https:\/\/youtu.be\/hmRPECd9Yig<\/a><\/p>\nC’est un tout petit mot de rien du tout en apparence, un mot que j’ai longtemps refus\u00e9 d’employer pour ne blesser personne. Mais \u00e0 force il a commenc\u00e9 \u00e0 prendre un poids fou.<\/p>\n
Cela a commenc\u00e9 par des probl\u00e8mes d’articulations je crois bien. En me levant le matin il me fallait un palan. Et puis les difficult\u00e9s se seront accumul\u00e9es peu \u00e0 peu comme la poussi\u00e8re que l’on ne combat pas courageusement, la poussi\u00e8re s’accumule et au final on est souvent oblig\u00e9 d’employer les grands moyens pour retrouver des surfaces propres \u00e0 l’int\u00e9rieur de chez soi.<\/p>\n
Aussi un matin, j’ai commenc\u00e9 timidement \u00e0 essayer de dire non. Mais comme je n’\u00e9tais pas habitu\u00e9 je ne savais pas employer le dosage correct, et puis je suis comme \u00e7a, passionn\u00e9, quand je trouve un truc nouveau j’ai toujours tendance \u00e0 en abuser pour mieux parvenir \u00e0 l’ennui, pour y parvenir plus vite , pour mieux m’en lib\u00e9rer au final je crois bien. tout ce qui me titille les neurones au final se transforme en cage et je suis le loup \u00e0 l’int\u00e9rieur qui veut sortir.<\/p>\n
Un matin j’ai dit non, je n ’irais plus travailler dans cette boite. \u00c7a m’a \u00e9norm\u00e9ment surpris \u00e9videmment, je ne m’y attendais pas du tout. Et puis une fois propuls\u00e9 dans l’air de la chambre ce refus a commenc\u00e9 \u00e0 rev\u00eatir sa propre existence. C’\u00e9tait d\u00e9sormais un fait irr\u00e9futable, et je ne pouvais plus revenir en arri\u00e8re.<\/p>\n
Mon \u00e9pouse au d\u00e9but a bien tenter de me raisonner un peu mais comme elle se heurtait \u00e0 l’\u00e9tranget\u00e9 de ce fait, elle aussi, elle a d\u00e9couvert une impuissance inattendue chez elle \u00e0 pouvoir utiliser la logique pour me convaincre d’y retourner.<\/p>\n
C’\u00e9tait extraordinaire en y repensant la puissance de ce non qui d\u00e9clenche un court circuit dans la m\u00e9canique conjugale bien huil\u00e9e de ces derni\u00e8res ann\u00e9es.<\/p>\n
Nous ne nous y attendions pas. Ce n’\u00e9tait absolument pas pr\u00e9vu. Cependant qu’on ne savait pas du tout encore si cela allait \u00eatre une bonne ou une mauvaise chose.<\/p>\n
On s’est rapidement dirig\u00e9 vers les cons\u00e9quences comme toujours plut\u00f4t que de s’attarder sur la raison principale.<\/p>\n
Qu’allions nous devenir focalisait bien plus que ce qui avait pu se passer.<\/p>\n
Suite \u00e0 ce premier non, j’ai du prendre de l’assurance, et j’ai os\u00e9 en dire d’autres.<\/p>\n
Non je n’ai pas envie d’aller d\u00e9jeuner avec ta m\u00e8re.<\/p>\n
Non je n’ai pas envie de regarder cette s\u00e9rie polici\u00e8re que j’ai d\u00e9j\u00e0 vue 5 fois<\/p>\n
Non je n’ai pas envie de sortir pour rencontrer ces amis avec qui je n’\u00e9prouve aucune affinit\u00e9.<\/p>\n
Non non non... et petit \u00e0 petit quelque chose que j’ignorais totalement de moi a finit par arriver en plein jour.<\/p>\n
Je devenais peu \u00e0 peu un personnage que je n’avais jamais vraiment appr\u00e9ci\u00e9. Ce qu’on appelle commun\u00e9ment un \"beauf\".<\/p>\n
Envie de rien, toujours ronchon, s’opposant par le seul plaisir de s’opposer. Dire non dans une certaine mesure d\u00e9clenchait quelque chose d\u2019extr\u00eamement lib\u00e9ratoire et, en contrepartie, j’observais cette chose que je devenais peu \u00e0 peu, cet esp\u00e8ce de monstruosit\u00e9 marchant sur deux pattes et dont je n’avais pas d’autre d\u00e9finition que celle imm\u00e9diate de \"pauvre type\".<\/p>\n
En m\u00eame temps ou parall\u00e8lement si l’on veut j’ai commenc\u00e9 \u00e0 faire ce que j’aimais c’est \u00e0 dire peindre et ce de plus en plus dans l’espoir que peut -\u00eatre vendre des toiles serait une issue logique.<\/p>\n
Et pour ne pas \u00eatre d\u00e9pendant, j’ai ouvert un cours de peinture, afin de ramener un peu d’argent chaque mois. Je ne pouvais pas b\u00e9n\u00e9ficier d’une quelconque pension puisque j’avais d\u00e9missionn\u00e9 sur un coup de t\u00eate comme on dit g\u00e9n\u00e9ralement.<\/p>\n
Au d\u00e9but quand je dispensais mes cours ce devait \u00eatre effroyable pour les \u00e9l\u00e8ves car mon obsession du \"non\" s’\u00e9tait propag\u00e9e jusque dans la peinture.<\/p>\n
Non cela manque de contraste, non ce ne sont pas les bonnes harmonies de couleurs, non le format que tu utilises n’est pas adapt\u00e9 \u00e0 ton sujet et syst\u00e9matiquement je convainquais chacun de tout d\u00e9truire et de recommencer.<\/p>\n
N\u00e9anmoins le nombre d’\u00e9l\u00e8ves s’accrut d’autant que je d\u00e9ployais des tr\u00e9sors de f\u00e9rocit\u00e9. Allez savoir ce qui peut bien se passer dans la t\u00eate des gens ?<\/p>\n
Cela a dur\u00e9 ainsi quelques ann\u00e9es et mon affaire de cours de peinture devenait de plus en plus florissante. Au final j’ai du prendre un plus grand atelier pour recevoir les gens qui arrivaient de plus en plus nombreux.<\/p>\n
Et puis ce que je consid\u00e9rais comme improbable parce que je refusais plus ou moins que ce soit une certitude, est arriv\u00e9.<\/p>\n
Mon p\u00e8re est d\u00e9c\u00e9d\u00e9.<\/p>\n
Son d\u00e9c\u00e9s a eut de multiples cons\u00e9quences sur notre vie.<\/p>\n
Bien sur nous avons soudain pu b\u00e9n\u00e9ficier d’une somme cons\u00e9quente et inesp\u00e9r\u00e9e dans la situation mat\u00e9rielle dans laquelle nous vivions. Nous \u00e9tions locataire \u00e0 cette \u00e9poque et le loyer \u00e9tait vraiment une folie et mon \u00e9pouse \u00e0 son tour venait de d\u00e9missionner d’un job qu’elle occupait depuis plus de 25 ann\u00e9es.<\/p>\n
Bien que les cours rapportent assez d’argent l’amputation de nos ressources par le paiement du loyer mensuel nous pr\u00e9occupait, il y avait ce risque perp\u00e9tuel de ne plus parvenir \u00e0 pouvoir honorer nos dettes.<\/p>\n
alors nous avons d\u00e9cid\u00e9 d’utiliser l’argent h\u00e9rit\u00e9 de la vente de la maison paternelle pour acheter une maison en Is\u00e8re.<\/p>\n
Nous n’aurions jamais plus \u00e0 payer de loyer, nous aurions un chez nous v\u00e9ritable enfin. Nous pourrions \u00eatre un peu soulag\u00e9 ou rassur\u00e9 sur notre vieillesse \u00e0 venir.<\/p>\n
J’ai r\u00e9ouvert un nouveau cours de peinture dans cette nouvelle ville. J’ai continu\u00e9 \u00e0 peindre et peu \u00e0 peu j’ai commenc\u00e9 \u00e0 exposer de plus en plus.<\/p>\n
Peindre avait toujours \u00e9t\u00e9 pour moi une sorte d\u2019exutoire, et je peignais ce qui me passait par la t\u00eate, sans rechercher une coh\u00e9rence, ou \u00e9tablir de \"collections\". C’\u00e9tait une fa\u00e7on de respirer surtout.<\/p>\n
Quand il a fallu commencer \u00e0 penser \u00e0 vendre je me suis interrog\u00e9 sur la fa\u00e7on dont il fallait s’y prendre. Je me doutais bien qu’il ne suffisait pas d’aller montrer des tableaux pour trouver par miracle des clients.<\/p>\n
J’ai par m\u00e9garde comme on reprend une cigarette apr\u00e8s des ann\u00e9es de sevrage, r\u00e9utiliser le oui .<\/p>\n
tu veux exposer dans un caf\u00e9 associatif ? Oui<\/p>\n
tu veux exposer dans le trou du cul du monde ? oui<\/p>\n
tu veux exposer dans une mairie et boire des verres de mauvais blanc avec des gros cons qui rigolent en reluquant tes toiles ? oui<\/p>\n
Tu veux participer \u00e0 ceci ? oui<\/p>\n
Et \u00e0 cela tu as essay\u00e9 qu’en dis tu ? ben oui<\/p>\n
j’ai ainsi dit oui tellement de fois au cours de ces 24 derniers mois que \u00e7a a finit par me donner le tournis.<\/p>\n
et puis j’ai pris des engagements \u00e0 longs termes en plus pour enfoncer le clou bien proprement.<\/p>\n
Dans un an mais oui<\/p>\n
Dans deux ans mais pas de pobl\u00e8me<\/p>\n
Et l\u00e0 d’un seul coup je viens de me reveiller ce matin et la premi\u00e8re chose qui me vient \u00e0 l’esprit c’est ce petit mot de 3 lettres<\/p>\n
C’est sorti d’un coup j’ai regard\u00e9 mon \u00e9pouse et j’ai dit Non je n’irais pas \u00e0 cette \u00e9ni\u00e8me expo et voil\u00e0 tout.<\/p>\n
Elle n’a rien dit elle a juste os\u00e9 un pr\u00e9viens les quand m\u00eame..<\/em>.<\/p>\nEt j’ai hauss\u00e9 les \u00e9paules en allant dans l’atelier pour allumer une nouvelle cigarette.<\/p>",
"content_text": "https:\/\/youtu.be\/hmRPECd9Yig\n\nC'est un tout petit mot de rien du tout en apparence, un mot que j'ai longtemps refus\u00e9 d'employer pour ne blesser personne. Mais \u00e0 force il a commenc\u00e9 \u00e0 prendre un poids fou.\n\nCela a commenc\u00e9 par des probl\u00e8mes d'articulations je crois bien. En me levant le matin il me fallait un palan. Et puis les difficult\u00e9s se seront accumul\u00e9es peu \u00e0 peu comme la poussi\u00e8re que l'on ne combat pas courageusement, la poussi\u00e8re s'accumule et au final on est souvent oblig\u00e9 d'employer les grands moyens pour retrouver des surfaces propres \u00e0 l'int\u00e9rieur de chez soi.\n\nAussi un matin, j'ai commenc\u00e9 timidement \u00e0 essayer de dire non. Mais comme je n'\u00e9tais pas habitu\u00e9 je ne savais pas employer le dosage correct, et puis je suis comme \u00e7a, passionn\u00e9, quand je trouve un truc nouveau j'ai toujours tendance \u00e0 en abuser pour mieux parvenir \u00e0 l'ennui, pour y parvenir plus vite , pour mieux m'en lib\u00e9rer au final je crois bien. tout ce qui me titille les neurones au final se transforme en cage et je suis le loup \u00e0 l'int\u00e9rieur qui veut sortir.\n\nUn matin j'ai dit non, je n 'irais plus travailler dans cette boite. \u00c7a m'a \u00e9norm\u00e9ment surpris \u00e9videmment, je ne m'y attendais pas du tout. Et puis une fois propuls\u00e9 dans l'air de la chambre ce refus a commenc\u00e9 \u00e0 rev\u00eatir sa propre existence. C'\u00e9tait d\u00e9sormais un fait irr\u00e9futable, et je ne pouvais plus revenir en arri\u00e8re.\n\nMon \u00e9pouse au d\u00e9but a bien tenter de me raisonner un peu mais comme elle se heurtait \u00e0 l'\u00e9tranget\u00e9 de ce fait, elle aussi, elle a d\u00e9couvert une impuissance inattendue chez elle \u00e0 pouvoir utiliser la logique pour me convaincre d'y retourner.\n\nC'\u00e9tait extraordinaire en y repensant la puissance de ce non qui d\u00e9clenche un court circuit dans la m\u00e9canique conjugale bien huil\u00e9e de ces derni\u00e8res ann\u00e9es.\n\nNous ne nous y attendions pas. Ce n'\u00e9tait absolument pas pr\u00e9vu. Cependant qu'on ne savait pas du tout encore si cela allait \u00eatre une bonne ou une mauvaise chose.\n\nOn s'est rapidement dirig\u00e9 vers les cons\u00e9quences comme toujours plut\u00f4t que de s'attarder sur la raison principale.\n\nQu'allions nous devenir focalisait bien plus que ce qui avait pu se passer.\n\nSuite \u00e0 ce premier non, j'ai du prendre de l'assurance, et j'ai os\u00e9 en dire d'autres.\n\nNon je n'ai pas envie d'aller d\u00e9jeuner avec ta m\u00e8re.\n\nNon je n'ai pas envie de regarder cette s\u00e9rie polici\u00e8re que j'ai d\u00e9j\u00e0 vue 5 fois\n\nNon je n'ai pas envie de sortir pour rencontrer ces amis avec qui je n'\u00e9prouve aucune affinit\u00e9.\n\nNon non non... et petit \u00e0 petit quelque chose que j'ignorais totalement de moi a finit par arriver en plein jour.\n\nJe devenais peu \u00e0 peu un personnage que je n'avais jamais vraiment appr\u00e9ci\u00e9. Ce qu'on appelle commun\u00e9ment un \"beauf\".\n\nEnvie de rien, toujours ronchon, s'opposant par le seul plaisir de s'opposer. Dire non dans une certaine mesure d\u00e9clenchait quelque chose d\u2019extr\u00eamement lib\u00e9ratoire et, en contrepartie, j'observais cette chose que je devenais peu \u00e0 peu, cet esp\u00e8ce de monstruosit\u00e9 marchant sur deux pattes et dont je n'avais pas d'autre d\u00e9finition que celle imm\u00e9diate de \"pauvre type\".\n\nEn m\u00eame temps ou parall\u00e8lement si l'on veut j'ai commenc\u00e9 \u00e0 faire ce que j'aimais c'est \u00e0 dire peindre et ce de plus en plus dans l'espoir que peut -\u00eatre vendre des toiles serait une issue logique. \n\nEt pour ne pas \u00eatre d\u00e9pendant, j'ai ouvert un cours de peinture, afin de ramener un peu d'argent chaque mois. Je ne pouvais pas b\u00e9n\u00e9ficier d'une quelconque pension puisque j'avais d\u00e9missionn\u00e9 sur un coup de t\u00eate comme on dit g\u00e9n\u00e9ralement.\n\nAu d\u00e9but quand je dispensais mes cours ce devait \u00eatre effroyable pour les \u00e9l\u00e8ves car mon obsession du \"non\" s'\u00e9tait propag\u00e9e jusque dans la peinture. \n\nNon cela manque de contraste, non ce ne sont pas les bonnes harmonies de couleurs, non le format que tu utilises n'est pas adapt\u00e9 \u00e0 ton sujet et syst\u00e9matiquement je convainquais chacun de tout d\u00e9truire et de recommencer.\n\nN\u00e9anmoins le nombre d'\u00e9l\u00e8ves s'accrut d'autant que je d\u00e9ployais des tr\u00e9sors de f\u00e9rocit\u00e9. Allez savoir ce qui peut bien se passer dans la t\u00eate des gens ?\n\nCela a dur\u00e9 ainsi quelques ann\u00e9es et mon affaire de cours de peinture devenait de plus en plus florissante. Au final j'ai du prendre un plus grand atelier pour recevoir les gens qui arrivaient de plus en plus nombreux.\n\nEt puis ce que je consid\u00e9rais comme improbable parce que je refusais plus ou moins que ce soit une certitude, est arriv\u00e9. \n\nMon p\u00e8re est d\u00e9c\u00e9d\u00e9.\n\nSon d\u00e9c\u00e9s a eut de multiples cons\u00e9quences sur notre vie.\n\nBien sur nous avons soudain pu b\u00e9n\u00e9ficier d'une somme cons\u00e9quente et inesp\u00e9r\u00e9e dans la situation mat\u00e9rielle dans laquelle nous vivions. Nous \u00e9tions locataire \u00e0 cette \u00e9poque et le loyer \u00e9tait vraiment une folie et mon \u00e9pouse \u00e0 son tour venait de d\u00e9missionner d'un job qu'elle occupait depuis plus de 25 ann\u00e9es.\n\nBien que les cours rapportent assez d'argent l'amputation de nos ressources par le paiement du loyer mensuel nous pr\u00e9occupait, il y avait ce risque perp\u00e9tuel de ne plus parvenir \u00e0 pouvoir honorer nos dettes.\n\nalors nous avons d\u00e9cid\u00e9 d'utiliser l'argent h\u00e9rit\u00e9 de la vente de la maison paternelle pour acheter une maison en Is\u00e8re.\n\nNous n'aurions jamais plus \u00e0 payer de loyer, nous aurions un chez nous v\u00e9ritable enfin. Nous pourrions \u00eatre un peu soulag\u00e9 ou rassur\u00e9 sur notre vieillesse \u00e0 venir.\n\nJ'ai r\u00e9ouvert un nouveau cours de peinture dans cette nouvelle ville. J'ai continu\u00e9 \u00e0 peindre et peu \u00e0 peu j'ai commenc\u00e9 \u00e0 exposer de plus en plus.\n\nPeindre avait toujours \u00e9t\u00e9 pour moi une sorte d\u2019exutoire, et je peignais ce qui me passait par la t\u00eate, sans rechercher une coh\u00e9rence, ou \u00e9tablir de \"collections\". C'\u00e9tait une fa\u00e7on de respirer surtout.\n\nQuand il a fallu commencer \u00e0 penser \u00e0 vendre je me suis interrog\u00e9 sur la fa\u00e7on dont il fallait s'y prendre. Je me doutais bien qu'il ne suffisait pas d'aller montrer des tableaux pour trouver par miracle des clients.\n\nJ'ai par m\u00e9garde comme on reprend une cigarette apr\u00e8s des ann\u00e9es de sevrage, r\u00e9utiliser le oui .\n\ntu veux exposer dans un caf\u00e9 associatif ? Oui\n\ntu veux exposer dans le trou du cul du monde ? oui \n\ntu veux exposer dans une mairie et boire des verres de mauvais blanc avec des gros cons qui rigolent en reluquant tes toiles ? oui \n\nTu veux participer \u00e0 ceci ? oui \n\nEt \u00e0 cela tu as essay\u00e9 qu'en dis tu ? ben oui \n\nj'ai ainsi dit oui tellement de fois au cours de ces 24 derniers mois que \u00e7a a finit par me donner le tournis.\n\net puis j'ai pris des engagements \u00e0 longs termes en plus pour enfoncer le clou bien proprement.\n\nDans un an mais oui \n\nDans deux ans mais pas de pobl\u00e8me\n\nEt l\u00e0 d'un seul coup je viens de me reveiller ce matin et la premi\u00e8re chose qui me vient \u00e0 l'esprit c'est ce petit mot de 3 lettres \n\nC'est sorti d'un coup j'ai regard\u00e9 mon \u00e9pouse et j'ai dit Non je n'irais pas \u00e0 cette \u00e9ni\u00e8me expo et voil\u00e0 tout.\n\nElle n'a rien dit elle a juste os\u00e9 un pr\u00e9viens les quand m\u00eame... \n\nEt j'ai hauss\u00e9 les \u00e9paules en allant dans l'atelier pour allumer une nouvelle cigarette.",
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"date_published": "2019-12-14T16:33:00Z",
"date_modified": "2025-12-21T16:33:58Z",
"author": {"name": "Patrick Blanchon"},
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Il reprenait conscience peu \u00e0 peu. La nuit avait \u00e9t\u00e9 agit\u00e9e, il n\u2019avait trouv\u00e9 le sommeil que durant quelques heures. Il ne parvenait pas \u00e0 se rappeler s\u2019il avait r\u00eav\u00e9. L\u2019article qu\u2019il avait parcouru sur les r\u00eaves, quelques jours auparavant, lui assurait pourtant que c\u2019\u00e9tait une tr\u00e8s bonne chose de ne pas se souvenir : la lessiveuse avait fait le job, peu importe que la conscience soit impliqu\u00e9e ou pas. Il tenta de mettre un peu d\u2019ordre dans ses id\u00e9es en se rem\u00e9morant toutes les priorit\u00e9s de la journ\u00e9e \u00e0 venir. Mais l\u2019envie d\u2019un caf\u00e9 fort le propulsa hors du lit et puis, tout n\u2019\u00e9tait-il pas inscrit sur l\u2019agenda ? Il n\u2019aurait qu\u2019\u00e0 le consulter tranquillement en d\u00e9jeunant. Pourtant, au moment de s\u2019en emparer, il songea \u00e0 tout autre chose et l\u2019oublia.<\/p>\n
Un coup d\u2019\u0153il par la porte vitr\u00e9e de la cuisine lui rappela que c\u2019\u00e9tait toujours l\u2019hiver : des petits paquets de neige s\u2019\u00e9talaient un peu partout dans la cour, sur le carrelage de la terrasse, sur le rebord des pots de lauriers et sur la bordure de la jardini\u00e8re qu\u2019il avait construite l\u2019\u00e9t\u00e9 dernier sur une injonction conjugale. Elle dormait toujours. Il s\u2019\u00e9tait lev\u00e9 sur la pointe des pieds pour ne pas la r\u00e9veiller. Il \u00e9prouvait le m\u00eame plaisir \u00e0 se retrouver seul dans la cuisine, \u00e0 d\u00e9jeuner dans le calme et le silence. Il jouissait litt\u00e9ralement de ces courts instants o\u00f9 il pouvait se retrouver dans une libert\u00e9 sans t\u00e9moin, o\u00f9 personne ne viendrait le d\u00e9ranger. Il \u00e9tait libre la plupart du temps, pensa-t-il, mais dans la journ\u00e9e le risque d\u2019\u00eatre d\u00e9rang\u00e9 se trouvait d\u00e9multipli\u00e9.<\/p>\n
Depuis qu\u2019il commen\u00e7ait \u00e0 exposer r\u00e9guli\u00e8rement, depuis qu\u2019il postait des images de ses tableaux sur les r\u00e9seaux sociaux, il devenait la cible de toutes les sollicitations. Au d\u00e9but, il avait \u00e9prouv\u00e9 un plaisir narcissique — l\u00e9gitime — \u00e0 les recevoir. Parfois plusieurs appels par jour, de n\u2019importe quel coin de France, pour lui proposer de venir montrer son travail. Parfois un journaliste qui voulait “\u00e0 tout prix” faire un article. Parfois, lorsqu\u2019il ouvrait sa bo\u00eete mail, il d\u00e9couvrait l\u2019augmentation sensible des invitations : grands salons nationaux, internationaux. Une matin\u00e9e par semaine, il \u00e9pluchait tout \u00e7a : notifications, likes, commentaires, r\u00e9ponses \u00e0 rendre, t\u00e9moignages d\u2019amiti\u00e9 — int\u00e9ress\u00e9s ou non. Tout cela le flattait.<\/p>\n
Puis peu \u00e0 peu il constata que cette notori\u00e9t\u00e9 naissante, si elle avait quelque chose d\u2019enthousiasmant, dissimulait un aspect n\u00e9gatif : la plupart du temps, ces sollicitations n\u2019\u00e9taient pas gratuites. Il repensa \u00e0 la phrase d\u2019Andy Warhol — ce quart d\u2019heure de gloire promis \u00e0 chacun — et hocha la t\u00eate, parce qu\u2019il y \u00e9tait : \u00e0 ce fichu quart d\u2019heure. Il en ressentait l\u2019excitation, mais il mesurait d\u00e9j\u00e0 les cons\u00e9quences possibles de cette excitation.<\/p>\n
Il ne tombait pas compl\u00e8tement dans le pi\u00e8ge. Sa sauvagerie naturelle, son besoin vital d\u2019ind\u00e9pendance et de libert\u00e9 \u00e9taient pass\u00e9s, depuis quelques ann\u00e9es, en t\u00eate de liste. L\u2019important restait de continuer \u00e0 travailler, de peindre, de ne pas se laisser d\u00e9stabiliser par le d\u00e9corum, le superficiel, l\u2019inutile. Il avait d\u2019ailleurs d\u00e9l\u00e9gu\u00e9 beaucoup \u00e0 son \u00e9pouse concernant la communication : c\u2019est elle qui r\u00e9pondait la plupart du temps aux sollicitations. Il lui transf\u00e9rait tout \u00e7a : apr\u00e8s tout, c\u2019est elle qui exigeait qu\u2019il sorte de l\u2019atelier pour aller exposer. Il fallait faire bouillir la marmite ; c\u2019\u00e9tait le postulat de d\u00e9part quand il avait commenc\u00e9 \u00e0 exposer davantage et qu\u2019elle avait compris qu\u2019il ne s\u2019en sortirait pas tout seul. S\u2019il n\u2019avait tenu qu\u2019\u00e0 lui, il aurait consid\u00e9r\u00e9 qu\u2019il faisait d\u00e9j\u00e0 assez de compromis en dispensant ses cours, en se d\u00e9pla\u00e7ant de lieu en lieu pour les ateliers auxquels il s\u2019\u00e9tait engag\u00e9.<\/p>\n
Dans son for int\u00e9rieur, l\u2019argent n\u2019avait jamais \u00e9t\u00e9 une priorit\u00e9 ; le temps, en revanche — le temps \u00e0 prendre pour ne rien faire, ou pour faire — lui paraissait la seule richesse, le seul capital. Et ce capital, il en avait dilapid\u00e9 plus d\u2019un demi-si\u00e8cle. Il ne voulait pas gaspiller ce qui restait. “On ne sait jamais quand tout va finir, quand tout va s\u2019arr\u00eater”, se disait-il. C\u2019\u00e9tait devenu une obsession. L\u2019id\u00e9e de la mort acc\u00e9l\u00e9rait ses choix profonds. Ces choix, pourtant, n\u2019\u00e9taient pas toujours en accord avec ceux de son \u00e9pouse, qui, elle aussi, parlait de plus en plus de “profiter de la vie”. Voyages dans des pays chauds, coiffeur, soins, massages aux pierres chaudes — tout \u00e7a, il pouvait le comprendre. Et c\u2019est aussi pour cela qu\u2019il avait fini par accepter ce boulet qu\u2019\u00e9tait devenue, peu \u00e0 peu, cette notori\u00e9t\u00e9.<\/p>\n
Il lui semblait qu\u2019il \u00e9tait parvenu \u00e0 une \u00e9poque o\u00f9 la notori\u00e9t\u00e9 — qu\u2019il avait confus\u00e9ment recherch\u00e9e de mille mani\u00e8res, mais qu\u2019il appelait alors reconnaissance, amour — il en avait moins besoin pour lui-m\u00eame que pour apaiser les inqui\u00e9tudes de son \u00e9pouse. Apr\u00e8s tout, ne lui donnait-elle pas enfin tout ce dont il avait besoin : patience, reconnaissance, affection v\u00e9ritable ? N\u2019\u00e9tait-ce pas cela, l\u2019amour ? Et elle savait aussi lui dessiner, trivialement, les limites de cette notori\u00e9t\u00e9, afin qu\u2019il ne se perde pas dans un orgueil d\u00e9mesur\u00e9. Quand il s\u2019envolait un peu trop haut, elle lui rappelait les ann\u00e9es de gal\u00e8re travers\u00e9es ensemble. Alors il se souvenait aussi de son courage : elle avait continu\u00e9 \u00e0 partager sa vie. Il avait \u00e9t\u00e9 insupportable — pour lui-m\u00eame, pour les autres — il l\u2019\u00e9tait encore, et elle aurait eu mille occasions de partir, de baisser les bras, de ne pas “perdre son temps”, comme il avait eu coutume de le lui dire lorsqu\u2019il touchait le fond et qu\u2019il ne comprenait pas sa patience. Mais elle \u00e9tait l\u00e0.<\/p>\n
En se servant un autre caf\u00e9, il eut envie d\u2019explorer encore cette histoire de notori\u00e9t\u00e9. Il pensa \u00e0 ces “amis” qu\u2019il s\u2019\u00e9tait faits en ligne : d\u2019autres peintres, sympathies tiss\u00e9es au gr\u00e9 des publications. Certains d\u00e9veloppaient des strat\u00e9gies flirtant avec le commercial : marketing, offres, promotions \u00e0 l\u2019approche des f\u00eates. Il ne pouvait pas leur en vouloir. Apr\u00e8s tout, son probl\u00e8me \u00e0 lui n\u2019\u00e9tait-il pas d\u2019avoir \u00e9rig\u00e9 l\u2019art en discipline monacale, intellectuelle, presque religieuse — une forme d\u2019int\u00e9grisme ? Toute sa vie, ses victoires et ses \u00e9checs, se r\u00e9sumaient peut-\u00eatre \u00e0 cela : il avait toujours sublim\u00e9 les choses, toujours mis la barre trop haut.<\/p>\n
Il repensa \u00e0 cette femme qui produisait des toiles onctueuses, color\u00e9es, m\u00e9lange de joie et de f\u00e9rocit\u00e9, et qui acquies\u00e7ait \u00e0 toutes les propositions. Il la voyait exposer d\u2019un bout \u00e0 l\u2019autre de la France, dans toutes sortes de lieux, souvent payants. Elle devait \u00eatre \u00e0 la retraite, avoir plus de moyens. Cela n\u2019enlevait rien au courage qu\u2019il lui lisait : une opini\u00e2tret\u00e9 de bulldozer. En apparence seulement, car il d\u00e9celait parfois dans ses publications un peu d\u2019amertume, de fatigue, de d\u00e9sabusement. Il vit passer, fugace, l\u2019image d\u2019un cuisinier de Top Chef : “je ne l\u00e2che rien”.<\/p>\n
Il y avait aussi cet autre peintre, pour lequel il \u00e9prouvait une affection presque paternelle, et qui prenait la peinture comme chemin vers la foi, ou comme preuve de celle-ci. Il l\u2019avait vu sauter le pas, courageusement — t\u00e9m\u00e9rairement ? — en quittant un travail stable pour s\u2019engouffrer dans cette “vie d\u2019artiste” o\u00f9 l\u2019on dit qu\u2019il y a beaucoup d\u2019appel\u00e9s et peu d\u2019\u00e9lus. Il avait not\u00e9 chez lui une rage qu\u2019il connaissait si bien, dissimul\u00e9e sous une patine de politesse, parfois de professionnalisme exag\u00e9r\u00e9, na\u00eff.<\/p>\n
Il voyait aussi cet autre ami, reclus dans un village du Vercors, peintre de grand talent, expos\u00e9 dans de nombreux mus\u00e9es, mais dont la douleur de n\u2019\u00eatre pas suffisamment reconnu — ou plut\u00f4t d\u2019\u00eatre \u00e9cart\u00e9 pour ses positions r\u00e9calcitrantes face au march\u00e9 de l\u2019art — semblait entamer par moments son immense vigueur.<\/p>\n
Il se demanda ce qui comptait vraiment : quelle pouvait \u00eatre la motivation r\u00e9elle de ces personnes qu\u2019il venait de revoir, mentalement. Publiquement, on entendait toujours le m\u00eame discours : “l\u2019envie de partager son art”. C\u2019\u00e9tait une politesse, un code, pour \u00e9viter de dire : si je ne vends pas, je vais m\u2019\u00e9puiser ; je vais crever ; je n\u2019ai que \u00e7a pour vivre ; parce que ma folie, mon courage, ma paresse m\u2019ont finalement conduit l\u00e0 pour tenter d\u2019exister. Il se demanda combien de temps pouvait durer, pour chacun, cette illusion de sinc\u00e9rit\u00e9 qu\u2019il avait rep\u00e9r\u00e9e — et qu\u2019il avait fini par r\u00e9pudier en lui. Il fallait plus que \u00e7a pour continuer \u00e0 peindre. Peindre vraiment.<\/p>\n
La notori\u00e9t\u00e9 pouvait m\u00eame \u00eatre un frein d\u00e9finitif si l\u2019on n\u2019y prenait garde, un miroir aux alouettes — expression des “vieux” omnipr\u00e9sents depuis son enfance. En rangeant sa tasse dans le lave-vaisselle, il se demanda s\u2019il n\u2019\u00e9tait pas devenu l\u2019un d\u2019eux. Et s\u2019il n\u2019attaquait pas la notori\u00e9t\u00e9, ce matin-l\u00e0, pour se rassurer : contre ses pertes, ses \u00e9checs, et la perte de sa jeunesse.<\/p>\n
\nC\u2019est un peu avant 1900, en 1895, au 62 boulevard de Clichy \u00e0 Paris, dans le cabaret des Quat\u2019z\u2019Arts, que d\u00e9bute Gabriel Randon, qui devient Jehan-Rictus, et dont un po\u00e8me — Le Revenant — le rendra c\u00e9l\u00e8bre. C\u2019est l\u2019\u00e9poque du Chat Noir, d\u2019Aristide Bruant, de Lautrec, de Degas ; et d\u00e9j\u00e0, lorsqu\u2019on \u00e9coute les chansons du colosse au chapeau noir et \u00e0 l\u2019\u00e9charpe rouge, on se rend compte que le gouvernement de l\u2019\u00e9poque n\u2019est pas mieux que celui d\u2019aujourd\u2019hui, et que la mis\u00e8re r\u00e8gne pareillement dans les rues pav\u00e9es du vieux Paris.<\/p>\n
\nSi qu\u2019y r\u2019viendrait, l\u2019Agneau sans tache ;\nSi qu\u2019y r\u2019viendrait, l\u2019B\u00e2tard de l\u2019Ange ?\nC\u2019lui qui pus tard s\u2019fit accrocher\n\u00c0 trent\u2019-trois berg\u2019s, en plein\u2019 jeunesse\n(M\u00eam\u2019 qu\u2019il est pas cor d\u00e9pendu !),\nHistoir\u2019 de rach\u2019ter ses frangins\nQui euss\u2019 l\u2019ont vendu et r\u2019vendu ;\nCar tout l\u2019 monde en a tir\u00e9 d\u2019 l\u2019or\nD\u2019pis Judas jusqu\u2019\u00e0 Grandmachin !<\/p>\n<\/blockquote>\n
Lorsqu\u2019il y repensait, il se revoyait jeune homme, grimpant les pentes de la Butte, avec l\u2019insouciance et la l\u00e9g\u00e8ret\u00e9 que l\u2019espoir en l\u2019avenir procure de vigueur. Il n\u2019y avait pas autant de monde place du Tertre pour app\u00e2ter le chaland \u00e0 coups de fusain et de Poulbot recopi\u00e9s, s\u00e9rigraphi\u00e9s, et dans le caf\u00e9 de l\u2019angle — dont il avait perdu le nom — il entendait encore le coup de klaxon r\u00e9sonner quand Jojo le gitan \u00e9tait content d\u2019avoir grappill\u00e9 un ou deux billets. Alors la pompe ronflait de plus belle, les doigts bagu\u00e9s couraient sur les manches de palissandre, et les guitares manouches reprenaient les standards increvables de Django.<\/p>\n
Quarante ans apr\u00e8s, en reprenant Les Soliloques du pauvre, aux pages jaunies et \u00e9corn\u00e9es, il le respira comme on respire un air de lilas au printemps : avec cette nostalgie, et ce petit quelque chose venu d\u2019on ne sait o\u00f9, qui vous met un pied dans l\u2019\u00e9ternit\u00e9. \u00c7a devait m\u00e9chamment barder dans la t\u00eate du pauvre Jehan, se dit-il, pour \u00e9crire ce tr\u00e8s long — trop long — po\u00e8me sur le retour imagin\u00e9 du p\u2019tit J\u00e9sus dans les rues de Paname. Un peu comme dans sa t\u00eate \u00e0 lui, aujourd\u2019hui. Et il fut satisfait de constater que les choses, au fond, ne changeaient pas autant qu\u2019on le croit. Le bonheur, la paix, n\u2019appartenaient pas au si\u00e8cle : ils appartenaient \u00e0 la grotte, \u00e0 la piaule, au grenier, \u00e0 la cave — ces endroits secrets.<\/p>\n
Il feuilleta le livre, s\u2019attarda sur cette fa\u00e7on d\u2019\u00e9voquer le monde, pleine d\u2019apostrophes, d\u2019argot, d\u2019ellipses dont le sens s\u2019est perdu. Et c\u2019est exactement comme cela qu\u2019il trouva la paix, ce soir-l\u00e0 : sur le fauteuil Voltaire d\u00e9penaill\u00e9, en revisitant doucement un Montmartre intemporel, en pronon\u00e7ant tout bas quelques strophes des Soliloques du pauvre. Il se rappela les mains amput\u00e9es d\u2019un c\u00e9l\u00e8bre guitariste, se revit jeune ne sachant pas quoi faire de ses dix doigts, puis le sommeil l\u2019accueillit.<\/p>",
"content_text": " Il reprenait conscience peu \u00e0 peu. La nuit avait \u00e9t\u00e9 agit\u00e9e, il n\u2019avait trouv\u00e9 le sommeil que durant quelques heures. Il ne parvenait pas \u00e0 se rappeler s\u2019il avait r\u00eav\u00e9. L\u2019article qu\u2019il avait parcouru sur les r\u00eaves, quelques jours auparavant, lui assurait pourtant que c\u2019\u00e9tait une tr\u00e8s bonne chose de ne pas se souvenir : la lessiveuse avait fait le job, peu importe que la conscience soit impliqu\u00e9e ou pas. Il tenta de mettre un peu d\u2019ordre dans ses id\u00e9es en se rem\u00e9morant toutes les priorit\u00e9s de la journ\u00e9e \u00e0 venir. Mais l\u2019envie d\u2019un caf\u00e9 fort le propulsa hors du lit et puis, tout n\u2019\u00e9tait-il pas inscrit sur l\u2019agenda ? Il n\u2019aurait qu\u2019\u00e0 le consulter tranquillement en d\u00e9jeunant. Pourtant, au moment de s\u2019en emparer, il songea \u00e0 tout autre chose et l\u2019oublia. Un coup d\u2019\u0153il par la porte vitr\u00e9e de la cuisine lui rappela que c\u2019\u00e9tait toujours l\u2019hiver : des petits paquets de neige s\u2019\u00e9talaient un peu partout dans la cour, sur le carrelage de la terrasse, sur le rebord des pots de lauriers et sur la bordure de la jardini\u00e8re qu\u2019il avait construite l\u2019\u00e9t\u00e9 dernier sur une injonction conjugale. Elle dormait toujours. Il s\u2019\u00e9tait lev\u00e9 sur la pointe des pieds pour ne pas la r\u00e9veiller. Il \u00e9prouvait le m\u00eame plaisir \u00e0 se retrouver seul dans la cuisine, \u00e0 d\u00e9jeuner dans le calme et le silence. Il jouissait litt\u00e9ralement de ces courts instants o\u00f9 il pouvait se retrouver dans une libert\u00e9 sans t\u00e9moin, o\u00f9 personne ne viendrait le d\u00e9ranger. Il \u00e9tait libre la plupart du temps, pensa-t-il, mais dans la journ\u00e9e le risque d\u2019\u00eatre d\u00e9rang\u00e9 se trouvait d\u00e9multipli\u00e9. Depuis qu\u2019il commen\u00e7ait \u00e0 exposer r\u00e9guli\u00e8rement, depuis qu\u2019il postait des images de ses tableaux sur les r\u00e9seaux sociaux, il devenait la cible de toutes les sollicitations. Au d\u00e9but, il avait \u00e9prouv\u00e9 un plaisir narcissique \u2014 l\u00e9gitime \u2014 \u00e0 les recevoir. Parfois plusieurs appels par jour, de n\u2019importe quel coin de France, pour lui proposer de venir montrer son travail. Parfois un journaliste qui voulait \u201c\u00e0 tout prix\u201d faire un article. Parfois, lorsqu\u2019il ouvrait sa bo\u00eete mail, il d\u00e9couvrait l\u2019augmentation sensible des invitations : grands salons nationaux, internationaux. Une matin\u00e9e par semaine, il \u00e9pluchait tout \u00e7a : notifications, likes, commentaires, r\u00e9ponses \u00e0 rendre, t\u00e9moignages d\u2019amiti\u00e9 \u2014 int\u00e9ress\u00e9s ou non. Tout cela le flattait. Puis peu \u00e0 peu il constata que cette notori\u00e9t\u00e9 naissante, si elle avait quelque chose d\u2019enthousiasmant, dissimulait un aspect n\u00e9gatif : la plupart du temps, ces sollicitations n\u2019\u00e9taient pas gratuites. Il repensa \u00e0 la phrase d\u2019Andy Warhol \u2014 ce quart d\u2019heure de gloire promis \u00e0 chacun \u2014 et hocha la t\u00eate, parce qu\u2019il y \u00e9tait : \u00e0 ce fichu quart d\u2019heure. Il en ressentait l\u2019excitation, mais il mesurait d\u00e9j\u00e0 les cons\u00e9quences possibles de cette excitation. Il ne tombait pas compl\u00e8tement dans le pi\u00e8ge. Sa sauvagerie naturelle, son besoin vital d\u2019ind\u00e9pendance et de libert\u00e9 \u00e9taient pass\u00e9s, depuis quelques ann\u00e9es, en t\u00eate de liste. L\u2019important restait de continuer \u00e0 travailler, de peindre, de ne pas se laisser d\u00e9stabiliser par le d\u00e9corum, le superficiel, l\u2019inutile. Il avait d\u2019ailleurs d\u00e9l\u00e9gu\u00e9 beaucoup \u00e0 son \u00e9pouse concernant la communication : c\u2019est elle qui r\u00e9pondait la plupart du temps aux sollicitations. Il lui transf\u00e9rait tout \u00e7a : apr\u00e8s tout, c\u2019est elle qui exigeait qu\u2019il sorte de l\u2019atelier pour aller exposer. Il fallait faire bouillir la marmite ; c\u2019\u00e9tait le postulat de d\u00e9part quand il avait commenc\u00e9 \u00e0 exposer davantage et qu\u2019elle avait compris qu\u2019il ne s\u2019en sortirait pas tout seul. S\u2019il n\u2019avait tenu qu\u2019\u00e0 lui, il aurait consid\u00e9r\u00e9 qu\u2019il faisait d\u00e9j\u00e0 assez de compromis en dispensant ses cours, en se d\u00e9pla\u00e7ant de lieu en lieu pour les ateliers auxquels il s\u2019\u00e9tait engag\u00e9. Dans son for int\u00e9rieur, l\u2019argent n\u2019avait jamais \u00e9t\u00e9 une priorit\u00e9 ; le temps, en revanche \u2014 le temps \u00e0 prendre pour ne rien faire, ou pour faire \u2014 lui paraissait la seule richesse, le seul capital. Et ce capital, il en avait dilapid\u00e9 plus d\u2019un demi-si\u00e8cle. Il ne voulait pas gaspiller ce qui restait. \u201cOn ne sait jamais quand tout va finir, quand tout va s\u2019arr\u00eater\u201d, se disait-il. C\u2019\u00e9tait devenu une obsession. L\u2019id\u00e9e de la mort acc\u00e9l\u00e9rait ses choix profonds. Ces choix, pourtant, n\u2019\u00e9taient pas toujours en accord avec ceux de son \u00e9pouse, qui, elle aussi, parlait de plus en plus de \u201cprofiter de la vie\u201d. Voyages dans des pays chauds, coiffeur, soins, massages aux pierres chaudes \u2014 tout \u00e7a, il pouvait le comprendre. Et c\u2019est aussi pour cela qu\u2019il avait fini par accepter ce boulet qu\u2019\u00e9tait devenue, peu \u00e0 peu, cette notori\u00e9t\u00e9. Il lui semblait qu\u2019il \u00e9tait parvenu \u00e0 une \u00e9poque o\u00f9 la notori\u00e9t\u00e9 \u2014 qu\u2019il avait confus\u00e9ment recherch\u00e9e de mille mani\u00e8res, mais qu\u2019il appelait alors reconnaissance, amour \u2014 il en avait moins besoin pour lui-m\u00eame que pour apaiser les inqui\u00e9tudes de son \u00e9pouse. Apr\u00e8s tout, ne lui donnait-elle pas enfin tout ce dont il avait besoin : patience, reconnaissance, affection v\u00e9ritable ? N\u2019\u00e9tait-ce pas cela, l\u2019amour ? Et elle savait aussi lui dessiner, trivialement, les limites de cette notori\u00e9t\u00e9, afin qu\u2019il ne se perde pas dans un orgueil d\u00e9mesur\u00e9. Quand il s\u2019envolait un peu trop haut, elle lui rappelait les ann\u00e9es de gal\u00e8re travers\u00e9es ensemble. Alors il se souvenait aussi de son courage : elle avait continu\u00e9 \u00e0 partager sa vie. Il avait \u00e9t\u00e9 insupportable \u2014 pour lui-m\u00eame, pour les autres \u2014 il l\u2019\u00e9tait encore, et elle aurait eu mille occasions de partir, de baisser les bras, de ne pas \u201cperdre son temps\u201d, comme il avait eu coutume de le lui dire lorsqu\u2019il touchait le fond et qu\u2019il ne comprenait pas sa patience. Mais elle \u00e9tait l\u00e0. En se servant un autre caf\u00e9, il eut envie d\u2019explorer encore cette histoire de notori\u00e9t\u00e9. Il pensa \u00e0 ces \u201camis\u201d qu\u2019il s\u2019\u00e9tait faits en ligne : d\u2019autres peintres, sympathies tiss\u00e9es au gr\u00e9 des publications. Certains d\u00e9veloppaient des strat\u00e9gies flirtant avec le commercial : marketing, offres, promotions \u00e0 l\u2019approche des f\u00eates. Il ne pouvait pas leur en vouloir. Apr\u00e8s tout, son probl\u00e8me \u00e0 lui n\u2019\u00e9tait-il pas d\u2019avoir \u00e9rig\u00e9 l\u2019art en discipline monacale, intellectuelle, presque religieuse \u2014 une forme d\u2019int\u00e9grisme ? Toute sa vie, ses victoires et ses \u00e9checs, se r\u00e9sumaient peut-\u00eatre \u00e0 cela : il avait toujours sublim\u00e9 les choses, toujours mis la barre trop haut. Il repensa \u00e0 cette femme qui produisait des toiles onctueuses, color\u00e9es, m\u00e9lange de joie et de f\u00e9rocit\u00e9, et qui acquies\u00e7ait \u00e0 toutes les propositions. Il la voyait exposer d\u2019un bout \u00e0 l\u2019autre de la France, dans toutes sortes de lieux, souvent payants. Elle devait \u00eatre \u00e0 la retraite, avoir plus de moyens. Cela n\u2019enlevait rien au courage qu\u2019il lui lisait : une opini\u00e2tret\u00e9 de bulldozer. En apparence seulement, car il d\u00e9celait parfois dans ses publications un peu d\u2019amertume, de fatigue, de d\u00e9sabusement. Il vit passer, fugace, l\u2019image d\u2019un cuisinier de Top Chef : \u201cje ne l\u00e2che rien\u201d. Il y avait aussi cet autre peintre, pour lequel il \u00e9prouvait une affection presque paternelle, et qui prenait la peinture comme chemin vers la foi, ou comme preuve de celle-ci. Il l\u2019avait vu sauter le pas, courageusement \u2014 t\u00e9m\u00e9rairement ? \u2014 en quittant un travail stable pour s\u2019engouffrer dans cette \u201cvie d\u2019artiste\u201d o\u00f9 l\u2019on dit qu\u2019il y a beaucoup d\u2019appel\u00e9s et peu d\u2019\u00e9lus. Il avait not\u00e9 chez lui une rage qu\u2019il connaissait si bien, dissimul\u00e9e sous une patine de politesse, parfois de professionnalisme exag\u00e9r\u00e9, na\u00eff. Il voyait aussi cet autre ami, reclus dans un village du Vercors, peintre de grand talent, expos\u00e9 dans de nombreux mus\u00e9es, mais dont la douleur de n\u2019\u00eatre pas suffisamment reconnu \u2014 ou plut\u00f4t d\u2019\u00eatre \u00e9cart\u00e9 pour ses positions r\u00e9calcitrantes face au march\u00e9 de l\u2019art \u2014 semblait entamer par moments son immense vigueur. Il se demanda ce qui comptait vraiment : quelle pouvait \u00eatre la motivation r\u00e9elle de ces personnes qu\u2019il venait de revoir, mentalement. Publiquement, on entendait toujours le m\u00eame discours : \u201cl\u2019envie de partager son art\u201d. C\u2019\u00e9tait une politesse, un code, pour \u00e9viter de dire : si je ne vends pas, je vais m\u2019\u00e9puiser ; je vais crever ; je n\u2019ai que \u00e7a pour vivre ; parce que ma folie, mon courage, ma paresse m\u2019ont finalement conduit l\u00e0 pour tenter d\u2019exister. Il se demanda combien de temps pouvait durer, pour chacun, cette illusion de sinc\u00e9rit\u00e9 qu\u2019il avait rep\u00e9r\u00e9e \u2014 et qu\u2019il avait fini par r\u00e9pudier en lui. Il fallait plus que \u00e7a pour continuer \u00e0 peindre. Peindre vraiment. La notori\u00e9t\u00e9 pouvait m\u00eame \u00eatre un frein d\u00e9finitif si l\u2019on n\u2019y prenait garde, un miroir aux alouettes \u2014 expression des \u201cvieux\u201d omnipr\u00e9sents depuis son enfance. En rangeant sa tasse dans le lave-vaisselle, il se demanda s\u2019il n\u2019\u00e9tait pas devenu l\u2019un d\u2019eux. Et s\u2019il n\u2019attaquait pas la notori\u00e9t\u00e9, ce matin-l\u00e0, pour se rassurer : contre ses pertes, ses \u00e9checs, et la perte de sa jeunesse. --- C\u2019est un peu avant 1900, en 1895, au 62 boulevard de Clichy \u00e0 Paris, dans le cabaret des Quat\u2019z\u2019Arts, que d\u00e9bute Gabriel Randon, qui devient Jehan-Rictus, et dont un po\u00e8me \u2014 Le Revenant \u2014 le rendra c\u00e9l\u00e8bre. C\u2019est l\u2019\u00e9poque du Chat Noir, d\u2019Aristide Bruant, de Lautrec, de Degas ; et d\u00e9j\u00e0, lorsqu\u2019on \u00e9coute les chansons du colosse au chapeau noir et \u00e0 l\u2019\u00e9charpe rouge, on se rend compte que le gouvernement de l\u2019\u00e9poque n\u2019est pas mieux que celui d\u2019aujourd\u2019hui, et que la mis\u00e8re r\u00e8gne pareillement dans les rues pav\u00e9es du vieux Paris. > Si qu\u2019y r\u2019viendrait, l\u2019Agneau sans tache ; > Si qu\u2019y r\u2019viendrait, l\u2019B\u00e2tard de l\u2019Ange ? > C\u2019lui qui pus tard s\u2019fit accrocher > \u00c0 trent\u2019-trois berg\u2019s, en plein\u2019 jeunesse > (M\u00eam\u2019 qu\u2019il est pas cor d\u00e9pendu !), > Histoir\u2019 de rach\u2019ter ses frangins > Qui euss\u2019 l\u2019ont vendu et r\u2019vendu ; > Car tout l\u2019 monde en a tir\u00e9 d\u2019 l\u2019or > D\u2019pis Judas jusqu\u2019\u00e0 Grandmachin ! Lorsqu\u2019il y repensait, il se revoyait jeune homme, grimpant les pentes de la Butte, avec l\u2019insouciance et la l\u00e9g\u00e8ret\u00e9 que l\u2019espoir en l\u2019avenir procure de vigueur. Il n\u2019y avait pas autant de monde place du Tertre pour app\u00e2ter le chaland \u00e0 coups de fusain et de Poulbot recopi\u00e9s, s\u00e9rigraphi\u00e9s, et dans le caf\u00e9 de l\u2019angle \u2014 dont il avait perdu le nom \u2014 il entendait encore le coup de klaxon r\u00e9sonner quand Jojo le gitan \u00e9tait content d\u2019avoir grappill\u00e9 un ou deux billets. Alors la pompe ronflait de plus belle, les doigts bagu\u00e9s couraient sur les manches de palissandre, et les guitares manouches reprenaient les standards increvables de Django. Quarante ans apr\u00e8s, en reprenant Les Soliloques du pauvre, aux pages jaunies et \u00e9corn\u00e9es, il le respira comme on respire un air de lilas au printemps : avec cette nostalgie, et ce petit quelque chose venu d\u2019on ne sait o\u00f9, qui vous met un pied dans l\u2019\u00e9ternit\u00e9. \u00c7a devait m\u00e9chamment barder dans la t\u00eate du pauvre Jehan, se dit-il, pour \u00e9crire ce tr\u00e8s long \u2014 trop long \u2014 po\u00e8me sur le retour imagin\u00e9 du p\u2019tit J\u00e9sus dans les rues de Paname. Un peu comme dans sa t\u00eate \u00e0 lui, aujourd\u2019hui. Et il fut satisfait de constater que les choses, au fond, ne changeaient pas autant qu\u2019on le croit. Le bonheur, la paix, n\u2019appartenaient pas au si\u00e8cle : ils appartenaient \u00e0 la grotte, \u00e0 la piaule, au grenier, \u00e0 la cave \u2014 ces endroits secrets. Il feuilleta le livre, s\u2019attarda sur cette fa\u00e7on d\u2019\u00e9voquer le monde, pleine d\u2019apostrophes, d\u2019argot, d\u2019ellipses dont le sens s\u2019est perdu. Et c\u2019est exactement comme cela qu\u2019il trouva la paix, ce soir-l\u00e0 : sur le fauteuil Voltaire d\u00e9penaill\u00e9, en revisitant doucement un Montmartre intemporel, en pronon\u00e7ant tout bas quelques strophes des Soliloques du pauvre. Il se rappela les mains amput\u00e9es d\u2019un c\u00e9l\u00e8bre guitariste, se revit jeune ne sachant pas quoi faire de ses dix doigts, puis le sommeil l\u2019accueillit. ",
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"date_published": "2019-12-13T16:03:00Z",
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Il y a un homme, quelque part au fond de moi, que je ne parviens pas \u00e0 mettre au monde. Je l\u2019aper\u00e7ois de temps \u00e0 autre et, d\u00e8s que je m\u2019approche un peu de lui, il s\u2019\u00e9vanouit. Alors je me dis que j\u2019ai r\u00eav\u00e9, tout simplement, que j\u2019ai pris mes d\u00e9sirs pour des r\u00e9alit\u00e9s. Cet homme-l\u00e0 n\u2019est que pur fantasme : il n\u2019existe pas, n\u2019a jamais exist\u00e9, et n\u2019existera jamais. Pourtant \u00e7a ne me l\u00e2che pas si facilement. \u00c7a revient \u00e0 la charge, r\u00e9guli\u00e8rement. Comme un bouchon, un flotteur quand le poisson mord : il coule brusquement, puis il remonte, cependant que je n\u2019arrive plus \u00e0 ferrer aussi facilement qu\u2019autrefois. Je n\u2019arrive pas \u00e0 p\u00eacher cet homme aussi bien que je p\u00eachais les petits poissons de mon enfance, avec l\u2019insouciance de l\u2019enfance, avec cette pr\u00e9tendue innocence — ou na\u00efvet\u00e9, comme on dit. Parfois je vois tr\u00e8s bien la s\u00e9paration qui s\u2019op\u00e8re \u00e0 chaque choix : toutes ces routes que propose chaque d\u00e9cision et leurs cons\u00e9quences, et sur ces routes j\u2019aper\u00e7ois l\u2019homme qui marche plus ou moins droit. Il y a cet homme intelligent, pos\u00e9, pond\u00e9r\u00e9, qui fait presque aucune erreur, et qui continue sans encombre son chemin, comme si nos vies — chacune de nos vies — se d\u00e9ployaient dans des dimensions parall\u00e8les et bifurquaient \u00e0 chaque circonstance, \u00e0 chaque fois que nous interpr\u00e9tons ces circonstances, ces \u00e9v\u00e9nements, chacun \u00e0 notre mani\u00e8re. Et bien s\u00fbr, j\u2019ai longtemps cru qu\u2019il pouvait exister une bonne et une mauvaise mani\u00e8re d\u2019interpr\u00e9ter, comme de r\u00e9agir ; j\u2019ai longtemps cru qu\u2019il pouvait y avoir de bons et de mauvais choix. Ainsi il y aurait un homme n\u00e9 de mes choix, celui qui les aurait interpr\u00e9t\u00e9s de la meilleure fa\u00e7on possible, et qui, dans une strate du multivers, jouirait enfin du b\u00e9n\u00e9fice que toutes mes pertes, mes renoncements, auraient occasionn\u00e9. Car nul doute que tout soit interd\u00e9pendant, que le bonheur des uns se construise sur le malheur des autres — je veux dire : sur ce que l\u2019on interpr\u00e8te comme tel, \u00e0 tort ou \u00e0 raison, puisque tout n\u2019est qu\u2019affaire de pes\u00e9e, d\u2019\u00e9quilibre, d\u2019harmonie. Dans ce cas, suis-je si mal loti que je l\u2019imagine ? Peut-\u00eatre existe-t-il aussi le pire des hommes, celui qui s\u2019est encore plus avili que moi dans une strate de basse fr\u00e9quence, noire et glaciale. Peut-\u00eatre que lui n\u2019a choisi d\u2019interpr\u00e9ter que la mauvaise part des choses, et que les cons\u00e9quences de ses choix auront \u00e9t\u00e9 la col\u00e8re, la haine, le meurtre, la trahison. Ai-je \u00e9t\u00e9 l\u2019homme que je consid\u00e8re bien meilleur que je ne le suis en ce moment ? Le serai-je jamais ? Ou alors serai-je un jour cet homme qui a chut\u00e9 si bas qu\u2019il a perdu toute dignit\u00e9 et toute foi ? Ai-je vraiment le pouvoir de choisir la route que j\u2019emprunte, par la seule acuit\u00e9 de mon regard, par mon discernement pos\u00e9 sur chaque d\u00e9cision ? Ou bien tout cela n\u2019est-il qu\u2019un jeu de hasard, une sorte de gigantesque casino dont on sort riche ou fauch\u00e9, peu importe ? Cette vision pessimiste, je l\u2019ai travers\u00e9e bien des fois, et elle ne m\u2019a men\u00e9 qu\u2019\u00e0 une impasse, une sorte de mur du son : une constance de Planck. Et puis tout \u00e0 coup je repense \u00e0 ce texte que j\u2019ai \u00e9crit r\u00e9cemment, celui qui fait r\u00e9f\u00e9rence \u00e0 une tapisserie, \u00e0 la dame \u00e0 la licorne. Cette image raconte notre attachement aux cinq sens et notre isolement : la solitude de chacun sur son \u00eele, encha\u00een\u00e9 par l\u2019habitude de consid\u00e9rer la r\u00e9alit\u00e9. Comment se lib\u00e9rer de cet enfermement qui semble pourtant si d\u00e9risoire, sur cette tapisserie r\u00e9alis\u00e9e en six panneaux, si je me souviens bien ? Le sixi\u00e8me panneau, le dernier acte, c\u2019est l\u2019invention d\u2019un sixi\u00e8me sens, symbolis\u00e9 par le c\u0153ur. Le c\u0153ur serait alors l\u2019axe du monde, l\u2019origine et la fin de toute chose ; le comprendre serait la clef de l\u2019\u00e9nigme. Dans ce cas, tous les hommes que je suis “en m\u00eame temps” peuvent bien perdre ou gagner selon l\u2019interpr\u00e9tation de leurs cinq sens : cela n\u2019importe pas vraiment, puisque tout finira par nourrir la profondeur infinie — apparemment inhumaine, incompr\u00e9hensible — du multivers, ou de l\u2019univers : le c\u0153ur du monde.<\/p>\n
\nCet “effondrement” dont parlent souvent Ma\u00eetre Eckhart et les grands soufis, il y repensait apr\u00e8s avoir \u00e9cout\u00e9 une s\u00e9rie d\u2019interviews avec le peintre Claude Viallat. Il avait \u00e9t\u00e9 profond\u00e9ment touch\u00e9 par les propos du vieux N\u00eemois quand celui-ci racontait son parcours compliqu\u00e9 avec la peinture. Cette agitation qui l\u2019obligeait \u00e0 s\u2019emparer des \u0153uvres des autres pour s\u2019appuyer sur elles et pouvoir cr\u00e9er, il la comprenait trop bien. Et puis, \u00e0 un moment, la voix de Viallat s\u2019\u00e9tait bris\u00e9e l\u00e9g\u00e8rement quand il avait dit : « Quand on a une id\u00e9e, on ne la l\u00e2che pas. » Cette simple phrase r\u00e9sumait tout ce que, lui, refusait encore de faire, et dont il commen\u00e7ait pourtant \u00e0 sentir l\u2019importance : le chas de l\u2019aiguille, qu\u2019il interpr\u00e9tait encore comme une d\u00e9faite, une r\u00e9signation. Cela faisait bient\u00f4t deux ans qu\u2019il n\u2019avait rien peint qui puisse vraiment l\u2019enthousiasmer. Il peignait machinalement, au gr\u00e9 de ses pulsions, avec une r\u00e9gularit\u00e9 qui, \u00e0 elle seule, aurait pu lui indiquer qu\u2019il \u00e9tait en route vers quelque chose. Car qu\u2019il fasse beau ou mauvais, qu\u2019il soit en forme ou pas, il ne se passait plus une seule journ\u00e9e sans qu\u2019il aille travailler \u00e0 l\u2019atelier. Peu \u00e0 peu, il avait restreint ses activit\u00e9s \u00e0 une forme d\u2019essentiel encore mal taill\u00e9e. Il sentait qu\u2019il devait \u00eatre pr\u00e9sent l\u00e0, et nulle part ailleurs. Attach\u00e9 \u00e0 cette r\u00e9gularit\u00e9, il avait produit un grand nombre de toiles que beaucoup de visiteurs d\u00e9claraient “r\u00e9ussies”. Mais il ne pr\u00eatait plus vraiment attention au jugement d\u2019autrui. Lui savait qu\u2019il \u00e9tait loin d\u2019avoir “r\u00e9ussi”. Que tout cela ressemblait f\u00e9rocement \u00e0 de la merde, ou \u00e0 du flan. Ces toiles, au mieux, lui prouvaient qu\u2019il avait \u00e9t\u00e9 capable de s\u2019attacher \u00e0 un m\u00e2t et d\u2019\u00e9couter le chant des sir\u00e8nes — et les sir\u00e8nes, bien s\u00fbr, \u00e9taient mortes d\u2019avoir \u00e9t\u00e9 entendues. Il lui fallait encore l\u00e2cher du lest : commencer par l\u00e2cher cette curiosit\u00e9 insatiable qui ne cessait de le distraire de la source vive, encore inaccessible, de son travail. Les sir\u00e8nes \u00e9taient mortes ; il fallait comprendre aussi que la curiosit\u00e9 qui l\u2019avait men\u00e9 vers elles n\u2019avait plus lieu d\u2019\u00eatre. « Quand on a une id\u00e9e, on ne la l\u00e2che pas », disait Viallat. Lui, il en avait trop : elles ne cessaient de le traverser. Quel courage lui faudrait-il, quel effondrement authentique devrait-il accepter pour ne plus laisser \u00e0 la distraction ne serait-ce que l\u2019espace d\u2019un cheveu, et pour que, comme dans les vieux r\u00e9cits oubli\u00e9s, la gr\u00e2ce s\u2019introduise enfin en lui et le mette \u00e0 terre une bonne fois pour toutes ? Il lui fallait creuser une id\u00e9e comme on creuse un trou pour s\u2019y enterrer.<\/p>\n
\nJe prends appui sur la peinture pour parler de la sinc\u00e9rit\u00e9, parce que c\u2019est sans doute par elle — et par elle seule — que j\u2019ai pu en comprendre la nature. Depuis que j\u2019ai commenc\u00e9 \u00e0 peindre, il y a plus de cinquante ans, la peinture en elle-m\u00eame n\u2019\u00e9tait qu\u2019un pr\u00e9texte : faire de jolis dessins pour obtenir une reconnaissance que je n\u2019imaginais pas pouvoir recevoir autrement. Et puis je me suis aper\u00e7u, plus ou moins, que r\u00e9aliser de jolies peintures canalisait ma volont\u00e9 d\u2019\u00eatre aim\u00e9. Il me fallait m\u2019asseoir, prendre le temps de faire, et pendant ce temps-l\u00e0 je ne me dispersais pas, comme j\u2019en ai toujours eu l\u2019habitude. Dessiner et peindre ne pouvaient s\u2019effectuer que dans une dur\u00e9e que j\u2019acceptais comme une concession, un compromis : il y avait un int\u00e9r\u00eat \u00e0 la clef, celui d\u2019\u00eatre accept\u00e9 et aim\u00e9. Je ne me souviens plus vraiment si j\u2019avais un v\u00e9ritable amour du dessin ou de la peinture. J\u2019ai beau tenter de me souvenir, je ne le pense pas. J\u2019\u00e9tais fascin\u00e9 par les tableaux \u00e0 l\u2019huile que r\u00e9alisait ma m\u00e8re, mais l\u2019ambigu\u00eft\u00e9 de notre relation ne me permettait pas de consid\u00e9rer la peinture pour elle-m\u00eame : elle \u00e9tait \u00e0 la fois un lien et une barri\u00e8re entre ma m\u00e8re et moi. Sans doute, en mourant, ma m\u00e8re m\u2019a-t-elle permis d\u2019approcher enfin la peinture autrement. La peinture avait aussi un rapport \u00e9troit avec le p\u00e8re de ma m\u00e8re, dipl\u00f4m\u00e9 des Beaux-Arts de Saint-P\u00e9tersbourg, que je n\u2019ai jamais connu, mais dont la l\u00e9gende familiale a fini par me dresser l\u2019image d\u2019un artiste rat\u00e9. Je me souviens seulement qu\u2019il m\u2019\u00e9tait facile de dessiner ou de peindre pour obtenir un r\u00e9sultat qui semblait plaire aux personnes qui m\u2019entouraient — famille, camarades d\u2019\u00e9cole, professeurs d\u2019arts plastiques qui parfois dressaient mes louanges en montrant mes travaux \u00e0 la classe. Le dessin et la peinture n\u2019\u00e9taient que des moyens d\u2019obtenir une attention, de l\u2019amour. Si j\u2019\u00e9tais “dou\u00e9”, pourtant, je ne travaillais pas de fa\u00e7on r\u00e9guli\u00e8re : je m\u2019y mettais seulement quand je ressentais le vide, la solitude, la carence affective. On peut poser des mots l\u00e0-dessus, mais sans d\u00e9finir vraiment cette sensation terrible de vide. Si j\u2019avais v\u00e9cu \u00e0 une autre \u00e9poque, saint Jean de la Croix aurait peut-\u00eatre reconnu dans ce vide l\u2019ennui propice \u00e0 recueillir la gr\u00e2ce, et je dois bien avouer que cela m\u2019a longtemps attir\u00e9 aussi. En tout cas c\u2019est \u00e0 ces moments-l\u00e0 que j\u2019\u00e9prouvais la n\u00e9cessit\u00e9 de m\u2019emparer d\u2019une feuille de papier, d\u2019un crayon, d\u2019une bo\u00eete de couleurs, pour tenter d\u2019attirer — \u00e0 la p\u00e9riph\u00e9rie de ce vide — l\u2019attention qui, je l\u2019esp\u00e9rais, le comblerait. Je n\u2019avais pas encore, \u00e0 cette \u00e9poque, la sensation d\u2019\u00eatre un imposteur ; mon analyse de la situation ne me le permettait pas — et heureusement, sinon je crois que je n\u2019aurais pas pu aller plus loin. J\u2019aurais \u00e9t\u00e9 un simple voyou, ou un homme d\u2019affaires rou\u00e9 : ne pas choisir le doute. J\u2019ai donc dessin\u00e9 et peint par intermittence, quand cela m\u2019arrangeait, sans penser avoir vocation \u00e0 en faire un m\u00e9tier. \u00c0 l\u2019\u00e2ge adulte, vers dix-huit ans, j\u2019ai \u00e9t\u00e9 attir\u00e9 par la photographie, un peu par hasard : le choc des diapositives d\u2019un voyage en Irlande, en 1980, m\u2019a boulevers\u00e9. J\u2019ai compris qu\u2019on pouvait photographier ce qu\u2019on appelle la r\u00e9alit\u00e9 et que la pellicule la restituait sans l\u2019\u00e9motion — ou l\u2019\u00e9tat d\u2019esprit — avec lesquels nous avons coutume, non pas de la regarder, mais de l\u2019interpr\u00e9ter. Il me fallait consulter ces clich\u00e9s pour m\u2019apercevoir \u00e0 quel point j\u2019\u00e9tais loin de saisir la r\u00e9alit\u00e9 quand j\u2019\u00e9tais dedans, en train de la vivre. La photographie m\u2019excluait du d\u00e9cor : il ne restait plus que lui, et c\u2019\u00e9tait magnifique. Je ne connaissais pas grand-chose \u00e0 la composition ; j\u2019avais feuillet\u00e9 des manuels, je me doutais bien qu\u2019il existait des r\u00e8gles, mais la notion de cadrage, je crois, \u00e9tait d\u00e9l\u00e9gu\u00e9e au hasard la plupart du temps, comme pour m\u2019extraire encore davantage. Ce n\u2019est pas tout \u00e0 fait juste : disons que j\u2019ai essay\u00e9 de faire de “belles photos” un moment, puis assez vite je suis pass\u00e9 \u00e0 autre chose. Autour de moi, personne ne comprenait pourquoi je faisais des photos si \u00e9tranges, qui “ne voulaient rien dire”. Pour r\u00e9sumer : la photographie m\u2019a r\u00e9v\u00e9l\u00e9 quelque chose que je n\u2019\u00e9tais pas en mesure d\u2019analyser ; il m\u2019a fallu une quinzaine d\u2019ann\u00e9es \u00e0 tourner autour du pot, en vain. Pour comprendre ce qui s\u2019\u00e9tait pass\u00e9, il a fallu encore des ann\u00e9es : que je traverse la peinture \u00e0 nouveau, que j\u2019\u00e9prouve \u00e0 nouveau un sentiment d\u2019imposture, et qu\u2019au final je me demande ce qu\u2019est, pour moi, la sinc\u00e9rit\u00e9 comme la r\u00e9alit\u00e9 — car au bout du compte les deux semblent se confondre, ou se rejoindre. Que peut bien \u00eatre la sinc\u00e9rit\u00e9, que peut bien \u00eatre la r\u00e9alit\u00e9, quand on s\u2019aper\u00e7oit que rien n\u2019est stable, ni au-dehors ni en soi, sauf cette instabilit\u00e9 permanente des choses ? Ce fut une \u00e9nigme, un casse-t\u00eate, une souffrance, parce que j\u2019imaginais \u00eatre le seul \u00e0 n\u2019\u00eatre pas sinc\u00e8re. J\u2019avais une admiration sans borne pour les personnes qui poss\u00e9daient cette qualit\u00e9 — ou cette force d\u2019\u00e2me, ou cette na\u00efvet\u00e9 profonde — et je les admirais d\u2019autant plus que je ne pensais pas poss\u00e9der la moindre de ces facult\u00e9s. J\u2019avais le d\u00e9sir de m\u2019accaparer la sinc\u00e9rit\u00e9 d\u2019autrui pour la faire mienne, je crois. N\u2019est-il pas habituel de passer par les autres pour se rejoindre soi-m\u00eame, dans ce jeu de miroirs ? Quand je me regardais en face, je ne voyais qu\u2019un imposteur, un tricheur, un menteur ; je n\u2019avais gu\u00e8re d\u2019estime pour moi, il faut bien le dire. Dans le parcours de survie que j\u2019avais suivi, il m\u2019avait fallu abandonner tant de choses pr\u00e9cieuses, je m\u2019en apercevais peu \u00e0 peu : la confiance en l\u2019autre, et la confiance en moi, n\u2019\u00e9taient pas les moindres. J\u2019avais poursuivi, sans m\u2019en rendre compte, une maltraitance envers moi-m\u00eame qui prenait sa source dans la petite enfance : je reprenais, de mon propre chef, les discours entendus, les plus blessants surtout, alors m\u00eame que je croyais avoir fui bien loin. Comme il est difficile d\u2019aimer vraiment qui que ce soit quand on doute de tout, et surtout de soi-m\u00eame. On aime alors comme on lance une bou\u00e9e \u00e0 la mer, et le naufrag\u00e9 n\u2019est autre que soi, que l\u2019on voudrait confus\u00e9ment sauver. Combien de fois me suis-je r\u00e9veill\u00e9 sur une plage abandonn\u00e9e ? Je ne compte plus. C\u2019est le m\u00eame sc\u00e9nario qui se r\u00e9p\u00e8te jusqu\u2019\u00e0 ce que je comprenne, enfin, que je suis tout autant menteur que sinc\u00e8re — autant que les autres, ni plus ni moins. Je me suis pos\u00e9 beaucoup de questions, je me suis tortur\u00e9 les m\u00e9ninges sur la sinc\u00e9rit\u00e9 en peinture. C\u2019est la m\u00eame chose : \u00e0 chaque tableau j\u2019ai \u00e9t\u00e9 menteur et sinc\u00e8re. Chaque tableau est une m\u00e9daille \u00e0 deux versants. S\u2019attacher \u00e0 un seul versant — cette fameuse “sinc\u00e9rit\u00e9” — n\u2019est-ce pas se couper \u00e0 moiti\u00e9 de la peinture, s\u2019obstiner \u00e0 ne vouloir regarder que l\u2019aspect “joli” et “plaisant” ? Non : la peinture m\u2019a souvent fait passer par le mensonge afin d\u2019estimer, \u00e0 la surface de la toile, comment placer les valeurs, \u00e9tablir une profondeur, inventer des harmonies de couleurs. Les deux se valent et servent la peinture — pas le peintre. Ce n\u2019est pas la sinc\u00e9rit\u00e9 qui peut me servir de moteur : elle donnerait trop de poids au mensonge en tentant de prendre le dessus sur lui. La sinc\u00e9rit\u00e9, d\u00e9sormais, est un pinceau qui a perdu ses poils, et avec lequel je me gratte le dos : pas grand-chose de plus. Je pr\u00e9f\u00e8re mille fois l\u2019obstination et la r\u00e9gularit\u00e9 : elles m\u2019apporteront l\u2019id\u00e9e plut\u00f4t que cette sinc\u00e9rit\u00e9 merdique dans laquelle j\u2019ai perdu des ann\u00e9es \u00e0 me torturer. Il se pourrait, car la vie a de l\u2019humour, qu\u2019\u00e0 la fin des fins obstination, r\u00e9gularit\u00e9, id\u00e9e et sinc\u00e9rit\u00e9 se rejoignent, et que je m\u2019aper\u00e7oive de leur synonymie. Mais ne mettons pas la charrue avant les b\u0153ufs : \u00e0 chaque jour suffit sa peine.<\/p>",
"content_text": " Il y a un homme, quelque part au fond de moi, que je ne parviens pas \u00e0 mettre au monde. Je l\u2019aper\u00e7ois de temps \u00e0 autre et, d\u00e8s que je m\u2019approche un peu de lui, il s\u2019\u00e9vanouit. Alors je me dis que j\u2019ai r\u00eav\u00e9, tout simplement, que j\u2019ai pris mes d\u00e9sirs pour des r\u00e9alit\u00e9s. Cet homme-l\u00e0 n\u2019est que pur fantasme : il n\u2019existe pas, n\u2019a jamais exist\u00e9, et n\u2019existera jamais. Pourtant \u00e7a ne me l\u00e2che pas si facilement. \u00c7a revient \u00e0 la charge, r\u00e9guli\u00e8rement. Comme un bouchon, un flotteur quand le poisson mord : il coule brusquement, puis il remonte, cependant que je n\u2019arrive plus \u00e0 ferrer aussi facilement qu\u2019autrefois. Je n\u2019arrive pas \u00e0 p\u00eacher cet homme aussi bien que je p\u00eachais les petits poissons de mon enfance, avec l\u2019insouciance de l\u2019enfance, avec cette pr\u00e9tendue innocence \u2014 ou na\u00efvet\u00e9, comme on dit. Parfois je vois tr\u00e8s bien la s\u00e9paration qui s\u2019op\u00e8re \u00e0 chaque choix : toutes ces routes que propose chaque d\u00e9cision et leurs cons\u00e9quences, et sur ces routes j\u2019aper\u00e7ois l\u2019homme qui marche plus ou moins droit. Il y a cet homme intelligent, pos\u00e9, pond\u00e9r\u00e9, qui fait presque aucune erreur, et qui continue sans encombre son chemin, comme si nos vies \u2014 chacune de nos vies \u2014 se d\u00e9ployaient dans des dimensions parall\u00e8les et bifurquaient \u00e0 chaque circonstance, \u00e0 chaque fois que nous interpr\u00e9tons ces circonstances, ces \u00e9v\u00e9nements, chacun \u00e0 notre mani\u00e8re. Et bien s\u00fbr, j\u2019ai longtemps cru qu\u2019il pouvait exister une bonne et une mauvaise mani\u00e8re d\u2019interpr\u00e9ter, comme de r\u00e9agir ; j\u2019ai longtemps cru qu\u2019il pouvait y avoir de bons et de mauvais choix. Ainsi il y aurait un homme n\u00e9 de mes choix, celui qui les aurait interpr\u00e9t\u00e9s de la meilleure fa\u00e7on possible, et qui, dans une strate du multivers, jouirait enfin du b\u00e9n\u00e9fice que toutes mes pertes, mes renoncements, auraient occasionn\u00e9. Car nul doute que tout soit interd\u00e9pendant, que le bonheur des uns se construise sur le malheur des autres \u2014 je veux dire : sur ce que l\u2019on interpr\u00e8te comme tel, \u00e0 tort ou \u00e0 raison, puisque tout n\u2019est qu\u2019affaire de pes\u00e9e, d\u2019\u00e9quilibre, d\u2019harmonie. Dans ce cas, suis-je si mal loti que je l\u2019imagine ? Peut-\u00eatre existe-t-il aussi le pire des hommes, celui qui s\u2019est encore plus avili que moi dans une strate de basse fr\u00e9quence, noire et glaciale. Peut-\u00eatre que lui n\u2019a choisi d\u2019interpr\u00e9ter que la mauvaise part des choses, et que les cons\u00e9quences de ses choix auront \u00e9t\u00e9 la col\u00e8re, la haine, le meurtre, la trahison. Ai-je \u00e9t\u00e9 l\u2019homme que je consid\u00e8re bien meilleur que je ne le suis en ce moment ? Le serai-je jamais ? Ou alors serai-je un jour cet homme qui a chut\u00e9 si bas qu\u2019il a perdu toute dignit\u00e9 et toute foi ? Ai-je vraiment le pouvoir de choisir la route que j\u2019emprunte, par la seule acuit\u00e9 de mon regard, par mon discernement pos\u00e9 sur chaque d\u00e9cision ? Ou bien tout cela n\u2019est-il qu\u2019un jeu de hasard, une sorte de gigantesque casino dont on sort riche ou fauch\u00e9, peu importe ? Cette vision pessimiste, je l\u2019ai travers\u00e9e bien des fois, et elle ne m\u2019a men\u00e9 qu\u2019\u00e0 une impasse, une sorte de mur du son : une constance de Planck. Et puis tout \u00e0 coup je repense \u00e0 ce texte que j\u2019ai \u00e9crit r\u00e9cemment, celui qui fait r\u00e9f\u00e9rence \u00e0 une tapisserie, \u00e0 la dame \u00e0 la licorne. Cette image raconte notre attachement aux cinq sens et notre isolement : la solitude de chacun sur son \u00eele, encha\u00een\u00e9 par l\u2019habitude de consid\u00e9rer la r\u00e9alit\u00e9. Comment se lib\u00e9rer de cet enfermement qui semble pourtant si d\u00e9risoire, sur cette tapisserie r\u00e9alis\u00e9e en six panneaux, si je me souviens bien ? Le sixi\u00e8me panneau, le dernier acte, c\u2019est l\u2019invention d\u2019un sixi\u00e8me sens, symbolis\u00e9 par le c\u0153ur. Le c\u0153ur serait alors l\u2019axe du monde, l\u2019origine et la fin de toute chose ; le comprendre serait la clef de l\u2019\u00e9nigme. Dans ce cas, tous les hommes que je suis \u201cen m\u00eame temps\u201d peuvent bien perdre ou gagner selon l\u2019interpr\u00e9tation de leurs cinq sens : cela n\u2019importe pas vraiment, puisque tout finira par nourrir la profondeur infinie \u2014 apparemment inhumaine, incompr\u00e9hensible \u2014 du multivers, ou de l\u2019univers : le c\u0153ur du monde. --- Cet \u201ceffondrement\u201d dont parlent souvent Ma\u00eetre Eckhart et les grands soufis, il y repensait apr\u00e8s avoir \u00e9cout\u00e9 une s\u00e9rie d\u2019interviews avec le peintre Claude Viallat. Il avait \u00e9t\u00e9 profond\u00e9ment touch\u00e9 par les propos du vieux N\u00eemois quand celui-ci racontait son parcours compliqu\u00e9 avec la peinture. Cette agitation qui l\u2019obligeait \u00e0 s\u2019emparer des \u0153uvres des autres pour s\u2019appuyer sur elles et pouvoir cr\u00e9er, il la comprenait trop bien. Et puis, \u00e0 un moment, la voix de Viallat s\u2019\u00e9tait bris\u00e9e l\u00e9g\u00e8rement quand il avait dit : \u00ab Quand on a une id\u00e9e, on ne la l\u00e2che pas. \u00bb Cette simple phrase r\u00e9sumait tout ce que, lui, refusait encore de faire, et dont il commen\u00e7ait pourtant \u00e0 sentir l\u2019importance : le chas de l\u2019aiguille, qu\u2019il interpr\u00e9tait encore comme une d\u00e9faite, une r\u00e9signation. Cela faisait bient\u00f4t deux ans qu\u2019il n\u2019avait rien peint qui puisse vraiment l\u2019enthousiasmer. Il peignait machinalement, au gr\u00e9 de ses pulsions, avec une r\u00e9gularit\u00e9 qui, \u00e0 elle seule, aurait pu lui indiquer qu\u2019il \u00e9tait en route vers quelque chose. Car qu\u2019il fasse beau ou mauvais, qu\u2019il soit en forme ou pas, il ne se passait plus une seule journ\u00e9e sans qu\u2019il aille travailler \u00e0 l\u2019atelier. Peu \u00e0 peu, il avait restreint ses activit\u00e9s \u00e0 une forme d\u2019essentiel encore mal taill\u00e9e. Il sentait qu\u2019il devait \u00eatre pr\u00e9sent l\u00e0, et nulle part ailleurs. Attach\u00e9 \u00e0 cette r\u00e9gularit\u00e9, il avait produit un grand nombre de toiles que beaucoup de visiteurs d\u00e9claraient \u201cr\u00e9ussies\u201d. Mais il ne pr\u00eatait plus vraiment attention au jugement d\u2019autrui. Lui savait qu\u2019il \u00e9tait loin d\u2019avoir \u201cr\u00e9ussi\u201d. Que tout cela ressemblait f\u00e9rocement \u00e0 de la merde, ou \u00e0 du flan. Ces toiles, au mieux, lui prouvaient qu\u2019il avait \u00e9t\u00e9 capable de s\u2019attacher \u00e0 un m\u00e2t et d\u2019\u00e9couter le chant des sir\u00e8nes \u2014 et les sir\u00e8nes, bien s\u00fbr, \u00e9taient mortes d\u2019avoir \u00e9t\u00e9 entendues. Il lui fallait encore l\u00e2cher du lest : commencer par l\u00e2cher cette curiosit\u00e9 insatiable qui ne cessait de le distraire de la source vive, encore inaccessible, de son travail. Les sir\u00e8nes \u00e9taient mortes ; il fallait comprendre aussi que la curiosit\u00e9 qui l\u2019avait men\u00e9 vers elles n\u2019avait plus lieu d\u2019\u00eatre. \u00ab Quand on a une id\u00e9e, on ne la l\u00e2che pas \u00bb, disait Viallat. Lui, il en avait trop : elles ne cessaient de le traverser. Quel courage lui faudrait-il, quel effondrement authentique devrait-il accepter pour ne plus laisser \u00e0 la distraction ne serait-ce que l\u2019espace d\u2019un cheveu, et pour que, comme dans les vieux r\u00e9cits oubli\u00e9s, la gr\u00e2ce s\u2019introduise enfin en lui et le mette \u00e0 terre une bonne fois pour toutes ? Il lui fallait creuser une id\u00e9e comme on creuse un trou pour s\u2019y enterrer. --- Je prends appui sur la peinture pour parler de la sinc\u00e9rit\u00e9, parce que c\u2019est sans doute par elle \u2014 et par elle seule \u2014 que j\u2019ai pu en comprendre la nature. Depuis que j\u2019ai commenc\u00e9 \u00e0 peindre, il y a plus de cinquante ans, la peinture en elle-m\u00eame n\u2019\u00e9tait qu\u2019un pr\u00e9texte : faire de jolis dessins pour obtenir une reconnaissance que je n\u2019imaginais pas pouvoir recevoir autrement. Et puis je me suis aper\u00e7u, plus ou moins, que r\u00e9aliser de jolies peintures canalisait ma volont\u00e9 d\u2019\u00eatre aim\u00e9. Il me fallait m\u2019asseoir, prendre le temps de faire, et pendant ce temps-l\u00e0 je ne me dispersais pas, comme j\u2019en ai toujours eu l\u2019habitude. Dessiner et peindre ne pouvaient s\u2019effectuer que dans une dur\u00e9e que j\u2019acceptais comme une concession, un compromis : il y avait un int\u00e9r\u00eat \u00e0 la clef, celui d\u2019\u00eatre accept\u00e9 et aim\u00e9. Je ne me souviens plus vraiment si j\u2019avais un v\u00e9ritable amour du dessin ou de la peinture. J\u2019ai beau tenter de me souvenir, je ne le pense pas. J\u2019\u00e9tais fascin\u00e9 par les tableaux \u00e0 l\u2019huile que r\u00e9alisait ma m\u00e8re, mais l\u2019ambigu\u00eft\u00e9 de notre relation ne me permettait pas de consid\u00e9rer la peinture pour elle-m\u00eame : elle \u00e9tait \u00e0 la fois un lien et une barri\u00e8re entre ma m\u00e8re et moi. Sans doute, en mourant, ma m\u00e8re m\u2019a-t-elle permis d\u2019approcher enfin la peinture autrement. La peinture avait aussi un rapport \u00e9troit avec le p\u00e8re de ma m\u00e8re, dipl\u00f4m\u00e9 des Beaux-Arts de Saint-P\u00e9tersbourg, que je n\u2019ai jamais connu, mais dont la l\u00e9gende familiale a fini par me dresser l\u2019image d\u2019un artiste rat\u00e9. Je me souviens seulement qu\u2019il m\u2019\u00e9tait facile de dessiner ou de peindre pour obtenir un r\u00e9sultat qui semblait plaire aux personnes qui m\u2019entouraient \u2014 famille, camarades d\u2019\u00e9cole, professeurs d\u2019arts plastiques qui parfois dressaient mes louanges en montrant mes travaux \u00e0 la classe. Le dessin et la peinture n\u2019\u00e9taient que des moyens d\u2019obtenir une attention, de l\u2019amour. Si j\u2019\u00e9tais \u201cdou\u00e9\u201d, pourtant, je ne travaillais pas de fa\u00e7on r\u00e9guli\u00e8re : je m\u2019y mettais seulement quand je ressentais le vide, la solitude, la carence affective. On peut poser des mots l\u00e0-dessus, mais sans d\u00e9finir vraiment cette sensation terrible de vide. Si j\u2019avais v\u00e9cu \u00e0 une autre \u00e9poque, saint Jean de la Croix aurait peut-\u00eatre reconnu dans ce vide l\u2019ennui propice \u00e0 recueillir la gr\u00e2ce, et je dois bien avouer que cela m\u2019a longtemps attir\u00e9 aussi. En