{ "version": "https://jsonfeed.org/version/1.1", "title": "Le dibbouk", "home_page_url": "https:\/\/ledibbouk.net\/", "feed_url": "https:\/\/ledibbouk.net\/spip.php?page=feed_json", "language": "fr-FR", "items": [ { "id": "https:\/\/ledibbouk.net\/Hopper-ou-l-elegance-de-l-insignifiant.html", "url": "https:\/\/ledibbouk.net\/Hopper-ou-l-elegance-de-l-insignifiant.html", "title": "Hopper, ou l'\u00e9l\u00e9gance de l'insignifiant", "date_published": "2019-11-28T08:53:39Z", "date_modified": "2025-12-21T08:59:17Z", "author": {"name": "Patrick Blanchon"}, "content_html": "

Il y a cette station-service. Seule. Presque vide. \"Gas\", dit le tableau. Un mot. Court. Brut. Et pourtant, tout y est.<\/p>\n

Une lumi\u00e8re diffuse, en bout de journ\u00e9e peut-\u00eatre. Rien ne bouge. Ou si peu. L\u2019homme, silhouette pench\u00e9e, affair\u00e9e \u00e0 quelque chose. Un geste quotidien. R\u00e9p\u00e9t\u00e9 mille fois. Sans int\u00e9r\u00eat. Mais regardez mieux.<\/p>\n

\"Mobilegas\", lit-on sur la pancarte. On pense \u00e0 P\u00e9gase. On ne sait pas pourquoi. Peut-\u00eatre \u00e0 cause du cheval. Ou de l\u2019envol. Une image qui se d\u00e9robe. Hopper ne montre rien, il sugg\u00e8re. C\u2019est sa mani\u00e8re.<\/p>\n

La sc\u00e8ne, prise trop t\u00f4t. Ou trop tard. Un peu comme une photo manqu\u00e9e. Mais volontairement. C\u2019est l\u00e0 tout l\u2019art.<\/p>\n

Il y a chez Hopper un refus. Subtil. \u00c9l\u00e9gant. De raconter. De donner un sens. Il peint l\u2019interstice. Le battement vide entre deux actions. Ce qu\u2019on ignore, d\u2019ordinaire. Ce qu\u2019on oublie.<\/p>\n

Et c\u2019est pr\u00e9cis\u00e9ment ce qui inqui\u00e8te.<\/p>\n

L\u2019« inqui\u00e9tante \u00e9tranget\u00e9 », disait Freud. Das Unheimliche. Hitchcock, lui aussi, connaissait \u00e7a. L\u2019homme qui regarde par la fen\u00eatre. Et rien ne se passe. Pas encore. Mais on reste. On attend. Parce qu\u2019on sait. Que quelque chose va arriver.<\/p>\n

Chez Hopper, c\u2019est pareil. L\u2019\u00e9v\u00e9nement est suspendu. Juste hors champ. La tension est dans la lumi\u00e8re. Dans la fixit\u00e9. Dans l\u2019ordinaire trop scrut\u00e9.<\/p>\n

Un bureau. Une femme. Un homme. C\u2019est \"La nuit au bureau\". La sc\u00e8ne pourrait \u00eatre banale. Mais elle ne l\u2019est pas. La femme regarde l\u2019homme. Ou bien c\u2019est l\u2019inverse. Cela d\u00e9pend des esquisses. Hopper h\u00e9site. Puis tranche. Mais laisse le doute.<\/p>\n

Comme dans un flip-book silencieux, les regards s\u2019animent. L\u2019un vers l\u2019autre. L\u2019un contre l\u2019autre. Et rien ne se dit.<\/p>\n

Hopper n\u2019est pas r\u00e9aliste. Il est au-del\u00e0. Il peint ce que nous n\u2019osons plus voir. Ce que nous fuyons : le banal. L\u2019ennui. L\u2019attente.<\/p>\n

Il peint notre vie. Celle que nous ne regardons jamais.<\/p>\n

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\n\n \n\t\t<\/a>\n<\/figure>\n<\/div>", "content_text": " Il y a cette station-service. Seule. Presque vide. \"Gas\", dit le tableau. Un mot. Court. Brut. Et pourtant, tout y est. Une lumi\u00e8re diffuse, en bout de journ\u00e9e peut-\u00eatre. Rien ne bouge. Ou si peu. L\u2019homme, silhouette pench\u00e9e, affair\u00e9e \u00e0 quelque chose. Un geste quotidien. R\u00e9p\u00e9t\u00e9 mille fois. Sans int\u00e9r\u00eat. Mais regardez mieux. \"Mobilegas\", lit-on sur la pancarte. On pense \u00e0 P\u00e9gase. On ne sait pas pourquoi. Peut-\u00eatre \u00e0 cause du cheval. Ou de l\u2019envol. Une image qui se d\u00e9robe. Hopper ne montre rien, il sugg\u00e8re. C\u2019est sa mani\u00e8re. La sc\u00e8ne, prise trop t\u00f4t. Ou trop tard. Un peu comme une photo manqu\u00e9e. Mais volontairement. C\u2019est l\u00e0 tout l\u2019art. Il y a chez Hopper un refus. Subtil. \u00c9l\u00e9gant. De raconter. De donner un sens. Il peint l\u2019interstice. Le battement vide entre deux actions. Ce qu\u2019on ignore, d\u2019ordinaire. Ce qu\u2019on oublie. Et c\u2019est pr\u00e9cis\u00e9ment ce qui inqui\u00e8te. L\u2019\u00ab inqui\u00e9tante \u00e9tranget\u00e9 \u00bb, disait Freud. Das Unheimliche. Hitchcock, lui aussi, connaissait \u00e7a. L\u2019homme qui regarde par la fen\u00eatre. Et rien ne se passe. Pas encore. Mais on reste. On attend. Parce qu\u2019on sait. Que quelque chose va arriver. Chez Hopper, c\u2019est pareil. L\u2019\u00e9v\u00e9nement est suspendu. Juste hors champ. La tension est dans la lumi\u00e8re. Dans la fixit\u00e9. Dans l\u2019ordinaire trop scrut\u00e9. Un bureau. Une femme. Un homme. C\u2019est \"La nuit au bureau\". La sc\u00e8ne pourrait \u00eatre banale. Mais elle ne l\u2019est pas. La femme regarde l\u2019homme. Ou bien c\u2019est l\u2019inverse. Cela d\u00e9pend des esquisses. Hopper h\u00e9site. Puis tranche. Mais laisse le doute. Comme dans un flip-book silencieux, les regards s\u2019animent. L\u2019un vers l\u2019autre. L\u2019un contre l\u2019autre. Et rien ne se dit. Hopper n\u2019est pas r\u00e9aliste. Il est au-del\u00e0. Il peint ce que nous n\u2019osons plus voir. Ce que nous fuyons : le banal. L\u2019ennui. L\u2019attente. Il peint notre vie. Celle que nous ne regardons jamais. ", "image": "https:\/\/ledibbouk.net\/IMG\/logo\/mobile.jpg?1748270793", "tags": ["peintres", "r\u00e9flexions sur l'art"] } ,{ "id": "https:\/\/ledibbouk.net\/24-novembre-2019.html", "url": "https:\/\/ledibbouk.net\/24-novembre-2019.html", "title": "24 novembre 2019", "date_published": "2019-11-24T07:23:00Z", "date_modified": "2025-12-21T09:47:28Z", "author": {"name": "Patrick Blanchon"}, "content_html": "

\u00c9crire un livre a toujours \u00e9t\u00e9 l\u00e0, une t\u00e2che de fond. J\u2019y ai renonc\u00e9, faute de forme. Roman, essais, nouvelles, autofiction — je tentais de rapprocher ma production d\u2019une forme existante. Une forme rassurante. La question revient en voyant la quantit\u00e9 de textes \u00e9crits ici. Quant \u00e0 moi, je n\u2019en sais rien. J\u2019\u00e9cris au jour le jour, comme un paysan va aux champs. Parce que c\u2019est son quotidien. Parce que sans cela, il ne peut pas vivre. Un paysan vit de peu. De l\u2019amour de son travail, d\u2019eau fra\u00eeche, et d\u2019une r\u00e9gularit\u00e9 t\u00eatue.<\/p>", "content_text": "\u00c9crire un livre a toujours \u00e9t\u00e9 l\u00e0, une t\u00e2che de fond. J\u2019y ai renonc\u00e9, faute de forme. Roman, essais, nouvelles, autofiction \u2014 je tentais de rapprocher ma production d\u2019une forme existante. Une forme rassurante. La question revient en voyant la quantit\u00e9 de textes \u00e9crits ici. Quant \u00e0 moi, je n\u2019en sais rien. J\u2019\u00e9cris au jour le jour, comme un paysan va aux champs. Parce que c\u2019est son quotidien. Parce que sans cela, il ne peut pas vivre. Un paysan vit de peu. De l\u2019amour de son travail, d\u2019eau fra\u00eeche, et d\u2019une r\u00e9gularit\u00e9 t\u00eatue. ", "image": "https:\/\/ledibbouk.net\/IMG\/logo\/lu-hui-peintre.jpg?1748065124", "tags": ["\u00e9criture fragmentaire", "Autofiction et Introspection", "peintres"] } ,{ "id": "https:\/\/ledibbouk.net\/17-novembre-2019.html", "url": "https:\/\/ledibbouk.net\/17-novembre-2019.html", "title": "17 novembre 2019", "date_published": "2019-11-17T07:19:00Z", "date_modified": "2025-12-21T09:47:42Z", "author": {"name": "Patrick Blanchon"}, "content_html": "

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\n\n \n\t\t<\/a>\n<\/figure>\n<\/div>\n

La nuit existe. Elle est en nous. On peut \u00e9clairer la ville, la rue, la maison, elle ne dispara\u00eet pas. Elle ne dispara\u00eetra jamais.<\/p>\n

Je me souviens d\u2019avoir \u00e9t\u00e9 frapp\u00e9 par un texte des pr\u00e9socratiques qui soulignait l\u2019importance que certains accordaient \u00e0 la nuit. Elle \u00e9tait l\u00e0 au tout d\u00e9but, et elle sera encore l\u00e0 apr\u00e8s que toute lumi\u00e8re aura disparu.<\/p>\n

La nuit est un territoire sans limite, et ce n\u2019est pas le jour qui p\u00e2lit, \u00e0 l\u2019aube de nos soci\u00e9t\u00e9s exsangues, qui pourra imposer une barri\u00e8re s\u00fbre \u00e0 celle-ci.<\/p>\n

La barbarie, que nous rejetons depuis si longtemps, l\u2019associant inconsciemment \u00e0 la nuit de l\u2019intelligence, \u00e0 la nuit de la bienveillance, \u00e0 la nuit de la civilisation, n\u2019existe pas vraiment.<\/p>\n

Elle n\u2019a jamais vraiment exist\u00e9, pas plus que toutes ces cr\u00e9atures invraisemblables que l\u2019on attribue \u00e0 la nuit.<\/p>\n

La barbarie agit toujours en plein jour, sous un soleil \u00e9clatant, celui-l\u00e0 m\u00eame que l\u2019on ne peut regarder en face, tant il aveugle.<\/p>\n

La nuit, tous les chats sont gris. Ils rev\u00eatent l\u2019uniforme de l\u2019indistinct, de l\u2019indiff\u00e9renci\u00e9, pour entrer dans l\u2019immanence.<\/p>\n

Qu\u2019une souris passe, elle est croqu\u00e9e. Qu\u2019une femelle passe, c\u2019est une femelle comme les autres. Pas besoin d\u2019entretenir de familiarit\u00e9 ou de reconnaissance.<\/p>\n

La nuit gomme les couleurs, tout comme elle gomme les sentiments personnels, et il arrive que nous perdions ainsi nos fameux points de rep\u00e8re.<\/p>\n

\u00c0 moins que l\u2019on ne l\u00e8ve la t\u00eate et que l\u2019on se fie aux constellations. Ces lumi\u00e8res, t\u00e9moins de leur disparition depuis des mill\u00e9naires, traversent la nuit pour guider les voyageurs.<\/p>", "content_text": "La nuit existe. Elle est en nous. On peut \u00e9clairer la ville, la rue, la maison, elle ne dispara\u00eet pas. Elle ne dispara\u00eetra jamais. Je me souviens d\u2019avoir \u00e9t\u00e9 frapp\u00e9 par un texte des pr\u00e9socratiques qui soulignait l\u2019importance que certains accordaient \u00e0 la nuit. Elle \u00e9tait l\u00e0 au tout d\u00e9but, et elle sera encore l\u00e0 apr\u00e8s que toute lumi\u00e8re aura disparu. La nuit est un territoire sans limite, et ce n\u2019est pas le jour qui p\u00e2lit, \u00e0 l\u2019aube de nos soci\u00e9t\u00e9s exsangues, qui pourra imposer une barri\u00e8re s\u00fbre \u00e0 celle-ci. La barbarie, que nous rejetons depuis si longtemps, l\u2019associant inconsciemment \u00e0 la nuit de l\u2019intelligence, \u00e0 la nuit de la bienveillance, \u00e0 la nuit de la civilisation, n\u2019existe pas vraiment. Elle n\u2019a jamais vraiment exist\u00e9, pas plus que toutes ces cr\u00e9atures invraisemblables que l\u2019on attribue \u00e0 la nuit. La barbarie agit toujours en plein jour, sous un soleil \u00e9clatant, celui-l\u00e0 m\u00eame que l\u2019on ne peut regarder en face, tant il aveugle. La nuit, tous les chats sont gris. Ils rev\u00eatent l\u2019uniforme de l\u2019indistinct, de l\u2019indiff\u00e9renci\u00e9, pour entrer dans l\u2019immanence. Qu\u2019une souris passe, elle est croqu\u00e9e. Qu\u2019une femelle passe, c\u2019est une femelle comme les autres. Pas besoin d\u2019entretenir de familiarit\u00e9 ou de reconnaissance. La nuit gomme les couleurs, tout comme elle gomme les sentiments personnels, et il arrive que nous perdions ainsi nos fameux points de rep\u00e8re. \u00c0 moins que l\u2019on ne l\u00e8ve la t\u00eate et que l\u2019on se fie aux constellations. Ces lumi\u00e8res, t\u00e9moins de leur disparition depuis des mill\u00e9naires, traversent la nuit pour guider les voyageurs. ", "image": "https:\/\/ledibbouk.net\/IMG\/logo\/img_0150.jpg?1748065120", "tags": [] } ,{ "id": "https:\/\/ledibbouk.net\/ecrire-968.html", "url": "https:\/\/ledibbouk.net\/ecrire-968.html", "title": "Ecrire", "date_published": "2019-11-15T07:50:16Z", "date_modified": "2025-12-21T09:47:54Z", "author": {"name": "Auteur"}, "content_html": "

J’ai pris l’habitude d’\u00e9crire chaque jour, assez souvent chaque nuit, le jour et la nuit se m\u00e9langeant dans l’acte d’\u00e9crire.<\/p>\n

Je me creuse moins la t\u00eate qu’auparavant plus jeune o\u00f9 je cherchais mes mots, ignorant quoi \u00e9crire \u00e0 chaque fois que j’ouvrais un carnet.<\/p>\n

D\u00e9sormais je n’ai plus qu’\u00e0 ouvrir la page neuve de ce logiciel et poser un mot comme fanal en titre pour que tout coule au fur et \u00e0 mesure comme une eau parfois trouble, parfois vive selon l’humeur.<\/p>\n

Ecrire est devenu une addiction tranquille qui ne d\u00e9range personne.<\/p>\n

Ecrire m’aide \u00e0 tenir pour le reste du temps de la journ\u00e9e \u00e0 traverser \u00e0 me resserrer un peu avant de m’\u00e9parpiller.<\/p>\n

Ecrire me donne parfois l’impression de m’\u00eatre utile, ou compl\u00e8tement inutile, cela aussi c’est selon.<\/p>\n

Selon le dernier repas pris<\/p>\n

selon le climat<\/p>\n

Selon ce qui me traverse aussi \u00e0 cet instant ou je d\u00e9cide de m’immobiliser sur la chaise, au bureau pour me mettre \u00e0 table noir sur blanc.<\/p>\n

Je ne sais pas pourquoi je passe par l’\u00e9criture plutot que par la peinture.<\/p>\n

Je pourrais faire la m\u00eame chose avec le dessin, la peinture. Me dire aller \u00e0 table et tous les jours un peu noircis et coloris des feuilles, des toiles, tu sais maintenant que \u00e7a s’accumule<\/p>\n

que chaque jour est une partie \u00e0 produire<\/p>\n

comme la pierre que l’on pose entre deux pierres.<\/p>\n

Cependant que je ne m’y r\u00e9soud pas bien dans le dessin et la peinture.<\/p>\n

Jusqu’\u00e0 me dire aussi que je ne suis pas dessinateur, ni peintre, que j’ai emprunt\u00e9 un personnage encore qui jour le dessinateur et le peintre et qui n’est pas moi.<\/p>\n

C’est une grande question ces jours derniers de savoir quoi dessiner et quoi peindre d\u00e9sormais.<\/p>\n

Un vide encore<\/p>\n

Que je tente de combler maladroitement en remplissant d’autres trous tout autour de celui ci.<\/p>\n

L’\u00e9criture est une pelle sans doute une pelle ou une pioche qui sert \u00e0 la fois \u00e0 creuser et combler ce fichu trou.<\/p>\n

Le trou form\u00e9 par les mensonges, les illusions, leur acidit\u00e9 corrosive.<\/p>\n

Je m’y enfonce chaque jour chaque nuit un peu plus comme dans une sorte d’aveu.<\/p>\n

Et quand je me pose la question de savoir \u00e0 qui cela est adress\u00e9<\/p>\n

Est ce \u00e0 moi ?<\/p>\n

Est ce \u00e0 toi ?<\/p>\n

Je pr\u00e9f\u00e8re m’extraire de la chaise d’un seul coup, et me retrouver dans la cour \u00e0 fumer en regardant les petits paquets de la neige qui fond, qui ne tiennent pas.<\/p>", "content_text": "J'ai pris l'habitude d'\u00e9crire chaque jour, assez souvent chaque nuit, le jour et la nuit se m\u00e9langeant dans l'acte d'\u00e9crire.\n\nJe me creuse moins la t\u00eate qu'auparavant plus jeune o\u00f9 je cherchais mes mots, ignorant quoi \u00e9crire \u00e0 chaque fois que j'ouvrais un carnet.\n\nD\u00e9sormais je n'ai plus qu'\u00e0 ouvrir la page neuve de ce logiciel et poser un mot comme fanal en titre pour que tout coule au fur et \u00e0 mesure comme une eau parfois trouble, parfois vive selon l'humeur.\n\nEcrire est devenu une addiction tranquille qui ne d\u00e9range personne.\n\nEcrire m'aide \u00e0 tenir pour le reste du temps de la journ\u00e9e \u00e0 traverser \u00e0 me resserrer un peu avant de m'\u00e9parpiller.\n\nEcrire me donne parfois l'impression de m'\u00eatre utile, ou compl\u00e8tement inutile, cela aussi c'est selon.\n\nSelon le dernier repas pris\n\nselon le climat \n\nSelon ce qui me traverse aussi \u00e0 cet instant ou je d\u00e9cide de m'immobiliser sur la chaise, au bureau pour me mettre \u00e0 table noir sur blanc.\n\nJe ne sais pas pourquoi je passe par l'\u00e9criture plutot que par la peinture.\n\nJe pourrais faire la m\u00eame chose avec le dessin, la peinture. Me dire aller \u00e0 table et tous les jours un peu noircis et coloris des feuilles, des toiles, tu sais maintenant que \u00e7a s'accumule \n\nque chaque jour est une partie \u00e0 produire\n\ncomme la pierre que l'on pose entre deux pierres.\n\nCependant que je ne m'y r\u00e9soud pas bien dans le dessin et la peinture.\n\nJusqu'\u00e0 me dire aussi que je ne suis pas dessinateur, ni peintre, que j'ai emprunt\u00e9 un personnage encore qui jour le dessinateur et le peintre et qui n'est pas moi.\n\nC'est une grande question ces jours derniers de savoir quoi dessiner et quoi peindre d\u00e9sormais.\n\nUn vide encore\n\nQue je tente de combler maladroitement en remplissant d'autres trous tout autour de celui ci.\n\nL'\u00e9criture est une pelle sans doute une pelle ou une pioche qui sert \u00e0 la fois \u00e0 creuser et combler ce fichu trou.\n\nLe trou form\u00e9 par les mensonges, les illusions, leur acidit\u00e9 corrosive.\n\nJe m'y enfonce chaque jour chaque nuit un peu plus comme dans une sorte d'aveu.\n\nEt quand je me pose la question de savoir \u00e0 qui cela est adress\u00e9\n\nEst ce \u00e0 moi ?\n\nEst ce \u00e0 toi ?\n\nJe pr\u00e9f\u00e8re m'extraire de la chaise d'un seul coup, et me retrouver dans la cour \u00e0 fumer en regardant les petits paquets de la neige qui fond, qui ne tiennent pas.", "image": "", "tags": [] } ,{ "id": "https:\/\/ledibbouk.net\/15-novembre-2019.html", "url": "https:\/\/ledibbouk.net\/15-novembre-2019.html", "title": "15 novembre 2019", "date_published": "2019-11-15T07:13:00Z", "date_modified": "2025-12-21T09:48:05Z", "author": {"name": "Patrick Blanchon"}, "content_html": "

J\u2019ai pris l\u2019habitude d\u2019\u00e9crire chaque jour, et souvent chaque nuit. Le jour et la nuit se confondent dans l\u2019acte d\u2019\u00e9crire. Je me creuse moins la t\u00eate qu\u2019avant. Maintenant, il me suffit d\u2019ouvrir une page blanche, de poser un mot en guise de titre, et tout s\u2019\u00e9coule. Parfois trouble, parfois vif. \u00c9crire m\u2019aide \u00e0 tenir. Cela me resserre un peu avant de m\u2019\u00e9parpiller. Parfois utile. Parfois inutile. Selon. Je ne sais pas pourquoi je passe par l\u2019\u00e9criture plut\u00f4t que par la peinture. Je pourrais faire la m\u00eame chose avec le dessin. Me dire : « Allez, \u00e0 table. » Mais je n\u2019y arrive pas. Je me dis que je ne suis ni dessinateur, ni peintre. Que j\u2019ai encore emprunt\u00e9 un personnage. Que ce personnage n\u2019est pas moi. Ces jours-ci, je me pose la question : quoi dessiner ? quoi peindre ? Un vide encore.
\nQue je tente de combler maladroitement, en remplissant d\u2019autres trous autour. L\u2019\u00e9criture est sans doute une pelle. Une pelle ou une pioche. Qui creuse, et qui comble. Un aveu. Et quand je me demande \u00e0 qui cela est adress\u00e9, je pr\u00e9f\u00e8re m\u2019extraire d\u2019un coup de la chaise et me retrouver dehors, dans la cour, \u00e0 fumer, en regardant les paquets de neige fondre,sans tenir.<\/p>", "content_text": "J\u2019ai pris l\u2019habitude d\u2019\u00e9crire chaque jour, et souvent chaque nuit. Le jour et la nuit se confondent dans l\u2019acte d\u2019\u00e9crire. Je me creuse moins la t\u00eate qu\u2019avant. Maintenant, il me suffit d\u2019ouvrir une page blanche, de poser un mot en guise de titre, et tout s\u2019\u00e9coule. Parfois trouble, parfois vif. \u00c9crire m\u2019aide \u00e0 tenir. Cela me resserre un peu avant de m\u2019\u00e9parpiller. Parfois utile. Parfois inutile. Selon. Je ne sais pas pourquoi je passe par l\u2019\u00e9criture plut\u00f4t que par la peinture. Je pourrais faire la m\u00eame chose avec le dessin. Me dire : \u00ab Allez, \u00e0 table. \u00bb Mais je n\u2019y arrive pas. Je me dis que je ne suis ni dessinateur, ni peintre. Que j\u2019ai encore emprunt\u00e9 un personnage. Que ce personnage n\u2019est pas moi. Ces jours-ci, je me pose la question : quoi dessiner ? quoi peindre ? Un vide encore. Que je tente de combler maladroitement, en remplissant d\u2019autres trous autour. L\u2019\u00e9criture est sans doute une pelle. Une pelle ou une pioche. Qui creuse, et qui comble. Un aveu. Et quand je me demande \u00e0 qui cela est adress\u00e9, je pr\u00e9f\u00e8re m\u2019extraire d\u2019un coup de la chaise et me retrouver dehors, dans la cour, \u00e0 fumer, en regardant les paquets de neige fondre,sans tenir.", "image": "https:\/\/ledibbouk.net\/IMG\/logo\/img_0253.jpg?1748065117", "tags": ["Autofiction et Introspection", "Temporalit\u00e9 et Ruptures"] } ,{ "id": "https:\/\/ledibbouk.net\/12-novembre-2019.html", "url": "https:\/\/ledibbouk.net\/12-novembre-2019.html", "title": "12 novembre 2019", "date_published": "2019-11-12T07:02:00Z", "date_modified": "2025-12-21T09:48:16Z", "author": {"name": "Patrick Blanchon"}, "content_html": "

\n
\n\n\n\t\t\n<\/figure>\n<\/div>\n

Dans les couloirs, encore, \u00e7a remonte : \"Qu\u2019est-ce qu\u2019on va devenir ?\"
\nCette perp\u00e9tuelle inqui\u00e9tude, qui chasse tout, du pr\u00e9sent comme du pass\u00e9.
\nUn \u00e9lan pour s\u2019extraire des tranch\u00e9es du moment pr\u00e9sent.<\/p>\n

