{ "version": "https://jsonfeed.org/version/1.1", "title": "Le dibbouk", "home_page_url": "https:\/\/ledibbouk.net\/", "feed_url": "https:\/\/ledibbouk.net\/spip.php?page=feed_json", "language": "fr-FR", "items": [ { "id": "https:\/\/ledibbouk.net\/28-fevrier-2019.html", "url": "https:\/\/ledibbouk.net\/28-fevrier-2019.html", "title": "28 f\u00e9vrier 2019", "date_published": "2019-02-28T09:56:00Z", "date_modified": "2025-11-24T09:56:45Z", "author": {"name": "Patrick Blanchon"}, "content_html": "
Il avait longtemps tourn\u00e9 autour de ces mots-l\u00e0 : « beau », « d\u00e9co », comme si la peinture se d\u00e9cidait dans un d\u00e9bat. Puis il avait laiss\u00e9 tomber. Il avait refait le chemin jusqu\u2019au pont : la toile nue, la main d\u2019enfant qui h\u00e9site au bord du pinceau. Ce qui le mettait en route, maintenant, ce n\u2019\u00e9tait plus l\u2019id\u00e9e brillante ni la fulgurance, mais l\u2019\u00e9coute. Le c\u0153ur qui bat, le sang qui circule, le feulement d\u2019un chat en qu\u00eate sur le toit voisin, le petit ploc d\u2019une goutte d\u2019eau : ces signes minuscules lui donnaient une direction plus s\u00fbre que ses images d\u2019autrefois, celles o\u00f9 il se perdait en croyant avancer. Il sentait qu\u2019il pourrait presque peindre les yeux ferm\u00e9s, non par virtuosit\u00e9, mais parce que quelque chose en lui avait cess\u00e9 de forcer. Son \u0153il aussi avait chang\u00e9 : un trait trop fragile, une couleur trop vive le faisait vaciller, alors il allait plus loin dans la concentration, sans juger, et laissait la main faire ce qu\u2019elle savait faire quand elle n\u2019\u00e9tait pas surveill\u00e9e. Quand il recula enfin de quelques pas, comme il le faisait toujours pour voir, il fut arr\u00eat\u00e9 net. Le tableau tenait. Il \u00e9tait beau au sens le plus simple : comme un olivier bien taill\u00e9, traversable, respirant. Un oiseau aurait pu y passer sans se cogner. Il se sentit passeur, c\u2019est-\u00e0-dire capable de laisser passer quelque chose sans le d\u00e9former. La beaut\u00e9 \u00e9tait l\u00e0, dans cette fragilit\u00e9 accept\u00e9e, dans cette souplesse trouv\u00e9e pour la laisser sourdre et la partager. Demain, sans doute, il faudrait recommencer. Mais ce jour-l\u00e0, c\u2019\u00e9tait arriv\u00e9.<\/p>\n
\nillustration<\/em> huile sur toile pb 2019\n<\/small><\/p>",
"content_text": " Il avait longtemps tourn\u00e9 autour de ces mots-l\u00e0 : \u00ab beau \u00bb, \u00ab d\u00e9co \u00bb, comme si la peinture se d\u00e9cidait dans un d\u00e9bat. Puis il avait laiss\u00e9 tomber. Il avait refait le chemin jusqu\u2019au pont : la toile nue, la main d\u2019enfant qui h\u00e9site au bord du pinceau. Ce qui le mettait en route, maintenant, ce n\u2019\u00e9tait plus l\u2019id\u00e9e brillante ni la fulgurance, mais l\u2019\u00e9coute. Le c\u0153ur qui bat, le sang qui circule, le feulement d\u2019un chat en qu\u00eate sur le toit voisin, le petit ploc d\u2019une goutte d\u2019eau : ces signes minuscules lui donnaient une direction plus s\u00fbre que ses images d\u2019autrefois, celles o\u00f9 il se perdait en croyant avancer. Il sentait qu\u2019il pourrait presque peindre les yeux ferm\u00e9s, non par virtuosit\u00e9, mais parce que quelque chose en lui avait cess\u00e9 de forcer. Son \u0153il aussi avait chang\u00e9 : un trait trop fragile, une couleur trop vive le faisait vaciller, alors il allait plus loin dans la concentration, sans juger, et laissait la main faire ce qu\u2019elle savait faire quand elle n\u2019\u00e9tait pas surveill\u00e9e. Quand il recula enfin de quelques pas, comme il le faisait toujours pour voir, il fut arr\u00eat\u00e9 net. Le tableau tenait. Il \u00e9tait beau au sens le plus simple : comme un olivier bien taill\u00e9, traversable, respirant. Un oiseau aurait pu y passer sans se cogner. Il se sentit passeur, c\u2019est-\u00e0-dire capable de laisser passer quelque chose sans le d\u00e9former. La beaut\u00e9 \u00e9tait l\u00e0, dans cette fragilit\u00e9 accept\u00e9e, dans cette souplesse trouv\u00e9e pour la laisser sourdre et la partager. Demain, sans doute, il faudrait recommencer. Mais ce jour-l\u00e0, c\u2019\u00e9tait arriv\u00e9. *illustration* huile sur toile pb 2019 ",
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"content_html": " O\u00f9 les choix m\u00e8nent-ils vraiment ? Il fit la liste, mentalement, de ceux des derni\u00e8res semaines — les prix retir\u00e9s, les expositions r\u00e9duites, la d\u00e9cision de ne plus vendre — et sentit le chemin dans son corps avant de le comprendre dans sa t\u00eate. Il avait quitt\u00e9 des habitudes, coup\u00e9 des protections, et maintenant la moindre brise le prenait de face. Un oiseau qui chante au loin suffisait \u00e0 lui faire mal. Il eut cette pens\u00e9e un peu absurde et exacte : avec une oreille bouch\u00e9e, au moins la douleur n\u2019entrait que d\u2019un c\u00f4t\u00e9. Il s\u2019\u00e9tait tenu comme on tient en apn\u00e9e, jour apr\u00e8s jour, en descendant plus bas que ce qu\u2019il croyait possible. Au fond, tr\u00e8s loin, il lui avait sembl\u00e9 voir une forme connue, un bout de paysage int\u00e9rieur qu\u2019il pensait perdu. Illusion peut-\u00eatre. Il allait encore douter quand la suffocation vint : le corps rappelait qu\u2019il fallait remonter, respirer autrement, revenir \u00e0 la surface des choses sans confondre l\u00e9g\u00e8ret\u00e9 et mensonge. Il avait eu des haut-le-c\u0153ur en pensant \u00e0 ce qui l\u2019attendait encore, aux engagements pris autrefois comme on jette des bouteilles \u00e0 la mer et qui reviennent toujours, un matin, sur le seuil. Les projets s\u2019accumulaient derri\u00e8re lui. Il les sentait revenir, non pas en th\u00e9orie, mais en poids : dates, rendez-vous, courriers, dettes, attentes des autres. Et pourtant il tenait. Pas par volont\u00e9 h\u00e9ro\u00efque, plut\u00f4t par une pouss\u00e9e sourde qui le gardait debout quand tout le reste c\u00e9dait. Dans cette douleur, il recommen\u00e7ait \u00e0 entendre quelque chose de simple : une zone calme, nue, o\u00f9 il respirait mieux. Ce calme n\u2019\u00e9tait pas un trou. Il \u00e9tait une r\u00e9serve. Il donnait envie de peindre, tout de suite, de saisir une toile, de prendre les pinceaux pour attraper ce que cette r\u00e9serve ouvrait en lui. Il se m\u00e9fia une seconde : et si c\u2019\u00e9tait encore une ruse de l\u2019imagination, une fa\u00e7on de se raconter une sortie ? C\u2019est \u00e0 ce moment que le bourdon entra dans l\u2019atelier. Il le suivit des yeux : l\u2019insecte tournait vite, cognait contre une poutre, contre un mur, repartait, puis venait se fracasser obstin\u00e9ment sur les vitres donnant sur la cour. Il alla ouvrir la porte. Encore deux ou trois chocs, puis le bourdon trouva la br\u00e8che et disparut d\u2019un coup dans l\u2019air. Il referma. Quelque chose se mit en place, d\u2019un seul tenant. Il esquissa un sourire, pas joyeux, mais juste. Il remercia en silence ce qui, malgr\u00e9 tout, l\u2019avait maintenu l\u00e0. Puis il se mit au travail.<\/p>\n \nillustration<\/em> D\u00e9composition, d\u00e9tail huile sur toile, pb 2019\n<\/small><\/p>",