tout cas c\u2019est \u00e0 ces moments-l\u00e0 que j\u2019\u00e9prouvais la n\u00e9cessit\u00e9 de m\u2019emparer d\u2019une feuille de papier, d\u2019un crayon, d\u2019une bo\u00eete de couleurs, pour tenter d\u2019attirer \u2014 \u00e0 la p\u00e9riph\u00e9rie de ce vide \u2014 l\u2019attention qui, je l\u2019esp\u00e9rais, le comblerait. Je n\u2019avais pas encore, \u00e0 cette \u00e9poque, la sensation d\u2019\u00eatre un imposteur ; mon analyse de la situation ne me le permettait pas \u2014 et heureusement, sinon je crois que je n\u2019aurais pas pu aller plus loin. J\u2019aurais \u00e9t\u00e9 un simple voyou, ou un homme d\u2019affaires rou\u00e9 : ne pas choisir le doute. J\u2019ai donc dessin\u00e9 et peint par intermittence, quand cela m\u2019arrangeait, sans penser avoir vocation \u00e0 en faire un m\u00e9tier. \u00c0 l\u2019\u00e2ge adulte, vers dix-huit ans, j\u2019ai \u00e9t\u00e9 attir\u00e9 par la photographie, un peu par hasard : le choc des diapositives d\u2019un voyage en Irlande, en 1980, m\u2019a boulevers\u00e9. J\u2019ai compris qu\u2019on pouvait photographier ce qu\u2019on appelle la r\u00e9alit\u00e9 et que la pellicule la restituait sans l\u2019\u00e9motion \u2014 ou l\u2019\u00e9tat d\u2019esprit \u2014 avec lesquels nous avons coutume, non pas de la regarder, mais de l\u2019interpr\u00e9ter. Il me fallait consulter ces clich\u00e9s pour m\u2019apercevoir \u00e0 quel point j\u2019\u00e9tais loin de saisir la r\u00e9alit\u00e9 quand j\u2019\u00e9tais dedans, en train de la vivre. La photographie m\u2019excluait du d\u00e9cor : il ne restait plus que lui, et c\u2019\u00e9tait magnifique. Je ne connaissais pas grand-chose \u00e0 la composition ; j\u2019avais feuillet\u00e9 des manuels, je me doutais bien qu\u2019il existait des r\u00e8gles, mais la notion de cadrage, je crois, \u00e9tait d\u00e9l\u00e9gu\u00e9e au hasard la plupart du temps, comme pour m\u2019extraire encore davantage. Ce n\u2019est pas tout \u00e0 fait juste : disons que j\u2019ai essay\u00e9 de faire de \u201cbelles photos\u201d un moment, puis assez vite je suis pass\u00e9 \u00e0 autre chose. Autour de moi, personne ne comprenait pourquoi je faisais des photos si \u00e9tranges, qui \u201cne voulaient rien dire\u201d. Pour r\u00e9sumer : la photographie m\u2019a r\u00e9v\u00e9l\u00e9 quelque chose que je n\u2019\u00e9tais pas en mesure d\u2019analyser ; il m\u2019a fallu une quinzaine d\u2019ann\u00e9es \u00e0 tourner autour du pot, en vain. Pour comprendre ce qui s\u2019\u00e9tait pass\u00e9, il a fallu encore des ann\u00e9es : que je traverse la peinture \u00e0 nouveau, que j\u2019\u00e9prouve \u00e0 nouveau un sentiment d\u2019imposture, et qu\u2019au final je me demande ce qu\u2019est, pour moi, la sinc\u00e9rit\u00e9 comme la r\u00e9alit\u00e9 \u2014 car au bout du compte les deux semblent se confondre, ou se rejoindre. Que peut bien \u00eatre la sinc\u00e9rit\u00e9, que peut bien \u00eatre la r\u00e9alit\u00e9, quand on s\u2019aper\u00e7oit que rien n\u2019est stable, ni au-dehors ni en soi, sauf cette instabilit\u00e9 permanente des choses ? Ce fut une \u00e9nigme, un casse-t\u00eate, une souffrance, parce que j\u2019imaginais \u00eatre le seul \u00e0 n\u2019\u00eatre pas sinc\u00e8re. J\u2019avais une admiration sans borne pour les personnes qui poss\u00e9daient cette qualit\u00e9 \u2014 ou cette force d\u2019\u00e2me, ou cette na\u00efvet\u00e9 profonde \u2014 et je les admirais d\u2019autant plus que je ne pensais pas poss\u00e9der la moindre de ces facult\u00e9s. J\u2019avais le d\u00e9sir de m\u2019accaparer la sinc\u00e9rit\u00e9 d\u2019autrui pour la faire mienne, je crois. N\u2019est-il pas habituel de passer par les autres pour se rejoindre soi-m\u00eame, dans ce jeu de miroirs ? Quand je me regardais en face, je ne voyais qu\u2019un imposteur, un tricheur, un menteur ; je n\u2019avais gu\u00e8re d\u2019estime pour moi, il faut bien le dire. Dans le parcours de survie que j\u2019avais suivi, il m\u2019avait fallu abandonner tant de choses pr\u00e9cieuses, je m\u2019en apercevais peu \u00e0 peu : la confiance en l\u2019autre, et la confiance en moi, n\u2019\u00e9taient pas les moindres. J\u2019avais poursuivi, sans m\u2019en rendre compte, une maltraitance envers moi-m\u00eame qui prenait sa source dans la petite enfance : je reprenais, de mon propre chef, les discours entendus, les plus blessants surtout, alors m\u00eame que je croyais avoir fui bien loin. Comme il est difficile d\u2019aimer vraiment qui que ce soit quand on doute de tout, et surtout de soi-m\u00eame. On aime alors comme on lance une bou\u00e9e \u00e0 la mer, et le naufrag\u00e9 n\u2019est autre que soi, que l\u2019on voudrait confus\u00e9ment sauver. Combien de fois me suis-je r\u00e9veill\u00e9 sur une plage abandonn\u00e9e ? Je ne compte plus. C\u2019est le m\u00eame sc\u00e9nario qui se r\u00e9p\u00e8te jusqu\u2019\u00e0 ce que je comprenne, enfin, que je suis tout autant menteur que sinc\u00e8re \u2014 autant que les autres, ni plus ni moins. Je me suis pos\u00e9 beaucoup de questions, je me suis tortur\u00e9 les m\u00e9ninges sur la sinc\u00e9rit\u00e9 en peinture. C\u2019est la m\u00eame chose : \u00e0 chaque tableau j\u2019ai \u00e9t\u00e9 menteur et sinc\u00e8re. Chaque tableau est une m\u00e9daille \u00e0 deux versants. S\u2019attacher \u00e0 un seul versant \u2014 cette fameuse \u201csinc\u00e9rit\u00e9\u201d \u2014 n\u2019est-ce pas se couper \u00e0 moiti\u00e9 de la peinture, s\u2019obstiner \u00e0 ne vouloir regarder que l\u2019aspect \u201cjoli\u201d et \u201cplaisant\u201d ? Non : la peinture m\u2019a souvent fait passer par le mensonge afin d\u2019estimer, \u00e0 la surface de la toile, comment placer les valeurs, \u00e9tablir une profondeur, inventer des harmonies de couleurs. Les deux se valent et servent la peinture \u2014 pas le peintre. Ce n\u2019est pas la sinc\u00e9rit\u00e9 qui peut me servir de moteur : elle donnerait trop de poids au mensonge en tentant de prendre le dessus sur lui. La sinc\u00e9rit\u00e9, d\u00e9sormais, est un pinceau qui a perdu ses poils, et avec lequel je me gratte le dos : pas grand-chose de plus. Je pr\u00e9f\u00e8re mille fois l\u2019obstination et la r\u00e9gularit\u00e9 : elles m\u2019apporteront l\u2019id\u00e9e plut\u00f4t que cette sinc\u00e9rit\u00e9 merdique dans laquelle j\u2019ai perdu des ann\u00e9es \u00e0 me torturer. Il se pourrait, car la vie a de l\u2019humour, qu\u2019\u00e0 la fin des fins obstination, r\u00e9gularit\u00e9, id\u00e9e et sinc\u00e9rit\u00e9 se rejoignent, et que je m\u2019aper\u00e7oive de leur synonymie. Mais ne mettons pas la charrue avant les b\u0153ufs : \u00e0 chaque jour suffit sa peine. ",
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"date_published": "2019-12-12T15:56:00Z",
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La premi\u00e8re image qui surgit, quand il reprit peu \u00e0 peu conscience de son corps et de celui qu\u2019il croyait \u00eatre, fut celle d\u2019un \u00e9l\u00e9phant attach\u00e9 \u00e0 un tout petit \u00e9pieu. Puis l\u2019image se transforma : une licorne entour\u00e9e d\u2019une cl\u00f4ture fragile, sans doute emprunt\u00e9e \u00e0 une tapisserie qu\u2019il retrouvait chaque semaine, en face de lui, au mur du cabinet de son th\u00e9rapeute. Il avait imagin\u00e9 que l\u2019hypnose pourrait l\u2019aider \u00e0 sortir de son marasme : ce sentiment d\u2019insignifiance chronique qui l\u2019envahissait d\u00e8s qu\u2019une rupture sentimentale s\u2019annon\u00e7ait, ou qu\u2019elle \u00e9tait d\u00e9j\u00e0 consomm\u00e9e. En explorant l\u2019\u00eele, il vit la dame v\u00eatue de blanc qui, cette fois, s\u2019\u00e9tait d\u00e9barrass\u00e9e de son collier. Il plissa les yeux pour tenter de faire appara\u00eetre plus pr\u00e9cis\u00e9ment sa poitrine ; l\u2019image se brouilla, exactement comme dans ses r\u00eaves \u00e9rotiques, et il s\u2019\u00e9veilla tout \u00e0 fait. En buvant son caf\u00e9, il repensa \u00e0 l\u2019\u00e9l\u00e9phant, \u00e0 la licorne, au collier disparu. Il imagina un dessin humoristique : des milliers de personnes chacune sur une \u00eele personnelle, attach\u00e9es \u00e0 un axe d\u00e9risoire dont elles pourraient se lib\u00e9rer d\u2019un simple geste. Il trouvait amusant d\u2019accrocher au bout du lien un billet, ou un ch\u00e8que. Puis il laissa s\u2019enfuir l\u2019id\u00e9e, comme tant d\u2019autres. Les id\u00e9es le traversaient sans cesse. Il y \u00e9tait habitu\u00e9. Et pourtant quelque chose le soulageait, d\u00e9sormais : constater qu\u2019il ne tentait plus de les enfermer, de les capturer sur des feuilles. Il se demanda si cette nouvelle th\u00e9rapie lui \u00e9tait aussi b\u00e9n\u00e9fique qu\u2019il l\u2019avait esp\u00e9r\u00e9. Il essaya d\u2019\u00eatre objectif. Dans le fond, elle cautionnait un malaise qui existait — il se souvenait de ses ravages — mais ce malaise lui semblait aussi renforc\u00e9 par le seul fait qu\u2019il en avait pris conscience et qu\u2019il voulait s\u2019en d\u00e9barrasser. Se d\u00e9barrasse-t-on d\u2019une partie de soi ? Il pensa \u00e0 un manchot, \u00e0 un cul-de-jatte : amput\u00e9 mais “heureux”. Il sourit. Il repensa au th\u00e9rapeute. La premi\u00e8re fois, il avait s\u00e9rieusement envisag\u00e9 que ce f\u00fbt un charlatan. Curieusement, \u00e7a ne l\u2019avait pas d\u00e9rang\u00e9 : il \u00e9tait curieux de voir la suite. Si aucun soin ne venait, il aurait au moins la satisfaction d\u2019ent\u00e9riner l\u2019illusion : faire appel \u00e0 un tiers pour se sortir de la merde. Il avait lu pas mal de livres sur l\u2019hypnose. Il s\u2019attendait \u00e0 quelques combines verbales, au minimum, dans le genre de Milton Erickson : cela aurait consolid\u00e9 sa foi fragile. Mais il ne s\u2019y retrouvait pas. Il s\u2019endormait chaque fois, perdait le fil. Il y gagnait tout de m\u00eame quelque chose : une apesanteur pour le reste de la journ\u00e9e, une sorte de brouillard, de ouate entre le monde et lui. C\u2019est la ouate<\/em>, fredonna-t-il en constatant qu\u2019il arrivait devant la porte du th\u00e9rapeute. Il repensa \u00e0 l\u2019\u00e9l\u00e9phant, \u00e0 la licorne, et continua son chemin, descendant les pentes de la ville pour rejoindre son c\u0153ur.<\/p>\n\n
\n\n\n\t\t \n<\/figure>\n<\/div>\n \nLa premi\u00e8re chose qu\u2019il vit, ce fut cette poitrine imposante. Des seins \u00e9normes comme il en avait r\u00eav\u00e9 depuis toujours. Et, en m\u00eame temps, cela l\u2019intimida. Alors il vit son regard : un m\u00e9lange de lassitude et de na\u00efvet\u00e9, serti dans un bleu profond. Ils s\u2019\u00e9taient rencontr\u00e9s sur un forum. En un clin d\u2019\u0153il, ils s\u2019\u00e9taient trouv\u00e9 une collection de points communs, dont l\u2019humour noir n\u2019\u00e9tait pas le moindre. Une d\u00e9sesp\u00e9rance infinie sur leurs vies et sur ce qui les entourait avait achev\u00e9 le reste. Ce soir-l\u00e0, par bravade, il lui avait propos\u00e9 de venir vers elle, de la rencontrer pour de vrai. La route de Lausanne \u00e0 Sion lui parut un jeu d\u2019enfant : un ruban lisse et sans encombre, \u00e0 cette heure tardive. Il eut l\u2019impression d\u2019avoir pris un tapis volant, excit\u00e9 par la curiosit\u00e9 de savoir qui elle \u00e9tait vraiment. \u00c0 la p\u00e9riph\u00e9rie de la ville, pourtant, il ressentit un coup de barre et se demanda soudain ce qu\u2019il fichait l\u00e0. Puis la curiosit\u00e9 reprit le pas. Il gara la voiture \u00e0 l\u2019adresse indiqu\u00e9e par le GPS. C\u2019\u00e9tait un bistrot encore ouvert. Il ne pouvait pas se tromper : elle \u00e9tait seule, attabl\u00e9e au fond de la salle. Pour briser le silence un peu lourd, elle demanda s\u2019il voulait boire quelque chose. Il d\u00e9clina. Alors elle se leva et l\u2019emmena vers chez elle, comme un enfant, sans presque un mot. L\u2019appartement \u00e9tait d\u00e9cor\u00e9 de chromos et de bibelots. Son imagination chuta d\u2019un coup. Il l\u2019avait imagin\u00e9e d\u2019une classe sociale plus \u00e9lev\u00e9e ; ses phrases, ses saillies ne collaient plus avec ce d\u00e9cor. Il se sentit crev\u00e9. Quand elle lui proposa de s\u2019asseoir sur le canap\u00e9 pr\u00e8s d\u2019elle, il se demanda s\u2019il n\u2019allait pas s\u2019effondrer de fatigue. Mais cette \u00e9norme poitrine, tout contre lui, le revitalisa — et l\u2019intimida davantage encore, \u00e0 cause de la proximit\u00e9. Alors, pour sortir du trouble tout en le maintenant, ils se mirent \u00e0 parler. Elle raconta sa vie de merde. Il fit la m\u00eame chose. Cela dura des heures, puis leurs t\u00eates, soudain proches, s\u2019effleur\u00e8rent ; leurs l\u00e8vres se rejoignirent. La discussion fut close. Quand elle l\u2019entra\u00eena dans la chambre, il fut surpris par le regain d\u2019\u00e9nergie qui l\u2019habitait. \u00c0 califourchon sur lui, ses longs cheveux sombres coulant sur son cou, contrastant avec la p\u00e2leur de ses \u00e9paules, elle se redressa comme pour exulter : ses seins \u00e9normes jaillirent au-dessus de lui. Et tandis qu\u2019elle l\u2019attirait au fond d\u2019elle par des mouvements du bassin — savants, insistants — il eut l\u2019impression \u00e9trange de baiser la Terre-M\u00e8re, de s\u2019y enfouir totalement. Quand ils tomb\u00e8rent enfin l\u2019un contre l\u2019autre, elle reprit la parole. Il ne se souvient plus de ce qu\u2019elle dit ; une phrase, seulement, cristallisa son attention : « J\u2019avais un amant qui me demandait de venir vers lui nue sous mon imperm\u00e9able. » Alors il ne vit plus une paire de seins mais une paire de mamelles. Il pr\u00e9texta que le lendemain il travaillait, qu\u2019il fallait qu\u2019il reparte. Il fit la route de Sion \u00e0 Lausanne comme un chemin de croix, s\u2019arr\u00eatant \u00e0 chaque station-service pour boire un caf\u00e9 et tenir. Arriv\u00e9 chez lui, il d\u00e9cida que l\u2019urgence \u00e9tait de prendre une douche, de se raser : une nouvelle journ\u00e9e merdique s\u2019annon\u00e7ait, et il allait devoir l\u2019affronter.<\/p>\n
\n« Si les gens se mettaient \u00e0 table pour \u00e9crire ce qu\u2019ils imaginent \u00eatre leur vie, s\u2019ils y passaient un peu de temps chaque matin, cela entra\u00eenerait \u00e0 la fois la chute de la psychanalyse et la joie des \u00e9diteurs de tout acabit », songea-t-il, assis dans le fauteuil Ikea face \u00e0 elle. Il allait le dire, puis se retint. \u00c0 la place, il prit une voix enfantine et l\u2019implora de “l\u2019allonger”. En riant sous cape, il la rev\u00eatit mentalement d\u2019un costume de dominatrice en cuir noir, avec au bout du bras un gant de boxe. Mais elle ne bronchait pas. Toujours tir\u00e9e \u00e0 quatre \u00e9pingles, maintenant sa posture vigilante comme un serpent pr\u00eat \u00e0 frapper, elle le toisait de ses yeux verts sans m\u00eame un sourire. Cette froideur le rassura : elle r\u00e9sistait, et c\u2019\u00e9tait plut\u00f4t bon signe. Alors il lan\u00e7a tout de m\u00eame une phrase, comme on jette une bou\u00e9e au vide, juste pour ne pas laisser le silence s\u2019installer trop longtemps. « Si tout le monde couchait sur le papier sa propre v\u00e9rit\u00e9, il y aurait sept milliards de romans. » Elle hocha un peu la t\u00eate. Puis son regard glissa vers la petite pendule pos\u00e9e sur la table basse. « Eh bien, ce sera tout pour aujourd\u2019hui », l\u00e2cha-t-elle du bout des l\u00e8vres. Elle se reprit pourtant, et il crut apercevoir l\u2019ombre d\u2019un sourire. Alors elle ajouta : « Je suis d\u2019accord pour que vous passiez en analyse, pour que vous vous allongiez. Ce sera trois fois par semaine, cependant, si vous voulez faire un travail s\u00e9rieux. » Il sentit quelque chose glisser en lui. Au fond du fauteuil Ikea, avec un \u00e9tonnement l\u00e9ger — et un grand soulagement — il constata qu\u2019il cherchait une position f\u0153tale.<\/p>",
"content_text": " La premi\u00e8re image qui surgit, quand il reprit peu \u00e0 peu conscience de son corps et de celui qu\u2019il croyait \u00eatre, fut celle d\u2019un \u00e9l\u00e9phant attach\u00e9 \u00e0 un tout petit \u00e9pieu. Puis l\u2019image se transforma : une licorne entour\u00e9e d\u2019une cl\u00f4ture fragile, sans doute emprunt\u00e9e \u00e0 une tapisserie qu\u2019il retrouvait chaque semaine, en face de lui, au mur du cabinet de son th\u00e9rapeute. Il avait imagin\u00e9 que l\u2019hypnose pourrait l\u2019aider \u00e0 sortir de son marasme : ce sentiment d\u2019insignifiance chronique qui l\u2019envahissait d\u00e8s qu\u2019une rupture sentimentale s\u2019annon\u00e7ait, ou qu\u2019elle \u00e9tait d\u00e9j\u00e0 consomm\u00e9e. En explorant l\u2019\u00eele, il vit la dame v\u00eatue de blanc qui, cette fois, s\u2019\u00e9tait d\u00e9barrass\u00e9e de son collier. Il plissa les yeux pour tenter de faire appara\u00eetre plus pr\u00e9cis\u00e9ment sa poitrine ; l\u2019image se brouilla, exactement comme dans ses r\u00eaves \u00e9rotiques, et il s\u2019\u00e9veilla tout \u00e0 fait. En buvant son caf\u00e9, il repensa \u00e0 l\u2019\u00e9l\u00e9phant, \u00e0 la licorne, au collier disparu. Il imagina un dessin humoristique : des milliers de personnes chacune sur une \u00eele personnelle, attach\u00e9es \u00e0 un axe d\u00e9risoire dont elles pourraient se lib\u00e9rer d\u2019un simple geste. Il trouvait amusant d\u2019accrocher au bout du lien un billet, ou un ch\u00e8que. Puis il laissa s\u2019enfuir l\u2019id\u00e9e, comme tant d\u2019autres. Les id\u00e9es le traversaient sans cesse. Il y \u00e9tait habitu\u00e9. Et pourtant quelque chose le soulageait, d\u00e9sormais : constater qu\u2019il ne tentait plus de les enfermer, de les capturer sur des feuilles. Il se demanda si cette nouvelle th\u00e9rapie lui \u00e9tait aussi b\u00e9n\u00e9fique qu\u2019il l\u2019avait esp\u00e9r\u00e9. Il essaya d\u2019\u00eatre objectif. Dans le fond, elle cautionnait un malaise qui existait \u2014 il se souvenait de ses ravages \u2014 mais ce malaise lui semblait aussi renforc\u00e9 par le seul fait qu\u2019il en avait pris conscience et qu\u2019il voulait s\u2019en d\u00e9barrasser. Se d\u00e9barrasse-t-on d\u2019une partie de soi ? Il pensa \u00e0 un manchot, \u00e0 un cul-de-jatte : amput\u00e9 mais \u201cheureux\u201d. Il sourit. Il repensa au th\u00e9rapeute. La premi\u00e8re fois, il avait s\u00e9rieusement envisag\u00e9 que ce f\u00fbt un charlatan. Curieusement, \u00e7a ne l\u2019avait pas d\u00e9rang\u00e9 : il \u00e9tait curieux de voir la suite. Si aucun soin ne venait, il aurait au moins la satisfaction d\u2019ent\u00e9riner l\u2019illusion : faire appel \u00e0 un tiers pour se sortir de la merde. Il avait lu pas mal de livres sur l\u2019hypnose. Il s\u2019attendait \u00e0 quelques combines verbales, au minimum, dans le genre de Milton Erickson : cela aurait consolid\u00e9 sa foi fragile. Mais il ne s\u2019y retrouvait pas. Il s\u2019endormait chaque fois, perdait le fil. Il y gagnait tout de m\u00eame quelque chose : une apesanteur pour le reste de la journ\u00e9e, une sorte de brouillard, de ouate entre le monde et lui. *C\u2019est la ouate*, fredonna-t-il en constatant qu\u2019il arrivait devant la porte du th\u00e9rapeute. Il repensa \u00e0 l\u2019\u00e9l\u00e9phant, \u00e0 la licorne, et continua son chemin, descendant les pentes de la ville pour rejoindre son c\u0153ur. --- La premi\u00e8re chose qu\u2019il vit, ce fut cette poitrine imposante. Des seins \u00e9normes comme il en avait r\u00eav\u00e9 depuis toujours. Et, en m\u00eame temps, cela l\u2019intimida. Alors il vit son regard : un m\u00e9lange de lassitude et de na\u00efvet\u00e9, serti dans un bleu profond. Ils s\u2019\u00e9taient rencontr\u00e9s sur un forum. En un clin d\u2019\u0153il, ils s\u2019\u00e9taient trouv\u00e9 une collection de points communs, dont l\u2019humour noir n\u2019\u00e9tait pas le moindre. Une d\u00e9sesp\u00e9rance infinie sur leurs vies et sur ce qui les entourait avait achev\u00e9 le reste. Ce soir-l\u00e0, par bravade, il lui avait propos\u00e9 de venir vers elle, de la rencontrer pour de vrai. La route de Lausanne \u00e0 Sion lui parut un jeu d\u2019enfant : un ruban lisse et sans encombre, \u00e0 cette heure tardive. Il eut l\u2019impression d\u2019avoir pris un tapis volant, excit\u00e9 par la curiosit\u00e9 de savoir qui elle \u00e9tait vraiment. \u00c0 la p\u00e9riph\u00e9rie de la ville, pourtant, il ressentit un coup de barre et se demanda soudain ce qu\u2019il fichait l\u00e0. Puis la curiosit\u00e9 reprit le pas. Il gara la voiture \u00e0 l\u2019adresse indiqu\u00e9e par le GPS. C\u2019\u00e9tait un bistrot encore ouvert. Il ne pouvait pas se tromper : elle \u00e9tait seule, attabl\u00e9e au fond de la salle. Pour briser le silence un peu lourd, elle demanda s\u2019il voulait boire quelque chose. Il d\u00e9clina. Alors elle se leva et l\u2019emmena vers chez elle, comme un enfant, sans presque un mot. L\u2019appartement \u00e9tait d\u00e9cor\u00e9 de chromos et de bibelots. Son imagination chuta d\u2019un coup. Il l\u2019avait imagin\u00e9e d\u2019une classe sociale plus \u00e9lev\u00e9e ; ses phrases, ses saillies ne collaient plus avec ce d\u00e9cor. Il se sentit crev\u00e9. Quand elle lui proposa de s\u2019asseoir sur le canap\u00e9 pr\u00e8s d\u2019elle, il se demanda s\u2019il n\u2019allait pas s\u2019effondrer de fatigue. Mais cette \u00e9norme poitrine, tout contre lui, le revitalisa \u2014 et l\u2019intimida davantage encore, \u00e0 cause de la proximit\u00e9. Alors, pour sortir du trouble tout en le maintenant, ils se mirent \u00e0 parler. Elle raconta sa vie de merde. Il fit la m\u00eame chose. Cela dura des heures, puis leurs t\u00eates, soudain proches, s\u2019effleur\u00e8rent ; leurs l\u00e8vres se rejoignirent. La discussion fut close. Quand elle l\u2019entra\u00eena dans la chambre, il fut surpris par le regain d\u2019\u00e9nergie qui l\u2019habitait. \u00c0 califourchon sur lui, ses longs cheveux sombres coulant sur son cou, contrastant avec la p\u00e2leur de ses \u00e9paules, elle se redressa comme pour exulter : ses seins \u00e9normes jaillirent au-dessus de lui. Et tandis qu\u2019elle l\u2019attirait au fond d\u2019elle par des mouvements du bassin \u2014 savants, insistants \u2014 il eut l\u2019impression \u00e9trange de baiser la Terre-M\u00e8re, de s\u2019y enfouir totalement. Quand ils tomb\u00e8rent enfin l\u2019un contre l\u2019autre, elle reprit la parole. Il ne se souvient plus de ce qu\u2019elle dit ; une phrase, seulement, cristallisa son attention : \u00ab J\u2019avais un amant qui me demandait de venir vers lui nue sous mon imperm\u00e9able. \u00bb Alors il ne vit plus une paire de seins mais une paire de mamelles. Il pr\u00e9texta que le lendemain il travaillait, qu\u2019il fallait qu\u2019il reparte. Il fit la route de Sion \u00e0 Lausanne comme un chemin de croix, s\u2019arr\u00eatant \u00e0 chaque station-service pour boire un caf\u00e9 et tenir. Arriv\u00e9 chez lui, il d\u00e9cida que l\u2019urgence \u00e9tait de prendre une douche, de se raser : une nouvelle journ\u00e9e merdique s\u2019annon\u00e7ait, et il allait devoir l\u2019affronter. --- \u00ab Si les gens se mettaient \u00e0 table pour \u00e9crire ce qu\u2019ils imaginent \u00eatre leur vie, s\u2019ils y passaient un peu de temps chaque matin, cela entra\u00eenerait \u00e0 la fois la chute de la psychanalyse et la joie des \u00e9diteurs de tout acabit \u00bb, songea-t-il, assis dans le fauteuil Ikea face \u00e0 elle. Il allait le dire, puis se retint. \u00c0 la place, il prit une voix enfantine et l\u2019implora de \u201cl\u2019allonger\u201d. En riant sous cape, il la rev\u00eatit mentalement d\u2019un costume de dominatrice en cuir noir, avec au bout du bras un gant de boxe. Mais elle ne bronchait pas. Toujours tir\u00e9e \u00e0 quatre \u00e9pingles, maintenant sa posture vigilante comme un serpent pr\u00eat \u00e0 frapper, elle le toisait de ses yeux verts sans m\u00eame un sourire. Cette froideur le rassura : elle r\u00e9sistait, et c\u2019\u00e9tait plut\u00f4t bon signe. Alors il lan\u00e7a tout de m\u00eame une phrase, comme on jette une bou\u00e9e au vide, juste pour ne pas laisser le silence s\u2019installer trop longtemps. \u00ab Si tout le monde couchait sur le papier sa propre v\u00e9rit\u00e9, il y aurait sept milliards de romans. \u00bb Elle hocha un peu la t\u00eate. Puis son regard glissa vers la petite pendule pos\u00e9e sur la table basse. \u00ab Eh bien, ce sera tout pour aujourd\u2019hui \u00bb, l\u00e2cha-t-elle du bout des l\u00e8vres. Elle se reprit pourtant, et il crut apercevoir l\u2019ombre d\u2019un sourire. Alors elle ajouta : \u00ab Je suis d\u2019accord pour que vous passiez en analyse, pour que vous vous allongiez. Ce sera trois fois par semaine, cependant, si vous voulez faire un travail s\u00e9rieux. \u00bb Il sentit quelque chose glisser en lui. Au fond du fauteuil Ikea, avec un \u00e9tonnement l\u00e9ger \u2014 et un grand soulagement \u2014 il constata qu\u2019il cherchait une position f\u0153tale. ",
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"date_published": "2019-12-11T15:50:00Z",
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"author": {"name": "Patrick Blanchon"},
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Ils arriv\u00e8rent en novembre, je crois. Il commen\u00e7ait \u00e0 faire froid et le jeune homme \u00e9prouva une faible satisfaction \u00e0 enfiler le pull de l\u2019ann\u00e9e pass\u00e9e — celui \u00e0 rayures noires et blanches qui, para\u00eet-il, venait de Bretagne. Il sentait la lessive et la lavande ; avec lui, il se sentait en s\u00e9curit\u00e9. C\u2019est la m\u00e8re qui alla ouvrir. Les deux hommes sur le pas de la porte venaient du Nord du monde, d\u2019une terre dont il n\u2019avait presque jamais entendu parler. Le plus grand, le plus jeune aussi, et donc celui qui lui parut d\u2019embl\u00e9e le plus sympathique, \u00e9tait Estonien. L\u2019autre, un peu balourd, engonc\u00e9 dans une doudoune bleue, portait des lunettes \u00e0 verres \u00e9pais ; il n\u2019exprimait rien. Un Russe, apprit-on un peu plus tard. Le p\u00e8re \u00e9tait parti t\u00f4t le matin rencontrer des clients — Senlis, Lille, Gap : il ne savait plus. Ce dont il \u00e9tait s\u00fbr, c\u2019est qu\u2019il n\u2019\u00e9tait pas l\u00e0 quand les deux hommes entr\u00e8rent pour la premi\u00e8re fois. La m\u00e8re les accueillit, les conduisit au salon, proposa du caf\u00e9 ; lui, adolescent, baragouinait quelques mots d\u2019anglais. Elle fit signe au jeune homme de venir l\u2019aider. Il constata qu\u2019elle portait une robe diff\u00e9rente, plus \u00e9clatante, plus lumineuse ; elle avait d\u00fb passer chez le coiffeur : la racine d\u2019habitude blanch\u00e2tre ne l\u2019\u00e9tait plus. Tout \u00e9tait pos\u00e9 sur le plateau quand la sonnette retentit de nouveau. La grand-m\u00e8re arriva avec son oncle. Ils avaient d\u00fb prendre un taxi : l\u2019oncle se d\u00e9pla\u00e7ait mal depuis un AVC. Paralys\u00e9 d\u2019un c\u00f4t\u00e9, il passait ses journ\u00e9es, disait-il, \u00e0 fabriquer des programmes informatiques pour se requinquer. Quand la vieille dame se retrouva devant Marc — il se pr\u00e9senta ainsi en lui tendant la main avec une d\u00e9f\u00e9rence incroyable — elle pronon\u00e7a des mots qu\u2019il n\u2019avait jamais entendus. Une langue inconnue. Marc lui sourit ; son regard s\u2019illumina, et celui de la grand-m\u00e8re, d\u2019ordinaire si grave, s\u2019\u00e9claira aussi. Le Russe semblait assoupi sur le canap\u00e9. Il n\u2019avait pas quitt\u00e9 sa parka, comme quelqu\u2019un qui ne tient pas \u00e0 rester. Il avait tendu tout \u00e0 l\u2019heure une main molle ; le jeune homme guetta la r\u00e9action de la grand-m\u00e8re. Elle le regarda froidement, sans ciller, et il crut m\u00eame la voir se frotter la main sur la cuisse, comme pour la nettoyer aussit\u00f4t. Marc avait d\u00fb sentir cette froideur. Ses yeux bleus devinrent graves, puis un sourire revint. Il pronon\u00e7a une phrase dans cette langue chantante qui parut imm\u00e9diatement m\u00e9lodieuse au jeune homme : quelque chose de proche de l\u2019italien, avec une profusion de voyelles. Il prit un gros sac pos\u00e9 pr\u00e8s de lui et en sortit des pr\u00e9sents emball\u00e9s dans un papier sobre. Du th\u00e9 et des conserves pour la grand-m\u00e8re ; un jeu de poup\u00e9es gigognes color\u00e9es pour ses h\u00f4tes. Quand il tendit au jeune homme son paquet, celui-ci le d\u00e9balla vite : un magnifique jeu d\u2019\u00e9checs en bois, chaque pi\u00e8ce d\u00e9cor\u00e9e \u00e0 la main, de couleurs chaudes et brillantes. La grand-m\u00e8re remercia au nom de tous. De sa voix rocailleuse, elle laissa couler des mots, des phrases d\u2019une beaut\u00e9 \u00e9mouvante. Ils \u00e9taient venus en France pour r\u00e9aliser un court m\u00e9trage sur un des plus grands peintres et graveurs estoniens : Eduard Wiiralt, que la grand-m\u00e8re avait connu dans sa jeunesse, quand, comme elle, comme tant d\u2019autres, il avait fui le communisme pour s\u2019installer \u00e0 Paris. En fouillant les archives de Tallinn, Marc avait remont\u00e9 la trace de l\u2019artiste et trouv\u00e9 quelques noms — dont celui de la grand-m\u00e8re. Un rendez-vous avait \u00e9t\u00e9 pris ; des autorisations demand\u00e9es. Nous \u00e9tions dans une autre \u00e9poque : avant Gorbatchev, avant l\u2019effondrement du bloc sovi\u00e9tique dont l\u2019Estonie faisait encore partie. Quelques ann\u00e9es plus t\u00f4t, la famille s\u2019\u00e9tait cotis\u00e9e pour offrir \u00e0 la grand-m\u00e8re et \u00e0 Vania — son compagnon — un voyage en Estonie. Vania avait refus\u00e9. Son pass\u00e9 de “barin”, capitaine dans les troupes de Kornilov, l\u2019en avait dissuad\u00e9 : il disait que ce retour le ram\u00e8nerait \u00e0 de mauvais souvenirs. La petite dame \u00e9tait donc partie seule, sur Aeroflot. \u00c0 peine arriv\u00e9e, elle avait demand\u00e9 \u00e0 rejoindre son village natal, \u00e0 quelques kilom\u00e8tres de la capitale ; on le lui avait interdit : une base militaire s\u2019y trouvait d\u00e9sormais. Elle s\u2019\u00e9tait retrouv\u00e9e dans une grande ville semblable \u00e0 toutes les grandes villes, une ville qu\u2019elle connaissait \u00e0 peine, et ce voyage tant r\u00eav\u00e9 avait tourn\u00e9 au fiasco. « Small fish like rollmops », lan\u00e7a Marc en d\u00e9signant un petit bocal sur la table, comme pour ramener la conversation au pr\u00e9sent. Le jeune homme esquissa un sourire : l\u2019homme faisait un effort pour s\u2019adresser \u00e0 lui. Puis la grand-m\u00e8re et Marc s\u2019isol\u00e8rent. La m\u00e8re d\u00e9barrassa les tasses. L\u2019oncle attira l\u2019attention du Russe dans le jardin, en baragouinant trois mots. Le jeune homme resta assis dans le salon \u00e0 examiner son nouveau jeu d\u2019\u00e9checs. Il ne comprenait pas un tra\u00eetre mot de ce qui se disait entre Marc et la grand-m\u00e8re. Il fallut attendre le d\u00e9jeuner : attabl\u00e9s, l\u2019histoire se d\u00e9ploya enfin, racont\u00e9e par la grand-m\u00e8re dans un fran\u00e7ais approximatif. Elle n\u2019avait jamais voulu perdre son accent. Elle s\u2019y accrochait, physiquement, obstin\u00e9ment, au point de buter sur certaines locutions. Au lieu de dire “je vous emmerde”, par exemple, elle disait “je te merde” — et cette torsion de langue la propulsait, pour le jeune homme, au rang de rebelle splendide. Ils rest\u00e8rent deux ou trois jours, pas plus. Marc recueillit ses informations, ses souvenirs : ces temps lointains o\u00f9 la diaspora russe et estonienne se retrouvait dans des appartements exigus, dans une pauvret\u00e9 qui n\u2019avait pas grand-chose \u00e0 voir avec la mis\u00e8re. M\u00eame pauvres, comprit-il, ils \u00e9taient riches d\u2019espoir, d\u2019id\u00e9es, d\u2019art ; la plupart \u00e9taient des artistes, comme Wiiralt. Ce n\u2019\u00e9tait pas si rose pourtant : le peintre, c\u00e9l\u00e8bre d\u00e9sormais dans son pays natal, \u00e9tait mort \u00e0 Paris, achev\u00e9 par le d\u00e9sespoir, la faim et l\u2019alcool, dans un taudis. Apr\u00e8s leur d\u00e9part, le jeune homme se d\u00e9couvrit des origines nordiques, presque vikings, qui lui donn\u00e8rent une force neuve. Il se plongea dans la mythologie finlandaise, emprunta \u00e0 la biblioth\u00e8que une traduction du Kalevala<\/em>. En lisant ces vers, il lui sembla retrouver des traces d\u2019une partie de son histoire \u00e0 laquelle il ne s\u2019\u00e9tait jamais int\u00e9ress\u00e9 : une lign\u00e9e d\u2019anc\u00eatres, forc\u00e9ment h\u00e9ro\u00efques, dont la trace se trouvait encrypt\u00e9e dans une po\u00e9sie que presque plus personne ne parlait. Les Estoniens devinrent, dans son esprit, les d\u00e9positaires — plus ou moins conscients, comme lui — d\u2019un h\u00e9ritage auquel on n\u2019acc\u00e9dait plus qu\u2019\u00e0 travers des r\u00e9cits lointains, comme \u00e0 travers une langue morte. Alors il se mit \u00e0 marcher dans les bois, sur les collines, sur les vastes plateaux de ma\u00efs ou de luzerne. Il voulait se rapprocher du ciel, surprendre dans le vent de vieilles paroles oubli\u00e9es, port\u00e9es par les \u00e9l\u00e9ments. Une langue maternelle dont il n\u2019aimait que quelques bribes, quelques souvenirs, et sur laquelle son c\u0153ur et son imagination allaient tisser — avec une mythologie familiale, avec l\u2019histoire de ces artistes exil\u00e9s morts loin de chez eux — une \u00e9pop\u00e9e nouvelle, pour prolonger ces vies, ces histoires, afin qu\u2019elles ne disparaissent pas tout \u00e0 fait dans l\u2019oubli.<\/p>\n \nCe qu\u2019il faut comprendre, apprendre et r\u00e9apprendre dans ce monde de plus en plus absurde, c\u2019est la notion de “sens”. Le sens n\u2019est pas unique. Le sens n\u2019est pas celui que les autres exigent pour toi. Le sens se cultive. Il y a des saisons pour le faire na\u00eetre en soi, et cela passe souvent par la jach\u00e8re : l\u2019abandon des terres, le froid qui g\u00e8le au plus profond, cette phase o\u00f9 le c\u0153ur se durcit. Mais il y a toujours un printemps. Et un renouveau des sens — qu\u2019ils soient physiques ou psychiques, peu importe : tout cela fait sens. Parfois, on est bien loin de comprendre, et cela fait partie du sens aussi : perdre le sens, perdre le nord, perdre pied, c\u2019est une seule et m\u00eame histoire. Les arbres ne donnent jamais de beaux fruits comme apr\u00e8s les jours les plus glacials, quand la s\u00e8ve se fige presque. L\u2019arbre devient pierre un instant, et transmet ce qu\u2019aucune pierre ne transmet seule. La pierre d\u00e9l\u00e8gue \u00e0 l\u2019arbre la t\u00e2che de produire des fruits ; dans la pomme, dans le raisin, dans la prune, il y a \u00e0 la fois un go\u00fbt de silex et une lueur d\u2019\u00e9toile. Ces choses sont l\u00e0 depuis toujours. Elles ne sont pas l\u00e0 “pour rien”. Alors ce monde que nous traversons aujourd\u2019hui — ses absurdit\u00e9s, ses postures, ses surfaces — ne participe-t-il pas, lui aussi, \u00e0 cette qu\u00eate de sens ? Nous nous perdons dans le superficiel fabriqu\u00e9 par des ignorants anim\u00e9s par des buts \u00e9go\u00efstes et pauvres ; et pourtant, m\u00eame cette d\u00e9rive peut finir par nous ramener vers quelque chose de plus juste, ne serait-ce que par saturation. Il n\u2019y a pas un seul sens : il y en a autant qu\u2019il y a d\u2019\u00e9toiles, de fourmis, d\u2019\u00eatres humains. Il suffit de lever les yeux la nuit pour comprendre que ce sont ces conjonctions — ces constellations — qui serrent le c\u0153ur, qui r\u00e9veillent la m\u00e9moire, et qui nous installent dans cet entre-deux o\u00f9 l\u2019on ne sait plus s\u2019il faut rire ou pleurer. Et voici la chose la plus \u00e9trange : quand tu trouves ton sens, ton sens \u00e0 toi, il finit par rejoindre tous les sens, exactement comme il le fallait — comme cela a toujours \u00e9t\u00e9, comme cela sera toujours.<\/p>",
