de p\u00e9riples nocturnes et ce souvent bredouille, absolument ne tentait-elle pas encore de consolider la pr\u00e9dominance de mes attributs m\u00e2les dans mon cr\u00e2ne abruti, par une autre expression qui prendra une place de choix dans mes annales : \u00ab Mon putain gar\u00e7on. \u00bb Ainsi donc je prenais tout par-dessus la jambe comme elle pouvait sans doute fantasmer la libert\u00e9 des filles, si possible de joie, et secr\u00e8tement je devinais ainsi qu'il aurait mieux valu dans l'esprit maternel alors que je ne sois pas du sexe dont m'affublait le genre alors. Des ann\u00e9es plus tard, elle s'ouvrit \u00e0 moi de sombres histoires d'aiguilles \u00e0 tricoter et de son d\u00e9sir de fille. Et puis en riant et en tirant sur sa cigarette \u00e0 bout dor\u00e9 : \u00ab Tu sais, \u00e0 quelques centim\u00e8tres pr\u00e8s tu n'\u00e9tais qu'une crotte. \u00bb Bien que cela f\u00fbt blessant, je comprenais que cette derni\u00e8re expression qu'elle me lan\u00e7ait au visage comme dans une bataille de polochon n'\u00e9tait pas une volont\u00e9 de m'humilier moi mais elle finalement dans son insupportable condition de m\u00e8re de famille coinc\u00e9e, \u00e9triqu\u00e9e, prisonni\u00e8re de celle-ci. Elle aurait pu, selon son d\u00e9sir profond, devenir peut-\u00eatre une grande artiste, ma m\u00e8re, techniquement elle avait de quoi lorsque je regarde les quelques toiles qui me restent d'elle. Non, ce qui lui manquait, c'\u00e9tait de se d\u00e9barrasser de sa m\u00e9moire compl\u00e8tement pour devenir enfin elle-m\u00eame. Elle aurait d\u00fb suivre son instinct de fauve et nous laisser crever derri\u00e8re elle en nous oubliant comme on oublie une erreur de parcours tout simplement, et je crois lui en avoir toujours plus ou moins voulu de ne pas avoir cette force, cette rage, cette volont\u00e9 tout simplement. Les derniers moments que je passai \u00e0 son chevet \u00e0 l'h\u00f4pital de Cr\u00e9teil, mon p\u00e8re m'accompagnait et il \u00e9tait presque totalement \u00e9teint, incapable de rien, les yeux embu\u00e9s, vautr\u00e9 dans son \u00e9go\u00efsme comme d'habitude. Je lui intimai l'ordre de prendre la main de maman et ensemble nous lui avons donn\u00e9 la permission de s'en aller. Elle avait les yeux grands ouverts, la morphine leur conf\u00e9rait une beaut\u00e9 \u00e0 couper le souffle. \u00ab Tu peux y aller vraiment maintenant \u00bb ai-je souffl\u00e9 \u00e0 son oreille et puis, comme mon p\u00e8re allait finir par s'effondrer totalement, je l'emmenai hors de la chambre, hors de l'h\u00f4pital, hors de Cr\u00e9teil. Arriv\u00e9 devant le marocain de Limeil, je le regardai et je dis : \u00ab Et si on allait se taper un bon couscous, \u00e7a nous requinquerait, non ? \u00bb Il pleura vraiment cette fois et me consid\u00e9ra et j'eus l'impression que lui aussi me d\u00e9clarait : \u00ab D\u00e9cid\u00e9ment, tu prends vraiment tout par-dessus la jambe ! \u00bb Mais non, en fait il continua \u00e0 pleurer et gara la voiture, c'\u00e9tait un jour creux, il y avait plein de places libres, c'\u00e9tait un coup de chance. ",
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"title": "Au doig et \u00e0 l'oeil ",
"date_published": "2019-10-16T19:52:00Z",
"date_modified": "2025-12-20T23:19:30Z",
"author": {"name": "Patrick Blanchon"},
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Au doigt je dois bien rendre hommage au doigt l’honneur, celui que l’on se fourre dans le nez ou dans le cul, le doigt vaut bien la main, la main de Dieu, la main du Diable, peu importe, le doigt est mobile et libre, je pourrais bien comme le renard en laisser un ou deux pour m’extraire de tous les pi\u00e8ges que l’\u0153il ne cesse jamais de tendre sur le chemin.<\/p>\n
Le doigt lev\u00e9 comme les proph\u00e8tes de pacotille, celui des sages enfants qui veulent briller, le doigt qui gratte, le doigt qui tapote en attendant impatiemment son tour, le doigt qui doit le doigt d’alliance et la main en pleine figure.<\/p>\n
Le doigt qui s’immisce dans tous les creux, les trous, les fentes, le doigt Livingstone englu\u00e9 d’aventures, le doigt dans le pot de confiture, le doigt et ses humeurs.<\/p>\n
Le doigt dans la bouche de l’amante qui le t\u00e8te et l’ent\u00eate, l’enhardit et qui au final \u00e9t\u00eate, rend folle la t\u00eate si bien que l’\u0153il roule au loin dans son orbite personnel et solitaire.<\/p>\n
Au bout de la pulpe de ce doigt ce matin le contact de l’\u0153il, fourra ou ne fourra pas ?<\/p>\n
Plus de couture sur la jambe pour poser le petit doigt, et tous les « je t’ai \u00e0 l’\u0153il » s’\u00e9vanouissent peu \u00e0 peu dans la brume des automnes qui sans cesse resurgissent, avec les feuilles mordor\u00e9es, les feuilles rousses, les feuilles brunes, que l’on tourne lentement en se l\u00e9chant le doigt pour mieux le faire adh\u00e9rer.<\/p>",
"content_text": " Au doigt je dois bien rendre hommage au doigt l'honneur, celui que l'on se fourre dans le nez ou dans le cul, le doigt vaut bien la main, la main de Dieu, la main du Diable, peu importe, le doigt est mobile et libre, je pourrais bien comme le renard en laisser un ou deux pour m'extraire de tous les pi\u00e8ges que l'\u0153il ne cesse jamais de tendre sur le chemin. Le doigt lev\u00e9 comme les proph\u00e8tes de pacotille, celui des sages enfants qui veulent briller, le doigt qui gratte, le doigt qui tapote en attendant impatiemment son tour, le doigt qui doit le doigt d'alliance et la main en pleine figure. Le doigt qui s'immisce dans tous les creux, les trous, les fentes, le doigt Livingstone englu\u00e9 d'aventures, le doigt dans le pot de confiture, le doigt et ses humeurs. Le doigt dans la bouche de l'amante qui le t\u00e8te et l'ent\u00eate, l'enhardit et qui au final \u00e9t\u00eate, rend folle la t\u00eate si bien que l'\u0153il roule au loin dans son orbite personnel et solitaire. Au bout de la pulpe de ce doigt ce matin le contact de l'\u0153il, fourra ou ne fourra pas ? Plus de couture sur la jambe pour poser le petit doigt, et tous les \u00ab je t'ai \u00e0 l'\u0153il \u00bb s'\u00e9vanouissent peu \u00e0 peu dans la brume des automnes qui sans cesse resurgissent, avec les feuilles mordor\u00e9es, les feuilles rousses, les feuilles brunes, que l'on tourne lentement en se l\u00e9chant le doigt pour mieux le faire adh\u00e9rer. ",
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"title": "Le petit juif et son histoire de porte ",
"date_published": "2019-10-15T19:49:00Z",
"date_modified": "2025-12-20T23:19:45Z",
"author": {"name": "Patrick Blanchon"},
"content_html": "
Une fois, je m’en souviens, il s’est vraiment pr\u00e9sent\u00e9 devant moi, tout ch\u00e9tif et un peu sale, d\u00e9penaill\u00e9 \u00e0 souhait comme un bel \u00e9go\u00efste, et il est venu avec une sombre histoire de porte.<\/p>\n
Je me suis assis car j’ai senti que \u00e7a allait prendre du temps.<\/p>\n
« C’est toujours la m\u00eame chose, le m\u00eame r\u00eave, la m\u00eame histoire, je la vois cette porte et j’essaie de l’ouvrir et \u00e7a ne fonctionne pas, j’ai beau tourner la poign\u00e9e dans tous les sens, rien. Alors je me cogne contre elle avec rage et l\u00e0 rien non plus. Porte close et je me sens d’une nullit\u00e9 effroyable et voil\u00e0 en gros toute l’histoire. »<\/p>\n
Je l’observe pendant qu’il me raconte son boniment. Il ne cille pas, l’enfoir\u00e9. Il conna\u00eet son texte sur le bout des doigts et je sais qu’il me guette. Il guette ma compassion, mon attention, mon empathie, que sais-je encore ?<\/p>\n
Mais je m’en fous, j’ai tout mon temps cette fois-ci, j’ai d\u00e9cid\u00e9 que j’avais tout mon temps pour l’\u00e9couter. Rien que pour voir jusqu’o\u00f9 tout cela ira.<\/p>\n
Le fait qu’il soit juif sans doute aura fait pencher la balance. Un goy m’aurait racont\u00e9 le quart du tiers que je l’aurais s\u00fbrement envoy\u00e9 bouler d\u00e9j\u00e0.<\/p>\n
Le fait est que j’ai aussi d\u00e9cid\u00e9 d’\u00eatre juif depuis quelques ann\u00e9es. Oh, c’\u00e9tait un secret de Polichinelle bien gard\u00e9. Ma grand-m\u00e8re estonienne, \u00e0 chaque fois que l’on abordait la religion, \u00e9ludait le sujet, elle allumait une Disque bleue, elle rejetait en avant une jolie bouff\u00e9e de fum\u00e9e bleut\u00e9e derri\u00e8re laquelle son regard d’acier disparaissait.<\/p>\n
Estonienne et juive, cela faisait beaucoup, s\u00fbrement trop, et cette histoire de salet\u00e9 omnipr\u00e9sente dont ma m\u00e8re aura h\u00e9rit\u00e9 \u00e9tait comme la fum\u00e9e des cigarettes, dans le fond, une sorte de brume, de brouillage pos\u00e9 sur l’essentiel.<\/p>\n
J’ai eu peur \u00e0 un moment de fantasmer la juiverie comme la sorcellerie ou la richesse, en me faisant des id\u00e9es comme le font la plupart des gens et puis, comme ils n’arrivent pas \u00e0 atteindre \u00e0 leur d\u00e9sir, ils se mettent en boule, vocif\u00e8rent et fabriquent \u00e0 tour de bras du bouc \u00e9missaire.<\/p>\n
Mais non, je suis trop malin pour m’\u00eatre leurr\u00e9 ainsi. L’ex\u00e9g\u00e8se m’est cong\u00e9nitale, consubstantielle. Je ne suis pas juif par d\u00e9pit, je le suis ontologiquement.<\/p>\n
C’est une petite salope qui m’a mis sur la piste un jour, elle aussi fantasmait je ne sais quoi \u00e0 propos des juifs. Peut-\u00eatre une histoire de gland plus propre... va savoir... en tout cas elle \u00e9tait certaine que je l’\u00e9tais, juif jusqu’au bout des ongles. Au d\u00e9but \u00e7a m’a beaucoup \u00e9nerv\u00e9 car je la sentais sous moi comme si elle \u00e9tait avec un autre. Bien que je ne sois pas jaloux de nature, cette maladresse \u00e9tait tout de m\u00eame de taille.<\/p>\n
Et puis cela a fait son chemin lentement, des mois, des ann\u00e9es... des lustres, jusqu’\u00e0 ce que finalement je recolle \u00e0 peu pr\u00e8s tous les morceaux du puzzle.<\/p>\n
Je n’ai jamais revu le petit juif avec son histoire de porte, bien s\u00fbr cela n’aurait servi \u00e0 rien. Au fond de moi j’avais d\u00e9j\u00e0 saisi le message sans bien m’en rendre compte.<\/p>\n
En ce qui me concerne, les portes ne m’ont jamais pos\u00e9 de r\u00e9el probl\u00e8me, j’en ai d\u00e9fonc\u00e9 plus d’une, ouvertes la plupart du temps bien s\u00fbr.<\/p>",
"content_text": " Une fois, je m'en souviens, il s'est vraiment pr\u00e9sent\u00e9 devant moi, tout ch\u00e9tif et un peu sale, d\u00e9penaill\u00e9 \u00e0 souhait comme un bel \u00e9go\u00efste, et il est venu avec une sombre histoire de porte. Je me suis assis car j'ai senti que \u00e7a allait prendre du temps. \u00ab C'est toujours la m\u00eame chose, le m\u00eame r\u00eave, la m\u00eame histoire, je la vois cette porte et j'essaie de l'ouvrir et \u00e7a ne fonctionne pas, j'ai beau tourner la poign\u00e9e dans tous les sens, rien. Alors je me cogne contre elle avec rage et l\u00e0 rien non plus. Porte close et je me sens d'une nullit\u00e9 effroyable et voil\u00e0 en gros toute l'histoire. \u00bb Je l'observe pendant qu'il me raconte son boniment. Il ne cille pas, l'enfoir\u00e9. Il conna\u00eet son texte sur le bout des doigts et je sais qu'il me guette. Il guette ma compassion, mon attention, mon empathie, que sais-je encore ? Mais je m'en fous, j'ai tout mon temps cette fois-ci, j'ai d\u00e9cid\u00e9 que j'avais tout mon temps pour l'\u00e9couter. Rien que pour voir jusqu'o\u00f9 tout cela ira. Le fait qu'il soit juif sans doute aura fait pencher la balance. Un goy m'aurait racont\u00e9 le quart du tiers que je l'aurais s\u00fbrement envoy\u00e9 bouler d\u00e9j\u00e0. Le fait est que j'ai aussi d\u00e9cid\u00e9 d'\u00eatre juif depuis quelques ann\u00e9es. Oh, c'\u00e9tait un secret de Polichinelle bien gard\u00e9. Ma grand-m\u00e8re estonienne, \u00e0 chaque fois que l'on abordait la religion, \u00e9ludait le sujet, elle allumait une Disque bleue, elle rejetait en avant une jolie bouff\u00e9e de fum\u00e9e bleut\u00e9e derri\u00e8re laquelle son regard d'acier disparaissait. Estonienne et juive, cela faisait beaucoup, s\u00fbrement trop, et cette histoire de salet\u00e9 omnipr\u00e9sente dont ma m\u00e8re aura h\u00e9rit\u00e9 \u00e9tait comme la fum\u00e9e des cigarettes, dans le fond, une sorte de brume, de brouillage pos\u00e9 sur l'essentiel. J'ai eu peur \u00e0 un moment de fantasmer la juiverie comme la sorcellerie ou la richesse, en me faisant des id\u00e9es comme le font la plupart des gens et puis, comme ils n'arrivent pas \u00e0 atteindre \u00e0 leur d\u00e9sir, ils se mettent en boule, vocif\u00e8rent et fabriquent \u00e0 tour de bras du bouc \u00e9missaire. Mais non, je suis trop malin pour m'\u00eatre leurr\u00e9 ainsi. L'ex\u00e9g\u00e8se m'est cong\u00e9nitale, consubstantielle. Je ne suis pas juif par d\u00e9pit, je le suis ontologiquement. C'est une petite salope qui m'a mis sur la piste un jour, elle aussi fantasmait je ne sais quoi \u00e0 propos des juifs. Peut-\u00eatre une histoire de gland plus propre... va savoir... en tout cas elle \u00e9tait certaine que je l'\u00e9tais, juif jusqu'au bout des ongles. Au d\u00e9but \u00e7a m'a beaucoup \u00e9nerv\u00e9 car je la sentais sous moi comme si elle \u00e9tait avec un autre. Bien que je ne sois pas jaloux de nature, cette maladresse \u00e9tait tout de m\u00eame de taille. Et puis cela a fait son chemin lentement, des mois, des ann\u00e9es... des lustres, jusqu'\u00e0 ce que finalement je recolle \u00e0 peu pr\u00e8s tous les morceaux du puzzle. Je n'ai jamais revu le petit juif avec son histoire de porte, bien s\u00fbr cela n'aurait servi \u00e0 rien. Au fond de moi j'avais d\u00e9j\u00e0 saisi le message sans bien m'en rendre compte. En ce qui me concerne, les portes ne m'ont jamais pos\u00e9 de r\u00e9el probl\u00e8me, j'en ai d\u00e9fonc\u00e9 plus d'une, ouvertes la plupart du temps bien s\u00fbr. ",
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"title": "Cette froideur qui vient du style",
"date_published": "2019-10-14T06:32:50Z",
"date_modified": "2025-12-20T23:19:57Z",
"author": {"name": "Auteur"},
"content_html": "
\u00c0 l’anarchie des formes \u00e9vanescentes, au changement permanent, j’ai cherch\u00e9 une rambarde, un mur, un parapet pour ne pas sombrer tout entier dedans, mais c’\u00e9tait nettement moins int\u00e9ressant de regarder la vie comme \u00e7a, enferm\u00e9 dans mon atelier \u00e0 construire pierre \u00e0 pierre mon grand caveau pour la post\u00e9rit\u00e9.\nOn m’a dit : « Trouve ton style » et j’ai pens\u00e9 art fun\u00e9raire.\nC’est que dans le fond du fond je ne suis fait que de cette vie et de ce changement qui ne cesse de l’accoucher de vague en vague.\nSur mes toiles que j’ai confondues avec des planches de surf, je suis mont\u00e9 nu comme un ver pour commencer un voyage sur le haut des vagues qui ne s’est achev\u00e9 que r\u00e9cemment.\nMon d\u00e9faut, si l’on veut, c’est que je ne voulais pas crever avant d’avoir vu du pays. Au d\u00e9but j’avais mal saisi, j’ai pris des bus, des avions, et j’ai march\u00e9, march\u00e9 loin, tr\u00e8s loin, jusqu’\u00e0 tomber le cul par terre de fatigue.\nLa peinture m’a ouvert des pays que je ne connaissais pas, des paysages int\u00e9rieurs.\nAlors j’ai peint, peint et encore peint comme un gamin qui s’extasie de la r\u00e9p\u00e9tition jusqu’\u00e0 tomber encore une fois le cul par terre.\nLes gens m’ont dit : « Oh mais on dirait que ce n’est pas le m\u00eame peintre qui fait tous ces tableaux », les gens m’ont dit : « Oh comme c’est beau », mais ceux que j’ai le plus entendus, ce sont ceux qui n’ont rien dit.\nCeux-l\u00e0, j’ai tent\u00e9 de deviner leur silence et en m’engouffrant ainsi j’ai compris peu \u00e0 peu mon propre silence. En fait mes toiles n’\u00e9taient que mutisme alors que je les imaginais silence.\nJe suis encore le cul par terre de nouveau, mais quand je jette un coup d’\u0153il en arri\u00e8re je me dis : « Wouah, quel chemin ! » Je me f\u00e9licite, je m’acclame, je m’honore, je m’aime. Je m’aime plus, en fait, d\u00e9sormais, et peut-\u00eatre que tout ce chemin n’\u00e9tait l\u00e0 que pour cela et pour qu’en m\u00eame temps je me mette \u00e0 t’aimer mieux toi aussi.<\/p>",
"content_text": " \u00c0 l'anarchie des formes \u00e9vanescentes, au changement permanent, j'ai cherch\u00e9 une rambarde, un mur, un parapet pour ne pas sombrer tout entier dedans, mais c'\u00e9tait nettement moins int\u00e9ressant de regarder la vie comme \u00e7a, enferm\u00e9 dans mon atelier \u00e0 construire pierre \u00e0 pierre mon grand caveau pour la post\u00e9rit\u00e9. On m'a dit : \u00ab Trouve ton style \u00bb et j'ai pens\u00e9 art fun\u00e9raire. C'est que dans le fond du fond je ne suis fait que de cette vie et de ce changement qui ne cesse de l'accoucher de vague en vague. Sur mes toiles que j'ai confondues avec des planches de surf, je suis mont\u00e9 nu comme un ver pour commencer un voyage sur le haut des vagues qui ne s'est achev\u00e9 que r\u00e9cemment. Mon d\u00e9faut, si l'on veut, c'est que je ne voulais pas crever avant d'avoir vu du pays. Au d\u00e9but j'avais mal saisi, j'ai pris des bus, des avions, et j'ai march\u00e9, march\u00e9 loin, tr\u00e8s loin, jusqu'\u00e0 tomber le cul par terre de fatigue. La peinture m'a ouvert des pays que je ne connaissais pas, des paysages int\u00e9rieurs. Alors j'ai peint, peint et encore peint comme un gamin qui s'extasie de la r\u00e9p\u00e9tition jusqu'\u00e0 tomber encore une fois le cul par terre. Les gens m'ont dit : \u00ab Oh mais on dirait que ce n'est pas le m\u00eame peintre qui fait tous ces tableaux \u00bb, les gens m'ont dit : \u00ab Oh comme c'est beau \u00bb, mais ceux que j'ai le plus entendus, ce sont ceux qui n'ont rien dit. Ceux-l\u00e0, j'ai tent\u00e9 de deviner leur silence et en m'engouffrant ainsi j'ai compris peu \u00e0 peu mon propre silence. En fait mes toiles n'\u00e9taient que mutisme alors que je les imaginais silence. Je suis encore le cul par terre de nouveau, mais quand je jette un coup d'\u0153il en arri\u00e8re je me dis : \u00ab Wouah, quel chemin ! \u00bb Je me f\u00e9licite, je m'acclame, je m'honore, je m'aime. Je m'aime plus, en fait, d\u00e9sormais, et peut-\u00eatre que tout ce chemin n'\u00e9tait l\u00e0 que pour cela et pour qu'en m\u00eame temps je me mette \u00e0 t'aimer mieux toi aussi. ",