"content_text": " O\u00f9 les choix m\u00e8nent-ils vraiment ? Il fit la liste, mentalement, de ceux des derni\u00e8res semaines \u2014 les prix retir\u00e9s, les expositions r\u00e9duites, la d\u00e9cision de ne plus vendre \u2014 et sentit le chemin dans son corps avant de le comprendre dans sa t\u00eate. Il avait quitt\u00e9 des habitudes, coup\u00e9 des protections, et maintenant la moindre brise le prenait de face. Un oiseau qui chante au loin suffisait \u00e0 lui faire mal. Il eut cette pens\u00e9e un peu absurde et exacte : avec une oreille bouch\u00e9e, au moins la douleur n\u2019entrait que d\u2019un c\u00f4t\u00e9. Il s\u2019\u00e9tait tenu comme on tient en apn\u00e9e, jour apr\u00e8s jour, en descendant plus bas que ce qu\u2019il croyait possible. Au fond, tr\u00e8s loin, il lui avait sembl\u00e9 voir une forme connue, un bout de paysage int\u00e9rieur qu\u2019il pensait perdu. Illusion peut-\u00eatre. Il allait encore douter quand la suffocation vint : le corps rappelait qu\u2019il fallait remonter, respirer autrement, revenir \u00e0 la surface des choses sans confondre l\u00e9g\u00e8ret\u00e9 et mensonge. Il avait eu des haut-le-c\u0153ur en pensant \u00e0 ce qui l\u2019attendait encore, aux engagements pris autrefois comme on jette des bouteilles \u00e0 la mer et qui reviennent toujours, un matin, sur le seuil. Les projets s\u2019accumulaient derri\u00e8re lui. Il les sentait revenir, non pas en th\u00e9orie, mais en poids : dates, rendez-vous, courriers, dettes, attentes des autres. Et pourtant il tenait. Pas par volont\u00e9 h\u00e9ro\u00efque, plut\u00f4t par une pouss\u00e9e sourde qui le gardait debout quand tout le reste c\u00e9dait. Dans cette douleur, il recommen\u00e7ait \u00e0 entendre quelque chose de simple : une zone calme, nue, o\u00f9 il respirait mieux. Ce calme n\u2019\u00e9tait pas un trou. Il \u00e9tait une r\u00e9serve. Il donnait envie de peindre, tout de suite, de saisir une toile, de prendre les pinceaux pour attraper ce que cette r\u00e9serve ouvrait en lui. Il se m\u00e9fia une seconde : et si c\u2019\u00e9tait encore une ruse de l\u2019imagination, une fa\u00e7on de se raconter une sortie ? C\u2019est \u00e0 ce moment que le bourdon entra dans l\u2019atelier. Il le suivit des yeux : l\u2019insecte tournait vite, cognait contre une poutre, contre un mur, repartait, puis venait se fracasser obstin\u00e9ment sur les vitres donnant sur la cour. Il alla ouvrir la porte. Encore deux ou trois chocs, puis le bourdon trouva la br\u00e8che et disparut d\u2019un coup dans l\u2019air. Il referma. Quelque chose se mit en place, d\u2019un seul tenant. Il esquissa un sourire, pas joyeux, mais juste. Il remercia en silence ce qui, malgr\u00e9 tout, l\u2019avait maintenu l\u00e0. Puis il se mit au travail. *illustration* D\u00e9composition, d\u00e9tail huile sur toile, pb 2019 ",
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"content_html": " Il y avait ce pont qui enjambait le Cher et qui s\u00e9parait, dans la t\u00eate de l\u2019enfant, deux moiti\u00e9s du chemin qu\u2019il faisait matin et soir. En contrebas, sur la rive, les abattoirs du village avaient \u00e9t\u00e9 construits et, certains jours, des flaques de sang grasses s\u2019\u00e9chappaient d\u2019une conduite pour rejoindre le fleuve. Alors une odeur acre flottait dans l\u2019air, une odeur de fer, la m\u00eame que lorsqu\u2019il su\u00e7ait un clou ou posait la langue sur le tournevis froid de son p\u00e8re. Le sang sur l\u2019eau, il le regardait sans d\u00e9go\u00fbt ; il savait ce que c\u2019\u00e9tait, et il trouvait que ce rouge allait \u00e9trangement bien avec le vert des herbes sous la surface. Les herbes ondulaient comme des cheveux longs dans le courant ; le sang d\u00e9rivait en nappes \u00e9paisses, se d\u00e9chirait, disparaissait vers l\u2019amont, du c\u00f4t\u00e9 de l\u2019All\u00e9e des soupirs, ce lieu-dit o\u00f9 il allait souvent p\u00eacher. Le pont \u00e9tait un point n\u00e9vralgique : il savait qu\u2019\u00e0 cet endroit il \u00e9tait \u00e0 mi-parcours, et que la route, dans un sens ou dans l\u2019autre, pesait pareil. Il avait invent\u00e9 une balance invisible pour \u00e7a ; il y posait ses peurs et ses joies comme deux poids qu\u2019il essayait d\u2019\u00e9quilibrer. Ce matin-l\u00e0 il s\u2019arr\u00eata au-dessus du parapet, juste avant l\u2019abattoir. Aucun bruit ne montait des b\u00e2timents. Le brouillard se levait mal, lourd, comme s\u2019il ne voulait pas l\u00e2cher l\u2019horizon. Il posa sur sa balance une id\u00e9e plus grave : la douleur, repr\u00e9sent\u00e9e par la perte hypoth\u00e9tique de ses deux parents. Il imagina le p\u00e8re d\u2019un c\u00f4t\u00e9, la m\u00e8re de l\u2019autre. Le p\u00e8re lui parut plus lourd, d\u2019abord, mais les plateaux ne boug\u00e8rent pas. Ils rest\u00e8rent l\u00e0, immobiles, muets. Il ne sut pas choisir. Il repartit, en retard. \u00c0 l\u2019\u00e9cole la matin\u00e9e tra\u00eena, et la division le prit par surprise : encore plus dure que la multiplication, surtout quand la virgule entrait dans l\u2019histoire, comme si le nombre refusait de tomber juste. L\u2019apr\u00e8s-midi, la directrice fit jouer Pierre et le Loup sur un vieux \u00e9lectrophone. Le diamant crachotait dans les sillons, et l\u2019enfant compta les craquements plut\u00f4t que d\u2019\u00e9couter le loup. Quand il reprit le chemin du retour, le soleil \u00e9tait bas et le pont r\u00e9apparut au loin. Le brouillard avait disparu, l\u2019horizon \u00e9tait net. En se penchant il ne vit plus de sang, seulement l\u2019eau et les herbes qui prenaient la lumi\u00e8re du soir en \u00e9clats rapides. Les h\u00eatres de l\u2019autre rive fr\u00e9missaient doucement. Il pensa qu\u2019il aurait aim\u00e9 p\u00eacher l\u00e0, maintenant, mais les devoirs l\u2019attendaient. Cette pens\u00e9e lui mit de l\u2019ombre sur le visage et le cartable lui sembla d\u2019un coup plus lourd. \u00c0 force de changer de main pour le porter, il sentit monter une id\u00e9e simple, brutale. Arriv\u00e9 au pont, il prit son \u00e9lan et jeta le cartable dans le Cher. Le soir, quand sa m\u00e8re demanda o\u00f9 il \u00e9tait pass\u00e9, il dit qu\u2019il l\u2019avait oubli\u00e9 \u00e0 l\u2019\u00e9cole. Pendant quelques jours il fit le trajet d\u2019un pas plus l\u00e9ger, libre de ses exp\u00e9riences de pes\u00e9e. Puis on d\u00e9couvrit le pot aux roses. Il fut puni par la m\u00e8re, puis par la directrice. Les larmes, les reproches, la honte pass\u00e8rent. Ce qui resta, sous tout \u00e7a, c\u2019\u00e9tait autre chose : une joie sauvage, celle de refuser le poids qu\u2019on lui mettait sur le dos, et de sentir que \u00e7a ouvrait, quelque part, un espace \u00e0 lui.<\/p>\n \nillustration<\/em> Pont sur le Cher, Vallon en Sully \n<\/small><\/p>",
"content_text": " Il y avait ce pont qui enjambait le Cher et qui s\u00e9parait, dans la t\u00eate de l\u2019enfant, deux moiti\u00e9s du chemin qu\u2019il faisait matin et soir. En contrebas, sur la rive, les abattoirs du village avaient \u00e9t\u00e9 construits et, certains jours, des flaques de sang grasses s\u2019\u00e9chappaient d\u2019une conduite pour rejoindre le fleuve. Alors une odeur acre flottait dans l\u2019air, une odeur de fer, la m\u00eame que lorsqu\u2019il su\u00e7ait un clou ou posait la langue sur le tournevis froid de son p\u00e8re. Le sang sur l\u2019eau, il le regardait sans d\u00e9go\u00fbt ; il savait ce que c\u2019\u00e9tait, et il trouvait que ce rouge allait \u00e9trangement bien avec le vert des herbes sous la surface. Les herbes ondulaient comme des cheveux longs dans le courant ; le sang d\u00e9rivait en nappes \u00e9paisses, se d\u00e9chirait, disparaissait vers l\u2019amont, du c\u00f4t\u00e9 de l\u2019All\u00e9e des soupirs, ce lieu-dit o\u00f9 il allait souvent p\u00eacher. Le pont \u00e9tait un point n\u00e9vralgique : il savait qu\u2019\u00e0 cet endroit il \u00e9tait \u00e0 mi-parcours, et que la route, dans un sens ou dans l\u2019autre, pesait pareil. Il avait invent\u00e9 une balance invisible pour \u00e7a ; il y posait ses peurs et ses joies comme deux poids qu\u2019il essayait d\u2019\u00e9quilibrer. Ce matin-l\u00e0 il s\u2019arr\u00eata au-dessus du parapet, juste avant l\u2019abattoir. Aucun bruit ne montait des b\u00e2timents. Le brouillard se levait mal, lourd, comme s\u2019il ne voulait pas l\u00e2cher l\u2019horizon. Il posa sur sa balance une id\u00e9e plus grave : la douleur, repr\u00e9sent\u00e9e par la perte hypoth\u00e9tique de ses deux parents. Il imagina le p\u00e8re d\u2019un c\u00f4t\u00e9, la m\u00e8re de l\u2019autre. Le p\u00e8re lui parut plus lourd, d\u2019abord, mais les plateaux ne boug\u00e8rent pas. Ils rest\u00e8rent l\u00e0, immobiles, muets. Il ne sut pas choisir. Il repartit, en retard. \u00c0 l\u2019\u00e9cole la matin\u00e9e tra\u00eena, et la division le prit par surprise : encore plus dure que la multiplication, surtout quand la virgule entrait dans l\u2019histoire, comme si le nombre refusait de tomber juste. L\u2019apr\u00e8s-midi, la directrice fit jouer Pierre et le Loup sur un vieux \u00e9lectrophone. Le diamant crachotait dans les sillons, et l\u2019enfant compta les craquements plut\u00f4t que d\u2019\u00e9couter le loup. Quand il reprit le chemin du retour, le soleil \u00e9tait bas et le pont r\u00e9apparut au loin. Le brouillard avait disparu, l\u2019horizon \u00e9tait net. En se penchant il ne vit plus de sang, seulement l\u2019eau et les herbes qui prenaient la lumi\u00e8re du soir en \u00e9clats rapides. Les h\u00eatres de l\u2019autre rive fr\u00e9missaient doucement. Il pensa qu\u2019il aurait aim\u00e9 p\u00eacher l\u00e0, maintenant, mais les devoirs l\u2019attendaient. Cette pens\u00e9e lui mit de l\u2019ombre sur le visage et le cartable lui sembla d\u2019un coup plus lourd. \u00c0 force de changer de main pour le porter, il sentit monter une id\u00e9e simple, brutale. Arriv\u00e9 au pont, il prit son \u00e9lan et jeta le cartable dans le Cher. Le soir, quand sa m\u00e8re demanda o\u00f9 il \u00e9tait pass\u00e9, il dit qu\u2019il l\u2019avait oubli\u00e9 \u00e0 l\u2019\u00e9cole. Pendant quelques jours il fit le trajet d\u2019un pas plus l\u00e9ger, libre de ses exp\u00e9riences de pes\u00e9e. Puis on d\u00e9couvrit le pot aux roses. Il fut puni par la m\u00e8re, puis par la directrice. Les larmes, les reproches, la honte pass\u00e8rent. Ce qui resta, sous tout \u00e7a, c\u2019\u00e9tait autre chose : une joie sauvage, celle de refuser le poids qu\u2019on lui mettait sur le dos, et de sentir que \u00e7a ouvrait, quelque part, un espace \u00e0 lui. *illustration* Pont sur le Cher, Vallon en Sully ",