"content_text": " Ils arriv\u00e8rent en novembre, je crois. Il commen\u00e7ait \u00e0 faire froid et le jeune homme \u00e9prouva une faible satisfaction \u00e0 enfiler le pull de l\u2019ann\u00e9e pass\u00e9e \u2014 celui \u00e0 rayures noires et blanches qui, para\u00eet-il, venait de Bretagne. Il sentait la lessive et la lavande ; avec lui, il se sentait en s\u00e9curit\u00e9. C\u2019est la m\u00e8re qui alla ouvrir. Les deux hommes sur le pas de la porte venaient du Nord du monde, d\u2019une terre dont il n\u2019avait presque jamais entendu parler. Le plus grand, le plus jeune aussi, et donc celui qui lui parut d\u2019embl\u00e9e le plus sympathique, \u00e9tait Estonien. L\u2019autre, un peu balourd, engonc\u00e9 dans une doudoune bleue, portait des lunettes \u00e0 verres \u00e9pais ; il n\u2019exprimait rien. Un Russe, apprit-on un peu plus tard. Le p\u00e8re \u00e9tait parti t\u00f4t le matin rencontrer des clients \u2014 Senlis, Lille, Gap : il ne savait plus. Ce dont il \u00e9tait s\u00fbr, c\u2019est qu\u2019il n\u2019\u00e9tait pas l\u00e0 quand les deux hommes entr\u00e8rent pour la premi\u00e8re fois. La m\u00e8re les accueillit, les conduisit au salon, proposa du caf\u00e9 ; lui, adolescent, baragouinait quelques mots d\u2019anglais. Elle fit signe au jeune homme de venir l\u2019aider. Il constata qu\u2019elle portait une robe diff\u00e9rente, plus \u00e9clatante, plus lumineuse ; elle avait d\u00fb passer chez le coiffeur : la racine d\u2019habitude blanch\u00e2tre ne l\u2019\u00e9tait plus. Tout \u00e9tait pos\u00e9 sur le plateau quand la sonnette retentit de nouveau. La grand-m\u00e8re arriva avec son oncle. Ils avaient d\u00fb prendre un taxi : l\u2019oncle se d\u00e9pla\u00e7ait mal depuis un AVC. Paralys\u00e9 d\u2019un c\u00f4t\u00e9, il passait ses journ\u00e9es, disait-il, \u00e0 fabriquer des programmes informatiques pour se requinquer. Quand la vieille dame se retrouva devant Marc \u2014 il se pr\u00e9senta ainsi en lui tendant la main avec une d\u00e9f\u00e9rence incroyable \u2014 elle pronon\u00e7a des mots qu\u2019il n\u2019avait jamais entendus. Une langue inconnue. Marc lui sourit ; son regard s\u2019illumina, et celui de la grand-m\u00e8re, d\u2019ordinaire si grave, s\u2019\u00e9claira aussi. Le Russe semblait assoupi sur le canap\u00e9. Il n\u2019avait pas quitt\u00e9 sa parka, comme quelqu\u2019un qui ne tient pas \u00e0 rester. Il avait tendu tout \u00e0 l\u2019heure une main molle ; le jeune homme guetta la r\u00e9action de la grand-m\u00e8re. Elle le regarda froidement, sans ciller, et il crut m\u00eame la voir se frotter la main sur la cuisse, comme pour la nettoyer aussit\u00f4t. Marc avait d\u00fb sentir cette froideur. Ses yeux bleus devinrent graves, puis un sourire revint. Il pronon\u00e7a une phrase dans cette langue chantante qui parut imm\u00e9diatement m\u00e9lodieuse au jeune homme : quelque chose de proche de l\u2019italien, avec une profusion de voyelles. Il prit un gros sac pos\u00e9 pr\u00e8s de lui et en sortit des pr\u00e9sents emball\u00e9s dans un papier sobre. Du th\u00e9 et des conserves pour la grand-m\u00e8re ; un jeu de poup\u00e9es gigognes color\u00e9es pour ses h\u00f4tes. Quand il tendit au jeune homme son paquet, celui-ci le d\u00e9balla vite : un magnifique jeu d\u2019\u00e9checs en bois, chaque pi\u00e8ce d\u00e9cor\u00e9e \u00e0 la main, de couleurs chaudes et brillantes. La grand-m\u00e8re remercia au nom de tous. De sa voix rocailleuse, elle laissa couler des mots, des phrases d\u2019une beaut\u00e9 \u00e9mouvante. Ils \u00e9taient venus en France pour r\u00e9aliser un court m\u00e9trage sur un des plus grands peintres et graveurs estoniens : Eduard Wiiralt, que la grand-m\u00e8re avait connu dans sa jeunesse, quand, comme elle, comme tant d\u2019autres, il avait fui le communisme pour s\u2019installer \u00e0 Paris. En fouillant les archives de Tallinn, Marc avait remont\u00e9 la trace de l\u2019artiste et trouv\u00e9 quelques noms \u2014 dont celui de la grand-m\u00e8re. Un rendez-vous avait \u00e9t\u00e9 pris ; des autorisations demand\u00e9es. Nous \u00e9tions dans une autre \u00e9poque : avant Gorbatchev, avant l\u2019effondrement du bloc sovi\u00e9tique dont l\u2019Estonie faisait encore partie. Quelques ann\u00e9es plus t\u00f4t, la famille s\u2019\u00e9tait cotis\u00e9e pour offrir \u00e0 la grand-m\u00e8re et \u00e0 Vania \u2014 son compagnon \u2014 un voyage en Estonie. Vania avait refus\u00e9. Son pass\u00e9 de \u201cbarin\u201d, capitaine dans les troupes de Kornilov, l\u2019en avait dissuad\u00e9 : il disait que ce retour le ram\u00e8nerait \u00e0 de mauvais souvenirs. La petite dame \u00e9tait donc partie seule, sur Aeroflot. \u00c0 peine arriv\u00e9e, elle avait demand\u00e9 \u00e0 rejoindre son village natal, \u00e0 quelques kilom\u00e8tres de la capitale ; on le lui avait interdit : une base militaire s\u2019y trouvait d\u00e9sormais. Elle s\u2019\u00e9tait retrouv\u00e9e dans une grande ville semblable \u00e0 toutes les grandes villes, une ville qu\u2019elle connaissait \u00e0 peine, et ce voyage tant r\u00eav\u00e9 avait tourn\u00e9 au fiasco. \u00ab Small fish like rollmops \u00bb, lan\u00e7a Marc en d\u00e9signant un petit bocal sur la table, comme pour ramener la conversation au pr\u00e9sent. Le jeune homme esquissa un sourire : l\u2019homme faisait un effort pour s\u2019adresser \u00e0 lui. Puis la grand-m\u00e8re et Marc s\u2019isol\u00e8rent. La m\u00e8re d\u00e9barrassa les tasses. L\u2019oncle attira l\u2019attention du Russe dans le jardin, en baragouinant trois mots. Le jeune homme resta assis dans le salon \u00e0 examiner son nouveau jeu d\u2019\u00e9checs. Il ne comprenait pas un tra\u00eetre mot de ce qui se disait entre Marc et la grand-m\u00e8re. Il fallut attendre le d\u00e9jeuner : attabl\u00e9s, l\u2019histoire se d\u00e9ploya enfin, racont\u00e9e par la grand-m\u00e8re dans un fran\u00e7ais approximatif. Elle n\u2019avait jamais voulu perdre son accent. Elle s\u2019y accrochait, physiquement, obstin\u00e9ment, au point de buter sur certaines locutions. Au lieu de dire \u201cje vous emmerde\u201d, par exemple, elle disait \u201cje te merde\u201d \u2014 et cette torsion de langue la propulsait, pour le jeune homme, au rang de rebelle splendide. Ils rest\u00e8rent deux ou trois jours, pas plus. Marc recueillit ses informations, ses souvenirs : ces temps lointains o\u00f9 la diaspora russe et estonienne se retrouvait dans des appartements exigus, dans une pauvret\u00e9 qui n\u2019avait pas grand-chose \u00e0 voir avec la mis\u00e8re. M\u00eame pauvres, comprit-il, ils \u00e9taient riches d\u2019espoir, d\u2019id\u00e9es, d\u2019art ; la plupart \u00e9taient des artistes, comme Wiiralt. Ce n\u2019\u00e9tait pas si rose pourtant : le peintre, c\u00e9l\u00e8bre d\u00e9sormais dans son pays natal, \u00e9tait mort \u00e0 Paris, achev\u00e9 par le d\u00e9sespoir, la faim et l\u2019alcool, dans un taudis. Apr\u00e8s leur d\u00e9part, le jeune homme se d\u00e9couvrit des origines nordiques, presque vikings, qui lui donn\u00e8rent une force neuve. Il se plongea dans la mythologie finlandaise, emprunta \u00e0 la biblioth\u00e8que une traduction du *Kalevala*. En lisant ces vers, il lui sembla retrouver des traces d\u2019une partie de son histoire \u00e0 laquelle il ne s\u2019\u00e9tait jamais int\u00e9ress\u00e9 : une lign\u00e9e d\u2019anc\u00eatres, forc\u00e9ment h\u00e9ro\u00efques, dont la trace se trouvait encrypt\u00e9e dans une po\u00e9sie que presque plus personne ne parlait. Les Estoniens devinrent, dans son esprit, les d\u00e9positaires \u2014 plus ou moins conscients, comme lui \u2014 d\u2019un h\u00e9ritage auquel on n\u2019acc\u00e9dait plus qu\u2019\u00e0 travers des r\u00e9cits lointains, comme \u00e0 travers une langue morte. Alors il se mit \u00e0 marcher dans les bois, sur les collines, sur les vastes plateaux de ma\u00efs ou de luzerne. Il voulait se rapprocher du ciel, surprendre dans le vent de vieilles paroles oubli\u00e9es, port\u00e9es par les \u00e9l\u00e9ments. Une langue maternelle dont il n\u2019aimait que quelques bribes, quelques souvenirs, et sur laquelle son c\u0153ur et son imagination allaient tisser \u2014 avec une mythologie familiale, avec l\u2019histoire de ces artistes exil\u00e9s morts loin de chez eux \u2014 une \u00e9pop\u00e9e nouvelle, pour prolonger ces vies, ces histoires, afin qu\u2019elles ne disparaissent pas tout \u00e0 fait dans l\u2019oubli. --- Ce qu\u2019il faut comprendre, apprendre et r\u00e9apprendre dans ce monde de plus en plus absurde, c\u2019est la notion de \u201csens\u201d. Le sens n\u2019est pas unique. Le sens n\u2019est pas celui que les autres exigent pour toi. Le sens se cultive. Il y a des saisons pour le faire na\u00eetre en soi, et cela passe souvent par la jach\u00e8re : l\u2019abandon des terres, le froid qui g\u00e8le au plus profond, cette phase o\u00f9 le c\u0153ur se durcit. Mais il y a toujours un printemps. Et un renouveau des sens \u2014 qu\u2019ils soient physiques ou psychiques, peu importe : tout cela fait sens. Parfois, on est bien loin de comprendre, et cela fait partie du sens aussi : perdre le sens, perdre le nord, perdre pied, c\u2019est une seule et m\u00eame histoire. Les arbres ne donnent jamais de beaux fruits comme apr\u00e8s les jours les plus glacials, quand la s\u00e8ve se fige presque. L\u2019arbre devient pierre un instant, et transmet ce qu\u2019aucune pierre ne transmet seule. La pierre d\u00e9l\u00e8gue \u00e0 l\u2019arbre la t\u00e2che de produire des fruits ; dans la pomme, dans le raisin, dans la prune, il y a \u00e0 la fois un go\u00fbt de silex et une lueur d\u2019\u00e9toile. Ces choses sont l\u00e0 depuis toujours. Elles ne sont pas l\u00e0 \u201cpour rien\u201d. Alors ce monde que nous traversons aujourd\u2019hui \u2014 ses absurdit\u00e9s, ses postures, ses surfaces \u2014 ne participe-t-il pas, lui aussi, \u00e0 cette qu\u00eate de sens ? Nous nous perdons dans le superficiel fabriqu\u00e9 par des ignorants anim\u00e9s par des buts \u00e9go\u00efstes et pauvres ; et pourtant, m\u00eame cette d\u00e9rive peut finir par nous ramener vers quelque chose de plus juste, ne serait-ce que par saturation. Il n\u2019y a pas un seul sens : il y en a autant qu\u2019il y a d\u2019\u00e9toiles, de fourmis, d\u2019\u00eatres humains. Il suffit de lever les yeux la nuit pour comprendre que ce sont ces conjonctions \u2014 ces constellations \u2014 qui serrent le c\u0153ur, qui r\u00e9veillent la m\u00e9moire, et qui nous installent dans cet entre-deux o\u00f9 l\u2019on ne sait plus s\u2019il faut rire ou pleurer. Et voici la chose la plus \u00e9trange : quand tu trouves ton sens, ton sens \u00e0 toi, il finit par rejoindre tous les sens, exactement comme il le fallait \u2014 comme cela a toujours \u00e9t\u00e9, comme cela sera toujours. ",
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"title": "10 d\u00e9cembre 2019",
"date_published": "2019-12-10T15:45:00Z",
"date_modified": "2025-12-21T15:45:21Z",
"author": {"name": "Patrick Blanchon"},
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Il y a, dans l\u2019impuissance, une forme de soulagement : laisser tomber l\u2019effort qui ne servirait qu\u2019\u00e0 s\u2019illusionner encore un peu. \u00c0 certains moments, accepter son impuissance ressemble \u00e0 une cl\u00e9 — non plus pour survivre, mais pour acc\u00e9der \u00e0 une vie r\u00e9elle, quel que soit ce qu\u2019on met derri\u00e8re ce mot. Il se souvenait de tous ces instants o\u00f9, par l\u00e2chet\u00e9, il avait dit “oui” simplement parce qu\u2019il avait eu peur de ce qu\u2019un “non” pourrait provoquer. Et de quoi avait-il eu peur, sinon d\u2019appara\u00eetre tel qu\u2019il \u00e9tait — dur, sans c\u0153ur, narcissique, \u00e9gocentr\u00e9 ; solitaire, banal, au bout du compte. Il avait pourtant tout fait pour accepter cette solitude : des mois, des ann\u00e9es \u00e0 se fermer, \u00e0 r\u00e9duire les contacts avec le monde. Et la solitude, au bout d\u2019un moment, lui avait ouvert un monde int\u00e9rieur \u00e9tonnant qu\u2019il avait parfois, par faiblesse, ou pour v\u00e9rifier qu\u2019il n\u2019\u00e9tait pas devenu compl\u00e8tement cingl\u00e9, eu envie de partager. Pas avec le plus grand nombre : quelques intimes, tout au plus, pour s\u2019assurer qu\u2019il ne fon\u00e7ait pas droit dans un mur. La plupart \u00e9taient rest\u00e9s polis, avaient l\u00e2ch\u00e9 un “\u00e7a te passera”, et il avait mesur\u00e9 \u00e0 quel point m\u00eame les gens qu\u2019on croit proches vivent \u00e0 des ann\u00e9es-lumi\u00e8re de soi. Dans sa jeunesse, cette impuissance avait d\u00e9clench\u00e9 d\u00e9boires, col\u00e8res, rages, ruptures ; puis le temps avait pass\u00e9, il s\u2019y \u00e9tait habitu\u00e9. Il n\u2019entretenait plus gu\u00e8re que des relations superficielles. La seule relation qu\u2019il jugeait vraiment int\u00e9ressante, c\u2019\u00e9tait celle avec lui-m\u00eame, et \u00e7a lui donnait d\u00e9j\u00e0 assez de fil \u00e0 retordre. L\u2019impuissance \u00e0 rester trop longtemps dans le superficiel avait, par contrecoup, cr\u00e9\u00e9 une sorte de pouvoir : un talent triste pour l\u2019analyse et l\u2019introspection. Un pouvoir qui contrebalan\u00e7ait l\u2019abandon, se disait-il. Il s\u2019\u00e9tait donc h\u00e2t\u00e9 d\u2019abandonner la majeure partie de ce que les autres tiennent pour vital — important, n\u00e9cessaire — afin de s\u2019enfoncer en lui-m\u00eame, et dans la pauvret\u00e9 mat\u00e9rielle qui accompagnait sa chute (ou sa r\u00e9demption, selon le point de vue). Peu \u00e0 peu, il avait vu monter dans sa bouche une foule de “je ne sais pas”, suivis de refus cat\u00e9goriques. De temps \u00e0 autre, il rechutait : la vie le tentait, il la suivait deux pas, puis il l\u00e2chait, se reprenait, esquivait, se lib\u00e9rait de ses engagements, pris par pure faiblesse. Les femmes lui parlaient souvent de cette impuissance. Non qu\u2019au lit il f\u00fbt totalement inerte : non. Mais une fois l\u2019acte consomm\u00e9 — et, pendant l\u2019acte m\u00eame, sous le contr\u00f4le continu qui l\u2019horrifiait — il ne croyait plus \u00e0 l\u2019id\u00e9e de fusion. Il restait un singleton perp\u00e9tuel, un \u00e9lectron arrim\u00e9 \u00e0 son atome personnel par la gravit\u00e9 de sa m\u00e9moire. Il ne pouvait entrer dans aucun \u00e9v\u00e9nement, si insolite f\u00fbt-il, sans revenir au d\u00e9j\u00e0-vu. La peau \u00e9pic\u00e9e de celle-ci lui rappelait aussit\u00f4t toutes les autres peaux, leurs odeurs fades, leurs parfums bon march\u00e9 ou co\u00fbteux mille fois renifl\u00e9s — ce qui revenait au m\u00eame. L\u2019impuissance qui l\u2019accablait, au fond, c\u2019\u00e9tait l\u2019impossibilit\u00e9 chronique de vivre une nouveaut\u00e9 sans qu\u2019elle se relie \u00e0 la digestion lente de nouveaut\u00e9s successives, d\u00e9sormais achev\u00e9es, mortes, qu\u2019il avait lui-m\u00eame d\u00fb achever. Il se disait souvent qu\u2019il \u00e9tait une sorte d\u2019assassin ; \u00e0 bout de course, il avait dress\u00e9 en lui un tribunal : juge, procureur, avocats, jury. Le proc\u00e8s devenait interminable, sans cesse ajourn\u00e9. La sanction pendante lui faisait penser \u00e0 une \u00e9p\u00e9e de Damocl\u00e8s confondue avec l\u2019id\u00e9e d\u2019un cancer. Les jours les plus noirs, il se persuadait qu\u2019il devait avoir un cancer : quelque chose qui le rongeait lentement, s\u00fbrement, punition d\u2019avoir c\u00e9d\u00e9, d\u2019avoir laiss\u00e9 l\u2019impuissance s\u2019installer. Comme dans les vieilles fables de “s\u00e9lection naturelle” : seuls les plus forts restent en bonne sant\u00e9 ; seuls les plus forts d\u00e9chirent la chair rouge de leurs dents blanches et s\u2019en repaissent. Il n\u2019avait pas revu de dentiste depuis des lustres ; une grande partie de sa dentition s\u2019\u00e9tait fait la malle, et il s\u2019\u00e9tait progressivement mis \u00e0 la pur\u00e9e. La viande l\u2019\u00e9c\u0153urait, sa vue comme son go\u00fbt ; s\u2019il lui arrivait d\u2019entrer chez le boucher, il finissait par d\u00e9tourner le regard de la bidoche \u00e9tal\u00e9e et, comme pour s\u2019excuser, achetait un plat cuisin\u00e9 — lasagnes, brocolis — puis d\u00e9talait avec la rage et la honte m\u00eal\u00e9es au creux de l\u2019\u00e9pigastre. Quand il se rappelait l\u2019\u00e9poque o\u00f9 on le disait “bon vivant”, capable d\u2019avaler une c\u00f4te de b\u0153uf sans vergogne et de boire des litres d\u2019alcool aux festins dominicaux, entour\u00e9 de copains, il restait pensif : ce personnage n\u2019avait jamais \u00e9t\u00e9 lui. Il se d\u00e9couvrait, non sans un rictus d\u2019effroi, plus proche de saint Ignace de Loyola que de Rabelais — sauf qu\u2019il n\u2019avait rien d\u2019un saint, pas plus que ce j\u00e9suite rou\u00e9. L\u2019impuissance venait d\u2019une forme am\u00e9lior\u00e9e de l\u2019ennui, qu\u2019il croyait avoir d\u00e9pass\u00e9 et qui revenait \u00e0 la charge. C\u2019\u00e9tait le r\u00e9sultat d\u2019une vie. Et, pour la premi\u00e8re fois, il n\u2019eut pas envie de r\u00e9sister. L\u2019impuissance et la vieillesse, deux compagnes fid\u00e8les, lui proposaient soudain un havre de paix, semblable \u00e0 ces pages baudelairiennes qui, jusque-l\u00e0, l\u2019avaient laiss\u00e9 herm\u00e9tique malgr\u00e9 leur beaut\u00e9 : « Il en est un plus laid, plus m\u00e9chant, plus immonde ! Quoiqu\u2019il ne pousse ni grands gestes ni grands cris, Il ferait volontiers de la terre un d\u00e9bris Et dans un b\u00e2illement avalerait le monde ; C\u2019est l\u2019Ennui ! — l\u2019\u0153il charg\u00e9 d\u2019un pleur involontaire, Il r\u00eave d\u2019\u00e9chafauds en fumant son houka. Tu le connais, lecteur, ce monstre d\u00e9licat, — Hypocrite lecteur, — mon semblable, — mon fr\u00e8re ! » (Charles Baudelaire, “Au lecteur”, Les Fleurs du mal<\/em>.)<\/p>\n \nParce que c\u2019\u00e9tait l\u2019\u00e9poque, parce que sa vie lui semblait confuse, parce qu\u2019il se blessait sans rel\u00e2che dans les relations qu\u2019il tentait de tisser, parce qu\u2019il fallait absolument qu\u2019il y ait un “parce que”, il d\u00e9cida un matin que cela suffisait. Il alla au bureau de tabac du coin, acheta un paquet de Winfield rouges et un carnet \u00e0 spirales. Le rideau de fer venait de se lever, la carotte rouge renvoyait des reflets sanglants sur les vitrines et sur la chauss\u00e9e luisante : il avait d\u00fb pleuvoir toute la nuit. Il fut le premier client ; quand il sortit son gros billet, le buraliste prit un air contrit et demanda s\u2019il n\u2019avait pas plus petit. Sans un mot, il rangea le billet, tendit sa carte, passa le bo\u00eetier en “sans contact”. Il n\u2019y avait qu\u2019un seul bar potable dans le bourg ; il s\u2019y dirigea. Il avait besoin de bruit, de vie, de quelque chose qui fasse \u00e9cran. Il s\u2019installa au fond de la salle, salua la patronne — une jeune femme sortie tout droit d\u2019un Ingres : formes g\u00e9n\u00e9reuses, chevelure noire, luisante, faux cils bon march\u00e9 qui la reliaient tout de m\u00eame au pr\u00e9sent. « Et le jeune homme, il veut un caf\u00e9 ? » lan\u00e7a-t-elle avec un sourire complice. Il devait \u00eatre venu une ou deux fois : assez, en temps de crise, pour devenir un “habitu\u00e9”. C\u2019\u00e9tait jour de march\u00e9, il s\u2019en souvint en voyant entrer les gars en cotte, les femmes en bottes fourr\u00e9es. Il tendit l\u2019oreille : il adorait les dialogues au comptoir. Les gens, souvent, d\u00e9clamaient une po\u00e9sie qu\u2019ils ignoraient. Une langue simple, une \u00e9conomie de moyens \u00e9tonnante, des silences flamboyants qui laissaient r\u00e9sonner les phrases. Peut-\u00eatre, pensa-t-il, \u00e9tait-il temps de se remettre \u00e0 \u00e9crire sur tout cela ; il caressa la tranche du carnet pos\u00e9 devant lui, sans conviction r\u00e9elle. Il pr\u00e9f\u00e9ra plonger dans l\u2019instant, l\u2019habiter comme une sc\u00e8ne “mythique” o\u00f9 le temps et l\u2019espace s\u2019abolissent. Une oasis surgie de nulle part : l\u2019humanit\u00e9 n\u00e9e dans ce bistrot, divine et triviale \u00e0 la fois, puisque l\u2019\u00e9ternit\u00e9 n\u2019\u00e9tait peut-\u00eatre que cet instant. Il posa ses l\u00e8vres sur le bord de la tasse pour mesurer la chaleur de ce caf\u00e9 intemporel. Il \u00e9tait encore chaud. Et puis un bruit, plus fort que les autres, diff\u00e9rent, un bruit qui n\u2019avait rien \u00e0 faire ici : un son de trompette. Sans savoir pourquoi, il sut que c\u2019\u00e9tait J\u00e9richo. Il se sentit partir, comme si la gravit\u00e9 l\u2019avait l\u00e2ch\u00e9 ; par paliers, il atteignit le plafond. Il n\u2019\u00e9tait pas si \u00e9tonn\u00e9, et il s\u2019en \u00e9tonna. Il voyait la sc\u00e8ne d\u2019en haut ; il aper\u00e7ut son reflet dans le grand miroir : le vieux assis au fond, c\u2019\u00e9tait lui. Il eut du mal \u00e0 se reconna\u00eetre, et pourtant quelque chose insistait : oui, c\u2019\u00e9tait bien lui. Il toucha le plafond de l\u2019index. La mati\u00e8re c\u00e9da, comme du beurre. Il passa la t\u00eate, puis le corps entier, et se retrouva \u00e0 l\u2019\u00e9tage, dans un appartement rest\u00e9 fig\u00e9 dans les ann\u00e9es soixante, l\u2019\u00e9poque de sa naissance. Dans la cuisine, une jeune femme \u00e9pluchait des l\u00e9gumes ; pr\u00e8s d\u2019elle, un petit gar\u00e7on potel\u00e9, assis \u00e0 une table couverte d\u2019une nappe vichy, s\u2019appliquait \u00e0 faire un dessin. Il comprit — il le sentit d\u2019un coup — que c\u2019\u00e9tait lui. La panique surgit alors : l\u2019id\u00e9e qu\u2019il \u00e9tait mort, d\u2019un coup, en buvant un caf\u00e9 dans un bar anonyme, comme un vieux con, l\u2019\u00e9lectrisa. Il eut envie de frapper du poing, quelque part, sur quelque chose, mais rien n\u2019\u00e9tait vraiment solide. Le monde commen\u00e7a \u00e0 se dissoudre, lentement, comme la bu\u00e9e sur un pare-brise quand, la nationale pass\u00e9e, il rejoignait l\u2019autoroute au volant de son vieux Kangoo jaune — qu\u2019il ne pouvait d\u2019ailleurs plus prendre depuis ce contr\u00f4le technique refus\u00e9.<\/p>\n
\nMalgr\u00e9 sa mimique douce, son attention \u00e0 ne pas trahir celui qu\u2019il croyait \u00eatre, il ne retrouvait pas l\u2019image de lui-m\u00eame qu\u2019il aurait voulu voir appara\u00eetre dans le regard vert de la jeune femme. C\u2019\u00e9tait s\u00fbrement pour cela — car il faut une raison \u00e0 tout, se disait-il — qu\u2019il paya brusquement et l\u2019entra\u00eena vers la chambre d\u2019h\u00f4tel. Dans l\u2019escalier, il la fit passer devant lui, non par galanterie, mais pour profiter de ce spectacle un peu mis\u00e9rable : le balancement de sa croupe engonc\u00e9e dans une jupe trop serr\u00e9e, les talons aiguilles d\u2019escarpins bon march\u00e9. Cela ne l\u2019excitait pas ; il s\u2019en voulut, puis, naturellement, il lui en voulut \u00e0 elle. Il lui en voulut de l\u2019avoir suivi, d\u2019\u00eatre assez na\u00efve pour croire au sc\u00e9nario, et il s\u2019en voulut encore d\u2019avoir accept\u00e9 “un dernier verre” avec tout ce que cela impliquait. Il l\u2019avait rencontr\u00e9e quelques jours plus t\u00f4t au supermarch\u00e9 ; il \u00e9tait pass\u00e9 \u00e0 sa caisse parce qu\u2019il y avait moins de monde : b\u00eate \u00e0 pleurer. Puis il avait remarqu\u00e9 son chignon, ses yeux verts, et, plus bas, une m\u00e9lancolie — r\u00e9elle ou suppos\u00e9e — qui avait achev\u00e9 le reste. Il lui avait donn\u00e9 rendez-vous le soir m\u00eame ; ils \u00e9taient all\u00e9s au cin\u00e9ma. Il se souvenait de cette lueur de joie, \u00e0 peine masqu\u00e9e sous une coquinerie affich\u00e9e, et il s\u2019\u00e9tait dit qu\u2019elle approchait la quarantaine, seule, peut-\u00eatre avec un ou deux gosses, \u00e0 ce moment o\u00f9 l\u2019on h\u00e9site encore entre se d\u00e9gourdir et reconstruire quelque chose. Il ne se souvenait plus du film ; il pensa que c\u2019\u00e9tait pr\u00e9cis\u00e9ment ce genre de d\u00e9tail qu\u2019un inspecteur de police exigerait pour v\u00e9rifier un alibi. Il se demanda si, au fond, il ne faisait pas tout pour qu\u2019on l\u2019arr\u00eate et qu\u2019on l\u2019enferme une bonne fois pour toutes. Il introduisit la cl\u00e9 ; la porte s\u2019ouvrit en grin\u00e7ant sur la petite chambre. Rideaux tir\u00e9s, chaleur suffocante : le patron poussait la chaudi\u00e8re pour compenser l\u2019isolation. Mobilier et papier peint des ann\u00e9es cinquante. Il fit le v\u0153u que les cafards — mont\u00e9s de la cave d\u2019une \u00e9picerie africaine — ne viennent pas trop t\u00f4t. Ils s\u2019assirent sur le lit. Il nota qu\u2019il \u00e9tait dou\u00e9 pour imiter l\u2019embarras. Sauf qu\u2019il ne rougissait pas ; elle, oui. Et c\u2019est peut-\u00eatre cela qui d\u00e9clencha la suite : la rougeur sur son visage, le trouble dans son regard, un trouble animal qui se propagea vite. Ils se retrouv\u00e8rent nus sous les draps ; elle implorait qu\u2019il l\u2019embrasse, et lui, comme pour \u00e9viter de penser, s\u2019acharna \u00e0 la toucher, compulsivement, trop bas, trop vite, comme s\u2019il fallait forcer l\u2019accord. Elle restait sur son registre sentimental ; il se lassa. Il la bascula, exp\u00e9dia l\u2019affaire, et, dans le mouvement, une odeur de friture m\u00eal\u00e9e \u00e0 un parfum bon march\u00e9 lui monta au visage ; il jouit de fa\u00e7on intempestive. Il se retira aussit\u00f4t, alla se laver, jeta le pr\u00e9servatif dans la poubelle. Puis, face \u00e0 elle, il dit qu\u2019il devait se lever t\u00f4t, qu\u2019il \u00e9tait crev\u00e9, qu\u2019\u00e0 un de ces jours. Il la vit se d\u00e9composer. Le sourire se figea, le regard s\u2019assombrit. Elle se m\u00e9tamorphosa en harpie, l\u2019insulta : il l\u2019avait “tromp\u00e9e”, il avait jou\u00e9 la com\u00e9die de l\u2019amour. Quand il referma la porte, il colla l\u2019oreille au bois pour \u00e9couter ses talons s\u2019\u00e9loigner dans la cage d\u2019escalier. Il h\u00e9sita entre satisfaction et sauvagerie. Il attrapa la bouteille de whisky, neuve, et se mit \u00e0 danser nu au milieu de la chambre.<\/p>",
"content_text": " Il y a, dans l\u2019impuissance, une forme de soulagement : laisser tomber l\u2019effort qui ne servirait qu\u2019\u00e0 s\u2019illusionner encore un peu. \u00c0 certains moments, accepter son impuissance ressemble \u00e0 une cl\u00e9 \u2014 non plus pour survivre, mais pour acc\u00e9der \u00e0 une vie r\u00e9elle, quel que soit ce qu\u2019on met derri\u00e8re ce mot. Il se souvenait de tous ces instants o\u00f9, par l\u00e2chet\u00e9, il avait dit \u201coui\u201d simplement parce qu\u2019il avait eu peur de ce qu\u2019un \u201cnon\u201d pourrait provoquer. Et de quoi avait-il eu peur, sinon d\u2019appara\u00eetre tel qu\u2019il \u00e9tait \u2014 dur, sans c\u0153ur, narcissique, \u00e9gocentr\u00e9 ; solitaire, banal, au bout du compte. Il avait pourtant tout fait pour accepter cette solitude : des mois, des ann\u00e9es \u00e0 se fermer, \u00e0 r\u00e9duire les contacts avec le monde. Et la solitude, au bout d\u2019un moment, lui avait ouvert un monde int\u00e9rieur \u00e9tonnant qu\u2019il avait parfois, par faiblesse, ou pour v\u00e9rifier qu\u2019il n\u2019\u00e9tait pas devenu compl\u00e8tement cingl\u00e9, eu envie de partager. Pas avec le plus grand nombre : quelques intimes, tout au plus, pour s\u2019assurer qu\u2019il ne fon\u00e7ait pas droit dans un mur. La plupart \u00e9taient rest\u00e9s polis, avaient l\u00e2ch\u00e9 un \u201c\u00e7a te passera\u201d, et il avait mesur\u00e9 \u00e0 quel point m\u00eame les gens qu\u2019on croit proches vivent \u00e0 des ann\u00e9es-lumi\u00e8re de soi. Dans sa jeunesse, cette impuissance avait d\u00e9clench\u00e9 d\u00e9boires, col\u00e8res, rages, ruptures ; puis le temps avait pass\u00e9, il s\u2019y \u00e9tait habitu\u00e9. Il n\u2019entretenait plus gu\u00e8re que des relations superficielles. La seule relation qu\u2019il jugeait vraiment int\u00e9ressante, c\u2019\u00e9tait celle avec lui-m\u00eame, et \u00e7a lui donnait d\u00e9j\u00e0 assez de fil \u00e0 retordre. L\u2019impuissance \u00e0 rester trop longtemps dans le superficiel avait, par contrecoup, cr\u00e9\u00e9 une sorte de pouvoir : un talent triste pour l\u2019analyse et l\u2019introspection. Un pouvoir qui contrebalan\u00e7ait l\u2019abandon, se disait-il. Il s\u2019\u00e9tait donc h\u00e2t\u00e9 d\u2019abandonner la majeure partie de ce que les autres tiennent pour vital \u2014 important, n\u00e9cessaire \u2014 afin de s\u2019enfoncer en lui-m\u00eame, et dans la pauvret\u00e9 mat\u00e9rielle qui accompagnait sa chute (ou sa r\u00e9demption, selon le point de vue). Peu \u00e0 peu, il avait vu monter dans sa bouche une foule de \u201cje ne sais pas\u201d, suivis de refus cat\u00e9goriques. De temps \u00e0 autre, il rechutait : la vie le tentait, il la suivait deux pas, puis il l\u00e2chait, se reprenait, esquivait, se lib\u00e9rait de ses engagements, pris par pure faiblesse. Les femmes lui parlaient souvent de cette impuissance. Non qu\u2019au lit il f\u00fbt totalement inerte : non. Mais une fois l\u2019acte consomm\u00e9 \u2014 et, pendant l\u2019acte m\u00eame, sous le contr\u00f4le continu qui l\u2019horrifiait \u2014 il ne croyait plus \u00e0 l\u2019id\u00e9e de fusion. Il restait un singleton perp\u00e9tuel, un \u00e9lectron arrim\u00e9 \u00e0 son atome personnel par la gravit\u00e9 de sa m\u00e9moire. Il ne pouvait entrer dans aucun \u00e9v\u00e9nement, si insolite f\u00fbt-il, sans revenir au d\u00e9j\u00e0-vu. La peau \u00e9pic\u00e9e de celle-ci lui rappelait aussit\u00f4t toutes les autres peaux, leurs odeurs fades, leurs parfums bon march\u00e9 ou co\u00fbteux mille fois renifl\u00e9s \u2014 ce qui revenait au m\u00eame. L\u2019impuissance qui l\u2019accablait, au fond, c\u2019\u00e9tait l\u2019impossibilit\u00e9 chronique de vivre une nouveaut\u00e9 sans qu\u2019elle se relie \u00e0 la digestion lente de nouveaut\u00e9s successives, d\u00e9sormais achev\u00e9es, mortes, qu\u2019il avait lui-m\u00eame d\u00fb achever. Il se disait souvent qu\u2019il \u00e9tait une sorte d\u2019assassin ; \u00e0 bout de course, il avait dress\u00e9 en lui un tribunal : juge, procureur, avocats, jury. Le proc\u00e8s devenait interminable, sans cesse ajourn\u00e9. La sanction pendante lui faisait penser \u00e0 une \u00e9p\u00e9e de Damocl\u00e8s confondue avec l\u2019id\u00e9e d\u2019un cancer. Les jours les plus noirs, il se persuadait qu\u2019il devait avoir un cancer : quelque chose qui le rongeait lentement, s\u00fbrement, punition d\u2019avoir c\u00e9d\u00e9, d\u2019avoir laiss\u00e9 l\u2019impuissance s\u2019installer. Comme dans les vieilles fables de \u201cs\u00e9lection naturelle\u201d : seuls les plus forts restent en bonne sant\u00e9 ; seuls les plus forts d\u00e9chirent la chair rouge de leurs dents blanches et s\u2019en repaissent. Il n\u2019avait pas revu de dentiste depuis des lustres ; une grande partie de sa dentition s\u2019\u00e9tait fait la malle, et il s\u2019\u00e9tait progressivement mis \u00e0 la pur\u00e9e. La viande l\u2019\u00e9c\u0153urait, sa vue comme son go\u00fbt ; s\u2019il lui arrivait d\u2019entrer chez le boucher, il finissait par d\u00e9tourner le regard de la bidoche \u00e9tal\u00e9e et, comme pour s\u2019excuser, achetait un plat cuisin\u00e9 \u2014 lasagnes, brocolis \u2014 puis d\u00e9talait avec la rage et la honte m\u00eal\u00e9es au creux de l\u2019\u00e9pigastre. Quand il se rappelait l\u2019\u00e9poque o\u00f9 on le disait \u201cbon vivant\u201d, capable d\u2019avaler une c\u00f4te de b\u0153uf sans vergogne et de boire des litres d\u2019alcool aux festins dominicaux, entour\u00e9 de copains, il restait pensif : ce personnage n\u2019avait jamais \u00e9t\u00e9 lui. Il se d\u00e9couvrait, non sans un rictus d\u2019effroi, plus proche de saint Ignace de Loyola que de Rabelais \u2014 sauf qu\u2019il n\u2019avait rien d\u2019un saint, pas plus que ce j\u00e9suite rou\u00e9. L\u2019impuissance venait d\u2019une forme am\u00e9lior\u00e9e de l\u2019ennui, qu\u2019il croyait avoir d\u00e9pass\u00e9 et qui revenait \u00e0 la charge. C\u2019\u00e9tait le r\u00e9sultat d\u2019une vie. Et, pour la premi\u00e8re fois, il n\u2019eut pas envie de r\u00e9sister. L\u2019impuissance et la vieillesse, deux compagnes fid\u00e8les, lui proposaient soudain un havre de paix, semblable \u00e0 ces pages baudelairiennes qui, jusque-l\u00e0, l\u2019avaient laiss\u00e9 herm\u00e9tique malgr\u00e9 leur beaut\u00e9 : \u00ab Il en est un plus laid, plus m\u00e9chant, plus immonde ! Quoiqu\u2019il ne pousse ni grands gestes ni grands cris, Il ferait volontiers de la terre un d\u00e9bris Et dans un b\u00e2illement avalerait le monde ; C\u2019est l\u2019Ennui ! \u2014 l\u2019\u0153il charg\u00e9 d\u2019un pleur involontaire, Il r\u00eave d\u2019\u00e9chafauds en fumant son houka. Tu le connais, lecteur, ce monstre d\u00e9licat, \u2014 Hypocrite lecteur, \u2014 mon semblable, \u2014 mon fr\u00e8re ! \u00bb (Charles Baudelaire, \u201cAu lecteur\u201d, *Les Fleurs du mal*.) --- Parce que c\u2019\u00e9tait l\u2019\u00e9poque, parce que sa vie lui semblait confuse, parce qu\u2019il se blessait sans rel\u00e2che dans les relations qu\u2019il tentait de tisser, parce qu\u2019il fallait absolument qu\u2019il y ait un \u201cparce que\u201d, il d\u00e9cida un matin que cela suffisait. Il alla au bureau de tabac du coin, acheta un paquet de Winfield rouges et un carnet \u00e0 spirales. Le rideau de fer venait de se lever, la carotte rouge renvoyait des reflets sanglants sur les vitrines et sur la chauss\u00e9e luisante : il avait d\u00fb pleuvoir toute la nuit. Il fut le premier client ; quand il sortit son gros billet, le buraliste prit un air contrit et demanda s\u2019il n\u2019avait pas plus petit. Sans un mot, il rangea le billet, tendit sa carte, passa le bo\u00eetier en \u201csans contact\u201d. Il n\u2019y avait qu\u2019un seul bar potable dans le bourg ; il s\u2019y dirigea. Il avait besoin de bruit, de vie, de quelque chose qui fasse \u00e9cran. Il s\u2019installa au fond de la salle, salua la patronne \u2014 une jeune femme sortie tout droit d\u2019un Ingres : formes g\u00e9n\u00e9reuses, chevelure noire, luisante, faux cils bon march\u00e9 qui la reliaient tout de m\u00eame au pr\u00e9sent. \u00ab Et le jeune homme, il veut un caf\u00e9 ? \u00bb lan\u00e7a-t-elle avec un sourire complice. Il devait \u00eatre venu une ou deux fois : assez, en temps de crise, pour devenir un \u201chabitu\u00e9\u201d. C\u2019\u00e9tait jour de march\u00e9, il s\u2019en souvint en voyant entrer les gars en cotte, les femmes en bottes fourr\u00e9es. Il tendit l\u2019oreille : il adorait les dialogues au comptoir. Les gens, souvent, d\u00e9clamaient une po\u00e9sie qu\u2019ils ignoraient. Une langue simple, une \u00e9conomie de moyens \u00e9tonnante, des silences flamboyants qui laissaient r\u00e9sonner les phrases. Peut-\u00eatre, pensa-t-il, \u00e9tait-il temps de se remettre \u00e0 \u00e9crire sur tout cela ; il caressa la tranche du carnet pos\u00e9 devant lui, sans conviction r\u00e9elle. Il pr\u00e9f\u00e9ra plonger dans l\u2019instant, l\u2019habiter comme une sc\u00e8ne \u201cmythique\u201d o\u00f9 le temps et l\u2019espace s\u2019abolissent. Une oasis surgie de nulle part : l\u2019humanit\u00e9 n\u00e9e dans ce bistrot, divine et triviale \u00e0 la fois, puisque l\u2019\u00e9ternit\u00e9 n\u2019\u00e9tait peut-\u00eatre que cet instant. Il posa ses l\u00e8vres sur le bord de la tasse pour mesurer la chaleur de ce caf\u00e9 intemporel. Il \u00e9tait encore chaud. Et puis un bruit, plus fort que les autres, diff\u00e9rent, un bruit qui n\u2019avait rien \u00e0 faire ici : un son de trompette. Sans savoir pourquoi, il sut que c\u2019\u00e9tait J\u00e9richo. Il se sentit partir, comme si la gravit\u00e9 l\u2019avait l\u00e2ch\u00e9 ; par paliers, il atteignit le plafond. Il n\u2019\u00e9tait pas si \u00e9tonn\u00e9, et il s\u2019en \u00e9tonna. Il voyait la sc\u00e8ne d\u2019en haut ; il aper\u00e7ut son reflet dans le grand miroir : le vieux assis au fond, c\u2019\u00e9tait lui. Il eut du mal \u00e0 se reconna\u00eetre, et pourtant quelque chose insistait : oui, c\u2019\u00e9tait bien lui. Il toucha le plafond de l\u2019index. La mati\u00e8re c\u00e9da, comme du beurre. Il passa la t\u00eate, puis le corps entier, et se retrouva \u00e0 l\u2019\u00e9tage, dans un appartement rest\u00e9 fig\u00e9 dans les ann\u00e9es soixante, l\u2019\u00e9poque de sa naissance. Dans la cuisine, une jeune femme \u00e9pluchait des l\u00e9gumes ; pr\u00e8s d\u2019elle, un petit gar\u00e7on potel\u00e9, assis \u00e0 une table couverte d\u2019une nappe vichy, s\u2019appliquait \u00e0 faire un dessin. Il comprit \u2014 il le sentit d\u2019un coup \u2014 que c\u2019\u00e9tait lui. La panique surgit alors : l\u2019id\u00e9e qu\u2019il \u00e9tait mort, d\u2019un coup, en buvant un caf\u00e9 dans un bar anonyme, comme un vieux con, l\u2019\u00e9lectrisa. Il eut envie de frapper du poing, quelque part, sur quelque chose, mais rien n\u2019\u00e9tait vraiment solide. Le monde commen\u00e7a \u00e0 se dissoudre, lentement, comme la bu\u00e9e sur un pare-brise quand, la nationale pass\u00e9e, il rejoignait l\u2019autoroute au volant de son vieux Kangoo jaune \u2014 qu\u2019il ne pouvait d\u2019ailleurs plus prendre depuis ce contr\u00f4le technique refus\u00e9. --- Malgr\u00e9 sa mimique douce, son attention \u00e0 ne pas trahir celui qu\u2019il croyait \u00eatre, il ne retrouvait pas l\u2019image de lui-m\u00eame qu\u2019il aurait voulu voir appara\u00eetre dans le regard vert de la jeune femme. C\u2019\u00e9tait s\u00fbrement pour cela \u2014 car il faut une raison \u00e0 tout, se disait-il \u2014 qu\u2019il paya brusquement et l\u2019entra\u00eena vers la chambre d\u2019h\u00f4tel. Dans l\u2019escalier, il la fit passer devant lui, non par galanterie, mais pour profiter de ce spectacle un peu mis\u00e9rable : le balancement de sa croupe engonc\u00e9e dans une jupe trop serr\u00e9e, les talons aiguilles d\u2019escarpins bon march\u00e9. Cela ne l\u2019excitait pas ; il s\u2019en voulut, puis, naturellement, il lui en voulut \u00e0 elle. Il lui en voulut de l\u2019avoir suivi, d\u2019\u00eatre assez na\u00efve pour croire au sc\u00e9nario, et il s\u2019en voulut encore d\u2019avoir accept\u00e9 \u201cun dernier verre\u201d avec tout ce que cela impliquait. Il l\u2019avait rencontr\u00e9e quelques jours plus t\u00f4t au supermarch\u00e9 ; il \u00e9tait pass\u00e9 \u00e0 sa caisse parce qu\u2019il y avait moins de monde : b\u00eate \u00e0 pleurer. Puis il avait remarqu\u00e9 son chignon, ses yeux verts, et, plus bas, une m\u00e9lancolie \u2014 r\u00e9elle ou suppos\u00e9e \u2014 qui avait achev\u00e9 le reste. Il lui avait donn\u00e9 rendez-vous le soir m\u00eame ; ils \u00e9taient all\u00e9s au cin\u00e9ma. Il se souvenait de cette lueur de joie, \u00e0 peine masqu\u00e9e sous une coquinerie affich\u00e9e, et il s\u2019\u00e9tait dit qu\u2019elle approchait la quarantaine, seule, peut-\u00eatre avec un ou deux gosses, \u00e0 ce moment o\u00f9 l\u2019on h\u00e9site encore entre se d\u00e9gourdir et reconstruire quelque chose. Il ne se souvenait plus du film ; il pensa que c\u2019\u00e9tait pr\u00e9cis\u00e9ment ce genre de d\u00e9tail qu\u2019un inspecteur de police exigerait pour v\u00e9rifier un alibi. Il se demanda si, au fond, il ne faisait pas tout pour qu\u2019on l\u2019arr\u00eate et qu\u2019on l\u2019enferme une bonne fois pour toutes. Il introduisit la cl\u00e9 ; la porte s\u2019ouvrit en grin\u00e7ant sur la petite chambre. Rideaux tir\u00e9s, chaleur suffocante : le patron poussait la chaudi\u00e8re pour compenser l\u2019isolation. Mobilier et papier peint des ann\u00e9es cinquante. Il fit le v\u0153u que les cafards \u2014 mont\u00e9s de la cave d\u2019une \u00e9picerie africaine \u2014 ne viennent pas trop t\u00f4t. Ils s\u2019assirent sur le lit. Il nota qu\u2019il \u00e9tait dou\u00e9 pour imiter l\u2019embarras. Sauf qu\u2019il ne rougissait pas ; elle, oui. Et c\u2019est peut-\u00eatre cela qui d\u00e9clencha la suite : la rougeur sur son visage, le trouble dans son regard, un trouble animal qui se propagea vite. Ils se retrouv\u00e8rent nus sous les draps ; elle implorait qu\u2019il l\u2019embrasse, et lui, comme pour \u00e9viter de penser, s\u2019acharna \u00e0 la toucher, compulsivement, trop bas, trop vite, comme s\u2019il fallait forcer l\u2019accord. Elle restait sur son registre sentimental ; il se lassa. Il la bascula, exp\u00e9dia l\u2019affaire, et, dans le mouvement, une odeur de friture m\u00eal\u00e9e \u00e0 un parfum bon march\u00e9 lui monta au visage ; il jouit de fa\u00e7on intempestive. Il se retira aussit\u00f4t, alla se laver, jeta le pr\u00e9servatif dans la poubelle. Puis, face \u00e0 elle, il dit qu\u2019il devait se lever t\u00f4t, qu\u2019il \u00e9tait crev\u00e9, qu\u2019\u00e0 un de ces jours. Il la vit se d\u00e9composer. Le sourire se figea, le regard s\u2019assombrit. Elle se m\u00e9tamorphosa en harpie, l\u2019insulta : il l\u2019avait \u201ctromp\u00e9e\u201d, il avait jou\u00e9 la com\u00e9die de l\u2019amour. Quand il referma la porte, il colla l\u2019oreille au bois pour \u00e9couter ses talons s\u2019\u00e9loigner dans la cage d\u2019escalier. Il h\u00e9sita entre satisfaction et sauvagerie. Il attrapa la bouteille de whisky, neuve, et se mit \u00e0 danser nu au milieu de la chambre. ",