Pas de petit coup de gnole, non. Juste un \"Qu\u2019est-ce qu\u2019on va devenir ?\",
\nEt \u00e7a repart, comme en 14.<\/p>\n

On ne peut pas savoir,
\nEt c\u2019est bien fait.
\nOn ne peut pas savoir qu\u2019\u00e0 force de cavaler
\nVers les lendemains qui chantent, ou pas,
\nOn abrutit l\u2019avenir.<\/p>\n

On l\u2019\u00e9touffe dans l\u2019\u0153uf,
\nBien proprement.<\/p>\n

Qu\u2019est-ce qu\u2019on va devenir ?
\nC\u2019est un peu qu\u2019est-ce qu\u2019on a \u00e9t\u00e9 ?
\nC\u2019est d\u00e9serter.<\/p>", "content_text": "Dans les couloirs, encore, \u00e7a remonte : \"Qu\u2019est-ce qu\u2019on va devenir ?\" Cette perp\u00e9tuelle inqui\u00e9tude, qui chasse tout, du pr\u00e9sent comme du pass\u00e9. Un \u00e9lan pour s\u2019extraire des tranch\u00e9es du moment pr\u00e9sent. Pas de petit coup de gnole, non. Juste un \"Qu\u2019est-ce qu\u2019on va devenir ?\", Et \u00e7a repart, comme en 14. On ne peut pas savoir, Et c\u2019est bien fait. On ne peut pas savoir qu\u2019\u00e0 force de cavaler Vers les lendemains qui chantent, ou pas, On abrutit l\u2019avenir. On l\u2019\u00e9touffe dans l\u2019\u0153uf, Bien proprement. Qu\u2019est-ce qu\u2019on va devenir ? C\u2019est un peu qu\u2019est-ce qu\u2019on a \u00e9t\u00e9 ? C\u2019est d\u00e9serter.", "image": "https:\/\/ledibbouk.net\/IMG\/logo\/img_0252.jpg?1748065070", "tags": [] } ,{ "id": "https:\/\/ledibbouk.net\/devenir.html", "url": "https:\/\/ledibbouk.net\/devenir.html", "title": "Devenir", "date_published": "2019-11-12T06:01:08Z", "date_modified": "2025-12-21T09:48:28Z", "author": {"name": "Auteur"}, "content_html": "

Dans les couloirs encore \u00e7a me remonte : « qu’est-ce qu’on va devenir ? »\nCette perp\u00e9tuelle inqui\u00e9tude qui expulse tout — pr\u00e9sent, pass\u00e9 —\ncet \u00e9lan pour s’extraire des tranch\u00e9es du pr\u00e9sent.\nPas de petit coup de gnole, non. Juste un « qu’est-ce qu’on va devenir ? »\net \u00e7a repart,\ncomme en 14.\nOn ne peut pas savoir.\nEt c’est bien fait.\nOn ne peut pas savoir qu’\u00e0 force de cavaler au feu des lendemains qui chantent ou pas,\non abrutit l’avenir,\non l’\u00e9touffe dans l’\u0153uf,\nbien proprement.\n« Qu’est-ce qu’on va devenir ? »\nC’est un peu « qu’est-ce qu’on a \u00e9t\u00e9 ? »\nC’est d\u00e9serter.<\/p>\n


\n

Dans les couloirs encore \u00e7a me remonte, cette petite phrase qui creuse : « qu’est-ce qu’on va devenir ? »\nCette perp\u00e9tuelle inqui\u00e9tude qui expulse tout du pr\u00e9sent comme du pass\u00e9, cet \u00e9lan d\u00e9sesp\u00e9r\u00e9 pour s’extraire des tranch\u00e9es du pr\u00e9sent, sauter par-dessus aujourd’hui pour atterrir dans un demain forc\u00e9ment meilleur.\nPas de petit coup de gnole pour faire glisser, non. Juste un « qu’est-ce qu’on va devenir ? » machinal, et \u00e7a repart, l’engrenage, comme en 14, comme toujours.\nOn ne peut pas savoir ce qui nous attend.\nEt c’est bien fait pour nos gueules.\nOn ne peut pas savoir qu’\u00e0 force de cavaler au feu des lendemains qui chantent ou qui gueulent, on abrutit l’avenir, on l’\u00e9touffe dans l’\u0153uf, bien proprement, \u00e0 coups de projections anxieuses.\n« Qu’est-ce qu’on va devenir ? »\nAu fond, c’est un peu « qu’est-ce qu’on a \u00e9t\u00e9 ? » retourn\u00e9.\nC’est d\u00e9serter le moment pr\u00e9sent.\nC’est la grande fuite en avant perp\u00e9tuelle.<\/p>\n


\nDans les couloirs : « qu’est-ce qu’on va devenir ? »\nCette inqui\u00e9tude qui expulse tout.\nCet \u00e9lan pour fuir les tranch\u00e9es du pr\u00e9sent.\nPas de gnole. Juste la phrase.\nEt \u00e7a repart.\nComme en 14.\nOn ne peut pas savoir.\nC’est bien fait.\n\u00c0 force de cavaler vers les lendemains,\non abrutit l’avenir.\nOn l’\u00e9touffe.\nProprement.\n« Qu’est-ce qu’on va devenir ? »\n= « Qu’est-ce qu’on a \u00e9t\u00e9 ? »\n= D\u00e9serter.", "content_text": " Dans les couloirs encore \u00e7a me remonte : \u00ab qu'est-ce qu'on va devenir ? \u00bb Cette perp\u00e9tuelle inqui\u00e9tude qui expulse tout \u2014 pr\u00e9sent, pass\u00e9 \u2014 cet \u00e9lan pour s'extraire des tranch\u00e9es du pr\u00e9sent. Pas de petit coup de gnole, non. Juste un \u00ab qu'est-ce qu'on va devenir ? \u00bb et \u00e7a repart, comme en 14. On ne peut pas savoir. Et c'est bien fait. On ne peut pas savoir qu'\u00e0 force de cavaler au feu des lendemains qui chantent ou pas, on abrutit l'avenir, on l'\u00e9touffe dans l'\u0153uf, bien proprement. \u00ab Qu'est-ce qu'on va devenir ? \u00bb C'est un peu \u00ab qu'est-ce qu'on a \u00e9t\u00e9 ? \u00bb C'est d\u00e9serter. Dans les couloirs encore \u00e7a me remonte, cette petite phrase qui creuse : \u00ab qu'est-ce qu'on va devenir ? \u00bb Cette perp\u00e9tuelle inqui\u00e9tude qui expulse tout du pr\u00e9sent comme du pass\u00e9, cet \u00e9lan d\u00e9sesp\u00e9r\u00e9 pour s'extraire des tranch\u00e9es du pr\u00e9sent, sauter par-dessus aujourd'hui pour atterrir dans un demain forc\u00e9ment meilleur. Pas de petit coup de gnole pour faire glisser, non. Juste un \u00ab qu'est-ce qu'on va devenir ? \u00bb machinal, et \u00e7a repart, l'engrenage, comme en 14, comme toujours. On ne peut pas savoir ce qui nous attend. Et c'est bien fait pour nos gueules. On ne peut pas savoir qu'\u00e0 force de cavaler au feu des lendemains qui chantent ou qui gueulent, on abrutit l'avenir, on l'\u00e9touffe dans l'\u0153uf, bien proprement, \u00e0 coups de projections anxieuses. \u00ab Qu'est-ce qu'on va devenir ? \u00bb Au fond, c'est un peu \u00ab qu'est-ce qu'on a \u00e9t\u00e9 ? \u00bb retourn\u00e9. C'est d\u00e9serter le moment pr\u00e9sent. C'est la grande fuite en avant perp\u00e9tuelle. Dans les couloirs : \u00ab qu'est-ce qu'on va devenir ? \u00bb Cette inqui\u00e9tude qui expulse tout. Cet \u00e9lan pour fuir les tranch\u00e9es du pr\u00e9sent. Pas de gnole. Juste la phrase. Et \u00e7a repart. Comme en 14. On ne peut pas savoir. C'est bien fait. \u00c0 force de cavaler vers les lendemains, on abrutit l'avenir. On l'\u00e9touffe. Proprement. \u00ab Qu'est-ce qu'on va devenir ? \u00bb = \u00ab Qu'est-ce qu'on a \u00e9t\u00e9 ? \u00bb = D\u00e9serter. ", "image": "", "tags": [] } ,{ "id": "https:\/\/ledibbouk.net\/9-novembre-2019.html", "url": "https:\/\/ledibbouk.net\/9-novembre-2019.html", "title": "9 novembre 2019", "date_published": "2019-11-09T06:55:00Z", "date_modified": "2025-12-21T08:59:05Z", "author": {"name": "Patrick Blanchon"}, "content_html": "

Tout porte \u00e0 croire,
\nMais rien n\u2019est s\u00fbr.
\nM\u2019aimeras-tu encore demain,
\nComme je t\u2019aime aujourd\u2019hui ?<\/p>\n

Cet entre-deux pour \u00eatre Un,
\nSans toi ni moi,
\nEst-ce une pr\u00e9sence,
\nOu une absence ?<\/p>\n

Laissons la question en suspens,
\nEt profitons de ces instants,
\nO\u00f9 toi et moi,
\nC\u2019est entre nous.<\/p>\n

Plongeons dans ce naufrage,
\nPr\u00e9m\u00e9dit\u00e9 de l\u2019\u00eele.<\/p>\n

Tout porte \u00e0 croire,
\nMais rien n\u2019est s\u00fbr.
\nEt nos absences respectives
\nRempliront nos regards,
\nRedonnant \u00e0 la pr\u00e9sence de nos 20 ans
\nL\u2019amer secret
\nDes esp\u00e9rances.<\/p>", "content_text": "Tout porte \u00e0 croire, Mais rien n\u2019est s\u00fbr. M\u2019aimeras-tu encore demain, Comme je t\u2019aime aujourd\u2019hui ? Cet entre-deux pour \u00eatre Un, Sans toi ni moi, Est-ce une pr\u00e9sence, Ou une absence ? Laissons la question en suspens, Et profitons de ces instants, O\u00f9 toi et moi, C\u2019est entre nous. Plongeons dans ce naufrage, Pr\u00e9m\u00e9dit\u00e9 de l\u2019\u00eele. Tout porte \u00e0 croire, Mais rien n\u2019est s\u00fbr. Et nos absences respectives Rempliront nos regards, Redonnant \u00e0 la pr\u00e9sence de nos 20 ans L\u2019amer secret Des esp\u00e9rances.", "image": "https:\/\/ledibbouk.net\/IMG\/logo\/femme-en-rouge-1.jpg?1748065082", "tags": ["Autofiction et Introspection", "Temporalit\u00e9 et Ruptures", "Esth\u00e9tique et Exp\u00e9rience Sensorielle"] } ,{ "id": "https:\/\/ledibbouk.net\/08-novembre-2019.html", "url": "https:\/\/ledibbouk.net\/08-novembre-2019.html", "title": "08 novembre 2019", "date_published": "2019-11-08T08:56:00Z", "date_modified": "2025-12-21T08:56:53Z", "author": {"name": "Patrick Blanchon"}, "content_html": "

Ce matin, je conduisais pour me rendre \u00e0 la banque quand, tout \u00e0 coup, je ne sais pas pourquoi, je me suis demand\u00e9 combien d\u2019orgasmes j\u2019avais pu vraiment vivre dans ma vie.<\/p>\n

Le tout premier qui m\u2019est revenu \u00e0 l\u2019esprit fut extr\u00eamement tardif : je devais avoir une quarantaine d\u2019ann\u00e9es, et jusque-l\u00e0 je dois avouer que l\u2019exp\u00e9rience du sexe avec mes partenaires n\u2019\u00e9tait gu\u00e8re plus excitante qu\u2019une transaction de fonds.<\/p>\n

Le contr\u00f4le que j\u2019exer\u00e7ais perp\u00e9tuellement dans ma vie sur le moindre de mes actes se poursuivait au lit et, la plupart du temps, je n\u2019\u00e9tais jamais parvenu \u00e0 faire confiance \u00e0 l\u2019autre pour d\u00e9couvrir l\u2019au-del\u00e0 des interdits ; et l\u2019interdit principal \u00e9tait cet abandon n\u00e9cessaire qui permet de rejoindre les \u00e9toiles, le cosmos tout entier.<\/p>\n

Ce jour-l\u00e0, M. et moi avions fum\u00e9 un joint, et sans doute cela valait-il autant que d\u2019avoir partag\u00e9 le calumet de la paix.<\/p>\n

Au bout de nombreuses ann\u00e9es de guerre entre nous, quelque chose avait c\u00e9d\u00e9, et une infinie tendresse nous tomba dessus d\u2019un seul coup.<\/p>\n

\u00c9tait-ce d\u00fb au haschisch, \u00e0 la fatigue ? Nous oubli\u00e2mes soudain tous les enjeux anciens ; le champ de bataille se d\u00e9roba pour devenir un grand lit frais qui nous accueillait.<\/p>\n

Tous les interdits avaient disparu, comme par enchantement.<\/p>\n

Ne s\u2019\u00e9tendait plus alors que l\u2019immensit\u00e9 de l\u2019univers, dans laquelle nos caresses, nos baisers, nos \u00e9treintes nous projet\u00e8rent soudain.<\/p>\n

Cette nuit-l\u00e0, nous ne parv\u00eenmes pas \u00e0 trouver le sommeil. Nous nous racont\u00e2mes, en riant comme des enfants, des histoires de nouveau-n\u00e9s aux yeux graves.<\/p>\n

Au d\u00e9but, c\u2019est un caillou, un vulgaire caillou.<\/p>\n

Quelque chose d\u2019\u00e9perdu, comme une luminosit\u00e9 enclose, qui cherche \u00e0 se s\u00e9parer de l\u2019insupportable mati\u00e8re.<\/p>\n

Alors s\u2019am\u00e8ne l\u2019envie.<\/p>\n

Et c\u2019est par ce vecteur que la lumi\u00e8re jaillit peu \u00e0 peu.<\/p>\n

Tout ce qu\u2019a l\u2019autre est cet aimant que l\u2019envie frotte, excite, jusqu\u2019\u00e0 l\u2019insomnie, la d\u00e9voration du temps et de ses pr\u00e9occupations.<\/p>\n

L\u2019usure, l\u2019\u00e9rosion — celle des vents, des eaux, des plaisirs vite satisfaits, mal satisfaits — font na\u00eetre la guerre peu \u00e0 peu.<\/p>\n

Pour un oui.
\nPour un non.<\/p>\n

L\u2019envie grandit, se transforme en jalousie.<\/p>\n

La jalousie a un app\u00e9tit d\u2019ogre. Sans arr\u00eat. Partout o\u00f9 le regard se porte, le caillou devient pierre de taille, traverse la douleur de l\u2019\u00eatre confondu dans l\u2019avoir.<\/p>\n

Poss\u00e9der devient le ma\u00eetre mot de la jalousie.<\/p>\n

Des courses folles dans la nuit noire.<\/p>\n

Des m\u00e9tamorphoses sans rel\u00e2che conduisent l\u2019enfant vers la d\u00e9voration, vers l\u2019idole et l\u2019insulte, pour s\u2019approprier le sexe d\u2019un immense p\u00e8re cosmique r\u00eav\u00e9 — et jalous\u00e9.<\/p>\n

Puis les mill\u00e9naires passent.<\/p>\n

Le caillou dort entre les mondes.<\/p>\n

Dans la banalit\u00e9 des mondes, il s\u2019\u00e9rode encore et encore, et un matin, on ne sait pourquoi, na\u00eet la premi\u00e8re admiration.<\/p>\n

Comme un crocus en plein hiver.<\/p>\n

Un crocus qui retrouve le beau Narcisse, qui admire et s\u2019admire tant et tant, au travers de toutes les admirations.<\/p>\n

Une jouissance \u00e0 r\u00e9p\u00e9tition, un prisme d\u00e9composant l\u2019admiration en mille et un regards.<\/p>\n

Une jouissance du vent qui fait trembler le cheveu, le poil, la l\u00e8vre sup\u00e9rieure.<\/p>\n

Encore du temps \u00e0 regarder la surface cr\u00e9\u00e9e par toutes les admirations.<\/p>\n

Puis tombe l\u2019ennui, \u00e9pais, soudain.<\/p>\n

L\u2019hiver du diamant est cette attente qui le f\u00e9conde encore plus loin, qui l\u2019emporte dans le fil des jours, ce formidable joaillier.<\/p>\n

Toutes les admirations, dans un dernier \u00e9clat, fusionnent alors dans un abandon de garce ou de salaud.<\/p>\n

La lumi\u00e8re sourd de toutes parts, sans raison ni but.<\/p>\n

Elle est juste la lumi\u00e8re.<\/p>\n

La cause et la n\u00e9cessit\u00e9 de tout diamant artistiquement taill\u00e9.<\/p>", "content_text": " Ce matin, je conduisais pour me rendre \u00e0 la banque quand, tout \u00e0 coup, je ne sais pas pourquoi, je me suis demand\u00e9 combien d\u2019orgasmes j\u2019avais pu vraiment vivre dans ma vie. Le tout premier qui m\u2019est revenu \u00e0 l\u2019esprit fut extr\u00eamement tardif : je devais avoir une quarantaine d\u2019ann\u00e9es, et jusque-l\u00e0 je dois avouer que l\u2019exp\u00e9rience du sexe avec mes partenaires n\u2019\u00e9tait gu\u00e8re plus excitante qu\u2019une transaction de fonds. Le contr\u00f4le que j\u2019exer\u00e7ais perp\u00e9tuellement dans ma vie sur le moindre de mes actes se poursuivait au lit et, la plupart du temps, je n\u2019\u00e9tais jamais parvenu \u00e0 faire confiance \u00e0 l\u2019autre pour d\u00e9couvrir l\u2019au-del\u00e0 des interdits ; et l\u2019interdit principal \u00e9tait cet abandon n\u00e9cessaire qui permet de rejoindre les \u00e9toiles, le cosmos tout entier. Ce jour-l\u00e0, M. et moi avions fum\u00e9 un joint, et sans doute cela valait-il autant que d\u2019avoir partag\u00e9 le calumet de la paix. Au bout de nombreuses ann\u00e9es de guerre entre nous, quelque chose avait c\u00e9d\u00e9, et une infinie tendresse nous tomba dessus d\u2019un seul coup. \u00c9tait-ce d\u00fb au haschisch, \u00e0 la fatigue ? Nous oubli\u00e2mes soudain tous les enjeux anciens ; le champ de bataille se d\u00e9roba pour devenir un grand lit frais qui nous accueillait. Tous les interdits avaient disparu, comme par enchantement. Ne s\u2019\u00e9tendait plus alors que l\u2019immensit\u00e9 de l\u2019univers, dans laquelle nos caresses, nos baisers, nos \u00e9treintes nous projet\u00e8rent soudain. Cette nuit-l\u00e0, nous ne parv\u00eenmes pas \u00e0 trouver le sommeil. Nous nous racont\u00e2mes, en riant comme des enfants, des histoires de nouveau-n\u00e9s aux yeux graves. Au d\u00e9but, c\u2019est un caillou, un vulgaire caillou. Quelque chose d\u2019\u00e9perdu, comme une luminosit\u00e9 enclose, qui cherche \u00e0 se s\u00e9parer de l\u2019insupportable mati\u00e8re. Alors s\u2019am\u00e8ne l\u2019envie. Et c\u2019est par ce vecteur que la lumi\u00e8re jaillit peu \u00e0 peu. Tout ce qu\u2019a l\u2019autre est cet aimant que l\u2019envie frotte, excite, jusqu\u2019\u00e0 l\u2019insomnie, la d\u00e9voration du temps et de ses pr\u00e9occupations. L\u2019usure, l\u2019\u00e9rosion \u2014 celle des vents, des eaux, des plaisirs vite satisfaits, mal satisfaits \u2014 font na\u00eetre la guerre peu \u00e0 peu. Pour un oui. Pour un non. L\u2019envie grandit, se transforme en jalousie. La jalousie a un app\u00e9tit d\u2019ogre. Sans arr\u00eat. Partout o\u00f9 le regard se porte, le caillou devient pierre de taille, traverse la douleur de l\u2019\u00eatre confondu dans l\u2019avoir. Poss\u00e9der devient le ma\u00eetre mot de la jalousie. Des courses folles dans la nuit noire. Des m\u00e9tamorphoses sans rel\u00e2che conduisent l\u2019enfant vers la d\u00e9voration, vers l\u2019idole et l\u2019insulte, pour s\u2019approprier le sexe d\u2019un immense p\u00e8re cosmique r\u00eav\u00e9 \u2014 et jalous\u00e9. Puis les mill\u00e9naires passent. Le caillou dort entre les mondes. Dans la banalit\u00e9 des mondes, il s\u2019\u00e9rode encore et encore, et un matin, on ne sait pourquoi, na\u00eet la premi\u00e8re admiration. Comme un crocus en plein hiver. Un crocus qui retrouve le beau Narcisse, qui admire et s\u2019admire tant et tant, au travers de toutes les admirations. Une jouissance \u00e0 r\u00e9p\u00e9tition, un prisme d\u00e9composant l\u2019admiration en mille et un regards. Une jouissance du vent qui fait trembler le cheveu, le poil, la l\u00e8vre sup\u00e9rieure. Encore du temps \u00e0 regarder la surface cr\u00e9\u00e9e par toutes les admirations. Puis tombe l\u2019ennui, \u00e9pais, soudain. L\u2019hiver du diamant est cette attente qui le f\u00e9conde encore plus loin, qui l\u2019emporte dans le fil des jours, ce formidable joaillier. Toutes les admirations, dans un dernier \u00e9clat, fusionnent alors dans un abandon de garce ou de salaud. La lumi\u00e8re sourd de toutes parts, sans raison ni but. Elle est juste la lumi\u00e8re. La cause et la n\u00e9cessit\u00e9 de tout diamant artistiquement taill\u00e9. ", "image": "https:\/\/ledibbouk.net\/IMG\/logo\/crocus-1.jpg?1766307394", "tags": [] } ,{ "id": "https:\/\/ledibbouk.net\/07-novembre-2019.html", "url": "https:\/\/ledibbouk.net\/07-novembre-2019.html", "title": "07 novembre 2019", "date_published": "2019-11-07T08:50:00Z", "date_modified": "2025-12-21T08:51:19Z", "author": {"name": "Patrick Blanchon"}, "content_html": "

C\u2019est une t\u00e2che de fond qui ne s\u2019arr\u00eate pas. M\u00eame dans ta solitude, tu continues \u00e0 vouloir maintenir, co\u00fbte que co\u00fbte, cette id\u00e9e — et pourtant tu vois bien qu\u2019elle ne tient pas, qu\u2019elle ne fonctionne pas.<\/p>\n

Tu attendais tellement de la part des autres : leur reconnaissance, et peut-\u00eatre aussi leur amour, sous forme de baisers, de regards et d\u2019argent.<\/p>\n

Car, bien s\u00fbr, tu te fais aussi des id\u00e9es sur tout \u00e7a.<\/p>\n

Mais regarde un peu cette longue errance que tu as cr\u00e9\u00e9e tout seul, juste en partant d\u2019une id\u00e9e — une id\u00e9e de toi qui n\u2019est pas toi, qui n\u2019a jamais \u00e9t\u00e9, et ne sera jamais toi.<\/p>\n

C\u2019est comme en dessin, finalement : tu commences par un d\u00e9tail, puis un autre, et encore un autre, et au final ce n\u2019est plus qu\u2019une accumulation h\u00e9t\u00e9roclite de signes sans tenue, presque informe.<\/p>\n

Oui, tu peux te braquer, monter sur tes ergots, invoquer ta soumission absolue au hasard : \u00e7a ne change pas grand-chose au fait que, dans ton for int\u00e9rieur, tu sais tr\u00e8s bien la v\u00e9rit\u00e9.<\/p>\n

La v\u00e9rit\u00e9, c\u2019est que cela manque d\u2019unit\u00e9.
\nLa v\u00e9rit\u00e9, c\u2019est que \u00e7a ne fonctionne pas.
\nLa v\u00e9rit\u00e9, c\u2019est que tu aimes t\u2019\u00e9garer, dans le fond, en d\u00e9pit de la forme.<\/p>\n

Et ensuite tu t\u2019inventes une belle id\u00e9e de toi : chamane, clairvoyant, donneur de le\u00e7ons.<\/p>\n

Peut-\u00eatre est-il temps de t\u2019emparer de la gomme et d\u2019effacer un peu ce qui ne va pas.<\/p>\n

Revenir \u00e0 tout ce que tu t\u2019obstines \u00e0 mettre en travers de toi.<\/p>\n

Effacer.
\nEffacer.
\nEffacer.<\/p>\n

Oh, pas pour \u00eatre une « belle personne », non.
\nPas pour faire un « beau dessin », non.<\/p>\n

Pour \u00f4ter du chemin tout ce qui n\u2019est pas toi et qui t\u2019emp\u00eache d\u2019\u00eatre toi.<\/p>\n

Je t\u2019entends d\u00e9j\u00e0 me dire : ce n\u2019est pas possible, c\u2019est trop vide.<\/p>\n

Bien s\u00fbr que c\u2019est vide. C\u2019est m\u00eame \u00e0 souhait, justement.<\/p>\n

N\u2019est-il pas temps de regarder ce vide en face ?
\nN\u2019est-il pas temps de sentir la pr\u00e9sence qui se tient au-del\u00e0 ?<\/p>\n