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"content_html": " Ce matin-l\u00e0, le peintre avait d\u00e9cid\u00e9 d\u2019en finir avec les ventes \u00e0 la petite semaine. Une toile qui partait, c\u2019\u00e9tait quinze jours de r\u00e9pit, puis la gorge se resserrait \u00e0 nouveau : tirer le diable par la queue, faire semblant d\u2019y croire, trouver sa nourriture dans l\u2019exaltation du travail pour ne pas tomber. La flamme devait tenir, co\u00fbte que co\u00fbte. Alors il s\u2019\u00e9tait jur\u00e9 de ne plus vendre. Sur les r\u00e9seaux, il enl\u00e8verait les prix, ou les pousserait si haut que personne n\u2019oserait acheter. Il vivrait des cours, et le reste du temps, il irait plus loin dans la peinture, sans se retourner. Une centaine de toiles par an, \u00e7a voulait dire du grenier plein et des \u00e9tag\u00e8res en plus ; \u00e7a voulait dire peut-\u00eatre des ch\u00e2ssis d\u00e9mont\u00e9s, des toiles roul\u00e9es, du volume gagn\u00e9 \u00e0 force de serrer la mati\u00e8re. Il fallait s\u2019organiser, oui, mais pour travailler, pas pour plaire. Il r\u00e9duirait les expositions. Fini les salles municipales, les centres culturels, les cimaises lou\u00e9es au mois. S\u2019il voulait que le travail soit pay\u00e9 \u00e0 sa valeur, il devait passer par des galeries, par des gens qui risquent avec toi au lieu de te louer un mur. Pour \u00e7a, il n\u2019y avait qu\u2019une r\u00e8gle : travailler, arr\u00eater les dispersions. Il rangea l\u2019atelier, passa le balai. Les \u00e9l\u00e8ves allaient arriver. Il se dit, en voyant la poussi\u00e8re s\u2019amasser, qu\u2019il avait eu raison de garder ces cours : un maigre revenu, oui, mais surtout un fil avec l\u2019ext\u00e9rieur. Sans ce fil, il se serait perdu dans l\u2019atelier comme dans une cave. Les cours tenaient par une m\u00e9canique qu\u2019il connaissait : une phrase pour ouvrir la s\u00e9ance sur l\u2019humeur du jour, une attention quand un visage se ferme, un mot ferme quand une toile s\u2019\u00e9gare. Certains revenaient depuis des ann\u00e9es. Il ajustait les tarifs selon les gens, selon le coin, selon ce que le ch\u00f4mage avait d\u00e9j\u00e0 mang\u00e9 ici. Il vida la pelle dans la poubelle et, une seconde, il se demanda combien de temps encore il pourrait faire \u00e7a. Les tutoriels poussaient partout ; on apprenait seul, chez soi, sans bouger. Ce qu\u2019on ne trouvait pas en ligne, c\u2019\u00e9tait le groupe, le caf\u00e9, le fait d\u2019\u00eatre l\u00e0 ensemble, et sa mani\u00e8re \u00e0 lui de sentir quand la main h\u00e9site, quand la peur monte dans un regard, et de la remettre d\u2019aplomb. Il avait encore des expositions pr\u00e9vues cette ann\u00e9e. Rien que l\u2019id\u00e9e le surprenait : l\u2019an dernier il avait couru apr\u00e8s ces accords comme apr\u00e8s une preuve ; maintenant il sentait surtout le poids de devoir les honorer. Il pensa un instant \u00e0 annuler. Puis il se rappela qu\u2019il ne supportait plus de voir les toiles s\u2019empiler chez lui, qu\u2019il fallait les expulser de l\u2019atelier, m\u00eame par des portes qu\u2019il ne voulait plus emprunter. La sonnette tinta. Il regarda l\u2019horloge : trop t\u00f4t. \u00c0 l\u2019entr\u00e9e se tenait une femme entre deux \u00e2ges, pochette de cuir sous le bras. « Monsieur — ? » Elle avait \u00e9corch\u00e9 son nom. Il ne corrigea pas. « Ma\u00eetre —, huissier de justice. » Le reste du nom s\u2019effa\u00e7a aussit\u00f4t ; il n\u2019entendit que “huissier”. Elle lui tendit un papier, parla d\u2019une contrainte. Il ne retint que ce mot-l\u00e0. Quand la porte se referma, il resta avec le document \u00e0 la main. Sans lunettes, il ne lut rien. Il le plia, l\u2019enfouit dans une poche. Les \u00e9l\u00e8ves allaient arriver, il ne voulait pas que la bonne humeur balay\u00e9e avec la poussi\u00e8re lui retombe sur la t\u00eate. Il retourna vers l\u2019atelier, reprit sa phrase int\u00e9rieure, simple, t\u00eatue : il ne vendrait plus \u00e0 la petite semaine. Il serait cher, d\u00e9sormais. Avant d\u2019entrer, il leva les yeux : quelques nuages s\u2019amassaient dans un coin du ciel, mais la lumi\u00e8re tenait encore.\n\nillustration<\/em> Huile sur toile, pb 2019\n<\/small><\/p>",
"content_text": " Ce matin-l\u00e0, le peintre avait d\u00e9cid\u00e9 d\u2019en finir avec les ventes \u00e0 la petite semaine. Une toile qui partait, c\u2019\u00e9tait quinze jours de r\u00e9pit, puis la gorge se resserrait \u00e0 nouveau : tirer le diable par la queue, faire semblant d\u2019y croire, trouver sa nourriture dans l\u2019exaltation du travail pour ne pas tomber. La flamme devait tenir, co\u00fbte que co\u00fbte. Alors il s\u2019\u00e9tait jur\u00e9 de ne plus vendre. Sur les r\u00e9seaux, il enl\u00e8verait les prix, ou les pousserait si haut que personne n\u2019oserait acheter. Il vivrait des cours, et le reste du temps, il irait plus loin dans la peinture, sans se retourner. Une centaine de toiles par an, \u00e7a voulait dire du grenier plein et des \u00e9tag\u00e8res en plus ; \u00e7a voulait dire peut-\u00eatre des ch\u00e2ssis d\u00e9mont\u00e9s, des toiles roul\u00e9es, du volume gagn\u00e9 \u00e0 force de serrer la mati\u00e8re. Il fallait s\u2019organiser, oui, mais pour travailler, pas pour plaire. Il r\u00e9duirait les expositions. Fini les salles municipales, les centres culturels, les cimaises lou\u00e9es au mois. S\u2019il voulait que le travail soit pay\u00e9 \u00e0 sa valeur, il devait passer par des galeries, par des gens qui risquent avec toi au lieu de te louer un mur. Pour \u00e7a, il n\u2019y avait qu\u2019une r\u00e8gle : travailler, arr\u00eater les dispersions. Il rangea l\u2019atelier, passa le balai. Les \u00e9l\u00e8ves allaient arriver. Il se dit, en voyant la poussi\u00e8re s\u2019amasser, qu\u2019il avait eu raison de garder ces cours : un maigre revenu, oui, mais surtout un fil avec l\u2019ext\u00e9rieur. Sans ce fil, il se serait perdu dans l\u2019atelier comme dans une cave. Les cours tenaient par une m\u00e9canique qu\u2019il connaissait : une phrase pour ouvrir la s\u00e9ance sur l\u2019humeur du jour, une attention quand un visage se ferme, un mot ferme quand une toile s\u2019\u00e9gare. Certains revenaient depuis des ann\u00e9es. Il ajustait les tarifs selon les gens, selon le coin, selon ce que le ch\u00f4mage avait d\u00e9j\u00e0 mang\u00e9 ici. Il vida la pelle dans la poubelle et, une seconde, il se demanda combien de temps encore il pourrait faire \u00e7a. Les tutoriels poussaient partout ; on apprenait seul, chez soi, sans bouger. Ce qu\u2019on ne trouvait pas en ligne, c\u2019\u00e9tait le groupe, le caf\u00e9, le fait d\u2019\u00eatre l\u00e0 ensemble, et sa mani\u00e8re \u00e0 lui de sentir quand la main h\u00e9site, quand la peur monte dans un regard, et de la remettre d\u2019aplomb. Il avait encore des expositions pr\u00e9vues cette ann\u00e9e. Rien que l\u2019id\u00e9e le surprenait : l\u2019an dernier il avait couru apr\u00e8s ces accords comme apr\u00e8s une preuve ; maintenant il sentait surtout le poids de devoir les honorer. Il pensa un instant \u00e0 