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"title": "Passer par le corps",
"date_published": "2019-10-12T19:46:00Z",
"date_modified": "2025-12-20T23:20:09Z",
"author": {"name": "Patrick Blanchon"},
"content_html": "
Tous se seront apais\u00e9s, leurs col\u00e8res, leurs rages, leur d\u00e9sir en somme et en creux l’impuissance \u00e0 me faire entendre raison et en barri\u00e8re mon corps arqu\u00e9-bout\u00e9 j’oppose depuis toujours. Ce corps battu, mordu, d\u00e9chiquet\u00e9, caress\u00e9 puis pinc\u00e9, ce corps \u00e9visc\u00e9r\u00e9, d\u00e9sorganis\u00e9. Et encore n’oublions rien de chaque blessure subie, les br\u00fblures, les liens l’enserrant, le ligotant, l’ensanglantant, toutes tentatives vaines de le rendre immobile et muet, ce qu’il ne sera jamais.<\/p>\n
M\u00eame au fond d’un trou, le corps continuera \u00e0 vivre envers et contre tout, rejoignant le silex, tutoyant l’\u00e9toile depuis les plus hautes cimes des cerisiers ch\u00e9ris.<\/p>\n
Passer par le corps lui recr\u00e9e depuis l’argile des limbes une m\u00e9moire nouvelle par la lorgnette du pardon et du je-m’en-foutisme ultime. Passer par le corps plut\u00f4t que n’importe quel autre pour se sentir en vie sans autre.<\/p>\n
Abandonner l’immortalit\u00e9 des goules et des vampires.<\/p>\n
Tant pis ! Une seule minute vraie vaut bien toute une \u00e9ternit\u00e9 de mensonges.<\/p>",
"content_text": " Tous se seront apais\u00e9s, leurs col\u00e8res, leurs rages, leur d\u00e9sir en somme et en creux l'impuissance \u00e0 me faire entendre raison et en barri\u00e8re mon corps arqu\u00e9-bout\u00e9 j'oppose depuis toujours. Ce corps battu, mordu, d\u00e9chiquet\u00e9, caress\u00e9 puis pinc\u00e9, ce corps \u00e9visc\u00e9r\u00e9, d\u00e9sorganis\u00e9. Et encore n'oublions rien de chaque blessure subie, les br\u00fblures, les liens l'enserrant, le ligotant, l'ensanglantant, toutes tentatives vaines de le rendre immobile et muet, ce qu'il ne sera jamais. M\u00eame au fond d'un trou, le corps continuera \u00e0 vivre envers et contre tout, rejoignant le silex, tutoyant l'\u00e9toile depuis les plus hautes cimes des cerisiers ch\u00e9ris. Passer par le corps lui recr\u00e9e depuis l'argile des limbes une m\u00e9moire nouvelle par la lorgnette du pardon et du je-m'en-foutisme ultime. Passer par le corps plut\u00f4t que n'importe quel autre pour se sentir en vie sans autre. Abandonner l'immortalit\u00e9 des goules et des vampires. Tant pis ! Une seule minute vraie vaut bien toute une \u00e9ternit\u00e9 de mensonges. ",
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"id": "https:\/\/ledibbouk.net\/par-la-fenetre.html",
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"title": "Par la fen\u00eatre ",
"date_published": "2019-10-11T19:43:00Z",
"date_modified": "2025-12-20T23:20:19Z",
"author": {"name": "Patrick Blanchon"},
"content_html": "
J’allume une cigarette tout en regardant par la fen\u00eatre et je la vois, son visage est rubicond et je devine sa croupe tendue sous la robe l\u00e9g\u00e8re, elle se tient accroupie en bas dans le jardin et arrache avec rage des mauvaises herbes, ce qui me fait sourire m\u00e9chamment quand j’y pense.<\/p>\n
Ainsi donc elle s’est sentie bless\u00e9e que je la rejette ainsi, parce que je n’ai pas voulu la culbuter derechef sur la table de la salle \u00e0 manger quand elle me le demandait. L’a-t-elle demand\u00e9 d’ailleurs ? Ses yeux l’imploraient tellement que j’ai d\u00fb entendre une voix qui ressemblait \u00e0 la sienne, mais je n’ai plus voulu entendre \u00e7a, pas \u00e0 cet instant, « pas maintenant » j’ai d\u00fb dire.<\/p>\n
Cela fait quelques semaines qu’on se conna\u00eet, une chic fille un peu sauvage, une rousse \u00e0 la peau p\u00e2le et qui s’empourpre violemment, qui s’ouvre et se referme aussi rapidement que les p\u00e9tales des sensitives. Que j’aime ses yeux verts, plusieurs fois je me suis senti happ\u00e9 par ceux-ci et j’y aurais plong\u00e9 tout entier, corps et \u00e2me, si quelque chose ne m’avait retenu.<\/p>\n
Quelque chose ou plut\u00f4t quelqu’un qui ne r\u00e9pond plus au pr\u00e9nom de Margot depuis des mois mais qui est toujours l\u00e0, tapie dans l’ombre \u00e0 me hanter.<\/p>\n
Une d\u00e9faite encore, toujours la m\u00eame, issue de la sensation d’abandon et du rejet. Mais cette fois c’est moi qui contr\u00f4le, cette fois c’est moi qui ai le pouvoir de rejeter et j’en profite, \u00e7a fait un bien fou.<\/p>\n
Non, un bien fou c’est largement exag\u00e9r\u00e9, un d\u00e9pit fou serait plus juste, mais ce d\u00e9pit est tellement confortable finalement que dans un sens je m’y retrouve, je suis comme chez moi, bien dans la merde au chaud.<\/p>\n
Elle vient de lever les yeux vers la fen\u00eatre et je la regarde, nous nous d\u00e9visageons au travers de la vitre. Comme c’est \u00e9trange la vitesse \u00e0 laquelle la sensation de familiarit\u00e9 peut se dissiper tout \u00e0 coup, je note. Tout \u00e0 l’heure encore nous \u00e9tions amants et l\u00e0 maintenant nous voici comme deux \u00e9trangers s’\u00e9piant par la fen\u00eatre.<\/p>",
"content_text": " J'allume une cigarette tout en regardant par la fen\u00eatre et je la vois, son visage est rubicond et je devine sa croupe tendue sous la robe l\u00e9g\u00e8re, elle se tient accroupie en bas dans le jardin et arrache avec rage des mauvaises herbes, ce qui me fait sourire m\u00e9chamment quand j'y pense. Ainsi donc elle s'est sentie bless\u00e9e que je la rejette ainsi, parce que je n'ai pas voulu la culbuter derechef sur la table de la salle \u00e0 manger quand elle me le demandait. L'a-t-elle demand\u00e9 d'ailleurs ? Ses yeux l'imploraient tellement que j'ai d\u00fb entendre une voix qui ressemblait \u00e0 la sienne, mais je n'ai plus voulu entendre \u00e7a, pas \u00e0 cet instant, \u00ab pas maintenant \u00bb j'ai d\u00fb dire. Cela fait quelques semaines qu'on se conna\u00eet, une chic fille un peu sauvage, une rousse \u00e0 la peau p\u00e2le et qui s'empourpre violemment, qui s'ouvre et se referme aussi rapidement que les p\u00e9tales des sensitives. Que j'aime ses yeux verts, plusieurs fois je me suis senti happ\u00e9 par ceux-ci et j'y aurais plong\u00e9 tout entier, corps et \u00e2me, si quelque chose ne m'avait retenu. Quelque chose ou plut\u00f4t quelqu'un qui ne r\u00e9pond plus au pr\u00e9nom de Margot depuis des mois mais qui est toujours l\u00e0, tapie dans l'ombre \u00e0 me hanter. Une d\u00e9faite encore, toujours la m\u00eame, issue de la sensation d'abandon et du rejet. Mais cette fois c'est moi qui contr\u00f4le, cette fois c'est moi qui ai le pouvoir de rejeter et j'en profite, \u00e7a fait un bien fou. Non, un bien fou c'est largement exag\u00e9r\u00e9, un d\u00e9pit fou serait plus juste, mais ce d\u00e9pit est tellement confortable finalement que dans un sens je m'y retrouve, je suis comme chez moi, bien dans la merde au chaud. Elle vient de lever les yeux vers la fen\u00eatre et je la regarde, nous nous d\u00e9visageons au travers de la vitre. Comme c'est \u00e9trange la vitesse \u00e0 laquelle la sensation de familiarit\u00e9 peut se dissiper tout \u00e0 coup, je note. Tout \u00e0 l'heure encore nous \u00e9tions amants et l\u00e0 maintenant nous voici comme deux \u00e9trangers s'\u00e9piant par la fen\u00eatre. ",
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"date_published": "2019-10-11T19:39:00Z",
"date_modified": "2025-12-20T23:20:30Z",
"author": {"name": "Patrick Blanchon"},
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Ses yeux, grands ouverts sous la morphine, \u00e9taient d\u2019une beaut\u00e9 saisissante et je lui ai murmur\u00e9 « tu peux y aller maintenant », la main de mon p\u00e8re pos\u00e9e sur la sienne parce que je le lui avais ordonn\u00e9, lui si souvent absent dans sa propre pr\u00e9sence ; c\u2019est alors, dans ce silence dense, que m\u2019est revenue sa phrase de toujours, nette, sans fioritures : « Tu prends tout par-dessus la jambe. » Longtemps, ce « tout » m\u2019a paru d\u00e9signer le m\u00eame d\u00e9tail ridicule et encombrant, ce petit sexe qui pend ; j\u2019y avais r\u00e9duit mon d\u00e9sir, mon esprit, mes ambitions, jusqu\u2019\u00e0 la caricature, sans comprendre l\u2019absurdit\u00e9 du cadre ; bien plus tard, j\u2019ai compris que cela pouvait tout aussi bien d\u00e9signer le tissu d\u2019un pantalon, un pan de short, un simple passage par-dessus le genou, et que ce redressement trivial aurait peut-\u00eatre chang\u00e9 ma trajectoire ; mais nous avions scell\u00e9, elle et moi, un pacte tacite o\u00f9 le sexe occupait le centre, un je-m\u2019en-foutisme \u00e0 deux voix ; je revois les retours d\u2019aube apr\u00e8s les nuits \u00e0 tra\u00eener pour rien, elle \u00e0 la cuisine, cigarette au filtre dor\u00e9, le rire nerveux avant la fl\u00e8che : « Mon putain de gar\u00e7on ! » ; je devinais, derri\u00e8re l\u2019injure tendre, un fantasme de libert\u00e9 pour elle-m\u00eame, et l\u2019aveu plus tard d\u2019un d\u00e9sir de fille, avec ces histoires d\u2019avortements manqu\u00e9s dont elle parlait en haussant les \u00e9paules ; « \u00e0 quelques centim\u00e8tres pr\u00e8s, tu n\u2019\u00e9tais qu\u2019une crotte », disait-elle, non pour m\u2019\u00e9craser, mais pour dire sa rage d\u2019\u00eatre enferm\u00e9e dans un r\u00f4le qu\u2019on lui avait assign\u00e9 ; elle aurait pu \u00eatre une artiste, je ne l\u2019\u00e9nonce pas en fils d\u00e9vou\u00e9 mais en t\u00e9moin : dans le buffet, un carnet \u00e0 spirale couvert de fusains, portraits retourn\u00e9s, gestes s\u00fbrs interrompus ; un soir, je l\u2019ai surprise \u00e0 mesurer la lumi\u00e8re sur le mur avec sa main, index tendu, comme on cadre avant la toile ; un matin, la valise \u00e9tait \u00e0 moiti\u00e9 pleine sous le lit, les horaires des cars pour Paris pli\u00e9s en deux sur la table, puis la valise a disparu et nous sommes rest\u00e9s ; j\u2019ai longtemps pens\u00e9 qu\u2019elle aurait d\u00fb suivre son instinct de fauve et nous laisser l\u00e0, pour se sauver elle-m\u00eame, et je lui en ai voulu de ne pas avoir eu cette force ; \u00e0 Cr\u00e9teil, dans la chambre blanche, j\u2019ai fait ce que je pouvais : imposer le geste \u00e0 mon p\u00e8re, tenir la sc\u00e8ne jusqu\u2019au bout, donner la permission de partir ; quand ce fut fait, je l\u2019ai emmen\u00e9 dehors avant qu\u2019il s\u2019effondre, et, devant le restaurant marocain de Limeil-Br\u00e9vannes, j\u2019ai l\u00e2ch\u00e9 la phrase la plus idiote et la plus juste de la journ\u00e9e : « Et si on allait se faire un couscous ? \u00c7a nous remonterait le moral » ; il a pleur\u00e9 pour de bon, enfin, et j\u2019ai pens\u00e9, peut-\u00eatre \u00e0 haute voix, que toute ma vie s\u2019\u00e9tait \u00e9crite sur ce malentendu : prendre les choses comme elles viennent, les porter « par-dessus la jambe », pas par d\u00e9sinvolture mais pour survivre ; il pleurait encore quand nous avons tourn\u00e9 sur le parking d\u00e9sert, et je n\u2019ai rien ajout\u00e9.<\/p>",
"content_text": "Ses yeux, grands ouverts sous la morphine, \u00e9taient d\u2019une beaut\u00e9 saisissante et je lui ai murmur\u00e9 \u00ab tu peux y aller maintenant \u00bb, la main de mon p\u00e8re pos\u00e9e sur la sienne parce que je le lui avais ordonn\u00e9, lui si souvent absent dans sa propre pr\u00e9sence ; c\u2019est alors, dans ce silence dense, que m\u2019est revenue sa phrase de toujours, nette, sans fioritures : \u00ab Tu prends tout par-dessus la jambe. \u00bb Longtemps, ce \u00ab tout \u00bb m\u2019a paru d\u00e9signer le m\u00eame d\u00e9tail ridicule et encombrant, ce petit sexe qui pend ; j\u2019y avais r\u00e9duit mon d\u00e9sir, mon esprit, mes ambitions, jusqu\u2019\u00e0 la caricature, sans comprendre l\u2019absurdit\u00e9 du cadre ; bien plus tard, j\u2019ai compris que cela pouvait tout aussi bien d\u00e9signer le tissu d\u2019un pantalon, un pan de short, un simple passage par-dessus le genou, et que ce redressement trivial aurait peut-\u00eatre chang\u00e9 ma trajectoire ; mais nous avions scell\u00e9, elle et moi, un pacte tacite o\u00f9 le sexe occupait le centre, un je-m\u2019en-foutisme \u00e0 deux voix ; je revois les retours d\u2019aube apr\u00e8s les nuits \u00e0 tra\u00eener pour rien, elle \u00e0 la cuisine, cigarette au filtre dor\u00e9, le rire nerveux avant la fl\u00e8che : \u00ab Mon putain de gar\u00e7on ! \u00bb ; je devinais, derri\u00e8re l\u2019injure tendre, un fantasme de libert\u00e9 pour elle-m\u00eame, et l\u2019aveu plus tard d\u2019un d\u00e9sir de fille, avec ces histoires d\u2019avortements manqu\u00e9s dont elle parlait en haussant les \u00e9paules ; \u00ab \u00e0 quelques centim\u00e8tres pr\u00e8s, tu n\u2019\u00e9tais qu\u2019une crotte \u00bb, disait-elle, non pour m\u2019\u00e9craser, mais pour dire sa rage d\u2019\u00eatre enferm\u00e9e dans un r\u00f4le qu\u2019on lui avait assign\u00e9 ; elle aurait pu \u00eatre une artiste, je ne l\u2019\u00e9nonce pas en fils d\u00e9vou\u00e9 mais en t\u00e9moin : dans le buffet, un carnet \u00e0 spirale couvert de fusains, portraits retourn\u00e9s, gestes s\u00fbrs interrompus ; un soir, je l\u2019ai surprise \u00e0 mesurer la lumi\u00e8re sur le mur avec sa main, index tendu, comme on cadre avant la toile ; un matin, la valise \u00e9tait \u00e0 moiti\u00e9 pleine sous le lit, les horaires des cars pour Paris pli\u00e9s en deux sur la table, puis la valise a disparu et nous sommes rest\u00e9s ; j\u2019ai longtemps pens\u00e9 qu\u2019elle aurait d\u00fb suivre son instinct de fauve et nous laisser l\u00e0, pour se sauver elle-m\u00eame, et je lui en ai voulu de ne pas avoir eu cette force ; \u00e0 Cr\u00e9teil, dans la chambre blanche, j\u2019ai fait ce que je pouvais : imposer le geste \u00e0 mon p\u00e8re, tenir la sc\u00e8ne jusqu\u2019au bout, donner la permission de partir ; quand ce fut fait, je l\u2019ai emmen\u00e9 dehors avant qu\u2019il s\u2019effondre, et, devant le restaurant marocain de Limeil-Br\u00e9vannes, j\u2019ai l\u00e2ch\u00e9 la phrase la plus idiote et la plus juste de la journ\u00e9e : \u00ab Et si on allait se faire un couscous ? \u00c7a nous remonterait le moral \u00bb ; il a pleur\u00e9 pour de bon, enfin, et j\u2019ai pens\u00e9, peut-\u00eatre \u00e0 haute voix, que toute ma vie s\u2019\u00e9tait \u00e9crite sur ce malentendu : prendre les choses comme elles viennent, les porter \u00ab par-dessus la jambe \u00bb, pas par d\u00e9sinvolture mais pour survivre ; il pleurait encore quand nous avons tourn\u00e9 sur le parking d\u00e9sert, et je n\u2019ai rien ajout\u00e9.",
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"title": "Par dessus la jambe",
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Cette expression qu’affectionne particuli\u00e8rement ma m\u00e8re lorsqu’elle me parle du fond des brumes excite encore comme une lueur qui trace sa voie depuis l’\u00e9v\u00e9nement de la fin vers je ne sais quoi, les protons de ma cervelle.<\/p>\n
Il y a un \u00e9rotisme av\u00e9r\u00e9 dans le ton emprunt\u00e9, m\u00eame sous l’emprise de la rage, de la col\u00e8re, chez elle \u00e0 m’affubler de petits noms d’oiseau et pour couronner le voyage \u00e0 chaque fois :<\/p>\n
« Tu prends tout par-dessus la jambe ! »<\/p>\n
Et que peut-il bien y avoir lorsque je baisse les yeux sur cette id\u00e9e du « tout » sinon ce petit sexe qui pendouille, premi\u00e8re \u00e9tape majeure de l’injonction larv\u00e9e.<\/p>\n
Durant de nombreuses ann\u00e9es, mon cerveau, mon d\u00e9sir, toutes mes maigres ambitions somme toute se plac\u00e8rent dans ce petit morceau de viande « par-dessus la jambe », simplement en raison d’une nullit\u00e9 magistrale en mati\u00e8re de logique.<\/p>\n
Car si j’avais compris alors que par-dessus la jambe je pouvais aussi sentir l’\u00e9toffe d’un short, d’un bermuda, d’un pantalon, je n’imagine m\u00eame pas \u00e0 quel point ma vie aurait pu prendre une direction tout \u00e0 fait diff\u00e9rente.<\/p>\n
Mais non, dans une complicit\u00e9 malsaine selon la morale commune, nous d\u00e9cid\u00e2mes, maman et moi, de placer le sexe au centre du « je-m’en-foutisme » profond dont nous \u00e9tions les malheureuses victimes finalement.<\/p>\n
D’ailleurs cela me revient par bouff\u00e9es : \u00e0 chaque fois que je revenais au matin de p\u00e9riples nocturnes et ce souvent bredouille, ne tentait-elle pas encore de consolider la pr\u00e9dominance de mes attributs m\u00e2les dans mon cr\u00e2ne abruti, par une autre expression qui prendra une place de choix dans mes annales :<\/p>\n
« Mon putain de gar\u00e7on. »<\/p>\n