C\u2019est peut-\u00eatre en traversant l\u2019aridit\u00e9 apparente de ce long tunnel que tu parviendras \u00e0 rejoindre ce que, depuis toujours, tu as eu peur de rejoindre.<\/p>\n

La pr\u00e9sence de plus en plus forte de cette absence, ne le comprends-tu pas encore ?<\/p>\n

Ce n\u2019est que toi, rien que toi, encore et toujours, et \u00e0 jamais.<\/p>\n

Le canal \u00e9tait noir, la surface de l\u2019eau \u00e9tait noire. Ce matin-l\u00e0, je n\u2019apercevais pas les beaux \u00e9clats argent\u00e9s des perches arc-en-ciel qui troublaient, en profondeur, mon \u00e2me de gamin p\u00eacheur.<\/p>\n

Le temps \u00e9tait maussade, sans aucun vent, et l\u2019\u00e9cho des trains arrivant en gare, au-dessus, me revenait en grin\u00e7ant m\u00e9chamment, murmurant des mots m\u00e9talliques et froids.<\/p>\n

Pourtant, je m\u2019installais : j\u2019avais d\u00e9cid\u00e9 que la matin\u00e9e serait toute enti\u00e8re consacr\u00e9e \u00e0 mon envie.<\/p>\n

Au lieu d\u2019\u00e9tudier sagement, j\u2019avais saisi les cannes, les lignes et l\u2019\u00e9puisette, puis j\u2019\u00e9tais parti sans bruit, sans pr\u00e9venir, pour rejoindre les talus du canal du Berry.<\/p>\n

Une sensation de vide affreux m\u2019envahissait depuis t\u00f4t le matin, et j\u2019avais effectu\u00e9 mon choix comme un soldat charge son fusil en vue de tuer : j\u2019avais pr\u00e9f\u00e9r\u00e9.<\/p>\n

Et, sans le savoir, cette pr\u00e9f\u00e9rence \u00e9tait d\u00e9j\u00e0 l\u2019augure d\u2019une p\u00eache m\u00e9diocre.<\/p>\n

Une facilit\u00e9 de fatigue surgit du vide que je cherchais d\u00e9sesp\u00e9r\u00e9ment \u00e0 tuer.<\/p>\n

Cependant, je d\u00e9cidai par bravade que c\u2019\u00e9tait bon de s\u2019asseoir l\u00e0 et de tendre la ligne, regarder flotter le bouchon,<\/p>\n

en esp\u00e9rant — tout en sachant profond\u00e9ment — que rien n\u2019y changerait rien,<\/p>\n

dans le fond.<\/p>\n

D\u00e9j\u00e0, \u00e0 l\u2019\u00e9poque, j\u2019avais install\u00e9 des rochers, des remparts, des occupations, pour lutter contre la pr\u00e9sence insistante de l\u2019absence.<\/p>\n

M\u00eame si je savais qu\u2019il fallait attendre un peu avant que le poisson ne soit ferr\u00e9 adroitement, irr\u00e9m\u00e9diablement, ce matin-l\u00e0 j\u2019avais tout oubli\u00e9, peut-\u00eatre parce que, justement, j\u2019avais choisi de perdre mon temps : j\u2019avais \u00e9tabli une id\u00e9e de moi, une pr\u00e9f\u00e9rence.<\/p>\n

Il y a de cela plusieurs ann\u00e9es, mes tableaux ne me convenaient pas. Les couleurs chatoyantes que j\u2019y d\u00e9posais ne formaient qu\u2019une accumulation de fausses notes.<\/p>\n

Le sentiment qui me venait alors se rapprochait de celui qui m\u2019insupporte g\u00e9n\u00e9ralement au contact de toute cacophonie.<\/p>\n

Cependant, je me suis acharn\u00e9 de nombreuses fois, voulant lutter contre cette aversion syst\u00e9matique sans savoir bien pourquoi.<\/p>\n

Mon \u00e9pouse, \u00e0 l\u2019\u00e9poque, avait beau me dire que c\u2019\u00e9tait « trop charg\u00e9 » \u00e0 son go\u00fbt, je persistais n\u00e9anmoins \u00e0 r\u00e9aliser de grandes cro\u00fbtes multicolores, tout en \u00e9tant certain d\u2019\u00eatre profond\u00e9ment d\u00e9\u00e7u du r\u00e9sultat \u00e0 venir.<\/p>\n

\u00c0 l\u2019\u00e9poque, je n\u2019en ai pas pris conscience comme je t\u2019en parle aujourd\u2019hui, \u00e9videmment.<\/p>\n

Plong\u00e9 dans une sorte de stupeur, de fascination, aveugl\u00e9 par celle-ci, il n\u2019y avait rien \u00e0 faire : je ne cessais de m\u2019obstiner.<\/p>\n

Cela dura pendant des mois, presque une ann\u00e9e, je crois. Et puis, un jour, quelque chose se brisa soudain, et j\u2019eus la perception tr\u00e8s nette, \u00e9vidente, de ce trop-plein — le m\u00eame que je posais sur ma toile, et le mien.<\/p>\n

Alors j\u2019\u00e9prouvai tout le contraire. Un virage complet, comme une fulgurance, et je m\u2019emparai tout \u00e0 coup du tube de blanc et me mis \u00e0 effacer ainsi de larges pans des tableaux que j\u2019avais r\u00e9alis\u00e9s durant cette \u00e9trange p\u00e9riode.<\/p>\n

Je ne conservais des premi\u00e8res couches color\u00e9es que tr\u00e8s peu. Le blanc, sa lumi\u00e8re, envahissait peu \u00e0 peu toutes les surfaces, et plus j\u2019installais du vide, plus cela me plaisait. Et chance suppl\u00e9mentaire : mon \u00e9pouse trouvait cela chouette aussi.<\/p>\n

J\u2019ai ainsi r\u00e9alis\u00e9 une trentaine de tableaux en deux temps.<\/p>\n

D\u2019abord, je les ai remplis \u00e0 ras bord, et ensuite je les ai vid\u00e9s d\u2019une grande partie de leur substance.<\/p>\n

L\u2019exposition qui s\u2019en suivit, et \u00e0 laquelle j\u2019ai donn\u00e9 le nom « Errances », rencontra un franc succ\u00e8s. On y voyait d\u00e9j\u00e0 des voyageurs avec leurs valises, perdus dans une sorte de brouillard blanc : tant\u00f4t une brume, tant\u00f4t un brouillard, quelques points de solidit\u00e9 \u00e0 peine au sein d\u2019une \u00e9vanescence r\u00e9p\u00e9t\u00e9e.<\/p>\n

Dans le fond, je ne pouvais pas trouver meilleur mot pour qualifier ce mouvement qui s\u2019\u00e9tait op\u00e9r\u00e9 en moi comme sur les toiles.<\/p>\n

M\u00eame si le pr\u00e9texte \u00e9tait ces silhouettes sombres rehauss\u00e9es de fusain et de bribes color\u00e9es \u00e9voquant l\u2019exil, je m\u2019emp\u00eachais, \u00e0 l\u2019\u00e9poque, d\u2019aller plus profond\u00e9ment encore vers la v\u00e9ritable raison d\u2019\u00eatre de ces tableaux.<\/p>\n

Car il s\u2019agissait vraiment d\u2019une errance personnelle, que je parvenais ainsi \u00e0 ressentir \u00e0 la fois dans la peinture et dans ma propre vie.<\/p>\n

Cette accumulation de couleurs \u00e9tait comme cette accumulation de savoir, constitu\u00e9e de bric et de broc, d\u2019opinions tranch\u00e9es sur ceci ou cela, ces milliers de r\u00e9f\u00e9rences, parfois contradictoires, sur lesquelles je m\u2019appuyais pour « para\u00eetre » en public lors des vernissages, des d\u00eeners mondains ou pas.<\/p>\n

Dans le fond, je m\u2019\u00e9tais servi du savoir pour me constituer un personnage proche d\u2019Arlequin : bigarr\u00e9, et cacophonique surtout ; et en l\u2019apercevant sur la toile, comme en miroir, je n\u2019ai pas eu d\u2019autre choix que de remettre du calme, du vide, une forme d\u2019ordre et d\u2019harmonie sur celle-ci.<\/p>\n

C\u2019est \u00e0 partir de cette r\u00e9flexion que je me suis de plus en plus rapproch\u00e9 de l\u2019id\u00e9e de vide qui me hantait tellement. Je me suis aper\u00e7u peu \u00e0 peu combien j\u2019avais d\u00e9pens\u00e9 d\u2019\u00e9nergie, durant toute mon existence, pour tenter de combler ce vide.<\/p>\n

Le vide, l\u2019ennui, l\u2019absence se sont confondus souvent et atteignaient une zone de douleur aux limites de l\u2019intol\u00e9rable. Alors je me d\u00e9p\u00eachais de remplir, comme je le pouvais et souvent maladroitement, ce que j\u2019imaginais, aux yeux des autres, \u00eatre une carence absolue.<\/p>\n

Dans ma na\u00efvet\u00e9, je m\u2019\u00e9tais fabriqu\u00e9 de l\u2019autre une image de « plein » qui n\u2019\u00e9tait pas moi, qui ne pouvait \u00eatre moi, qui n\u2019\u00e9tait que vide.<\/p>\n

J\u2019ai report\u00e9 souvent sur l\u2019autre la rage de d\u00e9couvrir ce vide personnel ; et ma col\u00e8re, comme mon d\u00e9sespoir, furent souvent terribles de constater que l\u2019autre ne pouvait combler quoi que ce soit, n\u2019\u00e9tant qu\u2019une projection imaginaire d\u2019un plein id\u00e9alis\u00e9.<\/p>\n

Pourtant, la science moderne d\u00e9couvre de plus en plus de qualit\u00e9s \u00e0 ce vide qui semble occuper une place d\u00e9mesur\u00e9e dans l\u2019univers.<\/p>\n

Ce vide entre chaque mol\u00e9cule, chaque atome, il se pourrait bien que ce soit lui le liant incontournable qui maintient entre eux les pigments qui constituent nos vies, comme tout le reste.<\/p>", "content_text": " C\u2019est une t\u00e2che de fond qui ne s\u2019arr\u00eate pas. M\u00eame dans ta solitude, tu continues \u00e0 vouloir maintenir, co\u00fbte que co\u00fbte, cette id\u00e9e \u2014 et pourtant tu vois bien qu\u2019elle ne tient pas, qu\u2019elle ne fonctionne pas. Tu attendais tellement de la part des autres : leur reconnaissance, et peut-\u00eatre aussi leur amour, sous forme de baisers, de regards et d\u2019argent. Car, bien s\u00fbr, tu te fais aussi des id\u00e9es sur tout \u00e7a. Mais regarde un peu cette longue errance que tu as cr\u00e9\u00e9e tout seul, juste en partant d\u2019une id\u00e9e \u2014 une id\u00e9e de toi qui n\u2019est pas toi, qui n\u2019a jamais \u00e9t\u00e9, et ne sera jamais toi. C\u2019est comme en dessin, finalement : tu commences par un d\u00e9tail, puis un autre, et encore un autre, et au final ce n\u2019est plus qu\u2019une accumulation h\u00e9t\u00e9roclite de signes sans tenue, presque informe. Oui, tu peux te braquer, monter sur tes ergots, invoquer ta soumission absolue au hasard : \u00e7a ne change pas grand-chose au fait que, dans ton for int\u00e9rieur, tu sais tr\u00e8s bien la v\u00e9rit\u00e9. La v\u00e9rit\u00e9, c\u2019est que cela manque d\u2019unit\u00e9. La v\u00e9rit\u00e9, c\u2019est que \u00e7a ne fonctionne pas. La v\u00e9rit\u00e9, c\u2019est que tu aimes t\u2019\u00e9garer, dans le fond, en d\u00e9pit de la forme. Et ensuite tu t\u2019inventes une belle id\u00e9e de toi : chamane, clairvoyant, donneur de le\u00e7ons. Peut-\u00eatre est-il temps de t\u2019emparer de la gomme et d\u2019effacer un peu ce qui ne va pas. Revenir \u00e0 tout ce que tu t\u2019obstines \u00e0 mettre en travers de toi. Effacer. Effacer. Effacer. Oh, pas pour \u00eatre une \u00ab belle personne \u00bb, non. Pas pour faire un \u00ab beau dessin \u00bb, non. Pour \u00f4ter du chemin tout ce qui n\u2019est pas toi et qui t\u2019emp\u00eache d\u2019\u00eatre toi. Je t\u2019entends d\u00e9j\u00e0 me dire : ce n\u2019est pas possible, c\u2019est trop vide. Bien s\u00fbr que c\u2019est vide. C\u2019est m\u00eame \u00e0 souhait, justement. N\u2019est-il pas temps de regarder ce vide en face ? N\u2019est-il pas temps de sentir la pr\u00e9sence qui se tient au-del\u00e0 ? C\u2019est peut-\u00eatre en traversant l\u2019aridit\u00e9 apparente de ce long tunnel que tu parviendras \u00e0 rejoindre ce que, depuis toujours, tu as eu peur de rejoindre. La pr\u00e9sence de plus en plus forte de cette absence, ne le comprends-tu pas encore ? Ce n\u2019est que toi, rien que toi, encore et toujours, et \u00e0 jamais. Le canal \u00e9tait noir, la surface de l\u2019eau \u00e9tait noire. Ce matin-l\u00e0, je n\u2019apercevais pas les beaux \u00e9clats argent\u00e9s des perches arc-en-ciel qui troublaient, en profondeur, mon \u00e2me de gamin p\u00eacheur. Le temps \u00e9tait maussade, sans aucun vent, et l\u2019\u00e9cho des trains arrivant en gare, au-dessus, me revenait en grin\u00e7ant m\u00e9chamment, murmurant des mots m\u00e9talliques et froids. Pourtant, je m\u2019installais : j\u2019avais d\u00e9cid\u00e9 que la matin\u00e9e serait toute enti\u00e8re consacr\u00e9e \u00e0 mon envie. Au lieu d\u2019\u00e9tudier sagement, j\u2019avais saisi les cannes, les lignes et l\u2019\u00e9puisette, puis j\u2019\u00e9tais parti sans bruit, sans pr\u00e9venir, pour rejoindre les talus du canal du Berry. Une sensation de vide affreux m\u2019envahissait depuis t\u00f4t le matin, et j\u2019avais effectu\u00e9 mon choix comme un soldat charge son fusil en vue de tuer : j\u2019avais pr\u00e9f\u00e9r\u00e9. Et, sans le savoir, cette pr\u00e9f\u00e9rence \u00e9tait d\u00e9j\u00e0 l\u2019augure d\u2019une p\u00eache m\u00e9diocre. Une facilit\u00e9 de fatigue surgit du vide que je cherchais d\u00e9sesp\u00e9r\u00e9ment \u00e0 tuer. Cependant, je d\u00e9cidai par bravade que c\u2019\u00e9tait bon de s\u2019asseoir l\u00e0 et de tendre la ligne, regarder flotter le bouchon, en esp\u00e9rant \u2014 tout en sachant profond\u00e9ment \u2014 que rien n\u2019y changerait rien, dans le fond. D\u00e9j\u00e0, \u00e0 l\u2019\u00e9poque, j\u2019avais install\u00e9 des rochers, des remparts, des occupations, pour lutter contre la pr\u00e9sence insistante de l\u2019absence. M\u00eame si je savais qu\u2019il fallait attendre un peu avant que le poisson ne soit ferr\u00e9 adroitement, irr\u00e9m\u00e9diablement, ce matin-l\u00e0 j\u2019avais tout oubli\u00e9, peut-\u00eatre parce que, justement, j\u2019avais choisi de perdre mon temps : j\u2019avais \u00e9tabli une id\u00e9e de moi, une pr\u00e9f\u00e9rence. Il y a de cela plusieurs ann\u00e9es, mes tableaux ne me convenaient pas. Les couleurs chatoyantes que j\u2019y d\u00e9posais ne formaient qu\u2019une accumulation de fausses notes. Le sentiment qui me venait alors se rapprochait de celui qui m\u2019insupporte g\u00e9n\u00e9ralement au contact de toute cacophonie. Cependant, je me suis acharn\u00e9 de nombreuses fois, voulant lutter contre cette aversion syst\u00e9matique sans savoir bien pourquoi. Mon \u00e9pouse, \u00e0 l\u2019\u00e9poque, avait beau me dire que c\u2019\u00e9tait \u00ab trop charg\u00e9 \u00bb \u00e0 son go\u00fbt, je persistais n\u00e9anmoins \u00e0 r\u00e9aliser de grandes cro\u00fbtes multicolores, tout en \u00e9tant certain d\u2019\u00eatre profond\u00e9ment d\u00e9\u00e7u du r\u00e9sultat \u00e0 venir. \u00c0 l\u2019\u00e9poque, je n\u2019en ai pas pris conscience comme je t\u2019en parle aujourd\u2019hui, \u00e9videmment. Plong\u00e9 dans une sorte de stupeur, de fascination, aveugl\u00e9 par celle-ci, il n\u2019y avait rien \u00e0 faire : je ne cessais de m\u2019obstiner. Cela dura pendant des mois, presque une ann\u00e9e, je crois. Et puis, un jour, quelque chose se brisa soudain, et j\u2019eus la perception tr\u00e8s nette, \u00e9vidente, de ce trop-plein \u2014 le m\u00eame que je posais sur ma toile, et le mien. Alors j\u2019\u00e9prouvai tout le contraire. Un virage complet, comme une fulgurance, et je m\u2019emparai tout \u00e0 coup du tube de blanc et me mis \u00e0 effacer ainsi de larges pans des tableaux que j\u2019avais r\u00e9alis\u00e9s durant cette \u00e9trange p\u00e9riode. Je ne conservais des premi\u00e8res couches color\u00e9es que tr\u00e8s peu. Le blanc, sa lumi\u00e8re, envahissait peu \u00e0 peu toutes les surfaces, et plus j\u2019installais du vide, plus cela me plaisait. Et chance suppl\u00e9mentaire : mon \u00e9pouse trouvait cela chouette aussi. J\u2019ai ainsi r\u00e9alis\u00e9 une trentaine de tableaux en deux temps. D\u2019abord, je les ai remplis \u00e0 ras bord, et ensuite je les ai vid\u00e9s d\u2019une grande partie de leur substance. L\u2019exposition qui s\u2019en suivit, et \u00e0 laquelle j\u2019ai donn\u00e9 le nom \u00ab Errances \u00bb, rencontra un franc succ\u00e8s. On y voyait d\u00e9j\u00e0 des voyageurs avec leurs valises, perdus dans une sorte de brouillard blanc : tant\u00f4t une brume, tant\u00f4t un brouillard, quelques points de solidit\u00e9 \u00e0 peine au sein d\u2019une \u00e9vanescence r\u00e9p\u00e9t\u00e9e. Dans le fond, je ne pouvais pas trouver meilleur mot pour qualifier ce mouvement qui s\u2019\u00e9tait op\u00e9r\u00e9 en moi comme sur les toiles. M\u00eame si le pr\u00e9texte \u00e9tait ces silhouettes sombres rehauss\u00e9es de fusain et de bribes color\u00e9es \u00e9voquant l\u2019exil, je m\u2019emp\u00eachais, \u00e0 l\u2019\u00e9poque, d\u2019aller plus profond\u00e9ment encore vers la v\u00e9ritable raison d\u2019\u00eatre de ces tableaux. Car il s\u2019agissait vraiment d\u2019une errance personnelle, que je parvenais ainsi \u00e0 ressentir \u00e0 la fois dans la peinture et dans ma propre vie. Cette accumulation de couleurs \u00e9tait comme cette accumulation de savoir, constitu\u00e9e de bric et de broc, d\u2019opinions tranch\u00e9es sur ceci ou cela, ces milliers de r\u00e9f\u00e9rences, parfois contradictoires, sur lesquelles je m\u2019appuyais pour \u00ab para\u00eetre \u00bb en public lors des vernissages, des d\u00eeners mondains ou pas. Dans le fond, je m\u2019\u00e9tais servi du savoir pour me constituer un personnage proche d\u2019Arlequin : bigarr\u00e9, et cacophonique surtout ; et en l\u2019apercevant sur la toile, comme en miroir, je n\u2019ai pas eu d\u2019autre choix que de remettre du calme, du vide, une forme d\u2019ordre et d\u2019harmonie sur celle-ci. C\u2019est \u00e0 partir de cette r\u00e9flexion que je me suis de plus en plus rapproch\u00e9 de l\u2019id\u00e9e de vide qui me hantait tellement. Je me suis aper\u00e7u peu \u00e0 peu combien j\u2019avais d\u00e9pens\u00e9 d\u2019\u00e9nergie, durant toute mon existence, pour tenter de combler ce vide. Le vide, l\u2019ennui, l\u2019absence se sont confondus souvent et atteignaient une zone de douleur aux limites de l\u2019intol\u00e9rable. Alors je me d\u00e9p\u00eachais de remplir, comme je le pouvais et souvent maladroitement, ce que j\u2019imaginais, aux yeux des autres, \u00eatre une carence absolue. Dans ma na\u00efvet\u00e9, je m\u2019\u00e9tais fabriqu\u00e9 de l\u2019autre une image de \u00ab plein \u00bb qui n\u2019\u00e9tait pas moi, qui ne pouvait \u00eatre moi, qui n\u2019\u00e9tait que vide. J\u2019ai report\u00e9 souvent sur l\u2019autre la rage de d\u00e9couvrir ce vide personnel ; et ma col\u00e8re, comme mon d\u00e9sespoir, furent souvent terribles de constater que l\u2019autre ne pouvait combler quoi que ce soit, n\u2019\u00e9tant qu\u2019une projection imaginaire d\u2019un plein id\u00e9alis\u00e9. Pourtant, la science moderne d\u00e9couvre de plus en plus de qualit\u00e9s \u00e0 ce vide qui semble occuper une place d\u00e9mesur\u00e9e dans l\u2019univers. Ce vide entre chaque mol\u00e9cule, chaque atome, il se pourrait bien que ce soit lui le liant incontournable qui maintient entre eux les pigments qui constituent nos vies, comme tout le reste. ", "image": "https:\/\/ledibbouk.net\/IMG\/logo\/img_20190722_174621.jpg?1766307043", "tags": [] } ,{ "id": "https:\/\/ledibbouk.net\/06-novembre-2019.html", "url": "https:\/\/ledibbouk.net\/06-novembre-2019.html", "title": "06 novembre 2019", "date_published": "2019-11-06T08:21:00Z", "date_modified": "2025-12-21T08:21:46Z", "author": {"name": "Patrick Blanchon"}, "content_html": "

Expuls\u00e9 en 1934 du groupe surr\u00e9aliste pour avoir dessin\u00e9 des portraits, Alberto Giacometti a d\u00fb passer par des galeries de New York avant de pouvoir revenir exposer \u00e0 Paris. Ce n\u2019est qu\u2019en 1962 qu\u2019il obtiendra le grand prix de la sculpture \u00e0 la Biennale de Venise, puis le grand prix national des arts \u00e0 Paris en 1965.<\/p>\n

Ce rappel me laisse deux verbes en t\u00eate, importants dans toute d\u00e9marche artistique, plastique, notamment pour le dessin : dessiner<\/strong> et exposer<\/strong>.<\/p>\n

Si tous les chemins m\u00e8nent \u00e0 Rome, comme on a coutume de le dire, en dessin, je ne pense pas qu\u2019il existe tant de chemins praticables que cela.<\/p>\n

Tu auras le choix entre la copie — celle de dessinateurs connus, ou celle de mod\u00e8les photographiques —, ou bien aller t\u2019installer dans la nature, ou \u00e0 l\u2019arri\u00e8re-salle d\u2019un bistrot, afin de t\u2019entra\u00eener.<\/p>\n

Car, avant toute chose, il faut s\u2019entra\u00eener beaucoup avant de trouver son style.<\/p>\n

Cependant, il existe une autre voie, \u00e0 la fois plus rapide et plus longue : ne pas se r\u00e9f\u00e9rer \u00e0 des choses d\u00e9j\u00e0 vues, r\u00e9pudier toute id\u00e9e de copie, et aller trouver en soi le mod\u00e8le de ses propres dessins.<\/p>\n

Cela demande du courage et de la na\u00efvet\u00e9. Du courage, parce qu\u2019il faudra sans doute essuyer des critiques plus acerbes ; de la na\u00efvet\u00e9, si l\u2019on se tient pour un original, un singulier qui r\u00e9inventerait \u00e0 lui seul le monde.<\/p>\n

On rencontre souvent ce second cas de figure chez les dessinateurs autodidactes, et ce n\u2019est pas tant l\u2019orgueil qui les aiguillonne qu\u2019une \u00e9trange impossibilit\u00e9 de rentrer dans quelque moule que ce soit.<\/p>\n

« C\u2019est plus fort qu\u2019eux » : s\u2019exprimer prend le pas sur apprendre ou s\u2019entra\u00eener. Ce qui ne veut absolument pas dire qu\u2019ils n\u2019apprennent ni ne s\u2019am\u00e9liorent. Simplement, ils s\u2019inventent eux-m\u00eames leur apprentissage, qui n\u2019est pas celui qu\u2019empruntent tous les autres.<\/p>\n

Ces deux voies majeures pour apprendre \u00e0 dessiner sont longues et n\u00e9cessitent de l\u2019exigence.<\/p>\n

C\u2019est cette exigence — cette forme d\u2019impeccabilit\u00e9, en quelque sorte — qui pousse le dessinateur \u00e0 passer des heures \u00e0 corriger ses traits, \u00e0 gommer ce qui est bancal, \u00e0 regarder, observer encore et encore son travail, jusqu\u2019\u00e0 parvenir \u00e0 une id\u00e9e d\u2019excellence, tout \u00e0 fait subjective d\u2019ailleurs.<\/p>\n