annuler. Puis il se rappela qu\u2019il ne supportait plus de voir les toiles s\u2019empiler chez lui, qu\u2019il fallait les expulser de l\u2019atelier, m\u00eame par des portes qu\u2019il ne voulait plus emprunter. La sonnette tinta. Il regarda l\u2019horloge : trop t\u00f4t. \u00c0 l\u2019entr\u00e9e se tenait une femme entre deux \u00e2ges, pochette de cuir sous le bras. \u00ab Monsieur \u2014 ? \u00bb Elle avait \u00e9corch\u00e9 son nom. Il ne corrigea pas. \u00ab Ma\u00eetre \u2014, huissier de justice. \u00bb Le reste du nom s\u2019effa\u00e7a aussit\u00f4t ; il n\u2019entendit que \u201chuissier\u201d. Elle lui tendit un papier, parla d\u2019une contrainte. Il ne retint que ce mot-l\u00e0. Quand la porte se referma, il resta avec le document \u00e0 la main. Sans lunettes, il ne lut rien. Il le plia, l\u2019enfouit dans une poche. Les \u00e9l\u00e8ves allaient arriver, il ne voulait pas que la bonne humeur balay\u00e9e avec la poussi\u00e8re lui retombe sur la t\u00eate. Il retourna vers l\u2019atelier, reprit sa phrase int\u00e9rieure, simple, t\u00eatue : il ne vendrait plus \u00e0 la petite semaine. Il serait cher, d\u00e9sormais. Avant d\u2019entrer, il leva les yeux : quelques nuages s\u2019amassaient dans un coin du ciel, mais la lumi\u00e8re tenait encore. *illustration* Huile sur toile, pb 2019 ",
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"content_html": " La parole, \u00e0 force de vivre sur le silence, finit par le faire vaciller : on parle jusqu\u2019\u00e0 l\u2019\u00e9puisement, sans voir que c\u2019est ce silence-l\u00e0 qui tient la flamme, et que chaque mot en grignote le combustible.<\/p>\n \nillustration<\/em> fusain sur papier pb 2019\n<\/small><\/p>",
"content_text": " La parole, \u00e0 force de vivre sur le silence, finit par le faire vaciller : on parle jusqu\u2019\u00e0 l\u2019\u00e9puisement, sans voir que c\u2019est ce silence-l\u00e0 qui tient la flamme, et que chaque mot en grignote le combustible. *illustration* fusain sur papier pb 2019 ",
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"author": {"name": "Patrick Blanchon"},
"content_html": " Il avait beaucoup parl\u00e9, puis le vide \u00e9tait venu d\u2019un coup, vertigineux, comme apr\u00e8s une mont\u00e9e trop longue. Il avait regagn\u00e9 son mutisme familier, cette zone froide o\u00f9 il se recolle d\u00e8s que les autres ont trop frott\u00e9. Dans le silence de l\u2019atelier, il s\u2019assit et regarda ce qu\u2019il avait fait cette semaine. Il passa d\u2019une toile \u00e0 l\u2019autre sans bouger le corps, seulement les yeux. Peu de chose tenait. Ici une surface trop bavarde, l\u00e0 une facilit\u00e9 de couleur venue pour remplir, ailleurs une id\u00e9e repeinte au lieu d\u2019\u00eatre vue. Tout parlait trop, et pour ne rien dire. La question qu\u2019il tra\u00eenait depuis des semaines lui revint, mais cette fois au ras des pinceaux sales et des cadres empil\u00e9s : est-ce qu\u2019il peignait parce qu\u2019il en avait besoin, ou parce qu\u2019il ne savait plus comment exister sans \u00e7a. Il ne se sentait plus pouss\u00e9 vers le travail. L\u2019\u00e9lan avait l\u00e2ch\u00e9. Il restait l\u2019habitude, la nervosit\u00e9 s\u00e8che d\u2019un corps qui continue alors qu\u2019il n\u2019y croit plus, et l\u2019arri\u00e8re-fond du march\u00e9, non pas comme id\u00e9e, mais comme pression sourde : un prix \u00e0 tenir, une expo \u00e0 assurer, un trou dans le compte qui ne se remplissait pas. L\u2019hiver finissait pourtant. La lumi\u00e8re revenait. Les bourgeons du lilas qu\u2019ils avaient plant\u00e9, S. et lui, s\u2019ouvraient timidement au bord du jardin. Il eut envie d\u2019une cigarette, la main y alla presque, puis il se souvint : il avait arr\u00eat\u00e9. Il rin\u00e7a ses pinceaux sous l\u2019eau froide. Le geste le calma une seconde. Comment avait-il pu en arriver l\u00e0. La soixantaine approchait, et rien ne se redressait. Le mois dernier, rien vendu. Le mois d\u2019avant, rien non plus. Une exposition sans suite, deux coups de fil pour demander un rabais, un virement attendu qui ne venait pas. L\u2019argent manquait, l\u2019urgence l\u2019avait fait peindre en roue libre, comme pour boucher un trou avec de la peinture. Il avait d\u00e9j\u00e0 travers\u00e9 des passages durs, oui, mais cette fois ce qui lui manquait, c\u2019\u00e9tait le petit cr\u00e9dit int\u00e9rieur qu\u2019on se donne pour tenir. Il se regardait travailler avec une lucidit\u00e9 sans piti\u00e9, et la piti\u00e9 ne servait plus \u00e0 rien. Il avait eu ses chances, plusieurs m\u00eame. Mais chaque fois, au moment o\u00f9 quelque chose commen\u00e7ait \u00e0 tenir, une envie d\u2019ailleurs se levait en lui, non pas h\u00e9ro\u00efque, plut\u00f4t un d\u00e9go\u00fbt de la place prise. Il l\u00e2chait avant de savoir pourquoi. Il se promettait plus grand, plus vrai, plus ind\u00e9finissable, et il ne faisait que d\u00e9placer le manque. Il aurait pu admettre qu\u2019il ne cherchait pas la r\u00e9ussite, qu\u2019il en mimait les gestes comme on mime une langue \u00e9trang\u00e8re en esp\u00e9rant qu\u2019elle devienne naturelle. Il se raccrocha \u00e0 de vieux r\u00e9flexes. Enfant, apr\u00e8s un tour pendable, il r\u00e9citait deux ou trois Notre P\u00e8re et se sentait lav\u00e9. Aujourd\u2019hui \u00e7a ne marchait plus. Alors il rangea. Il balaya l\u2019atelier. Une semaine \u00e0 peindre jour et nuit avait mis une poussi\u00e8re partout, de la couleur s\u00e8che sur le sol, des papiers chiffonn\u00e9s, des id\u00e9es noires aussi, dans les coins. En balayant il se revit gamin, sournois et malheureux, cherchant \u00e0 se faire remarquer pour arracher un peu d\u2019amiti\u00e9. Le p\u00e8re revenait avec son regard. Au mieux l\u2019indiff\u00e9rence, au pire la moquerie qui coupe. « Toi, tu es un artiste. » Il avait pris \u00e7a au s\u00e9rieux. Il avait construit sa vie l\u00e0-dessus, d\u2019abord comme on ob\u00e9it, ensuite comme on d\u00e9fie. Avec le temps il s\u2019\u00e9tait fabriqu\u00e9 une histoire supportable : si le p\u00e8re crachait sur les artistes, c\u2019est qu\u2019il en portait un en lui et qu\u2019il s\u2019\u00e9tait d\u00e9gonfl\u00e9. Et lui, le peintre, aurait pour mission de payer la dette, de r\u00e9ussir \u00e0 sa place. Cette id\u00e9e l\u2019avait tenu des ann\u00e9es. Elle le fatiguait maintenant. Elle laissait une vanit\u00e9 \u00e9paisse dans la gorge, et pourtant il voulait sauver un petit coin de justesse, un reste de po\u00e9sie \u00e0 ne pas vendre. Il pensa au p\u00e8re et \u00e0 lui dans cette tentative absurde de rachat, et sentit que quelque chose, l\u00e0, touchait sa limite. Il \u00e9tait encore dedans quand S. apparut sur le seuil. Elle tenait une feuille, quelques notes, la liste des choses \u00e0 r\u00e9gler avant l\u2019exposition : appels, accrochage, cartons, horaires. Elle dit son pr\u00e9nom, le ramena d\u2019un coup dans le pr\u00e9sent. Il la regarda. Les mots ne vinrent pas. Il s\u2019enfon\u00e7a un peu plus dans son silence, parce que c\u2019\u00e9tait le seul endroit o\u00f9, pour l\u2019instant, il tenait encore.<\/p>\n <small<\nillustration<\/em> huile sur toile, d\u00e9tail pb 2019\n<\/small><\/p>",