Ainsi donc je prenais tout par-dessus la jambe comme elle pouvait sans doute fantasmer la libert\u00e9 des filles, si possible de joie, et secr\u00e8tement je devinais qu’il aurait mieux valu dans l’esprit maternel que je ne sois pas du sexe dont m’affublait le genre alors.<\/p>\n
Des ann\u00e9es plus tard, elle s’ouvrit \u00e0 moi de sombres histoires d’aiguilles \u00e0 tricoter et de son d\u00e9sir de fille. Et puis en riant et en tirant sur sa cigarette \u00e0 bout dor\u00e9 :<\/p>\n
« Tu sais, \u00e0 quelques centim\u00e8tres pr\u00e8s tu n’\u00e9tais qu’une crotte. »<\/p>\n
Bien que cela f\u00fbt blessant, je comprenais que cette derni\u00e8re expression qu’elle me lan\u00e7ait au visage comme dans une bataille de polochons n’\u00e9tait pas une volont\u00e9 de m’humilier moi mais elle finalement dans son insupportable condition de m\u00e8re de famille coinc\u00e9e, \u00e9triqu\u00e9e, prisonni\u00e8re de celle-ci.<\/p>\n
Elle aurait pu, selon son d\u00e9sir profond, devenir peut-\u00eatre une grande artiste ma m\u00e8re. Techniquement elle avait de quoi lorsque je regarde les quelques toiles qui me restent d’elle. Non, ce qui lui manquait c’\u00e9tait de se d\u00e9barrasser de sa m\u00e9moire compl\u00e8tement pour devenir enfin elle-m\u00eame. Elle aurait d\u00fb suivre son instinct de fauve et nous laisser crever derri\u00e8re elle en nous oubliant comme on oublie une erreur de parcours tout simplement, et je crois lui en avoir toujours plus ou moins voulu de ne pas avoir cette force, cette rage, cette volont\u00e9 tout simplement.<\/p>\n
Les derniers moments que je passai \u00e0 son chevet \u00e0 l’h\u00f4pital de Cr\u00e9teil, mon p\u00e8re m’accompagnait et il \u00e9tait presque totalement \u00e9teint, incapable de rien, les yeux embu\u00e9s, vautr\u00e9 dans son \u00e9go\u00efsme comme d’habitude.<\/p>\n
Je lui intimai l’ordre de prendre la main de maman et ensemble nous lui avons donn\u00e9 la permission de s’en aller. Elle avait les yeux grands ouverts, la morphine leur conf\u00e9rait une beaut\u00e9 \u00e0 couper le souffle.<\/p>\n
« Tu peux y aller vraiment maintenant » ai-je souffl\u00e9 \u00e0 son oreille et puis, comme mon p\u00e8re allait finir par s’effondrer totalement, je l’emmenai hors de la chambre, hors de l’h\u00f4pital, hors de Cr\u00e9teil.<\/p>\n
Arriv\u00e9 devant le marocain de Limeil, je le regardai et dis : « Et si on allait se taper un bon couscous, \u00e7a nous requinquerait non ? »<\/p>\n
Il pleura vraiment cette fois et me consid\u00e9ra et j’eus l’impression que lui aussi me d\u00e9clarait :<\/p>\n
« D\u00e9cid\u00e9ment tu prends vraiment tout par-dessus la jambe ! »<\/p>\n
Mais non, en fait il continua \u00e0 pleurer et gara la voiture. C’\u00e9tait un jour creux, il y avait plein de places libres, c’\u00e9tait un coup de chance.<\/p>",
"content_text": " Cette expression qu'affectionne particuli\u00e8rement ma m\u00e8re lorsqu'elle me parle du fond des brumes excite encore comme une lueur qui trace sa voie depuis l'\u00e9v\u00e9nement de la fin vers je ne sais quoi, les protons de ma cervelle. Il y a un \u00e9rotisme av\u00e9r\u00e9 dans le ton emprunt\u00e9, m\u00eame sous l'emprise de la rage, de la col\u00e8re, chez elle \u00e0 m'affubler de petits noms d'oiseau et pour couronner le voyage \u00e0 chaque fois : \u00ab Tu prends tout par-dessus la jambe ! \u00bb Et que peut-il bien y avoir lorsque je baisse les yeux sur cette id\u00e9e du \u00ab tout \u00bb sinon ce petit sexe qui pendouille, premi\u00e8re \u00e9tape majeure de l'injonction larv\u00e9e. Durant de nombreuses ann\u00e9es, mon cerveau, mon d\u00e9sir, toutes mes maigres ambitions somme toute se plac\u00e8rent dans ce petit morceau de viande \u00ab par-dessus la jambe \u00bb, simplement en raison d'une nullit\u00e9 magistrale en mati\u00e8re de logique. Car si j'avais compris alors que par-dessus la jambe je pouvais aussi sentir l'\u00e9toffe d'un short, d'un bermuda, d'un pantalon, je n'imagine m\u00eame pas \u00e0 quel point ma vie aurait pu prendre une direction tout \u00e0 fait diff\u00e9rente. Mais non, dans une complicit\u00e9 malsaine selon la morale commune, nous d\u00e9cid\u00e2mes, maman et moi, de placer le sexe au centre du \u00ab je-m'en-foutisme \u00bb profond dont nous \u00e9tions les malheureuses victimes finalement. D'ailleurs cela me revient par bouff\u00e9es : \u00e0 chaque fois que je revenais au matin de p\u00e9riples nocturnes et ce souvent bredouille, ne tentait-elle pas encore de consolider la pr\u00e9dominance de mes attributs m\u00e2les dans mon cr\u00e2ne abruti, par une autre expression qui prendra une place de choix dans mes annales : \u00ab Mon putain de gar\u00e7on. \u00bb Ainsi donc je prenais tout par-dessus la jambe comme elle pouvait sans doute fantasmer la libert\u00e9 des filles, si possible de joie, et secr\u00e8tement je devinais qu'il aurait mieux valu dans l'esprit maternel que je ne sois pas du sexe dont m'affublait le genre alors. Des ann\u00e9es plus tard, elle s'ouvrit \u00e0 moi de sombres histoires d'aiguilles \u00e0 tricoter et de son d\u00e9sir de fille. Et puis en riant et en tirant sur sa cigarette \u00e0 bout dor\u00e9 : \u00ab Tu sais, \u00e0 quelques centim\u00e8tres pr\u00e8s tu n'\u00e9tais qu'une crotte. \u00bb Bien que cela f\u00fbt blessant, je comprenais que cette derni\u00e8re expression qu'elle me lan\u00e7ait au visage comme dans une bataille de polochons n'\u00e9tait pas une volont\u00e9 de m'humilier moi mais elle finalement dans son insupportable condition de m\u00e8re de famille coinc\u00e9e, \u00e9triqu\u00e9e, prisonni\u00e8re de celle-ci. Elle aurait pu, selon son d\u00e9sir profond, devenir peut-\u00eatre une grande artiste ma m\u00e8re. Techniquement elle avait de quoi lorsque je regarde les quelques toiles qui me restent d'elle. Non, ce qui lui manquait c'\u00e9tait de se d\u00e9barrasser de sa m\u00e9moire compl\u00e8tement pour devenir enfin elle-m\u00eame. Elle aurait d\u00fb suivre son instinct de fauve et nous laisser crever derri\u00e8re elle en nous oubliant comme on oublie une erreur de parcours tout simplement, et je crois lui en avoir toujours plus ou moins voulu de ne pas avoir cette force, cette rage, cette volont\u00e9 tout simplement. Les derniers moments que je passai \u00e0 son chevet \u00e0 l'h\u00f4pital de Cr\u00e9teil, mon p\u00e8re m'accompagnait et il \u00e9tait presque totalement \u00e9teint, incapable de rien, les yeux embu\u00e9s, vautr\u00e9 dans son \u00e9go\u00efsme comme d'habitude. Je lui intimai l'ordre de prendre la main de maman et ensemble nous lui avons donn\u00e9 la permission de s'en aller. Elle avait les yeux grands ouverts, la morphine leur conf\u00e9rait une beaut\u00e9 \u00e0 couper le souffle. \u00ab Tu peux y aller vraiment maintenant \u00bb ai-je souffl\u00e9 \u00e0 son oreille et puis, comme mon p\u00e8re allait finir par s'effondrer totalement, je l'emmenai hors de la chambre, hors de l'h\u00f4pital, hors de Cr\u00e9teil. Arriv\u00e9 devant le marocain de Limeil, je le regardai et dis : \u00ab Et si on allait se taper un bon couscous, \u00e7a nous requinquerait non ? \u00bb Il pleura vraiment cette fois et me consid\u00e9ra et j'eus l'impression que lui aussi me d\u00e9clarait : \u00ab D\u00e9cid\u00e9ment tu prends vraiment tout par-dessus la jambe ! \u00bb Mais non, en fait il continua \u00e0 pleurer et gara la voiture. C'\u00e9tait un jour creux, il y avait plein de places libres, c'\u00e9tait un coup de chance. ",
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"id": "https:\/\/ledibbouk.net\/nu-contre-l-ecorce.html",
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"title": "Nu contre l'\u00e9corce ",
"date_published": "2019-10-10T19:40:00Z",
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"content_html": "
Lorsqu’il vit la lisi\u00e8re, il s’en approcha et sentit la g\u00eane occasionn\u00e9e par ses v\u00eatements, comme si une force inconnue s’\u00e9tait empar\u00e9e de ses gestes, il sentit que celle-ci le d\u00e9v\u00eatait avec ses propres mains. Alors, une fois la derni\u00e8re chaussette jet\u00e9e au sol, nu, il entra dans la for\u00eat.<\/p>\n
Il le sentit aussit\u00f4t, les arbres aussi \u00e9taient nus, tout aussi nus que lui et dans cette nudit\u00e9 mutuelle il n’avait pas besoin de mots, pas besoin de pens\u00e9e, il n’avait besoin de rien d’autre que de la pr\u00e9sence des arbres et peut-\u00eatre, se disait-il encore, un pas apr\u00e8s l’autre, oui, peut-\u00eatre se laisseraient-ils toucher vraiment cette fois.<\/p>\n
Depuis qu’il les c\u00f4toyait, il n’avait jamais \u00e9t\u00e9 g\u00ean\u00e9 par leur mutisme. D’ailleurs, \u00e9taient-ils muets vraiment autrement que pour des oreilles inattentives ? Le vent qui jouait dans leurs feuillages rendait le murmure presque palpable. Parfois une branche craque soudain et c’est un affaissement dans l’\u00e2me qu’il \u00e9prouve alors, lui le petit homme ignorant. Mais la for\u00eat ne cesse de lui dire que rien n’est grave. Une branche qui choit laisse la place \u00e0 une nouvelle qui na\u00eet et se d\u00e9veloppe. Et dans le sol des alliances s’effectuent, une g\u00e9n\u00e9rosit\u00e9 discr\u00e8te ne cesse de nourrir les plus affaiblis, ici tous sont membres d’une seule famille que l’on nomme la for\u00eat.<\/p>\n
Au loin il revit le grand ch\u00eane et c’\u00e9tait comme des retrouvailles vraiment, cela devait faire plus de dix ans qu’il s’\u00e9tait \u00e9loign\u00e9. L’arbre \u00e9tait toujours debout, son temps n’\u00e9tait pas celui de l’homme et s’il l’avait aper\u00e7u jadis, l’homme alors n’avait produit sur l’arbre qu’une impression de mouche tourbillonnant autour de la t\u00eate d’un b\u0153uf blas\u00e9.<\/p>\n
Il eut envie de se coller contre lui, de sentir tout son corps contre le corps de l’arbre, de ne faire qu’un avec lui. Il l’enla\u00e7a doucement et resta ainsi un long moment comme pendu au tronc. Son c\u0153ur battait dans ses tempes et il se mit \u00e0 bander vigoureusement sans avoir besoin de se souvenir du moindre corps humain comme support, sans \u00e9chafauder de plan sensuel, d’imagerie \u00e9rotique. La nudit\u00e9 du corps de l’homme contre la nudit\u00e9 du corps de l’arbre, tendus tous les deux ensemble vers le ciel, avait suffi \u00e0 d\u00e9bloquer l’\u00e9nergie sexuelle.<\/p>\n
Il tenta de se souvenir de la derni\u00e8re fois qu’il s’\u00e9tait mis ainsi \u00e0 bander aussi dur, mais il chassa aussit\u00f4t cette pens\u00e9e pour revenir \u00e0 l’instant pr\u00e9sent seulement, s’ab\u00eemer dans la sensation pure.<\/p>\n
Il resta ainsi jusqu’au cr\u00e9puscule dans cette \u00e9treinte silencieuse et cela lui fit du bien.<\/p>\n
Il retrouva le sentier par lequel il \u00e9tait venu, rejoignit la lisi\u00e8re \u00e0 nouveau. Ses v\u00eatements \u00e9taient l\u00e0 et il les enfila puis se mit \u00e0 marcher vers le village l\u00e0-bas en regardant palpiter les premi\u00e8res \u00e9toiles qui accompagnaient l’arriv\u00e9e de la nuit.<\/p>",
"content_text": " Lorsqu'il vit la lisi\u00e8re, il s'en approcha et sentit la g\u00eane occasionn\u00e9e par ses v\u00eatements, comme si une force inconnue s'\u00e9tait empar\u00e9e de ses gestes, il sentit que celle-ci le d\u00e9v\u00eatait avec ses propres mains. Alors, une fois la derni\u00e8re chaussette jet\u00e9e au sol, nu, il entra dans la for\u00eat. Il le sentit aussit\u00f4t, les arbres aussi \u00e9taient nus, tout aussi nus que lui et dans cette nudit\u00e9 mutuelle il n'avait pas besoin de mots, pas besoin de pens\u00e9e, il n'avait besoin de rien d'autre que de la pr\u00e9sence des arbres et peut-\u00eatre, se disait-il encore, un pas apr\u00e8s l'autre, oui, peut-\u00eatre se laisseraient-ils toucher vraiment cette fois. Depuis qu'il les c\u00f4toyait, il n'avait jamais \u00e9t\u00e9 g\u00ean\u00e9 par leur mutisme. D'ailleurs, \u00e9taient-ils muets vraiment autrement que pour des oreilles inattentives ? Le vent qui jouait dans leurs feuillages rendait le murmure presque palpable. Parfois une branche craque soudain et c'est un affaissement dans l'\u00e2me qu'il \u00e9prouve alors, lui le petit homme ignorant. Mais la for\u00eat ne cesse de lui dire que rien n'est grave. Une branche qui choit laisse la place \u00e0 une nouvelle qui na\u00eet et se d\u00e9veloppe. Et dans le sol des alliances s'effectuent, une g\u00e9n\u00e9rosit\u00e9 discr\u00e8te ne cesse de nourrir les plus affaiblis, ici tous sont membres d'une seule famille que l'on nomme la for\u00eat. Au loin il revit le grand ch\u00eane et c'\u00e9tait comme des retrouvailles vraiment, cela devait faire plus de dix ans qu'il s'\u00e9tait \u00e9loign\u00e9. L'arbre \u00e9tait toujours debout, son temps n'\u00e9tait pas celui de l'homme et s'il l'avait aper\u00e7u jadis, l'homme alors n'avait produit sur l'arbre qu'une impression de mouche tourbillonnant autour de la t\u00eate d'un b\u0153uf blas\u00e9. Il eut envie de se coller contre lui, de sentir tout son corps contre le corps de l'arbre, de ne faire qu'un avec lui. Il l'enla\u00e7a doucement et resta ainsi un long moment comme pendu au tronc. Son c\u0153ur battait dans ses tempes et il se mit \u00e0 bander vigoureusement sans avoir besoin de se souvenir du moindre corps humain comme support, sans \u00e9chafauder de plan sensuel, d'imagerie \u00e9rotique. La nudit\u00e9 du corps de l'homme contre la nudit\u00e9 du corps de l'arbre, tendus tous les deux ensemble vers le ciel, avait suffi \u00e0 d\u00e9bloquer l'\u00e9nergie sexuelle. Il tenta de se souvenir de la derni\u00e8re fois qu'il s'\u00e9tait mis ainsi \u00e0 bander aussi dur, mais il chassa aussit\u00f4t cette pens\u00e9e pour revenir \u00e0 l'instant pr\u00e9sent seulement, s'ab\u00eemer dans la sensation pure. Il resta ainsi jusqu'au cr\u00e9puscule dans cette \u00e9treinte silencieuse et cela lui fit du bien. Il retrouva le sentier par lequel il \u00e9tait venu, rejoignit la lisi\u00e8re \u00e0 nouveau. Ses v\u00eatements \u00e9taient l\u00e0 et il les enfila puis se mit \u00e0 marcher vers le village l\u00e0-bas en regardant palpiter les premi\u00e8res \u00e9toiles qui accompagnaient l'arriv\u00e9e de la nuit. ",
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"title": "\u00c9criture et nagual",
"date_published": "2019-10-09T19:37:00Z",
"date_modified": "2025-12-20T23:21:05Z",
"author": {"name": "Patrick Blanchon"},
"content_html": "
Je n’avais pas encore atteint ma vingti\u00e8me ann\u00e9e sur cette terre et je ne cessais de traverser Paris de part en part depuis le point central, n\u00e9vralgique, de la Bastoche avec son gros phallus dress\u00e9 en m\u00e9moire de la victoire des bourgeois sur les aristos.<\/p>\n
En g\u00e9n\u00e9ral d\u00e9sesp\u00e9r\u00e9 de ne pas savoir quoi faire de mes dix doigts, et ne cessant d’imaginer un corps f\u00e9minin afin de les laisser reposer, retrouver la qui\u00e9tude des temp\u00e9ratures ut\u00e9rines. Je cherchais une porte, un passage par lequel m’engouffrer pour quitter cet univers sans saveur, en vain et ce syst\u00e9matiquement.<\/p>\n
Mais ma r\u00e9gularit\u00e9 \u00e0 vouloir m’\u00e9chapper finit par payer lorsque, sur les quais de la Seine, dans une bo\u00eete de bouquiniste, je fus attir\u00e9 par un petit livre de Carlos Castaneda, L’herbe du diable et la petite fum\u00e9e<\/em>.<\/p>\nSans savoir bien pourquoi, je l’achetai et me plongeai dedans \u00e0 l’arri\u00e8re-salle d’un caf\u00e9 voisin. Ce livre r\u00e9pondait \u00e0 tant de questions que je ne l\u00e2chai pas avant de l’avoir termin\u00e9. Puis je le relus, et relus encore comme pour m’impr\u00e9gner de cette immense jouissance d’avoir enfin trouv\u00e9 une porte. Au-del\u00e0 de celle-ci, je le sentais, s’\u00e9tendait le territoire immense du Nagual, et le plus \u00e9tonnant, c’est que ce territoire me parut plus familier encore que tout autre territoire connu alors que je mis des ann\u00e9es \u00e0 le p\u00e9n\u00e9trer.<\/p>\n
De mes anc\u00eatres vikings, j’ai h\u00e9rit\u00e9 le courage et aussi cette propension \u00e0 placer la destin\u00e9e en proue de toute navigation. Aussi ne m’\u00e9tonnai-je pas outre mesure de cette rencontre et je me mis en qu\u00eate de toute l’\u0153uvre de Castaneda que j’ai d\u00e9vor\u00e9e tout enti\u00e8re dans les chambres de fortune, les parcs et les caf\u00e9s parisiens.<\/p>\n
\u00c9videmment, \u00e0 l’\u00e9poque, je ne retenais que ce qui m’int\u00e9ressait le plus, \u00e0 savoir que ce monde morne que je constatais de toutes parts autour de moi n’\u00e9tait pas la v\u00e9rit\u00e9 vraie, qu’il existait d’autres mondes, notamment celui d’en bas, celui du milieu et celui d’en haut.<\/p>\n
Ce que j’ignorais alors, c’est combien d’efforts et de discipline, de r\u00e9gularit\u00e9 et donc de courage encore il allait falloir puiser en moi avant de me risquer \u00e0 traverser les parois poreuses de cette r\u00e9alit\u00e9.<\/p>\n
La r\u00eaverie peut aider \u00e0 entrevoir un instant l’immensit\u00e9 du nagual mais elle n’est que de peu d’utilit\u00e9 pour s’y engouffrer. Il est m\u00eame dangereux de p\u00e9n\u00e9trer le nagual ainsi, aussi d\u00e9muni, sans discernement, avec une m\u00e9moire pollu\u00e9e, un point de vue bringuebalant manquant de relativit\u00e9.<\/p>\n
Bien s\u00fbr, l’engouement, la passion, le c\u0153ur, l’amour servent \u00e0 placer le voyageur sur la voie. Mais tout cela ne sert \u00e0 rien une fois la porte franchie.<\/p>\n
Il faut bien autre chose et surtout se d\u00e9barrasser d’une vision erron\u00e9e de soi avant tout.<\/p>\n