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"date_published": "2019-12-09T15:38:00Z",
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Il avait beau fouiller sa m\u00e9moire, il ne retrouvait pas le plaisir enfantin des p\u00e9riodes de No\u00ebl. Ou alors il se demandait si ce plaisir n\u2019avait pas \u00e9t\u00e9, d\u00e8s le d\u00e9part, quelque chose d\u2019inocul\u00e9 par l\u2019entourage : un goutte-\u00e0-goutte commenc\u00e9 \u00e0 la Toussaint, qui finissait par faire passer l\u2019obligation pour une \u00e9vidence. Il y avait la lettre au P\u00e8re No\u00ebl, surtout : l\u2019exercice suppos\u00e9 joyeux qui, chaque ann\u00e9e, se transformait en mur. Non pas l\u2019embarras du choix au sens euphorique, mais une paralysie : comment lister des d\u00e9sirs quand, au fond, il n\u2019avait besoin de rien ? Il l\u2019avait compris tr\u00e8s t\u00f4t, de fa\u00e7on confuse puis irr\u00e9futable : l\u2019obtention ne r\u00e9glait rien. Pire, elle scellait l\u2019affaire, comme une sanction venue de nulle part. Une panoplie de Zorro, par exemple : la projeter, la r\u00e9clamer, l\u2019attendre, puis l\u2019avoir\u2026 et sentir presque aussit\u00f4t que l\u2019objet, d\u00e9j\u00e0, se vidait. Les cadeaux \u00e9taient souvent bon march\u00e9, ils se d\u00e9gradaient vite ; mais le m\u00e9canisme \u00e9tait plus rapide encore que l\u2019usure mat\u00e9rielle : le souhait, l\u2019obtention, puis l\u2019\u00e9vanouissement, ce glissement du merveilleux vers le banal. L\u2019objet du d\u00e9sir devenait une coquille : il restait la forme, et l\u2019\u00e9v\u00e9nement s\u2019\u00e9tait retir\u00e9. On lui reprochait alors son manque d\u2019attention, son indiff\u00e9rence aux objets ; il savait que c\u2019\u00e9tait une lecture facile. Qu\u2019il s\u2019agisse de pr\u00e9sents ou de choses utilitaires, sa relation avec elles trahissait autre chose : une mani\u00e8re d\u2019exister en d\u00e9cal\u00e9, comme si tout perdait du poids d\u00e8s qu\u2019il y attachait un peu d\u2019importance. Les mots eux-m\u00eames avaient fini par lui donner cette sensation : des lieux d\u00e9sert\u00e9s. Chaque mot nouveau, enfant, il le tournait entre deux doigts comme une loupe, cherchant \u00e0 l\u2019int\u00e9rieur une trace de vie ; et il ne trouvait le plus souvent qu\u2019une apparence, variable selon les bouches, charg\u00e9e d\u2019intentions moqueuses ou blessantes, rarement stable, rarement s\u00fbre. \u00c0 force, ce qu\u2019on nommait chez lui “je-m\u2019en-foutisme” s\u2019\u00e9tait coll\u00e9 \u00e0 sa peau comme une \u00e9tiquette, alors que la chose grave \u00e9tait ailleurs : il avait l\u2019impression d\u2019\u00eatre dans une dimension parall\u00e8le o\u00f9 les \u00eatres et les objets, d\u00e8s qu\u2019il tentait de leur donner du poids, devenaient des bulles — ils montaient, s\u2019all\u00e9geaient, filaient vers un plafond invisible, et crevaient sans bruit. On avait tout essay\u00e9 pour le “ramener” : secouer, frapper, punir, enfermer, imposer. Il avait compris que certaines attentions venaient d\u2019un endroit sinc\u00e8re, et il avait appris \u00e0 mimer : la joie, la peine, la col\u00e8re, l\u2019amour, tous ces mots que les autres pronon\u00e7aient comme s\u2019ils allaient de soi. Il jouait le jeu, parfois quelques jours, parfois quelques semaines. Puis l\u2019\u00e9tranget\u00e9 revenait, d\u2019un coup, et d\u00e9truisait ses maigres efforts. No\u00ebl, comme toute f\u00eate collective, le pla\u00e7ait alors dans un no man\u2019s land : d\u2019un c\u00f4t\u00e9 l\u2019indiff\u00e9rence et la solitude, de l\u2019autre le royaume des faux-semblants. Et, dans cette h\u00e9sitation, il retrouvait exactement ce mur : l\u2019impossibilit\u00e9 d\u2019\u00e9crire sa lettre, l\u2019impossibilit\u00e9 de se laisser prendre.<\/p>\n
\nQuand il \u00e9crasa sa cigarette, ce fut une fulgurance : ces intuitions qui arrivent comme des offres trop compl\u00e8tes, vol + h\u00e9bergement + alcool compris, et qui, pour cette raison m\u00eame, sentent le pi\u00e8ge. Mais il n\u2019y avait rien d\u2019autre qu\u2019un cendrier au cul noirci, et cette petite violence du geste : tirer, tirer encore, puis r\u00e9duire \u00e0 de la cendre. La vie, pensa-t-il, ressemblait souvent \u00e0 \u00e7a : quelques bouff\u00e9es plus ou moins goulues, puis l\u2019\u00e9crasement final, et le reste qui s\u2019accumule. La journ\u00e9e avait commenc\u00e9 comme les autres, par cet entra\u00eenement \u00e0 la morosit\u00e9 dont il tirait une substance difficile \u00e0 nommer — et pourtant, dehors, la brise poussait les nuages, ouvrait un bleu tranquille au-dessus des toits ; des oiseaux passaient, \u00e9crivant dans l\u2019air des mots qui ne lui \u00e9taient pas destin\u00e9s, ou qui ne l\u2019\u00e9taient plus. Il avait renonc\u00e9 \u00e0 d\u00e9chiffrer les langues ext\u00e9rieures pour s\u2019attacher \u00e0 la sienne, \u00e0 la suivre dans ses fr\u00e9missements, ses silences, ses respirations. Sa langue \u00e9tait un animal : endormi la plupart du temps, mais vivant dans les r\u00eaves et les cauchemars, indiff\u00e9rent \u00e0 ses attendrissements d\u00e8s qu\u2019il cherchait \u00e0 les convertir en r\u00e9compense. Il en savait quelque chose : c\u2019\u00e9tait son troisi\u00e8me chat. Le premier, l\u2019enfance. Le second, plus de vingt ans de vie. La troisi\u00e8me, presque cinq ans d\u00e9j\u00e0. Son \u00e9pouse avait choisi le nom, parce qu\u2019au d\u00e9but il avait refus\u00e9, ou plut\u00f4t il n\u2019avait pas su investir ; le deuil de l\u2019animal pr\u00e9c\u00e9dent avait laiss\u00e9 une fatigue dans sa capacit\u00e9 d\u2019attachement. Il l\u2019avait trouv\u00e9e b\u00eate, sans myst\u00e8re, une boule de poils faite pour jouer et manger. Et puis il y eut la seconde port\u00e9e, et quelque chose bascula. Il avait voulu garder un chaton — lui laisser au moins \u00e7a, mener jusqu\u2019au bout son exp\u00e9rience de m\u00e8re — mais son \u00e9pouse avait d\u00e9roul\u00e9 la liste : frais, contraintes, vacances, “raison”. Il avait c\u00e9d\u00e9. La culpabilit\u00e9 \u00e9tait venue plus tard, au moment exact o\u00f9 la chatte comprit qu\u2019on lui enlevait ses petits. D\u2019abord un : elle le chercha partout, sous les meubles, sous les tapis, poussant ces cris qui d\u00e9chirent, et lui, chaque fois, recevait \u00e7a comme une lame. Il essayait de la prendre dans ses bras ; elle se d\u00e9gageait, griffait, mordait, repartait, folle. Quand le dernier quitta la bo\u00eete en carton, elle passa du d\u00e9sespoir \u00e0 une sorte de catatonie ; elle ne mangea presque pas pendant des jours. Et dans son regard, \u00e0 lui, il ne lut rien d\u2019autre que sa l\u00e2chet\u00e9 : il venait de trahir l\u2019animal, comme il avait trahi tant de gens — \u00e0 commencer par lui-m\u00eame, \u00e0 commencer par sa langue. Tout ce que cette langue aurait pu porter — r\u00e9cits, po\u00e8mes, romans — dormait aussi dans un carton, muet, lourd, ferm\u00e9. Les mois pass\u00e8rent. On la fit st\u00e9riliser ; elle prit du poids ; elle dormit beaucoup, sur une chaise, pendant qu\u2019il peignait. Elle r\u00e9clamait parfois une sortie, parfois des croquettes, puis repartait. Le soir, il la laissait grimper sur les toits. Il entendait ses cris, ses feulements, les \u00e9bats nocturnes avec les matous du quartier, et cela r\u00e9veillait en lui quelque chose de proche : une sauvagerie interne, un besoin de libert\u00e9, une envie de passer outre les limites du langage ordinaire, et ces cat\u00e9gories us\u00e9es de vrai et de faux, de merveilleux et de banal. Avec le temps, leur relation s\u2019\u00e9tait stabilis\u00e9e dans une aridit\u00e9 acceptable : pas de grand th\u00e9\u00e2tre, pas d\u2019illusion. De temps en temps, la chatte venait sur ses genoux ; il la caressait ; elle se tournait un peu pour qu\u2019il frotte le ventre. Quelques minutes, une parenth\u00e8se, rien de plus — et c\u2019\u00e9tait exactement ce qu\u2019il apprenait \u00e0 faire avec sa propre langue : la laisser exister, ne rien lui soutirer, ne rien exiger, juste tenir ce bref accord.<\/p>\n
\nC\u2019\u00e9tait devenu un rituel : quand, \u00e0 bout de fatigue, il se d\u00e9cidait enfin \u00e0 rejoindre le lit conjugal, tard dans la nuit ou juste avant l\u2019aube, il s\u2019allongeait \u00e0 c\u00f4t\u00e9 d\u2019elle avec une sensation de chaleur et de s\u00e9curit\u00e9 — sensation qu\u2019il balayait presque aussit\u00f4t, comme s\u2019il ne fallait pas trop s\u2019y attarder, pour pouvoir tomber. \u00c0 ce moment-l\u00e0, son esprit se vidait comme un lavabo dont on soul\u00e8ve la bonde : les pens\u00e9es tournaient, puis s\u2019inversaient, aspir\u00e9es par le p\u00f4le magn\u00e9tique de l\u2019oubli, entra\u00een\u00e9es dans les canalisations de quelque chose d\u2019inconnu. Et chaque fois qu\u2019il franchissait cette fronti\u00e8re, de la journ\u00e9e vers le sommeil, il pensait \u00e0 sa propre disparition : au dernier moment, \u00e0 ce qui pr\u00e9c\u00e8de la fin. Ce qui le surprenait, c\u2019\u00e9tait la forme de jouissance que cela pouvait prendre : une libert\u00e9 brusque, inou\u00efe, \u00e0 laisser derri\u00e8re lui son histoire, ses r\u00f4les, son identit\u00e9, tout ce paquet de “moi” qui se cogne aux vitres de la r\u00e9alit\u00e9 qu\u2019il s\u2019invente. Il ne restait plus qu\u2019une conscience aigu\u00eb du rien qui le composait — et ce rien, paradoxalement, lui paraissait plus tangible que tout ce qu\u2019il avait \u00e9t\u00e9 ou poss\u00e9d\u00e9 dans l\u2019existence diurne. Le rien regardait le rien. Puis m\u00eame cette conscience s\u2019effilochait : le temps et le lieu perdaient leur sens, des sons et des luminosit\u00e9s passaient comme des bribes, et il s\u2019enfon\u00e7ait, apn\u00e9iste exp\u00e9riment\u00e9, dans le sommeil. Il aurait voulu que la mort soit ainsi : un grand nettoyage, un d\u00e9crassage ultime de la m\u00e9moire, de toutes les identit\u00e9s successives, avant l\u2019entr\u00e9e dans l\u2019\u00e9nigme, avec l\u2019insouciance d\u2019un nouveau-n\u00e9 repassant la fronti\u00e8re entre l\u2019\u00eatre et le n\u00e9ant. En attendant l\u2019\u00e9preuve vraie, il s\u2019entra\u00eenait : chaque soir, chaque matin, r\u00e9p\u00e9ter ce l\u00e2cher-prise, comme on r\u00e9dige un brouillon et qu\u2019on le recommence, non pour l\u2019am\u00e9liorer, mais pour s\u2019approcher de l\u2019essentiel. Il souriait parfois \u00e0 cette discipline involontaire : il n\u2019avait jamais \u00e9t\u00e9 aussi assidu avec quoi que ce soit. \u00c0 l\u2019\u00e9cole, il \u00e9crivait ses dissertations sur un banc, dans la cour, juste avant la cloche ; il vivait d\u00e9j\u00e0 dans cette habitude qu\u2019on appelle aujourd\u2019hui procrastination. Mais il savait, lui, ce que c\u2019\u00e9tait : il lui fallait l\u2019urgence, la pointe du dernier moment, pour sentir ce qu\u2019il devait dire — et, \u00e0 sa mani\u00e8re, il continuait : chaque nuit, m\u00eame geste, m\u00eame chute, m\u00eame apprentissage du bord.<\/p>\n
\nChaque matin, il enfilait une armure. Au d\u00e9but elle lui avait paru lourde ; avec le temps elle s\u2019\u00e9tait all\u00e9g\u00e9e, comme si la peau s\u2019y habituait, comme si le poids devenait normal. Il n\u2019en sentait vraiment l\u2019entrave que dans les conflits, sur les pentes abruptes de l\u2019\u00e9motion : l\u00e0, l\u2019armure se rappelait \u00e0 lui et r\u00e9v\u00e9lait le hiatus entre ce qu\u2019il s\u2019imaginait \u00eatre au fond — une sorte de noblesse int\u00e9rieure, une tenue — et la r\u00e9alit\u00e9 triviale des interactions quotidiennes. Seul, il \u00e9tait prince ; d\u00e8s que l\u2019autre apparaissait, il devenait gueux, lourdaud, et il sabotait lui-m\u00eame cette noblesse par une blague, une incompr\u00e9hension affich\u00e9e, une col\u00e8re emprunt\u00e9e, tout ce qui pouvait le ramener au sol. L\u2019absence de confiance en lui avait fini par se transformer en absence de confiance envers le monde entier. Et puis il s\u2019\u00e9tait install\u00e9 dans cet entre-deux, dans ce b\u00e2illement : incapable de retrouver l\u2019origine de ses mensonges, incapable aussi de choisir une version de lui-m\u00eame, il avait d\u00e9cid\u00e9 d\u2019\u00eatre les deux \u00e0 la fois — prince et gueux — et de laisser chacun parler quand il en avait envie, sans arbitrer, sans trancher. Quand l\u2019hiver arriva, il se demanda, comme chaque ann\u00e9e, s\u2019il verrait le printemps. Silencieusement, il envoya ce souhait \u00e0 l\u2019univers, demandant pardon — encore — pour son inaptitude \u00e0 croire. Dans son pr\u00e9sent, il pataugeait, construisant des projets qu\u2019il ne menait pas \u00e0 terme, imaginant entre le pr\u00e9sent et l\u2019avenir une ligne tortueuse qui changeait sans cesse au gr\u00e9 des \u00e9v\u00e9nements. C\u2019est \u00e0 ce moment-l\u00e0 que la sonnette retentit. La pluie commen\u00e7ait \u00e0 tomber ; la factrice, sous son poncho tremp\u00e9, lui tendit un colis et repartit aussit\u00f4t, press\u00e9e, vers sa motocyclette. Il ouvrit le paquet : il se souvint qu\u2019il avait command\u00e9 des feutres sur un site chinois des semaines plus t\u00f4t. Une joie l\u00e9g\u00e8re arriva, la joie de l\u2019id\u00e9e — de ces projets qu\u2019il avait con\u00e7us au moment de cliquer “acheter”, quand tout semblait encore possible. Il d\u00e9balla le papier bulle : quatre-vingts feutres, rang\u00e9s dans un \u00e9tui noir, doubles pointes, fine d\u2019un c\u00f4t\u00e9, biseau de l\u2019autre. Il fit glisser la fermeture \u00e9clair et resta un instant devant la profusion, comme devant une promesse intacte. Puis il referma l\u2019\u00e9tui et le posa sur une \u00e9tag\u00e8re. Et c\u2019est l\u00e0 que quelque chose se renversa : se retrouver avec les outils le paralysait. Les images r\u00eav\u00e9es d\u2019il y a quelques semaines existaient encore, mais elles ne poussaient plus. Il retourna \u00e0 la cuisine, se demanda ce qu\u2019il pr\u00e9parerait pour le d\u00e9jeuner, et la journ\u00e9e passa — semblable \u00e0 tant d\u2019autres — dans cet entre-deux : projets, r\u00eaves, et manque d\u2019\u00e9lan pour les faire na\u00eetre.<\/p>",
"content_text": " Il avait beau fouiller sa m\u00e9moire, il ne retrouvait pas le plaisir enfantin des p\u00e9riodes de No\u00ebl. Ou alors il se demandait si ce plaisir n\u2019avait pas \u00e9t\u00e9, d\u00e8s le d\u00e9part, quelque chose d\u2019inocul\u00e9 par l\u2019entourage : un goutte-\u00e0-goutte commenc\u00e9 \u00e0 la Toussaint, qui finissait par faire passer l\u2019obligation pour une \u00e9vidence. Il y avait la lettre au P\u00e8re No\u00ebl, surtout : l\u2019exercice suppos\u00e9 joyeux qui, chaque ann\u00e9e, se transformait en mur. Non pas l\u2019embarras du choix au sens euphorique, mais une paralysie : comment lister des d\u00e9sirs quand, au fond, il n\u2019avait besoin de rien ? Il l\u2019avait compris tr\u00e8s t\u00f4t, de fa\u00e7on confuse puis irr\u00e9futable : l\u2019obtention ne r\u00e9glait rien. Pire, elle scellait l\u2019affaire, comme une sanction venue de nulle part. Une panoplie de Zorro, par exemple : la projeter, la r\u00e9clamer, l\u2019attendre, puis l\u2019avoir\u2026 et sentir presque aussit\u00f4t que l\u2019objet, d\u00e9j\u00e0, se vidait. Les cadeaux \u00e9taient souvent bon march\u00e9, ils se d\u00e9gradaient vite ; mais le m\u00e9canisme \u00e9tait plus rapide encore que l\u2019usure mat\u00e9rielle : le souhait, l\u2019obtention, puis l\u2019\u00e9vanouissement, ce glissement du merveilleux vers le banal. L\u2019objet du d\u00e9sir devenait une coquille : il restait la forme, et l\u2019\u00e9v\u00e9nement s\u2019\u00e9tait retir\u00e9. On lui reprochait alors son manque d\u2019attention, son indiff\u00e9rence aux objets ; il savait que c\u2019\u00e9tait une lecture facile. Qu\u2019il s\u2019agisse de pr\u00e9sents ou de choses utilitaires, sa relation avec elles trahissait autre chose : une mani\u00e8re d\u2019exister en d\u00e9cal\u00e9, comme si tout perdait du poids d\u00e8s qu\u2019il y attachait un peu d\u2019importance. Les mots eux-m\u00eames avaient fini par lui donner cette sensation : des lieux d\u00e9sert\u00e9s. Chaque mot nouveau, enfant, il le tournait entre deux doigts comme une loupe, cherchant \u00e0 l\u2019int\u00e9rieur une trace de vie ; et il ne trouvait le plus souvent qu\u2019une apparence, variable selon les bouches, charg\u00e9e d\u2019intentions moqueuses ou blessantes, rarement stable, rarement s\u00fbre. \u00c0 force, ce qu\u2019on nommait chez lui \u201cje-m\u2019en-foutisme\u201d s\u2019\u00e9tait coll\u00e9 \u00e0 sa peau comme une \u00e9tiquette, alors que la chose grave \u00e9tait ailleurs : il avait l\u2019impression d\u2019\u00eatre dans une dimension parall\u00e8le o\u00f9 les \u00eatres et les objets, d\u00e8s qu\u2019il tentait de leur donner du poids, devenaient des bulles \u2014 ils montaient, s\u2019all\u00e9geaient, filaient vers un plafond invisible, et crevaient sans bruit. On avait tout essay\u00e9 pour le \u201cramener\u201d : secouer, frapper, punir, enfermer, imposer. Il avait compris que certaines attentions venaient d\u2019un endroit sinc\u00e8re, et il avait appris \u00e0 mimer : la joie, la peine, la col\u00e8re, l\u2019amour, tous ces mots que les autres pronon\u00e7aient comme s\u2019ils allaient de soi. Il jouait le jeu, parfois quelques jours, parfois quelques semaines. Puis l\u2019\u00e9tranget\u00e9 revenait, d\u2019un coup, et d\u00e9truisait ses maigres efforts. No\u00ebl, comme toute f\u00eate collective, le pla\u00e7ait alors dans un no man\u2019s land : d\u2019un c\u00f4t\u00e9 l\u2019indiff\u00e9rence et la solitude, de l\u2019autre le royaume des faux-semblants. Et, dans cette h\u00e9sitation, il retrouvait exactement ce mur : l\u2019impossibilit\u00e9 d\u2019\u00e9crire sa lettre, l\u2019impossibilit\u00e9 de se laisser prendre. --- Quand il \u00e9crasa sa cigarette, ce fut une fulgurance : ces intuitions qui arrivent comme des offres trop compl\u00e8tes, vol + h\u00e9bergement + alcool compris, et qui, pour cette raison m\u00eame, sentent le pi\u00e8ge. Mais il n\u2019y avait rien d\u2019autre qu\u2019un cendrier au cul noirci, et cette petite violence du geste : tirer, tirer encore, puis r\u00e9duire \u00e0 de la cendre. La vie, pensa-t-il, ressemblait souvent \u00e0 \u00e7a : quelques bouff\u00e9es plus ou moins goulues, puis l\u2019\u00e9crasement final, et le reste qui s\u2019accumule. La journ\u00e9e avait commenc\u00e9 comme les autres, par cet entra\u00eenement \u00e0 la morosit\u00e9 dont il tirait une substance difficile \u00e0 nommer \u2014 et pourtant, dehors, la brise poussait les nuages, ouvrait un bleu tranquille au-dessus des toits ; des oiseaux passaient, \u00e9crivant dans l\u2019air des mots qui ne lui \u00e9taient pas destin\u00e9s, ou qui ne l\u2019\u00e9taient plus. Il avait renonc\u00e9 \u00e0 d\u00e9chiffrer les langues ext\u00e9rieures pour s\u2019attacher \u00e0 la sienne, \u00e0 la suivre dans ses fr\u00e9missements, ses silences, ses respirations. Sa langue \u00e9tait un animal : endormi la plupart du temps, mais vivant dans les r\u00eaves et les cauchemars, indiff\u00e9rent \u00e0 ses attendrissements d\u00e8s qu\u2019il cherchait \u00e0 les convertir en r\u00e9compense. Il en savait quelque chose : c\u2019\u00e9tait son troisi\u00e8me chat. Le premier, l\u2019enfance. Le second, plus de vingt ans de vie. La troisi\u00e8me, presque cinq ans d\u00e9j\u00e0. Son \u00e9pouse avait choisi le nom, parce qu\u2019au d\u00e9but il avait refus\u00e9, ou plut\u00f4t il n\u2019avait pas su investir ; le deuil de l\u2019animal pr\u00e9c\u00e9dent avait laiss\u00e9 une fatigue dans sa capacit\u00e9 d\u2019attachement. Il l\u2019avait trouv\u00e9e b\u00eate, sans myst\u00e8re, une boule de poils faite pour jouer et manger. Et puis il y eut la seconde port\u00e9e, et quelque chose bascula. Il avait voulu garder un chaton \u2014 lui laisser au moins \u00e7a, mener jusqu\u2019au bout son exp\u00e9rience de m\u00e8re \u2014 mais son \u00e9pouse avait d\u00e9roul\u00e9 la liste : frais, contraintes, vacances, \u201craison\u201d. Il avait c\u00e9d\u00e9. La culpabilit\u00e9 \u00e9tait venue plus tard, au moment exact o\u00f9 la chatte comprit qu\u2019on lui enlevait ses petits. D\u2019abord un : elle le chercha partout, sous les meubles, sous les tapis, poussant ces cris qui d\u00e9chirent, et lui, chaque fois, recevait \u00e7a comme une lame. Il essayait de la prendre dans ses bras ; elle se d\u00e9gageait, griffait, mordait, repartait, folle. Quand le dernier quitta la bo\u00eete en carton, elle passa du d\u00e9sespoir \u00e0 une sorte de catatonie ; elle ne mangea presque pas pendant des jours. Et dans son regard, \u00e0 lui, il ne lut rien d\u2019autre que sa l\u00e2chet\u00e9 : il venait de trahir l\u2019animal, comme il avait trahi tant de gens \u2014 \u00e0 commencer par lui-m\u00eame, \u00e0 commencer par sa langue. Tout ce que cette langue aurait pu porter \u2014 r\u00e9cits, po\u00e8mes, romans \u2014 dormait aussi dans un carton, muet, lourd, ferm\u00e9. Les mois pass\u00e8rent. On la fit st\u00e9riliser ; elle prit du poids ; elle dormit beaucoup, sur une chaise, pendant qu\u2019il peignait. Elle r\u00e9clamait parfois une sortie, parfois des croquettes, puis repartait. Le soir, il la laissait grimper sur les toits. Il entendait ses cris, ses feulements, les \u00e9bats nocturnes avec les matous du quartier, et cela r\u00e9veillait en lui quelque chose de proche : une sauvagerie interne, un besoin de libert\u00e9, une envie de passer outre les limites du langage ordinaire, et ces cat\u00e9gories us\u00e9es de vrai et de faux, de merveilleux et de banal. Avec le temps, leur relation s\u2019\u00e9tait stabilis\u00e9e dans une aridit\u00e9 acceptable : pas de grand th\u00e9\u00e2tre, pas d\u2019illusion. De temps en temps, la chatte venait sur ses genoux ; il la caressait ; elle se tournait un peu pour qu\u2019il frotte le ventre. Quelques minutes, une parenth\u00e8se, rien de plus \u2014 et c\u2019\u00e9tait exactement ce qu\u2019il apprenait \u00e0 faire avec sa propre langue : la laisser exister, ne rien lui soutirer, ne rien exiger, juste tenir ce bref accord. --- C\u2019\u00e9tait devenu un rituel : quand, \u00e0 bout de fatigue, il se d\u00e9cidait enfin \u00e0 rejoindre le lit conjugal, tard dans la nuit ou juste avant l\u2019aube, il s\u2019allongeait \u00e0 c\u00f4t\u00e9 d\u2019elle avec une sensation de chaleur et de s\u00e9curit\u00e9 \u2014 sensation qu\u2019il balayait presque aussit\u00f4t, comme s\u2019il ne fallait pas trop s\u2019y attarder, pour pouvoir tomber. \u00c0 ce moment-l\u00e0, son esprit se vidait comme un lavabo dont on soul\u00e8ve la bonde : les pens\u00e9es tournaient, puis s\u2019inversaient, aspir\u00e9es par le p\u00f4le magn\u00e9tique de l\u2019oubli, entra\u00een\u00e9es dans les canalisations de quelque chose d\u2019inconnu. Et chaque fois qu\u2019il franchissait cette fronti\u00e8re, de la journ\u00e9e vers le sommeil, il pensait \u00e0 sa propre disparition : au dernier moment, \u00e0 ce qui pr\u00e9c\u00e8de la fin. Ce qui le surprenait, c\u2019\u00e9tait la forme de jouissance que cela pouvait prendre : une libert\u00e9 brusque, inou\u00efe, \u00e0 laisser derri\u00e8re lui son histoire, ses r\u00f4les, son identit\u00e9, tout ce paquet de \u201cmoi\u201d qui se cogne aux vitres de la r\u00e9alit\u00e9 qu\u2019il s\u2019invente. Il ne restait plus qu\u2019une conscience aigu\u00eb du rien qui le composait \u2014 et ce rien, paradoxalement, lui paraissait plus tangible que tout ce qu\u2019il avait \u00e9t\u00e9 ou poss\u00e9d\u00e9 dans l\u2019existence diurne. Le rien regardait le rien. Puis m\u00eame cette conscience s\u2019effilochait : le temps et le lieu perdaient leur sens, des sons et des luminosit\u00e9s passaient comme des bribes, et il s\u2019enfon\u00e7ait, apn\u00e9iste exp\u00e9riment\u00e9, dans le sommeil. Il aurait voulu que la mort soit ainsi : un grand nettoyage, un d\u00e9crassage ultime de la m\u00e9moire, de toutes les identit\u00e9s successives, avant l\u2019entr\u00e9e dans l\u2019\u00e9nigme, avec l\u2019insouciance d\u2019un nouveau-n\u00e9 repassant la fronti\u00e8re entre l\u2019\u00eatre et le n\u00e9ant. En attendant l\u2019\u00e9preuve vraie, il s\u2019entra\u00eenait : chaque soir, chaque matin, r\u00e9p\u00e9ter ce l\u00e2cher-prise, comme on r\u00e9dige un brouillon et qu\u2019on le recommence, non pour l\u2019am\u00e9liorer, mais pour s\u2019approcher de l\u2019essentiel. Il souriait parfois \u00e0 cette discipline involontaire : il n\u2019avait jamais \u00e9t\u00e9 aussi assidu avec quoi que ce soit. \u00c0 l\u2019\u00e9cole, il \u00e9crivait ses dissertations sur un banc, dans la cour, juste avant la cloche ; il vivait d\u00e9j\u00e0 dans cette habitude qu\u2019on appelle aujourd\u2019hui procrastination. Mais il savait, lui, ce que c\u2019\u00e9tait : il lui fallait l\u2019urgence, la pointe du dernier moment, pour sentir ce qu\u2019il devait dire \u2014 et, \u00e0 sa mani\u00e8re, il continuait : chaque nuit, m\u00eame geste, m\u00eame chute, m\u00eame apprentissage du bord. --- Chaque matin, il enfilait une armure. Au d\u00e9but elle lui avait paru lourde ; avec le temps elle s\u2019\u00e9tait all\u00e9g\u00e9e, comme si la peau s\u2019y habituait, comme si le poids devenait normal. Il n\u2019en sentait vraiment l\u2019entrave que dans les conflits, sur les pentes abruptes de l\u2019\u00e9motion : l\u00e0, l\u2019armure se rappelait \u00e0 lui et r\u00e9v\u00e9lait le hiatus entre ce qu\u2019il s\u2019imaginait \u00eatre au fond \u2014 une sorte de noblesse int\u00e9rieure, une tenue \u2014 et la r\u00e9alit\u00e9 triviale des interactions quotidiennes. Seul, il \u00e9tait prince ; d\u00e8s que l\u2019autre apparaissait, il devenait gueux, lourdaud, et il sabotait lui-m\u00eame cette noblesse par une blague, une incompr\u00e9hension affich\u00e9e, une col\u00e8re emprunt\u00e9e, tout ce qui pouvait le ramener au sol. L\u2019absence de confiance en lui avait fini par se transformer en absence de confiance envers le monde entier. Et puis il s\u2019\u00e9tait install\u00e9 dans cet entre-deux, dans ce b\u00e2illement : incapable de retrouver l\u2019origine de ses mensonges, incapable aussi de choisir une version de lui-m\u00eame, il avait d\u00e9cid\u00e9 d\u2019\u00eatre les deux \u00e0 la fois \u2014 prince et gueux \u2014 et de laisser chacun parler quand il en avait envie, sans arbitrer, sans trancher. Quand l\u2019hiver arriva, il se demanda, comme chaque ann\u00e9e, s\u2019il verrait le printemps. Silencieusement, il envoya ce souhait \u00e0 l\u2019univers, demandant pardon \u2014 encore \u2014 pour son inaptitude \u00e0 croire. Dans son pr\u00e9sent, il pataugeait, construisant des projets qu\u2019il ne menait pas \u00e0 terme, imaginant entre le pr\u00e9sent et l\u2019avenir une ligne tortueuse qui changeait sans cesse au gr\u00e9 des \u00e9v\u00e9nements. C\u2019est \u00e0 ce moment-l\u00e0 que la sonnette retentit. La pluie commen\u00e7ait \u00e0 tomber ; la factrice, sous son poncho tremp\u00e9, lui tendit un colis et repartit aussit\u00f4t, press\u00e9e, vers sa motocyclette. Il ouvrit le paquet : il se souvint qu\u2019il avait command\u00e9 des feutres sur un site chinois des semaines plus t\u00f4t. Une joie l\u00e9g\u00e8re arriva, la joie de l\u2019id\u00e9e \u2014 de ces projets qu\u2019il avait con\u00e7us au moment de cliquer \u201cacheter\u201d, quand tout semblait encore possible. Il d\u00e9balla le papier bulle : quatre-vingts feutres, rang\u00e9s dans un \u00e9tui noir, doubles pointes, fine d\u2019un c\u00f4t\u00e9, biseau de l\u2019autre. Il fit glisser la fermeture \u00e9clair et resta un instant devant la profusion, comme devant une promesse intacte. Puis il referma l\u2019\u00e9tui et le posa sur une \u00e9tag\u00e8re. Et c\u2019est l\u00e0 que quelque chose se renversa : se retrouver avec les outils le paralysait. Les images r\u00eav\u00e9es d\u2019il y a quelques semaines existaient encore, mais elles ne poussaient plus. Il retourna \u00e0 la cuisine, se demanda ce qu\u2019il pr\u00e9parerait pour le d\u00e9jeuner, et la journ\u00e9e passa \u2014 semblable \u00e0 tant d\u2019autres \u2014 dans cet entre-deux : projets, r\u00eaves, et manque d\u2019\u00e9lan pour les faire na\u00eetre. ",
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"date_published": "2019-12-07T15:28:00Z",
"date_modified": "2025-12-21T15:29:01Z",
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Il avait beau chercher \u00e0 s\u2019\u00e9vader d\u2019un point de vue, il finissait toujours par retrouver la m\u00eame rive. Celle qu\u2019il atteignait ressemblait \u00e0 celle qu\u2019il venait de quitter. Entre les deux, l\u2019oc\u00e9an ne comptait pas : quelle que soit son \u00e9tendue, il suffisait de penser qu\u2019on l\u2019avait travers\u00e9.<\/p>\n
Pourtant ce territoire — qu\u2019il associait confus\u00e9ment \u00e0 l\u2019\u00e9l\u00e9ment liquide, peut-\u00eatre parce qu\u2019il s\u2019agissait de se “couler” d\u2019un point de vue \u00e0 l\u2019autre — devait bien avoir son importance.<\/p>\n
Il repensa \u00e0 ses anciennes facult\u00e9s de contr\u00f4ler ses r\u00eaves, perdues depuis des ann\u00e9es. Il se souvenait du passage entre la marche, la course et le vol. Et il retrouva ce “presque rien”, cet “imperceptible” gr\u00e2ce auxquels, d\u2019un l\u00e9ger coup de talon, il comprenait qu\u2019il pouvait d\u00e9coller.<\/p>\n
Ce presque rien n\u2019\u00e9tait-il pas l\u2019\u00e9quivalent de cet oc\u00e9an qu\u2019il n\u00e9gligeait, press\u00e9 de voyager d\u2019un point de vue \u00e0 l\u2019autre ?<\/p>\n
Il alluma une cigarette et sortit dans la cour. La nuit \u00e9tait glaciale, mais les \u00e9toiles se voyaient au-dessus de la petite ville : ici l\u2019\u00e9clairage public s\u2019\u00e9teignait t\u00f4t, et l\u2019\u00e9conomie faisait aussi une nuit sans pollution lumineuse.<\/p>\n
Il venait de lire un article sur Ren\u00e9 Gu\u00e9non, citations \u00e0 l\u2019appui. Le style emberlificot\u00e9 de l\u2019auteur rejoignait l\u2019\u00e9sot\u00e9risme du sujet. Plus jeune, il aurait \u00e9t\u00e9 plus fervent ; maintenant, tout ce qui se pr\u00e9sentait sous forme de complexit\u00e9 lui signalait une perte de temps.<\/p>\n
Il chercha quelque chose de simple, quelque chose qu\u2019un enfant comprendrait.<\/p>\n
Alors il revit la grande table de la salle \u00e0 manger familiale, la nappe blanche, la vaisselle du dimanche.<\/p>\n
Il \u00e9tait seul face \u00e0 elle. Tout le monde, ou presque, avait disparu. Aucun plat sur le dessous-de-plat au centre. \u00c9tait-ce avant le repas, ou apr\u00e8s ? Et si c\u2019\u00e9tait apr\u00e8s, le m\u00e9nage avait-il d\u00e9j\u00e0 \u00e9t\u00e9 fait, les miettes balay\u00e9es, une mise en place recommenc\u00e9e ?<\/p>\n
La table \u00e9tait l\u00e0, et tout ce qu\u2019il pouvait imaginer sur l\u2019avant ou l\u2019apr\u00e8s n\u2019avait aucune importance. Il y avait cette certitude inqui\u00e9tante : une table dans l\u2019attente d\u2019un repas, d\u00e9barrass\u00e9e de tout convive.<\/p>\n
Il s\u2019amusa \u00e0 remplacer “table” par “plan\u00e8te”.<\/p>\n
La plan\u00e8te serait l\u00e0, tournant sur elle-m\u00eame, filant comme un man\u00e8ge de foire accroch\u00e9 au soleil par un fil invisible. Des civilisations y auraient v\u00e9cu, puis disparu, comme ces convives qui lui revenaient \u00e0 l\u2019esprit.<\/p>\n
Il nota que la gravit\u00e9 d\u2019une absence d\u00e9finitive de civilisation laisserait la m\u00eame sensation que cette table vide.<\/p>\n
Puis il se souvint de Castaneda, dont il avait ador\u00e9 les livres dans sa jeunesse : tonal et nagual. Et il se souvint — avec une d\u00e9ception imm\u00e9diate — que Castaneda aussi utilisait l\u2019image d\u2019une table rev\u00eatue d\u2019une nappe. La m\u00e9taphore ne lui appartenait pas : c\u2019\u00e9tait une r\u00e9activation, un souvenir emprunt\u00e9.<\/p>\n