"content_text": " Il avait beaucoup parl\u00e9, puis le vide \u00e9tait venu d\u2019un coup, vertigineux, comme apr\u00e8s une mont\u00e9e trop longue. Il avait regagn\u00e9 son mutisme familier, cette zone froide o\u00f9 il se recolle d\u00e8s que les autres ont trop frott\u00e9. Dans le silence de l\u2019atelier, il s\u2019assit et regarda ce qu\u2019il avait fait cette semaine. Il passa d\u2019une toile \u00e0 l\u2019autre sans bouger le corps, seulement les yeux. Peu de chose tenait. Ici une surface trop bavarde, l\u00e0 une facilit\u00e9 de couleur venue pour remplir, ailleurs une id\u00e9e repeinte au lieu d\u2019\u00eatre vue. Tout parlait trop, et pour ne rien dire. La question qu\u2019il tra\u00eenait depuis des semaines lui revint, mais cette fois au ras des pinceaux sales et des cadres empil\u00e9s : est-ce qu\u2019il peignait parce qu\u2019il en avait besoin, ou parce qu\u2019il ne savait plus comment exister sans \u00e7a. Il ne se sentait plus pouss\u00e9 vers le travail. L\u2019\u00e9lan avait l\u00e2ch\u00e9. Il restait l\u2019habitude, la nervosit\u00e9 s\u00e8che d\u2019un corps qui continue alors qu\u2019il n\u2019y croit plus, et l\u2019arri\u00e8re-fond du march\u00e9, non pas comme id\u00e9e, mais comme pression sourde : un prix \u00e0 tenir, une expo \u00e0 assurer, un trou dans le compte qui ne se remplissait pas. L\u2019hiver finissait pourtant. La lumi\u00e8re revenait. Les bourgeons du lilas qu\u2019ils avaient plant\u00e9, S. et lui, s\u2019ouvraient timidement au bord du jardin. Il eut envie d\u2019une cigarette, la main y alla presque, puis il se souvint : il avait arr\u00eat\u00e9. Il rin\u00e7a ses pinceaux sous l\u2019eau froide. Le geste le calma une seconde. Comment avait-il pu en arriver l\u00e0. La soixantaine approchait, et rien ne se redressait. Le mois dernier, rien vendu. Le mois d\u2019avant, rien non plus. Une exposition sans suite, deux coups de fil pour demander un rabais, un virement attendu qui ne venait pas. L\u2019argent manquait, l\u2019urgence l\u2019avait fait peindre en roue libre, comme pour boucher un trou avec de la peinture. Il avait d\u00e9j\u00e0 travers\u00e9 des passages durs, oui, mais cette fois ce qui lui manquait, c\u2019\u00e9tait le petit cr\u00e9dit int\u00e9rieur qu\u2019on se donne pour tenir. Il se regardait travailler avec une lucidit\u00e9 sans piti\u00e9, et la piti\u00e9 ne servait plus \u00e0 rien. Il avait eu ses chances, plusieurs m\u00eame. Mais chaque fois, au moment o\u00f9 quelque chose commen\u00e7ait \u00e0 tenir, une envie d\u2019ailleurs se levait en lui, non pas h\u00e9ro\u00efque, plut\u00f4t un d\u00e9go\u00fbt de la place prise. Il l\u00e2chait avant de savoir pourquoi. Il se promettait plus grand, plus vrai, plus ind\u00e9finissable, et il ne faisait que d\u00e9placer le manque. Il aurait pu admettre qu\u2019il ne cherchait pas la r\u00e9ussite, qu\u2019il en mimait les gestes comme on mime une langue \u00e9trang\u00e8re en esp\u00e9rant qu\u2019elle devienne naturelle. Il se raccrocha \u00e0 de vieux r\u00e9flexes. Enfant, apr\u00e8s un tour pendable, il r\u00e9citait deux ou trois Notre P\u00e8re et se sentait lav\u00e9. Aujourd\u2019hui \u00e7a ne marchait plus. Alors il rangea. Il balaya l\u2019atelier. Une semaine \u00e0 peindre jour et nuit avait mis une poussi\u00e8re partout, de la couleur s\u00e8che sur le sol, des papiers chiffonn\u00e9s, des id\u00e9es noires aussi, dans les coins. En balayant il se revit gamin, sournois et malheureux, cherchant \u00e0 se faire remarquer pour arracher un peu d\u2019amiti\u00e9. Le p\u00e8re revenait avec son regard. Au mieux l\u2019indiff\u00e9rence, au pire la moquerie qui coupe. \u00ab Toi, tu es un artiste. \u00bb Il avait pris \u00e7a au s\u00e9rieux. Il avait construit sa vie l\u00e0-dessus, d\u2019abord comme on ob\u00e9it, ensuite comme on d\u00e9fie. Avec le temps il s\u2019\u00e9tait fabriqu\u00e9 une histoire supportable : si le p\u00e8re crachait sur les artistes, c\u2019est qu\u2019il en portait un en lui et qu\u2019il s\u2019\u00e9tait d\u00e9gonfl\u00e9. Et lui, le peintre, aurait pour mission de payer la dette, de r\u00e9ussir \u00e0 sa place. Cette id\u00e9e l\u2019avait tenu des ann\u00e9es. Elle le fatiguait maintenant. Elle laissait une vanit\u00e9 \u00e9paisse dans la gorge, et pourtant il voulait sauver un petit coin de justesse, un reste de po\u00e9sie \u00e0 ne pas vendre. Il pensa au p\u00e8re et \u00e0 lui dans cette tentative absurde de rachat, et sentit que quelque chose, l\u00e0, touchait sa limite. Il \u00e9tait encore dedans quand S. apparut sur le seuil. Elle tenait une feuille, quelques notes, la liste des choses \u00e0 r\u00e9gler avant l\u2019exposition : appels, accrochage, cartons, horaires. Elle dit son pr\u00e9nom, le ramena d\u2019un coup dans le pr\u00e9sent. Il la regarda. Les mots ne vinrent pas. Il s\u2019enfon\u00e7a un peu plus dans son silence, parce que c\u2019\u00e9tait le seul endroit o\u00f9, pour l\u2019instant, il tenait encore. ",
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"title": "25 f\u00e9vrier 2019",
"date_published": "2019-02-25T09:11:00Z",
"date_modified": "2025-11-24T09:12:00Z",
"author": {"name": "Patrick Blanchon"},
"content_html": " Ce jour-l\u00e0 encore il avait fait ce qu\u2019il faisait toujours quand il se sentait coinc\u00e9 : il l\u2019avait regard\u00e9e et, en deux phrases, avait trouv\u00e9 o\u00f9 la piquer. Cinq minutes de r\u00e9pit pendant qu\u2019elle encaisse et r\u00e9fl\u00e9chit. Puis la sortie, la veste, l\u2019air dehors, ou le mutisme devant la t\u00e9l\u00e9vision. Sauf que l\u00e0, elle avait lev\u00e9 les yeux et dit calmement : « Arr\u00eate de penser pour moi. » Et il \u00e9tait rest\u00e9 plant\u00e9, b\u00eate, sans prise. Il aurait trouv\u00e9 une pirouette plus tard, il savait faire. Sur le moment il ne voulait plus rien, juste du silence. Il prit sa veste et sortit. Dehors il faisait beau, un de ces beaux jours qui donnent envie d\u2019\u00eatre ailleurs que dans une pi\u00e8ce \u00e0 se d\u00e9fendre. Il marcha jusqu\u2019aux quais, l\u00e0 o\u00f9 l\u2019eau est tenue tranquille entre les pierres. Les premiers bateaux de plaisance \u00e9taient amarr\u00e9s, bien align\u00e9s, les m\u00e2ts tremblaient \u00e0 peine et leur reflet faisait des lignes lentes dans la surface. Il imagina ce que \u00e7a devait \u00eatre d\u2019avoir assez d\u2019argent pour s\u2019offrir \u00e7a : un bateau, une place, une sortie possible. Autrefois il avait aid\u00e9 deux amis \u00e0 en construire un au bord de l\u2019Oise. Des mois \u00e0 poncer, visser, stratifier sous la pluie et le froid, \u00e0 y croire avec les mains. Et puis un soir le bateau avait disparu. Plus de coque, plus d\u2019hommes. Il \u00e9tait rentr\u00e9 chez lui avec sa caisse \u00e0 outils et un vide dans le ventre, comme si on lui avait retir\u00e9 d\u2019un coup quelque chose qu\u2019il n\u2019avait pas su nommer. Les ann\u00e9es avaient pass\u00e9 vite apr\u00e8s \u00e7a. Il avait rang\u00e9 ses envies de navigation avec le reste : les r\u00eaves de jeunesse, l\u2019id\u00e9e d\u2019une libert\u00e9 simple. Il sortit une cigarette, en alluma une. Le soleil lui chauffait la nuque, presque tendre. Il s\u2019assit sur un banc pour rester avec cette sensation, la regarder sans la chasser. Il finit par s\u2019endormir. Quand il rentra, son couvert \u00e9tait mis sur la table. Il s\u2019arr\u00eata une seconde dans l\u2019entr\u00e9e, surpris par ce d\u00e9tail. Sur la cuisini\u00e8re, une casserole attendait, froide. En soulevant le couvercle il retrouva du rago\u00fbt de mouton, son plat pr\u00e9f\u00e9r\u00e9. Il alluma le gaz, puis passa au salon. Il l\u2019appela, une fois, deux. Il traversa l\u2019appartement, ouvrit une porte, puis une autre. Rien. Il alluma la t\u00e9l\u00e9vision, comme on se donne un bruit pour ne pas entendre le silence. Un t\u00e9l\u00e9-crochet passait. Il se rendit compte qu\u2019il ne connaissait plus rien \u00e0 ce qu\u2019ils chantaient. Des voix propres, des refrains neufs, et pas un souvenir accroch\u00e9, pas une joie, pas m\u00eame une mauvaise. \u00c7a le noircit. Il se dit qu\u2019il avait l\u00e2ch\u00e9 \u00e7a aussi. L\u2019\u00e9mission finissait quand une odeur de br\u00fbl\u00e9 lui prit la gorge. Il se leva d\u2019un coup. La fum\u00e9e remplissait d\u00e9j\u00e0 la pi\u00e8ce. Dans la casserole, le rago\u00fbt \u00e9tait devenu une cro\u00fbte noire. Il ouvrit grand la fen\u00eatre, posa la casserole dans l\u2019\u00e9vier et la noya d\u2019eau froide. Il resta un instant debout, la vapeur au visage, et se demanda o\u00f9 elle \u00e9tait. Il alla \u00e0 la chambre, ouvrit les placards. Les \u00e9tag\u00e8res \u00e9taient nues. Les cintres avaient disparu. Il ne dit rien. Il revint \u00e0 la cuisine, trouva du jambon au frigo, un reste de pain. Il se fit un sandwich. Puis il retourna s\u2019asseoir devant la t\u00e9l\u00e9vision, avec ce go\u00fbt de br\u00fbl\u00e9 encore dans la maison et quelque chose de vide, maintenant, partout ailleurs.<\/p>",