Ce fut quelques ann\u00e9es plus tard que je d\u00e9couvris l’\u00e9criture, et celle-ci me permit de r\u00e9capituler toute cette vie, toute cette m\u00e9moire qui m’encombrait pour parvenir \u00e0 la transparence ad hoc, celle qui permet enfin de traverser les mondes.<\/p>\n
L’\u00e9criture fut ma ma\u00eetresse, la plus f\u00e9roce de toutes, sans piti\u00e9. N\u00e9anmoins je sentais au d\u00e9but confus\u00e9ment qu’il m’\u00e9tait n\u00e9cessaire de m’accrocher \u00e0 elle quoi qu’il m’en co\u00fbte, je veux dire que sans celle-ci la vie ne valait pas d’\u00eatre v\u00e9cue du tout \u00e0 l’\u00e9poque.<\/p>\n
Il me fallait m’attabler chaque matin, et d\u00e9verser sur la page blanche un trop-plein comme un trop-vide, un manque absolu. D\u00e9couvrir combien le narrateur \u00e9tait un menteur avis\u00e9. Et combien ces mensonges \u00e9taient habilement plac\u00e9s pour gravir les \u00e9tapes menant \u00e0 la grande d\u00e9gringolade.<\/p>\n
Parall\u00e8lement, je travaillais l’attention.<\/p>\n
Cette attention se manifesta d’une mani\u00e8re aussi incongrue que peu agr\u00e9able.<\/p>\n
Nous \u00e9tions en train de faire l’amour avec ma compagne de l’\u00e9poque et soudain je me vis, je nous vis d’un autre point de vue.<\/p>\n
Non pas que j’eusse effectu\u00e9 une sortie dans l’astral. Non, une froideur particuli\u00e8re log\u00e9e au plus profond de moi-m\u00eame s’\u00e9tait \u00e9veill\u00e9e \u00e0 la conscience et elle nous observait en train de nous caresser, de nous embrasser, puis elle sembla l\u00e9viter plus haut encore et c’\u00e9tait la ville enti\u00e8re alors qu’elle engloba, au travers de chaque fen\u00eatre allum\u00e9e elle s’immis\u00e7ait \u00e0 la recherche des milliers de couples en train de faire l’amour, puis encore plus haut dans l’espace sur tous les continents, dans une ubiquit\u00e9 absolue. Une partouze universelle. Et sans doute aurions-nous pu encore aller plus loin si ma compagne ne nous avait interrompu pour se rendre tout \u00e0 coup aux toilettes.<\/p>\n
L’attention m’avait conduit \u00e0 la conscience de la conscience et cela me co\u00fbta ma premi\u00e8re compagne tout bonnement.<\/p>\n
Car l’orgueil soudain, l’arrogance d’avoir si jeune d\u00e9couvert le pot aux roses me fit adopter une attitude m\u00e9prisante envers tous ces jeunes gens que je c\u00f4toyais et qui n’avaient comme seule ambition que de s’engouffrer dans la vie active, trouver un job qui leur permettrait d’acheter la maison de leurs r\u00eaves, la bagnole, le frigidaire, la machine \u00e0 faire des cr\u00eapes, etc., et aussi et surtout fonder un nouveau foyer, avoir des gosses et se perp\u00e9tuer naturellement. \u00c9videmment, \u00e0 l’\u00e9poque, je ne pla\u00e7ais pas du tout l\u00e0 la notion d’engagement.<\/p>\n
Je restai donc seul d\u00e9sormais \u00e0 errer de chambre d’h\u00f4tel en chambre d’h\u00f4tel et \u00e0 \u00e9crire, des milliers de pages pour explorer tous les recoins de ma m\u00e9moire, pour la passer au crible de la grande lessiveuse de l’\u00e9criture, traquant la b\u00eatise, le mensonge, la peine, et la joie aussi parfois, afin de pardonner \u00e0 chaque monstre que j’avais moi-m\u00eame cr\u00e9\u00e9.<\/p>\n
Afin de tenir le coup dans ce travail inou\u00ef, l’ambition \u00e9trange de devenir \u00e9crivain m’accompagnait. Aujourd’hui, avec le recul, je ne peux que remercier ce nouveau mensonge que le jeune homme d’hier s’\u00e9tait adress\u00e9 \u00e0 l’\u00e9poque.<\/p>\n
Aujourd’hui, me voici attabl\u00e9 avec un ami, chaman lui aussi, nous avons pass\u00e9 quelques heures ensemble \u00e0 parler de tout et de rien, en savourant un bon repas et en prenant plaisir \u00e0 \u00eatre ensemble tout simplement. En prenant le th\u00e9 dans l’apr\u00e8s-midi, \u00e0 la cuisine, par trois fois j’ai \u00e9t\u00e9 attir\u00e9 par la fen\u00eatre et \u00e0 chaque fois j’ai vu trois chatons en train de nous observer calmement, sans miauler, sans r\u00e9clamer, non, ils \u00e9taient juste l\u00e0 et dans leurs yeux j’ai cru retrouver le regard d’une tr\u00e8s ancienne amie, peut-\u00eatre le regard de l’\u00e9criture avec sa bonne froideur habituelle, et je lui ai souri gentiment en la remerciant.<\/p>",
"content_text": " Je n'avais pas encore atteint ma vingti\u00e8me ann\u00e9e sur cette terre et je ne cessais de traverser Paris de part en part depuis le point central, n\u00e9vralgique, de la Bastoche avec son gros phallus dress\u00e9 en m\u00e9moire de la victoire des bourgeois sur les aristos. En g\u00e9n\u00e9ral d\u00e9sesp\u00e9r\u00e9 de ne pas savoir quoi faire de mes dix doigts, et ne cessant d'imaginer un corps f\u00e9minin afin de les laisser reposer, retrouver la qui\u00e9tude des temp\u00e9ratures ut\u00e9rines. Je cherchais une porte, un passage par lequel m'engouffrer pour quitter cet univers sans saveur, en vain et ce syst\u00e9matiquement. Mais ma r\u00e9gularit\u00e9 \u00e0 vouloir m'\u00e9chapper finit par payer lorsque, sur les quais de la Seine, dans une bo\u00eete de bouquiniste, je fus attir\u00e9 par un petit livre de Carlos Castaneda, *L'herbe du diable et la petite fum\u00e9e*. Sans savoir bien pourquoi, je l'achetai et me plongeai dedans \u00e0 l'arri\u00e8re-salle d'un caf\u00e9 voisin. Ce livre r\u00e9pondait \u00e0 tant de questions que je ne l\u00e2chai pas avant de l'avoir termin\u00e9. Puis je le relus, et relus encore comme pour m'impr\u00e9gner de cette immense jouissance d'avoir enfin trouv\u00e9 une porte. Au-del\u00e0 de celle-ci, je le sentais, s'\u00e9tendait le territoire immense du Nagual, et le plus \u00e9tonnant, c'est que ce territoire me parut plus familier encore que tout autre territoire connu alors que je mis des ann\u00e9es \u00e0 le p\u00e9n\u00e9trer. De mes anc\u00eatres vikings, j'ai h\u00e9rit\u00e9 le courage et aussi cette propension \u00e0 placer la destin\u00e9e en proue de toute navigation. Aussi ne m'\u00e9tonnai-je pas outre mesure de cette rencontre et je me mis en qu\u00eate de toute l'\u0153uvre de Castaneda que j'ai d\u00e9vor\u00e9e tout enti\u00e8re dans les chambres de fortune, les parcs et les caf\u00e9s parisiens. \u00c9videmment, \u00e0 l'\u00e9poque, je ne retenais que ce qui m'int\u00e9ressait le plus, \u00e0 savoir que ce monde morne que je constatais de toutes parts autour de moi n'\u00e9tait pas la v\u00e9rit\u00e9 vraie, qu'il existait d'autres mondes, notamment celui d'en bas, celui du milieu et celui d'en haut. Ce que j'ignorais alors, c'est combien d'efforts et de discipline, de r\u00e9gularit\u00e9 et donc de courage encore il allait falloir puiser en moi avant de me risquer \u00e0 traverser les parois poreuses de cette r\u00e9alit\u00e9. La r\u00eaverie peut aider \u00e0 entrevoir un instant l'immensit\u00e9 du nagual mais elle n'est que de peu d'utilit\u00e9 pour s'y engouffrer. Il est m\u00eame dangereux de p\u00e9n\u00e9trer le nagual ainsi, aussi d\u00e9muni, sans discernement, avec une m\u00e9moire pollu\u00e9e, un point de vue bringuebalant manquant de relativit\u00e9. Bien s\u00fbr, l'engouement, la passion, le c\u0153ur, l'amour servent \u00e0 placer le voyageur sur la voie. Mais tout cela ne sert \u00e0 rien une fois la porte franchie. Il faut bien autre chose et surtout se d\u00e9barrasser d'une vision erron\u00e9e de soi avant tout. Ce fut quelques ann\u00e9es plus tard que je d\u00e9couvris l'\u00e9criture, et celle-ci me permit de r\u00e9capituler toute cette vie, toute cette m\u00e9moire qui m'encombrait pour parvenir \u00e0 la transparence ad hoc, celle qui permet enfin de traverser les mondes. L'\u00e9criture fut ma ma\u00eetresse, la plus f\u00e9roce de toutes, sans piti\u00e9. N\u00e9anmoins je sentais au d\u00e9but confus\u00e9ment qu'il m'\u00e9tait n\u00e9cessaire de m'accrocher \u00e0 elle quoi qu'il m'en co\u00fbte, je veux dire que sans celle-ci la vie ne valait pas d'\u00eatre v\u00e9cue du tout \u00e0 l'\u00e9poque. Il me fallait m'attabler chaque matin, et d\u00e9verser sur la page blanche un trop-plein comme un trop-vide, un manque absolu. D\u00e9couvrir combien le narrateur \u00e9tait un menteur avis\u00e9. Et combien ces mensonges \u00e9taient habilement plac\u00e9s pour gravir les \u00e9tapes menant \u00e0 la grande d\u00e9gringolade. Parall\u00e8lement, je travaillais l'attention. Cette attention se manifesta d'une mani\u00e8re aussi incongrue que peu agr\u00e9able. Nous \u00e9tions en train de faire l'amour avec ma compagne de l'\u00e9poque et soudain je me vis, je nous vis d'un autre point de vue. Non pas que j'eusse effectu\u00e9 une sortie dans l'astral. Non, une froideur particuli\u00e8re log\u00e9e au plus profond de moi-m\u00eame s'\u00e9tait \u00e9veill\u00e9e \u00e0 la conscience et elle nous observait en train de nous caresser, de nous embrasser, puis elle sembla l\u00e9viter plus haut encore et c'\u00e9tait la ville enti\u00e8re alors qu'elle engloba, au travers de chaque fen\u00eatre allum\u00e9e elle s'immis\u00e7ait \u00e0 la recherche des milliers de couples en train de faire l'amour, puis encore plus haut dans l'espace sur tous les continents, dans une ubiquit\u00e9 absolue. Une partouze universelle. Et sans doute aurions-nous pu encore aller plus loin si ma compagne ne nous avait interrompu pour se rendre tout \u00e0 coup aux toilettes. L'attention m'avait conduit \u00e0 la conscience de la conscience et cela me co\u00fbta ma premi\u00e8re compagne tout bonnement. Car l'orgueil soudain, l'arrogance d'avoir si jeune d\u00e9couvert le pot aux roses me fit adopter une attitude m\u00e9prisante envers tous ces jeunes gens que je c\u00f4toyais et qui n'avaient comme seule ambition que de s'engouffrer dans la vie active, trouver un job qui leur permettrait d'acheter la maison de leurs r\u00eaves, la bagnole, le frigidaire, la machine \u00e0 faire des cr\u00eapes, etc., et aussi et surtout fonder un nouveau foyer, avoir des gosses et se perp\u00e9tuer naturellement. \u00c9videmment, \u00e0 l'\u00e9poque, je ne pla\u00e7ais pas du tout l\u00e0 la notion d'engagement. Je restai donc seul d\u00e9sormais \u00e0 errer de chambre d'h\u00f4tel en chambre d'h\u00f4tel et \u00e0 \u00e9crire, des milliers de pages pour explorer tous les recoins de ma m\u00e9moire, pour la passer au crible de la grande lessiveuse de l'\u00e9criture, traquant la b\u00eatise, le mensonge, la peine, et la joie aussi parfois, afin de pardonner \u00e0 chaque monstre que j'avais moi-m\u00eame cr\u00e9\u00e9. Afin de tenir le coup dans ce travail inou\u00ef, l'ambition \u00e9trange de devenir \u00e9crivain m'accompagnait. Aujourd'hui, avec le recul, je ne peux que remercier ce nouveau mensonge que le jeune homme d'hier s'\u00e9tait adress\u00e9 \u00e0 l'\u00e9poque. Aujourd'hui, me voici attabl\u00e9 avec un ami, chaman lui aussi, nous avons pass\u00e9 quelques heures ensemble \u00e0 parler de tout et de rien, en savourant un bon repas et en prenant plaisir \u00e0 \u00eatre ensemble tout simplement. En prenant le th\u00e9 dans l'apr\u00e8s-midi, \u00e0 la cuisine, par trois fois j'ai \u00e9t\u00e9 attir\u00e9 par la fen\u00eatre et \u00e0 chaque fois j'ai vu trois chatons en train de nous observer calmement, sans miauler, sans r\u00e9clamer, non, ils \u00e9taient juste l\u00e0 et dans leurs yeux j'ai cru retrouver le regard d'une tr\u00e8s ancienne amie, peut-\u00eatre le regard de l'\u00e9criture avec sa bonne froideur habituelle, et je lui ai souri gentiment en la remerciant. ",
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"id": "https:\/\/ledibbouk.net\/elle-aime-qu-on-la-batte.html",
"url": "https:\/\/ledibbouk.net\/elle-aime-qu-on-la-batte.html",
"title": "Elle aime qu'on la batte ",
"date_published": "2019-10-05T19:26:00Z",
"date_modified": "2025-12-20T23:21:16Z",
"author": {"name": "Patrick Blanchon"},
"content_html": "
D’un seul coup, on sonna \u00e0 la porte de l’atelier et tout du d\u00e9corum fut chamboul\u00e9. Elle n’\u00e9tait plus elle et je n’\u00e9tais pas encore moi. Engonc\u00e9 dans mon malaise permanent \u00e0 vouloir m\u00e9nager \u00e0 la fois la ch\u00e8vre et le chou en les voyant envahir peu \u00e0 peu l’espace et ce malgr\u00e9 la vastitude de celui-ci, un instant je fus d\u00e9contenanc\u00e9.<\/p>\n
Puis je remis de l’ordre rapidement par automatisme. Apr\u00e8s tout, n’\u00e9tais-je pas ce beau jeune homme \u00e0 l’air arrogant autant qu’idiot ? Je tentai de me figer dans un entre-deux sans mot dire, choisissant une chaise simple pour leur laisser tout loisir de s’affaler sur les beaux fauteuils, le canap\u00e9 de cuir moelleux.<\/p>\n
Ce fut la petite brune qui d\u00e9marra les observations comme on d\u00e9clare la guerre.<\/p>\n
« Eh bien, dis donc, tu es bien accompagn\u00e9e », dit-elle en minaudant \u00e0 mon h\u00f4tesse et ma\u00eetresse depuis peu qui se contenta d’un sourire entendu, ce qui me surprit un peu, mais comme j’avais l’impression d’\u00eatre une sorte de fant\u00f4me assistant \u00e0 la sc\u00e8ne, je serrai seulement mon poing dans la poche et attendis la suite.<\/p>\n
Il fut question du peintre qui devenait de plus en plus vicelard dans le choix de ses mod\u00e8les, de sa derni\u00e8re exposition catastrophique, de quelques anecdotes qu’elles \u00e9chang\u00e8rent en avalant par petites gorg\u00e9es leur verre de Jack Daniel que j’\u00e9tais charg\u00e9 de remplir.<\/p>\n
La grande blonde \u00e0 l’air triste avait de magnifiques yeux bleus embu\u00e9s de larmes, ce qui me la rendait extr\u00eamement attirante. Elle n’avait encore presque rien dit quand la petite brune se ficha d’elle au d\u00e9tour de la conversation.<\/p>\n
« Si tu voyais le minet qu’elle vient de se d\u00e9goter, genre vingt ans de moins... »<\/p>\n
L\u00e0, c’\u00e9tait quand m\u00eame difficile de ne pas voir le sarcasme adress\u00e9 par ricochet, mais mon h\u00f4tesse encaissa sans broncher et m’invita \u00e0 l’aider pour faire les assiettes d’amuse-gueules \u00e0 la cuisine.<\/p>\n
« Ce qu’elle adore, c’est se faire battre », me confia-t-elle sur la grande blonde. « Elle prend des jeunots qui la cognent et elle prend son pied comme \u00e7a. » Et de rajouter une petite couche de psychologie de comptoir : « Elle a un fils qui s’est suicid\u00e9, elle se sent coupable. »<\/p>\n
J’ai d\u00fb commencer \u00e0 \u00e9carter les jambes vers ce moment-l\u00e0, le whisky aidant, et aussi le parfum capiteux de ces trois femmes se m\u00e9langeant dans la pi\u00e8ce.<\/p>\n
Il n’y avait que peu de temps que j’avais fait connaissance de mon h\u00f4tesse et soudain, en quelques minutes, j’en apercevais une version encore in\u00e9dite qui \u00e0 la fois me mettait int\u00e9rieurement en fureur, mais en m\u00eame temps me procurait un soulagement infini.<\/p>\n
Je me mis \u00e0 lorgner les corps de ces trois femmes, les jaugeant, les comparant, les assemblant de diverses mani\u00e8res comme un chirurgien f\u00eal\u00e9.<\/p>\n
Plus la bouteille de whisky descendait, plus le fantasme d’une orgie possible s’accentuait.<\/p>\n
Enfin, presque arriv\u00e9 au paroxysme de l’excitation, au moment m\u00eame o\u00f9 je ne pourrais plus cacher l’\u00e9moi dans lequel celle-ci me plongeait, les deux femmes prirent cong\u00e9.<\/p>\n
J’eus droit \u00e0 une \u00e9treinte de la part de chacune, une bise un peu plus mouill\u00e9e et appuy\u00e9e de la part de la brune qui colla sa jambe \u00e0 l’int\u00e9rieur des miennes. Derni\u00e8re \u0153illade des yeux embu\u00e9s de la blonde et elles disparurent. Nous entend\u00eemes leurs rires tout en bas dans la cour et mon h\u00f4tesse m’enla\u00e7a tendrement dans l’attente d’un je-ne-sais-quoi que j’\u00e9tais absolument incapable de fournir.<\/p>\n
J’aurais pu la culbuter copieusement \u00e0 cet instant, c’\u00e9tait \u00e9minemment propice, peut-\u00eatre trop justement. Je me resservis un verre, allumai une cigarette et demandai :<\/p>\n
« O\u00f9 veux-tu que nous allions d\u00eener ? »<\/p>\n
Je vis passer dans son regard vert une belle tornade de rage pour la premi\u00e8re fois depuis notre rencontre et je me mis \u00e0 sourire b\u00eatement comme n’importe quel jeune de mon \u00e2ge aurait pu le faire dans mon esprit<\/p>",