\u00c0 quelqu\u2019un d\u2019autre, \u00e0 une autre \u00e9poque : lui, lisant ce qu\u2019un autre avait \u00e9crit, l\u2019interpr\u00e9tant d\u00e9j\u00e0. Avec un point de vue pris dans son temps, dans un courant d\u2019id\u00e9es, dans un climat \u00e9conomique et politique.<\/p>\n
Il en conclut qu\u2019il avait \u00e9t\u00e9 pr\u00e9tentieux, jadis, de croire qu\u2019il pourrait s\u2019\u00e9chapper de cette table pour explorer les alentours. Ce qui le rassura un instant, c\u2019est que Dieu lui-m\u00eame, pas plus que lui, ne pourrait s\u2019en \u00e9chapper.<\/p>\n
Tant qu\u2019il y aurait des hommes regardant la table — tant qu\u2019il y aurait une table — nous serions tous convi\u00e9s \u00e0 imaginer un repas pass\u00e9 ou \u00e0 venir, et c\u2019\u00e9tait \u00e0 peu pr\u00e8s tout.<\/p>\n
Le temps des repas partag\u00e9s n\u2019\u00e9tait qu\u2019un \u00e9pisode anecdotique : un pi\u00e8ge, une illusion.<\/p>\n
Le temps aussi \u00e9tait cet oc\u00e9an qu\u2019on traverse sans s\u2019en rendre compte, pour passer d\u2019un point de vue \u00e0 l\u2019autre. Et, quand il y pensait, ce n\u2019\u00e9tait pas si diff\u00e9rent de ce qui se passe dans les r\u00eaves.<\/p>\n
Un chat, sur le toit gel\u00e9, miaula faiblement, d\u00e9gringola \u00e9l\u00e9gamment de l\u2019\u00e9chelle. Il ouvrit la porte : l\u2019animal se faufila \u00e0 l\u2019int\u00e9rieur avec un ronronnement sauvage.<\/p>\n
Le mot diable ne prend jamais de majuscule, contrairement \u00e0 Dieu. C\u2019est une chose banale, sur laquelle on ne s\u2019attarde pas. Comme si l\u2019adversit\u00e9 \u00e9tait si commune qu\u2019on ne la regardait plus — regarder au sens strict : la regarder vraiment, pour ce qu\u2019elle est.<\/p>\n
Sans elle, pourtant, qui serions-nous ? Sans cette force qui nous modifie \u00e0 mesure qu\u2019on la traverse ?<\/p>\n
Il se posait la question en se rasant, devant le grand miroir de la salle de bains qu\u2019il venait de construire. Une salle de bains neuve. \u00c7a n\u2019avait pas \u00e9t\u00e9 simple : il n\u2019avait pas l\u2019\u00e2me d\u2019un bricoleur. Il avait pass\u00e9 un temps fou \u00e0 chercher des tutos pour le carrelage, pour le plan de travail, les vasques. Et le pompon : la baignoire d\u2019angle. Le tablier, surtout, avait eu l\u2019air de lui r\u00e9p\u00e9ter — comme par malice — que le plaisir na\u00eet de l\u2019adversit\u00e9 d\u00e9pass\u00e9e.<\/p>\n
Maintenant que tout \u00e9tait en place, il \u00e9prouvait une satisfaction enfantine : tourner les robinets, sentir sous la pulpe du doigt le jet d\u2019eau presque br\u00fblante.<\/p>\n
Le miroir, lui, renvoyait autre chose. Un visage vieilli : poches sous les yeux plus creus\u00e9es, poils drus gris et blancs qu\u2019il n\u2019avait pas encore ras\u00e9s. Le temps du narcissisme effr\u00e9n\u00e9 \u00e9tait pass\u00e9, et ces derni\u00e8res ann\u00e9es avaient fil\u00e9 plus vite que toutes les autres.<\/p>\n
Un claquement de doigts : vingt ans, soixante ans, d\u2019un coup.<\/p>\n
Il se demanda si l\u2019adversit\u00e9 jouait un r\u00f4le dans la perception du temps. Est-ce qu\u2019on ralentit le temps en accumulant les difficult\u00e9s ? Est-ce que les r\u00e9soudre modifie la sensation m\u00eame du temps ?<\/p>\n
Il pensa \u00e0 son ami, qu\u2019il n\u2019avait pas vu depuis des mois \u00e0 cause d\u2019une brouille. Rien de grave, au d\u00e9part — et pas vraiment de lui, mais de son \u00e9pouse. Elle avait invit\u00e9 l\u2019ami \u00e0 d\u00eener, et lui avait “impos\u00e9” E.<\/p>\n
« \u00c7a ne te d\u00e9range pas que je vienne avec E. ? »<\/p>\n
-- Et comment que \u00e7a me d\u00e9range, avait-elle l\u00e2ch\u00e9.<\/p>\n
Puis, tout de suite apr\u00e8s : « Tu te rends compte, il est gonfl\u00e9, il nous impose sa nana. »<\/p>\n
Il avait hoch\u00e9 la t\u00eate, mollement. Et au moment m\u00eame o\u00f9 il le faisait, il comprit qu\u2019il commettait une erreur. Il aurait d\u00fb dire : qu\u2019est-ce que \u00e7a peut faire ? Couper net. Mais il avait pr\u00e9f\u00e9r\u00e9 la paix, l\u00e0, tout de suite.<\/p>\n
Ensuite il avait invoqu\u00e9 la fatigue. L\u00e2chet\u00e9 — ce fut le mot qu\u2019elle utilisa. Il s\u2019\u00e9tait content\u00e9 d\u2019acquiescer, complice, puis de s\u2019\u00e9loigner comme un tra\u00eetre.<\/p>\n
« Tu n\u2019es jamais avec moi. »\nEt : « Tu n\u2019es jamais l\u00e0 o\u00f9 l\u2019on t\u2019attend. »<\/p>\n
Si \u00e7a n\u2019\u00e9tait pas une des formes de l\u2019adversit\u00e9\u2026<\/p>\n
Un incident minuscule, pour lui, avait pris des proportions qui le d\u00e9passaient.<\/p>\n
Il posa une serviette chaude sur son visage, ramassa les poils autour de la bonde du lavabo. En les jetant, une phrase d\u2019enfance remonta :<\/p>\n
« Tu as le diable dans la peau. »<\/p>\n
Sa m\u00e8re disait \u00e7a souvent. Il sourit, revit les sales coups qu\u2019il lui avait faits. Et la tristesse revint d\u2019un coup : le cercueil entrant dans le four cr\u00e9matoire. Apr\u00e8s, il s\u2019en rappelait maintenant, ils avaient mang\u00e9 un couscous, dans un restaurant que connaissait son p\u00e8re.<\/p>\n
Un couscous succulent. Comme jamais.<\/p>",
"content_text": " Il avait beau chercher \u00e0 s\u2019\u00e9vader d\u2019un point de vue, il finissait toujours par retrouver la m\u00eame rive. Celle qu\u2019il atteignait ressemblait \u00e0 celle qu\u2019il venait de quitter. Entre les deux, l\u2019oc\u00e9an ne comptait pas : quelle que soit son \u00e9tendue, il suffisait de penser qu\u2019on l\u2019avait travers\u00e9. Pourtant ce territoire \u2014 qu\u2019il associait confus\u00e9ment \u00e0 l\u2019\u00e9l\u00e9ment liquide, peut-\u00eatre parce qu\u2019il s\u2019agissait de se \u201ccouler\u201d d\u2019un point de vue \u00e0 l\u2019autre \u2014 devait bien avoir son importance. Il repensa \u00e0 ses anciennes facult\u00e9s de contr\u00f4ler ses r\u00eaves, perdues depuis des ann\u00e9es. Il se souvenait du passage entre la marche, la course et le vol. Et il retrouva ce \u201cpresque rien\u201d, cet \u201cimperceptible\u201d gr\u00e2ce auxquels, d\u2019un l\u00e9ger coup de talon, il comprenait qu\u2019il pouvait d\u00e9coller. Ce presque rien n\u2019\u00e9tait-il pas l\u2019\u00e9quivalent de cet oc\u00e9an qu\u2019il n\u00e9gligeait, press\u00e9 de voyager d\u2019un point de vue \u00e0 l\u2019autre ? Il alluma une cigarette et sortit dans la cour. La nuit \u00e9tait glaciale, mais les \u00e9toiles se voyaient au-dessus de la petite ville : ici l\u2019\u00e9clairage public s\u2019\u00e9teignait t\u00f4t, et l\u2019\u00e9conomie faisait aussi une nuit sans pollution lumineuse. Il venait de lire un article sur Ren\u00e9 Gu\u00e9non, citations \u00e0 l\u2019appui. Le style emberlificot\u00e9 de l\u2019auteur rejoignait l\u2019\u00e9sot\u00e9risme du sujet. Plus jeune, il aurait \u00e9t\u00e9 plus fervent ; maintenant, tout ce qui se pr\u00e9sentait sous forme de complexit\u00e9 lui signalait une perte de temps. Il chercha quelque chose de simple, quelque chose qu\u2019un enfant comprendrait. Alors il revit la grande table de la salle \u00e0 manger familiale, la nappe blanche, la vaisselle du dimanche. Il \u00e9tait seul face \u00e0 elle. Tout le monde, ou presque, avait disparu. Aucun plat sur le dessous-de-plat au centre. \u00c9tait-ce avant le repas, ou apr\u00e8s ? Et si c\u2019\u00e9tait apr\u00e8s, le m\u00e9nage avait-il d\u00e9j\u00e0 \u00e9t\u00e9 fait, les miettes balay\u00e9es, une mise en place recommenc\u00e9e ? La table \u00e9tait l\u00e0, et tout ce qu\u2019il pouvait imaginer sur l\u2019avant ou l\u2019apr\u00e8s n\u2019avait aucune importance. Il y avait cette certitude inqui\u00e9tante : une table dans l\u2019attente d\u2019un repas, d\u00e9barrass\u00e9e de tout convive. Il s\u2019amusa \u00e0 remplacer \u201ctable\u201d par \u201cplan\u00e8te\u201d. La plan\u00e8te serait l\u00e0, tournant sur elle-m\u00eame, filant comme un man\u00e8ge de foire accroch\u00e9 au soleil par un fil invisible. Des civilisations y auraient v\u00e9cu, puis disparu, comme ces convives qui lui revenaient \u00e0 l\u2019esprit. Il nota que la gravit\u00e9 d\u2019une absence d\u00e9finitive de civilisation laisserait la m\u00eame sensation que cette table vide. Puis il se souvint de Castaneda, dont il avait ador\u00e9 les livres dans sa jeunesse : tonal et nagual. Et il se souvint \u2014 avec une d\u00e9ception imm\u00e9diate \u2014 que Castaneda aussi utilisait l\u2019image d\u2019une table rev\u00eatue d\u2019une nappe. La m\u00e9taphore ne lui appartenait pas : c\u2019\u00e9tait une r\u00e9activation, un souvenir emprunt\u00e9. \u00c0 quelqu\u2019un d\u2019autre, \u00e0 une autre \u00e9poque : lui, lisant ce qu\u2019un autre avait \u00e9crit, l\u2019interpr\u00e9tant d\u00e9j\u00e0. Avec un point de vue pris dans son temps, dans un courant d\u2019id\u00e9es, dans un climat \u00e9conomique et politique. Il en conclut qu\u2019il avait \u00e9t\u00e9 pr\u00e9tentieux, jadis, de croire qu\u2019il pourrait s\u2019\u00e9chapper de cette table pour explorer les alentours. Ce qui le rassura un instant, c\u2019est que Dieu lui-m\u00eame, pas plus que lui, ne pourrait s\u2019en \u00e9chapper. Tant qu\u2019il y aurait des hommes regardant la table \u2014 tant qu\u2019il y aurait une table \u2014 nous serions tous convi\u00e9s \u00e0 imaginer un repas pass\u00e9 ou \u00e0 venir, et c\u2019\u00e9tait \u00e0 peu pr\u00e8s tout. Le temps des repas partag\u00e9s n\u2019\u00e9tait qu\u2019un \u00e9pisode anecdotique : un pi\u00e8ge, une illusion. Le temps aussi \u00e9tait cet oc\u00e9an qu\u2019on traverse sans s\u2019en rendre compte, pour passer d\u2019un point de vue \u00e0 l\u2019autre. Et, quand il y pensait, ce n\u2019\u00e9tait pas si diff\u00e9rent de ce qui se passe dans les r\u00eaves. Un chat, sur le toit gel\u00e9, miaula faiblement, d\u00e9gringola \u00e9l\u00e9gamment de l\u2019\u00e9chelle. Il ouvrit la porte : l\u2019animal se faufila \u00e0 l\u2019int\u00e9rieur avec un ronronnement sauvage. Le mot diable ne prend jamais de majuscule, contrairement \u00e0 Dieu. C\u2019est une chose banale, sur laquelle on ne s\u2019attarde pas. Comme si l\u2019adversit\u00e9 \u00e9tait si commune qu\u2019on ne la regardait plus \u2014 regarder au sens strict : la regarder vraiment, pour ce qu\u2019elle est. Sans elle, pourtant, qui serions-nous ? Sans cette force qui nous modifie \u00e0 mesure qu\u2019on la traverse ? Il se posait la question en se rasant, devant le grand miroir de la salle de bains qu\u2019il venait de construire. Une salle de bains neuve. \u00c7a n\u2019avait pas \u00e9t\u00e9 simple : il n\u2019avait pas l\u2019\u00e2me d\u2019un bricoleur. Il avait pass\u00e9 un temps fou \u00e0 chercher des tutos pour le carrelage, pour le plan de travail, les vasques. Et le pompon : la baignoire d\u2019angle. Le tablier, surtout, avait eu l\u2019air de lui r\u00e9p\u00e9ter \u2014 comme par malice \u2014 que le plaisir na\u00eet de l\u2019adversit\u00e9 d\u00e9pass\u00e9e. Maintenant que tout \u00e9tait en place, il \u00e9prouvait une satisfaction enfantine : tourner les robinets, sentir sous la pulpe du doigt le jet d\u2019eau presque br\u00fblante. Le miroir, lui, renvoyait autre chose. Un visage vieilli : poches sous les yeux plus creus\u00e9es, poils drus gris et blancs qu\u2019il n\u2019avait pas encore ras\u00e9s. Le temps du narcissisme effr\u00e9n\u00e9 \u00e9tait pass\u00e9, et ces derni\u00e8res ann\u00e9es avaient fil\u00e9 plus vite que toutes les autres. Un claquement de doigts : vingt ans, soixante ans, d\u2019un coup. Il se demanda si l\u2019adversit\u00e9 jouait un r\u00f4le dans la perception du temps. Est-ce qu\u2019on ralentit le temps en accumulant les difficult\u00e9s ? Est-ce que les r\u00e9soudre modifie la sensation m\u00eame du temps ? Il pensa \u00e0 son ami, qu\u2019il n\u2019avait pas vu depuis des mois \u00e0 cause d\u2019une brouille. Rien de grave, au d\u00e9part \u2014 et pas vraiment de lui, mais de son \u00e9pouse. Elle avait invit\u00e9 l\u2019ami \u00e0 d\u00eener, et lui avait \u201cimpos\u00e9\u201d E. \u00ab \u00c7a ne te d\u00e9range pas que je vienne avec E. ? \u00bb \u2014 Et comment que \u00e7a me d\u00e9range, avait-elle l\u00e2ch\u00e9. Puis, tout de suite apr\u00e8s : \u00ab Tu te rends compte, il est gonfl\u00e9, il nous impose sa nana. \u00bb Il avait hoch\u00e9 la t\u00eate, mollement. Et au moment m\u00eame o\u00f9 il le faisait, il comprit qu\u2019il commettait une erreur. Il aurait d\u00fb dire : qu\u2019est-ce que \u00e7a peut faire ? Couper net. Mais il avait pr\u00e9f\u00e9r\u00e9 la paix, l\u00e0, tout de suite. Ensuite il avait invoqu\u00e9 la fatigue. L\u00e2chet\u00e9 \u2014 ce fut le mot qu\u2019elle utilisa. Il s\u2019\u00e9tait content\u00e9 d\u2019acquiescer, complice, puis de s\u2019\u00e9loigner comme un tra\u00eetre. \u00ab Tu n\u2019es jamais avec moi. \u00bb Et : \u00ab Tu n\u2019es jamais l\u00e0 o\u00f9 l\u2019on t\u2019attend. \u00bb Si \u00e7a n\u2019\u00e9tait pas une des formes de l\u2019adversit\u00e9\u2026 Un incident minuscule, pour lui, avait pris des proportions qui le d\u00e9passaient. Il posa une serviette chaude sur son visage, ramassa les poils autour de la bonde du lavabo. En les jetant, une phrase d\u2019enfance remonta : \u00ab Tu as le diable dans la peau. \u00bb Sa m\u00e8re disait \u00e7a souvent. Il sourit, revit les sales coups qu\u2019il lui avait faits. Et la tristesse revint d\u2019un coup : le cercueil entrant dans le four cr\u00e9matoire. Apr\u00e8s, il s\u2019en rappelait maintenant, ils avaient mang\u00e9 un couscous, dans un restaurant que connaissait son p\u00e8re. Un couscous succulent. Comme jamais. ",
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"title": "06 d\u00e9cembre 2019",
"date_published": "2019-12-06T15:21:00Z",
"date_modified": "2025-12-21T15:21:53Z",
"author": {"name": "Patrick Blanchon"},
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« Tout peut servir », c\u2019est sa devise ; aussi il ne jette rien.<\/p>\n
Tout \u00e7a a commenc\u00e9 il y a longtemps, quand il \u00e9tait gamin et qu\u2019il se rendait \u00e0 Chazemais chez les grands-parents. En fait ce n\u2019est pas Chazemais m\u00eame, mais Villevendret : un hameau du centre de la France, \u00e0 quelques kilom\u00e8tres, une centaine d\u2019\u00e2mes.<\/p>\n
L\u00e0 vit Robert, ancien volailler, ma\u00eetre en stockage. On peut imaginer qu\u2019il a achet\u00e9 la ferme avec ses d\u00e9pendances, ses hangars, l\u2019immense grange, pour \u00e7a : stocker tout ce dont les gens ne veulent plus. Et \u00e7a s\u2019accumule depuis des ann\u00e9es.<\/p>\n
Dans les champs derri\u00e8re la ferme, une vingtaine de carcasses de voitures. Des marques que les moins de 70 ans ne peuvent pas conna\u00eetre. L\u2019id\u00e9e \u00e9tait de remonter un mod\u00e8le avec plusieurs, r\u00e9cup\u00e9rer les pi\u00e8ces. \u00c7a ne s\u2019est jamais fait. Les \u00e9paves pourrissent lentement dans les herbes hautes. La rouille ronge les carrosseries et fabrique des “\u0153uvres” que le gamin observe en fumant des brindilles de sureau. L\u2019odeur de vieux cuir chauff\u00e9 par le soleil d\u2019\u00e9t\u00e9 le rassure ; il s\u2019endort parfois \u00e0 l\u2019arri\u00e8re d\u2019un v\u00e9hicule, pas loin d\u2019un nid de paille ou d\u2019un \u0153uf en pl\u00e2tre — le coin sert de poulailler maintenant.<\/p>\n
Le p\u00e8re de l\u2019enfant, lui, d\u00e9teste les vieilleries. Quand une chose a fait son temps, on s\u2019en s\u00e9pare. On la flanque \u00e0 la poubelle. Si tu soul\u00e8ves le couvercle, tu trouves de tout, p\u00eale-m\u00eale : godasses qui b\u00e2illent, rasoir \u00e9lectrique mort, ceinture dont la boucle a l\u00e2ch\u00e9. Et au milieu, les d\u00e9chets alimentaires.<\/p>\n
Et puis il y a le petit-fils, au milieu des deux versants : jeter ou conserver. Il regarde, il s\u2019impr\u00e8gne, et il ne choisit pas.<\/p>\n
Au rez-de-chauss\u00e9e de la maison familiale, dans le quartier de la Grave, la m\u00e8re coud. Des morceaux d\u2019\u00e9toffe tombent ; l\u2019enfant les ramasse sans savoir pourquoi. Il les emporte au fond du jardin, dans un hangar, et les stocke dans une vieille caisse en bois. Dans cette caisse : bouchons d\u00e9color\u00e9s de p\u00eache, jouets cass\u00e9s, bouts de chambre \u00e0 air. Quand il a fini ses holsters de cow-boy, quand il revient de ses journ\u00e9es de p\u00eache, il empile des souvenirs et des objets dont il ne se r\u00e9sout pas \u00e0 se s\u00e9parer.<\/p>\n
Le stockage sert \u00e0 la fois de collection et d\u2019aide-m\u00e9moire.<\/p>\n
Plus tard, la ferme du grand-p\u00e8re est vendue pour une bouch\u00e9e de pain. Puis la maison de la Grave. Tout ce qui pouvait retenir la famille sur place dispara\u00eet ; restent des morts au cimeti\u00e8re, qu\u2019on visitera presque jamais.<\/p>\n
L\u2019enfant devient un homme. Et lui aussi, un jour, doit vendre la maison familiale en r\u00e9gion parisienne. Il vide. M\u00eame si le p\u00e8re avait d\u00e9j\u00e0 beaucoup jet\u00e9 \u00e0 la mort de la m\u00e8re, il lui faut plusieurs allers-retours entre Lyon et Paris pour rapatrier meubles, linge, livres — tout ce qu\u2019il n\u2019arrive toujours pas \u00e0 jeter, des ann\u00e9es apr\u00e8s.<\/p>\n
Tout est l\u00e0 d\u00e9sormais : \u00e9pars dans les d\u00e9pendances, au grenier de la maison achet\u00e9e en Is\u00e8re. Il a bien tent\u00e9 un brocanteur ; il a recul\u00e9 au dernier moment. Il a pr\u00e9text\u00e9 que la somme propos\u00e9e \u00e9tait d\u00e9risoire. Il pr\u00e9f\u00e8re garder.<\/p>\n
Dans le fond, sa vie s\u2019est partag\u00e9e en deux avec cette histoire-l\u00e0. Dans sa jeunesse, faute de savoir o\u00f9 se placer — et parce que la douleur des lieux perdus l\u2019obs\u00e9dait — il n\u2019a cess\u00e9 de d\u00e9m\u00e9nager, laissant \u00e0 chaque fois meubles et livres, n\u2019emportant presque rien. Et puis, sur le tard, gr\u00e2ce \u00e0 l\u2019h\u00e9ritage du p\u00e8re, il ach\u00e8te une maison. Il tente une synth\u00e8se : entre le grand-p\u00e8re qui stocke et le p\u00e8re qui jette.<\/p>\n
Il a accumul\u00e9 \u00e9norm\u00e9ment. Et chaque matin il s\u2019en d\u00e9livre un peu : il \u00e9crit de petits textes, puis les d\u00e9chire ou les br\u00fble, pour en finir — au moins un instant — avec sa vieille caisse \u00e0 souvenirs.<\/p>\n
« Pour retrouver les choses, il faut savoir o\u00f9 elles sont », dit l\u2019homme entre deux \u00e2ges, accoud\u00e9 au comptoir du Montana.<\/p>\n
Il venait de passer une journ\u00e9e de merde et n\u2019avait aucune envie de parler. Il le toisa donc poliment, sans sourire, en esp\u00e9rant que \u00e7a suffirait. \u00c9videmment non : l\u2019autre se rapprocha.<\/p>\n
Dans la salle, la voix de Billie Holiday, les cuivres sirupeux, montaient doucement. La m\u00e9lancolie exacte, celle \u00e0 laquelle il r\u00e9sistait depuis des heures.<\/p>\n
Ils se pr\u00e9sent\u00e8rent. L\u2019homme \u00e9tait formateur, “organisation”, dans une bo\u00eete de l\u2019autre c\u00f4t\u00e9 de la ville. Il alluma une cigarette en pronon\u00e7ant \u00e7a, comme une formule.<\/p>\n
Il eut envie de rire, se retint, commanda un autre bourbon. Le barman au cr\u00e2ne d\u2019\u0153uf souriait sans cesse, aimablement, comme un bonze mordor\u00e9. Il nota qu\u2019il revenait souvent ici pour cette lumi\u00e8re particuli\u00e8re sur les verres et sur l\u2019antique zinc : chaleur qui donne au bourbon des notes de miel et d\u2019ambre.<\/p>\n
“Organisation”, \u00e7a tombait bien.<\/p>\n
-- Qu\u2019est-ce que vous entendez par l\u00e0 ?<\/p>\n
Savoir classer, \u00e9tablir des priorit\u00e9s, distinguer l\u2019utile de l\u2019inutile : l\u2019autre r\u00e9cita \u00e7a comme une table de multiplication, avec la m\u00eame petite m\u00e9lodie — celle qu\u2019il devait r\u00e9p\u00e9ter toute la journ\u00e9e.<\/p>\n
Puis la voix s\u2019amenuisa. Il voyait les l\u00e8vres bouger, l\u2019\u0153il s\u2019\u00e9teindre et se rallumer, mais il n\u2019\u00e9coutait plus.<\/p>\n
Il \u00e9tait d\u00e9j\u00e0 du c\u00f4t\u00e9 de la Bastille, \u00e0 des ann\u00e9es-lumi\u00e8re du Montana. Il revoyait l\u2019appartement : P. et lui. Et surtout ce meuble incroyable d\u00e9got\u00e9 dans une brocante du Faubourg Saint-Antoine : un grand meuble de pharmacien, des dizaines de tiroirs.<\/p>\n
C\u2019est lui qui avait voulu l\u2019acheter. Trop de trucs \u00e0 ranger ; et, mieux encore, \u00e0 classer.<\/p>\n
Et \u00e0 la s\u00e9paration, elle avait tout embarqu\u00e9 pendant qu\u2019il travaillait.<\/p>\n
Le reste, il s\u2019en foutait. Pas le meuble. Il s\u2019\u00e9tait mis en col\u00e8re, en silence, comme si elle lui avait vol\u00e9 quelque chose d\u2019intime, un organe.<\/p>\n
Il paya, salua \u00e0 peine le barman et l\u2019homme, sortit.<\/p>\n
Dehors, une odeur de churros. \u00c9tonnant. Il marcha, repensa \u00e0 elle, au meuble, alluma une cigarette. Et au moment de franchir le fleuve vers la porte Saint-Denis, il d\u00e9cida soudain de lui pardonner.<\/p>\n
Il avait tap\u00e9 : « priorit\u00e9 des op\u00e9rations ».<\/p>\n
En math\u00e9matiques, \u00e7a pr\u00e9cise l\u2019ordre dans lequel les calculs doivent \u00eatre effectu\u00e9s dans une expression complexe. Voil\u00e0. La seule d\u00e9finition qu\u2019il retint — et qui, comme toujours, l\u2019emporta sur Wikip\u00e9dia.<\/p>\n
Le matin m\u00eame, elle lui avait l\u00e2ch\u00e9 : « Tu n\u2019as absolument pas le sens des priorit\u00e9s. » Depuis, \u00e7a le taraudait.<\/p>\n
C\u2019\u00e9tait assez juste : il mettait des parenth\u00e8ses partout. Il empilait des petites op\u00e9rations qu\u2019il aurait d\u00fb faire dans un ordre simple. Et, pendant ce temps, le but disparaissait. \u00c0 la fin, montagne de parenth\u00e8ses, et l\u2019ensemble devenait du chinois.<\/p>\n
En m\u00eame temps, il se disait que ce n\u2019\u00e9tait pas “pour rien”. Il avait lu des semaines sur l\u2019ordre, le d\u00e9sordre, le chaos — parce que le sujet \u00e9tait devenu leur refrain de dispute.<\/p>\n
Elle avait ce don : ranger, ordonner, classer. Les objets, les actions, m\u00eame ses sentiments. Lui, non. Ce n\u2019\u00e9tait pas tant l\u2019envie de lui voler son pouvoir que le besoin de paix entre eux.<\/p>\n
Elle l\u2019avait sorti du p\u00e9trin \u00e0 leur rencontre. Et si son salut avait un nom, ce serait “projet”. Voyager, par exemple : elle pr\u00e9parait tout des mois \u00e0 l\u2019avance. « Si on s\u2019y prend bien, les billets sont moins chers. » Elle disait \u00e7a en bombant un peu le torse quand elle faisait une “bonne affaire”.<\/p>\n
Au d\u00e9but, \u00e7a l\u2019amusait.<\/p>\n
Puis l\u2019amusement devint des secousses. Un jour elle dit qu\u2019elle portait tout, qu\u2019elle aurait pr\u00e9f\u00e9r\u00e9 “un homme” plut\u00f4t qu\u2019“un gamin irresponsable”. Il serra les dents, ragea contre lui-m\u00eame. Et finit par conclure qu\u2019il devait donner un coup de collier : tenter une organisation, donc comprendre ses priorit\u00e9s.<\/p>\n
Sa vie, soudain, se d\u00e9coupait en parties ; jusque-l\u00e0 elle avait \u00e9t\u00e9 monolithique. Il fallait d\u00e9cider o\u00f9 vont les choses, dans quel tiroir, dans quel ordre — dans lui, dans leur couple.<\/p>\n
Sauf que lui vivait de routines. Caf\u00e9, clope, et r\u00e9fl\u00e9chir \u00e0 ce qu\u2019il allait bien pouvoir peindre : une habitude si ancr\u00e9e qu\u2019il se demanda m\u00eame s\u2019il \u00e9tait possible de l\u2019\u00e9carter.<\/p>\n
Il imagina sa vie sans, une seconde. Puis il mit “tout \u00e7a” entre parenth\u00e8ses, descendit \u00e0 l\u2019atelier, chercha une musique pour une journ\u00e9e qui commen\u00e7ait de travers. Et revint \u00e0 la cuisine : caf\u00e9 encore chaud. Nouvelle tasse. Nouvelle cigarette.<\/p>\n
Le soir, quand elle r\u00e9cita la liste de ce qu\u2019il aurait d\u00fb faire, il la regarda avec une admiration sans borne. Puis il pr\u00e9texta qu\u2019il n\u2019avait pas fini “un truc” et la planta l\u00e0, pour retourner \u00e9couter de la musique dans l\u2019atelier.<\/p>\n
Que pouvait bien signifier, pour lui, le mot « priorit\u00e9 » ?<\/p>\n
Le dharma vient de la racine sanskrite « DHR » : “rester ferme”. Une piste, aussi, pour ne pas lutter contre l\u2019impermanence — cette impermanence qui nous oblige \u00e0 mourir puis \u00e0 rena\u00eetre, tout au long (tout au tr\u00e8s long) des r\u00e9incarnations successives.<\/p>\n
Il existe des ma\u00eetres, des livres, des m\u00e9thodes de tout acabit : une conduite, une liste de pr\u00e9ceptes. Pas besoin de les ruminer ; il suffit de les appliquer aveugl\u00e9ment. Et l\u2019aveuglement, ici, vient de la confiance, de la foi accord\u00e9e \u00e0 l\u2019enseignement et \u00e0 celui qui le dispense.<\/p>\n
Une fois cela acquis, il fit une sieste. Et durant cette sieste il eut des r\u00eaves : des bribes de vies ant\u00e9rieures qui surgissaient puis disparaissaient aussit\u00f4t.<\/p>\n
Rien d\u2019extraordinaire : des sc\u00e8nes, des lieux, des visages familiers. Sa vie qui ressortait par endroits, comme des pics au-dessus de la surface de l\u2019oubli. Des moments engloutis.<\/p>\n
Il eut l\u2019impression de s\u2019\u00eatre r\u00e9incarn\u00e9 des milliers de fois dans l\u2019espace d\u2019une seule vie. \u00c9trange sensation. Il aurait pu s\u2019en glorifier, se croire \u00e9lu. Il pr\u00e9f\u00e9ra se lever et se couler un caf\u00e9.<\/p>\n
Apr\u00e8s l\u2019avoir aval\u00e9, il comprit qu\u2019il avait enfreint une sorte de tabou, sans l\u2019avoir vraiment voulu.<\/p>\n
Le monde entier lutte contre l\u2019impermanence. On construit des villes, des monuments, des \u0153uvres ; on \u00e9crit des romans. Comme si “rester ferme” consistait \u00e0 laisser une trace qui survivrait au laminage de la post\u00e9rit\u00e9.<\/p>\n
Il trouva cela grotesque.<\/p>\n
Lui avait toujours aim\u00e9 l\u2019impermanence. Le cerisier : blanc et rose le matin, et le soir les fleurs \u00e0 terre. C\u2019\u00e9tait l\u2019ineffable — ou, simplement, l\u2019ordre du monde.<\/p>\n
Peu \u00e0 peu, il \u00e9tait devenu comme \u00e7a avec presque tout : objets, lieux, \u00eatres. Rien n\u2019\u00e9tait solide \u00e0 toute \u00e9preuve ; tout se dissolvait. Et certains jours il confondait cette impermanence avec la banalit\u00e9 et la m\u00e9diocrit\u00e9.<\/p>\n
Dans le fond, il s\u2019\u00e9tait ancr\u00e9 \u00e0 une certitude — ce qui \u00e9tait un comble : la seule chose qui ne changerait jamais, c\u2019\u00e9tait l\u2019impermanence du monde et des \u00eatres.<\/p>",
"content_text": " \u00ab Tout peut servir \u00bb, c\u2019est sa devise ; aussi il ne jette rien. Tout \u00e7a a commenc\u00e9 il y a longtemps, quand il \u00e9tait gamin et qu\u2019il se rendait \u00e0 Chazemais chez les grands-parents. En fait ce n\u2019est pas Chazemais m\u00eame, mais Villevendret : un hameau du centre de la France, \u00e0 quelques kilom\u00e8tres, une centaine d\u2019\u00e2mes. L\u00e0 vit Robert, ancien volailler, ma\u00eetre en stockage. On peut imaginer qu\u2019il a achet\u00e9 la ferme avec ses d\u00e9pendances, ses hangars, l\u2019immense grange, pour \u00e7a : stocker tout ce dont les gens ne veulent plus. Et \u00e7a s\u2019accumule depuis des ann\u00e9es. Dans les champs derri\u00e8re la ferme, une vingtaine de carcasses de voitures. Des marques que les moins de 70 ans ne peuvent pas conna\u00eetre. L\u2019id\u00e9e \u00e9tait de remonter un mod\u00e8le avec plusieurs, r\u00e9cup\u00e9rer les pi\u00e8ces. \u00c7a ne s\u2019est jamais fait. Les \u00e9paves pourrissent lentement dans les herbes hautes. La rouille ronge les carrosseries et fabrique des \u201c\u0153uvres\u201d que le gamin observe en fumant des brindilles de sureau. L\u2019odeur de vieux cuir chauff\u00e9 par le soleil d\u2019\u00e9t\u00e9 le rassure ; il s\u2019endort parfois \u00e0 l\u2019arri\u00e8re d\u2019un v\u00e9hicule, pas loin d\u2019un nid de paille ou d\u2019un \u0153uf en pl\u00e2tre \u2014 le coin sert de poulailler maintenant. Le p\u00e8re de l\u2019enfant, lui, d\u00e9teste les vieilleries. Quand une chose a fait son temps, on s\u2019en s\u00e9pare. On la flanque \u00e0 la poubelle. Si tu soul\u00e8ves le couvercle, tu trouves de tout, p\u00eale-m\u00eale : godasses qui b\u00e2illent, rasoir \u00e9lectrique mort, ceinture dont la boucle a l\u00e2ch\u00e9. Et au milieu, les d\u00e9chets alimentaires. Et puis il y a le petit-fils, au milieu des deux versants : jeter ou conserver. Il regarde, il s\u2019impr\u00e8gne, et il ne choisit pas. Au rez-de-chauss\u00e9e de la maison familiale, dans le quartier de la Grave, la m\u00e8re coud. Des morceaux d\u2019\u00e9toffe tombent ; l\u2019enfant les ramasse sans savoir pourquoi. Il les emporte au fond du jardin, dans un hangar, et les stocke dans une vieille caisse en bois. Dans cette caisse : bouchons d\u00e9color\u00e9s de p\u00eache, jouets cass\u00e9s, bouts de chambre \u00e0 air. Quand il a fini ses holsters de cow-boy, quand il revient de ses journ\u00e9es de p\u00eache, il empile des souvenirs et des objets dont il ne se r\u00e9sout pas \u00e0 se s\u00e9parer. Le stockage sert \u00e0 la fois de collection et d\u2019aide-m\u00e9moire. Plus tard, la ferme du grand-p\u00e8re est vendue pour une bouch\u00e9e de pain. Puis la maison de la Grave. Tout ce qui pouvait retenir la famille sur place dispara\u00eet ; restent des morts au cimeti\u00e8re, qu\u2019on visitera presque jamais. L\u2019enfant devient un homme. Et lui aussi, un jour, doit vendre la maison familiale en r\u00e9gion parisienne. Il vide. M\u00eame si le p\u00e8re avait d\u00e9j\u00e0 beaucoup jet\u00e9 \u00e0 la mort de la m\u00e8re, il lui faut plusieurs allers-retours entre Lyon et Paris pour rapatrier meubles, linge, livres \u2014 tout ce qu\u2019il n\u2019arrive toujours pas \u00e0 jeter, des ann\u00e9es apr\u00e8s. Tout est l\u00e0 d\u00e9sormais : \u00e9pars dans les d\u00e9pendances, au grenier de la maison achet\u00e9e en Is\u00e8re. Il a bien tent\u00e9 un brocanteur ; il a recul\u00e9 au dernier moment. Il a pr\u00e9text\u00e9 que la somme propos\u00e9e \u00e9tait d\u00e9risoire. Il pr\u00e9f\u00e8re garder. Dans le fond, sa vie s\u2019est partag\u00e9e en deux avec cette histoire-l\u00e0. Dans sa jeunesse, faute de savoir o\u00f9 se placer \u2014 et parce que la douleur des lieux perdus l\u2019obs\u00e9dait \u2014 il n\u2019a cess\u00e9 de d\u00e9m\u00e9nager, laissant \u00e0 chaque fois meubles et livres, n\u2019emportant presque rien. Et puis, sur le tard, gr\u00e2ce \u00e0 l\u2019h\u00e9ritage du p\u00e8re, il ach\u00e8te une maison. Il tente une synth\u00e8se : entre le grand-p\u00e8re qui stocke et le p\u00e8re qui jette. Il a accumul\u00e9 \u00e9norm\u00e9ment. Et chaque matin il s\u2019en d\u00e9livre un peu : il \u00e9crit de petits textes, puis les d\u00e9chire ou les br\u00fble, pour en finir \u2014 au moins un instant \u2014 avec sa vieille caisse \u00e0 souvenirs. \u00ab Pour retrouver les choses, il faut savoir o\u00f9 elles sont \u00bb, dit l\u2019homme entre deux \u00e2ges, accoud\u00e9 au comptoir du Montana. Il venait de passer une journ\u00e9e de merde et n\u2019avait aucune envie de parler. Il le toisa donc poliment, sans sourire, en esp\u00e9rant que \u00e7a suffirait. \u00c9videmment non : l\u2019autre se rapprocha. Dans la salle, la voix de Billie Holiday, les cuivres sirupeux, montaient doucement. La m\u00e9lancolie exacte, celle \u00e0 laquelle il r\u00e9sistait depuis des heures. Ils se pr\u00e9sent\u00e8rent. L\u2019homme \u00e9tait formateur, \u201corganisation\u201d, dans une bo\u00eete de l\u2019autre c\u00f4t\u00e9 de la ville. Il alluma une cigarette en pronon\u00e7ant \u00e7a, comme une formule. Il eut envie de rire, se retint, commanda un autre bourbon. Le barman au cr\u00e2ne d\u2019\u0153uf souriait sans cesse, aimablement, comme un bonze mordor\u00e9. Il nota qu\u2019il revenait souvent ici pour cette lumi\u00e8re particuli\u00e8re sur les verres et sur l\u2019antique zinc : chaleur qui donne au bourbon des notes de miel et d\u2019ambre. \u201cOrganisation\u201d, \u00e7a tombait bien. \u2014 Qu\u2019est-ce que vous entendez par l\u00e0 ? Savoir classer, \u00e9tablir des priorit\u00e9s, distinguer l\u2019utile de l\u2019inutile : l\u2019autre r\u00e9cita \u00e7a comme une table de multiplication, avec la m\u00eame petite m\u00e9lodie \u2014 celle qu\u2019il devait r\u00e9p\u00e9ter toute la journ\u00e9e. Puis la voix s\u2019amenuisa. Il voyait les l\u00e8vres bouger, l\u2019\u0153il s\u2019\u00e9teindre et se rallumer, mais il n\u2019\u00e9coutait plus. Il \u00e9tait d\u00e9j\u00e0 du c\u00f4t\u00e9 de la Bastille, \u00e0 des ann\u00e9es-lumi\u00e8re du Montana. Il revoyait l\u2019appartement : P. et lui. Et surtout ce meuble incroyable d\u00e9got\u00e9 dans une brocante du Faubourg Saint-Antoine : un grand meuble de pharmacien, des dizaines de tiroirs. C\u2019est lui qui avait voulu l\u2019acheter. Trop de trucs \u00e0 ranger ; et, mieux encore, \u00e0 classer. Et \u00e0 la s\u00e9paration, elle avait tout embarqu\u00e9 pendant qu\u2019il travaillait. Le reste, il s\u2019en foutait. Pas le meuble. Il s\u2019\u00e9tait mis en col\u00e8re, en silence, comme si elle lui avait vol\u00e9 quelque chose d\u2019intime, un organe. Il paya, salua \u00e0 peine le barman et l\u2019homme, sortit. Dehors, une odeur de churros. \u00c9tonnant. Il marcha, repensa \u00e0 elle, au meuble, alluma une cigarette. Et au moment de franchir le fleuve vers la porte Saint-Denis, il d\u00e9cida soudain de lui pardonner. Il avait tap\u00e9 : \u00ab priorit\u00e9 des op\u00e9rations \u00bb. En math\u00e9matiques, \u00e7a pr\u00e9cise l\u2019ordre dans lequel les calculs doivent \u00eatre effectu\u00e9s dans une expression complexe. Voil\u00e0. La seule d\u00e9finition qu\u2019il retint \u2014 et qui, comme toujours, l\u2019emporta sur Wikip\u00e9dia. Le matin m\u00eame, elle lui avait l\u00e2ch\u00e9 : \u00ab Tu n\u2019as absolument pas le sens des priorit\u00e9s. \u00bb Depuis, \u00e7a le taraudait. C\u2019\u00e9tait assez juste : il mettait des parenth\u00e8ses partout. Il empilait des petites op\u00e9rations qu\u2019il aurait d\u00fb faire dans un ordre simple. Et, pendant ce temps, le but disparaissait. \u00c0 la fin, montagne de parenth\u00e8ses, et l\u2019ensemble devenait du chinois. En m\u00eame temps, il se disait que ce n\u2019\u00e9tait pas \u201cpour rien\u201d. Il avait lu des semaines sur l\u2019ordre, le d\u00e9sordre, le chaos \u2014 parce que le sujet \u00e9tait devenu leur refrain de dispute. Elle avait ce don : ranger, ordonner, classer. Les objets, les actions, m\u00eame ses sentiments. Lui, non. Ce n\u2019\u00e9tait pas tant l\u2019envie de lui voler son pouvoir que le besoin de paix entre eux. Elle l\u2019avait sorti du p\u00e9trin \u00e0 leur rencontre. Et si son salut avait un nom, ce serait \u201cprojet\u201d. Voyager, par exemple : elle pr\u00e9parait tout des mois \u00e0 l\u2019avance. \u00ab Si on s\u2019y prend bien, les billets sont moins chers. \u00bb Elle disait \u00e7a en bombant un peu le torse quand elle faisait une \u201cbonne affaire\u201d. Au d\u00e9but, \u00e7a l\u2019amusait. Puis l\u2019amusement devint des secousses. Un jour elle dit qu\u2019elle portait tout, qu\u2019elle aurait pr\u00e9f\u00e9r\u00e9 \u201cun homme\u201d plut\u00f4t qu\u2019\u201cun gamin irresponsable\u201d. Il serra les dents, ragea contre lui-m\u00eame. Et finit par conclure qu\u2019il devait donner un coup de collier : tenter une organisation, donc comprendre ses priorit\u00e9s. Sa vie, soudain, se d\u00e9coupait en parties ; jusque-l\u00e0 elle avait \u00e9t\u00e9 monolithique. Il fallait d\u00e9cider o\u00f9 vont les choses, dans quel tiroir, dans quel ordre \u2014 dans lui, dans leur couple. Sauf que lui vivait de routines. Caf\u00e9, clope, et r\u00e9fl\u00e9chir \u00e0 ce qu\u2019il allait bien pouvoir peindre : une habitude si ancr\u00e9e qu\u2019il se demanda m\u00eame s\u2019il \u00e9tait possible de l\u2019\u00e9carter. Il imagina sa vie sans, une seconde. Puis il mit \u201ctout \u00e7a\u201d entre parenth\u00e8ses, descendit \u00e0 l\u2019atelier, chercha une musique pour une journ\u00e9e qui commen\u00e7ait de travers. Et revint \u00e0 la cuisine : caf\u00e9 encore chaud. Nouvelle tasse. Nouvelle cigarette. Le soir, quand elle r\u00e9cita la liste de ce qu\u2019il aurait d\u00fb faire, il la regarda avec une admiration sans borne. Puis il pr\u00e9texta qu\u2019il n\u2019avait pas fini \u201cun truc\u201d et la planta l\u00e0, pour retourner \u00e9couter de la musique dans l\u2019atelier. Que pouvait bien signifier, pour lui, le mot \u00ab priorit\u00e9 \u00bb ? Le dharma vient de la racine sanskrite \u00ab DHR \u00bb : \u201crester ferme\u201d. Une piste, aussi, pour ne pas lutter contre l\u2019impermanence \u2014 cette impermanence qui nous oblige \u00e0 mourir puis \u00e0 rena\u00eetre, tout au long (tout au tr\u00e8s long) des r\u00e9incarnations successives. Il existe des ma\u00eetres, des livres, des m\u00e9thodes de tout acabit : une conduite, une liste de pr\u00e9ceptes. Pas besoin de les ruminer ; il suffit de les appliquer aveugl\u00e9ment. Et l\u2019aveuglement, ici, vient de la confiance, de la foi accord\u00e9e \u00e0 l\u2019enseignement et \u00e0 celui qui le dispense. Une fois cela acquis, il fit une sieste. Et durant cette sieste il eut des r\u00eaves : des bribes de vies ant\u00e9rieures qui surgissaient puis disparaissaient aussit\u00f4t. Rien d\u2019extraordinaire : des sc\u00e8nes, des lieux, des visages familiers. Sa vie qui ressortait par endroits, comme des pics au-dessus de la surface de l\u2019oubli. Des moments engloutis. Il eut l\u2019impression de s\u2019\u00eatre r\u00e9incarn\u00e9 des milliers de fois dans l\u2019espace d\u2019une seule vie. \u00c9trange sensation. Il aurait pu s\u2019en glorifier, se croire \u00e9lu. Il pr\u00e9f\u00e9ra se lever et se couler un caf\u00e9. Apr\u00e8s l\u2019avoir aval\u00e9, il comprit qu\u2019il avait enfreint une sorte de tabou, sans l\u2019avoir vraiment voulu. Le monde entier lutte contre l\u2019impermanence. On construit des villes, des monuments, des \u0153uvres ; on \u00e9crit des romans. Comme si \u201crester ferme\u201d consistait \u00e0 laisser une trace qui survivrait au laminage de la post\u00e9rit\u00e9. Il trouva cela grotesque. Lui avait toujours aim\u00e9 l\u2019impermanence. Le cerisier : blanc et rose le matin, et le soir les fleurs \u00e0 terre. C\u2019\u00e9tait l\u2019ineffable \u2014 ou, simplement, l\u2019ordre du monde. Peu \u00e0 peu, il \u00e9tait devenu comme \u00e7a avec presque tout : objets, lieux, \u00eatres. Rien n\u2019\u00e9tait solide \u00e0 toute \u00e9preuve ; tout se dissolvait. Et certains jours il confondait cette impermanence avec la banalit\u00e9 et la m\u00e9diocrit\u00e9. Dans le fond, il s\u2019\u00e9tait ancr\u00e9 \u00e0 une certitude \u2014 ce qui \u00e9tait un comble : la seule chose qui ne changerait jamais, c\u2019\u00e9tait l\u2019impermanence du monde et des \u00eatres. ",