"content_text": " Ce jour-l\u00e0 encore il avait fait ce qu\u2019il faisait toujours quand il se sentait coinc\u00e9 : il l\u2019avait regard\u00e9e et, en deux phrases, avait trouv\u00e9 o\u00f9 la piquer. Cinq minutes de r\u00e9pit pendant qu\u2019elle encaisse et r\u00e9fl\u00e9chit. Puis la sortie, la veste, l\u2019air dehors, ou le mutisme devant la t\u00e9l\u00e9vision. Sauf que l\u00e0, elle avait lev\u00e9 les yeux et dit calmement : \u00ab Arr\u00eate de penser pour moi. \u00bb Et il \u00e9tait rest\u00e9 plant\u00e9, b\u00eate, sans prise. Il aurait trouv\u00e9 une pirouette plus tard, il savait faire. Sur le moment il ne voulait plus rien, juste du silence. Il prit sa veste et sortit. Dehors il faisait beau, un de ces beaux jours qui donnent envie d\u2019\u00eatre ailleurs que dans une pi\u00e8ce \u00e0 se d\u00e9fendre. Il marcha jusqu\u2019aux quais, l\u00e0 o\u00f9 l\u2019eau est tenue tranquille entre les pierres. Les premiers bateaux de plaisance \u00e9taient amarr\u00e9s, bien align\u00e9s, les m\u00e2ts tremblaient \u00e0 peine et leur reflet faisait des lignes lentes dans la surface. Il imagina ce que \u00e7a devait \u00eatre d\u2019avoir assez d\u2019argent pour s\u2019offrir \u00e7a : un bateau, une place, une sortie possible. Autrefois il avait aid\u00e9 deux amis \u00e0 en construire un au bord de l\u2019Oise. Des mois \u00e0 poncer, visser, stratifier sous la pluie et le froid, \u00e0 y croire avec les mains. Et puis un soir le bateau avait disparu. Plus de coque, plus d\u2019hommes. Il \u00e9tait rentr\u00e9 chez lui avec sa caisse \u00e0 outils et un vide dans le ventre, comme si on lui avait retir\u00e9 d\u2019un coup quelque chose qu\u2019il n\u2019avait pas su nommer. Les ann\u00e9es avaient pass\u00e9 vite apr\u00e8s \u00e7a. Il avait rang\u00e9 ses envies de navigation avec le reste : les r\u00eaves de jeunesse, l\u2019id\u00e9e d\u2019une libert\u00e9 simple. Il sortit une cigarette, en alluma une. Le soleil lui chauffait la nuque, presque tendre. Il s\u2019assit sur un banc pour rester avec cette sensation, la regarder sans la chasser. Il finit par s\u2019endormir. Quand il rentra, son couvert \u00e9tait mis sur la table. Il s\u2019arr\u00eata une seconde dans l\u2019entr\u00e9e, surpris par ce d\u00e9tail. Sur la cuisini\u00e8re, une casserole attendait, froide. En soulevant le couvercle il retrouva du rago\u00fbt de mouton, son plat pr\u00e9f\u00e9r\u00e9. Il alluma le gaz, puis passa au salon. Il l\u2019appela, une fois, deux. Il traversa l\u2019appartement, ouvrit une porte, puis une autre. Rien. Il alluma la t\u00e9l\u00e9vision, comme on se donne un bruit pour ne pas entendre le silence. Un t\u00e9l\u00e9-crochet passait. Il se rendit compte qu\u2019il ne connaissait plus rien \u00e0 ce qu\u2019ils chantaient. Des voix propres, des refrains neufs, et pas un souvenir accroch\u00e9, pas une joie, pas m\u00eame une mauvaise. \u00c7a le noircit. Il se dit qu\u2019il avait l\u00e2ch\u00e9 \u00e7a aussi. L\u2019\u00e9mission finissait quand une odeur de br\u00fbl\u00e9 lui prit la gorge. Il se leva d\u2019un coup. La fum\u00e9e remplissait d\u00e9j\u00e0 la pi\u00e8ce. Dans la casserole, le rago\u00fbt \u00e9tait devenu une cro\u00fbte noire. Il ouvrit grand la fen\u00eatre, posa la casserole dans l\u2019\u00e9vier et la noya d\u2019eau froide. Il resta un instant debout, la vapeur au visage, et se demanda o\u00f9 elle \u00e9tait. Il alla \u00e0 la chambre, ouvrit les placards. Les \u00e9tag\u00e8res \u00e9taient nues. Les cintres avaient disparu. Il ne dit rien. Il revint \u00e0 la cuisine, trouva du jambon au frigo, un reste de pain. Il se fit un sandwich. Puis il retourna s\u2019asseoir devant la t\u00e9l\u00e9vision, avec ce go\u00fbt de br\u00fbl\u00e9 encore dans la maison et quelque chose de vide, maintenant, partout ailleurs. ",
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"title": "24 f\u00e9vrier 2019",
"date_published": "2019-02-24T08:38:00Z",
"date_modified": "2025-11-24T08:39:03Z",
"author": {"name": "Patrick Blanchon"},
"content_html": " La bouteille de vin blanc \u00e9tait pos\u00e9e sur la table de la salle \u00e0 manger. Pour l\u2019enfant, cela voulait dire que le p\u00e8re ne rentrerait pas ce jour-l\u00e0. La m\u00e8re avait dispos\u00e9 les lettres en cercle, puis un verre au milieu. Une cigarette, deux, et on sonnait : l\u2019amie de Madagascar arrivait, celle qui habitait tout au bout de la r\u00e9sidence pavillonnaire. Dans la maison, l\u2019odeur de poulet grill\u00e9 montait d\u00e9j\u00e0, chaude, un peu trop insistante. \u00c0 l\u2019\u00e9tage, recroquevill\u00e9 sur son lit, l\u2019enfant feuilletait une bande dessin\u00e9e ; les super-h\u00e9ros sauvaient le monde, encore, et il s\u2019en lassait. Il ouvrit la porte du dressing, alla jusqu\u2019au fond, poussa la trappe des combles. L\u00e0-haut il faisait demi-noir, un noir doux o\u00f9 l\u2019on respire mieux. Les combles venaient d\u2019\u00eatre isol\u00e9es par Fred, le voisin d\u2019\u00e0 c\u00f4t\u00e9, celui qui vivait avec l\u2019h\u00f4tesse de l\u2019air “pas d\u2019\u00e9querre”, disait le p\u00e8re en ricanant. L\u2019enfant se rappelait surtout la premi\u00e8re fois o\u00f9 il avait vu l\u2019h\u00f4tesse : ses yeux verts toujours brillants, recouverts d\u2019une fine humidit\u00e9, comme si la larme \u00e9tait pr\u00eate mais ne venait jamais. Il avait fini par comprendre qu\u2019elle ne pleurerait pas. Son regard glissait alors, malgr\u00e9 lui, vers la poitrine moyenne, puis vers les jambes interminables qui finissaient par des pantoufles ou par des talons aiguilles. Elle lui donnait des cours particuliers d\u2019anglais ; il apprenait lentement et n\u2019y mettait pas d\u2019urgence. Certains mercredis apr\u00e8s-midi, quand elle \u00e9tait de repos et que Fred travaillait chez eux — isolation, biblioth\u00e8que du p\u00e8re, mousses \u00e0 gratter sur le toit — l\u2019enfant allait de l\u2019autre c\u00f4t\u00e9 de la haie. Ce jour-l\u00e0, assis dans la p\u00e9nombre des combles, il entendit sa m\u00e8re crier son nom depuis le rez-de-chauss\u00e9e. Il jeta un dernier coup d\u2019\u0153il aux couches d\u2019isolant entre les solives ; il ne manquait plus, disait Fred, que les plaques de placopl\u00e2tre pour “faire propre”. Il referma la trappe et descendit. Au salon, la bouteille de blanc \u00e9tait presque vide. L\u2019h\u00f4tesse \u00e9tait l\u00e0 aussi, entr\u00e9e sans qu\u2019il ait entendu la sonnette. Les trois femmes mangeaient des sandwichs au poulet “pour ne pas perdre de temps” et parlaient d\u00e9j\u00e0 de faire tourner le verre, de savoir “un peu plus” sur leurs vies ant\u00e9rieures. La femme de Madagascar reposa soudain son sandwich dans l\u2019assiette commune. Elle dodelina de la t\u00eate, roula des yeux terribles, r\u00e9clama une cigarette tout de suite. La m\u00e8re ouvrit une soucoupe, y posa deux ou trois anglaises \u00e0 bout dor\u00e9, ajouta un petit verre de schnaps. Le vieux chef malgache qui venait de s\u2019emparer du corps de l\u2019amie se calma aussit\u00f4t. Il d\u00e9bita une rafale de mots rauques que l\u2019enfant comprenait \u00e0 peine. Cela dura le temps de deux cigarettes. L\u2019enfant mangea le sien vite, le regard happ\u00e9 par une cuisse de l\u2019h\u00f4tesse, par quelques poils fins qu\u2019il distingua, et ce d\u00e9tail le troubla sans qu\u2019il sache comment ; il revint alors \u00e0 la voix du vieux chef et \u00e0 ses gestes agit\u00e9s. Quand le chef se tut, elles pass\u00e8rent \u00e0 la salle \u00e0 manger. La m\u00e8re fit un d\u00e9tour par le cellier o\u00f9 elle cachait ses bouteilles, revint avec un sauvignon, le posa sur la table : “On reprend son verre, s\u2019il vous pla\u00eet.” Puis elle appela l\u2019enfant et dit simplement : “Tu peux rester si \u00e7a te fait plaisir.” Il h\u00e9sita une seconde, pensa \u00e0 sa chambre, \u00e0 ses BD relues mille fois, \u00e0 l\u2019ennui ; il resta. Il grimpa sur une grande chaise et se pla\u00e7a avec elles autour du cercle de lettres. “Pose ton doigt sur le bord du verre sans le pousser.” Il posa son doigt \u00e0 c\u00f4t\u00e9 des leurs. La m\u00e8re demanda : “Y a-t-il un esprit disponible pour r\u00e9pondre \u00e0 nos questions ?” Le verre se mit \u00e0 bouger. L\u2019enfant sentit sa main se raidir ; il fallut qu\u2019il retienne sa force pour ne pas pousser. Il accompagna le verre jusqu\u2019\u00e0 la premi\u00e8re lettre, et l\u2019id\u00e9e d\u2019un univers qui s\u2019\u00e9croule lui traversa la poitrine comme un courant d\u2019air froid. Elles posaient une question, le verre glissait de lettre en lettre, les lettres faisaient des mots, les mots une phrase courte. Il apprit qu\u2019il avait \u00e9t\u00e9 scribe sous un pharaon de la 1re dynastie, puis po\u00e8te antique nomm\u00e9 \u00c9sope, puis d\u2019autres vies encore, d\u00e9roul\u00e9es \u00e0 toute vitesse. Et soudain le verre \u00e9pela autre chose : un Juif anonyme, gaz\u00e9 \u00e0 Auschwitz. La phrase tomba au milieu de la table. Les femmes lurent, se turent un instant, puis repos\u00e8rent leurs doigts. La journ\u00e9e finissait. Dehors il avait fait un temps splendide. Plus tard, quand la m\u00e8re et l\u2019enfant se retrouv\u00e8rent seuls, elle ouvrit la grande baie vitr\u00e9e pour “a\u00e9rer un peu”. Les cris des martinets entr\u00e8rent avec les derni\u00e8res lueurs du soleil. L\u2019enfant le sut alors, avec une certitude sourde : le p\u00e8re ne rentrerait pas ce soir-l\u00e0. Ils allum\u00e8rent la t\u00e9l\u00e9vision.<\/p>\n \nillustration<\/em> acrylique sur papier 2001\n<\/small><\/p>",