"content_text": " D'un seul coup, on sonna \u00e0 la porte de l'atelier et tout du d\u00e9corum fut chamboul\u00e9. Elle n'\u00e9tait plus elle et je n'\u00e9tais pas encore moi. Engonc\u00e9 dans mon malaise permanent \u00e0 vouloir m\u00e9nager \u00e0 la fois la ch\u00e8vre et le chou en les voyant envahir peu \u00e0 peu l'espace et ce malgr\u00e9 la vastitude de celui-ci, un instant je fus d\u00e9contenanc\u00e9. Puis je remis de l'ordre rapidement par automatisme. Apr\u00e8s tout, n'\u00e9tais-je pas ce beau jeune homme \u00e0 l'air arrogant autant qu'idiot ? Je tentai de me figer dans un entre-deux sans mot dire, choisissant une chaise simple pour leur laisser tout loisir de s'affaler sur les beaux fauteuils, le canap\u00e9 de cuir moelleux. Ce fut la petite brune qui d\u00e9marra les observations comme on d\u00e9clare la guerre. \u00ab Eh bien, dis donc, tu es bien accompagn\u00e9e \u00bb, dit-elle en minaudant \u00e0 mon h\u00f4tesse et ma\u00eetresse depuis peu qui se contenta d'un sourire entendu, ce qui me surprit un peu, mais comme j'avais l'impression d'\u00eatre une sorte de fant\u00f4me assistant \u00e0 la sc\u00e8ne, je serrai seulement mon poing dans la poche et attendis la suite. Il fut question du peintre qui devenait de plus en plus vicelard dans le choix de ses mod\u00e8les, de sa derni\u00e8re exposition catastrophique, de quelques anecdotes qu'elles \u00e9chang\u00e8rent en avalant par petites gorg\u00e9es leur verre de Jack Daniel que j'\u00e9tais charg\u00e9 de remplir. La grande blonde \u00e0 l'air triste avait de magnifiques yeux bleus embu\u00e9s de larmes, ce qui me la rendait extr\u00eamement attirante. Elle n'avait encore presque rien dit quand la petite brune se ficha d'elle au d\u00e9tour de la conversation. \u00ab Si tu voyais le minet qu'elle vient de se d\u00e9goter, genre vingt ans de moins... \u00bb L\u00e0, c'\u00e9tait quand m\u00eame difficile de ne pas voir le sarcasme adress\u00e9 par ricochet, mais mon h\u00f4tesse encaissa sans broncher et m'invita \u00e0 l'aider pour faire les assiettes d'amuse-gueules \u00e0 la cuisine. \u00ab Ce qu'elle adore, c'est se faire battre \u00bb, me confia-t-elle sur la grande blonde. \u00ab Elle prend des jeunots qui la cognent et elle prend son pied comme \u00e7a. \u00bb Et de rajouter une petite couche de psychologie de comptoir : \u00ab Elle a un fils qui s'est suicid\u00e9, elle se sent coupable. \u00bb J'ai d\u00fb commencer \u00e0 \u00e9carter les jambes vers ce moment-l\u00e0, le whisky aidant, et aussi le parfum capiteux de ces trois femmes se m\u00e9langeant dans la pi\u00e8ce. Il n'y avait que peu de temps que j'avais fait connaissance de mon h\u00f4tesse et soudain, en quelques minutes, j'en apercevais une version encore in\u00e9dite qui \u00e0 la fois me mettait int\u00e9rieurement en fureur, mais en m\u00eame temps me procurait un soulagement infini. Je me mis \u00e0 lorgner les corps de ces trois femmes, les jaugeant, les comparant, les assemblant de diverses mani\u00e8res comme un chirurgien f\u00eal\u00e9. Plus la bouteille de whisky descendait, plus le fantasme d'une orgie possible s'accentuait. Enfin, presque arriv\u00e9 au paroxysme de l'excitation, au moment m\u00eame o\u00f9 je ne pourrais plus cacher l'\u00e9moi dans lequel celle-ci me plongeait, les deux femmes prirent cong\u00e9. J'eus droit \u00e0 une \u00e9treinte de la part de chacune, une bise un peu plus mouill\u00e9e et appuy\u00e9e de la part de la brune qui colla sa jambe \u00e0 l'int\u00e9rieur des miennes. Derni\u00e8re \u0153illade des yeux embu\u00e9s de la blonde et elles disparurent. Nous entend\u00eemes leurs rires tout en bas dans la cour et mon h\u00f4tesse m'enla\u00e7a tendrement dans l'attente d'un je-ne-sais-quoi que j'\u00e9tais absolument incapable de fournir. J'aurais pu la culbuter copieusement \u00e0 cet instant, c'\u00e9tait \u00e9minemment propice, peut-\u00eatre trop justement. Je me resservis un verre, allumai une cigarette et demandai : \u00ab O\u00f9 veux-tu que nous allions d\u00eener ? \u00bb Je vis passer dans son regard vert une belle tornade de rage pour la premi\u00e8re fois depuis notre rencontre et je me mis \u00e0 sourire b\u00eatement comme n'importe quel jeune de mon \u00e2ge aurait pu le faire dans mon esprit ",
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"title": "Pr\u00e9matur\u00e9",
"date_published": "2019-10-04T19:33:00Z",
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"author": {"name": "Patrick Blanchon"},
"content_html": "
Mon arriv\u00e9e sur la terre avait \u00e9t\u00e9 calcul\u00e9e, programm\u00e9e par les devins, les astrologues et le gyn\u00e9cologue « normalement » pour mars. Mais d\u00e9j\u00e0 mon empressement, mon impatience, et sans doute l’\u00e9troitesse des lieux me poussent \u00e0 choisir la fin janvier pour m’extraire de mon \u00e9ternel ennui.<\/p>\n
J’entends encore mon p\u00e8re d\u00e9clarer : « Celui-l\u00e0, il veut \u00eatre arriv\u00e9 avant d’\u00eatre parti. » Ainsi cette prescience sera-t-elle valid\u00e9e d\u00e8s le d\u00e9but.<\/p>\n
Un mois et quelques jours de couveuse plus tard, la sensation de capter le monde derri\u00e8re les vitres \u00e9paisses d’un aquarium m’accompagnera pendant longtemps. Et bien qu’au d\u00e9part je n’envisage pas cela comme un handicap, n’ayant finalement aucun point de comparaison, il en d\u00e9coulera peu \u00e0 peu une intimit\u00e9 avec l’\u00e9tranget\u00e9 du monde qui finira par devenir le lieu de ma contestation, de ma construction personnelle et mon refuge tout en m\u00eame temps ; n’existons-nous pas avant tout par ce contre quoi nous nous opposons ?<\/p>\n
Les quatre premi\u00e8res ann\u00e9es de mon existence sont associ\u00e9es \u00e0 un long couloir dans un appartement parisien du 15\u1d49 arrondissement, sorte d’ut\u00e9rus \u00e0 pratiquer \u00e0 nouveau en rampant, en progressant \u00e0 genoux sur un linol\u00e9um \u00e9pais qui br\u00fble la peau des coudes et des genoux.<\/p>\n
Mes parents \u00e9prouvent de r\u00e9elles difficult\u00e9s \u00e0 d\u00e9marrer dans la vie car je suis confi\u00e9 imm\u00e9diatement \u00e0 mes grands-parents paternels. Apr\u00e8s l’exp\u00e9rience de la couveuse, ce long couloir qui permet d’acc\u00e9der \u00e0 chaque pi\u00e8ce du logement reste pour moi comme un lieu interm\u00e9diaire, l’antichambre d’un « quelque chose », d’une attente perp\u00e9tuelle.<\/p>\n
Ma m\u00e8re fait irruption de temps \u00e0 autre, je revois encore son beau visage maquill\u00e9, ses yeux gris-bleu magnifiques lorsqu’elle se penche au-dessus de moi, et presque imm\u00e9diatement son d\u00e9part provoque une association entre joie et douleur, pire peut-\u00eatre, une confusion entre ces deux sensations v\u00e9cues simultan\u00e9ment. Mon incapacit\u00e9 \u00e0 faire pencher la balance entre les deux me conduira \u00e0 vivre toute la panoplie des h\u00e9sitations par la suite. Mais aussi, par une n\u00e9cessit\u00e9 de survie, \u00e0 finir par consid\u00e9rer ces deux \u00e9motions sur un pied d’\u00e9galit\u00e9, la neutralit\u00e9 sera un nouveau refuge depuis lequel observer le spectacle d’ombres et de lumi\u00e8res du monde.<\/p>\n
Je conserve de cette toute petite enfance le souvenir radieux des eaux lib\u00e9r\u00e9es tout en bas dans la rue par les employ\u00e9s de la ville, leur jaillissement soudain accompagn\u00e9 de leurs multiples chants, tant\u00f4t bruyants tant\u00f4t doux, de la lumi\u00e8re irr\u00e9elle capt\u00e9e par le regard de cet enfant les caressant en m\u00eame temps que les papiers gras, les m\u00e9gots de cigarettes et les soldats de plomb d\u00e9valant les caniveaux.<\/p>\n
J’ai quatre ans quand mes parents trouvent \u00e0 se loger dans la maison de mon arri\u00e8re-grand-p\u00e8re. Lui vit au rez-de-chauss\u00e9e, ancien instituteur qui part chaque matin acheter La Montagne<\/em>, le quotidien du Bourbonnais. Il a quatre-vingt-cinq ans et la seule chose qui l’int\u00e9resse, c’est la page des mots crois\u00e9s. Il conna\u00eet son dictionnaire par c\u0153ur. La plupart du temps il ne dit rien, sauf quand ma m\u00e8re veut me faire prendre des douches deux fois par jour, l\u00e0 il la toise et dit : « Vous allez en faire une lavette de ce gamin. » Je suis compl\u00e8tement d’accord avec lui, la douche est un moment que je n’aime pas du tout car ma m\u00e8re me frotte avec un gant rugueux en se d\u00e9p\u00eachant. C’est une corv\u00e9e pour chacun de nous dont l’objectif est de rester propre.<\/p>\nMa r\u00e9volte \u00e9clate tranquillement vers sept ans, provoqu\u00e9e par une injonction maternelle qui me pousse \u00e0 embrasser la peau glac\u00e9e de mon a\u00efeul que j’adorais sur son lit de mort. Ma m\u00e8re est d’origine estonienne, son \u00e9ducation orthodoxe se m\u00eale \u00e0 sa volont\u00e9 d’int\u00e9gration et cela donne r\u00e9guli\u00e8rement d’\u00e9tonnants r\u00e9sultats.<\/p>\n
Cette disparition m’apprend que la douleur brute peut se muer en chagrin et le contact de mes l\u00e8vres avec la peau du mort, ce qu’est une initiation : l’effroi qui paralyse et en m\u00eame temps le chagrin, l’\u00e9lan et le retrait se disputant la primeur, et puis enfin la col\u00e8re pour s’\u00e9vader de cette nouvelle m\u00e2choire accompagn\u00e9e de la d\u00e9couverte de se retrouver « hors de soi ». Pendant des mois je ferai des cauchemars d’une b\u00eate infernale, composite de loup et d’ours, dot\u00e9e d’une m\u00e2choire d\u00e9mesur\u00e9e qui viendra me d\u00e9vorer la nuit.<\/p>\n
Dans la journ\u00e9e, j’ai souvent le nez en l’air \u00e0 regarder la forme changeante des nuages. Je suis capable d’observer les cieux pendant des heures. De temps en temps un fil de vierge traverse le jardin lentement, en suspension, et j’en ressens une impression d’enchantement magnifique. Alors, quand un certain mois d’avril je d\u00e9couvre que le vieux cerisier du jardin a rev\u00eatu ses plus beaux atours, une floraison blanche enivrante, je suis hypnotis\u00e9 par cette vision. Mon \u00e9motion est tellement forte que je m’\u00e9vanouis au beau milieu du jardin.<\/p>\n
\n« Le cerisier » — Huile sur toile 100\u00d780 cm, Patrick Blanchon<\/p>\n<\/blockquote>\n
Enfin, mes parents viennent de faire construire une extension qui permet d’avoir d\u00e9sormais une seconde salle de bain au rez-de-chauss\u00e9e. Au bas de celle-ci, sur la paroi, une petite porte noire donne sur un espace long et sombre dans lequel je m’engouffre quand je ne veux pas que l’on me voit. Je rampe jusqu’au fond l\u00e0 o\u00f9 j’ai d\u00e9couvert un trou qui communique avec la vieille cave de la maison.<\/p>\n
Je viens l\u00e0 pour entendre toutes les voix du territoire des ombres. Ma m\u00e8re dit que j’ai le diable dans la peau depuis quelque temps. \u00c7a me fait peur et en m\u00eame temps le diable ne peut pas \u00eatre plus seul que moi et, s’il l’est, pourquoi ne serions-nous pas amis ? Tout le monde en a peur et je sais \u00e0 pr\u00e9sent ce qu’est la peur, c’est une piste pour d\u00e9couvrir de nouvelles choses. La peur, c’est un vecteur qui te fait quitter la paix int\u00e9rieure pour visiter de nouvelles versions de l’amour, voil\u00e0 tout.<\/p>\n
En repensant \u00e0 cette p\u00e9riode, les toutes premi\u00e8res ann\u00e9es de mon enfance, dans le cadre de ma recherche sur la d\u00e9marche artistique en peinture, j’ai peint plusieurs tableaux rapidement comme si une puissance extraordinaire s’emparait de ma main, du pinceau pour exprimer d’une autre fa\u00e7on ce que je tente de raconter au travers de ces lignes. En ce moment j’avance \u00e0 la fois par l’\u00e9criture qui me fait voyager avec une sorte d’ubiquit\u00e9 dans de nombreuses strates de mon existence, en m’en proposant de nouvelles lectures, et aussi par la peinture quand le mental a besoin de se reposer, quand les sens n\u00e9cessitent de prendre le relais.<\/p>",
"content_text": " Mon arriv\u00e9e sur la terre avait \u00e9t\u00e9 calcul\u00e9e, programm\u00e9e par les devins, les astrologues et le gyn\u00e9cologue \u00ab normalement \u00bb pour mars. Mais d\u00e9j\u00e0 mon empressement, mon impatience, et sans doute l'\u00e9troitesse des lieux me poussent \u00e0 choisir la fin janvier pour m'extraire de mon \u00e9ternel ennui. J'entends encore mon p\u00e8re d\u00e9clarer : \u00ab Celui-l\u00e0, il veut \u00eatre arriv\u00e9 avant d'\u00eatre parti. \u00bb Ainsi cette prescience sera-t-elle valid\u00e9e d\u00e8s le d\u00e9but. Un mois et quelques jours de couveuse plus tard, la sensation de capter le monde derri\u00e8re les vitres \u00e9paisses d'un aquarium m'accompagnera pendant longtemps. Et bien qu'au d\u00e9part je n'envisage pas cela comme un handicap, n'ayant finalement aucun point de comparaison, il en d\u00e9coulera peu \u00e0 peu une intimit\u00e9 avec l'\u00e9tranget\u00e9 du monde qui finira par devenir le lieu de ma contestation, de ma construction personnelle et mon refuge tout en m\u00eame temps ; n'existons-nous pas avant tout par ce contre quoi nous nous opposons ? Les quatre premi\u00e8res ann\u00e9es de mon existence sont associ\u00e9es \u00e0 un long couloir dans un appartement parisien du 15\u1d49 arrondissement, sorte d'ut\u00e9rus \u00e0 pratiquer \u00e0 nouveau en rampant, en progressant \u00e0 genoux sur un linol\u00e9um \u00e9pais qui br\u00fble la peau des coudes et des genoux. Mes parents \u00e9prouvent de r\u00e9elles difficult\u00e9s \u00e0 d\u00e9marrer dans la vie car je suis confi\u00e9 imm\u00e9diatement \u00e0 mes grands-parents paternels. Apr\u00e8s l'exp\u00e9rience de la couveuse, ce long couloir qui permet d'acc\u00e9der \u00e0 chaque pi\u00e8ce du logement reste pour moi comme un lieu interm\u00e9diaire, l'antichambre d'un \u00ab quelque chose \u00bb, d'une attente perp\u00e9tuelle. Ma m\u00e8re fait irruption de temps \u00e0 autre, je revois encore son beau visage maquill\u00e9, ses yeux gris-bleu magnifiques lorsqu'elle se penche au-dessus de moi, et presque imm\u00e9diatement son d\u00e9part provoque une association entre joie et douleur, pire peut-\u00eatre, une confusion entre ces deux sensations v\u00e9cues simultan\u00e9ment. Mon incapacit\u00e9 \u00e0 faire pencher la balance entre les deux me conduira \u00e0 vivre toute la panoplie des h\u00e9sitations par la suite. Mais aussi, par une n\u00e9cessit\u00e9 de survie, \u00e0 finir par consid\u00e9rer ces deux \u00e9motions sur un pied d'\u00e9galit\u00e9, la neutralit\u00e9 sera un nouveau refuge depuis lequel observer le spectacle d'ombres et de lumi\u00e8res du monde. Je conserve de cette toute petite enfance le souvenir radieux des eaux lib\u00e9r\u00e9es tout en bas dans la rue par les employ\u00e9s de la ville, leur jaillissement soudain accompagn\u00e9 de leurs multiples chants, tant\u00f4t bruyants tant\u00f4t doux, de la lumi\u00e8re irr\u00e9elle capt\u00e9e par le regard de cet enfant les caressant en m\u00eame temps que les papiers gras, les m\u00e9gots de cigarettes et les soldats de plomb d\u00e9valant les caniveaux. J'ai quatre ans quand mes parents trouvent \u00e0 se loger dans la maison de mon arri\u00e8re-grand-p\u00e8re. Lui vit au rez-de-chauss\u00e9e, ancien instituteur qui part chaque matin acheter *La Montagne*, le quotidien du Bourbonnais. Il a quatre-vingt-cinq ans et la seule chose qui l'int\u00e9resse, c'est la page des mots crois\u00e9s. Il conna\u00eet son dictionnaire par c\u0153ur. La plupart du temps il ne dit rien, sauf quand ma m\u00e8re veut me faire prendre des douches deux fois par jour, l\u00e0 il la toise et dit : \u00ab Vous allez en faire une lavette de ce gamin. \u00bb Je suis compl\u00e8tement d'accord avec lui, la douche est un moment que je n'aime pas du tout car ma m\u00e8re me frotte avec un gant rugueux en se d\u00e9p\u00eachant. C'est une corv\u00e9e pour chacun de nous dont l'objectif est de rester propre. Ma r\u00e9volte \u00e9clate tranquillement vers sept ans, provoqu\u00e9e par une injonction maternelle qui me pousse \u00e0 embrasser la peau glac\u00e9e de mon a\u00efeul que j'adorais sur son lit de mort. Ma m\u00e8re est d'origine estonienne, son \u00e9ducation orthodoxe se m\u00eale \u00e0 sa volont\u00e9 d'int\u00e9gration et cela donne r\u00e9guli\u00e8rement d'\u00e9tonnants r\u00e9sultats. Cette disparition m'apprend que la douleur brute peut se muer en chagrin et le contact de mes l\u00e8vres avec la peau du mort, ce qu'est une initiation : l'effroi qui paralyse et en m\u00eame temps le chagrin, l'\u00e9lan et le retrait se disputant la primeur, et puis enfin la col\u00e8re pour s'\u00e9vader de cette nouvelle m\u00e2choire accompagn\u00e9e de la d\u00e9couverte de se retrouver \u00ab hors de soi \u00bb. Pendant des mois je ferai des cauchemars d'une b\u00eate infernale, composite de loup et d'ours, dot\u00e9e d'une m\u00e2choire d\u00e9mesur\u00e9e qui viendra me d\u00e9vorer la nuit. Dans la journ\u00e9e, j'ai souvent le nez en l'air \u00e0 regarder la forme changeante des nuages. Je suis capable d'observer les cieux pendant des heures. De temps en temps un fil de vierge traverse le jardin lentement, en suspension, et j'en ressens une impression d'enchantement magnifique. Alors, quand un certain mois d'avril je d\u00e9couvre que le vieux cerisier du jardin a rev\u00eatu ses plus beaux atours, une floraison blanche enivrante, je suis hypnotis\u00e9 par cette vision. Mon \u00e9motion est tellement forte que je m'\u00e9vanouis au beau milieu du jardin. > \u00ab Le cerisier \u00bb \u2014 Huile sur toile 100\u00d780 cm, Patrick Blanchon > Enfin, mes parents viennent de faire construire une extension qui permet d'avoir d\u00e9sormais une seconde salle de bain au rez-de-chauss\u00e9e. Au bas de celle-ci, sur la paroi, une petite porte noire donne sur un espace long et sombre dans lequel je m'engouffre quand je ne veux pas que l'on me voit. Je rampe jusqu'au fond l\u00e0 o\u00f9 j'ai d\u00e9couvert un trou qui communique avec la vieille cave de la maison. Je viens l\u00e0 pour entendre toutes les voix du territoire des ombres. Ma m\u00e8re dit que j'ai le diable dans la peau depuis quelque temps. \u00c7a me fait peur et en m\u00eame temps le diable ne peut pas \u00eatre plus seul que moi et, s'il l'est, pourquoi ne serions-nous pas amis ? Tout le monde en a peur et je sais \u00e0 pr\u00e9sent ce qu'est la peur, c'est une piste pour d\u00e9couvrir de nouvelles choses. La peur, c'est un vecteur qui te fait quitter la paix int\u00e9rieure pour visiter de nouvelles versions de l'amour, voil\u00e0 tout. En repensant \u00e0 cette p\u00e9riode, les toutes premi\u00e8res ann\u00e9es de mon enfance, dans le cadre de ma recherche sur la d\u00e9marche artistique en peinture, j'ai peint plusieurs tableaux rapidement comme si une puissance extraordinaire s'emparait de ma main, du pinceau pour exprimer d'une autre fa\u00e7on ce que je tente de raconter au travers de ces lignes. En ce moment j'avance \u00e0 la fois par l'\u00e9criture qui me fait voyager avec une sorte d'ubiquit\u00e9 dans de nombreuses strates de mon existence, en m'en proposant de nouvelles lectures, et aussi par la peinture quand le mental a besoin de se reposer, quand les sens n\u00e9cessitent de prendre le relais. ",