Ceux qui seront les plus exigeants, mais aussi les plus acharn\u00e9s \u00e0 refaire, \u00e0 s\u2019am\u00e9liorer, ceux qui maintiendront la r\u00e9gularit\u00e9, qui poursuivront ce r\u00eave un peu fou de repr\u00e9senter un monde — ext\u00e9rieur ou int\u00e9rieur, peu importe —, ceux-l\u00e0 sont les vrais artistes.<\/p>\n

Ils peuvent \u00eatre inconnus pendant de tr\u00e8s longues ann\u00e9es, pour tout un tas de raisons qui viennent d\u2019eux-m\u00eames ou du public, qui les ignore ou les boude quand il s\u2019agit de montrer leurs travaux.<\/p>\n

Car une fois les dessins effectu\u00e9s, apr\u00e8s de nombreuses ann\u00e9es de patience et de travail, il faut encore rencontrer les autres, ou tout du moins prendre son courage \u00e0 deux mains pour oser exposer son travail.<\/p>\n

Bon nombre de dessinateurs ont alors un double parcours du combattant \u00e0 r\u00e9aliser.<\/p>\n

Cependant, je ne pense pas qu\u2019il puisse exister d\u2019\u0153uvre v\u00e9ritablement inconnue. T\u00f4t ou tard, le talent rencontre les autres.<\/p>\n

Et puis ne mettons pas la charrue avant les b\u0153ufs, le sable avant les cailloux.<\/p>\n

N\u2019oublions pas le premier verbe : on dessine<\/strong>\u2026<\/p>\n

Une fois l\u2019adolescence pass\u00e9e, je ne me suis plus vraiment int\u00e9ress\u00e9 — du moins j\u2019en fus beaucoup moins obs\u00e9d\u00e9 — par mon « style » vestimentaire. Et encore bien moins depuis que j\u2019ai quitt\u00e9 le monde de l\u2019entreprise et les uniformes qui vont avec.<\/p>\n

Mais le fait de m\u2019int\u00e9resser \u00e0 la peinture, et plus particuli\u00e8rement au dessin, curieusement, me ram\u00e8ne dans un pass\u00e9 plus ou moins lointain, \u00e0 une ou plusieurs \u00e9poques de ma vie durant lesquelles, pour une raison visc\u00e9rale plus que raisonnable, je me serais d\u00e9sint\u00e9ress\u00e9 de ce mot.<\/p>\n

Encore plus curieusement, depuis que j\u2019ai commenc\u00e9 \u00e0 \u00e9laborer ce texte, me remontent au nez des odeurs d\u2019encre et de craie, accompagn\u00e9es de la couleur blanche, violette et noire.<\/p>\n

Sans le vouloir, j\u2019associe le style au mot stylo, ou plus pr\u00e9cis\u00e9ment \u00e0 la plume de mes ann\u00e9es d\u2019\u00e9colier, celle que j\u2019adorais utiliser pour former de belles lettres dans une \u00e9criture calligraphique.<\/p>\n

\u00c0 cette \u00e9poque, le mod\u00e8le \u00e9tait l\u2019\u00e9criture de la ma\u00eetresse, qui inscrivait au tableau, dans une graphie superbe, la date du jour chaque matin ; puis le sujet de la le\u00e7on suivait.<\/p>\n

En \u00e9tais-je amoureux ? Je ne m\u2019en rappelle plus, mais nul doute que l\u2019affection que je devais lui porter comptait dans l\u2019application que je mettais \u00e0 coucher les mots sur le papier, sans faire de p\u00e2t\u00e9, sans saloper la belle page blanche.<\/p>\n

L\u2019envie de plaire \u00e9tait alors un moteur essentiel, et avec elle l\u2019envie d\u2019\u00eatre reconnu, d\u2019exister aux yeux de quelqu\u2019un. C\u2019\u00e9tait si simple, dans le fond, que je l\u2019ai compl\u00e8tement oubli\u00e9.<\/p>\n

Mais \u00e0 bien y r\u00e9fl\u00e9chir, sous cette envie de plaire — qui aurait pu chercher \u00e0 s\u2019exprimer de mille fa\u00e7ons et avec d\u2019autres, comme mes parents par exemple — ne se cachait-il pas une motivation premi\u00e8re que je n\u2019ai pas voulu accepter tout de suite, tant elle m\u2019\u00e9tait apparue incongrue ? C\u2019\u00e9tait l\u2019envie de m\u2019exprimer.<\/p>\n

M\u2019exprimer, dans mon enfance, \u00e9tait une interdiction familiale. Je ne parle pas des conversations usuelles, bien s\u00fbr, mais de tout ce que j\u2019aurais voulu partager comme questionnement, et ce d\u00e8s ma plus tendre enfance, comme on dit.<\/p>\n

Elle ne fut pas tendre, cette enfance. Pas du tout.<\/p>\n

J\u2019entends encore tous les « tais-toi », les « tu ne peux pas comprendre », les « tu es trop petit », les « tu es trop b\u00eate ». Je ressens encore, parfois dans ma chair, les coups de ceinture qui accompagnaient ces injonctions, intempestives autant qu\u2019imp\u00e9rieuses.<\/p>\n

Les mots et les coups me conduisaient vers la disparition, l\u2019\u00e9vanouissement total, dans une fuite litt\u00e9ralement animale, comme ces insectes qui font semblant d\u2019\u00eatre morts.<\/p>\n

J\u2019ai bien s\u00fbr tent\u00e9 bien des approches, mais ma timidit\u00e9 maladive m\u2019imposait des limites \u00e9troites.<\/p>\n

Ma sensibilit\u00e9 m\u2019\u00e9tait un fardeau insoutenable, aussit\u00f4t que je constatais \u00e0 quel point la plupart des gens que je c\u00f4toyais, au mieux, la moquaient ; au pire, s\u2019en fichaient, pour ne pas oser assumer qu\u2019ils la d\u00e9testaient.<\/p>\n

La seule vraie valeur dont il fallait s\u2019armer, co\u00fbte que co\u00fbte, \u00e9tait alors le travail. Une abstraction. Et ce m\u00eame si la mati\u00e8re sur laquelle il \u00e9tait de mise de s\u2019user — l\u2019arithm\u00e9tique, la gymnastique, l\u2019instruction civique, l\u2019histoire et la g\u00e9ographie —, en fait toutes ces mati\u00e8res r\u00e9barbatives, primaient et balayaient toute vell\u00e9it\u00e9 de po\u00e9sie, de cr\u00e9ation artistique, dont le dessin.<\/p>\n

Du style, je n\u2019avais de nouvelles que par l\u2019\u00e9ternelle tenue de mon p\u00e8re, qui s\u2019imposait \u00e0 lui-m\u00eame, mais aussi \u00e0 ma m\u00e8re — surtout \u00e0 ma m\u00e8re, d\u2019ailleurs — : chemises blanches, costumes gris, chaussures impeccablement cir\u00e9es. Il s\u2019imposait d\u2019appara\u00eetre irr\u00e9prochable vis-\u00e0-vis du monde ext\u00e9rieur.<\/p>\n

Tandis qu\u2019entre les murs de la maison familiale, il \u00e9tait un tyran cruel qui se baladait en slip, dans une impudeur outranci\u00e8re.<\/p>\n

Il se peut donc qu\u2019obtenir un style, \u00e0 cette \u00e9poque, ne f\u00fbt pas aussi important pour moi que de survivre \u00e0 l\u2019absurdit\u00e9 que je percevais du monde par la lorgnette de l\u2019univers familial. Ce fut m\u00eame un rejet qui s\u2019amplifia au fur et \u00e0 mesure des ann\u00e9es.<\/p>\n

Des ann\u00e9es plus tard, alors que j\u2019assistais \u00e0 une s\u00e9ance de cin\u00e9ma \u00e0 Saint-Stanislas d\u2019Osny, dans le Val-d\u2019Oise — \u00e0 l\u2019\u00e9poque, on m\u2019avait plac\u00e9 en pension chez des pr\u00eatres polonais, tous plus ou moins survivants d\u2019Auschwitz —, le film \u00e9tait le m\u00eame chaque ann\u00e9e, \u00e0 la m\u00eame \u00e9poque : la geste h\u00e9ro\u00efque du p\u00e8re Kolbe qui se sacrifiait pour sauver ses compagnons de cellule.<\/p>\n

Je fus alors \u00e9treint par une \u00e9motion telle que je me r\u00e9fugiai au bout du grand parc pour sangloter tout mon saoul, sans bien savoir pourquoi.<\/p>\n

Cette histoire m\u2019avait boulevers\u00e9 : elle avait touch\u00e9 quelque chose d\u2019essentiel dans le fondement de ma personnalit\u00e9. Cette notion de sacrifice r\u00e9sonnait sans que je ne la comprenne ; et je me traitais d\u2019idiot en s\u00e9chant mes larmes pour ne plus y penser, et surtout revenir, les yeux secs, vers mes compagnons.<\/p>\n

Sans doute que le style ne me lasse pas de f\u00e9d\u00e9rer autour de lui tant d\u2019anecdotes parfois douloureuses. Le style instille et distille, de la pointe du stylet qui creuse en m\u00eame temps la chair que la m\u00e9moire.<\/p>\n

Cependant, apr\u00e8s toutes ces digressions, il me faut revenir au style.<\/p>\n

Un style personnel : un style comme une lame de Tol\u00e8de, forg\u00e9e par les flammes, par les incendies que l\u2019\u00e9criture provoque dans cette \u00e9toupe de souvenirs.<\/p>\n

Oui, il me faut accepter mon style d\u00e9sormais et le tenir, co\u00fbte que co\u00fbte, contre vent et mar\u00e9es, tout simplement parce que je l\u2019ai bien m\u00e9rit\u00e9.<\/p>", "content_text": " Expuls\u00e9 en 1934 du groupe surr\u00e9aliste pour avoir dessin\u00e9 des portraits, Alberto Giacometti a d\u00fb passer par des galeries de New York avant de pouvoir revenir exposer \u00e0 Paris. Ce n\u2019est qu\u2019en 1962 qu\u2019il obtiendra le grand prix de la sculpture \u00e0 la Biennale de Venise, puis le grand prix national des arts \u00e0 Paris en 1965. Ce rappel me laisse deux verbes en t\u00eate, importants dans toute d\u00e9marche artistique, plastique, notamment pour le dessin : **dessiner** et **exposer**. Si tous les chemins m\u00e8nent \u00e0 Rome, comme on a coutume de le dire, en dessin, je ne pense pas qu\u2019il existe tant de chemins praticables que cela. Tu auras le choix entre la copie \u2014 celle de dessinateurs connus, ou celle de mod\u00e8les photographiques \u2014, ou bien aller t\u2019installer dans la nature, ou \u00e0 l\u2019arri\u00e8re-salle d\u2019un bistrot, afin de t\u2019entra\u00eener. Car, avant toute chose, il faut s\u2019entra\u00eener beaucoup avant de trouver son style. Cependant, il existe une autre voie, \u00e0 la fois plus rapide et plus longue : ne pas se r\u00e9f\u00e9rer \u00e0 des choses d\u00e9j\u00e0 vues, r\u00e9pudier toute id\u00e9e de copie, et aller trouver en soi le mod\u00e8le de ses propres dessins. Cela demande du courage et de la na\u00efvet\u00e9. Du courage, parce qu\u2019il faudra sans doute essuyer des critiques plus acerbes ; de la na\u00efvet\u00e9, si l\u2019on se tient pour un original, un singulier qui r\u00e9inventerait \u00e0 lui seul le monde. On rencontre souvent ce second cas de figure chez les dessinateurs autodidactes, et ce n\u2019est pas tant l\u2019orgueil qui les aiguillonne qu\u2019une \u00e9trange impossibilit\u00e9 de rentrer dans quelque moule que ce soit. \u00ab C\u2019est plus fort qu\u2019eux \u00bb : s\u2019exprimer prend le pas sur apprendre ou s\u2019entra\u00eener. Ce qui ne veut absolument pas dire qu\u2019ils n\u2019apprennent ni ne s\u2019am\u00e9liorent. Simplement, ils s\u2019inventent eux-m\u00eames leur apprentissage, qui n\u2019est pas celui qu\u2019empruntent tous les autres. Ces deux voies majeures pour apprendre \u00e0 dessiner sont longues et n\u00e9cessitent de l\u2019exigence. C\u2019est cette exigence \u2014 cette forme d\u2019impeccabilit\u00e9, en quelque sorte \u2014 qui pousse le dessinateur \u00e0 passer des heures \u00e0 corriger ses traits, \u00e0 gommer ce qui est bancal, \u00e0 regarder, observer encore et encore son travail, jusqu\u2019\u00e0 parvenir \u00e0 une id\u00e9e d\u2019excellence, tout \u00e0 fait subjective d\u2019ailleurs. Ceux qui seront les plus exigeants, mais aussi les plus acharn\u00e9s \u00e0 refaire, \u00e0 s\u2019am\u00e9liorer, ceux qui maintiendront la r\u00e9gularit\u00e9, qui poursuivront ce r\u00eave un peu fou de repr\u00e9senter un monde \u2014 ext\u00e9rieur ou int\u00e9rieur, peu importe \u2014, ceux-l\u00e0 sont les vrais artistes. Ils peuvent \u00eatre inconnus pendant de tr\u00e8s longues ann\u00e9es, pour tout un tas de raisons qui viennent d\u2019eux-m\u00eames ou du public, qui les ignore ou les boude quand il s\u2019agit de montrer leurs travaux. Car une fois les dessins effectu\u00e9s, apr\u00e8s de nombreuses ann\u00e9es de patience et de travail, il faut encore rencontrer les autres, ou tout du moins prendre son courage \u00e0 deux mains pour oser exposer son travail. Bon nombre de dessinateurs ont alors un double parcours du combattant \u00e0 r\u00e9aliser. Cependant, je ne pense pas qu\u2019il puisse exister d\u2019\u0153uvre v\u00e9ritablement inconnue. T\u00f4t ou tard, le talent rencontre les autres. Et puis ne mettons pas la charrue avant les b\u0153ufs, le sable avant les cailloux. N\u2019oublions pas le premier verbe : **on dessine**\u2026 Une fois l\u2019adolescence pass\u00e9e, je ne me suis plus vraiment int\u00e9ress\u00e9 \u2014 du moins j\u2019en fus beaucoup moins obs\u00e9d\u00e9 \u2014 par mon \u00ab style \u00bb vestimentaire. Et encore bien moins depuis que j\u2019ai quitt\u00e9 le monde de l\u2019entreprise et les uniformes qui vont avec. Mais le fait de m\u2019int\u00e9resser \u00e0 la peinture, et plus particuli\u00e8rement au dessin, curieusement, me ram\u00e8ne dans un pass\u00e9 plus ou moins lointain, \u00e0 une ou plusieurs \u00e9poques de ma vie durant lesquelles, pour une raison visc\u00e9rale plus que raisonnable, je me serais d\u00e9sint\u00e9ress\u00e9 de ce mot. Encore plus curieusement, depuis que j\u2019ai commenc\u00e9 \u00e0 \u00e9laborer ce texte, me remontent au nez des odeurs d\u2019encre et de craie, accompagn\u00e9es de la couleur blanche, violette et noire. Sans le vouloir, j\u2019associe le style au mot stylo, ou plus pr\u00e9cis\u00e9ment \u00e0 la plume de mes ann\u00e9es d\u2019\u00e9colier, celle que j\u2019adorais utiliser pour former de belles lettres dans une \u00e9criture calligraphique. \u00c0 cette \u00e9poque, le mod\u00e8le \u00e9tait l\u2019\u00e9criture de la ma\u00eetresse, qui inscrivait au tableau, dans une graphie superbe, la date du jour chaque matin ; puis le sujet de la le\u00e7on suivait. En \u00e9tais-je amoureux ? Je ne m\u2019en rappelle plus, mais nul doute que l\u2019affection que je devais lui porter comptait dans l\u2019application que je mettais \u00e0 coucher les mots sur le papier, sans faire de p\u00e2t\u00e9, sans saloper la belle page blanche. L\u2019envie de plaire \u00e9tait alors un moteur essentiel, et avec elle l\u2019envie d\u2019\u00eatre reconnu, d\u2019exister aux yeux de quelqu\u2019un. C\u2019\u00e9tait si simple, dans le fond, que je l\u2019ai compl\u00e8tement oubli\u00e9. Mais \u00e0 bien y r\u00e9fl\u00e9chir, sous cette envie de plaire \u2014 qui aurait pu chercher \u00e0 s\u2019exprimer de mille fa\u00e7ons et avec d\u2019autres, comme mes parents par exemple \u2014 ne se cachait-il pas une motivation premi\u00e8re que je n\u2019ai pas voulu accepter tout de suite, tant elle m\u2019\u00e9tait apparue incongrue ? C\u2019\u00e9tait l\u2019envie de m\u2019exprimer. M\u2019exprimer, dans mon enfance, \u00e9tait une interdiction familiale. Je ne parle pas des conversations usuelles, bien s\u00fbr, mais de tout ce que j\u2019aurais voulu partager comme questionnement, et ce d\u00e8s ma plus tendre enfance, comme on dit. Elle ne fut pas tendre, cette enfance. Pas du tout. J\u2019entends encore tous les \u00ab tais-toi \u00bb, les \u00ab tu ne peux pas comprendre \u00bb, les \u00ab tu es trop petit \u00bb, les \u00ab tu es trop b\u00eate \u00bb. Je ressens encore, parfois dans ma chair, les coups de ceinture qui accompagnaient ces injonctions, intempestives autant qu\u2019imp\u00e9rieuses. Les mots et les coups me conduisaient vers la disparition, l\u2019\u00e9vanouissement total, dans une fuite litt\u00e9ralement animale, comme ces insectes qui font semblant d\u2019\u00eatre morts. J\u2019ai bien s\u00fbr tent\u00e9 bien des approches, mais ma timidit\u00e9 maladive m\u2019imposait des limites \u00e9troites. Ma sensibilit\u00e9 m\u2019\u00e9tait un fardeau insoutenable, aussit\u00f4t que je constatais \u00e0 quel point la plupart des gens que je c\u00f4toyais, au mieux, la moquaient ; au pire, s\u2019en fichaient, pour ne pas oser assumer qu\u2019ils la d\u00e9testaient. La seule vraie valeur dont il fallait s\u2019armer, co\u00fbte que co\u00fbte, \u00e9tait alors le travail. Une abstraction. Et ce m\u00eame si la mati\u00e8re sur laquelle il \u00e9tait de mise de s\u2019user \u2014 l\u2019arithm\u00e9tique, la gymnastique, l\u2019instruction civique, l\u2019histoire et la g\u00e9ographie \u2014, en fait toutes ces mati\u00e8res r\u00e9barbatives, primaient et balayaient toute vell\u00e9it\u00e9 de po\u00e9sie, de cr\u00e9ation artistique, dont le dessin. Du style, je n\u2019avais de nouvelles que par l\u2019\u00e9ternelle tenue de mon p\u00e8re, qui s\u2019imposait \u00e0 lui-m\u00eame, mais aussi \u00e0 ma m\u00e8re \u2014 surtout \u00e0 ma m\u00e8re, d\u2019ailleurs \u2014 : chemises blanches, costumes gris, chaussures impeccablement cir\u00e9es. Il s\u2019imposait d\u2019appara\u00eetre irr\u00e9prochable vis-\u00e0-vis du monde ext\u00e9rieur. Tandis qu\u2019entre les murs de la maison familiale, il \u00e9tait un tyran cruel qui se baladait en slip, dans une impudeur outranci\u00e8re. Il se peut donc qu\u2019obtenir un style, \u00e0 cette \u00e9poque, ne f\u00fbt pas aussi important pour moi que de survivre \u00e0 l\u2019absurdit\u00e9 que je percevais du monde par la lorgnette de l\u2019univers familial. Ce fut m\u00eame un rejet qui s\u2019amplifia au fur et \u00e0 mesure des ann\u00e9es. Des ann\u00e9es plus tard, alors que j\u2019assistais \u00e0 une s\u00e9ance de cin\u00e9ma \u00e0 Saint-Stanislas d\u2019Osny, dans le Val-d\u2019Oise \u2014 \u00e0 l\u2019\u00e9poque, on m\u2019avait plac\u00e9 en pension chez des pr\u00eatres polonais, tous plus ou moins survivants d\u2019Auschwitz \u2014, le film \u00e9tait le m\u00eame chaque ann\u00e9e, \u00e0 la m\u00eame \u00e9poque : la geste h\u00e9ro\u00efque du p\u00e8re Kolbe qui se sacrifiait pour sauver ses compagnons de cellule. Je fus alors \u00e9treint par une \u00e9motion telle que je me r\u00e9fugiai au bout du grand parc pour sangloter tout mon saoul, sans bien savoir pourquoi. Cette histoire m\u2019avait boulevers\u00e9 : elle avait touch\u00e9 quelque chose d\u2019essentiel dans le fondement de ma personnalit\u00e9. Cette notion de sacrifice r\u00e9sonnait sans que je ne la comprenne ; et je me traitais d\u2019idiot en s\u00e9chant mes larmes pour ne plus y penser, et surtout revenir, les yeux secs, vers mes compagnons. Sans doute que le style ne me lasse pas de f\u00e9d\u00e9rer autour de lui tant d\u2019anecdotes parfois douloureuses. Le style instille et distille, de la pointe du stylet qui creuse en m\u00eame temps la chair que la m\u00e9moire. Cependant, apr\u00e8s toutes ces digressions, il me faut revenir au style. Un style personnel : un style comme une lame de Tol\u00e8de, forg\u00e9e par les flammes, par les incendies que l\u2019\u00e9criture provoque dans cette \u00e9toupe de souvenirs. Oui, il me faut accepter mon style d\u00e9sormais et le tenir, co\u00fbte que co\u00fbte, contre vent et mar\u00e9es, tout simplement parce que je l\u2019ai bien m\u00e9rit\u00e9. ", "image": "https:\/\/ledibbouk.net\/IMG\/logo\/james-lord-by-alberto-giacometti.jpg?1766305269", "tags": [] } ,{ "id": "https:\/\/ledibbouk.net\/05-novembre-2019.html", "url": "https:\/\/ledibbouk.net\/05-novembre-2019.html", "title": "05 novembre 2019", "date_published": "2019-11-05T08:14:00Z", "date_modified": "2025-12-21T08:14:54Z", "author": {"name": "Patrick Blanchon"}, "content_html": "

Nous croyons parfois savoir beaucoup, mais il nous manque souvent la connaissance de ce pourquoi nous d\u00e9sirons tant savoir. Ces derniers temps, cette cause premi\u00e8re m\u2019obs\u00e8de, et ce qui m\u2019\u00e9tonne, c\u2019est de d\u00e9couvrir que je ne me posais pas la question avant. Quand on pense au d\u00e9sir — et il est rare qu\u2019on y pense sans se mentir, tant il aveugle sur ses origines — on ne tombe pas forc\u00e9ment sur le manque, mais sur une absence. \u00c0 premi\u00e8re vue, c\u2019est pareil ; au second regard, non. Le manque suppose qu\u2019un « quelque chose » puisse le combler ; l\u2019absence, elle, r\u00e9v\u00e8le plut\u00f4t une pr\u00e9sence que l\u2019on cherche \u00e0 fuir en l\u2019entourant de voiles. Il faut aller loin dans l\u2019art pour sentir les deux \u00e0 la fois : absence et pr\u00e9sence, coup d\u2019\u0153il et dur\u00e9e, et parvenir \u00e0 ce point o\u00f9 elles se fondent. Tout tableau, tout livre, n\u2019est peut-\u00eatre qu\u2019un emballage plus ou moins r\u00e9ussi pour mettre en perspective cette pr\u00e9sence de l\u2019absence, m\u00eame si l\u2019auteur s\u2019en d\u00e9fend ou l\u2019ignore. Et, dans l\u2019acte de cr\u00e9er — une prog\u00e9niture ou une \u0153uvre — il y a souvent cela : un effacement. On peut appeler \u00e7a sacrifice, offrande, r\u00e9demption, mais ce vocabulaire promet surtout de mauvaises d\u00e9ceptions ; qui voudrait-on sauver, et de quoi ? Sans doute faut-il pers\u00e9v\u00e9rer et traverser ce r\u00e9seau compliqu\u00e9 de couloirs entre l\u2019\u00eatre et l\u2019avoir, jusqu\u2019\u00e0 ce que les deux se rejoignent, dans l\u2019athanor du corps et de l\u2019esprit : non pas l\u2019or des formules, mais la fusion du manque et de l\u2019absence.<\/p>\n