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"date_published": "2019-12-05T15:10:00Z",
"date_modified": "2025-12-21T15:10:39Z",
"author": {"name": "Patrick Blanchon"},
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Tu l\u2019utilises \u00e0 tire-larigot, ce mot, parce qu\u2019il est plus simple de se r\u00e9fugier dans une impression de s\u00e9curit\u00e9 que de faire l\u2019effort de voir ou d\u2019entendre.<\/p>\n
« Ce n\u2019est pas normal. » \n« C\u2019est normal. » \n« Revenir \u00e0 la normale. » \n« Sortir du normal. » \nTu tournes l\u00e0-dedans. Tu ne t\u2019en sors jamais.<\/p>\n
Il y a ce qui est normal au sens d\u2019acceptable, et puis tout le reste : l\u2019\u00e9tranger, l\u2019inconnu, ce qui d\u00e9range ta vision du normal.<\/p>\n
Pas besoin de passer un test : il suffit de regarder en arri\u00e8re, et de revenir jusqu\u2019\u00e0 ce jour o\u00f9 tu \u00e9cris ces lignes.<\/p>\n
Cette normalit\u00e9 dans laquelle tu as voulu entrer, te vautrer, te rassurer, ne t\u2019a jamais convenu. Elle n\u2019existe pas. Elle est irr\u00e9elle.<\/p>\n
Tu peux te l\u2019avouer : rien de tout cela n\u2019est vrai.<\/p>\n
Et peut-\u00eatre qu\u2019il faut changer de point de vue.<\/p>\n
Tous les efforts insens\u00e9s que tu as entrepris n\u2019ont-ils pas but\u00e9 sur le m\u00eame mur — un mur du son ? Tu as parl\u00e9, cri\u00e9, hurl\u00e9 : rien n\u2019a travers\u00e9. Et en retour tu as obtenu une surdit\u00e9 \u00e0 toute \u00e9preuve.<\/p>\n
Tu ne sais plus comment tout a commenc\u00e9. Tu es mort tr\u00e8s vite. Tout ce qui te permettait de dire « moi » est mort rapidement. Une col\u00e8re a tout balay\u00e9, un jour. Elle a tout emport\u00e9.<\/p>\n
Tu ne te souviens m\u00eame plus de la raison. Tu n\u2019as gard\u00e9 que le go\u00fbt \u00e9lectrique sur la langue, l\u2019\u00e9lectrochoc dans le corps. Foudroy\u00e9.<\/p>\n
Cette rage ressemble \u00e0 un tsunami : une catastrophe intime que personne ne voit. Elle te projette dans un monde parall\u00e8le, gris, peupl\u00e9 de fant\u00f4mes et de n\u00e9ant. Et le m\u00eame monstre revient, sous des formes diff\u00e9rentes, pour t\u2019achever.<\/p>\n
Quelle solitude, d\u2019un coup, \u00e0 chaque instant.<\/p>\n
Et puis tu reviens — \u00e0 coup d\u2019oubli. Tu oublies ce que tu aimes, ce que tu n\u2019aimes pas, ce qui te pla\u00eet, ce qui te d\u00e9pla\u00eet. Tu inverses tes p\u00f4les. Tu reconstruis un « toi » mieux profil\u00e9 pour entrer dans la norme. Une norme faite de “on-dit”, de rumeurs, de phrases ramass\u00e9es dehors.<\/p>\n
Ta premi\u00e8re \u0153uvre v\u00e9ritable, si tu y penses : un mensonge \u00e9labor\u00e9.<\/p>\n
C\u2019\u00e9tait moins douloureux que le rien.<\/p>\n
Alors tu fais comme le Petit Poucet : tu d\u00e9poses des cailloux pour ne pas te perdre compl\u00e8tement. Tu essaies de te souvenir de tes mensonges. Mais l\u2019oubli travaille mieux que toi. L\u2019inadvertance est son outil favori.<\/p>\n
Tu n\u2019as pas compris tout de suite. Il a fallu les douleurs. \u00c0 cinq ans tu ne comprends pas : tu encaisses, tu restes bouche b\u00e9e, sans pr\u00e9paration.<\/p>\n
Tes parents, eux, ont “aid\u00e9” comme ils pouvaient : coups, insultes, humiliations, secousses. Ils ne pouvaient pas accepter l\u2019\u00e9chec. En regardant leur histoire, tu as compris qu\u2019ils avaient lutt\u00e9 toute leur vie contre ce sentiment-l\u00e0. Alors tu as pris sur toi. Tu t\u2019es dit que c\u2019\u00e9tait normal. Tu t\u2019es dit que c\u2019\u00e9tait la vie.<\/p>\n
Et tu as menti pour survivre : sans cet amour, tu te serais d\u00e9truit, ou tu aurais d\u00e9truit quelqu\u2019un.<\/p>\n
Tu as rab\u00e2ch\u00e9 des mea culpa. Puis tu as ajout\u00e9 le pardon, comme une aur\u00e9ole. Tu t\u2019y es accroch\u00e9 des mois, des ann\u00e9es : une bou\u00e9e invent\u00e9e au plus noir du naufrage.<\/p>\n
Aujourd\u2019hui, quand tu regardes tous les subterfuges utilis\u00e9s pour \u00eatre acceptable, normal — et le peu de r\u00e9sultat obtenu — tu as de la peine, du chagrin. Tu serais presque pr\u00eat \u00e0 t\u2019en vouloir encore, parce que tu ne connais pas grand-chose d\u2019autre.<\/p>\n
Tu t\u2019en veux de ne pas \u00eatre normal, et en m\u00eame temps tu comprends tellement bien de quoi elle est faite, cette normalit\u00e9, que tu la trouves aussi conne que paradoxale.<\/p>\n
Alors tu t\u2019installes chaque jour, depuis des mois, \u00e0 ton bureau — si proche du mot « bourreau ».<\/p>\n
Tu laisses venir les mots sans trop les corriger, parce que tu esp\u00e8res remonter le fil, abandonner l\u2019id\u00e9e de normalit\u00e9, et revenir enfin chez toi.<\/p>\n
(fiction)<\/em><\/p>\n\u00c0 la 999e tentative, il n\u2019avait toujours pas compris.<\/p>\n
Je ne sais pas si on peut appeler \u00e7a de l\u2019endurance : obstination serait plus juste. But\u00e9, ce serait parfait. Un type but\u00e9, qui se dirige en chancelant vers un petit bar de Suresnes.<\/p>\n
Nabucho l\u2019accompagne encore dans ma m\u00e9moire : une ombre de lui-m\u00eame. Ils ont d\u00e9j\u00e0 bien bu et palabr\u00e9, c\u2019est s\u00fbr. Nuit d\u2019hiver, nuit de janvier. Rue principale vide, fen\u00eatres \u00e9teintes ; minuit pass\u00e9. Le seul endroit qui peut encore les prendre, c\u2019est chez Didine.<\/p>\n
Nabucho gueule sa phrase de Pessoa, mais la magie ne prend plus. Le bistrot est plein de t\u00eates inconnues : deals, putes en d\u00e9sh\u00e9rence, petits maquereaux nerveux, pochetrons au zinc. AC\/DC en fond. Et la fum\u00e9e, une nappe au-dessus des cr\u00e2nes, parce qu\u2019ici on peut encore s\u2019en griller une sans risquer l\u2019amende.<\/p>\n
Derri\u00e8re le bar : Didine. Cheveux longs et crasseux, blouson noir, peau crevass\u00e9e, Levi\u2019s 501, santiags pointues. Avant-bras tatou\u00e9s. Sur les phalanges, les points bleus — troph\u00e9es de zonzon.<\/p>\n
Mon but\u00e9 siffle son demi d\u2019une gorg\u00e9e, et se sent pousser des ailes. Didine ne l\u2019impressionne pas\u2026 ou alors c\u2019est exactement l\u2019inverse. Il se met \u00e0 l\u2019asticoter, \u00e0 le gratter, jusqu\u2019\u00e0 ce que Didine lui demande de la boucler.<\/p>\n
Nabucho tente de calmer, mais trop tard : les pions sont avanc\u00e9s.<\/p>\n
Didine sort de derri\u00e8re le comptoir avec un pique \u00e0 saucisses.<\/p>\n
« Qu\u2019est-ce que tu veux, connard ? »<\/p>\n
Il pointe direct vers l\u2019\u0153il.<\/p>\n
Ils se fixent. Longtemps.<\/p>\n
Arr\u00eat sur image.<\/p>\n
Et le but\u00e9 reprend, comme s\u2019il avait attendu \u00e7a :<\/p>\n
« Vas-y. Vas-y donc. Tu crois que tu me fais peur avec ta putain de pique \u00e0 saucisses ? »<\/p>\n
Didine ne rit m\u00eame pas. Il avance la pointe, un peu, comme on titille une gu\u00eape d\u00e9j\u00e0 \u00e9cras\u00e9e.<\/p>\n
« Putain mais t\u2019es quoi, toi\u2026 T\u2019es vraiment une merde. Je le vois dans tes yeux : t\u2019es fini. Ouais, t\u2019es d\u00e9j\u00e0 fini. Allez, casse-toi. »<\/p>\n
Nabucho est g\u00ean\u00e9 : il conna\u00eet Didine. Nabucho conna\u00eet tout le monde \u00e0 Suresnes.<\/p>\n
Il paye les bi\u00e8res, sent l\u2019urgence, attrape le but\u00e9 par l\u2019\u00e9paule et, d\u2019une voix tr\u00e8s douce, lui murmure que \u00e7a va, que c\u2019est idiot de d\u00e9ranger Didine, que Didine est un gars sympa, qu\u2019il n\u2019y a pas de raison.<\/p>\n
Ils sortent.<\/p>\n
Et dehors, la neige commence \u00e0 tomber. De gros flocons, lents, comme si la nuit voulait effacer la sc\u00e8ne.<\/p>",
"content_text": " Tu l\u2019utilises \u00e0 tire-larigot, ce mot, parce qu\u2019il est plus simple de se r\u00e9fugier dans une impression de s\u00e9curit\u00e9 que de faire l\u2019effort de voir ou d\u2019entendre. \u00ab Ce n\u2019est pas normal. \u00bb \u00ab C\u2019est normal. \u00bb \u00ab Revenir \u00e0 la normale. \u00bb \u00ab Sortir du normal. \u00bb Tu tournes l\u00e0-dedans. Tu ne t\u2019en sors jamais. Il y a ce qui est normal au sens d\u2019acceptable, et puis tout le reste : l\u2019\u00e9tranger, l\u2019inconnu, ce qui d\u00e9range ta vision du normal. Pas besoin de passer un test : il suffit de regarder en arri\u00e8re, et de revenir jusqu\u2019\u00e0 ce jour o\u00f9 tu \u00e9cris ces lignes. Cette normalit\u00e9 dans laquelle tu as voulu entrer, te vautrer, te rassurer, ne t\u2019a jamais convenu. Elle n\u2019existe pas. Elle est irr\u00e9elle. Tu peux te l\u2019avouer : rien de tout cela n\u2019est vrai. Et peut-\u00eatre qu\u2019il faut changer de point de vue. Tous les efforts insens\u00e9s que tu as entrepris n\u2019ont-ils pas but\u00e9 sur le m\u00eame mur \u2014 un mur du son ? Tu as parl\u00e9, cri\u00e9, hurl\u00e9 : rien n\u2019a travers\u00e9. Et en retour tu as obtenu une surdit\u00e9 \u00e0 toute \u00e9preuve. Tu ne sais plus comment tout a commenc\u00e9. Tu es mort tr\u00e8s vite. Tout ce qui te permettait de dire \u00ab moi \u00bb est mort rapidement. Une col\u00e8re a tout balay\u00e9, un jour. Elle a tout emport\u00e9. Tu ne te souviens m\u00eame plus de la raison. Tu n\u2019as gard\u00e9 que le go\u00fbt \u00e9lectrique sur la langue, l\u2019\u00e9lectrochoc dans le corps. Foudroy\u00e9. Cette rage ressemble \u00e0 un tsunami : une catastrophe intime que personne ne voit. Elle te projette dans un monde parall\u00e8le, gris, peupl\u00e9 de fant\u00f4mes et de n\u00e9ant. Et le m\u00eame monstre revient, sous des formes diff\u00e9rentes, pour t\u2019achever. Quelle solitude, d\u2019un coup, \u00e0 chaque instant. Et puis tu reviens \u2014 \u00e0 coup d\u2019oubli. Tu oublies ce que tu aimes, ce que tu n\u2019aimes pas, ce qui te pla\u00eet, ce qui te d\u00e9pla\u00eet. Tu inverses tes p\u00f4les. Tu reconstruis un \u00ab toi \u00bb mieux profil\u00e9 pour entrer dans la norme. Une norme faite de \u201con-dit\u201d, de rumeurs, de phrases ramass\u00e9es dehors. Ta premi\u00e8re \u0153uvre v\u00e9ritable, si tu y penses : un mensonge \u00e9labor\u00e9. C\u2019\u00e9tait moins douloureux que le rien. Alors tu fais comme le Petit Poucet : tu d\u00e9poses des cailloux pour ne pas te perdre compl\u00e8tement. Tu essaies de te souvenir de tes mensonges. Mais l\u2019oubli travaille mieux que toi. L\u2019inadvertance est son outil favori. Tu n\u2019as pas compris tout de suite. Il a fallu les douleurs. \u00c0 cinq ans tu ne comprends pas : tu encaisses, tu restes bouche b\u00e9e, sans pr\u00e9paration. Tes parents, eux, ont \u201caid\u00e9\u201d comme ils pouvaient : coups, insultes, humiliations, secousses. Ils ne pouvaient pas accepter l\u2019\u00e9chec. En regardant leur histoire, tu as compris qu\u2019ils avaient lutt\u00e9 toute leur vie contre ce sentiment-l\u00e0. Alors tu as pris sur toi. Tu t\u2019es dit que c\u2019\u00e9tait normal. Tu t\u2019es dit que c\u2019\u00e9tait la vie. Et tu as menti pour survivre : sans cet amour, tu te serais d\u00e9truit, ou tu aurais d\u00e9truit quelqu\u2019un. Tu as rab\u00e2ch\u00e9 des mea culpa. Puis tu as ajout\u00e9 le pardon, comme une aur\u00e9ole. Tu t\u2019y es accroch\u00e9 des mois, des ann\u00e9es : une bou\u00e9e invent\u00e9e au plus noir du naufrage. Aujourd\u2019hui, quand tu regardes tous les subterfuges utilis\u00e9s pour \u00eatre acceptable, normal \u2014 et le peu de r\u00e9sultat obtenu \u2014 tu as de la peine, du chagrin. Tu serais presque pr\u00eat \u00e0 t\u2019en vouloir encore, parce que tu ne connais pas grand-chose d\u2019autre. Tu t\u2019en veux de ne pas \u00eatre normal, et en m\u00eame temps tu comprends tellement bien de quoi elle est faite, cette normalit\u00e9, que tu la trouves aussi conne que paradoxale. Alors tu t\u2019installes chaque jour, depuis des mois, \u00e0 ton bureau \u2014 si proche du mot \u00ab bourreau \u00bb. Tu laisses venir les mots sans trop les corriger, parce que tu esp\u00e8res remonter le fil, abandonner l\u2019id\u00e9e de normalit\u00e9, et revenir enfin chez toi. *(fiction)* \u00c0 la 999e tentative, il n\u2019avait toujours pas compris. Je ne sais pas si on peut appeler \u00e7a de l\u2019endurance : obstination serait plus juste. But\u00e9, ce serait parfait. Un type but\u00e9, qui se dirige en chancelant vers un petit bar de Suresnes. Nabucho l\u2019accompagne encore dans ma m\u00e9moire : une ombre de lui-m\u00eame. Ils ont d\u00e9j\u00e0 bien bu et palabr\u00e9, c\u2019est s\u00fbr. Nuit d\u2019hiver, nuit de janvier. Rue principale vide, fen\u00eatres \u00e9teintes ; minuit pass\u00e9. Le seul endroit qui peut encore les prendre, c\u2019est chez Didine. Nabucho gueule sa phrase de Pessoa, mais la magie ne prend plus. Le bistrot est plein de t\u00eates inconnues : deals, putes en d\u00e9sh\u00e9rence, petits maquereaux nerveux, pochetrons au zinc. AC\/DC en fond. Et la fum\u00e9e, une nappe au-dessus des cr\u00e2nes, parce qu\u2019ici on peut encore s\u2019en griller une sans risquer l\u2019amende. Derri\u00e8re le bar : Didine. Cheveux longs et crasseux, blouson noir, peau crevass\u00e9e, Levi\u2019s 501, santiags pointues. Avant-bras tatou\u00e9s. Sur les phalanges, les points bleus \u2014 troph\u00e9es de zonzon. Mon but\u00e9 siffle son demi d\u2019une gorg\u00e9e, et se sent pousser des ailes. Didine ne l\u2019impressionne pas\u2026 ou alors c\u2019est exactement l\u2019inverse. Il se met \u00e0 l\u2019asticoter, \u00e0 le gratter, jusqu\u2019\u00e0 ce que Didine lui demande de la boucler. Nabucho tente de calmer, mais trop tard : les pions sont avanc\u00e9s. Didine sort de derri\u00e8re le comptoir avec un pique \u00e0 saucisses. \u00ab Qu\u2019est-ce que tu veux, connard ? \u00bb Il pointe direct vers l\u2019\u0153il. Ils se fixent. Longtemps. Arr\u00eat sur image. Et le but\u00e9 reprend, comme s\u2019il avait attendu \u00e7a : \u00ab Vas-y. Vas-y donc. Tu crois que tu me fais peur avec ta putain de pique \u00e0 saucisses ? \u00bb Didine ne rit m\u00eame pas. Il avance la pointe, un peu, comme on titille une gu\u00eape d\u00e9j\u00e0 \u00e9cras\u00e9e. \u00ab Putain mais t\u2019es quoi, toi\u2026 T\u2019es vraiment une merde. Je le vois dans tes yeux : t\u2019es fini. Ouais, t\u2019es d\u00e9j\u00e0 fini. Allez, casse-toi. \u00bb Nabucho est g\u00ean\u00e9 : il conna\u00eet Didine. Nabucho conna\u00eet tout le monde \u00e0 Suresnes. Il paye les bi\u00e8res, sent l\u2019urgence, attrape le but\u00e9 par l\u2019\u00e9paule et, d\u2019une voix tr\u00e8s douce, lui murmure que \u00e7a va, que c\u2019est idiot de d\u00e9ranger Didine, que Didine est un gars sympa, qu\u2019il n\u2019y a pas de raison. Ils sortent. Et dehors, la neige commence \u00e0 tomber. De gros flocons, lents, comme si la nuit voulait effacer la sc\u00e8ne. ",
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"date_published": "2019-12-04T10:47:00Z",
"date_modified": "2025-12-21T10:49:06Z",
"author": {"name": "Patrick Blanchon"},
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Devant Les Demoiselles d\u2019Avignon<\/em>, il y a une facilit\u00e9 : d\u00e9consid\u00e9rer. Et puis une minorit\u00e9 qui s\u2019enthousiasme, parfois avec la m\u00eame mauvaise foi, mais dans l\u2019autre sens.<\/p>\nL\u00e9vi-Strauss — qui n\u2019\u00e9tait pas critique d\u2019art — s\u2019est demand\u00e9 ce que Picasso apportait au monde, et il en tirait quelque chose comme : une peinture qui tourne sur elle-m\u00eame. Je cite de m\u00e9moire, et je me permets d\u2019y mettre ma petite pointe.<\/p>\n
Picasso n\u2019est pas “abordable”. On se sert de son nom pour d\u00e9signer le peintre qui fait “n\u2019importe quoi”. Or le probl\u00e8me est ailleurs : Picasso ne parle pas au grand public. Il parle \u00e0 ses pairs — et ses pairs, ce sont souvent des morts.<\/p>\n
Il revisite la grande peinture, notamment fran\u00e7aise, et il cherche du code, pas du d\u00e9cor. Chez les fr\u00e8res Le Nain, par exemple, ce qui l\u2019int\u00e9resse, ce sont les maladresses : non pas comme des d\u00e9fauts, mais comme des ouvertures. Il les traque, il les apprend, il les remonte autrement.<\/p>\n
Il fera la m\u00eame chose avec Le Greco, avec Vel\u00e1zquez, et surtout avec Les M\u00e9nines<\/em> : ce tableau in\u00e9puisable o\u00f9 le regard se retourne sur lui-m\u00eame, o\u00f9 le spectateur finit par devenir une pi\u00e8ce du m\u00e9canisme. Reprendre Les M\u00e9nines<\/em>, pour Picasso, c\u2019est poursuivre la mise en abyme, pousser l\u2019ambigu\u00eft\u00e9 jusqu\u2019\u00e0 l\u2019os.<\/p>\nOn a souvent d\u00e9crit Picasso comme un ogre : il d\u00e9vore ce qu\u2019il aime. Les objets, les femmes, les ma\u00eetres, les cultures. Tout passe par la bouche, tout doit \u00eatre m\u00e2ch\u00e9, dig\u00e9r\u00e9, transform\u00e9 — et re-jet\u00e9 sous forme de peinture.<\/p>\n
Ce qui l\u2019anime, ce n\u2019est pas seulement l\u2019ambition, ni le d\u00e9sir d\u2019“une carri\u00e8re”. C\u2019est une urgence plus obscure : un mouvement obs\u00e9dant qu\u2019il essaie d\u2019arr\u00eater toile apr\u00e8s toile. C\u2019est l\u00e0 que la r\u00e9p\u00e9tition devient centrale : refaire, reprendre, varier, relancer. Non pas pour “faire mieux”, mais pour tenir la b\u00eate en respect.<\/p>\n
Peindre, chez lui, ressemble \u00e0 une corrida silencieuse. L\u2019urgence est le taureau. La toile est l\u2019ar\u00e8ne. Et chaque reprise, chaque variante, est une passe : parfois superbe, parfois inutile, mais toujours n\u00e9cessaire pour ne pas \u00eatre d\u00e9vor\u00e9.<\/p>\n
Chronos et Picasso ne se confondent pas. Picasso court parce qu\u2019il veut comprendre le temps — et parce qu\u2019il sait, au fond, qu\u2019il finira comme tout le monde. La seule question, c\u2019est ce qu\u2019il aura r\u00e9ussi \u00e0 retenir, un instant, sur le mur.<\/p>\n
Entre opacit\u00e9 et transparence naissent sans cesse des interactions : une recherche de profondeur, et, en face, une obstination \u00e0 rester en surface. C\u2019est une affaire d\u2019ext\u00e9rieur, bien s\u00fbr — une affaire d\u2019image — mais c\u2019est surtout une mani\u00e8re d\u2019approcher ce qui se passe dedans, sans trop s\u2019y br\u00fbler.<\/p>\n
Je me pose cette question par la peinture, mais elle d\u00e9borde largement du tableau.<\/p>\n
Au XVIIIe si\u00e8cle, il y avait une r\u00e8gle de tenue : parler l\u00e9g\u00e8rement des choses graves, et s\u00e9rieusement des choses l\u00e9g\u00e8res. Ce n\u2019\u00e9tait pas seulement une politesse ; c\u2019\u00e9tait une discipline de nuance. Cette nuance valait pour la conversation comme pour la peinture.<\/p>\n
Apr\u00e8s Louis XIV, la situation devient incertaine, et le rococo appara\u00eet : un art qui travestit la gravit\u00e9 en l\u00e9g\u00e8ret\u00e9, qui d\u00e9place l\u2019\u0153il, l\u2019entra\u00eene vers des arri\u00e8re-plans, des lointains, des ornements — comme si l\u2019illusion \u00e9tait la seule fa\u00e7on de ne pas regarder la r\u00e9alit\u00e9 en face. Le d\u00e9cor devient un sujet, le mot d\u2019esprit devient une fin.<\/p>\n
Nous faisons quelque chose de tr\u00e8s proche aujourd\u2019hui, mais avec d\u2019autres outils. Les r\u00e9seaux sociaux ont rendu la vie de chacun transparente — trop transparente. Et cette transparence, devenue excessive, finit par produire l\u2019effet inverse : le d\u00e9sir d\u2019opacit\u00e9, d\u2019intimit\u00e9, de petits clans ferm\u00e9s dont on contr\u00f4le soigneusement la porosit\u00e9.<\/p>\n
Il y aurait beaucoup \u00e0 creuser dans ce va-et-vient, parce qu\u2019il raconte notre rapport aux autres, au monde — et, surtout, la mani\u00e8re dont on \u00e9vite de parler de soi, de cette profondeur qu\u2019on approche parfois, et qui fait peur.<\/p>\n
\u00c0 l\u2019atelier, nous travaillons justement cette tension : ce qui laisse passer, ce qui retient, ce qui montre, ce qui prot\u00e8ge. Et c\u2019est \u00e0 partir de l\u00e0 que ce “paysage” a \u00e9t\u00e9 fabriqu\u00e9.<\/p>",
"content_text": " Devant *Les Demoiselles d\u2019Avignon*, il y a une facilit\u00e9 : d\u00e9consid\u00e9rer. Et puis une minorit\u00e9 qui s\u2019enthousiasme, parfois avec la m\u00eame mauvaise foi, mais dans l\u2019autre sens. L\u00e9vi-Strauss \u2014 qui n\u2019\u00e9tait pas critique d\u2019art \u2014 s\u2019est demand\u00e9 ce que Picasso apportait au monde, et il en tirait quelque chose comme : une peinture qui tourne sur elle-m\u00eame. Je cite de m\u00e9moire, et je me permets d\u2019y mettre ma petite pointe. Picasso n\u2019est pas \u201cabordable\u201d. On se sert de son nom pour d\u00e9signer le peintre qui fait \u201cn\u2019importe quoi\u201d. Or le probl\u00e8me est ailleurs : Picasso ne parle pas au grand public. Il parle \u00e0 ses pairs \u2014 et ses pairs, ce sont souvent des morts. Il revisite la grande peinture, notamment fran\u00e7aise, et il cherche du code, pas du d\u00e9cor. Chez les fr\u00e8res Le Nain, par exemple, ce qui l\u2019int\u00e9resse, ce sont les maladresses : non pas comme des d\u00e9fauts, mais comme des ouvertures. Il les traque, il les apprend, il les remonte autrement. Il fera la m\u00eame chose avec Le Greco, avec Vel\u00e1zquez, et surtout avec *Les M\u00e9nines* : ce tableau in\u00e9puisable o\u00f9 le regard se retourne sur lui-m\u00eame, o\u00f9 le spectateur finit par devenir une pi\u00e8ce du m\u00e9canisme. Reprendre *Les M\u00e9nines*, pour Picasso, c\u2019est poursuivre la mise en abyme, pousser l\u2019ambigu\u00eft\u00e9 jusqu\u2019\u00e0 l\u2019os. On a souvent d\u00e9crit Picasso comme un ogre : il d\u00e9vore ce qu\u2019il aime. Les objets, les femmes, les ma\u00eetres, les cultures. Tout passe par la bouche, tout doit \u00eatre m\u00e2ch\u00e9, dig\u00e9r\u00e9, transform\u00e9 \u2014 et re-jet\u00e9 sous forme de peinture. Ce qui l\u2019anime, ce n\u2019est pas seulement l\u2019ambition, ni le d\u00e9sir d\u2019\u201cune carri\u00e8re\u201d. C\u2019est une urgence plus obscure : un mouvement obs\u00e9dant qu\u2019il essaie d\u2019arr\u00eater toile apr\u00e8s toile. C\u2019est l\u00e0 que la r\u00e9p\u00e9tition devient centrale : refaire, reprendre, varier, relancer. Non pas pour \u201cfaire mieux\u201d, mais pour tenir la b\u00eate en respect. Peindre, chez lui, ressemble \u00e0 une corrida silencieuse. L\u2019urgence est le taureau. La toile est l\u2019ar\u00e8ne. Et chaque reprise, chaque variante, est une passe : parfois superbe, parfois inutile, mais toujours n\u00e9cessaire pour ne pas \u00eatre d\u00e9vor\u00e9. Chronos et Picasso ne se confondent pas. Picasso court parce qu\u2019il veut comprendre le temps \u2014 et parce qu\u2019il sait, au fond, qu\u2019il finira comme tout le monde. La seule question, c\u2019est ce qu\u2019il aura r\u00e9ussi \u00e0 retenir, un instant, sur le mur. Entre opacit\u00e9 et transparence naissent sans cesse des interactions : une recherche de profondeur, et, en face, une obstination \u00e0 rester en surface. C\u2019est une affaire d\u2019ext\u00e9rieur, bien s\u00fbr \u2014 une affaire d\u2019image \u2014 mais c\u2019est surtout une mani\u00e8re d\u2019approcher ce qui se passe dedans, sans trop s\u2019y br\u00fbler. Je me pose cette question par la peinture, mais elle d\u00e9borde largement du tableau. Au XVIIIe si\u00e8cle, il y avait une r\u00e8gle de tenue : parler l\u00e9g\u00e8rement des choses graves, et s\u00e9rieusement des choses l\u00e9g\u00e8res. Ce n\u2019\u00e9tait pas seulement une politesse ; c\u2019\u00e9tait une discipline de nuance. Cette nuance valait pour la conversation comme pour la peinture. Apr\u00e8s Louis XIV, la situation devient incertaine, et le rococo appara\u00eet : un art qui travestit la gravit\u00e9 en l\u00e9g\u00e8ret\u00e9, qui d\u00e9place l\u2019\u0153il, l\u2019entra\u00eene vers des arri\u00e8re-plans, des lointains, des ornements \u2014 comme si l\u2019illusion \u00e9tait la seule fa\u00e7on de ne pas regarder la r\u00e9alit\u00e9 en face. Le d\u00e9cor devient un sujet, le mot d\u2019esprit devient une fin. Nous faisons quelque chose de tr\u00e8s proche aujourd\u2019hui, mais avec d\u2019autres outils. Les r\u00e9seaux sociaux ont rendu la vie de chacun transparente \u2014 trop transparente. Et cette transparence, devenue excessive, finit par produire l\u2019effet inverse : le d\u00e9sir d\u2019opacit\u00e9, d\u2019intimit\u00e9, de petits clans ferm\u00e9s dont on contr\u00f4le soigneusement la porosit\u00e9. Il y aurait beaucoup \u00e0 creuser dans ce va-et-vient, parce qu\u2019il raconte notre rapport aux autres, au monde \u2014 et, surtout, la mani\u00e8re dont on \u00e9vite de parler de soi, de cette profondeur qu\u2019on approche parfois, et qui fait peur. \u00c0 l\u2019atelier, nous travaillons justement cette tension : ce qui laisse passer, ce qui retient, ce qui montre, ce qui prot\u00e8ge. Et c\u2019est \u00e0 partir de l\u00e0 que ce \u201cpaysage\u201d a \u00e9t\u00e9 fabriqu\u00e9. ",
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"title": "03 d\u00e9cembre 2019",
"date_published": "2019-12-03T10:39:00Z",
"date_modified": "2025-12-21T10:40:09Z",
"author": {"name": "Patrick Blanchon"},
"content_html": "
Oscar, c\u2019est le squelette de l\u2019atelier. Tous les squelettes s\u2019appellent Oscar, non ? Moi, c\u2019est Patrick.<\/p>\n
Je l\u2019avais rang\u00e9 dans la cat\u00e9gorie “meuble”. D\u00e9coratif, presque. \u00c0 c\u00f4t\u00e9 des masques africains — troph\u00e9es de chasse sur mur blanc — Oscar avait quelque chose de l\u00e9ger, une politesse d\u2019os.<\/p>\n
Elle est arriv\u00e9e sans pr\u00e9venir, ou bien j\u2019ai oubli\u00e9 l\u2019heure, ce qui revient au m\u00eame. Je me souviens surtout de son empressement : mains rapides, bouche trop proche, cette fa\u00e7on de me traiter comme un objet qu\u2019on d\u00e9poussi\u00e8re avant de l\u2019exposer.<\/p>\n
Je l\u2019ai laiss\u00e9e faire, comme souvent. Par habitude, par l\u00e2chet\u00e9, par cette manie d\u2019endosser un r\u00f4le — l\u2019altruiste, le gentil, le disponible — pour ne pas regarder l\u2019autre r\u00f4le, le vrai : l\u2019homme qui recule.<\/p>\n
Elle l\u2019a senti. Ces gens-l\u00e0 sentent tout. Elle s\u2019est d\u00e9gag\u00e9e, a repris une contenance, puis a demand\u00e9, net : « Et mon boulot ? »<\/p>\n
J\u2019ai rapport\u00e9 les tirages depuis la cuisine. Ils avaient s\u00e9ch\u00e9 pendant la nuit. Je lui ai tendu le paquet et j\u2019ai allum\u00e9 une cigarette, d\u00e9j\u00e0 en travers, d\u00e9j\u00e0 ailleurs.<\/p>\n
Elle les a massacr\u00e9s. Pas assez ceci, trop cela. Une critique comme un r\u00e9flexe, un coup rendu : apr\u00e8s le refus, il fallait l\u2019attaque. Elle avait travers\u00e9 Paris en Twingo avec une journ\u00e9e enti\u00e8re dans la t\u00eate, et moi je n\u2019avais rien livr\u00e9 de la seule chose qu\u2019elle \u00e9tait venue chercher.<\/p>\n
J\u2019ai essay\u00e9 de me persuader qu\u2019elle \u00e9tait amoureuse. Ou qu\u2019elle aimait l\u2019amour. Ce qui, chez certains, revient \u00e0 peu pr\u00e8s au m\u00eame : une fiction \u00e0 maintenir, co\u00fbte que co\u00fbte, jusqu\u2019\u00e0 la prochaine sc\u00e8ne.<\/p>\n
Nous sommes all\u00e9s au cin\u00e9ma. J\u2019ai ronfl\u00e9. La journ\u00e9e a fini comme elle avait commenc\u00e9 : sur un malentendu, mais avec moins d\u2019espoir.<\/p>\n
En partant, elle a dit : « Je reviens demain. J\u2019esp\u00e8re que \u00e7a ira mieux. » Je n\u2019ai pas demand\u00e9 “mieux” quoi : les tirages, le sexe, ou moi.<\/p>\n
Le lendemain, elle \u00e9tait l\u00e0 t\u00f4t. Magnifique, maquill\u00e9e, tenue offensive. Des sacs \u00e0 chaque bras : pieds t\u00e9lescopiques, r\u00e9flecteurs, une toile noire pli\u00e9e. Et, en bandouli\u00e8re, un appareil flambant neuf.<\/p>\n
« Va nous chercher \u00e0 d\u00e9jeuner chez le traiteur, tu veux bien ? Je m\u2019installe. J\u2019ai une id\u00e9e. »<\/p>\n
Dehors, le ciel \u00e9tait clair. D\u00e9but d\u2019automne. Un vent froid sur Clignancourt. J\u2019ai march\u00e9 comme si \u00e7a pouvait me remettre d\u2019aplomb.<\/p>\n
Quand je suis revenu, l\u2019atelier avait chang\u00e9 de statut : ce n\u2019\u00e9tait plus un lieu, c\u2019\u00e9tait un plateau.<\/p>\n
Elle \u00e9tait en tulle et dentelle, allong\u00e9e sur le sofa, le corps offert mais comme en d\u00e9fi. Et Oscar — mon meuble — n\u2019\u00e9tait plus un meuble : elle l\u2019avait d\u00e9mont\u00e9, recompos\u00e9, plac\u00e9 au-dessus d\u2019elle avec une pr\u00e9cision obsc\u00e8ne.<\/p>\n
Quand les Balcar ont cr\u00e9pit\u00e9, j\u2019ai compris que la photo avait d\u00e9j\u00e0 eu lieu. Et que, cette fois, j\u2019\u00e9tais le figurant.<\/p>\n
On dit que la premi\u00e8re ekphrasis en litt\u00e9rature est celle du bouclier d\u2019Achille.<\/p>\n
Avant de repartir venger Patrocle, Achille r\u00e9clame de nouvelles armes. Th\u00e9tis, sa m\u00e8re, demande \u00e0 H\u00e9pha\u00efstos de lui forger un bouclier. Hom\u00e8re y consacre cent trente vers : une fabrication d\u00e9crite comme si l\u2019objet \u00e9tait sous nos yeux, vivant, presque mobile. Anne-Marie Lecoq rappelle \u00e0 quel point cette hoplopo\u00efa a travaill\u00e9 les lecteurs depuis l\u2019Antiquit\u00e9 : une description si riche qu\u2019elle a valu \u00e0 Hom\u00e8re le soup\u00e7on de mensonge — comme si dire trop bien revenait \u00e0 inventer.<\/p>\n
C\u2019est le paradoxe : ce bouclier n\u2019existe pas. Aucun bouclier r\u00e9el — d\u2019Achille ou d\u2019un autre — ne pourrait porter une telle surcharge de sc\u00e8nes, de d\u00e9tails, de mondes entiers. L\u2019objet, tel qu\u2019il est d\u00e9crit, ne peut pas se fabriquer. Il ne tient pas dans la mati\u00e8re.<\/p>\n
Mais il tient dans le texte. Et c\u2019est m\u00eame l\u00e0 sa v\u00e9rit\u00e9 : l\u2019arme existe comme une machine \u00e0 imaginer. Elle ne surgit pas dans le regard, elle surgit dans la lecture. Chacun le reconstruit, chacun l\u2019assemble, chacun le voit \u00e0 sa fa\u00e7on — et pourtant nous reconnaissons tous “le m\u00eame” bouclier.<\/p>\n
La description, au passage, fait autre chose : elle ralentit. Elle d\u00e9tourne du combat. Elle suspend l\u2019action comme une digression. Pourquoi ? Parce que nos vies fonctionnent pareil. On voudrait un r\u00e9cit net, une suite d\u2019actes efficaces, une trajectoire sans pauses. Et on se retrouve sur un canap\u00e9, un verre \u00e0 la main, \u00e0 piocher des chips, alors que l\u2019essentiel \u00e9tait cens\u00e9 commencer — et qu\u2019on est d\u00e9j\u00e0 absorb\u00e9 par un mot, une id\u00e9e, une image qui nous a pris depuis l\u2019aube.<\/p>\n
L\u2019ekphrasis, c\u2019est peut-\u00eatre \u00e7a : la preuve que l\u2019on vit aussi dans ce qui nous d\u00e9tourne.<\/p>\n
O\u00f9 commence l\u2019art ? Pas \u00e0 la pr\u00e9histoire : \u00e7a, c\u2019est l\u2019alibi “culture g\u00e9n\u00e9rale”. L\u2019art commence l\u00e0 o\u00f9 ta culture commence — celle qui t\u2019a form\u00e9, celle qui te limite, celle qui te lib\u00e8re.<\/p>\n
Et c\u2019est justement pour \u00e7a que l\u2019absence de r\u00e9f\u00e9rences peut \u00eatre une chance : quand tu n\u2019as pas le mus\u00e9e dans la t\u00eate, tu peux faire de l\u2019art sans le savoir, comme Monsieur Jourdain faisait de la prose. Tu avances sans programme, et parfois tu touches juste.<\/p>\n
Il y a pourtant deux tentations tr\u00e8s diff\u00e9rentes : “faire de l\u2019art” pour entrer dans l\u2019histoire de l\u2019art, ou faire de mieux en mieux ce que tu as \u00e0 dire — sans demander la permission. La seconde me para\u00eet plus honn\u00eate, plus fertile.<\/p>\n
Queneau l\u2019a montr\u00e9, \u00e0 sa mani\u00e8re, dans Exercices de style<\/em> : la m\u00eame sc\u00e8ne d\u2019autobus, r\u00e9p\u00e9t\u00e9e, d\u00e9plac\u00e9e, tordue, reprise — et, par ce simple d\u00e9placement de forme, une id\u00e9e devient visible : ce n\u2019est pas le sujet qui fait l\u2019art, c\u2019est la fa\u00e7on de le tenir.<\/p>\nEt puis il y a ce que la culture officielle met longtemps \u00e0 accepter : la marge. En 1943, Paul \u00c9luard visite l\u2019h\u00f4pital psychiatrique de Saint-Alban et d\u00e9couvre des \u0153uvres r\u00e9alis\u00e9es par des patients, notamment celles d\u2019Auguste Forestier. Il les emporte, les montre. Dubuffet s\u2019en empare : l\u2019art brut se dessine, comme une gifle donn\u00e9e au bon go\u00fbt. Ce qui \u00e9tait rang\u00e9 du c\u00f4t\u00e9 de l\u2019inutile, du trouble, du d\u00e9chet, devient soudain un centre.<\/p>\n
Le m\u00eame mouvement se reproduit ailleurs : ce qu\u2019on appelait “d\u00e9gradations” sur les murs devient “street art” d\u00e8s que le march\u00e9 s\u2019en m\u00eale. On change les mots, on change les cadres, et l\u2019objet change de statut.<\/p>\n
Alors oui, on continue d\u2019exposer L\u00e9onard, et c\u2019est normal : il est une colonne. Mais il suffit de mettre Le Greco \u00e0 c\u00f4t\u00e9 pour sentir autre chose : une tension, un langage moins sage, un art qui tire vers l\u2019irr\u00e9gulier, le visionnaire, presque le d\u00e9sax\u00e9 — ce qui explique que certains peintres d\u2019aujourd\u2019hui (Garouste, par exemple) s\u2019y reconnaissent.<\/p>\n
Ce que je comprends, au bout du compte, c\u2019est simple : l\u2019art se renouvelle souvent par ce qu\u2019on voulait cacher. Il traite ce que la soci\u00e9t\u00e9 rejette, et il le transforme. Non pas pour “faire joli”, mais pour rendre respirable ce qui, autrement, nous empoisonne.<\/p>\n
L\u2019art : un lieu de transmutation. Et, parfois, un recyclage du r\u00e9el — au sens le plus concret.<\/p>",