"content_text": " La bouteille de vin blanc \u00e9tait pos\u00e9e sur la table de la salle \u00e0 manger. Pour l\u2019enfant, cela voulait dire que le p\u00e8re ne rentrerait pas ce jour-l\u00e0. La m\u00e8re avait dispos\u00e9 les lettres en cercle, puis un verre au milieu. Une cigarette, deux, et on sonnait : l\u2019amie de Madagascar arrivait, celle qui habitait tout au bout de la r\u00e9sidence pavillonnaire. Dans la maison, l\u2019odeur de poulet grill\u00e9 montait d\u00e9j\u00e0, chaude, un peu trop insistante. \u00c0 l\u2019\u00e9tage, recroquevill\u00e9 sur son lit, l\u2019enfant feuilletait une bande dessin\u00e9e ; les super-h\u00e9ros sauvaient le monde, encore, et il s\u2019en lassait. Il ouvrit la porte du dressing, alla jusqu\u2019au fond, poussa la trappe des combles. L\u00e0-haut il faisait demi-noir, un noir doux o\u00f9 l\u2019on respire mieux. Les combles venaient d\u2019\u00eatre isol\u00e9es par Fred, le voisin d\u2019\u00e0 c\u00f4t\u00e9, celui qui vivait avec l\u2019h\u00f4tesse de l\u2019air \u201cpas d\u2019\u00e9querre\u201d, disait le p\u00e8re en ricanant. L\u2019enfant se rappelait surtout la premi\u00e8re fois o\u00f9 il avait vu l\u2019h\u00f4tesse : ses yeux verts toujours brillants, recouverts d\u2019une fine humidit\u00e9, comme si la larme \u00e9tait pr\u00eate mais ne venait jamais. Il avait fini par comprendre qu\u2019elle ne pleurerait pas. Son regard glissait alors, malgr\u00e9 lui, vers la poitrine moyenne, puis vers les jambes interminables qui finissaient par des pantoufles ou par des talons aiguilles. Elle lui donnait des cours particuliers d\u2019anglais ; il apprenait lentement et n\u2019y mettait pas d\u2019urgence. Certains mercredis apr\u00e8s-midi, quand elle \u00e9tait de repos et que Fred travaillait chez eux \u2014 isolation, biblioth\u00e8que du p\u00e8re, mousses \u00e0 gratter sur le toit \u2014 l\u2019enfant allait de l\u2019autre c\u00f4t\u00e9 de la haie. Ce jour-l\u00e0, assis dans la p\u00e9nombre des combles, il entendit sa m\u00e8re crier son nom depuis le rez-de-chauss\u00e9e. Il jeta un dernier coup d\u2019\u0153il aux couches d\u2019isolant entre les solives ; il ne manquait plus, disait Fred, que les plaques de placopl\u00e2tre pour \u201cfaire propre\u201d. Il referma la trappe et descendit. Au salon, la bouteille de blanc \u00e9tait presque vide. L\u2019h\u00f4tesse \u00e9tait l\u00e0 aussi, entr\u00e9e sans qu\u2019il ait entendu la sonnette. Les trois femmes mangeaient des sandwichs au poulet \u201cpour ne pas perdre de temps\u201d et parlaient d\u00e9j\u00e0 de faire tourner le verre, de savoir \u201cun peu plus\u201d sur leurs vies ant\u00e9rieures. La femme de Madagascar reposa soudain son sandwich dans l\u2019assiette commune. Elle dodelina de la t\u00eate, roula des yeux terribles, r\u00e9clama une cigarette tout de suite. La m\u00e8re ouvrit une soucoupe, y posa deux ou trois anglaises \u00e0 bout dor\u00e9, ajouta un petit verre de schnaps. Le vieux chef malgache qui venait de s\u2019emparer du corps de l\u2019amie se calma aussit\u00f4t. Il d\u00e9bita une rafale de mots rauques que l\u2019enfant comprenait \u00e0 peine. Cela dura le temps de deux cigarettes. L\u2019enfant mangea le sien vite, le regard happ\u00e9 par une cuisse de l\u2019h\u00f4tesse, par quelques poils fins qu\u2019il distingua, et ce d\u00e9tail le troubla sans qu\u2019il sache comment ; il revint alors \u00e0 la voix du vieux chef et \u00e0 ses gestes agit\u00e9s. Quand le chef se tut, elles pass\u00e8rent \u00e0 la salle \u00e0 manger. La m\u00e8re fit un d\u00e9tour par le cellier o\u00f9 elle cachait ses bouteilles, revint avec un sauvignon, le posa sur la table : \u201cOn reprend son verre, s\u2019il vous pla\u00eet.\u201d Puis elle appela l\u2019enfant et dit simplement : \u201cTu peux rester si \u00e7a te fait plaisir.\u201d Il h\u00e9sita une seconde, pensa \u00e0 sa chambre, \u00e0 ses BD relues mille fois, \u00e0 l\u2019ennui ; il resta. Il grimpa sur une grande chaise et se pla\u00e7a avec elles autour du cercle de lettres. \u201cPose ton doigt sur le bord du verre sans le pousser.\u201d Il posa son doigt \u00e0 c\u00f4t\u00e9 des leurs. La m\u00e8re demanda : \u201cY a-t-il un esprit disponible pour r\u00e9pondre \u00e0 nos questions ?\u201d Le verre se mit \u00e0 bouger. L\u2019enfant sentit sa main se raidir ; il fallut qu\u2019il retienne sa force pour ne pas pousser. Il accompagna le verre jusqu\u2019\u00e0 la premi\u00e8re lettre, et l\u2019id\u00e9e d\u2019un univers qui s\u2019\u00e9croule lui traversa la poitrine comme un courant d\u2019air froid. Elles posaient une question, le verre glissait de lettre en lettre, les lettres faisaient des mots, les mots une phrase courte. Il apprit qu\u2019il avait \u00e9t\u00e9 scribe sous un pharaon de la 1re dynastie, puis po\u00e8te antique nomm\u00e9 \u00c9sope, puis d\u2019autres vies encore, d\u00e9roul\u00e9es \u00e0 toute vitesse. Et soudain le verre \u00e9pela autre chose : un Juif anonyme, gaz\u00e9 \u00e0 Auschwitz. La phrase tomba au milieu de la table. Les femmes lurent, se turent un instant, puis repos\u00e8rent leurs doigts. La journ\u00e9e finissait. Dehors il avait fait un temps splendide. Plus tard, quand la m\u00e8re et l\u2019enfant se retrouv\u00e8rent seuls, elle ouvrit la grande baie vitr\u00e9e pour \u201ca\u00e9rer un peu\u201d. Les cris des martinets entr\u00e8rent avec les derni\u00e8res lueurs du soleil. L\u2019enfant le sut alors, avec une certitude sourde : le p\u00e8re ne rentrerait pas ce soir-l\u00e0. Ils allum\u00e8rent la t\u00e9l\u00e9vision. *illustration* acrylique sur papier 2001 ",
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"date_modified": "2025-11-24T08:47:51Z",
"author": {"name": "Patrick Blanchon"},
"content_html": " Il y avait un homme dans cette ville qui ne prenait jamais les transports en commun. Il marchait. Il marchait m\u00eame quand il aurait pu gagner une heure, m\u00eame quand la pluie tombait en biais. Il avait compris que ses pens\u00e9es prenaient le pas, qu\u2019elles se mettaient \u00e0 tourner \u00e0 la vitesse de son corps, et il aimait cette fa\u00e7on d\u2019\u00eatre tenu par un rythme simple : un pied devant l\u2019autre, et l\u2019esprit qui suit. Un soir, en rentrant de son bureau \u00e0 l\u2019autre bout de la ville, il aper\u00e7ut une femme \u00e0 quelques m\u00e8tres devant lui. Il ne voyait pas son visage. Il voyait seulement la fa\u00e7on dont elle occupait le trottoir : une nuque droite, une \u00e9paule l\u00e9g\u00e8rement plus haute que l\u2019autre, un sac port\u00e9 trop bas, comme si elle ne voulait pas y penser. Sa marche avait un accent, un petit d\u00e9s\u00e9quilibre \u00e9l\u00e9gant qui la rendait tout de suite reconnaissable. D\u2019habitude, quand une passante lui plaisait, il acc\u00e9l\u00e8rait pour la d\u00e9passer, juste assez, puis se retournait d\u2019un coup d\u2019\u0153il, vite, avant de se sentir ridicule. Et presque toujours il \u00e9tait d\u00e9\u00e7u : le visage n\u2019accordait pas la promesse de la silhouette, ou bien c\u2019\u00e9tait lui qui avait r\u00eav\u00e9 trop vite. Ce soir-l\u00e0, il n\u2019eut m\u00eame pas l\u2019\u00e9nergie de tenter le jeu. Il resta derri\u00e8re, \u00e0 la m\u00eame distance, comme si le hasard avait choisi pour lui. Ils avanc\u00e8rent ainsi pendant une demi-heure, peut-\u00eatre