Quand j\u2019\u00e9tais gamin — et je le suis toujours un peu — je me r\u00e9fugiais au fond du lit avec une lampe de poche pour d\u00e9vorer des livres de contes et de l\u00e9gendes. Chaque ann\u00e9e, \u00e0 No\u00ebl ou pour mon anniversaire, j\u2019en recevais un nouveau : reli\u00e9, couverture blanche, filigrane dor\u00e9 ; je m\u2019y \u00e9vadais aussit\u00f4t, tant les conversations des adultes me semblaient ennuyeuses et vaines. Il n\u2019est donc pas \u00e9tonnant que cette \u00e9motion, nuit apr\u00e8s nuit, m\u2019ait donn\u00e9 envie de fabriquer des histoires \u00e0 mon tour : d\u2019abord comme spectateur privil\u00e9gi\u00e9, recr\u00e9ant le monde depuis un point de vue fantastique, puis comme marionnette de l\u2019auteur que j\u2019avais tir\u00e9 de la boue et de la glaise — ce m\u00e9lange d\u2019envies contraires venu de mon incapacit\u00e9 \u00e0 vivre « comme tout le monde ». Il faut partir avec un handicap, au moins, pour que la mayonnaise prenne. Au bout de cette course, je vois aujourd\u2019hui un personnage effrayant : une esp\u00e8ce d\u2019ogre. Il pourrait avaler d\u2019une bouch\u00e9e tous les restes enfantins auxquels je tenais. D\u00e9j\u00e0, une duret\u00e9 s\u2019infiltre dans mon regard ; d\u00e9j\u00e0, la compassion \u00e0 laquelle je m\u2019accrochais comme un naufrag\u00e9 se d\u00e9gonfle. L\u2019\u00e2pret\u00e9 du [...]<\/p>", "content_text": " Nous croyons parfois savoir beaucoup, mais il nous manque souvent la connaissance de ce pourquoi nous d\u00e9sirons tant savoir. Ces derniers temps, cette cause premi\u00e8re m\u2019obs\u00e8de, et ce qui m\u2019\u00e9tonne, c\u2019est de d\u00e9couvrir que je ne me posais pas la question avant. Quand on pense au d\u00e9sir \u2014 et il est rare qu\u2019on y pense sans se mentir, tant il aveugle sur ses origines \u2014 on ne tombe pas forc\u00e9ment sur le manque, mais sur une absence. \u00c0 premi\u00e8re vue, c\u2019est pareil ; au second regard, non. Le manque suppose qu\u2019un \u00ab quelque chose \u00bb puisse le combler ; l\u2019absence, elle, r\u00e9v\u00e8le plut\u00f4t une pr\u00e9sence que l\u2019on cherche \u00e0 fuir en l\u2019entourant de voiles. Il faut aller loin dans l\u2019art pour sentir les deux \u00e0 la fois : absence et pr\u00e9sence, coup d\u2019\u0153il et dur\u00e9e, et parvenir \u00e0 ce point o\u00f9 elles se fondent. Tout tableau, tout livre, n\u2019est peut-\u00eatre qu\u2019un emballage plus ou moins r\u00e9ussi pour mettre en perspective cette pr\u00e9sence de l\u2019absence, m\u00eame si l\u2019auteur s\u2019en d\u00e9fend ou l\u2019ignore. Et, dans l\u2019acte de cr\u00e9er \u2014 une prog\u00e9niture ou une \u0153uvre \u2014 il y a souvent cela : un effacement. On peut appeler \u00e7a sacrifice, offrande, r\u00e9demption, mais ce vocabulaire promet surtout de mauvaises d\u00e9ceptions ; qui voudrait-on sauver, et de quoi ? Sans doute faut-il pers\u00e9v\u00e9rer et traverser ce r\u00e9seau compliqu\u00e9 de couloirs entre l\u2019\u00eatre et l\u2019avoir, jusqu\u2019\u00e0 ce que les deux se rejoignent, dans l\u2019athanor du corps et de l\u2019esprit : non pas l\u2019or des formules, mais la fusion du manque et de l\u2019absence. Quand j\u2019\u00e9tais gamin \u2014 et je le suis toujours un peu \u2014 je me r\u00e9fugiais au fond du lit avec une lampe de poche pour d\u00e9vorer des livres de contes et de l\u00e9gendes. Chaque ann\u00e9e, \u00e0 No\u00ebl ou pour mon anniversaire, j\u2019en recevais un nouveau : reli\u00e9, couverture blanche, filigrane dor\u00e9 ; je m\u2019y \u00e9vadais aussit\u00f4t, tant les conversations des adultes me semblaient ennuyeuses et vaines. Il n\u2019est donc pas \u00e9tonnant que cette \u00e9motion, nuit apr\u00e8s nuit, m\u2019ait donn\u00e9 envie de fabriquer des histoires \u00e0 mon tour : d\u2019abord comme spectateur privil\u00e9gi\u00e9, recr\u00e9ant le monde depuis un point de vue fantastique, puis comme marionnette de l\u2019auteur que j\u2019avais tir\u00e9 de la boue et de la glaise \u2014 ce m\u00e9lange d\u2019envies contraires venu de mon incapacit\u00e9 \u00e0 vivre \u00ab comme tout le monde \u00bb. Il faut partir avec un handicap, au moins, pour que la mayonnaise prenne. Au bout de cette course, je vois aujourd\u2019hui un personnage effrayant : une esp\u00e8ce d\u2019ogre. Il pourrait avaler d\u2019une bouch\u00e9e tous les restes enfantins auxquels je tenais. D\u00e9j\u00e0, une duret\u00e9 s\u2019infiltre dans mon regard ; d\u00e9j\u00e0, la compassion \u00e0 laquelle je m\u2019accrochais comme un naufrag\u00e9 se d\u00e9gonfle. 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C\u2019est avec des id\u00e9es embrouill\u00e9es que l\u2019odeur du caf\u00e9 m\u2019extirpe des bras de Morph\u00e9e ; et si la premi\u00e8re phrase qui me vient \u00e0 l\u2019esprit ce matin est : « L\u2019univers est une illusion », je n\u2019en suis pas plus rassur\u00e9 pour autant.<\/p>\n

Car dans ce cas, comment parvenons-nous \u00e0 maintenir si solidement cette illusion depuis tant d\u2019ann\u00e9es, de si\u00e8cles, de mill\u00e9naires ? Comment les r\u00e8gles que nous nous fixons — en maths, en g\u00e9om\u00e9trie, en physique, qu\u2019elle soit quantique ou autre — continueraient-elles \u00e0 produire des r\u00e9sultats \u00e0 peu pr\u00e8s toujours similaires ?<\/p>\n

Nous nous accrochons \u00e0 des processus, \u00e0 des « how to », par confort, par habitude, en imaginant que le r\u00e9sultat sera toujours le m\u00eame. Dans le fond, je ne suis pas loin de penser que c\u2019est parce que nous imaginons ce r\u00e9sultat \u00e0 l\u2019avance que les processus fonctionnent : ils ne seraient qu\u2019un pr\u00e9texte pour cr\u00e9er un chemin mental vers ce r\u00e9sultat attendu.<\/p>\n

L\u2019univers est une illusion.<\/p>\n

Les Aborig\u00e8nes d\u2019Australie parlent du « Dream Time » depuis toujours. Leurs rituels n\u2019ont rien \u00e0 envier \u00e0 nos formules math\u00e9matiques, \u00e0 nos proc\u00e9d\u00e9s modernes de fabrication de ce r\u00eave que nous appelons na\u00efvement « r\u00e9alit\u00e9 ».<\/p>\n

Dans les r\u00eaves, il suffit de penser \u00e0 une chose pour qu\u2019elle advienne imm\u00e9diatement, comme par magie. Dans les cauchemars aussi. Cependant, nous n\u2019en savons gu\u00e8re plus sur le contr\u00f4le de nos r\u00eaves que sur la pseudo-r\u00e9alit\u00e9.<\/p>\n

Carlos Castaneda parlait d\u2019un entra\u00eenement quotidien dont l\u2019essentiel \u00e9tait de maintenir la conscience de ses mains pour s\u2019enfoncer progressivement, habilement, dans le sommeil et les r\u00eaves. En maintenant cette « attention » farouchement sur un point focal facile — nos propres mains — nous obtiendrions, avec l\u2019habitude, la r\u00e9gularit\u00e9, et surtout la croyance que cela fonctionne, la possibilit\u00e9 de cr\u00e9er un pont entre ces deux \u00e9tats : l\u2019\u00e9veil et l\u2019endormissement ; qui, j\u2019en suis persuad\u00e9 d\u00e9sormais, ne sont rien d\u2019autre que la m\u00eame chose, sauf pour de tr\u00e8s rares personnes.<\/p>\n

En r\u00e9fl\u00e9chissant \u00e0 cela, et en \u00e9tablissant un parall\u00e8le avec le dessin, j\u2019entrevois un \u00e9cho \u00e0 ce qu\u2019\u00e9voque Castaneda. S\u2019enfoncer dans un dessin, finalement, c\u2019est aussi traverser la paroi poreuse des r\u00eaves et des pseudo-r\u00e9alit\u00e9s.<\/p>\n

Hier, j\u2019ai voulu tenter cette exp\u00e9rience : partir au hasard des traits, des lignes, avec mon crayon comme objet de concentration. Sans \u00e9tablir de processus compliqu\u00e9, en partant juste de la contrainte du trait, de la hachure, plus ou moins \u00e9paisse, plus ou moins resserr\u00e9e ou espac\u00e9e.<\/p>\n

\u00c0 un moment donn\u00e9, je suis « tomb\u00e9 » dans le dessin tout entier sans savoir ce qu\u2019il repr\u00e9sentait : juste des vibrations de valeurs, des ondulations provoqu\u00e9es par le sens des hachures.<\/p>\n

Comme on utilise le rythme des tambours, on peut utiliser le son de la pointe du crayon comme signal auditif, comme source d\u2019attention, pour p\u00e9n\u00e9trer dans ce monde bizarre de traces qui, soudain, forme un univers \u00e0 part enti\u00e8re.<\/p>\n

On peut alors comprendre que des forces qui n\u2019ont rien \u00e0 voir avec l\u2019intellect classique exercent des pressions, des acc\u00e9l\u00e9rations et des ralentissements, utilisant \u00e0 la fois lourdeur et l\u00e9g\u00e8ret\u00e9, pour r\u00e9sumer maladroitement.<\/p>\n

Le dessinateur devient comme une antenne, et la main prolong\u00e9e du crayon devient cette partie mobile qui r\u00e9agit aux informations capt\u00e9es.<\/p>\n

Voil\u00e0 comment on peut vouloir atteindre un objectif — dessiner — et se retrouver sourcier, \u00e9bahi, par la cartographie d\u2019un terrain \u00e9trange que l\u2019on vient de « r\u00e9aliser ».<\/p>\n

\n
\n\n \n\t\t<\/a>\n<\/figure>\n<\/div>\n

Le plus dur, le plus difficile, c\u2019est de rester l\u00e0. Sans doute y a-t-il encore dans mon sang ce virus familial, g\u00e9n\u00e9tiquement implant\u00e9, « \u00e0 l\u2019insu de mon plein gr\u00e9 ».<\/p>\n

Tous les d\u00e9parts, toutes les fuites, tous les exils continuent \u00e0 fabriquer des leucocytes et des globules blancs, et le programme cr\u00e9\u00e9 par les anciens continue son errance par ce dernier maillon de la cha\u00eene que je tente d\u2019incarner.<\/p>\n

Rester devant la feuille \u00e0 dessiner, fermer les \u00e9coutilles, ignorer le bruit du monde tout autour, exil\u00e9 du brouhaha des r\u00e9seaux sociaux, des foules allant par les rues, les routes, les chemins, vers leurs emplois du temps respectifs — dans une commune perte de temps, peut-\u00eatre.<\/p>\n

C\u2019est \u00e0 la fois une chance et une mal\u00e9diction qui s\u2019empoignent sur le ring de l\u2019instant, et que je n\u2019arrive pas tr\u00e8s bien \u00e0 arbitrer.<\/p>\n

Accepter de s\u2019asseoir, tout d\u2019abord, peut prendre un moment.<\/p>\n

N\u2019y a-t-il pas toujours un caf\u00e9 \u00e0 prendre ou \u00e0 reprendre ?\nUne cigarette \u00e0 allumer pour temporiser.\nUn chant d\u2019oiseau qui distrait de l\u2019in\u00e9luctable.\nOu encore la chatte qui miaule pour que je lui conc\u00e8de sa ration de croquettes — pas plus de 50 grammes, attention !<\/p>\n

Je ne veux pas d\u2019objectif classique. Je ne veux pas faire un « beau dessin ».<\/p>\n

Les beaux dessins, j\u2019en ai fait tellement qu\u2019ils ne veulent plus rien dire d\u00e9sormais.<\/p>\n

Les beaux dessins sont frapp\u00e9s de mutisme, du gauche et de la droite, bing et bang !<\/p>\n

Non ! Creuser plut\u00f4t l\u2019int\u00e9rieur de cette coquille de noix qui r\u00e9alise le dessin.<\/p>\n

J\u2019ai mis tous les pr\u00e9textes habituels de c\u00f4t\u00e9 : plaire et se faire aimer, au plus loin. La reconnaissance aussi, avec un sourire path\u00e9tique, comme on s\u2019excuse de ne pas pouvoir continuer plus loin : que \u00e7a suffit, qu\u2019il faut respirer pour vivre, qu\u2019on \u00e9touffe, etc.<\/p>\n

En stand-by, tous les engagements feulent et grognent dans leurs cages.<\/p>\n

Aujourd\u2019hui, j\u2019ai une chose \u00e0 r\u00e9aliser : apprendre \u00e0 rester l\u00e0.<\/p>\n

\u00c0 m\u2019asseoir devant ma feuille de papier avec mon crayon, mon taille-crayon, ma gomme.<\/p>\n

Rester l\u00e0 pour dessiner.<\/p>\n

C\u2019est tout.<\/p>\n

Stay here.<\/p>\n

\n
\n\n \n\t\t<\/a>\n<\/figure>\n<\/div>\n

Quand j\u2019y repense, je me souviens de la difficult\u00e9 \u00e0 vider la maison de mon p\u00e8re.<\/p>\n

Il avait d\u00e9j\u00e0 pr\u00e9vu en bonne partie son d\u00e9part. Ces derniers mois, il vivait quasiment comme un moine bouddhiste, avec presque rien.<\/p>\n

Mais quand m\u00eame.<\/p>\n

Il aura fallu un gros camion pour tout d\u00e9m\u00e9nager, et j\u2019ai d\u00fb, avant cela, bazarder beaucoup de vieilleries, \u00e0 contre-c\u0153ur, \u00e0 la d\u00e9chetterie la plus proche.<\/p>\n

Quand je repense \u00e0 son enterrement non plus, il n\u2019y avait pas grand monde.<\/p>\n

Il avait aussi fait pas mal de vide parmi ses connaissances, qu\u2019elles soient professionnelles, amicales, familiales.<\/p>\n

Moins de dix personnes l\u2019accompagn\u00e8rent \u00e0 la fin et voil\u00e0 : toute une vie, et un enterrement presque clandestin.<\/p>\n

\u00c9videmment, j\u2019ai conserv\u00e9 tout un tas de choses de la maison de mon p\u00e8re : des souvenirs, des meubles, certains tableaux qu\u2019avait peints ma m\u00e8re, des papiers, des livres. Tout cela m\u2019envahit d\u00e9sormais. J\u2019en ai mis au grenier, \u00e0 l\u2019\u00e9tage de l\u2019atelier aussi. Et il m\u2019a toujours paru n\u00e9cessaire de conserver ces choses, tout simplement parce que si je les avais vendues ou jet\u00e9es, je serais devenu le dernier des tra\u00eetres, des salauds. J\u2019aurais tu\u00e9 mes parents ; je m\u2019en serais d\u00e9barrass\u00e9 moi-m\u00eame une seconde fois, avec la frayeur larv\u00e9e que ce f\u00fbt la derni\u00e8re.<\/p>\n

Mais non, dans le fond, c\u2019est bien pire que tout ce que j\u2019ai pu imaginer.<\/p>\n

Comme chez Kafka : un cadavre ne cesse de grandir \u00e0 l\u2019int\u00e9rieur d\u2019une pi\u00e8ce, jusqu\u2019\u00e0 tout remplir.<\/p>\n

Peut-\u00eatre que, pour dessiner tranquillement, je devrais m\u2019occuper de \u00e7a vraiment : louer un camion et aller d\u00e9charger tout \u00e7a dans la d\u00e9chetterie la plus proche.<\/p>\n

Les tuer une derni\u00e8re fois — mais alors l\u00e0, une bonne fois, sans h\u00e9sitation.<\/p>", "content_text": " C\u2019est avec des id\u00e9es embrouill\u00e9es que l\u2019odeur du caf\u00e9 m\u2019extirpe des bras de Morph\u00e9e ; et si la premi\u00e8re phrase qui me vient \u00e0 l\u2019esprit ce matin est : \u00ab L\u2019univers est une illusion \u00bb, je n\u2019en suis pas plus rassur\u00e9 pour autant. Car dans ce cas, comment parvenons-nous \u00e0 maintenir si solidement cette illusion depuis tant d\u2019ann\u00e9es, de si\u00e8cles, de mill\u00e9naires ? Comment les r\u00e8gles que nous nous fixons \u2014 en maths, en g\u00e9om\u00e9trie, en physique, qu\u2019elle soit quantique ou autre \u2014 continueraient-elles \u00e0 produire des r\u00e9sultats \u00e0 peu pr\u00e8s toujours similaires ? Nous nous accrochons \u00e0 des processus, \u00e0 des \u00ab how to \u00bb, par confort, par habitude, en imaginant que le r\u00e9sultat sera toujours le m\u00eame. Dans le fond, je ne suis pas loin de penser que c\u2019est parce que nous imaginons ce r\u00e9sultat \u00e0 l\u2019avance que les processus fonctionnent : ils ne seraient qu\u2019un pr\u00e9texte pour cr\u00e9er un chemin mental vers ce r\u00e9sultat attendu. L\u2019univers est une illusion. Les Aborig\u00e8nes d\u2019Australie parlent du \u00ab Dream Time \u00bb depuis toujours. Leurs rituels n\u2019ont rien \u00e0 envier \u00e0 nos formules math\u00e9matiques, \u00e0 nos proc\u00e9d\u00e9s modernes de fabrication de ce r\u00eave que nous appelons na\u00efvement \u00ab r\u00e9alit\u00e9 \u00bb. Dans les r\u00eaves, il suffit de penser \u00e0 une chose pour qu\u2019elle advienne imm\u00e9diatement, comme par magie. Dans les cauchemars aussi. Cependant, nous n\u2019en savons gu\u00e8re plus sur le contr\u00f4le de nos r\u00eaves que sur la pseudo-r\u00e9alit\u00e9. Carlos Castaneda parlait d\u2019un entra\u00eenement quotidien dont l\u2019essentiel \u00e9tait de maintenir la conscience de ses mains pour s\u2019enfoncer progressivement, habilement, dans le sommeil et les r\u00eaves. En maintenant cette \u00ab attention \u00bb farouchement sur un point focal facile \u2014 nos propres mains \u2014 nous obtiendrions, avec l\u2019habitude, la r\u00e9gularit\u00e9, et surtout la croyance que cela fonctionne, la possibilit\u00e9 de cr\u00e9er un pont entre ces deux \u00e9tats : l\u2019\u00e9veil et l\u2019endormissement ; qui, j\u2019en suis persuad\u00e9 d\u00e9sormais, ne sont rien d\u2019autre que la m\u00eame chose, sauf pour de tr\u00e8s rares personnes. En r\u00e9fl\u00e9chissant \u00e0 cela, et en \u00e9tablissant un parall\u00e8le avec le dessin, j\u2019entrevois un \u00e9cho \u00e0 ce qu\u2019\u00e9voque Castaneda. S\u2019enfoncer dans un dessin, finalement, c\u2019est aussi traverser la paroi poreuse des r\u00eaves et des pseudo-r\u00e9alit\u00e9s. Hier, j\u2019ai voulu tenter cette exp\u00e9rience : partir au hasard des traits, des lignes, avec mon crayon comme objet de concentration. Sans \u00e9tablir de processus compliqu\u00e9, en partant juste de la contrainte du trait, de la hachure, plus ou moins \u00e9paisse, plus ou moins resserr\u00e9e ou espac\u00e9e. \u00c0 un moment donn\u00e9, je suis \u00ab tomb\u00e9 \u00bb dans le dessin tout entier sans savoir ce qu\u2019il repr\u00e9sentait : juste des vibrations de valeurs, des ondulations provoqu\u00e9es par le sens des hachures. Comme on utilise le rythme des tambours, on peut utiliser le son de la pointe du crayon comme signal auditif, comme source d\u2019attention, pour p\u00e9n\u00e9trer dans ce monde bizarre de traces qui, soudain, forme un univers \u00e0 part enti\u00e8re. On peut alors comprendre que des forces qui n\u2019ont rien \u00e0 voir avec l\u2019intellect classique exercent des pressions, des acc\u00e9l\u00e9rations et des ralentissements, utilisant \u00e0 la fois lourdeur et l\u00e9g\u00e8ret\u00e9, pour r\u00e9sumer maladroitement. Le dessinateur devient comme une antenne, et la main prolong\u00e9e du crayon devient cette partie mobile qui r\u00e9agit aux informations capt\u00e9es. Voil\u00e0 comment on peut vouloir atteindre un objectif \u2014 dessiner \u2014 et se retrouver sourcier, \u00e9bahi, par la cartographie d\u2019un terrain \u00e9trange que l\u2019on vient de \u00ab r\u00e9aliser \u00bb. Le plus dur, le plus difficile, c\u2019est de rester l\u00e0. Sans doute y a-t-il encore dans mon sang ce virus familial, g\u00e9n\u00e9tiquement implant\u00e9, \u00ab \u00e0 l\u2019insu de mon plein gr\u00e9 \u00bb. Tous les d\u00e9parts, toutes les fuites, tous les exils continuent \u00e0 fabriquer des leucocytes et des globules blancs, et le programme cr\u00e9\u00e9 par les anciens continue son errance par ce dernier maillon de la cha\u00eene que je tente d\u2019incarner. Rester devant la feuille \u00e0 dessiner, fermer les \u00e9coutilles, ignorer le bruit du monde tout autour, exil\u00e9 du brouhaha des r\u00e9seaux sociaux, des foules allant par les rues, les routes, les chemins, vers leurs emplois du temps respectifs \u2014 dans une commune perte de temps, peut-\u00eatre. C\u2019est \u00e0 la fois une chance et une mal\u00e9diction qui s\u2019empoignent sur le ring de l\u2019instant, et que je n\u2019arrive pas tr\u00e8s bien \u00e0 arbitrer. Accepter de s\u2019asseoir, tout d\u2019abord, peut prendre un moment. N\u2019y a-t-il pas toujours un caf\u00e9 \u00e0 prendre ou \u00e0 reprendre ? Une cigarette \u00e0 allumer pour temporiser. Un chant d\u2019oiseau qui distrait de l\u2019in\u00e9luctable. Ou encore la chatte qui miaule pour que je lui conc\u00e8de sa ration de croquettes \u2014 pas plus de 50 grammes, attention ! Je ne veux pas d\u2019objectif classique. Je ne veux pas faire un \u00ab beau dessin \u00bb. Les beaux dessins, j\u2019en ai fait tellement qu\u2019ils ne veulent plus rien dire d\u00e9sormais. Les beaux dessins sont frapp\u00e9s de mutisme, du gauche et de la droite, bing et bang ! Non ! Creuser plut\u00f4t l\u2019int\u00e9rieur de cette coquille de noix qui r\u00e9alise le dessin. J\u2019ai mis tous les pr\u00e9textes habituels de c\u00f4t\u00e9 : plaire et se faire aimer, au plus loin. La reconnaissance aussi, avec un sourire path\u00e9tique, comme on s\u2019excuse de ne pas pouvoir continuer plus loin : que \u00e7a suffit, qu\u2019il faut respirer pour vivre, qu\u2019on \u00e9touffe, etc. En stand-by, tous les engagements feulent et grognent dans leurs cages. Aujourd\u2019hui, j\u2019ai une chose \u00e0 r\u00e9aliser : apprendre \u00e0 rester l\u00e0. \u00c0 m\u2019asseoir devant ma feuille de papier avec mon crayon, mon taille-crayon, ma gomme. Rester l\u00e0 pour dessiner. C\u2019est tout. Stay here. Quand j\u2019y repense, je me souviens de la difficult\u00e9 \u00e0 vider la maison de mon p\u00e8re. Il avait d\u00e9j\u00e0 pr\u00e9vu en bonne partie son d\u00e9part. Ces derniers mois, il vivait quasiment comme un moine bouddhiste, avec presque rien. Mais quand m\u00eame. Il aura fallu un gros camion pour tout d\u00e9m\u00e9nager, et j\u2019ai d\u00fb, avant cela, bazarder beaucoup de vieilleries, \u00e0 contre-c\u0153ur, \u00e0 la d\u00e9chetterie la plus proche. Quand je repense \u00e0 son enterrement non plus, il n\u2019y avait pas grand monde. Il avait aussi fait pas mal de vide parmi ses connaissances, qu\u2019elles soient professionnelles, amicales, familiales. Moins de dix personnes l\u2019accompagn\u00e8rent \u00e0 la fin et voil\u00e0 : toute une vie, et un enterrement presque clandestin. \u00c9videmment, j\u2019ai conserv\u00e9 tout un tas de choses de la maison de mon p\u00e8re : des souvenirs, des meubles, certains tableaux qu\u2019avait peints ma m\u00e8re, des papiers, des livres. Tout cela m\u2019envahit d\u00e9sormais. J\u2019en ai mis au grenier, \u00e0 l\u2019\u00e9tage de l\u2019atelier aussi. Et il m\u2019a toujours paru n\u00e9cessaire de conserver ces choses, tout simplement parce que si je les avais vendues ou jet\u00e9es, je serais devenu le dernier des tra\u00eetres, des salauds. J\u2019aurais tu\u00e9 mes parents ; je m\u2019en serais d\u00e9barrass\u00e9 moi-m\u00eame une seconde fois, avec la frayeur larv\u00e9e que ce f\u00fbt la derni\u00e8re. Mais non, dans le fond, c\u2019est bien pire que tout ce que j\u2019ai pu imaginer. Comme chez Kafka : un cadavre ne cesse de grandir \u00e0 l\u2019int\u00e9rieur d\u2019une pi\u00e8ce, jusqu\u2019\u00e0 tout remplir. Peut-\u00eatre que, pour dessiner tranquillement, je devrais m\u2019occuper de \u00e7a vraiment : louer un camion et aller d\u00e9charger tout \u00e7a dans la d\u00e9chetterie la plus proche. Les tuer une derni\u00e8re fois \u2014 mais alors l\u00e0, une bonne fois, sans h\u00e9sitation. ", "image": "https:\/\/ledibbouk.net\/IMG\/logo\/traits6.jpg?1766304300", "tags": [] } ,{ "id": "https:\/\/ledibbouk.net\/03-novembre-2019.html", "url": "https:\/\/ledibbouk.net\/03-novembre-2019.html", "title": "03 novembre 2019", "date_published": "2019-11-03T07:48:00Z", "date_modified": "2025-12-21T07:49:00Z", "author": {"name": "Patrick Blanchon"}, "content_html": "