"content_text": " Oscar, c\u2019est le squelette de l\u2019atelier. Tous les squelettes s\u2019appellent Oscar, non ? Moi, c\u2019est Patrick. Je l\u2019avais rang\u00e9 dans la cat\u00e9gorie \u201cmeuble\u201d. D\u00e9coratif, presque. \u00c0 c\u00f4t\u00e9 des masques africains \u2014 troph\u00e9es de chasse sur mur blanc \u2014 Oscar avait quelque chose de l\u00e9ger, une politesse d\u2019os. Elle est arriv\u00e9e sans pr\u00e9venir, ou bien j\u2019ai oubli\u00e9 l\u2019heure, ce qui revient au m\u00eame. Je me souviens surtout de son empressement : mains rapides, bouche trop proche, cette fa\u00e7on de me traiter comme un objet qu\u2019on d\u00e9poussi\u00e8re avant de l\u2019exposer. Je l\u2019ai laiss\u00e9e faire, comme souvent. Par habitude, par l\u00e2chet\u00e9, par cette manie d\u2019endosser un r\u00f4le \u2014 l\u2019altruiste, le gentil, le disponible \u2014 pour ne pas regarder l\u2019autre r\u00f4le, le vrai : l\u2019homme qui recule. Elle l\u2019a senti. Ces gens-l\u00e0 sentent tout. Elle s\u2019est d\u00e9gag\u00e9e, a repris une contenance, puis a demand\u00e9, net : \u00ab Et mon boulot ? \u00bb J\u2019ai rapport\u00e9 les tirages depuis la cuisine. Ils avaient s\u00e9ch\u00e9 pendant la nuit. Je lui ai tendu le paquet et j\u2019ai allum\u00e9 une cigarette, d\u00e9j\u00e0 en travers, d\u00e9j\u00e0 ailleurs. Elle les a massacr\u00e9s. Pas assez ceci, trop cela. Une critique comme un r\u00e9flexe, un coup rendu : apr\u00e8s le refus, il fallait l\u2019attaque. Elle avait travers\u00e9 Paris en Twingo avec une journ\u00e9e enti\u00e8re dans la t\u00eate, et moi je n\u2019avais rien livr\u00e9 de la seule chose qu\u2019elle \u00e9tait venue chercher. J\u2019ai essay\u00e9 de me persuader qu\u2019elle \u00e9tait amoureuse. Ou qu\u2019elle aimait l\u2019amour. Ce qui, chez certains, revient \u00e0 peu pr\u00e8s au m\u00eame : une fiction \u00e0 maintenir, co\u00fbte que co\u00fbte, jusqu\u2019\u00e0 la prochaine sc\u00e8ne. Nous sommes all\u00e9s au cin\u00e9ma. J\u2019ai ronfl\u00e9. La journ\u00e9e a fini comme elle avait commenc\u00e9 : sur un malentendu, mais avec moins d\u2019espoir. En partant, elle a dit : \u00ab Je reviens demain. J\u2019esp\u00e8re que \u00e7a ira mieux. \u00bb Je n\u2019ai pas demand\u00e9 \u201cmieux\u201d quoi : les tirages, le sexe, ou moi. Le lendemain, elle \u00e9tait l\u00e0 t\u00f4t. Magnifique, maquill\u00e9e, tenue offensive. Des sacs \u00e0 chaque bras : pieds t\u00e9lescopiques, r\u00e9flecteurs, une toile noire pli\u00e9e. Et, en bandouli\u00e8re, un appareil flambant neuf. \u00ab Va nous chercher \u00e0 d\u00e9jeuner chez le traiteur, tu veux bien ? Je m\u2019installe. J\u2019ai une id\u00e9e. \u00bb Dehors, le ciel \u00e9tait clair. D\u00e9but d\u2019automne. Un vent froid sur Clignancourt. J\u2019ai march\u00e9 comme si \u00e7a pouvait me remettre d\u2019aplomb. Quand je suis revenu, l\u2019atelier avait chang\u00e9 de statut : ce n\u2019\u00e9tait plus un lieu, c\u2019\u00e9tait un plateau. Elle \u00e9tait en tulle et dentelle, allong\u00e9e sur le sofa, le corps offert mais comme en d\u00e9fi. Et Oscar \u2014 mon meuble \u2014 n\u2019\u00e9tait plus un meuble : elle l\u2019avait d\u00e9mont\u00e9, recompos\u00e9, plac\u00e9 au-dessus d\u2019elle avec une pr\u00e9cision obsc\u00e8ne. Quand les Balcar ont cr\u00e9pit\u00e9, j\u2019ai compris que la photo avait d\u00e9j\u00e0 eu lieu. Et que, cette fois, j\u2019\u00e9tais le figurant. On dit que la premi\u00e8re ekphrasis en litt\u00e9rature est celle du bouclier d\u2019Achille. Avant de repartir venger Patrocle, Achille r\u00e9clame de nouvelles armes. Th\u00e9tis, sa m\u00e8re, demande \u00e0 H\u00e9pha\u00efstos de lui forger un bouclier. Hom\u00e8re y consacre cent trente vers : une fabrication d\u00e9crite comme si l\u2019objet \u00e9tait sous nos yeux, vivant, presque mobile. Anne-Marie Lecoq rappelle \u00e0 quel point cette hoplopo\u00efa a travaill\u00e9 les lecteurs depuis l\u2019Antiquit\u00e9 : une description si riche qu\u2019elle a valu \u00e0 Hom\u00e8re le soup\u00e7on de mensonge \u2014 comme si dire trop bien revenait \u00e0 inventer. C\u2019est le paradoxe : ce bouclier n\u2019existe pas. Aucun bouclier r\u00e9el \u2014 d\u2019Achille ou d\u2019un autre \u2014 ne pourrait porter une telle surcharge de sc\u00e8nes, de d\u00e9tails, de mondes entiers. L\u2019objet, tel qu\u2019il est d\u00e9crit, ne peut pas se fabriquer. Il ne tient pas dans la mati\u00e8re. Mais il tient dans le texte. Et c\u2019est m\u00eame l\u00e0 sa v\u00e9rit\u00e9 : l\u2019arme existe comme une machine \u00e0 imaginer. Elle ne surgit pas dans le regard, elle surgit dans la lecture. Chacun le reconstruit, chacun l\u2019assemble, chacun le voit \u00e0 sa fa\u00e7on \u2014 et pourtant nous reconnaissons tous \u201cle m\u00eame\u201d bouclier. La description, au passage, fait autre chose : elle ralentit. Elle d\u00e9tourne du combat. Elle suspend l\u2019action comme une digression. Pourquoi ? Parce que nos vies fonctionnent pareil. On voudrait un r\u00e9cit net, une suite d\u2019actes efficaces, une trajectoire sans pauses. Et on se retrouve sur un canap\u00e9, un verre \u00e0 la main, \u00e0 piocher des chips, alors que l\u2019essentiel \u00e9tait cens\u00e9 commencer \u2014 et qu\u2019on est d\u00e9j\u00e0 absorb\u00e9 par un mot, une id\u00e9e, une image qui nous a pris depuis l\u2019aube. L\u2019ekphrasis, c\u2019est peut-\u00eatre \u00e7a : la preuve que l\u2019on vit aussi dans ce qui nous d\u00e9tourne. O\u00f9 commence l\u2019art ? Pas \u00e0 la pr\u00e9histoire : \u00e7a, c\u2019est l\u2019alibi \u201cculture g\u00e9n\u00e9rale\u201d. L\u2019art commence l\u00e0 o\u00f9 ta culture commence \u2014 celle qui t\u2019a form\u00e9, celle qui te limite, celle qui te lib\u00e8re. Et c\u2019est justement pour \u00e7a que l\u2019absence de r\u00e9f\u00e9rences peut \u00eatre une chance : quand tu n\u2019as pas le mus\u00e9e dans la t\u00eate, tu peux faire de l\u2019art sans le savoir, comme Monsieur Jourdain faisait de la prose. Tu avances sans programme, et parfois tu touches juste. Il y a pourtant deux tentations tr\u00e8s diff\u00e9rentes : \u201cfaire de l\u2019art\u201d pour entrer dans l\u2019histoire de l\u2019art, ou faire de mieux en mieux ce que tu as \u00e0 dire \u2014 sans demander la permission. La seconde me para\u00eet plus honn\u00eate, plus fertile. Queneau l\u2019a montr\u00e9, \u00e0 sa mani\u00e8re, dans *Exercices de style* : la m\u00eame sc\u00e8ne d\u2019autobus, r\u00e9p\u00e9t\u00e9e, d\u00e9plac\u00e9e, tordue, reprise \u2014 et, par ce simple d\u00e9placement de forme, une id\u00e9e devient visible : ce n\u2019est pas le sujet qui fait l\u2019art, c\u2019est la fa\u00e7on de le tenir. Et puis il y a ce que la culture officielle met longtemps \u00e0 accepter : la marge. En 1943, Paul \u00c9luard visite l\u2019h\u00f4pital psychiatrique de Saint-Alban et d\u00e9couvre des \u0153uvres r\u00e9alis\u00e9es par des patients, notamment celles d\u2019Auguste Forestier. Il les emporte, les montre. Dubuffet s\u2019en empare : l\u2019art brut se dessine, comme une gifle donn\u00e9e au bon go\u00fbt. Ce qui \u00e9tait rang\u00e9 du c\u00f4t\u00e9 de l\u2019inutile, du trouble, du d\u00e9chet, devient soudain un centre. Le m\u00eame mouvement se reproduit ailleurs : ce qu\u2019on appelait \u201cd\u00e9gradations\u201d sur les murs devient \u201cstreet art\u201d d\u00e8s que le march\u00e9 s\u2019en m\u00eale. On change les mots, on change les cadres, et l\u2019objet change de statut. Alors oui, on continue d\u2019exposer L\u00e9onard, et c\u2019est normal : il est une colonne. Mais il suffit de mettre Le Greco \u00e0 c\u00f4t\u00e9 pour sentir autre chose : une tension, un langage moins sage, un art qui tire vers l\u2019irr\u00e9gulier, le visionnaire, presque le d\u00e9sax\u00e9 \u2014 ce qui explique que certains peintres d\u2019aujourd\u2019hui (Garouste, par exemple) s\u2019y reconnaissent. Ce que je comprends, au bout du compte, c\u2019est simple : l\u2019art se renouvelle souvent par ce qu\u2019on voulait cacher. Il traite ce que la soci\u00e9t\u00e9 rejette, et il le transforme. Non pas pour \u201cfaire joli\u201d, mais pour rendre respirable ce qui, autrement, nous empoisonne. L\u2019art : un lieu de transmutation. Et, parfois, un recyclage du r\u00e9el \u2014 au sens le plus concret. ",
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"date_published": "2019-12-02T15:11:00Z",
"date_modified": "2025-12-21T15:11:55Z",
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La seule peur qui m\u00e9rite vraiment notre attention — celle dont toutes les autres d\u00e9rivent — c\u2019est la peur de la mort. On peut passer sa vie \u00e0 la maquiller, \u00e0 la rationaliser, \u00e0 la regarder en face “pour de bon” : \u00e7a ne l\u2019abolit pas. Il reste, log\u00e9e dans une zone archa\u00efque du cerveau, une peur qui ne se laisse pas convaincre. C\u2019est sans doute pour \u00e7a que je reviens toujours aux figures doubles et aux passeurs : Janus, le moine zen, l\u2019Auguste qui chute et se rel\u00e8ve sur la sciure. Ce qui me frappe chez eux, c\u2019est l\u2019action dans l\u2019imm\u00e9diatet\u00e9, \u00e0 l\u2019endroit exact o\u00f9 le conscient et l\u2019inconscient se touchent : une croix, une intersection, un centre. J\u2019ai tourn\u00e9 longtemps autour de ce point, en changeant d\u2019angle, en cherchant une m\u00e9thode, un symbole, une duplicit\u00e9 qui tienne. \u00c7a n\u2019a jamais fait dispara\u00eetre la peur de la fin — la fin de ce petit « je » qui se cogne contre les vitres d\u2019une r\u00e9alit\u00e9 qu\u2019il fabrique tout seul — mais \u00e7a m\u2019a appris ceci : on ne “r\u00e9sout” pas, on traverse, et on recommence. D\u2019o\u00f9 Herm\u00e8s : messager, passeur, aller-retour entre les mortels et les immortels. D\u2019o\u00f9 aussi l\u2019aimantation d\u2019Herm\u00e8s Trism\u00e9giste, n\u00e9 (et mort) trois fois, et cette famille de r\u00e9cits o\u00f9 il faut mourir pour rena\u00eetre — Gilgamesh, Osiris, puis les \u00c9vangiles : “si le grain ne meurt\u2026”. Est-ce qu\u2019il faut mourir plusieurs fois pour devenir une version plus juste de soi ? Peut-\u00eatre, mais la part irrationnelle r\u00e9siste : elle murmure notre ignorance, elle relance la peur, elle ram\u00e8ne le corps \u00e0 son programme. Alors je reviens \u00e0 ce que je sais faire : peindre. Et l\u00e0, l\u2019\u00e9quilibre n\u2019est jamais un th\u00e9or\u00e8me. Ce n\u2019est pas la sym\u00e9trie qui me touche. C\u2019est le d\u00e9s\u00e9quilibre ajust\u00e9, parfois plusieurs, dont la somme finit par produire une tenue nouvelle. Une sorte d\u2019assiette paradoxale. Comme une vie : une s\u00e9rie de morts minuscules et de reprises — ne serait-ce que ces cellules qui disparaissent et reviennent sans qu\u2019on y pense. Peut-\u00eatre que c\u2019est pour \u00e7a que j\u2019\u00e9cris et que je peins : pour donner une forme \u00e0 ces petites morts, pour que la fin d\u2019un texte, d\u2019un tableau, fasse \u00e0 la fois peur et d\u00e9sir, et que l\u2019envie de recommencer vienne dans la m\u00eame seconde.<\/p>\n
Ce qui est \u00e9tonnant — et banal — c\u2019est la vitesse avec laquelle le d\u00e9samour appara\u00eet quand l\u2019autre ne colle plus \u00e0 l\u2019impression premi\u00e8re, \u00e0 la construction mentale qu\u2019on a faite de lui. On croit chercher des points communs, on croit b\u00e2tir du solide, mais souvent on b\u00e2tit surtout du rassurant. La phrase qu\u2019on se repasse (“regarder ensemble dans la m\u00eame direction”) sonne bien ; elle sert surtout \u00e0 \u00e9viter le vrai travail : regarder, vraiment, et accepter que l\u2019autre ne se laissera pas r\u00e9duire \u00e0 une direction, ni \u00e0 un slogan. Aimer n\u2019a pas besoin de mots d\u2019ordre. Aimer suppose au contraire d\u2019\u00eatre pr\u00eat \u00e0 d\u00e9couvrir l\u2019autre autrement que ce qu\u2019on esp\u00e9rait. Et la d\u00e9ception, la plupart du temps, n\u2019est pas un crime de l\u2019autre : c\u2019est l\u2019effondrement de ce qu\u2019on voulait qu\u2019il soit. Malentendu massif. Querelles, ruptures, regrets. Pour ma part, ce sont souvent les failles de quelqu\u2019un — ses maladresses, ses mensonges, ses angles morts — qui le rendent humain, donc aimable ; et c\u2019est \u00e7a que je regrette d\u2019abord quand il s\u2019absente. L\u2019amour “pr\u00e9format\u00e9” des r\u00e9seaux supporte mal les asp\u00e9rit\u00e9s : si tu sors du cadre, les dents deviennent des crocs. Pourtant, l\u2019amour est profond, et il faut des poumons d\u2019apn\u00e9iste pour y descendre : quand on est jeune, c\u2019est surtout une exp\u00e9rience, et on a du temps et de l\u2019\u00e9nergie pour la vivre — parfois en se trompant, souvent en se trompant. J\u2019ai connu une femme marqu\u00e9e, enfant, par un p\u00e8re violent ; elle avait r\u00e9\u00e9crit son histoire jusqu\u2019\u00e0 fabriquer une version d\u00e9lirante de l\u2019amour paternel, et elle cherchait ensuite, sans le savoir, \u00e0 rejouer ce th\u00e9\u00e2tre avec ses partenaires. Personne n\u2019y “arrivait”, personne ne pouvait “aller jusqu\u2019au bout” de l\u2019image qu\u2019elle portait, et chaque relation servait \u00e0 confirmer sa croyance. Voil\u00e0 comment on se sert de l\u2019amour pour r\u00e9gler des affaires anciennes, comment on fabrique des psychodrames en appelant \u00e7a “destin”. On peut en rire ou en pleurer : c\u2019est surtout tragique parce que \u00e7a enferme. Est-ce que c\u2019est de l\u2019amour, malgr\u00e9 tout ? Oui — ou, disons, c\u2019est ce que l\u2019amour devient quand il est pris en otage par une histoire int\u00e9rieure. Et il faut parfois traverser ce bourbier pour perdre quelques illusions, garder ce qui est vivant, et continuer. Le probl\u00e8me n\u2019est pas que l\u2019amour manque : il est l\u00e0, tout le temps. Le probl\u00e8me, c\u2019est notre incapacit\u00e9 \u00e0 l\u2019accepter tel qu\u2019il est, parce qu\u2019on reste hypnotis\u00e9 par l\u2019id\u00e9e de ce qui “devrait” nous convenir.<\/p>\n
C\u2019\u00e9tait dans une autre vie : j\u2019\u00e9tais mont\u00e9 si haut que j\u2019avais rencontr\u00e9 les anges, les archanges et tout le tintouin, avec un regard d\u2019amour infini sur le monde et trois fois plus de cigarettes qu\u2019aujourd\u2019hui. Perch\u00e9. Tr\u00e8s confortable. Je transmutais le plomb en or (en platine les jours sans vent) pendant que les lettres de relance s\u2019empilaient dans une bo\u00eete aux lettres que je n\u2019ouvrais plus. Je vivais au-dessus du profane, et les petits soucis pouvaient aller se faire voir. Ravi Shankar en boucle, l\u2019oreille tendue vers les quarts de ton ; parfois je me jetais sur un lit ou un paddock imaginaire en essayant de l\u00e9viter sur des bols tib\u00e9tains enregistr\u00e9s sur cassette. Et puis un jour j\u2019ai rencontr\u00e9 une fille, et elle m\u2019a d\u00e9croch\u00e9 en deux phrases : frigo, poubelles, samedi chez sa m\u00e8re, r\u00e9vision de la voiture. Retour sur terre. Pas facile. Mais j\u2019\u00e9tais amoureux, donc j\u2019ai sign\u00e9. Quand le couple s\u2019est mis \u00e0 battre de l\u2019aile, on n\u2019\u00e9tait plus sur la m\u00eame plan\u00e8te : on se fuyait, on s\u2019\u00e9nervait d\u00e8s qu\u2019on tentait de parler. J\u2019ai fini par partir avec un petit sac, un carnet, un stylo, et cette id\u00e9e fixe : retrouver l\u2019altitude. Je me disais “trop sensible”, “pas viable”, et son refrain \u00e0 elle me revenait : “t\u2019es un gamin”. J\u2019ai trouv\u00e9 un lit loin de la ville, pour ne pas croiser son ombre, et j\u2019ai tent\u00e9 de me repercher, parce que sinon c\u2019\u00e9tait trop dur. Mais les anges ne r\u00e9pondaient plus : ou je les avais d\u00e9go\u00fbt\u00e9s, ou j\u2019avais chang\u00e9 de fr\u00e9quence. Alors j\u2019ai lu. D\u00e9vor\u00e9. Dans les livres, c\u2019\u00e9tait parfait : je tutoyais les morts, les \u00e9crivains devenaient des compagnons, parfois des amis. Les pages mettaient un tampon d\u2019ouate entre la r\u00e9alit\u00e9 et ma peau. Je faisais des jobs sans int\u00e9r\u00eat, je voyais des gens sans int\u00e9r\u00eat, et je tenais pour une seule chose : reprendre le livre l\u00e0 o\u00f9 je l\u2019avais laiss\u00e9. Puis l\u2019ennui est arriv\u00e9. L\u2019ennui, le vrai : une chape, un camion dans la figure. Il m\u2019a d\u00e9perch\u00e9 net. Cette fois je n\u2019ai pas fui : je me suis assis dedans, j\u2019ai regard\u00e9 la solitude qui l\u2019accompagnait. C\u2019est l\u00e0 que j\u2019ai commenc\u00e9 \u00e0 \u00e9crire. Et au bout de quelques tas de feuilles, bien s\u00fbr, je me suis reperch\u00e9 dans une nouvelle id\u00e9e : “devenir \u00e9crivain”. Publier ne m\u2019int\u00e9ressait pas ; ce qui m\u2019int\u00e9ressait, c\u2019\u00e9tait l\u2019ailleurs, le “peut-\u00eatre”, le “un jour”. Une autre femme m\u2019a d\u00e9perch\u00e9 — encore. Plus brutale, sans compromis, exactement l\u2019\u00e9lectrochoc dont j\u2019avais besoin. Elle m\u2019a remu\u00e9 comme il faut, jusqu\u2019\u00e0 ce que je touche un morceau de r\u00e9el sans fard. Et puis un matin, comme souvent, je suis reparti : la vie fait \u00e7a, l\u2019amour aussi. J\u2019ai retrouv\u00e9 un lit dans un autre pays ; traverser des fronti\u00e8res ne change pas grand-chose quand on se transporte soi-m\u00eame. J\u2019\u00e9tais KO, mais au fond content : j\u2019avais travers\u00e9 quelque chose, et je savais que la suite se ferait autrement — un pas apr\u00e8s l\u2019autre, \u00e0 la fa\u00e7on indienne, sans fixer trop longtemps le d\u00e9cor, pour ne pas appeler les pr\u00e9dateurs.<\/p>",
"content_text": " La seule peur qui m\u00e9rite vraiment notre attention \u2014 celle dont toutes les autres d\u00e9rivent \u2014 c\u2019est la peur de la mort. On peut passer sa vie \u00e0 la maquiller, \u00e0 la rationaliser, \u00e0 la regarder en face \u201cpour de bon\u201d : \u00e7a ne l\u2019abolit pas. Il reste, log\u00e9e dans une zone archa\u00efque du cerveau, une peur qui ne se laisse pas convaincre. C\u2019est sans doute pour \u00e7a que je reviens toujours aux figures doubles et aux passeurs : Janus, le moine zen, l\u2019Auguste qui chute et se rel\u00e8ve sur la sciure. Ce qui me frappe chez eux, c\u2019est l\u2019action dans l\u2019imm\u00e9diatet\u00e9, \u00e0 l\u2019endroit exact o\u00f9 le conscient et l\u2019inconscient se touchent : une croix, une intersection, un centre. J\u2019ai tourn\u00e9 longtemps autour de ce point, en changeant d\u2019angle, en cherchant une m\u00e9thode, un symbole, une duplicit\u00e9 qui tienne. \u00c7a n\u2019a jamais fait dispara\u00eetre la peur de la fin \u2014 la fin de ce petit \u00ab je \u00bb qui se cogne contre les vitres d\u2019une r\u00e9alit\u00e9 qu\u2019il fabrique tout seul \u2014 mais \u00e7a m\u2019a appris ceci : on ne \u201cr\u00e9sout\u201d pas, on traverse, et on recommence. D\u2019o\u00f9 Herm\u00e8s : messager, passeur, aller-retour entre les mortels et les immortels. D\u2019o\u00f9 aussi l\u2019aimantation d\u2019Herm\u00e8s Trism\u00e9giste, n\u00e9 (et mort) trois fois, et cette famille de r\u00e9cits o\u00f9 il faut mourir pour rena\u00eetre \u2014 Gilgamesh, Osiris, puis les \u00c9vangiles : \u201csi le grain ne meurt\u2026\u201d. Est-ce qu\u2019il faut mourir plusieurs fois pour devenir une version plus juste de soi ? Peut-\u00eatre, mais la part irrationnelle r\u00e9siste : elle murmure notre ignorance, elle relance la peur, elle ram\u00e8ne le corps \u00e0 son programme. Alors je reviens \u00e0 ce que je sais faire : peindre. Et l\u00e0, l\u2019\u00e9quilibre n\u2019est jamais un th\u00e9or\u00e8me. Ce n\u2019est pas la sym\u00e9trie qui me touche. C\u2019est le d\u00e9s\u00e9quilibre ajust\u00e9, parfois plusieurs, dont la somme finit par produire une tenue nouvelle. Une sorte d\u2019assiette paradoxale. Comme une vie : une s\u00e9rie de morts minuscules et de reprises \u2014 ne serait-ce que ces cellules qui disparaissent et reviennent sans qu\u2019on y pense. Peut-\u00eatre que c\u2019est pour \u00e7a que j\u2019\u00e9cris et que je peins : pour donner une forme \u00e0 ces petites morts, pour que la fin d\u2019un texte, d\u2019un tableau, fasse \u00e0 la fois peur et d\u00e9sir, et que l\u2019envie de recommencer vienne dans la m\u00eame seconde. Ce qui est \u00e9tonnant \u2014 et banal \u2014 c\u2019est la vitesse avec laquelle le d\u00e9samour appara\u00eet quand l\u2019autre ne colle plus \u00e0 l\u2019impression premi\u00e8re, \u00e0 la construction mentale qu\u2019on a faite de lui. On croit chercher des points communs, on croit b\u00e2tir du solide, mais souvent on b\u00e2tit surtout du rassurant. La phrase qu\u2019on se repasse (\u201cregarder ensemble dans la m\u00eame direction\u201d) sonne bien ; elle sert surtout \u00e0 \u00e9viter le vrai travail : regarder, vraiment, et accepter que l\u2019autre ne se laissera pas r\u00e9duire \u00e0 une direction, ni \u00e0 un slogan. Aimer n\u2019a pas besoin de mots d\u2019ordre. Aimer suppose au contraire d\u2019\u00eatre pr\u00eat \u00e0 d\u00e9couvrir l\u2019autre autrement que ce qu\u2019on esp\u00e9rait. Et la d\u00e9ception, la plupart du temps, n\u2019est pas un crime de l\u2019autre : c\u2019est l\u2019effondrement de ce qu\u2019on voulait qu\u2019il soit. Malentendu massif. Querelles, ruptures, regrets. Pour ma part, ce sont souvent les failles de quelqu\u2019un \u2014 ses maladresses, ses mensonges, ses angles morts \u2014 qui le rendent humain, donc aimable ; et c\u2019est \u00e7a que je regrette d\u2019abord quand il s\u2019absente. L\u2019amour \u201cpr\u00e9format\u00e9\u201d des r\u00e9seaux supporte mal les asp\u00e9rit\u00e9s : si tu sors du cadre, les dents deviennent des crocs. Pourtant, l\u2019amour est profond, et il faut des poumons d\u2019apn\u00e9iste pour y descendre : quand on est jeune, c\u2019est surtout une exp\u00e9rience, et on a du temps et de l\u2019\u00e9nergie pour la vivre \u2014 parfois en se trompant, souvent en se trompant. J\u2019ai connu une femme marqu\u00e9e, enfant, par un p\u00e8re violent ; elle avait r\u00e9\u00e9crit son histoire jusqu\u2019\u00e0 fabriquer une version d\u00e9lirante de l\u2019amour paternel, et elle cherchait ensuite, sans le savoir, \u00e0 rejouer ce th\u00e9\u00e2tre avec ses partenaires. Personne n\u2019y \u201carrivait\u201d, personne ne pouvait \u201caller jusqu\u2019au bout\u201d de l\u2019image qu\u2019elle portait, et chaque relation servait \u00e0 confirmer sa croyance. Voil\u00e0 comment on se sert de l\u2019amour pour r\u00e9gler des affaires anciennes, comment on fabrique des psychodrames en appelant \u00e7a \u201cdestin\u201d. On peut en rire ou en pleurer : c\u2019est surtout tragique parce que \u00e7a enferme. Est-ce que c\u2019est de l\u2019amour, malgr\u00e9 tout ? Oui \u2014 ou, disons, c\u2019est ce que l\u2019amour devient quand il est pris en otage par une histoire int\u00e9rieure. Et il faut parfois traverser ce bourbier pour perdre quelques illusions, garder ce qui est vivant, et continuer. Le probl\u00e8me n\u2019est pas que l\u2019amour manque : il est l\u00e0, tout le temps. Le probl\u00e8me, c\u2019est notre incapacit\u00e9 \u00e0 l\u2019accepter tel qu\u2019il est, parce qu\u2019on reste hypnotis\u00e9 par l\u2019id\u00e9e de ce qui \u201cdevrait\u201d nous convenir. C\u2019\u00e9tait dans une autre vie : j\u2019\u00e9tais mont\u00e9 si haut que j\u2019avais rencontr\u00e9 les anges, les archanges et tout le tintouin, avec un regard d\u2019amour infini sur le monde et trois fois plus de cigarettes qu\u2019aujourd\u2019hui. Perch\u00e9. Tr\u00e8s confortable. Je transmutais le plomb en or (en platine les jours sans vent) pendant que les lettres de relance s\u2019empilaient dans une bo\u00eete aux lettres que je n\u2019ouvrais plus. Je vivais au-dessus du profane, et les petits soucis pouvaient aller se faire voir. Ravi Shankar en boucle, l\u2019oreille tendue vers les quarts de ton ; parfois je me jetais sur un lit ou un paddock imaginaire en essayant de l\u00e9viter sur des bols tib\u00e9tains enregistr\u00e9s sur cassette. Et puis un jour j\u2019ai rencontr\u00e9 une fille, et elle m\u2019a d\u00e9croch\u00e9 en deux phrases : frigo, poubelles, samedi chez sa m\u00e8re, r\u00e9vision de la voiture. Retour sur terre. Pas facile. Mais j\u2019\u00e9tais amoureux, donc j\u2019ai sign\u00e9. Quand le couple s\u2019est mis \u00e0 battre de l\u2019aile, on n\u2019\u00e9tait plus sur la m\u00eame plan\u00e8te : on se fuyait, on s\u2019\u00e9nervait d\u00e8s qu\u2019on tentait de parler. J\u2019ai fini par partir avec un petit sac, un carnet, un stylo, et cette id\u00e9e fixe : retrouver l\u2019altitude. Je me disais \u201ctrop sensible\u201d, \u201cpas viable\u201d, et son refrain \u00e0 elle me revenait : \u201ct\u2019es un gamin\u201d. J\u2019ai trouv\u00e9 un lit loin de la ville, pour ne pas croiser son ombre, et j\u2019ai tent\u00e9 de me repercher, parce que sinon c\u2019\u00e9tait trop dur. Mais les anges ne r\u00e9pondaient plus : ou je les avais d\u00e9go\u00fbt\u00e9s, ou j\u2019avais chang\u00e9 de fr\u00e9quence. Alors j\u2019ai lu. D\u00e9vor\u00e9. Dans les livres, c\u2019\u00e9tait parfait : je tutoyais les morts, les \u00e9crivains devenaient des compagnons, parfois des amis. Les pages mettaient un tampon d\u2019ouate entre la r\u00e9alit\u00e9 et ma peau. Je faisais des jobs sans int\u00e9r\u00eat, je voyais des gens sans int\u00e9r\u00eat, et je tenais pour une seule chose : reprendre le livre l\u00e0 o\u00f9 je l\u2019avais laiss\u00e9. Puis l\u2019ennui est arriv\u00e9. L\u2019ennui, le vrai : une chape, un camion dans la figure. Il m\u2019a d\u00e9perch\u00e9 net. Cette fois je n\u2019ai pas fui : je me suis assis dedans, j\u2019ai regard\u00e9 la solitude qui l\u2019accompagnait. C\u2019est l\u00e0 que j\u2019ai commenc\u00e9 \u00e0 \u00e9crire. Et au bout de quelques tas de feuilles, bien s\u00fbr, je me suis reperch\u00e9 dans une nouvelle id\u00e9e : \u201cdevenir \u00e9crivain\u201d. Publier ne m\u2019int\u00e9ressait pas ; ce qui m\u2019int\u00e9ressait, c\u2019\u00e9tait l\u2019ailleurs, le \u201cpeut-\u00eatre\u201d, le \u201cun jour\u201d. Une autre femme m\u2019a d\u00e9perch\u00e9 \u2014 encore. Plus brutale, sans compromis, exactement l\u2019\u00e9lectrochoc dont j\u2019avais besoin. Elle m\u2019a remu\u00e9 comme il faut, jusqu\u2019\u00e0 ce que je touche un morceau de r\u00e9el sans fard. Et puis un matin, comme souvent, je suis reparti : la vie fait \u00e7a, l\u2019amour aussi. J\u2019ai retrouv\u00e9 un lit dans un autre pays ; traverser des fronti\u00e8res ne change pas grand-chose quand on se transporte soi-m\u00eame. J\u2019\u00e9tais KO, mais au fond content : j\u2019avais travers\u00e9 quelque chose, et je savais que la suite se ferait autrement \u2014 un pas apr\u00e8s l\u2019autre, \u00e0 la fa\u00e7on indienne, sans fixer trop longtemps le d\u00e9cor, pour ne pas appeler les pr\u00e9dateurs. ",
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"title": "1 er d\u00e9cembre 2019",
"date_published": "2019-12-01T10:11:00Z",
"date_modified": "2025-12-21T10:11:14Z",
"author": {"name": "Patrick Blanchon"},
"content_html": "
Il y a toujours une angoisse qui revient \u00e0 la veille de chaque exposition : un r\u00e9flexe de rejet, comme si je devais me pr\u00e9c\u00e9der moi-m\u00eame, me retirer avant que quiconque ne puisse le faire.<\/p>\n
Nouveaut\u00e9 de ces derni\u00e8res ann\u00e9es : sous cette angoisse, l\u2019id\u00e9e d\u2019annuler appara\u00eet, nette, presque raisonnable. \u00c9videmment je ne le fais pas. Les engagements, la logistique, les gens qui comptent sur vous — tout cela rend l\u2019annulation ind\u00e9cente.<\/p>\n
Il y a quelques mois, j\u2019ai accept\u00e9 de participer \u00e0 une exposition sur le th\u00e8me de l\u2019\u00e9migration. J\u2019avais d\u00e9j\u00e0 des sujets en t\u00eate, quelques esquisses, des pistes. Puis j\u2019ai renonc\u00e9 sans bruit.<\/p>\n
Mes journ\u00e9es sont prises par les cours que je dispense, par des commandes \u00e0 honorer. Et surtout, je me suis laiss\u00e9 retenir, de jour en jour. \u00c7a file vite : on croit encore avoir du temps, et soudain on est au bord du but.<\/p>\n
Alors la voix int\u00e9rieure arrive, fid\u00e8le : fain\u00e9ant. Tu n\u2019as pas assez fait. Tu n\u2019as pas men\u00e9 \u00e7a \u00e0 terme.<\/p>\n
Et ma r\u00e9ponse est toujours la m\u00eame : une r\u00e9sistance, une inertie presque volontaire. J\u2019ai cess\u00e9 de la combattre. Une part de moi exige cette inertie d\u00e8s qu\u2019elle juge un \u00e9v\u00e9nement bancal — et elle le juge bancal tr\u00e8s t\u00f4t.<\/p>\n
Je r\u00e9fl\u00e9chis \u00e0 tout cela \u00e0 quelques jours de l\u2019exposition et, au moment o\u00f9 j\u2019allais m\u2019en vouloir de ne pas avoir “fait le travail”, une \u00e9vidence s\u2019installe, lumineuse comme un \u00e9veil.<\/p>\n
Si j\u2019ai accept\u00e9, c\u2019est que le th\u00e8me me touche. Qu\u2019on appelle cela « migrations » ou « \u00e9migration » ne change rien : il s\u2019agit d\u2019exil, d\u2019errance.<\/p>\n
Or c\u2019est exactement ce que je peins depuis des ann\u00e9es. J\u2019ai sur mes \u00e9tag\u00e8res, dans mes tiroirs, un mat\u00e9riau amplement suffisant pour t\u00e9moigner d\u2019une vision de l\u2019errance — la mienne, qui m\u2019accompagne depuis toujours.<\/p>\n
De quel exil s\u2019agit-il donc ? \nDe quelle errance est-ce que je ne cesse de parler, d\u2019\u00e9crire, de peindre ?<\/p>\n
Je me serais \u00e9gar\u00e9 : j\u2019aurais voulu m\u2019\u00e9carter, m\u2019enfuir, partir d\u2019un lieu — appelons-le « chez moi » — vers un objectif imagin\u00e9 au moment m\u00eame du d\u00e9part. Une terre inconnue, d\u00e9limit\u00e9e par des « on dit ». Des « on dit » qui finissent par devenir une voix int\u00e9rieure, et que je prends pour moi.<\/p>\n
Il y eut l\u2019exil physique d\u2019abord, \u00e0 ces moments o\u00f9 je ne parvenais pas \u00e0 exprimer quoi que ce soit ; o\u00f9 d\u00e9sir, manque et trop-plein ne faisaient qu\u2019un ; o\u00f9 l\u2019\u00e9lan vers l\u2019ailleurs \u00e9tait brut, pas encore \u00e9mouss\u00e9 par les murs, les limites, les fronti\u00e8res.<\/p>\n
Mais mon chemin n\u2019est pas une route goudronn\u00e9e ni un chemin vicinal : mon chemin, c\u2019est le temps. C\u2019est ma vie et ses bifurcations, par l\u2019entremise des choix, du fameux libre arbitre que nous croyons poss\u00e9der.<\/p>\n
Combien d\u2019ann\u00e9es se seront \u00e9coul\u00e9es \u00e0 chercher mon pays par l\u2019\u00e9criture et la peinture ?<\/p>\n
Il doit y avoir quelque chose de semblable chez le p\u00e8lerin, quel qu\u2019il soit, quelle que soit la destination qu\u2019il se donne. En arrivant \u00e0 la p\u00e9riph\u00e9rie du but — \u00e0 sa banlieue, toujours — une autre conscience se met en place : on comprend qu\u2019un but peut en cacher un autre, plus dissimul\u00e9, plus urgent.<\/p>\n
Et c\u2019est aussi au moment o\u00f9 l\u2019on imagine que l\u2019errance va prendre fin que son acuit\u00e9 devient la plus vive.<\/p>\n
Alors le regard revient en arri\u00e8re, retrace le voyage, non par nostalgie d\u00e9corative, mais pour mesurer le chemin parcouru. Comme si la fin obligeait \u00e0 relire tout le trajet d\u2019un seul coup.<\/p>\n
On d\u00e9couvre alors ceci : le « chez-soi » que l\u2019on cherchait obstin\u00e9ment dans l\u2019ailleurs n\u2019a jamais quitt\u00e9 le fond. L\u2019\u00e9garement n\u2019\u00e9tait pas une erreur, mais le parcours n\u00e9cessaire pour d\u00e9limiter un territoire.<\/p>\n
Et tous les textes, tous les tableaux se r\u00e9pondent. Pour un \u0153il exerc\u00e9, chaque page, chaque toile n\u2019est peut-\u00eatre que la trace d\u2019un pas que l\u2019on croit faire hors de soi — alors qu\u2019il dessinait, depuis le d\u00e9but, la forme exacte de soi.<\/p>\n
L\u2019exil, l\u2019errance, la migration : une seule et m\u00eame \u00e9pop\u00e9e, reprise sans cesse, jusqu\u2019\u00e0 ce qu\u2019on entende enfin ce qu\u2019elle disait.<\/p>",
"content_text": " Il y a toujours une angoisse qui revient \u00e0 la veille de chaque exposition : un r\u00e9flexe de rejet, comme si je devais me pr\u00e9c\u00e9der moi-m\u00eame, me retirer avant que quiconque ne puisse le faire. Nouveaut\u00e9 de ces derni\u00e8res ann\u00e9es : sous cette angoisse, l\u2019id\u00e9e d\u2019annuler appara\u00eet, nette, presque raisonnable. \u00c9videmment je ne le fais pas. Les engagements, la logistique, les gens qui comptent sur vous \u2014 tout cela rend l\u2019annulation ind\u00e9cente. Il y a quelques mois, j\u2019ai accept\u00e9 de participer \u00e0 une exposition sur le th\u00e8me de l\u2019\u00e9migration. J\u2019avais d\u00e9j\u00e0 des sujets en t\u00eate, quelques esquisses, des pistes. Puis j\u2019ai renonc\u00e9 sans bruit. Mes journ\u00e9es sont prises par les cours que je dispense, par des commandes \u00e0 honorer. Et surtout, je me suis laiss\u00e9 retenir, de jour en jour. \u00c7a file vite : on croit encore avoir du temps, et soudain on est au bord du but. Alors la voix int\u00e9rieure arrive, fid\u00e8le : fain\u00e9ant. Tu n\u2019as pas assez fait. Tu n\u2019as pas men\u00e9 \u00e7a \u00e0 terme. Et ma r\u00e9ponse est toujours la m\u00eame : une r\u00e9sistance, une inertie presque volontaire. J\u2019ai cess\u00e9 de la combattre. Une part de moi exige cette inertie d\u00e8s qu\u2019elle juge un \u00e9v\u00e9nement bancal \u2014 et elle le juge bancal tr\u00e8s t\u00f4t. Je r\u00e9fl\u00e9chis \u00e0 tout cela \u00e0 quelques jours de l\u2019exposition et, au moment o\u00f9 j\u2019allais m\u2019en vouloir de ne pas avoir \u201cfait le travail\u201d, une \u00e9vidence s\u2019installe, lumineuse comme un \u00e9veil. Si j\u2019ai accept\u00e9, c\u2019est que le th\u00e8me me touche. Qu\u2019on appelle cela \u00ab migrations \u00bb ou \u00ab \u00e9migration \u00bb ne change rien : il s\u2019agit d\u2019exil, d\u2019errance. Or c\u2019est exactement ce que je peins depuis des ann\u00e9es. J\u2019ai sur mes \u00e9tag\u00e8res, dans mes tiroirs, un mat\u00e9riau amplement suffisant pour t\u00e9moigner d\u2019une vision de l\u2019errance \u2014 la mienne, qui m\u2019accompagne depuis toujours. De quel exil s\u2019agit-il donc ? De quelle errance est-ce que je ne cesse de parler, d\u2019\u00e9crire, de peindre ? Je me serais \u00e9gar\u00e9 : j\u2019aurais voulu m\u2019\u00e9carter, m\u2019enfuir, partir d\u2019un lieu \u2014 appelons-le \u00ab chez moi \u00bb \u2014 vers un objectif imagin\u00e9 au moment m\u00eame du d\u00e9part. Une terre inconnue, d\u00e9limit\u00e9e par des \u00ab on dit \u00bb. Des \u00ab on dit \u00bb qui finissent par devenir une voix int\u00e9rieure, et que je prends pour moi. Il y eut l\u2019exil physique d\u2019abord, \u00e0 ces moments o\u00f9 je ne parvenais pas \u00e0 exprimer quoi que ce soit ; o\u00f9 d\u00e9sir, manque et trop-plein ne faisaient qu\u2019un ; o\u00f9 l\u2019\u00e9lan vers l\u2019ailleurs \u00e9tait brut, pas encore \u00e9mouss\u00e9 par les murs, les limites, les fronti\u00e8res. Mais mon chemin n\u2019est pas une route goudronn\u00e9e ni un chemin vicinal : mon chemin, c\u2019est le temps. C\u2019est ma vie et ses bifurcations, par l\u2019entremise des choix, du fameux libre arbitre que nous croyons poss\u00e9der. Combien d\u2019ann\u00e9es se seront \u00e9coul\u00e9es \u00e0 chercher mon pays par l\u2019\u00e9criture et la peinture ? Il doit y avoir quelque chose de semblable chez le p\u00e8lerin, quel qu\u2019il soit, quelle que soit la destination qu\u2019il se donne. En arrivant \u00e0 la p\u00e9riph\u00e9rie du but \u2014 \u00e0 sa banlieue, toujours \u2014 une autre conscience se met en place : on comprend qu\u2019un but peut en cacher un autre, plus dissimul\u00e9, plus urgent. Et c\u2019est aussi au moment o\u00f9 l\u2019on imagine que l\u2019errance va prendre fin que son acuit\u00e9 devient la plus vive. Alors le regard revient en arri\u00e8re, retrace le voyage, non par nostalgie d\u00e9corative, mais pour mesurer le chemin parcouru. Comme si la fin obligeait \u00e0 relire tout le trajet d\u2019un seul coup. On d\u00e9couvre alors ceci : le \u00ab chez-soi \u00bb que l\u2019on cherchait obstin\u00e9ment dans l\u2019ailleurs n\u2019a jamais quitt\u00e9 le fond. L\u2019\u00e9garement n\u2019\u00e9tait pas une erreur, mais le parcours n\u00e9cessaire pour d\u00e9limiter un territoire. Et tous les textes, tous les tableaux se r\u00e9pondent. Pour un \u0153il exerc\u00e9, chaque page, chaque toile n\u2019est peut-\u00eatre que la trace d\u2019un pas que l\u2019on croit faire hors de soi \u2014 alors qu\u2019il dessinait, depuis le d\u00e9but, la forme exacte de soi. L\u2019exil, l\u2019errance, la migration : une seule et m\u00eame \u00e9pop\u00e9e, reprise sans cesse, jusqu\u2019\u00e0 ce qu\u2019on entende enfin ce qu\u2019elle disait. ",
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