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"title": "R\u00e9capituler",
"date_published": "2019-10-04T02:11:40Z",
"date_modified": "2025-12-20T23:21:35Z",
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Dans cette r\u00e9capitulation qui a d\u00e9marr\u00e9 voici maintenant une ann\u00e9e par l’entremise de ce blog, je revisite les lieux et les \u00eatres que j’ai crois\u00e9s dans cette vie, \u00e0 seule fin, je crois, de nous pardonner \u00e0 tous, tous les personnages de cette existence que j’ai travers\u00e9e, de d\u00e9nouer tous les n\u0153uds \u00e9nerg\u00e9tiques que les malentendus, les non-dits, les traumatismes auront form\u00e9s.<\/p>\n
C’est un travail chamanique v\u00e9ritable sans tambour ni trompette, mais r\u00e9alis\u00e9 tout de m\u00eame au rythme r\u00e9gulier des battements de c\u0153ur de ces nuits d’insomnie que je ne cesse plus d\u00e9sormais de traverser. Dans le creux de la nuit, install\u00e9 \u00e0 ma table, le tapotement des touches du clavier sert peut-\u00eatre d’incantation, d’invocation, et le voyage alors peut \u00e0 chaque fois recommencer, me conduisant \u00e0 revisiter le monde d’en bas, le monde du milieu et, de temps en temps aussi, le monde d’en haut.<\/p>\n
C’est un entra\u00eenement et une navigation \u00e0 la fois dans laquelle, \u00e0 l’aide de la cat\u00e9gorie et de l’\u00e9tiquette, seuls outils de classement qui sont \u00e0 ma disposition pour me rep\u00e9rer dans le labyrinthe form\u00e9 par tous ces textes, je me laisse conduire plus que je ne conduis quoi que ce soit en r\u00e9alit\u00e9.<\/p>\n
Au fond de moi, une confiance aveugle en ce quelque chose que repr\u00e9sente l’\u00e9criture ressemble \u00e0 la fois au fil d’Ariane et \u00e0 la nostalgie d’avoir \u00e9t\u00e9 un jour le petit poucet semant sur sa route, dans la for\u00eat, la nuit, de petits cailloux afin de retrouver son chemin en cas d’\u00e9garement majeur.<\/p>\n
Ce n’est pas une analyse, ce n’est sans doute pas vraiment un roman autobiographique, c’est autre chose, appelons cela un myst\u00e8re, au m\u00eame titre que jadis Thot, Seth ou Herm\u00e8s \u2013 peu importe son nom v\u00e9ritable \u2013 f\u00e9d\u00e9rait les curieux dans son cadre \u00e9gyptien.<\/p>\n
Il y a dans l’acte d’\u00e9crire une position incertaine du narrateur, qui parfois peut sembler se confondre avec celle de l’auteur, mais que l’auteur en aucun cas ne peut ignorer compl\u00e8tement. Il doit en m\u00eame temps retrouver la spontan\u00e9it\u00e9 des moments travers\u00e9s tout en conservant un \u0153il impartial, une forme d’ubiquit\u00e9 pour ne pas se laisser prendre par l’\u00e9motion parfois violente qui rena\u00eet de la visite des territoires fantomatiques. On pourrait aussi parler de sacrifice, car quelque chose de pr\u00e9cieux est ainsi jet\u00e9 en p\u00e2ture sur l’autel cr\u00e9\u00e9 par l’\u00e9criture.<\/p>\n
De toutes parts, des fant\u00f4mes surgissent autour de celui-ci pour s’abreuver de vie et d’\u00e9nergie qui leur redonnerait une solidit\u00e9, une existence. Le sang coule \u00e0 nouveau dans leurs veines. Et voici qu’au hasard de la ligne, de la respiration et du clavier, je retrouve par exemple cette expression famili\u00e8re de ma m\u00e8re lorsque, d\u00e9j\u00e0 enfant, je fuguais et qu’elle me reprochait alors, quand j’arrivais entre deux gendarmes, de s’\u00eatre fait un « sang d’encre » \u00e0 cause de moi.<\/p>\n
Je lui dois peut-\u00eatre alors bien cela, comme \u00e0 tant d’autres, de r\u00e9diger ces lignes, de laisser couler de mon insomnie ce sang d’encre aujourd’hui, afin de retrouver un sang neuf \u2013 si tant est que ce soit possible \u2013 et qu’il soit alors au service de la collectivit\u00e9, comme un cadeau que l’on laisserait en partant, en remerciement, tout simplement.<\/p>\n
La mort, l’id\u00e9e obs\u00e9dante de celle-ci ne m’a jamais l\u00e2ch\u00e9 depuis que j’ai compris que je ne serais jamais ici qu’un passager entre deux portes. L’id\u00e9e de la mort, c’est l’id\u00e9e de la porte encore close et que je ne cesse de vouloir ouvrir, confus\u00e9ment anim\u00e9 \u00e0 la fois par la crainte, l’espoir et la curiosit\u00e9. Je pers\u00e9v\u00e8re depuis le d\u00e9but, ce mot \u00e9trange qui contient \u00e0 la fois l’id\u00e9e de s\u00e9v\u00e9rit\u00e9 d’un p\u00e8re et en m\u00eame temps qui m’incite \u00e0 percer plus loin pour voir.<\/p>\n
Dans la tradition chamanique aussi, il est question de portes menant vers divers mondes, diverses dimensions de notre \u00eatre ou de l’univers, des dimensions dont on ne parlera jamais dans le monde qui nous entoure, que nous faisons tout pour rendre « rassurant ».<\/p>\n
Rassurant en raison de cette perception que nous avons tous de l’incompl\u00e9tude de notre vision, rassurant car nous avons pos\u00e9 des totems, des tabous pour \u00e9loigner les morts, les fant\u00f4mes, les esprits du centre n\u00e9vralgique de notre quotidien.<\/p>\n
Sans doute plongerions-nous \u00e0 nouveau dans ces croyances ancestrales, le monde en sa globalit\u00e9 en serait-il alors profond\u00e9ment modifi\u00e9 \u00e0 nouveau, sans doute aussi le syst\u00e8me consum\u00e9riste ou capitaliste dans lequel nous devons prendre toutes les assurances que l’on nous impose ou nous vend ne parviendrait-il plus \u00e0 survivre, tant on le trouverait d\u00e9cal\u00e9 de la r\u00e9alit\u00e9 dont je te parle doucement ici, cette r\u00e9alit\u00e9 qui accepte que les esprits sont l\u00e0, qu’ils l’ont toujours \u00e9t\u00e9 et qu’ils seront toujours l\u00e0 bien apr\u00e8s l’extinction de l’esp\u00e8ce humaine.<\/p>\n
Simplement, ils sont situ\u00e9s dans des dimensions la plupart du temps inaccessibles \u00e0 nos cinq sens, et ce n’est certes pas un hasard que la d\u00e9couverte de la m\u00e9canique quantique soit n\u00e9e au 20e si\u00e8cle, ce si\u00e8cle si effroyable par ses g\u00e9nocides, ses guerres, et qu’en m\u00eame temps on puisse assister \u00e0 la renaissance sur tous les continents d’un esprit populaire tourn\u00e9 \u00e0 nouveau vers la tradition chamanique.<\/p>\n
L’avenir de notre esp\u00e8ce d\u00e9pendra sans doute de notre mani\u00e8re de nous consid\u00e9rer par rapport \u00e0 la nature en acceptant de n’en \u00eatre pas le centre. Nous sommes connect\u00e9s, que nous le voulions ou non, avec l’ensemble de l’univers puisque nous en faisons partie int\u00e9grante, et l’ignorance ou l’\u00e9go\u00efsme nous ont plong\u00e9s dans une amn\u00e9sie au profit d’une poign\u00e9e de personnes qui ont d\u00e9cid\u00e9 d’employer leur passage sur terre pour jouir du pouvoir sur les autres de toutes les mani\u00e8res possibles, et ce sans vergogne, sans \u00e9thique v\u00e9ritable.<\/p>\n
Dans mon parcours, un personnage comme un double s’est peu \u00e0 peu impos\u00e9 sans m\u00eame que je ne m’en rende compte au d\u00e9but.<\/p>\n
La toute premi\u00e8re fois que j’ai le souvenir de l’avoir vu se manifester, la profonde solitude dans laquelle je me trouvais enfant et mon besoin d’amiti\u00e9 me l’auront fait confondre avec un ami.<\/p>\n
Mais en fait, de prime abord, c’\u00e9tait ce qu’on appelle commun\u00e9ment « un sale type », une sorte de vision en n\u00e9gatif le caract\u00e9risait principalement et il polluait mon univers dans sa totalit\u00e9, m’incitant tr\u00e8s t\u00f4t \u00e0 quitter celui-ci pour le rejoindre dans sa solitude qui, je le sentais, formait un parfait \u00e9cho \u00e0 la mienne.<\/p>\n
Une fois \u2013 et ce fut la premi\u00e8re et la derni\u00e8re en m\u00eame temps \u2013 je m’en ouvris \u00e0 mes parents en leur racontant que j’avais crois\u00e9 la nuit encore mon copain imaginaire, celui qui ne cessait de revenir dans mes r\u00eaves nocturnes et mes r\u00eaveries diurnes. Et alors on ne me prit \u00e9videmment pas au s\u00e9rieux, ce n’\u00e9tait qu’une lubie enfantine, un fantasme sans r\u00e9elle importance, et je crois que l’ami imaginaire et moi avons \u00e9t\u00e9 profond\u00e9ment bless\u00e9s par le refus ainsi essuy\u00e9 de la part des « grandes personnes » de notre existence li\u00e9e inextricablement. Dans le fond, ce d\u00e9ni des adultes nous aura permis d’exister encore plus farouchement, nous opposant \u00e0 eux, et notre cr\u00e9ativit\u00e9 alors fut sans bornes.<\/p>\n
Il s’en suivit bien des malentendus, bien des drames mineurs et majeurs par la suite, provoqu\u00e9s par notre volont\u00e9 farouche \u00e0 tous les deux de nous pr\u00e9server dans ce monde que nous avons consid\u00e9r\u00e9 comme « invers\u00e9 » et o\u00f9 les « gentils » ne seraient que des trompe-l’\u0153il, portant des masques, n’usant que du mensonge, o\u00f9 l’amour se manifesterait par la double contrainte constante de la gifle et du sourire.<\/p>\n
\u00c0 la mort de mon p\u00e8re, il y a de cela quelques ann\u00e9es d\u00e9sormais, j’\u00e9prouvais un grand vide car le mur qu’il aura repr\u00e9sent\u00e9 dans mon existence, sur lequel, comme un rabbin, je ne cessais de me cogner le cr\u00e2ne pour prier en m\u00eame temps que je l’insultais copieusement \u2013 ce mur donc \u2013 disparut comme par enchantement, \u00e0 se demander m\u00eame s’il avait jamais exist\u00e9 vraiment.<\/p>\n
Alors, peu \u00e0 peu, je compris confus\u00e9ment que son r\u00f4le, c’\u00e9tait moi qui le lui avais attribu\u00e9 dans mon th\u00e9\u00e2tre personnel, et que ce r\u00f4le, il avait bien voulu lui aussi l’endosser. Mais ma compr\u00e9hension \u00e9tait encore incompl\u00e8te, trop \u00e9gocentrique, je sentais bien que cela ne collait pas dans le sens o\u00f9 mon p\u00e8re et moi devenions dans cette version des choses des victimes.<\/p>\n
En creusant plus loin, je ne peux plus m’emp\u00eacher de voir bien plus loin que le bout de mon nez. Plus loin m\u00eame que notre rencontre sur cette terre. Nous sommes des amis dans le vrai sens de ce terme qui avons d\u00e9cid\u00e9 de nous incarner dans ces r\u00f4les \u00e0 seule fin de nous faire progresser mutuellement sur un nouveau plan, chacun de nous, ou tous les deux, comme on voudra bien le comprendre.<\/p>\n
La seule raison \u00e0 tout cela, tout ce grabuge, j’en suis persuad\u00e9 dans mon for int\u00e9rieur, est une histoire d’amour qui n’en finit pas de devenir consciente de plus en plus d’elle-m\u00eame au travers de toutes nos existences, de nos victoires comme de nos d\u00e9faites, toutes g\u00e9n\u00e9rations humaines confondues. Dans le fond, je ne trouve gu\u00e8re de meilleure d\u00e9finition que celle-ci pour \u00e9voquer la po\u00e9sie.<\/p>",
"content_text": " Dans cette r\u00e9capitulation qui a d\u00e9marr\u00e9 voici maintenant une ann\u00e9e par l'entremise de ce blog, je revisite les lieux et les \u00eatres que j'ai crois\u00e9s dans cette vie, \u00e0 seule fin, je crois, de nous pardonner \u00e0 tous, tous les personnages de cette existence que j'ai travers\u00e9e, de d\u00e9nouer tous les n\u0153uds \u00e9nerg\u00e9tiques que les malentendus, les non-dits, les traumatismes auront form\u00e9s. C'est un travail chamanique v\u00e9ritable sans tambour ni trompette, mais r\u00e9alis\u00e9 tout de m\u00eame au rythme r\u00e9gulier des battements de c\u0153ur de ces nuits d'insomnie que je ne cesse plus d\u00e9sormais de traverser. Dans le creux de la nuit, install\u00e9 \u00e0 ma table, le tapotement des touches du clavier sert peut-\u00eatre d'incantation, d'invocation, et le voyage alors peut \u00e0 chaque fois recommencer, me conduisant \u00e0 revisiter le monde d'en bas, le monde du milieu et, de temps en temps aussi, le monde d'en haut. C'est un entra\u00eenement et une navigation \u00e0 la fois dans laquelle, \u00e0 l'aide de la cat\u00e9gorie et de l'\u00e9tiquette, seuls outils de classement qui sont \u00e0 ma disposition pour me rep\u00e9rer dans le labyrinthe form\u00e9 par tous ces textes, je me laisse conduire plus que je ne conduis quoi que ce soit en r\u00e9alit\u00e9. Au fond de moi, une confiance aveugle en ce quelque chose que repr\u00e9sente l'\u00e9criture ressemble \u00e0 la fois au fil d'Ariane et \u00e0 la nostalgie d'avoir \u00e9t\u00e9 un jour le petit poucet semant sur sa route, dans la for\u00eat, la nuit, de petits cailloux afin de retrouver son chemin en cas d'\u00e9garement majeur. Ce n'est pas une analyse, ce n'est sans doute pas vraiment un roman autobiographique, c'est autre chose, appelons cela un myst\u00e8re, au m\u00eame titre que jadis Thot, Seth ou Herm\u00e8s \u2013 peu importe son nom v\u00e9ritable \u2013 f\u00e9d\u00e9rait les curieux dans son cadre \u00e9gyptien. Il y a dans l'acte d'\u00e9crire une position incertaine du narrateur, qui parfois peut sembler se confondre avec celle de l'auteur, mais que l'auteur en aucun cas ne peut ignorer compl\u00e8tement. Il doit en m\u00eame temps retrouver la spontan\u00e9it\u00e9 des moments travers\u00e9s tout en conservant un \u0153il impartial, une forme d'ubiquit\u00e9 pour ne pas se laisser prendre par l'\u00e9motion parfois violente qui rena\u00eet de la visite des territoires fantomatiques. On pourrait aussi parler de sacrifice, car quelque chose de pr\u00e9cieux est ainsi jet\u00e9 en p\u00e2ture sur l'autel cr\u00e9\u00e9 par l'\u00e9criture. De toutes parts, des fant\u00f4mes surgissent autour de celui-ci pour s'abreuver de vie et d'\u00e9nergie qui leur redonnerait une solidit\u00e9, une existence. Le sang coule \u00e0 nouveau dans leurs veines. Et voici qu'au hasard de la ligne, de la respiration et du clavier, je retrouve par exemple cette expression famili\u00e8re de ma m\u00e8re lorsque, d\u00e9j\u00e0 enfant, je fuguais et qu'elle me reprochait alors, quand j'arrivais entre deux gendarmes, de s'\u00eatre fait un \u00ab sang d'encre \u00bb \u00e0 cause de moi. Je lui dois peut-\u00eatre alors bien cela, comme \u00e0 tant d'autres, de r\u00e9diger ces lignes, de laisser couler de mon insomnie ce sang d'encre aujourd'hui, afin de retrouver un sang neuf \u2013 si tant est que ce soit possible \u2013 et qu'il soit alors au service de la collectivit\u00e9, comme un cadeau que l'on laisserait en partant, en remerciement, tout simplement. La mort, l'id\u00e9e obs\u00e9dante de celle-ci ne m'a jamais l\u00e2ch\u00e9 depuis que j'ai compris que je ne serais jamais ici qu'un passager entre deux portes. L'id\u00e9e de la mort, c'est l'id\u00e9e de la porte encore close et que je ne cesse de vouloir ouvrir, confus\u00e9ment anim\u00e9 \u00e0 la fois par la crainte, l'espoir et la curiosit\u00e9. Je pers\u00e9v\u00e8re depuis le d\u00e9but, ce mot \u00e9trange qui contient \u00e0 la fois l'id\u00e9e de s\u00e9v\u00e9rit\u00e9 d'un p\u00e8re et en m\u00eame temps qui m'incite \u00e0 percer plus loin pour voir. Dans la tradition chamanique aussi, il est question de portes menant vers divers mondes, diverses dimensions de notre \u00eatre ou de l'univers, des dimensions dont on ne parlera jamais dans le monde qui nous entoure, que nous faisons tout pour rendre \u00ab rassurant \u00bb. Rassurant en raison de cette perception que nous avons tous de l'incompl\u00e9tude de notre vision, rassurant car nous avons pos\u00e9 des totems, des tabous pour \u00e9loigner les morts, les fant\u00f4mes, les esprits du centre n\u00e9vralgique de notre quotidien. Sans doute plongerions-nous \u00e0 nouveau dans ces croyances ancestrales, le monde en sa globalit\u00e9 en serait-il alors profond\u00e9ment modifi\u00e9 \u00e0 nouveau, sans doute aussi le syst\u00e8me consum\u00e9riste ou capitaliste dans lequel nous devons prendre toutes les assurances que l'on nous impose ou nous vend ne parviendrait-il plus \u00e0 survivre, tant on le trouverait d\u00e9cal\u00e9 de la r\u00e9alit\u00e9 dont je te parle doucement ici, cette r\u00e9alit\u00e9 qui accepte que les esprits sont l\u00e0, qu'ils l'ont toujours \u00e9t\u00e9 et qu'ils seront toujours l\u00e0 bien apr\u00e8s l'extinction de l'esp\u00e8ce humaine. Simplement, ils sont situ\u00e9s dans des dimensions la plupart du temps inaccessibles \u00e0 nos cinq sens, et ce n'est certes pas un hasard que la d\u00e9couverte de la m\u00e9canique quantique soit n\u00e9e au 20e si\u00e8cle, ce si\u00e8cle si effroyable par ses g\u00e9nocides, ses guerres, et qu'en m\u00eame temps on puisse assister \u00e0 la renaissance sur tous les continents d'un esprit populaire tourn\u00e9 \u00e0 nouveau vers la tradition chamanique. L'avenir de notre esp\u00e8ce d\u00e9pendra sans doute de notre mani\u00e8re de nous consid\u00e9rer par rapport \u00e0 la nature en acceptant de n'en \u00eatre pas le centre. Nous sommes connect\u00e9s, que nous le voulions ou non, avec l'ensemble de l'univers puisque nous en faisons partie int\u00e9grante, et l'ignorance ou l'\u00e9go\u00efsme nous ont plong\u00e9s dans une amn\u00e9sie au profit d'une poign\u00e9e de personnes qui ont d\u00e9cid\u00e9 d'employer leur passage sur terre pour jouir du pouvoir sur les autres de toutes les mani\u00e8res possibles, et ce sans vergogne, sans \u00e9thique v\u00e9ritable. Dans