Entre la t\u00eate cens\u00e9e rester froide et le c\u0153ur cens\u00e9 rester chaud, il arrive que tout se brouille : les informations circulent mal, parasit\u00e9es par une sorte de m\u00e9t\u00e9o int\u00e9rieure. Quand l\u2019une prend le pas sur l\u2019autre, quelque chose de glacial se propage, et les \u00e9tats comme les \u00eatres basculent vers l\u2019insens\u00e9. Au sommet du calcul et de la strat\u00e9gie, on tombe vite sur le m\u00e9pris : m\u00e9pris de la vuln\u00e9rabilit\u00e9, m\u00e9pris de la faiblesse. Les d\u00e9ceptions, les manques, les rages, les rancunes finissent par refroidir les \u00e9changes ; la politesse devient un cong\u00e9lateur, et le ridicule qui en sort ne produit plus qu\u2019un rire amer. Ce matin, je me surprends \u00e0 tourner en rond autour de l\u2019axe tar\u00e9 de mes envies. Je me dis : il suffirait d\u2019actions logiques, de listes, d\u2019un peu de m\u00e9thode propuls\u00e9e par l\u2019int\u00e9r\u00eat, par le d\u00e9sir, pour refondre ce gloubi-boulga en strat\u00e9gie et sortir de l\u2019aust\u00e9rit\u00e9 o\u00f9 je vis depuis un moment. Et puis je remercie presque malgr\u00e9 moi ma bonne f\u00e9e perp\u00e9tuelle : l\u2019inertie, qui m\u2019a souvent sauv\u00e9 autant des victoires que des d\u00e9faites communes. J\u2019ai toujours pens\u00e9 que lorsqu\u2019il n\u2019y a que deux options, il faut en inventer une troisi\u00e8me, co\u00fbte que co\u00fbte. Je me demande si cette troisi\u00e8me voie, je ne la cherche pas depuis toujours : l\u2019\u00e9quilibre entre la t\u00eate et le c\u0153ur. La passion, chez moi, ne rencontre pas de limite. Je plonge, je m\u2019engouffre : \u00e9criture, photographie, peinture, femmes — m\u00eame m\u00e9canisme, m\u00eame exc\u00e8s. Et je n\u2019ai longtemps su dire que \u00e7a : c\u2019est plus fort que moi. Ma\u00eetriser ses passions m\u2019a toujours paru une ineptie, propos\u00e9e \u00e0 ma « nature ». Mais quelle est-elle, cette nature ? Quand je regarde les enfants, je vois la m\u00eame absence de frein, la m\u00eame spontan\u00e9it\u00e9 \u00e0 dessiner, \u00e0 peindre : vive, libre, sans entrave. Il me faut l\u2019admettre : \u00e0 presque soixante ans, je ne suis qu\u2019un enfant mal sevr\u00e9 — et je serais tent\u00e9 de m\u2019en plaindre si une joie bizarre, en moi, ne contredisait pas aussit\u00f4t la plainte. Alors remonte une image, du fond de mon iconographie intime : Christophe de Lycie. Dans certains r\u00e9cits anciens, on parle d\u2019un \u00eatre \u00e0 t\u00eate de chien, monstre et anthropophage, qui, par le bapt\u00eame, devient christophorus ; puis l\u2019Occident remplace peu \u00e0 peu la t\u00eate de chien par un enfant port\u00e9. Syncr\u00e9tisme, retournement, m\u00e9tamorphose : une figure qui dit peut-\u00eatre ceci — que nous portons tous un enfant sur nos \u00e9paules, et que l\u2019adulte n\u2019est souvent qu\u2019un corps charg\u00e9 d\u2019assurer la travers\u00e9e. Et si c\u2019\u00e9tait cela, au fond, l\u2019\u00e9quilibre que je cherche : tenir ensemble la force et la douceur, la cervelle et le c\u0153ur, sans les laisser se geler l\u2019un l\u2019autre. De tous temps, des sages, des artistes, des \u00e9rudits ont cherch\u00e9 un signe pour dire cette jonction ; sans b\u00e9nitier ni morale, simplement un symbole. Ce matin, je tombe sur cette id\u00e9e comme sur une croix plant\u00e9e au bord du chemin.<\/p>\n

\n
\n\n\n\t\t\n<\/figure>\n<\/div>\n

Cette envie de dessiner que je retiens depuis si longtemps, avec toute la force de mon inertie, n\u2019importe qui d\u2019autre que moi pourrait en rire. J\u2019en ai ri aussi, bien s\u00fbr, puis le rire s\u2019est \u00e9puis\u00e9 ; apr\u00e8s le d\u00e9sespoir, apr\u00e8s la vanit\u00e9, j\u2019ai vu une petite lueur. Alors j\u2019ai d\u00e9cid\u00e9 de repartir, d\u2019aller dans le “bon” sens — c\u2019est-\u00e0-dire, \u00e9videmment, dans le sens contraire de celui o\u00f9 tout le monde s\u2019engouffre : au lieu d\u2019aller vers l\u2019ext\u00e9rieur, retourner vers l\u2019int\u00e9rieur, et descendre plus bas encore, l\u00e0 o\u00f9 une ligne, un point, une forme ne demandent aucun \u00e9cho. Je pense \u00e0 une chambre d\u2019h\u00f4tel, \u00e0 une table, \u00e0 une mine de plomb, \u00e0 cette lumi\u00e8re sans qualit\u00e9 qui tombe sur le papier. Tout est silencieux, presque sid\u00e9ral : masses, vides, pleins, comme des galaxies \u00e0 peine visibles au premier regard. Il faudrait remonter la ligne t\u00e9nue des le\u00e7ons bien apprises, retrouver la maladresse, la vie, le mouvement — et sortir du tombeau des habitudes, \u00e9tonn\u00e9, non pas d\u2019\u00eatre sauv\u00e9, mais simplement de respirer \u00e0 nouveau.<\/p>", "content_text": " Entre la t\u00eate cens\u00e9e rester froide et le c\u0153ur cens\u00e9 rester chaud, il arrive que tout se brouille : les informations circulent mal, parasit\u00e9es par une sorte de m\u00e9t\u00e9o int\u00e9rieure. Quand l\u2019une prend le pas sur l\u2019autre, quelque chose de glacial se propage, et les \u00e9tats comme les \u00eatres basculent vers l\u2019insens\u00e9. Au sommet du calcul et de la strat\u00e9gie, on tombe vite sur le m\u00e9pris : m\u00e9pris de la vuln\u00e9rabilit\u00e9, m\u00e9pris de la faiblesse. Les d\u00e9ceptions, les manques, les rages, les rancunes finissent par refroidir les \u00e9changes ; la politesse devient un cong\u00e9lateur, et le ridicule qui en sort ne produit plus qu\u2019un rire amer. Ce matin, je me surprends \u00e0 tourner en rond autour de l\u2019axe tar\u00e9 de mes envies. Je me dis : il suffirait d\u2019actions logiques, de listes, d\u2019un peu de m\u00e9thode propuls\u00e9e par l\u2019int\u00e9r\u00eat, par le d\u00e9sir, pour refondre ce gloubi-boulga en strat\u00e9gie et sortir de l\u2019aust\u00e9rit\u00e9 o\u00f9 je vis depuis un moment. Et puis je remercie presque malgr\u00e9 moi ma bonne f\u00e9e perp\u00e9tuelle : l\u2019inertie, qui m\u2019a souvent sauv\u00e9 autant des victoires que des d\u00e9faites communes. J\u2019ai toujours pens\u00e9 que lorsqu\u2019il n\u2019y a que deux options, il faut en inventer une troisi\u00e8me, co\u00fbte que co\u00fbte. Je me demande si cette troisi\u00e8me voie, je ne la cherche pas depuis toujours : l\u2019\u00e9quilibre entre la t\u00eate et le c\u0153ur. La passion, chez moi, ne rencontre pas de limite. Je plonge, je m\u2019engouffre : \u00e9criture, photographie, peinture, femmes \u2014 m\u00eame m\u00e9canisme, m\u00eame exc\u00e8s. Et je n\u2019ai longtemps su dire que \u00e7a : c\u2019est plus fort que moi. Ma\u00eetriser ses passions m\u2019a toujours paru une ineptie, propos\u00e9e \u00e0 ma \u00ab nature \u00bb. Mais quelle est-elle, cette nature ? Quand je regarde les enfants, je vois la m\u00eame absence de frein, la m\u00eame spontan\u00e9it\u00e9 \u00e0 dessiner, \u00e0 peindre : vive, libre, sans entrave. Il me faut l\u2019admettre : \u00e0 presque soixante ans, je ne suis qu\u2019un enfant mal sevr\u00e9 \u2014 et je serais tent\u00e9 de m\u2019en plaindre si une joie bizarre, en moi, ne contredisait pas aussit\u00f4t la plainte. Alors remonte une image, du fond de mon iconographie intime : Christophe de Lycie. Dans certains r\u00e9cits anciens, on parle d\u2019un \u00eatre \u00e0 t\u00eate de chien, monstre et anthropophage, qui, par le bapt\u00eame, devient christophorus ; puis l\u2019Occident remplace peu \u00e0 peu la t\u00eate de chien par un enfant port\u00e9. Syncr\u00e9tisme, retournement, m\u00e9tamorphose : une figure qui dit peut-\u00eatre ceci \u2014 que nous portons tous un enfant sur nos \u00e9paules, et que l\u2019adulte n\u2019est souvent qu\u2019un corps charg\u00e9 d\u2019assurer la travers\u00e9e. Et si c\u2019\u00e9tait cela, au fond, l\u2019\u00e9quilibre que je cherche : tenir ensemble la force et la douceur, la cervelle et le c\u0153ur, sans les laisser se geler l\u2019un l\u2019autre. De tous temps, des sages, des artistes, des \u00e9rudits ont cherch\u00e9 un signe pour dire cette jonction ; sans b\u00e9nitier ni morale, simplement un symbole. Ce matin, je tombe sur cette id\u00e9e comme sur une croix plant\u00e9e au bord du chemin. Cette envie de dessiner que je retiens depuis si longtemps, avec toute la force de mon inertie, n\u2019importe qui d\u2019autre que moi pourrait en rire. J\u2019en ai ri aussi, bien s\u00fbr, puis le rire s\u2019est \u00e9puis\u00e9 ; apr\u00e8s le d\u00e9sespoir, apr\u00e8s la vanit\u00e9, j\u2019ai vu une petite lueur. Alors j\u2019ai d\u00e9cid\u00e9 de repartir, d\u2019aller dans le \u201cbon\u201d sens \u2014 c\u2019est-\u00e0-dire, \u00e9videmment, dans le sens contraire de celui o\u00f9 tout le monde s\u2019engouffre : au lieu d\u2019aller vers l\u2019ext\u00e9rieur, retourner vers l\u2019int\u00e9rieur, et descendre plus bas encore, l\u00e0 o\u00f9 une ligne, un point, une forme ne demandent aucun \u00e9cho. Je pense \u00e0 une chambre d\u2019h\u00f4tel, \u00e0 une table, \u00e0 une mine de plomb, \u00e0 cette lumi\u00e8re sans qualit\u00e9 qui tombe sur le papier. Tout est silencieux, presque sid\u00e9ral : masses, vides, pleins, comme des galaxies \u00e0 peine visibles au premier regard. Il faudrait remonter la ligne t\u00e9nue des le\u00e7ons bien apprises, retrouver la maladresse, la vie, le mouvement \u2014 et sortir du tombeau des habitudes, \u00e9tonn\u00e9, non pas d\u2019\u00eatre sauv\u00e9, mais simplement de respirer \u00e0 nouveau. ", "image": "https:\/\/ledibbouk.net\/IMG\/logo\/chambre_d_hotel.jpg?1766303314", "tags": [] } ,{ "id": "https:\/\/ledibbouk.net\/02-novembre-2019.html", "url": "https:\/\/ledibbouk.net\/02-novembre-2019.html", "title": "02 novembre 2019", "date_published": "2019-11-02T07:41:00Z", "date_modified": "2025-12-21T07:42:08Z", "author": {"name": "Patrick Blanchon"}, "content_html": "

On confond souvent la simplicit\u00e9 et la facilit\u00e9, et je crois que c\u2019est une erreur grossi\u00e8re. Le simple, quand il est vraiment simple, est rarement tomb\u00e9 du ciel : il vient d\u2019un labeur, de tests, d\u2019essais rat\u00e9s, d\u2019heures pass\u00e9es \u00e0 \u00e9liminer ce qui encombre. La confusion tient \u00e0 une habitude : on cherche la ligne droite entre deux points, on nous l\u2019apprend partout, \u00e0 l\u2019\u00e9cole, au travail, dans la vie courante. Alors on ouvre Maps, on voit l\u2019autoroute, et on conclut : ce sera plus vite. Sauf que ce n\u2019est pas toujours vrai. Sur l\u2019autoroute, tout le monde a eu la m\u00eame id\u00e9e ; le trafic est dense, les ralentissements se multiplient, le risque d\u2019accident augmente, les arr\u00eats “rapides” s\u2019ajoutent (caf\u00e9, toilettes, essence), et tu payes en plus ton trajet. Les routes secondaires, elles, demandent un autre comportement : la vitesse y devient absurde ; ce qui compte, c\u2019est l\u2019attention, l\u2019orientation, le sens du relief, la capacit\u00e9 \u00e0 d\u00e9cider. Je ne compte plus le nombre de fois o\u00f9 j\u2019ai lanc\u00e9 le GPS pour finir par corriger moi-m\u00eame la trajectoire : non pas pour “faire malin”, mais pour la rendre plus simple, plus fluide, plus respirable. Cela ne vient pas en un trajet : il faut des jours, des semaines, parfois des mois, pour commencer \u00e0 conna\u00eetre les contours d\u2019une r\u00e9gion, les limites d\u2019une route, la qualit\u00e9 d\u2019un passage. Quand je devais aller \u00e0 Romans, je prenais l\u2019autoroute et je mettais une heure \u00e0 une heure trente selon le trafic, et le soir je recommen\u00e7ais, harass\u00e9. Le jour o\u00f9 j\u2019ai regard\u00e9 la carte autrement, j\u2019ai compris qu\u2019il existait plusieurs chemins, plusieurs variantes, parfois des petites routes presque invisibles ; j\u2019ai essay\u00e9, j\u2019ai compar\u00e9, j\u2019ai chang\u00e9 d\u2019itin\u00e9raire chaque semaine, puis j\u2019ai ajout\u00e9 un crit\u00e8re auquel je ne pensais pas : la qualit\u00e9 r\u00e9elle de la route, sa largeur, la facilit\u00e9 de croiser un autre v\u00e9hicule sans se mettre au foss\u00e9. Ce que j\u2019ai compris, c\u2019est que “simplifier” demande souvent de passer du temps \u00e0 exp\u00e9rimenter, \u00e0 observer, \u00e0 ajuster. Et surtout, le moteur n\u2019est pas forc\u00e9ment le gain de temps : le moteur, c\u2019est l\u2019int\u00e9r\u00eat qu\u2019on porte \u00e0 ce qu\u2019on fait, m\u00eame quand il s\u2019agit seulement d\u2019aller d\u2019un point A \u00e0 un point B. Cet int\u00e9r\u00eat produit du plaisir tout de suite, pas seulement \u00e0 l\u2019arriv\u00e9e ; il recharge, il soutient, il rend la d\u00e9marche vivante. C\u2019est peut-\u00eatre \u00e7a, au fond, la beaut\u00e9 de la recherche de simplicit\u00e9 : elle demande un effort, mais elle fabrique une forme de joie en chemin. Alors oui, le simple est “difficile” parce que peu de gens acceptent la d\u00e9marche pour le trouver, et parce qu\u2019on confond le simple, le facile, et l\u2019\u00e9vident.\nOn dit que l\u2019argent ne fait pas le bonheur, mais qu\u2019il y contribue ; c\u2019est une formule pratique, et presque vide, tant qu\u2019on ne pr\u00e9cise pas ce qu\u2019on met derri\u00e8re “bonheur”. Pour certains, ce sera l\u2019avoir ; pour d\u2019autres, l\u2019\u00eatre ; et chez chacun de nous, \u00e7a se m\u00e9lange, \u00e7a bouge, \u00e7a se contredit. Je repense \u00e0 des p\u00e9riodes \u00e0 Paris o\u00f9 je n\u2019avais pas d\u2019argent, pas seulement parce que je n\u2019avais pas de travail, mais parce que je ne voulais plus me louer pour des clopinettes : je refusais les travaux insipides, je refusais le compromis, par orgueil, par fiert\u00e9, par imagination, peu importe. J\u2019ai touch\u00e9 le plancher de la pauvret\u00e9. \u00c0 la fin des march\u00e9s autour de chez moi, j\u2019arrivais avec un sac plastique pour ramasser les l\u00e9gumes et les fruits abandonn\u00e9s apr\u00e8s la vente ; il fallait aller vite, parce que je n\u2019\u00e9tais pas le seul \u00e0 avoir eu l\u2019id\u00e9e, et parce que la voirie nettoyait avec un z\u00e8le f\u00e9roce \u00e0 l\u2019heure du d\u00e9jeuner. Au d\u00e9but, j\u2019avais honte : je me cachais quand une femme approchait, derri\u00e8re des cagettes, derri\u00e8re un poteau, ou je baissais les yeux pour ne pas croiser un regard. Et puis j\u2019ai commenc\u00e9 \u00e0 regarder cette honte comme un probl\u00e8me en soi : une culpabilit\u00e9 qui mange les journ\u00e9es. \u00c0 cette \u00e9poque, je voulais \u00eatre un grand \u00e9crivain ; je d\u00e9vorais les Am\u00e9ricains — Miller, Dos Passos, Kerouac, Steinbeck, Hemingway, Capote — et je me persuadais qu\u2019il fallait vivre des situations extr\u00eames pour fabriquer la mati\u00e8re de futurs livres. Ma solitude choisie m\u2019avait donn\u00e9 une famille imaginaire : ces romanciers \u00e9taient des p\u00e8res, des fr\u00e8res, des amis ; je traquais dans leurs textes un signe qui m\u2019aurait \u00e9t\u00e9 destin\u00e9, et j\u2019en trouvais forc\u00e9ment, comme on voit partout la voiture qu\u2019on veut acheter. J\u2019ai m\u00eame \u00e9crit des pages “\u00e0 la mani\u00e8re de”, persuad\u00e9 de comprendre leur esprit au point de devenir eux. Au fond, je m\u2019inventais comme personnage : un homme qui pouvait tout traverser, y compris la faim, sans perdre une plume, parce que l\u2019\u00e9criture transformait tout en substance. Je croyais \u00eatre heureux, et je croyais faire quelque chose d\u2019utile de ma vie ; j\u2019avais pouss\u00e9 l\u2019\u00e9criture \u00e0 la hauteur d\u2019un sacerdoce, et une foi un peu imb\u00e9cile me faisait l\u00e9viter au-dessus des fruits pourris et des ordures des march\u00e9s. Tant qu\u2019on est seul, on peut s\u2019imaginer le bonheur et s\u2019y enfermer comme dans un mensonge solide. La vie m\u2019en a sorti quand j\u2019ai rencontr\u00e9 M. La relation a dur\u00e9 une dizaine d\u2019ann\u00e9es ; elle a bris\u00e9 une grande part de mes croyances sur l\u2019art, l\u2019amour, la responsabilit\u00e9 — toutes ces choses que je n\u2019avais jamais voulu regarder en face. Il a fallu revenir dans le rang, gagner de l\u2019argent pour le foyer ; au d\u00e9but, je jouais volontiers le r\u00f4le de l\u2019homme normal qui prend ses responsabilit\u00e9s. Je d\u00e9sirais tellement \u00eatre heureux que je me voilais les yeux : je faisais semblant. Avoir un logis, de l\u2019argent, des obligations, chassait peu \u00e0 peu l\u2019\u00eatre “merveilleux” que j\u2019avais aper\u00e7u en moi, et l\u2019\u00e9crivain s\u2019\u00e9loignait, faisant parfois un petit signe avant de dispara\u00eetre dans les couloirs du quotidien. J\u2019ai br\u00fbl\u00e9 des carnets pour exorciser ce d\u00e9mon que je croyais responsable de mon malheur ; \u00e7a n\u2019a rien r\u00e9solu. Les ann\u00e9es ont pass\u00e9, rudes, et je n\u2019\u00e9tais toujours pas heureux ; le constat r\u00e9veillait en moi une violence : d\u00e9prime, m\u00e9lancolie, agacement, col\u00e8res noires. Je me reprochais tout : impuissance, l\u00e2chet\u00e9, d\u00e9faite. Et pourtant une force continuait \u00e0 vouloir exister, \u00e0 vouloir s\u2019exprimer ; j\u2019ai fini par comprendre que je n\u2019avais pas \u00e0 la vaincre, mais \u00e0 l\u2019accepter. J\u2019ai tout quitt\u00e9, encore une fois, pour me retrouver seul ; j\u2019ai tent\u00e9 de reprendre des romans, blocage complet. Alors je me suis tourn\u00e9 davantage vers la peinture : j\u2019ai ferm\u00e9 les carnets, j\u2019ai peint, et l\u2019\u00e9nergie est revenue par saccades. Je vivais \u00e0 l\u2019h\u00f4tel ; le soir, je marchais en ville, juste pour voir des gens, sans parler, et \u00e7a me faisait du bien. Je travaillais un peu, juste assez pour subvenir au n\u00e9cessaire, et je retrouvais une joie simple : je pouvais cr\u00e9er. J\u2019aurais pu rester longtemps dans cette libert\u00e9 — la t\u00e9r\u00e9benthine, la fatigue, l\u2019impression d\u2019\u00eatre vivant — mais la vie m\u2019a pouss\u00e9 ailleurs, et si j\u2019ai accept\u00e9 ces aventures, c\u2019est que je n\u2019\u00e9tais pas si s\u00fbr que je le croyais de ce que je voulais vraiment. J\u2019ai oscill\u00e9 toute mon existence entre deux p\u00f4les : \u00eatre et avoir, libert\u00e9 et prison, richesse et pauvret\u00e9, \u00e9criture et peinture. Avec le recul, je vois m\u00eame une chance dans cette instabilit\u00e9 : ne pas s\u2019\u00eatre fig\u00e9, ne pas s\u2019\u00eatre install\u00e9 dans un ennui \u00e0 la poursuite d\u2019une chim\u00e8re unique. Les chim\u00e8res ont leur utilit\u00e9, elles poussent, elles \u00e9clairent, elles trompent ; et peut-\u00eatre qu\u2019on apprend avec elles. Ce que je crois aujourd\u2019hui, c\u2019est que le bonheur n\u2019est ni dans l\u2019\u00eatre ni dans l\u2019avoir : il se fabrique, il se recr\u00e9e. Et que l\u2019argent, qu\u2019on en ait beaucoup ou peu, n\u2019est qu\u2019un param\u00e8tre parmi d\u2019autres — rarement le c\u0153ur.<\/p>", "content_text": " On confond souvent la simplicit\u00e9 et la facilit\u00e9, et je crois que c\u2019est une erreur grossi\u00e8re. Le simple, quand il est vraiment simple, est rarement tomb\u00e9 du ciel : il vient d\u2019un labeur, de tests, d\u2019essais rat\u00e9s, d\u2019heures pass\u00e9es \u00e0 \u00e9liminer ce qui encombre. La confusion tient \u00e0 une habitude : on cherche la ligne droite entre deux points, on nous l\u2019apprend partout, \u00e0 l\u2019\u00e9cole, au travail, dans la vie courante. Alors on ouvre Maps, on voit l\u2019autoroute, et on conclut : ce sera plus vite. Sauf que ce n\u2019est pas toujours vrai. Sur l\u2019autoroute, tout le monde a eu la m\u00eame id\u00e9e ; le trafic est dense, les ralentissements se multiplient, le risque d\u2019accident augmente, les arr\u00eats \u201crapides\u201d s\u2019ajoutent (caf\u00e9, toilettes, essence), et tu payes en plus ton trajet. Les routes secondaires, elles, demandent un autre comportement : la vitesse y devient absurde ; ce qui compte, c\u2019est l\u2019attention, l\u2019orientation, le sens du relief, la capacit\u00e9 \u00e0 d\u00e9cider. Je ne compte plus le nombre de fois o\u00f9 j\u2019ai lanc\u00e9 le GPS pour finir par corriger moi-m\u00eame la trajectoire : non pas pour \u201cfaire malin\u201d, mais pour la rendre plus simple, plus fluide, plus respirable. Cela ne vient pas en un trajet : il faut des jours, des semaines, parfois des mois, pour commencer \u00e0 conna\u00eetre les contours d\u2019une r\u00e9gion, les limites d\u2019une route, la qualit\u00e9 d\u2019un passage. Quand je devais aller \u00e0 Romans, je prenais l\u2019autoroute et je mettais une heure \u00e0 une heure trente selon le trafic, et le soir je recommen\u00e7ais, harass\u00e9. Le jour o\u00f9 j\u2019ai regard\u00e9 la carte autrement, j\u2019ai compris qu\u2019il existait plusieurs chemins, plusieurs variantes, parfois des petites routes presque invisibles ; j\u2019ai essay\u00e9, j\u2019ai compar\u00e9, j\u2019ai chang\u00e9 d\u2019itin\u00e9raire chaque semaine, puis j\u2019ai ajout\u00e9 un crit\u00e8re auquel je ne pensais pas : la qualit\u00e9 r\u00e9elle de la route, sa largeur, la facilit\u00e9 de croiser un autre v\u00e9hicule sans se mettre au foss\u00e9. Ce que j\u2019ai compris, c\u2019est que \u201csimplifier\u201d demande souvent de passer du temps \u00e0 exp\u00e9rimenter, \u00e0 observer, \u00e0 ajuster. 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Pour certains, ce sera l\u2019avoir ; pour d\u2019autres, l\u2019\u00eatre ; et chez chacun de nous, \u00e7a se m\u00e9lange, \u00e7a bouge, \u00e7a se contredit. Je repense \u00e0 des p\u00e9riodes \u00e0 Paris o\u00f9 je n\u2019avais pas d\u2019argent, pas seulement parce que je n\u2019avais pas de travail, mais parce que je ne voulais plus me louer pour des clopinettes : je refusais les travaux insipides, je refusais le compromis, par orgueil, par fiert\u00e9, par imagination, peu importe. J\u2019ai touch\u00e9 le plancher de la pauvret\u00e9. \u00c0 la fin des march\u00e9s autour de chez moi, j\u2019arrivais avec un sac plastique pour ramasser les l\u00e9gumes et les fruits abandonn\u00e9s apr\u00e8s la vente ; il fallait aller vite, parce que je n\u2019\u00e9tais pas le seul \u00e0 avoir eu l\u2019id\u00e9e, et parce que la voirie nettoyait avec un z\u00e8le f\u00e9roce \u00e0 l\u2019heure du d\u00e9jeuner. Au d\u00e9but, j\u2019avais honte : je me cachais quand une femme approchait, derri\u00e8re des cagettes, derri\u00e8re un poteau, ou je baissais les yeux pour ne pas croiser un regard. Et puis j\u2019ai commenc\u00e9 \u00e0 regarder cette honte comme un probl\u00e8me en soi : une culpabilit\u00e9 qui mange les journ\u00e9es. \u00c0 cette \u00e9poque, je voulais \u00eatre un grand \u00e9crivain ; je d\u00e9vorais les Am\u00e9ricains \u2014 Miller, Dos Passos, Kerouac, Steinbeck, Hemingway, Capote \u2014 et je me persuadais qu\u2019il fallait vivre des situations extr\u00eames pour fabriquer la mati\u00e8re de futurs livres. Ma solitude choisie m\u2019avait donn\u00e9 une famille imaginaire : ces romanciers \u00e9taient des p\u00e8res, des fr\u00e8res, des amis ; je traquais dans leurs textes un signe qui m\u2019aurait \u00e9t\u00e9 destin\u00e9, et j\u2019en trouvais forc\u00e9ment, comme on voit partout la voiture qu\u2019on veut acheter. J\u2019ai m\u00eame \u00e9crit des pages \u201c\u00e0 la mani\u00e8re de\u201d, persuad\u00e9 de comprendre leur esprit au point de devenir eux. Au fond, je m\u2019inventais comme personnage : un homme qui pouvait tout traverser, y compris la faim, sans perdre une plume, parce que l\u2019\u00e9criture transformait tout en substance. Je croyais \u00eatre heureux, et je croyais faire quelque chose d\u2019utile de ma vie ; j\u2019avais pouss\u00e9 l\u2019\u00e9criture \u00e0 la hauteur d\u2019un sacerdoce, et une foi un peu imb\u00e9cile me faisait l\u00e9viter au-dessus des fruits pourris et des ordures des march\u00e9s. Tant qu\u2019on est seul, on peut s\u2019imaginer le bonheur et s\u2019y enfermer comme dans un mensonge solide. La vie m\u2019en a sorti quand j\u2019ai rencontr\u00e9 M. La relation a dur\u00e9 une dizaine d\u2019ann\u00e9es ; elle a bris\u00e9 une grande part de mes croyances sur l\u2019art, l\u2019amour, la responsabilit\u00e9 \u2014 toutes ces choses que je n\u2019avais jamais voulu regarder en face. Il a fallu revenir dans le rang, gagner de l\u2019argent pour le foyer ; au d\u00e9but, je jouais volontiers le r\u00f4le de l\u2019homme normal qui prend ses responsabilit\u00e9s. Je d\u00e9sirais tellement \u00eatre heureux que je me voilais les yeux : je faisais semblant. Avoir un logis, de l\u2019argent, des obligations, chassait peu \u00e0 peu l\u2019\u00eatre \u201cmerveilleux\u201d que j\u2019avais aper\u00e7u en moi, et l\u2019\u00e9crivain s\u2019\u00e9loignait, faisant parfois un petit signe avant de dispara\u00eetre dans les couloirs du quotidien. J\u2019ai br\u00fbl\u00e9 des carnets pour exorciser ce d\u00e9mon que je croyais responsable de mon malheur ; \u00e7a n\u2019a rien r\u00e9solu. Les ann\u00e9es ont pass\u00e9, rudes, et je n\u2019\u00e9tais toujours pas heureux ; le constat r\u00e9veillait en moi une violence : d\u00e9prime, m\u00e9lancolie, agacement, col\u00e8res noires. Je me reprochais tout : impuissance, l\u00e2chet\u00e9, d\u00e9faite. Et pourtant une force continuait \u00e0 vouloir exister, \u00e0 vouloir s\u2019exprimer ; j\u2019ai fini par comprendre que je n\u2019avais pas \u00e0 la vaincre, mais \u00e0 l\u2019accepter. J\u2019ai tout quitt\u00e9, encore une fois, pour me retrouver seul ; j\u2019ai tent\u00e9 de reprendre des romans, blocage complet. Alors je me suis tourn\u00e9 davantage vers la peinture : j\u2019ai ferm\u00e9 les carnets, j\u2019ai peint, et l\u2019\u00e9nergie est revenue par saccades. Je vivais \u00e0 l\u2019h\u00f4tel ; le soir, je marchais en ville, juste pour voir des gens, sans parler, et \u00e7a me faisait du bien. Je travaillais un peu, juste assez pour subvenir au n\u00e9cessaire, et je retrouvais une joie simple : je pouvais cr\u00e9er. J\u2019aurais pu rester longtemps dans cette libert\u00e9 \u2014 la t\u00e9r\u00e9benthine, la fatigue, l\u2019impression d\u2019\u00eatre vivant \u2014 mais la vie m\u2019a pouss\u00e9 ailleurs, et si j\u2019ai accept\u00e9 ces aventures, c\u2019est que je n\u2019\u00e9tais pas si s\u00fbr que je le croyais de ce que je voulais vraiment. J\u2019ai oscill\u00e9 toute mon existence entre deux p\u00f4les : \u00eatre et avoir, libert\u00e9 et prison, richesse et pauvret\u00e9, \u00e9criture et peinture. Avec le recul, je vois m\u00eame une chance dans cette instabilit\u00e9 : ne pas s\u2019\u00eatre fig\u00e9, ne pas s\u2019\u00eatre install\u00e9 dans un ennui \u00e0 la poursuite d\u2019une chim\u00e8re unique. Les chim\u00e8res ont leur utilit\u00e9, elles poussent, elles \u00e9clairent, elles trompent ; et peut-\u00eatre qu\u2019on apprend avec elles. Ce que je crois aujourd\u2019hui, c\u2019est que le bonheur n\u2019est ni dans l\u2019\u00eatre ni dans l\u2019avoir : il se fabrique, il se recr\u00e9e. Et que l\u2019argent, qu\u2019on en ait beaucoup ou peu, n\u2019est qu\u2019un param\u00e8tre parmi d\u2019autres \u2014 rarement le c\u0153ur. ", "image": "https:\/\/ledibbouk.net\/IMG\/logo\/route-secondaire.jpg?1766302911", "tags": [] } ,{ "id": "https:\/\/ledibbouk.net\/rebaptiser-la-torture.html", "url": "https:\/\/ledibbouk.net\/rebaptiser-la-torture.html", "title": "Rebaptiser la torture", "date_published": "2019-11-01T21:48:00Z", "date_modified": "2025-12-21T09:48:40Z", "author": {"name": "Patrick Blanchon"}, "content_html": "