mon parcours, un personnage comme un double s'est peu \u00e0 peu impos\u00e9 sans m\u00eame que je ne m'en rende compte au d\u00e9but. La toute premi\u00e8re fois que j'ai le souvenir de l'avoir vu se manifester, la profonde solitude dans laquelle je me trouvais enfant et mon besoin d'amiti\u00e9 me l'auront fait confondre avec un ami. Mais en fait, de prime abord, c'\u00e9tait ce qu'on appelle commun\u00e9ment \u00ab un sale type \u00bb, une sorte de vision en n\u00e9gatif le caract\u00e9risait principalement et il polluait mon univers dans sa totalit\u00e9, m'incitant tr\u00e8s t\u00f4t \u00e0 quitter celui-ci pour le rejoindre dans sa solitude qui, je le sentais, formait un parfait \u00e9cho \u00e0 la mienne. Une fois \u2013 et ce fut la premi\u00e8re et la derni\u00e8re en m\u00eame temps \u2013 je m'en ouvris \u00e0 mes parents en leur racontant que j'avais crois\u00e9 la nuit encore mon copain imaginaire, celui qui ne cessait de revenir dans mes r\u00eaves nocturnes et mes r\u00eaveries diurnes. Et alors on ne me prit \u00e9videmment pas au s\u00e9rieux, ce n'\u00e9tait qu'une lubie enfantine, un fantasme sans r\u00e9elle importance, et je crois que l'ami imaginaire et moi avons \u00e9t\u00e9 profond\u00e9ment bless\u00e9s par le refus ainsi essuy\u00e9 de la part des \u00ab grandes personnes \u00bb de notre existence li\u00e9e inextricablement. Dans le fond, ce d\u00e9ni des adultes nous aura permis d'exister encore plus farouchement, nous opposant \u00e0 eux, et notre cr\u00e9ativit\u00e9 alors fut sans bornes. Il s'en suivit bien des malentendus, bien des drames mineurs et majeurs par la suite, provoqu\u00e9s par notre volont\u00e9 farouche \u00e0 tous les deux de nous pr\u00e9server dans ce monde que nous avons consid\u00e9r\u00e9 comme \u00ab invers\u00e9 \u00bb et o\u00f9 les \u00ab gentils \u00bb ne seraient que des trompe-l'\u0153il, portant des masques, n'usant que du mensonge, o\u00f9 l'amour se manifesterait par la double contrainte constante de la gifle et du sourire. \u00c0 la mort de mon p\u00e8re, il y a de cela quelques ann\u00e9es d\u00e9sormais, j'\u00e9prouvais un grand vide car le mur qu'il aura repr\u00e9sent\u00e9 dans mon existence, sur lequel, comme un rabbin, je ne cessais de me cogner le cr\u00e2ne pour prier en m\u00eame temps que je l'insultais copieusement \u2013 ce mur donc \u2013 disparut comme par enchantement, \u00e0 se demander m\u00eame s'il avait jamais exist\u00e9 vraiment. Alors, peu \u00e0 peu, je compris confus\u00e9ment que son r\u00f4le, c'\u00e9tait moi qui le lui avais attribu\u00e9 dans mon th\u00e9\u00e2tre personnel, et que ce r\u00f4le, il avait bien voulu lui aussi l'endosser. Mais ma compr\u00e9hension \u00e9tait encore incompl\u00e8te, trop \u00e9gocentrique, je sentais bien que cela ne collait pas dans le sens o\u00f9 mon p\u00e8re et moi devenions dans cette version des choses des victimes. En creusant plus loin, je ne peux plus m'emp\u00eacher de voir bien plus loin que le bout de mon nez. Plus loin m\u00eame que notre rencontre sur cette terre. Nous sommes des amis dans le vrai sens de ce terme qui avons d\u00e9cid\u00e9 de nous incarner dans ces r\u00f4les \u00e0 seule fin de nous faire progresser mutuellement sur un nouveau plan, chacun de nous, ou tous les deux, comme on voudra bien le comprendre. La seule raison \u00e0 tout cela, tout ce grabuge, j'en suis persuad\u00e9 dans mon for int\u00e9rieur, est une histoire d'amour qui n'en finit pas de devenir consciente de plus en plus d'elle-m\u00eame au travers de toutes nos existences, de nos victoires comme de nos d\u00e9faites, toutes g\u00e9n\u00e9rations humaines confondues. Dans le fond, je ne trouve gu\u00e8re de meilleure d\u00e9finition que celle-ci pour \u00e9voquer la po\u00e9sie. ",
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"title": "Can't you be a little more bastard ?",
"date_published": "2019-10-03T19:20:00Z",
"date_modified": "2025-12-20T23:21:44Z",
"author": {"name": "Patrick Blanchon"},
"content_html": "
Nous \u00e9tions allong\u00e9s nus sur le lit, les oiseaux migrateurs voltigeaient dans le ciel pollu\u00e9 de Karachi et je pouvais les voir au-del\u00e0 de la fen\u00eatre ouverte, durant quelques instants je fus \u00e9tourdi par leurs cris stridents, \u00e0 moins que ce ne f\u00fbt par la phrase qu’elle venait de me murmurer \u00e0 l’oreille.<\/p>\n
En une fraction de seconde, je me d\u00e9couvrais d’une inculture magistrale en mati\u00e8re d’amour, de femmes, et je revisitais \u00e0 l’acc\u00e9l\u00e9r\u00e9 toutes mes histoires sentimentales en constatant ma mi\u00e8vrerie perp\u00e9tuelle.<\/p>\n
Paradoxalement, cette injonction \u00e0 d\u00e9ployer le personnage de salaud qui gisait au fond de moi me r\u00e9jouit sans raison v\u00e9ritable. J’abandonnais la fr\u00e9quence majeure des beaux sentiments pour m’\u00e9garer dans le mode mineur des empoignements et des \u00e9treintes \u00e9go\u00efstes.<\/p>\n
Quand je la sentis se tordre comme un serpent colossal, muant elle aussi sans doute vers une repr\u00e9sentation lubrique de Lilith, je mesurais tout \u00e0 fait lucidement l’\u00e9cart, la distance qu’il me faudrait encore combler pour atteindre au juste milieu, tout au moins l’\u00e9quilibre entre la maman et la putain.<\/p>\n
La distance alors, comme une froideur chirurgicale, permettait de ne rien faire pleurer et sourdre trop h\u00e2tivement. Rester dur et tendu, endurant, et dans ce que je consid\u00e9rais viril, d\u00e9finition avanc\u00e9e par elle sans doute dans cette r\u00e9duction du mot « bastard » ne pouvant s’effectuer qu’\u00e0 l’ombre du sentiment.<\/p>\n
Une fois la sodomie achev\u00e9e de part et d’autre, nous nous \u00e9croul\u00e2mes \u00e9puis\u00e9s et en sueur.<\/p>\n
Elle me tendit une cigarette et dans son regard candide un sourire surgit, aliment\u00e9 par mon d\u00e9pit visible.<\/p>\n
Elle savait s’y prendre, cela aussi je pouvais en \u00eatre conscient, et nous nous ab\u00eem\u00e2mes \u00e0 nouveau, elle entre les bras du salaud dont elle r\u00eavait, moi dans le cri des oiseaux migrateurs qui reprenaient de plus belle \u00e0 l’aube, ici au-dessus de Karachi.<\/p>",
"content_text": " Nous \u00e9tions allong\u00e9s nus sur le lit, les oiseaux migrateurs voltigeaient dans le ciel pollu\u00e9 de Karachi et je pouvais les voir au-del\u00e0 de la fen\u00eatre ouverte, durant quelques instants je fus \u00e9tourdi par leurs cris stridents, \u00e0 moins que ce ne f\u00fbt par la phrase qu'elle venait de me murmurer \u00e0 l'oreille. En une fraction de seconde, je me d\u00e9couvrais d'une inculture magistrale en mati\u00e8re d'amour, de femmes, et je revisitais \u00e0 l'acc\u00e9l\u00e9r\u00e9 toutes mes histoires sentimentales en constatant ma mi\u00e8vrerie perp\u00e9tuelle. Paradoxalement, cette injonction \u00e0 d\u00e9ployer le personnage de salaud qui gisait au fond de moi me r\u00e9jouit sans raison v\u00e9ritable. J'abandonnais la fr\u00e9quence majeure des beaux sentiments pour m'\u00e9garer dans le mode mineur des empoignements et des \u00e9treintes \u00e9go\u00efstes. Quand je la sentis se tordre comme un serpent colossal, muant elle aussi sans doute vers une repr\u00e9sentation lubrique de Lilith, je mesurais tout \u00e0 fait lucidement l'\u00e9cart, la distance qu'il me faudrait encore combler pour atteindre au juste milieu, tout au moins l'\u00e9quilibre entre la maman et la putain. La distance alors, comme une froideur chirurgicale, permettait de ne rien faire pleurer et sourdre trop h\u00e2tivement. Rester dur et tendu, endurant, et dans ce que je consid\u00e9rais viril, d\u00e9finition avanc\u00e9e par elle sans doute dans cette r\u00e9duction du mot \u00ab bastard \u00bb ne pouvant s'effectuer qu'\u00e0 l'ombre du sentiment. Une fois la sodomie achev\u00e9e de part et d'autre, nous nous \u00e9croul\u00e2mes \u00e9puis\u00e9s et en sueur. Elle me tendit une cigarette et dans son regard candide un sourire surgit, aliment\u00e9 par mon d\u00e9pit visible. Elle savait s'y prendre, cela aussi je pouvais en \u00eatre conscient, et nous nous ab\u00eem\u00e2mes \u00e0 nouveau, elle entre les bras du salaud dont elle r\u00eavait, moi dans le cri des oiseaux migrateurs qui reprenaient de plus belle \u00e0 l'aube, ici au-dessus de Karachi. ",
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"title": "Que faire du pass\u00e9 ",
"date_published": "2019-10-02T19:17:00Z",
"date_modified": "2025-12-20T23:21:54Z",
"author": {"name": "Patrick Blanchon"},
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Dans le livre Tropique du Cancer<\/em>, l’\u00e9crivain am\u00e9ricain Henry Miller \u00e9crit une phrase qui se comprend intellectuellement d’une fa\u00e7on limpide mais qui aura mis des ann\u00e9es \u00e0 p\u00e9n\u00e9trer les couches \u00e9paisses de ma compr\u00e9hension. C’est l\u00e0 toute la diff\u00e9rence que je puis encore constater entre « savoir » et « conna\u00eetre ».<\/p>\nDe m\u00e9moire cela ressemble \u00e0 : « L’homme que j’\u00e9tais, je ne le suis plus. »<\/p>\n
Tu vois, rien de bien original, au m\u00eame titre que celle-ci du philosophe grec H\u00e9raclite : « L’homme ne se baigne jamais deux fois dans le m\u00eame fleuve. »<\/p>\n
Si ces deux phrases paraissent \u00e0 premi\u00e8re vue claires, c’est-\u00e0-dire que l’on pense pouvoir les comprendre ais\u00e9ment, en \u00e9prouver la v\u00e9racit\u00e9 dans la moindre de nos cellules est une autre paire de manches, et \u00e0 mon humble avis tout simplement parce qu’il faut avoir v\u00e9cu pour qu’elles deviennent d’une \u00e9vidence profonde pour chacun de nous.<\/p>\n
En ce qui me concerne, le pass\u00e9 m’a longtemps obs\u00e9d\u00e9 comme si me raccrocher perp\u00e9tuellement \u00e0 celui-ci me permettrait de maintenir une notion d’identit\u00e9, presque une \u00e9ternit\u00e9, pourquoi pas ?<\/p>\n
Alors les souvenirs, la m\u00e9moire des \u00e9motions, des \u00e9v\u00e9nements de mon existence pass\u00e9e, les traumatismes notamment, pourraient avoir la m\u00eame fonction que la colle qui tente d’assembler autant de fragments possibles de cette vie pour constituer un ensemble plus ou moins homog\u00e8ne que j’appellerais alors « moi ».<\/p>\n
Le probl\u00e8me majeur que j’ai d\u00e9tect\u00e9 par rapport \u00e0 cette vision du pass\u00e9, c’est qu’en m\u00eame temps que cette illusion d’homog\u00e9n\u00e9it\u00e9 que l’on croit b\u00e2tir dans cette continuit\u00e9, on s’enferme dans une prison. Je veux dire que l’on perp\u00e9tue toujours les m\u00eames fonctionnements par rapport \u00e0 des \u00e9v\u00e9nements d\u00e9j\u00e0 vus, d\u00e9j\u00e0 v\u00e9cus, et ce de fa\u00e7on souvent inconsciente.<\/p>\n
La souffrance de certaines situations pass\u00e9es impr\u00e8gne toute situation nouvelle qui se pr\u00e9senterait alors selon certains crit\u00e8res que nous y relevons et nous mettons en place des strat\u00e9gies qui ne sont que des r\u00e9p\u00e9titions du m\u00eame.<\/p>\n
Est-ce pour revisiter le traumatisme ou la jouissance et tenter de la revivre de mani\u00e8re in\u00e9dite ? Est-ce que c’est la vie qui nous propose sans rel\u00e2che les m\u00eames situations jusqu’\u00e0 ce qu’enfin, parfois au bout du rouleau, un l\u00e2cher-prise s’op\u00e8re et que nous parvenions ainsi \u00e0 nous extraire comme dans un saut quantique de l’habitude ?<\/p>\n
J’aime bien penser que cette solution est la plus plausible. En tout cas elle semble s’adapter au mieux \u00e0 ce que je crois que la vie exige, c’est-\u00e0-dire avancer, toujours plus loin, toujours plus efficacement, quoi qu’il en co\u00fbte, vers ce que l’on pourrait appeler « la lumi\u00e8re » ou la clart\u00e9, la simplicit\u00e9, la s\u00e9r\u00e9nit\u00e9, pourquoi pas ?<\/p>\n
Si l’homme que j’\u00e9tais, je ne le suis plus, c’est que je suis parvenu \u00e0 pouvoir prendre du recul sur bon nombre de situations qui d\u00e9bouchaient syst\u00e9matiquement sur une \u00e9nigme que j’avais \u00e0 r\u00e9soudre. Celles que j’ai pu r\u00e9soudre par l’intelligence \u00e9taient relativement faciles \u00e0 c\u00f4t\u00e9 de celles que j’avais \u00e0 comprendre dans la totalit\u00e9 de mon \u00eatre, si je peux r\u00e9sumer les choses de cette mani\u00e8re.<\/p>\n
Nos pens\u00e9es font souvent barrage \u00e0 l’essentiel, comme si quelque chose en nous ne d\u00e9sirait pas voir cet essentiel trop rapidement. Nous prendrions alors le chemin des \u00e9coliers, des routes buissonni\u00e8res pour fl\u00e2ner, car nous sommes avant tout jeunes en cette vie qui s’\u00e9tend vers des horizons qui paraissent interminables, inatteignables au premier abord.<\/p>\n
Cette vision d’un apprentissage sur le long terme appartient d\u00e9sormais \u00e0 un monde r\u00e9volu.<\/p>\n
Si autrefois nous avions une notion du temps bas\u00e9e sur des exp\u00e9riences particuli\u00e8res comme par exemple \u00e9crire une lettre et l’envoyer \u00e0 un ami, cela prenait un certain temps avant de recevoir une r\u00e9ponse, d\u00e9sormais nous atteignons \u00e0 une sorte de paradoxe avec l’acc\u00e9l\u00e9ration des syst\u00e8mes de communication modernes qui nous offrent la r\u00e9ponse avant m\u00eame que la lettre soit envoy\u00e9e, si je puis dire.<\/p>\n
Pour les personnes qui comme moi sont n\u00e9es au si\u00e8cle dernier, nous pouvons constater \u00e0 quel point nous ne pouvons plus nous appuyer sur l’exp\u00e9rience du pass\u00e9 dans bon nombre de domaines de la vie sur le plan pratique.<\/p>\n
Le monde change \u00e0 une vitesse extraordinaire, les jeunes prennent ce monde comme un train en marche sans se poser de question, tout simplement parce que la plupart n’en ont pas le temps. On remarquera l’all\u00e8gement des programmes d’histoire, de philo, des sciences dites humaines en g\u00e9n\u00e9ral dans l’enseignement d\u00e9sormais, comme si une volont\u00e9 politique souhaitait que nous perdions la m\u00e9moire au profit d’une int\u00e9gration plus profonde dans le pr\u00e9sent, dans l’imm\u00e9diatet\u00e9.<\/p>\n
En 1986, j’avais d\u00e9j\u00e0 constat\u00e9 un malaise lorsque, de retour d’un p\u00e9riple de six mois \u00e0 travers l’Asie, je tentais de raconter mon exp\u00e9rience \u00e0 des proches ou des moins proches. Rares \u00e9taient ceux qui demandaient des d\u00e9tails, en g\u00e9n\u00e9ral on m’\u00e9coutait un peu poliment et puis on reprenait le cours de ses occupations en haussant les \u00e9paules virtuellement.<\/p>\n
Les six derniers mois qui avaient profond\u00e9ment chang\u00e9 mon point de vue sur le monde, tout le monde en gros s’en fichait et une injonction silencieusement m’\u00e9tait adress\u00e9e de me taire, parce que raconter le pass\u00e9, f\u00fbt-il r\u00e9cent, ennuyait.<\/p>\n
J’ai donc fini par me taire en gardant ce souvenir encore vif \u00e0 l’esprit durant de longues ann\u00e9es et sans doute un bon paquet d’autres du m\u00eame genre.<\/p>\n
Le pass\u00e9 dans le fond, comme l’exp\u00e9rience, \u00e7a ne s’\u00e9change pas volontiers avec les autres qui ont d\u00e9j\u00e0 fort \u00e0 faire avec les m\u00eames choses en eux.<\/p>\n
Lorsqu’on en parle, c’est souvent en prenant un cadre commun et bien d\u00e9limit\u00e9 comme un terrain de football, o\u00f9 l’on sait que plus ou moins c’est un jeu d’\u00eatre pour ou contre et de s’enflammer, ou de pleurer « pour rire ». Tout le monde sent bien \u00e7a de fa\u00e7on inconsciente, et m\u00eame certains prennent cela pour argent comptant, les fameux supporters qui sont pr\u00eats m\u00eame \u00e0 se battre pour avoir raison...<\/p>\n
Finalement, entre le supporter avin\u00e9 et le soldat que les multinationales sous couvert de d\u00e9mocratie envoient au combat, pas beaucoup de diff\u00e9rence de programmation. Juste une ligne ou deux \u00e0 changer dans le code. Et peut-\u00eatre une lobotomie d’une zone c\u00e9r\u00e9brale occup\u00e9e par le souvenir, le pass\u00e9.<\/p>\n
Que faire du pass\u00e9 ? me demandais-je encore tout \u00e0 l’heure, quand la nuit doucement est venue se poser \u00e0 l’avant de mon v\u00e9hicule qui roulait \u00e0 vitesse mod\u00e9r\u00e9e, vitre baiss\u00e9e, pour profiter de la temp\u00e9rature cl\u00e9mente de cette soir\u00e9e d’automne.<\/p>",
"content_text": " Dans le livre *Tropique du Cancer*, l'\u00e9crivain am\u00e9ricain Henry Miller \u00e9crit une phrase qui se comprend intellectuellement d'une fa\u00e7on limpide mais qui aura mis des ann\u00e9es \u00e0 p\u00e9n\u00e9trer les couches \u00e9paisses de ma compr\u00e9hension. C'est l\u00e0 toute la diff\u00e9rence que je puis encore constater entre \u00ab savoir \u00bb et \u00ab conna\u00eetre \u00bb. De m\u00e9moire cela ressemble \u00e0 : \u00ab L'homme que j'\u00e9tais, je ne le suis plus. \u00bb Tu vois, rien de bien original, au m\u00eame titre que celle-ci du philosophe grec H\u00e9raclite : \u00ab L'homme ne se baigne jamais deux fois dans le m\u00eame fleuve. \u00bb Si ces deux phrases paraissent \u00e0 premi\u00e8re vue claires, c'est-\u00e0-dire que l'on pense pouvoir les comprendre ais\u00e9ment, en \u00e9prouver la v\u00e9racit\u00e9 dans la moindre de nos cellules est une autre paire de manches, et \u00e0 mon humble avis tout simplement parce qu'il faut avoir v\u00e9cu pour qu'elles deviennent d'une \u00e9vidence profonde pour chacun de nous. En ce qui me concerne, le pass\u00e9 m'a longtemps obs\u00e9d\u00e9 comme si me raccrocher perp\u00e9tuellement \u00e0 celui-ci me permettrait de maintenir une notion d'identit\u00e9, presque une \u00e9ternit\u00e9, pourquoi pas ? Alors les souvenirs, la m\u00e9moire des \u00e9motions, des \u00e9v\u00e9nements de mon existence pass\u00e9e, les traumatismes notamment, pourraient avoir la m\u00eame fonction que la colle qui tente d'assembler autant de fragments possibles de cette vie pour constituer un ensemble plus ou moins homog\u00e8ne que j'appellerais alors \u00ab moi \u00bb. Le probl\u00e8me majeur que j'ai d\u00e9tect\u00e9 par rapport \u00e0 cette vision du pass\u00e9, c'est qu'en m\u00eame temps que cette illusion d'homog\u00e9n\u00e9it\u00e9 que l'on croit b\u00e2tir dans cette continuit\u00e9, on s'enferme dans une prison. Je veux dire que l'on perp\u00e9tue toujours les m\u00eames fonctionnements par rapport \u00e0 des \u00e9v\u00e9nements d\u00e9j\u00e0 vus, d\u00e9j\u00e0 v\u00e9cus, et ce de fa\u00e7on souvent inconsciente. La souffrance de certaines situations pass\u00e9es impr\u00e8gne toute situation nouvelle qui se pr\u00e9senterait alors selon certains crit\u00e8res que nous y relevons et nous mettons en place des strat\u00e9gies qui ne sont que des r\u00e9p\u00e9titions du m\u00eame. Est-ce pour revisiter le traumatisme ou la jouissance et tenter de la revivre de mani\u00e8re in\u00e9dite ? Est-ce que c'est la vie qui nous propose sans rel\u00e2che les m\u00eames situations jusqu'\u00e0 ce qu'enfin, parfois au bout du rouleau, un l\u00e2cher-prise s'op\u00e8re et que nous parvenions ainsi \u00e0 nous extraire comme dans un saut quantique de l'habitude ? J'aime bien penser que cette solution est la plus plausible. En tout cas elle semble s'adapter au mieux \u00e0 ce que je crois que la vie exige, c'est-\u00e0-dire avancer, toujours plus loin, toujours plus efficacement, quoi qu'il en co\u00fbte, vers ce que l'on pourrait appeler \u00ab la lumi\u00e8re \u00bb ou la clart\u00e9, la simplicit\u00e9, la s\u00e9r\u00e9nit\u00e9, pourquoi pas ? Si l'homme que j'\u00e9tais, je ne le suis plus, c'est que je suis parvenu \u00e0 pouvoir prendre du recul sur bon nombre de situations qui d\u00e9bouchaient syst\u00e9matiquement sur une \u00e9nigme que j'avais \u00e0 r\u00e9soudre. Celles que j'ai pu r\u00e9soudre par l'intelligence \u00e9taient relativement faciles \u00e0 c\u00f4t\u00e9 de celles que j'avais \u00e0 comprendre dans la totalit\u00e9 de mon \u00eatre, si je peux r\u00e9sumer les choses de cette mani\u00e8re. Nos pens\u00e9es font souvent barrage \u00e0 l'essentiel, comme si quelque chose en nous ne d\u00e9sirait pas voir cet essentiel trop rapidement. Nous prendrions alors le chemin des \u00e9coliers, des routes buissonni\u00e8res pour fl\u00e2ner, car nous sommes avant tout jeunes en cette vie qui s'\u00e9tend vers des horizons qui paraissent interminables, inatteignables au premier abord. Cette vision d'un apprentissage sur le long terme appartient d\u00e9sormais \u00e0 un monde r\u00e9volu. Si autrefois nous avions une notion du temps bas\u00e9e sur des exp\u00e9riences particuli\u00e8res comme par exemple \u00e9crire une lettre et l'envoyer \u00e0 un ami, cela prenait un certain temps avant de recevoir une r\u00e9ponse, d\u00e9sormais nous atteignons \u00e0 une sorte de paradoxe avec l'acc\u00e9l\u00e9ration des syst\u00e8mes de communication modernes qui nous offrent la r\u00e9ponse avant m\u00eame que la lettre soit envoy\u00e9e, si je puis dire. Pour les personnes qui comme moi sont n\u00e9es au si\u00e8cle dernier, nous pouvons constater \u00e0 quel point nous ne pouvons plus nous appuyer sur l'exp\u00e9rience du pass\u00e9 dans bon nombre de domaines de la vie sur le plan pratique. Le monde change \u00e0 une vitesse extraordinaire, les jeunes prennent ce monde comme un train en marche sans se poser de question, tout simplement parce que la plupart n'en ont pas le temps. On remarquera l'all\u00e8gement des programmes d'histoire, de philo, des sciences dites humaines en g\u00e9n\u00e9ral dans l'enseignement d\u00e9sormais, comme si une volont\u00e9 politique souhaitait que nous perdions la m\u00e9moire au profit d'une int\u00e9gration plus profonde dans le pr\u00e9sent, dans l'imm\u00e9diatet\u00e9. En 1986, j'avais d\u00e9j\u00e0 constat\u00e9 un malaise lorsque, de retour d'un p\u00e9riple de six mois \u00e0 travers l'Asie, je tentais de raconter mon exp\u00e9rience \u00e0 des proches ou des moins proches. Rares \u00e9taient ceux qui demandaient des d\u00e9tails, en g\u00e9n\u00e9ral on m'\u00e9coutait un peu poliment et puis on reprenait le cours de ses occupations en haussant les \u00e9paules virtuellement. Les six derniers mois qui avaient profond\u00e9ment chang\u00e9 mon point de vue sur le monde, tout le monde en gros s'en fichait et une injonction silencieusement m'\u00e9tait adress\u00e9e de me taire, parce que raconter le pass\u00e9, f\u00fbt-il r\u00e9cent, ennuyait. J'ai donc fini par me taire en gardant ce souvenir encore vif \u00e0 l'esprit durant de longues ann\u00e9es et sans doute un bon paquet d'autres du m\u00eame genre. Le pass\u00e9 dans le fond, comme l'exp\u00e9rience, \u00e7a ne s'\u00e9change pas volontiers avec les autres qui ont d\u00e9j\u00e0 fort \u00e0 faire avec les m\u00eames choses en eux. Lorsqu'on en parle, c'est souvent en prenant un cadre commun et bien d\u00e9limit\u00e9 comme un terrain de football, o\u00f9 l'on sait que plus ou moins c'est un jeu d'\u00eatre pour ou contre et de s'enflammer, ou de pleurer \u00ab pour rire \u00bb. Tout le monde sent bien \u00e7a de fa\u00e7on inconsciente, et m\u00eame certains prennent cela pour argent comptant, les fameux supporters qui sont pr\u00eats m\u00eame \u00e0 se battre pour avoir raison... Finalement, entre le supporter avin\u00e9 et le soldat que les multinationales sous couvert de d\u00e9mocratie envoient au combat, pas beaucoup de diff\u00e9rence de programmation. Juste une ligne ou deux \u00e0 changer dans le code. Et peut-\u00eatre une lobotomie d'une zone c\u00e9r\u00e9brale occup\u00e9e par le souvenir, le pass\u00e9. Que faire du pass\u00e9 ? me demandais-je encore tout \u00e0 l'heure, quand la nuit doucement est venue se poser \u00e0 l'avant de mon v\u00e9hicule qui roulait \u00e0 vitesse mod\u00e9r\u00e9e, vitre baiss\u00e9e, pour profiter de la temp\u00e9rature cl\u00e9mente de cette soir\u00e9e d'automne. ",
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"title": "Nabuchodonosor",
"date_published": "2019-10-01T19:14:00Z",
"date_modified": "2025-12-20T23:22:07Z",
"author": {"name": "Patrick Blanchon"},
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Je ne sais ce qui peut inviter des parents \u00e0 nommer leur rejeton pareillement, et sans doute au temps des jardins suspendus cela avait-il un sens, le fait est que lorsque l’homme accoud\u00e9 au bar m’apprit qu’il s’appelait ainsi, je restai dubitatif.<\/p>\n
C’\u00e9tait un genre de compromis entre le clochard c\u00e9leste \u00e0 la Kerouac et un valet de pied dessin\u00e9 \u00e0 grands traits de hache par un Conan Doyle sur le retour.<\/p>\n
Enfin, je n’avais rien d’autre \u00e0 faire et nous dev\u00eenmes camarades de comptoir.<\/p>\n
Je logeais \u00e0 une distance raisonnable du bar dans un petit h\u00f4tel charmant tenu par un rugbyman \u00e0 l’\u0153il ultra mobile et inquisiteur.<\/p>\n
J’avais d\u00e9pos\u00e9 mon sac dans cette jolie banlieue toute proche de la D\u00e9fense, encore en construction ou quasiment finie, je ne me souviens plus.<\/p>\n
Une p\u00e9riode faste s’achevait encore pour moi. Je m’\u00e9tais \u00e9gar\u00e9 encore \u00e0 un carrefour, n’ayant pas \u00e9tabli de plan suffisamment d\u00e9taill\u00e9, il se peut bien que j’eusse \u00e0 nouveau perdu le Nord.<\/p>\n
Six mois au Portugal pass\u00e9s \u00e0 \u00e9crire mes pr\u00e9occupations nombrilistes m’avaient d\u00e9sargent\u00e9 m\u00e9chamment, et c’est assez penaud que j’acceptai de suivre M., une relation charmante et explosive qui m’avait d\u00e9j\u00e0 pardonn\u00e9 nombre d’incartades et qui finalement \u00e9tait venue me chercher dans le bistrot du petit village lusitanien un matin.<\/p>\n
Cependant, malgr\u00e9 tous les efforts d\u00e9ploy\u00e9s de part et d’autre, nous fin\u00eemes par nous s\u00e9parer \u00e0 nouveau et c’est ainsi que j’arrivai au lieu de mon r\u00e9cit.<\/p>\n
Ma minuscule chambre donnait sur une cour proprette o\u00f9 poussait un jeune cerisier japonais, quelques pens\u00e9es ch\u00e9tives et des herbes aromatiques. L’h\u00f4tel faisait aussi restaurant.<\/p>\n
Afin d’employer mon temps et payer cette piaule, je me louais en \u00e9change d’un salaire insignifiant \u00e0 une compagnie d’assurances, dont les locaux se tenaient quelques p\u00e2t\u00e9s de maisons plus loin. Au volant d’un J7, je suivais un itin\u00e9raire hasardeux dans Paris suivant les diff\u00e9rentes p\u00e9riodes de la journ\u00e9e pour livrer des cartons de paperasses dans diverses annexes. Cela aurait presque \u00e9t\u00e9 la belle vie, si je n’avais \u00e9t\u00e9 victime de mes vell\u00e9it\u00e9s litt\u00e9raires et d’un caract\u00e8re ind\u00e9pendant et, je dois l’avouer, d’une passion soudaine pour la bouteille.<\/p>\n
Cette absurdit\u00e9 de vouloir \u00e9crire m’avait entra\u00een\u00e9 dans un paysage physique et mental compl\u00e8tement d\u00e9cal\u00e9 du monde dit r\u00e9el. Ce que je nommais non sans fiert\u00e9, voire arrogance, « la lucidit\u00e9 » n’\u00e9tait qu’un pansement sur une jambe de bois que repr\u00e9sentait alors mon immaturit\u00e9 crasse.<\/p>\n
Mais je ne la r\u00e9pudie pas non plus cette immaturit\u00e9, finalement, elle m’a autoris\u00e9 \u00e0 questionner le monde par le menu, le d\u00e9tail, l’insignifiant, comme une compagne de maquis dans l’\u00e2pret\u00e9 de bien des quotidiens.<\/p>\n
En fait, quand je repense \u00e0 cette \u00e9poque, l’existence tout enti\u00e8re \u00e9tait \u00e0 mon chevet et me prodiguait tous les soins n\u00e9cessaires non seulement \u00e0 la survie mais aussi \u00e0 pr\u00e9parer plus tard la gratitude envers les le\u00e7ons qu’elle me donna tout le temps.<\/p>\n
Mais moi, \u00e0 cette \u00e9poque, je me fichais de la gratitude \u00e0 venir, je pr\u00e9f\u00e9rais aller boire avec Nabucho.<\/p>\n
Je crois que les premi\u00e8res phrases que nous avons \u00e9chang\u00e9es ensemble, c’\u00e9tait aux environs de l’heure du whisky, juste apr\u00e8s le pastis et avant la poire Williams. Peut-\u00eatre m\u00eame avait-il pris un peu d’avance pour tuer le temps, attendant un comparse, une oreille qui l’\u00e9coute, avec quelques bi\u00e8res blondes, de celles qui soulagent largement la vessie quand on les pisse \u00e0 potron-minet.<\/p>\n
Nos fronts presque \u00e0 s’entrechoquer comme deux taurillons, nous invoqu\u00e2mes Fernando Pessoa.<\/p>\n
Je ne sais plus lequel sortit la fameuse phrase « Navigar e preciso, viver nao e preciso... » (naviguer est pr\u00e9cieux, vivre ne l’est pas), mais c’\u00e9tait parti pour la grande orgie po\u00e9tique d’avant midi. Et globalement ce fut ainsi pendant quelques mois sans trop de changement, sans trop de d\u00e9rangement.<\/p>\n
Ensuite, l’apr\u00e8s-midi, on se s\u00e9parait un peu, Nabucho avait femme et enfants. Il rentrait chez lui d\u00e9jeuner. Moi dans mon h\u00f4tel les jours d’inactivit\u00e9, allong\u00e9 de longues heures sur le dos, rideaux ferm\u00e9s dans l’obscurit\u00e9.<\/p>\n
Ce doit \u00eatre un matin d’hiver que le boxeur fit sa premi\u00e8re apparition au bar. C’\u00e9tait un Nantais bien balanc\u00e9 qui depuis quelque temps offrait ses services de fa\u00e7adier dans la grand-rue. Ce type, une force de la nature, r\u00e9alisait des travaux impeccables en deux temps trois mouvements par tous les temps. Il s’amena par la suite avec des liasses de billets dans les poches, ce qui nous inclina \u00e0 rendre hommage aux paradoxes, car s’il gagnait confortablement sa vie, il \u00e9tait con comme un balai.<\/p>\n
Du coup, \u00e7a nous donnait du grain \u00e0 moudre en tant que po\u00e8tes bistrotiers.<\/p>\n
La vie et tout, navigar e preciso... etc.<\/p>",
"content_text": " Je ne sais ce qui peut inviter des parents \u00e0 nommer leur rejeton pareillement, et sans doute au temps des jardins suspendus cela avait-il un sens, le fait est que lorsque l'homme accoud\u00e9 au bar m'apprit qu'il s'appelait ainsi, je restai dubitatif. C'\u00e9tait un genre de compromis entre le clochard c\u00e9leste \u00e0 la Kerouac et un valet de pied dessin\u00e9 \u00e0 grands traits de hache par un Conan Doyle sur le retour. Enfin, je n'avais rien d'autre \u00e0 faire et nous dev\u00eenmes camarades de comptoir. Je logeais \u00e0 une distance raisonnable du bar dans un petit h\u00f4tel charmant tenu par un rugbyman \u00e0 l'\u0153il ultra mobile et inquisiteur. J'avais d\u00e9pos\u00e9 mon sac dans cette jolie banlieue toute proche de la D\u00e9fense, encore en construction ou quasiment finie, je ne me souviens plus. Une p\u00e9riode faste s'achevait encore pour moi. Je m'\u00e9tais \u00e9gar\u00e9 encore \u00e0 un carrefour, n'ayant pas \u00e9tabli de plan suffisamment d\u00e9taill\u00e9, il se peut bien que j'eusse \u00e0 nouveau perdu le Nord. Six mois au Portugal pass\u00e9s \u00e0 \u00e9crire mes pr\u00e9occupations nombrilistes m'avaient d\u00e9sargent\u00e9 m\u00e9chamment, et c'est assez penaud que j'acceptai de suivre M., une relation charmante et explosive qui m'avait d\u00e9j\u00e0 pardonn\u00e9 nombre d'incartades et qui finalement \u00e9tait venue me chercher dans le bistrot du petit village lusitanien un matin. Cependant, malgr\u00e9 tous les efforts d\u00e9ploy\u00e9s de part et d'autre, nous fin\u00eemes par nous s\u00e9parer \u00e0 nouveau et c'est ainsi que j'arrivai au lieu de mon r\u00e9cit. Ma minuscule chambre donnait sur une cour proprette o\u00f9 poussait un jeune cerisier japonais, quelques pens\u00e9es ch\u00e9tives et des herbes aromatiques. L'h\u00f4tel faisait aussi restaurant. Afin d'employer mon temps et payer cette piaule, je me louais en \u00e9change d'un salaire insignifiant \u00e0 une compagnie d'assurances, dont les locaux se tenaient quelques p\u00e2t\u00e9s de maisons plus loin. Au volant d'un J7, je suivais un itin\u00e9raire hasardeux dans Paris suivant les diff\u00e9rentes p\u00e9riodes de la journ\u00e9e pour livrer des cartons de paperasses dans diverses annexes. Cela aurait presque \u00e9t\u00e9 la belle vie, si je n'avais \u00e9t\u00e9 victime de mes vell\u00e9it\u00e9s litt\u00e9raires et d'un caract\u00e8re ind\u00e9pendant et, je dois l'avouer, d'une passion soudaine pour la bouteille. Cette absurdit\u00e9 de vouloir \u00e9crire m'avait entra\u00een\u00e9 dans un paysage physique et mental compl\u00e8tement d\u00e9cal\u00e9 du monde dit r\u00e9el. Ce que je nommais non sans fiert\u00e9, voire arrogance, \u00ab la lucidit\u00e9 \u00bb n'\u00e9tait qu'un pansement sur une jambe de bois que repr\u00e9sentait alors mon immaturit\u00e9 crasse. Mais je ne la r\u00e9pudie pas non plus cette immaturit\u00e9, finalement, elle m'a autoris\u00e9 \u00e0 questionner le monde par le menu, le d\u00e9tail, l'insignifiant, comme une compagne de maquis dans l'\u00e2pret\u00e9 de bien des quotidiens. En fait, quand je repense \u00e0 cette \u00e9poque, l'existence tout enti\u00e8re \u00e9tait \u00e0 mon chevet et me prodiguait tous les soins n\u00e9cessaires non seulement \u00e0 la survie mais aussi \u00e0 pr\u00e9parer plus tard la gratitude envers les le\u00e7ons qu'elle me donna tout le temps. Mais moi, \u00e0 cette \u00e9poque, je me fichais de la gratitude \u00e0 venir, je pr\u00e9f\u00e9rais aller boire avec Nabucho. Je crois que les premi\u00e8res phrases que nous avons \u00e9chang\u00e9es ensemble, c'\u00e9tait aux environs de l'heure du whisky, juste apr\u00e8s le pastis et avant la poire Williams. Peut-\u00eatre m\u00eame avait-il pris un peu d'avance pour tuer le temps, attendant un comparse, une oreille qui l'\u00e9coute, avec quelques bi\u00e8res blondes, de celles qui soulagent largement la vessie quand on les pisse \u00e0 potron-minet. Nos fronts presque \u00e0 s'entrechoquer comme deux taurillons, nous invoqu\u00e2mes Fernando Pessoa. Je ne sais plus lequel sortit la fameuse phrase \u00ab Navigar e preciso, viver nao e preciso... \u00bb (naviguer est pr\u00e9cieux, vivre ne l'est pas), mais c'\u00e9tait parti pour la grande orgie po\u00e9tique d'avant midi. Et globalement ce fut ainsi pendant quelques mois sans trop de changement, sans trop de d\u00e9rangement. Ensuite, l'apr\u00e8s-midi, on se s\u00e9parait un peu, Nabucho avait femme et enfants. Il rentrait chez lui d\u00e9jeuner. Moi dans mon h\u00f4tel les jours d'inactivit\u00e9, allong\u00e9 de longues heures sur le dos, rideaux ferm\u00e9s dans l'obscurit\u00e9. Ce doit \u00eatre un matin d'hiver que le boxeur fit sa premi\u00e8re apparition au bar. C'\u00e9tait un Nantais bien balanc\u00e9 qui depuis quelque temps offrait ses services de fa\u00e7adier dans la grand-rue. Ce type, une force de la nature, r\u00e9alisait des travaux impeccables en deux temps trois mouvements par tous les temps. Il s'amena par la suite avec des liasses de billets dans les poches, ce qui nous inclina \u00e0 rendre hommage aux paradoxes, car s'il gagnait confortablement sa vie, il \u00e9tait con comme un balai. Du coup, \u00e7a nous donnait du grain \u00e0 moudre en tant que po\u00e8tes bistrotiers. La vie et tout, navigar e preciso... etc. ",
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