« De 1816 \u00e0 1910, l’Acad\u00e9mie si\u00e9geait le mardi et le jeudi. Depuis 1910, elle ne se r\u00e9unit plus qu’une fois par semaine, le jeudi, \u00e0 15h, en priv\u00e9, sur un ordre du jour \u00e9tabli chaque semaine par le Secr\u00e9taire perp\u00e9tuel, pr\u00e9sent au bureau \u00e0 toutes les s\u00e9ances ordinaires ou solennelles de la Compagnie.<\/em> »<\/p>\n

Dommage puisque nous sommes vendredi et qu’il faudra sans doute attendre la semaine prochaine et une ou deux vies encore pour que je participe aux choix des mots du dictionnaire en tant qu’acad\u00e9micien.<\/p>\n

Car ce matin j’ai \u00e9t\u00e9 r\u00e9veill\u00e9 par une association \u00e9trange de deux mots et dont l’incongruit\u00e9 continue toujours \u00e0 faire son chemin.<\/p>\n

Torture et distraction.<\/strong><\/p>\n

Car dans le fond ce que je fais en ce moment n’est rien d’autre que de me soumettre \u00e0 la question dans l’\u00e9laboration des t\u00e2ches que j’ai choisies de r\u00e9aliser quotidiennement.<\/p>\n

Car dans le fond pour fuir g\u00e9n\u00e9ralement ce plan bien \u00e9tabli, je n’ai rien d’autre que de lui opposer la distraction.<\/p>\n

Et je me suis soudain demand\u00e9 si cette fa\u00e7on de fonctionner entre le travail et la distraction n’\u00e9tait pas une sorte de mod\u00e8le impos\u00e9 plus ou moins consciemment par notre belle soci\u00e9t\u00e9 moderne.<\/p>\n

Dans l’ordre « normal » des choses la distraction serait une r\u00e9compense m\u00e9rit\u00e9e apr\u00e8s une t\u00e2che rondement men\u00e9e. Il serait invraisemblable que l’on commen\u00e7\u00e2t sa journ\u00e9e par la distraction et pourtant combien de fois l’ai-je fait ?<\/p>\n

Pas assez de doigts pour compter toutes ces journ\u00e9es avort\u00e9es dans l’\u0153uf d’autruche du plaisir d\u00e9brid\u00e9 autant que destructeur de la distraction.<\/p>\n

Et c’est pour moi une v\u00e9ritable torture de constater \u00e0 quel point la distraction, \u00e0 chaque fois que j’y replonge puis en \u00e9merge, me procure une amertume formidable.<\/p>\n

Les exemples sont nombreux, les tentations infinies.<\/p>\n

Que ce soit par les r\u00e9seaux sociaux, la chaise ou la banquette qui me fait un clin d’\u0153il dans l’atelier, la t\u00e9l\u00e9vision \u00e0 l’heure de la sieste, un article de magazine qui m’attire soudain :<\/p>\n

Tout est bon alors pour fuir l’ordre normal des choses pr\u00e9vues et que la r\u00e9alisation de celles-ci se reporte plus ou moins vers la Saint-Glinglin, quand les cloches sonneront, la semaine des quatre jeudis, aux calendes grecques, et quand les poules auront des dents.<\/strong><\/p>\n

Une vraie torture que cette perp\u00e9tuelle distraction, tu ne crois pas ?<\/p>\n

D’ailleurs il ne faut pas \u00eatre expert en linguistique pour comprendre le sens de ce mot : une double traction, un \u00e9cart\u00e8lement ni plus ni moins provoqu\u00e9 par deux forces vives de l’univers : le mouvement et l’inertie.<\/strong><\/p>\n

Avec la soci\u00e9t\u00e9 des loisirs, la naissance des cong\u00e9s pay\u00e9s, les vacances \u00e0 tout bout de champ, la t\u00e9l\u00e9vision, et d\u00e9sormais internet avec les smartphones, les tablettes, les ordinateurs de tout poil, la distraction s’est \u00e9lev\u00e9e comme une sorte de n\u00e9cessit\u00e9 absolue. Les marchands ont tr\u00e8s vite compris le b\u00e9n\u00e9fice qu’ils pourraient tirer de celle-ci et nous la vendent \u00e0 tour de bras d\u00e9sormais.<\/p>\n

Ils nous la vendent parce que nous la demandons tout simplement.<\/p>\n

On peut se plaindre d’un tas de choses et de l’absurdit\u00e9 des programmes t\u00e9l\u00e9visuels notamment, de l’\u00e9trange balai que l’on observe d\u00e9sormais de ces foules qui marchent avec le regard riv\u00e9 sur des lumi\u00e8res bleut\u00e9es dans la nuit noire de la distraction g\u00e9n\u00e9rale, mais il ne faut pas l’oublier, cette nuit obscure est en chacun de nous depuis l’origine.<\/p>\n

Sans doute avons-nous invent\u00e9 un bourreau 3.0 sans bien comprendre ce que nous faisions. Vivement jeudi prochain dans cette vie ou une autre pour que j’apporte ma petite pierre \u00e0 l’\u00e9difice de la langue. Il serait grand temps de changer le mot « torture » par « distraction ».<\/p>", "content_text": " \u00ab *De 1816 \u00e0 1910, l'Acad\u00e9mie si\u00e9geait le mardi et le jeudi. Depuis 1910, elle ne se r\u00e9unit plus qu'une fois par semaine, le jeudi, \u00e0 15h, en priv\u00e9, sur un ordre du jour \u00e9tabli chaque semaine par le Secr\u00e9taire perp\u00e9tuel, pr\u00e9sent au bureau \u00e0 toutes les s\u00e9ances ordinaires ou solennelles de la Compagnie.* \u00bb Dommage puisque nous sommes vendredi et qu'il faudra sans doute attendre la semaine prochaine et une ou deux vies encore pour que je participe aux choix des mots du dictionnaire en tant qu'acad\u00e9micien. Car ce matin j'ai \u00e9t\u00e9 r\u00e9veill\u00e9 par une association \u00e9trange de deux mots et dont l'incongruit\u00e9 continue toujours \u00e0 faire son chemin. **Torture et distraction.** Car dans le fond ce que je fais en ce moment n'est rien d'autre que de me soumettre \u00e0 la question dans l'\u00e9laboration des t\u00e2ches que j'ai choisies de r\u00e9aliser quotidiennement. Car dans le fond pour fuir g\u00e9n\u00e9ralement ce plan bien \u00e9tabli, je n'ai rien d'autre que de lui opposer la distraction. Et je me suis soudain demand\u00e9 si cette fa\u00e7on de fonctionner entre le travail et la distraction n'\u00e9tait pas une sorte de mod\u00e8le impos\u00e9 plus ou moins consciemment par notre belle soci\u00e9t\u00e9 moderne. Dans l'ordre \u00ab normal \u00bb des choses la distraction serait une r\u00e9compense m\u00e9rit\u00e9e apr\u00e8s une t\u00e2che rondement men\u00e9e. Il serait invraisemblable que l'on commen\u00e7\u00e2t sa journ\u00e9e par la distraction et pourtant combien de fois l'ai-je fait ? Pas assez de doigts pour compter toutes ces journ\u00e9es avort\u00e9es dans l'\u0153uf d'autruche du plaisir d\u00e9brid\u00e9 autant que destructeur de la distraction. Et c'est pour moi une v\u00e9ritable torture de constater \u00e0 quel point la distraction, \u00e0 chaque fois que j'y replonge puis en \u00e9merge, me procure une amertume formidable. Les exemples sont nombreux, les tentations infinies. Que ce soit par les r\u00e9seaux sociaux, la chaise ou la banquette qui me fait un clin d'\u0153il dans l'atelier, la t\u00e9l\u00e9vision \u00e0 l'heure de la sieste, un article de magazine qui m'attire soudain : **Tout est bon alors pour fuir l'ordre normal des choses pr\u00e9vues et que la r\u00e9alisation de celles-ci se reporte plus ou moins vers la Saint-Glinglin, quand les cloches sonneront, la semaine des quatre jeudis, aux calendes grecques, et quand les poules auront des dents.** Une vraie torture que cette perp\u00e9tuelle distraction, tu ne crois pas ? D'ailleurs il ne faut pas \u00eatre expert en linguistique pour comprendre le sens de ce mot : une double traction, **un \u00e9cart\u00e8lement ni plus ni moins provoqu\u00e9 par deux forces vives de l'univers : le mouvement et l'inertie.** Avec la soci\u00e9t\u00e9 des loisirs, la naissance des cong\u00e9s pay\u00e9s, les vacances \u00e0 tout bout de champ, la t\u00e9l\u00e9vision, et d\u00e9sormais internet avec les smartphones, les tablettes, les ordinateurs de tout poil, la distraction s'est \u00e9lev\u00e9e comme une sorte de n\u00e9cessit\u00e9 absolue. Les marchands ont tr\u00e8s vite compris le b\u00e9n\u00e9fice qu'ils pourraient tirer de celle-ci et nous la vendent \u00e0 tour de bras d\u00e9sormais. Ils nous la vendent parce que nous la demandons tout simplement. On peut se plaindre d'un tas de choses et de l'absurdit\u00e9 des programmes t\u00e9l\u00e9visuels notamment, de l'\u00e9trange balai que l'on observe d\u00e9sormais de ces foules qui marchent avec le regard riv\u00e9 sur des lumi\u00e8res bleut\u00e9es dans la nuit noire de la distraction g\u00e9n\u00e9rale, mais il ne faut pas l'oublier, cette nuit obscure est en chacun de nous depuis l'origine. Sans doute avons-nous invent\u00e9 un bourreau 3.0 sans bien comprendre ce que nous faisions. Vivement jeudi prochain dans cette vie ou une autre pour que j'apporte ma petite pierre \u00e0 l'\u00e9difice de la langue. Il serait grand temps de changer le mot \u00ab torture \u00bb par \u00ab distraction \u00bb. ", "image": "https:\/\/ledibbouk.net\/IMG\/logo\/c3a9cartelement.jpg?1766008081", "tags": [] } ,{ "id": "https:\/\/ledibbouk.net\/1er-novembre-2019.html", "url": "https:\/\/ledibbouk.net\/1er-novembre-2019.html", "title": "1er novembre 2019", "date_published": "2019-11-01T07:19:00Z", "date_modified": "2025-12-21T07:33:26Z", "author": {"name": "Patrick Blanchon"}, "content_html": "

1er novembre 2019 — Fragments<\/h1>\n

Quatre fragments \u00e9crits le m\u00eame jour. M\u00eame malaise, m\u00eames mots qui reviennent (peur, discipline, volont\u00e9, fuite) et, malgr\u00e9 tout, une trajectoire : chercher une forme qui tienne.<\/p>\n


\n

1) Discipline<\/h2>\n

Encore un mot qu\u2019il me faut sonder de bonne heure, avant tout le reste : discipline. Voil\u00e0 ma discipline, si l\u2019on veut.<\/p>\n

Je suis assis \u00e0 la table de la cuisine. Le caf\u00e9 refroidit. La lumi\u00e8re est grise. La chaise craque quand je bouge. J\u2019ai ouvert un cahier, j\u2019ai pos\u00e9 un stylo, mais je n\u2019ai encore rien \u00e9crit. Je pr\u00e9pare surtout mon \u00e9vitement.<\/p>\n

Discipline : velours et bure. Promesse d\u2019un confort moral — « je tiens » — et menace d\u2019aust\u00e9rit\u00e9 — « je m\u2019y plie ».<\/p>\n

Je pense \u00e0 tout ce que ce mot tra\u00eene : la routine, le droit chemin, la punition. Et je sens monter cette r\u00e9pulsion physique, comme si le mot avait un son de verrou.<\/p>\n

Je n\u2019ai jamais eu de discipline ; ou alors je l\u2019ai tenue \u00e0 distance. Je ne supporte pas qu\u2019on la prononce : elle me ram\u00e8ne un vieux monde. Les consignes. Les regards. Les punitions qu\u2019on appelle « \u00e9ducation ». Je serre la m\u00e2choire et je regarde le cahier comme on regarde un juge.<\/p>\n

Et pourtant, je l\u2019envie.<\/p>\n

J\u2019aimerais savoir exactement quoi faire : me lever \u00e0 la m\u00eame heure, m\u2019asseoir, \u00e9crire une page, puis arr\u00eater — sans discuter. J\u2019aimerais \u00eatre ce gosse appliqu\u00e9 qui tire un peu la langue, non par peur, mais par concentration ; ce plaisir simple d\u2019ob\u00e9ir \u00e0 une r\u00e8gle qu\u2019on s\u2019est donn\u00e9e.<\/p>\n

Je cherche des mots de remplacement, comme on change l\u2019\u00e9tiquette pour avaler le m\u00e9dicament : fouet, p\u00e9nitence, contrainte, ob\u00e9issance, police\u2026 Ils ont tous un go\u00fbt m\u00e9tallique.<\/p>\n

Et puis je tombe sur l\u2019autre mot, celui qui fait tout passer :<\/p>\n

ART.<\/p>\n

Le caf\u00e9 est froid, et je n\u2019ai toujours rien \u00e9crit. N\u2019ai-je pas mis toutes mes billes dans ce mot-l\u00e0, depuis des ann\u00e9es ? N\u2019ai-je pas appel\u00e9 « art » ce qui me permettait surtout de tenir debout, de me donner une raison, une excuse, une noblesse ?<\/p>\n

Alors l\u2019hypoth\u00e8se arrive, simple et d\u00e9sagr\u00e9able : si l\u2019art n\u2019\u00e9tait, pour moi, qu\u2019une discipline maquill\u00e9e ? Une mani\u00e8re plus pr\u00e9sentable de me tenir au fouet ?<\/p>\n

Et si, dans le fond, je n\u2019\u00e9tais rien d\u2019autre que ce mystique qui se flagelle — simplement parce qu\u2019il a trouv\u00e9 un mot acceptable pour le faire ?<\/p>\n


\n

2) Peur et m\u00e9thode<\/h2>\n

Plus tard, chez Sylvie et Alain, je vois la peur \u00e0 l\u2019\u0153uvre autrement : non pas comme un vertige, mais comme un syst\u00e8me.<\/p>\n

Cela fait un an que je n\u2019ai pas revu Sylvie et Alain. Nous avons sympathis\u00e9 lors d\u2019une exposition que j\u2019avais organis\u00e9e \u00e0 l\u2019atelier ; puis nous avons \u00e9chang\u00e9 nos coordonn\u00e9es et, depuis, nous nous invitons une fois l\u2019an pour un ap\u00e9ro d\u00eenatoire.<\/p>\n

Alain, ancien ing\u00e9nieur fra\u00eechement retrait\u00e9, ne supporte pas le d\u00e9sordre.<\/p>\n

Au second whisky, Sylvie nous apprend qu\u2019il aligne lui-m\u00eame ses chaussettes dans un grand tiroir, puis les cale\u00e7ons, comme par rayon : « on se croirait dans un magasin », dit-elle.<\/p>\n

Je le vois faire avec la serviette pos\u00e9e sur la table basse : il la replie, la pousse d\u2019un centim\u00e8tre, recommence. Il suit un plan invisible. Tout ce qui n\u2019est pas \u00e0 l\u2019\u00e9querre le met mal \u00e0 l\u2019aise ; les diagonales semblent l\u2019agresser.<\/p>\n

Au troisi\u00e8me whisky, l\u2019air s\u2019est r\u00e9chauff\u00e9. Je lui demande d\u2019o\u00f9 lui vient ce besoin d\u2019ordre, et s\u2019il a un lien avec sa carri\u00e8re. Alain a travaill\u00e9 dans l\u2019informatique. Il construisait des logiciels pour all\u00e9ger les t\u00e2ches humaines : pr\u00e9voir, r\u00e9duire, automatiser.<\/p>\n

Normalement, avec ma d\u00e9pression d\u2019automne, je devrais sentir une pointe de lassitude — ou de jalousie — devant ce couple \u00e0 l\u2019aise. Je devrais leur chercher des d\u00e9fauts, sous leur sympathie.<\/p>\n

Mais non.<\/p>\n

Je les trouve touchants. Je pense \u00e0 ce qu\u2019ils ont d\u00fb b\u00e2tir : les ann\u00e9es, les concessions, les enfants \u00e9lev\u00e9s, les inqui\u00e9tudes tenues \u00e0 distance. Je les imagine avan\u00e7ant vers la retraite avec une s\u00e9r\u00e9nit\u00e9 — qui, de mon c\u00f4t\u00e9, n\u2019est pas vraiment au programme.<\/p>\n

Et c\u2019est l\u00e0 que quelque chose se d\u00e9place : je comprends qu\u2019Alain a fait de sa peur une m\u00e9thode. \u00c0 force de craindre le d\u00e9sordre, il a appris \u00e0 cartographier les risques, \u00e0 poser des garde-fous, \u00e0 se donner une chance que les choses tiennent.<\/p>\n

Cette id\u00e9e me renvoie \u00e0 mon p\u00e8re.<\/p>\n

\u00c9lev\u00e9 par un militaire de carri\u00e8re, j\u2019ai grandi avec une notion de courage : rester pr\u00eat, imaginer le danger surgir de partout. Mais chez mon p\u00e8re, la pr\u00e9voyance n\u2019avait rien d\u2019une m\u00e9thode tranquille. Elle \u00e9tait coll\u00e9e \u00e0 une fatalit\u00e9, \u00e0 une peur sans objet pr\u00e9cis. Et d\u00e8s qu\u2019un d\u00e9tail d\u00e9viait du pr\u00e9vu, la col\u00e8re arrivait, brutale.<\/p>\n

Moi, devant cette peur permanente et devant le hasard qu\u2019on ne dompte pas, j\u2019ai choisi l\u2019inverse : foncer. J\u2019ai abandonn\u00e9 t\u00f4t l\u2019id\u00e9e de me prot\u00e9ger correctement. Je me suis dit que c\u2019\u00e9tait du courage — mais c\u2019\u00e9tait aussi une peur, simplement tourn\u00e9e autrement.<\/p>\n

Ma peur, au fond, n\u2019\u00e9tait pas celle du danger. C\u2019\u00e9tait celle de passer \u00e0 c\u00f4t\u00e9. Mourir sans rien avoir fait de cette vie. Pas « r\u00e9ussir » au sens financier, non : plut\u00f4t voir, comprendre, apprendre, traverser le monde, \u00e9prouver le r\u00e9el, la m\u00e9canique des gens.<\/p>\n

Quand je regardais la plupart des existences, j\u2019y voyais une architecture de peurs. Et moi, je jugeais. Comme si j\u2019\u00e9tais au-dessus, alors que j\u2019\u00e9tais juste ailleurs.<\/p>\n

Aujourd\u2019hui, je vois les choses plus simplement : la peur est un mat\u00e9riau. Qu\u2019elle s\u2019appelle ordre, hasard, solitude ou \u00e9chec, elle dessine nos vies, qu\u2019on le veuille ou non.<\/p>\n


\n

3) Volont\u00e9, impuissance, fuite<\/h2>\n

Rentr\u00e9 \u00e0 moi-m\u00eame, c\u2019est la volont\u00e9 qui manque — et tout repart en boucle.<\/p>\n

Il ne faudrait sans doute pas trop r\u00e9fl\u00e9chir pour mettre en place quoi que ce soit. Il faudrait retrouver la na\u00efvet\u00e9 des gamins, leur innocence, et s\u2019armer d\u2019une volont\u00e9 in\u00e9branlable.<\/p>\n

C\u2019est l\u00e0 que tout se casse la figure chez moi. Cette absence de na\u00efvet\u00e9, je l\u2019appelle lucidit\u00e9 — par arrangement. Mais \u00e0 bien y regarder, cette lucidit\u00e9 n\u2019est qu\u2019une gaminerie : une excuse pour expliquer, justifier mon manque chronique de volont\u00e9.<\/p>\n

De l\u00e0 \u00e0 une sensation d\u2019impuissance, il n\u2019y a qu\u2019un pas, et je le franchis plusieurs fois par jour.<\/p>\n

Ce qui est insupportable, c\u2019est la volont\u00e9 de vouloir acqu\u00e9rir de la volont\u00e9. Le d\u00e9sir m\u00eame devient une contrainte, et la contrainte se retourne contre moi. \u00c7a m\u2019\u00e9chappe, et \u00e7a me r\u00e9volte.<\/p>\n

C\u2019est comme ce gla\u00e7on dans le whisky : on n\u2019en voit qu\u2019une partie. J\u2019ai beau soulever le verre, le mettre au-dessus de ma t\u00eate, le regarder par-dessous, je ne fais que d\u00e9placer l\u2019angle. Le bloc reste l\u00e0, intact, et la boisson se dilue.<\/p>\n

Alors, plus d\u2019une fois, je n\u2019ai eu d\u2019autre choix que la fuite : la col\u00e8re, la r\u00e9volte, la destruction. Tout vaut mieux que ce constat d\u2019impuissance pos\u00e9 devant soi comme un objet.<\/p>\n

Avec les ann\u00e9es, j\u2019ai m\u00eame mis mon intelligence au service de cette fuite : j\u2019ai g\u00e9n\u00e9ralis\u00e9 mon impuissance \u00e0 l\u2019humanit\u00e9 enti\u00e8re. Nous avons beau \u00e9chafauder des plans, nous finissons tous au m\u00eame endroit : la mort.<\/p>\n

Et puis, un matin, le doute revient autrement. On se demande si le sens est le bon. Si cette culpabilit\u00e9 qu\u2019on porte — sur soi, en soi — n\u2019est pas seulement un constat \u00e9go\u00efste, mais une tentation plus vaste : se r\u00eaver « martyr du monde », \u00e9pouser la souffrance humaine pour ne plus avoir \u00e0 regarder sa propre incapacit\u00e9 d\u2019agir.<\/p>\n

\u00c0 ce moment-l\u00e0, une issue s\u2019ouvre — et c\u2019est encore une fuite. Une sortie par le haut. On se donne une mission, une doctrine, un vocabulaire. On parle au nom de quelque chose de plus grand que soi. Et, soudain, l\u2019absence de volont\u00e9 cesse d\u2019\u00eatre un d\u00e9faut : elle devient un destin.<\/p>\n


\n

4) Nuit \u00e9toil\u00e9e, profondeur, sortie<\/h2>\n

Le m\u00eame jour, il suffit parfois de lever les yeux : le ciel remet tout en place, et relance tout.<\/p>\n

N\u2019est-ce pas un r\u00eave qui se transmet depuis la nuit des temps ? Cette nuit \u00e9toil\u00e9e que l\u2019\u0153il contemple avec admiration — et avec une angoisse tr\u00e8s simple : celle d\u2019\u00eatre minuscule.<\/p>\n

La profondeur du ciel te renvoie \u00e0 ta petitesse : ton corps, ton esprit, cette place \u00e9troite sur la terre, et tout ce que tu t\u2019inventes pour supporter l\u2019id\u00e9e de finir.<\/p>\n

Et puis, par une alchimie que je ne ma\u00eetrise pas, cette profondeur bascule parfois : du ciel vers la grotte, de l\u2019immense vers le proche, du cosmique vers l\u2019intime. Comme si le vertige avait besoin d\u2019un \u00e9quivalent dans la chair. Le temps d\u2019un soupir. Le temps d\u2019un r\u00eave.<\/p>\n

Il y a dans ce mouvement une envie folle : mourir et rena\u00eetre plus vite que notre conscience ne relie les faits. Couper le raisonnement. Retrouver un passage.<\/p>\n

Mais peut-on encore se satisfaire, aujourd\u2019hui, de la vieille mise en sc\u00e8ne qui a longtemps organis\u00e9 ce passage : l\u2019homme d\u2019un c\u00f4t\u00e9, la femme de l\u2019autre, les deux pris dans un r\u00f4le, comme instruments d\u2019un rituel cens\u00e9 donner acc\u00e8s \u00e0 « quelque chose » — au sacr\u00e9, \u00e0 ce qu\u2019on n\u2019explique pas ?<\/p>\n

Ce que je vois, c\u2019est surtout un d\u00e9placement : on ne veut plus \u00eatre assign\u00e9 \u00e0 une place. Ni \u00eatre regard\u00e9 \u00e0 travers un mythe. Ni servir de d\u00e9cor \u00e0 la peur ou au d\u00e9sir de l\u2019autre. Et ce d\u00e9placement est juste. Il est n\u00e9cessaire. Il r\u00e9pare.<\/p>\n

Mais il laisse aussi une question \u00e0 nu : qu\u2019est-ce qui, dans le monde ancien, s\u2019appelait « myst\u00e8re » et n\u2019\u00e9tait, en v\u00e9rit\u00e9, qu\u2019une mani\u00e8re de ne pas regarder en face ? Une mani\u00e8re d\u2019embellir l\u2019ignorance, de donner un prestige \u00e0 la domination ?<\/p>\n

Dans le m\u00eame temps, les mots se durcissent. Les m\u00e9dias r\u00e9p\u00e8tent, comptent, nomment : « f\u00e9minicide ». Le mot n\u2019est pas beau, il n\u2019a pas \u00e0 l\u2019\u00eatre. Il coupe. Il d\u00e9signe. Il force \u00e0 voir. Et il indique une corrosion — pas seulement de la morale, pas seulement de la biens\u00e9ance, mais une corrosion plus profonde : celle du lien, celle du regard, celle de ce qui emp\u00eache l\u2019autre d\u2019\u00eatre un autre.<\/p>\n

Alors oui, la parit\u00e9 est juste. Je ne la discute pas. L\u2019injustice r\u00e9clame r\u00e9paration.<\/p>\n

Ce qui m\u2019inqui\u00e8te, si je suis honn\u00eate, ce n\u2019est pas la « fin du myst\u00e8re » au sens romantique. C\u2019est autre chose : que nous remplacions un aveuglement par un autre. Que nous croyions qu\u2019en corrigeant les positions, tout sera r\u00e9gl\u00e9 — alors que le c\u0153ur du probl\u00e8me est ailleurs : dans la violence, dans le d\u00e9sir de contr\u00f4le, dans la fa\u00e7on dont on supporte (ou non) la libert\u00e9 de l\u2019autre.<\/p>\n

Et pourtant, le ciel est toujours l\u00e0. La nuit \u00e9toil\u00e9e recommence. La profondeur recommence.<\/p>\n

Il restera peut-\u00eatre des r\u00eaveurs d\u2019un nouveau genre, non pour regretter l\u2019ancien monde, mais pour apprendre \u00e0 d\u00e9sirer sans mythe, \u00e0 aimer sans r\u00f4le, \u00e0 regarder sans poss\u00e9der — et \u00e0 laisser au myst\u00e8re sa vraie place : non pas comme un voile, mais comme une limite, saine, de notre compr\u00e9hension.<\/p>", "content_text": " # 1er novembre 2019 \u2014 Fragments Quatre fragments \u00e9crits le m\u00eame jour. M\u00eame malaise, m\u00eames mots qui reviennent (peur, discipline, volont\u00e9, fuite) et, malgr\u00e9 tout, une trajectoire : chercher une forme qui tienne. --- ## 1) Discipline Encore un mot qu\u2019il me faut sonder de bonne heure, avant tout le reste : discipline. Voil\u00e0 ma discipline, si l\u2019on veut. Je suis assis \u00e0 la table de la cuisine. Le caf\u00e9 refroidit. La lumi\u00e8re est grise. La chaise craque quand je bouge. J\u2019ai ouvert un cahier, j\u2019ai pos\u00e9 un stylo, mais je n\u2019ai encore rien \u00e9crit. Je pr\u00e9pare surtout mon \u00e9vitement. Discipline : velours et bure. Promesse d\u2019un confort moral \u2014 \u00ab je tiens \u00bb \u2014 et menace d\u2019aust\u00e9rit\u00e9 \u2014 \u00ab je m\u2019y plie \u00bb. Je pense \u00e0 tout ce que ce mot tra\u00eene : la routine, le droit chemin, la punition. Et je sens monter cette r\u00e9pulsion physique, comme si le mot avait un son de verrou. Je n\u2019ai jamais eu de discipline ; ou alors je l\u2019ai tenue \u00e0 distance. Je ne supporte pas qu\u2019on la prononce : elle me ram\u00e8ne un vieux monde. Les consignes. Les regards. Les punitions qu\u2019on appelle \u00ab \u00e9ducation \u00bb. Je serre la m\u00e2choire et je regarde le cahier comme on regarde un juge. Et pourtant, je l\u2019envie. J\u2019aimerais savoir exactement quoi faire : me lever \u00e0 la m\u00eame heure, m\u2019asseoir, \u00e9crire une page, puis arr\u00eater \u2014 sans discuter. J\u2019aimerais \u00eatre ce gosse appliqu\u00e9 qui tire un peu la langue, non par peur, mais par concentration ; ce plaisir simple d\u2019ob\u00e9ir \u00e0 une r\u00e8gle qu\u2019on s\u2019est donn\u00e9e. Je cherche des mots de remplacement, comme on change l\u2019\u00e9tiquette pour avaler le m\u00e9dicament : fouet, p\u00e9nitence, contrainte, ob\u00e9issance, police\u2026 Ils ont tous un go\u00fbt m\u00e9tallique. Et puis je tombe sur l\u2019autre mot, celui qui fait tout passer : ART. Le caf\u00e9 est froid, et je n\u2019ai toujours rien \u00e9crit. N\u2019ai-je pas mis toutes mes billes dans ce mot-l\u00e0, depuis des ann\u00e9es ? N\u2019ai-je pas appel\u00e9 \u00ab art \u00bb ce qui me permettait surtout de tenir debout, de me donner une raison, une excuse, une noblesse ? Alors l\u2019hypoth\u00e8se arrive, simple et d\u00e9sagr\u00e9able : si l\u2019art n\u2019\u00e9tait, pour moi, qu\u2019une discipline maquill\u00e9e ? Une mani\u00e8re plus pr\u00e9sentable de me tenir au fouet ? Et si, dans le fond, je n\u2019\u00e9tais rien d\u2019autre que ce mystique qui se flagelle \u2014 simplement parce qu\u2019il a trouv\u00e9 un mot acceptable pour le faire ? --- ## 2) Peur et m\u00e9thode Plus tard, chez Sylvie et Alain, je vois la peur \u00e0 l\u2019\u0153uvre autrement : non pas comme un vertige, mais comme un syst\u00e8me. Cela fait un an que je n\u2019ai pas revu Sylvie et Alain. Nous avons sympathis\u00e9 lors d\u2019une exposition que j\u2019avais organis\u00e9e \u00e0 l\u2019atelier ; puis nous avons \u00e9chang\u00e9 nos coordonn\u00e9es et, depuis, nous nous invitons une fois l\u2019an pour un ap\u00e9ro d\u00eenatoire. Alain, ancien ing\u00e9nieur fra\u00eechement retrait\u00e9, ne supporte pas le d\u00e9sordre. Au second whisky, Sylvie nous apprend qu\u2019il aligne lui-m\u00eame ses chaussettes dans un grand tiroir, puis les cale\u00e7ons, comme par rayon : \u00ab on se croirait dans un magasin \u00bb, dit-elle. Je le vois faire avec la serviette pos\u00e9e sur la table basse : il la replie, la pousse d\u2019un centim\u00e8tre, recommence. Il suit un plan invisible. Tout ce qui n\u2019est pas \u00e0 l\u2019\u00e9querre le met mal \u00e0 l\u2019aise ; les diagonales semblent l\u2019agresser. Au troisi\u00e8me whisky, l\u2019air s\u2019est r\u00e9chauff\u00e9. Je lui demande d\u2019o\u00f9 lui vient ce besoin d\u2019ordre, et s\u2019il a un lien avec sa carri\u00e8re. Alain a travaill\u00e9 dans l\u2019informatique. Il construisait des logiciels pour all\u00e9ger les t\u00e2ches humaines : pr\u00e9voir, r\u00e9duire, automatiser. Normalement, avec ma d\u00e9pression d\u2019automne, je devrais sentir une pointe de lassitude \u2014 ou de jalousie \u2014 devant ce couple \u00e0 l\u2019aise. Je devrais leur chercher des d\u00e9fauts, sous leur sympathie. Mais non. Je les trouve touchants. Je pense \u00e0 ce qu\u2019ils ont d\u00fb b\u00e2tir : les ann\u00e9es, les concessions, les enfants \u00e9lev\u00e9s, les inqui\u00e9tudes tenues \u00e0 distance. Je les imagine avan\u00e7ant vers la retraite avec une s\u00e9r\u00e9nit\u00e9 \u2014 qui, de mon c\u00f4t\u00e9, n\u2019est pas vraiment au programme. Et c\u2019est l\u00e0 que quelque chose se d\u00e9place : je comprends qu\u2019Alain a fait de sa peur une m\u00e9thode. \u00c0 force de craindre le d\u00e9sordre, il a appris \u00e0 cartographier les risques, \u00e0 poser des garde-fous, \u00e0 se donner une chance que les choses tiennent. Cette id\u00e9e me renvoie \u00e0 mon p\u00e8re. \u00c9lev\u00e9 par un militaire de carri\u00e8re, j\u2019ai grandi avec une notion de courage : rester pr\u00eat, imaginer le danger surgir de partout. Mais chez mon p\u00e8re, la pr\u00e9voyance n\u2019avait rien d\u2019une m\u00e9thode tranquille. Elle \u00e9tait coll\u00e9e \u00e0 une fatalit\u00e9, \u00e0 une peur sans objet pr\u00e9cis. Et d\u00e8s qu\u2019un d\u00e9tail d\u00e9viait du pr\u00e9vu, la col\u00e8re arrivait, brutale. Moi, devant cette peur permanente et devant le hasard qu\u2019on ne dompte pas, j\u2019ai choisi l\u2019inverse : foncer. J\u2019ai abandonn\u00e9 t\u00f4t l\u2019id\u00e9e de me prot\u00e9ger correctement. Je me suis dit que c\u2019\u00e9tait du courage \u2014 mais c\u2019\u00e9tait aussi une peur, simplement tourn\u00e9e autrement. Ma peur, au fond, n\u2019\u00e9tait pas celle du danger. C\u2019\u00e9tait celle de passer \u00e0 c\u00f4t\u00e9. Mourir sans rien avoir fait de cette vie. Pas \u00ab r\u00e9ussir \u00bb au sens financier, non : plut\u00f4t voir, comprendre, apprendre, traverser le monde, \u00e9prouver le r\u00e9el, la m\u00e9canique des gens. Quand je regardais la plupart des existences, j\u2019y voyais une architecture de peurs. Et moi, je jugeais. Comme si j\u2019\u00e9tais au-dessus, alors que j\u2019\u00e9tais juste ailleurs. Aujourd\u2019hui, je vois les choses plus simplement : la peur est un mat\u00e9riau. Qu\u2019elle s\u2019appelle ordre, hasard, solitude ou \u00e9chec, elle dessine nos vies, qu\u2019on le veuille ou non. --- ## 3) Volont\u00e9, impuissance, fuite Rentr\u00e9 \u00e0 moi-m\u00eame, c\u2019est la volont\u00e9 qui manque \u2014 et tout repart en boucle. Il ne faudrait sans doute pas trop r\u00e9fl\u00e9chir pour mettre en place quoi que ce soit. Il faudrait retrouver la na\u00efvet\u00e9 des gamins, leur innocence, et s\u2019armer d\u2019une volont\u00e9 in\u00e9branlable. C\u2019est l\u00e0 que tout se casse la figure chez moi. Cette absence de na\u00efvet\u00e9, je l\u2019appelle lucidit\u00e9 \u2014 par arrangement. Mais \u00e0 bien y regarder, cette lucidit\u00e9 n\u2019est qu\u2019une gaminerie : une excuse pour expliquer, justifier mon manque chronique de volont\u00e9. De l\u00e0 \u00e0 une sensation d\u2019impuissance, il n\u2019y a qu\u2019un pas, et je le franchis plusieurs fois par jour. Ce qui est insupportable, c\u2019est la volont\u00e9 de vouloir acqu\u00e9rir de la volont\u00e9. Le d\u00e9sir m\u00eame devient une contrainte, et la contrainte se retourne contre moi. \u00c7a m\u2019\u00e9chappe, et \u00e7a me r\u00e9volte. C\u2019est comme ce gla\u00e7on dans le whisky : on n\u2019en voit qu\u2019une partie. J\u2019ai beau soulever le verre, le mettre au-dessus de ma t\u00eate, le regarder par-dessous, je ne fais que d\u00e9placer l\u2019angle. Le bloc reste l\u00e0, intact, et la boisson se dilue. Alors, plus d\u2019une fois, je n\u2019ai eu d\u2019autre choix que la fuite : la col\u00e8re, la r\u00e9volte, la destruction. Tout vaut mieux que ce constat d\u2019impuissance pos\u00e9 devant soi comme un objet. Avec les ann\u00e9es, j\u2019ai m\u00eame mis mon intelligence au service de cette fuite : j\u2019ai g\u00e9n\u00e9ralis\u00e9 mon impuissance \u00e0 l\u2019humanit\u00e9 enti\u00e8re. Nous avons beau \u00e9chafauder des plans, nous finissons tous au m\u00eame endroit : la mort. Et puis, un matin, le doute revient autrement. On se demande si le sens est le bon. Si cette culpabilit\u00e9 qu\u2019on porte \u2014 sur soi, en soi \u2014 n\u2019est pas seulement un constat \u00e9go\u00efste, mais une tentation plus vaste : se r\u00eaver \u00ab martyr du monde \u00bb, \u00e9pouser la souffrance humaine pour ne plus avoir \u00e0 regarder sa propre incapacit\u00e9 d\u2019agir. \u00c0 ce moment-l\u00e0, une issue s\u2019ouvre \u2014 et c\u2019est encore une fuite. Une sortie par le haut. On se donne une mission, une doctrine, un vocabulaire. On parle au nom de quelque chose de plus grand que soi. Et, soudain, l\u2019absence de volont\u00e9 cesse d\u2019\u00eatre un d\u00e9faut : elle devient un destin. --- ## 4) Nuit \u00e9toil\u00e9e, profondeur, sortie Le m\u00eame jour, il suffit parfois de lever les yeux : le ciel remet tout en place, et relance tout. N\u2019est-ce pas un r\u00eave qui se transmet depuis la nuit des temps ? Cette nuit \u00e9toil\u00e9e que l\u2019\u0153il contemple avec admiration \u2014 et avec une angoisse tr\u00e8s simple : celle d\u2019\u00eatre minuscule. La profondeur du ciel te renvoie \u00e0 ta petitesse : ton corps, ton esprit, cette place \u00e9troite sur la terre, et tout ce que tu t\u2019inventes pour supporter l\u2019id\u00e9e de finir. Et puis, par une alchimie que je ne ma\u00eetrise pas, cette profondeur bascule parfois : du ciel vers la grotte, de l\u2019immense vers le proche, du cosmique vers l\u2019intime. Comme si le vertige avait besoin d\u2019un \u00e9quivalent dans la chair. Le temps d\u2019un soupir. Le temps d\u2019un r\u00eave. Il y a dans ce mouvement une envie folle : mourir et rena\u00eetre plus vite que notre conscience ne relie les faits. Couper le raisonnement. Retrouver un passage. Mais peut-on encore se satisfaire, aujourd\u2019hui, de la vieille mise en sc\u00e8ne qui a longtemps organis\u00e9 ce passage : l\u2019homme d\u2019un c\u00f4t\u00e9, la femme de l\u2019autre, les deux pris dans un r\u00f4le, comme instruments d\u2019un rituel cens\u00e9 donner acc\u00e8s \u00e0 \u00ab quelque chose \u00bb \u2014 au sacr\u00e9, \u00e0 ce qu\u2019on n\u2019explique pas ? Ce que je vois, c\u2019est surtout un d\u00e9placement : on ne veut plus \u00eatre assign\u00e9 \u00e0 une place. Ni \u00eatre regard\u00e9 \u00e0 travers un mythe. Ni servir de d\u00e9cor \u00e0 la peur ou au d\u00e9sir de l\u2019autre. Et ce d\u00e9placement est juste. Il est n\u00e9cessaire. Il r\u00e9pare. Mais il laisse aussi une question \u00e0 nu : qu\u2019est-ce qui, dans le monde ancien, s\u2019appelait \u00ab myst\u00e8re \u00bb et n\u2019\u00e9tait, en v\u00e9rit\u00e9, qu\u2019une mani\u00e8re de ne pas regarder en face ? Une mani\u00e8re d\u2019embellir l\u2019ignorance, de donner un prestige \u00e0 la domination ? Dans le m\u00eame temps, les mots se durcissent. Les m\u00e9dias r\u00e9p\u00e8tent, comptent, nomment : \u00ab f\u00e9minicide \u00bb. Le mot n\u2019est pas beau, il n\u2019a pas \u00e0 l\u2019\u00eatre. Il coupe. Il d\u00e9signe. Il force \u00e0 voir. Et il indique une corrosion \u2014 pas seulement de la morale, pas seulement de la biens\u00e9ance, mais une corrosion plus profonde : celle du lien, celle du regard, celle de ce qui emp\u00eache l\u2019autre d\u2019\u00eatre un autre. Alors oui, la parit\u00e9 est juste. Je ne la discute pas. L\u2019injustice r\u00e9clame r\u00e9paration. Ce qui m\u2019inqui\u00e8te, si je suis honn\u00eate, ce n\u2019est pas la \u00ab fin du myst\u00e8re \u00bb au sens romantique. C\u2019est autre chose : que nous remplacions un aveuglement par un autre. Que nous croyions qu\u2019en corrigeant les positions, tout sera r\u00e9gl\u00e9 \u2014 alors que le c\u0153ur du probl\u00e8me est ailleurs : dans la violence, dans le d\u00e9sir de contr\u00f4le, dans la fa\u00e7on dont on supporte (ou non) la libert\u00e9 de l\u2019autre. Et pourtant, le ciel est toujours l\u00e0. La nuit \u00e9toil\u00e9e recommence. La profondeur recommence. Il restera peut-\u00eatre des r\u00eaveurs d\u2019un nouveau genre, non pour regretter l\u2019ancien monde, mais pour apprendre \u00e0 d\u00e9sirer sans mythe, \u00e0 aimer sans r\u00f4le, \u00e0 regarder sans poss\u00e9der \u2014 et \u00e0 laisser au myst\u00e8re sa vraie place : non pas comme un voile, mais comme une limite, saine, de notre compr\u00e9hension. 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