davantage. Ce n\u2019\u00e9tait pas la poursuite qui l\u2019\u00e9tonnait, c\u2019\u00e9tait sa dur\u00e9e : aucun des deux ne coupait par une rue transversale, aucun ne prenait la tangente. Le m\u00eame trajet, le m\u00eame d\u00e9bit de pas, la ville qui se replie autour d\u2019eux sans rien dire. Il s\u2019en servait comme d\u2019un fil pour oublier la fatigue qui descend dans les jambes, les pieds qui chauffent dans les chaussures, et aussi pour ne pas penser trop t\u00f4t au vide du soir. Quand ils arriv\u00e8rent devant son immeuble, il commen\u00e7ait d\u00e9j\u00e0 \u00e0 se demander ce qu\u2019il allait manger — une soupe, un morceau de fromage — et s\u2019il allumerait la t\u00e9l\u00e9vision ou non. C\u2019est l\u00e0 qu\u2019il vit la femme s\u2019engouffrer sous le porche. Son porche. Elle eut comme une h\u00e9sitation, un bref arr\u00eat au seuil, une main remont\u00e9e \u00e0 la bretelle du sac, et elle entra d\u2019un pas sec. Il ralentit d\u2019un coup, presque inquiet de faire du bruit. Il entendit la lourde porte d\u2019entr\u00e9e se tirer, puis les pas sur le carrelage, nets, press\u00e9s, aval\u00e9s par le corridor jusqu\u2019\u00e0 l\u2019ascenseur. Le battant se referma, \u00e9touff\u00e9. Alors seulement il entra. Le hall n\u2019\u00e9tait plus tout \u00e0 fait le m\u00eame. Un parfum fruit\u00e9, tr\u00e8s l\u00e9ger, flottait encore dans l\u2019air, comme si quelqu\u2019un venait de passer expr\u00e8s pour le laisser l\u00e0. Il leva les yeux vers la cage d\u2019ascenseur, tendit l\u2019oreille. L\u2019arr\u00eat, un seul, au palier de son \u00e9tage. L\u2019ascenseur redescendrait trop vite s\u2019il l\u2019appelait. Il prit l\u2019escalier. Le silence le prit \u00e0 la gorge d\u00e8s le premier \u00e9tage. Pas de sonnette, pas de porte qu\u2019on heurte, pas de voix derri\u00e8re un judas. Rien. Plus il montait, plus ce rien devenait une pr\u00e9sence. Il posa la main sur la rampe, leva la t\u00eate vers le haut, sans voir autre chose qu\u2019un c\u00f4ne de marches. \u00c0 l\u2019avant-dernier palier, son souffle se mit \u00e0 tirer court. Une douleur sourde lui mordit la poitrine, puis glissa dans le bras gauche comme un fil chaud. Il s\u2019arr\u00eata une seconde, serra la rambarde, puis continua, vex\u00e9 presque de ce ralentissement. Et au dernier tournant, il la vit. Elle \u00e9tait immobile devant sa porte, de dos, comme si elle attendait un signe qu\u2019il n\u2019avait pas encore donn\u00e9. Il toussa pour signaler sa pr\u00e9sence. Elle se retourna lentement. Il eut \u00e0 peine le temps de saisir l\u2019ovale du visage, une lueur dans les yeux, et tout se d\u00e9roba. Le mur se mit \u00e0 tourner, la rampe lui \u00e9chappa, ses genoux pli\u00e8rent sans qu\u2019il comprenne. Il bascula, non pas dans une rue perpendiculaire cette fois, mais dans un autre plan, plus sec, sans retour, et il s\u2019effondra sur le palier comme un manteau qu\u2019on l\u00e2che. Ensuite il n\u2019y eut plus que le bruit de sa respiration qui s\u2019\u00e9teint, et l\u2019odeur l\u00e9g\u00e8re du parfum qui restait l\u00e0, suspendue.<\/p>\n \nillustration<\/em> Acrylique et fusain sur papier 1998\n<\/small><\/p>",
"content_text": " Il y avait un homme dans cette ville qui ne prenait jamais les transports en commun. Il marchait. Il marchait m\u00eame quand il aurait pu gagner une heure, m\u00eame quand la pluie tombait en biais. Il avait compris que ses pens\u00e9es prenaient le pas, qu\u2019elles se mettaient \u00e0 tourner \u00e0 la vitesse de son corps, et il aimait cette fa\u00e7on d\u2019\u00eatre tenu par un rythme simple : un pied devant l\u2019autre, et l\u2019esprit qui suit. Un soir, en rentrant de son bureau \u00e0 l\u2019autre bout de la ville, il aper\u00e7ut une femme \u00e0 quelques m\u00e8tres devant lui. Il ne voyait pas son visage. Il voyait seulement la fa\u00e7on dont elle occupait le trottoir : une nuque droite, une \u00e9paule l\u00e9g\u00e8rement plus haute que l\u2019autre, un sac port\u00e9 trop bas, comme si elle ne voulait pas y penser. Sa marche avait un accent, un petit d\u00e9s\u00e9quilibre \u00e9l\u00e9gant qui la rendait tout de suite reconnaissable. D\u2019habitude, quand une passante lui plaisait, il acc\u00e9l\u00e8rait pour la d\u00e9passer, juste assez, puis se retournait d\u2019un coup d\u2019\u0153il, vite, avant de se sentir ridicule. Et presque toujours il \u00e9tait d\u00e9\u00e7u : le visage n\u2019accordait pas la promesse de la silhouette, ou bien c\u2019\u00e9tait lui qui avait r\u00eav\u00e9 trop vite. Ce soir-l\u00e0, il n\u2019eut m\u00eame pas l\u2019\u00e9nergie de tenter le jeu. Il resta derri\u00e8re, \u00e0 la m\u00eame distance, comme si le hasard avait choisi pour lui. Ils avanc\u00e8rent ainsi pendant une demi-heure, peut-\u00eatre davantage. Ce n\u2019\u00e9tait pas la poursuite qui l\u2019\u00e9tonnait, c\u2019\u00e9tait sa dur\u00e9e : aucun des deux ne coupait par une rue transversale, aucun ne prenait la tangente. Le m\u00eame trajet, le m\u00eame d\u00e9bit de pas, la ville qui se replie autour d\u2019eux sans rien dire. Il s\u2019en servait comme d\u2019un fil pour oublier la fatigue qui descend dans les jambes, les pieds qui chauffent dans les chaussures, et aussi pour ne pas penser trop t\u00f4t au vide du soir. Quand ils arriv\u00e8rent devant son immeuble, il commen\u00e7ait d\u00e9j\u00e0 \u00e0 se demander ce qu\u2019il allait manger \u2014 une soupe, un morceau de fromage \u2014 et s\u2019il allumerait la t\u00e9l\u00e9vision ou non. C\u2019est l\u00e0 qu\u2019il vit la femme s\u2019engouffrer sous le porche. Son porche. Elle eut comme une h\u00e9sitation, un bref arr\u00eat au seuil, une main remont\u00e9e \u00e0 la bretelle du sac, et elle entra d\u2019un pas sec. Il ralentit d\u2019un coup, presque inquiet de faire du bruit. Il entendit la lourde porte d\u2019entr\u00e9e se tirer, puis les pas sur le carrelage, nets, press\u00e9s, aval\u00e9s par le corridor jusqu\u2019\u00e0 l\u2019ascenseur. Le battant se referma, \u00e9touff\u00e9. Alors seulement il entra. Le hall n\u2019\u00e9tait plus tout \u00e0 fait le m\u00eame. Un parfum fruit\u00e9, tr\u00e8s l\u00e9ger, flottait encore dans l\u2019air, comme si quelqu\u2019un venait de passer expr\u00e8s pour le laisser l\u00e0. Il leva les yeux vers la cage d\u2019ascenseur, tendit l\u2019oreille. L\u2019arr\u00eat, un seul, au palier de son \u00e9tage. L\u2019ascenseur redescendrait trop vite s\u2019il l\u2019appelait. Il prit l\u2019escalier. Le silence le prit \u00e0 la gorge d\u00e8s le premier \u00e9tage. Pas de sonnette, pas de porte qu\u2019on heurte, pas de voix derri\u00e8re un judas. Rien. Plus il montait, plus ce rien devenait une pr\u00e9sence. Il posa la main sur la rampe, leva la t\u00eate vers le haut, sans voir autre chose qu\u2019un c\u00f4ne de marches. \u00c0 l\u2019avant-dernier palier, son souffle se mit \u00e0 tirer court. Une douleur sourde lui mordit la poitrine, puis glissa dans le bras gauche comme un fil chaud. Il s\u2019arr\u00eata une seconde, serra la rambarde, puis continua, vex\u00e9 presque de ce ralentissement. Et au dernier tournant, il la vit. Elle \u00e9tait immobile devant sa porte, de dos, comme si elle attendait un signe qu\u2019il n\u2019avait pas encore donn\u00e9. Il toussa pour signaler sa pr\u00e9sence. Elle se retourna lentement. Il eut \u00e0 peine le temps de saisir l\u2019ovale du visage, une lueur dans les yeux, et tout se d\u00e9roba. Le mur se mit \u00e0 tourner, la rampe lui \u00e9chappa, ses genoux pli\u00e8rent sans qu\u2019il comprenne. Il bascula, non pas dans une rue perpendiculaire cette fois, mais dans un autre plan, plus sec, sans retour, et il s\u2019effondra sur le palier comme un manteau qu\u2019on l\u00e2che. Ensuite il n\u2019y eut plus que le bruit de sa respiration qui s\u2019\u00e9teint, et l\u2019odeur l\u00e9g\u00e8re du parfum qui restait l\u00e0, suspendue. *illustration* Acrylique et fusain sur papier 1998 ",
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"title": "24 f\u00e9vrier 2019",
"date_published": "2019-02-24T08:18:00Z",
"date_modified": "2025-11-24T08:24:08Z",
"author": {"name": "Patrick Blanchon"},
"content_html": " Un de mes grands regrets, c\u2019est de n\u2019avoir jamais \u00e9t\u00e9 frapp\u00e9 par la foi. Ou de l\u2019avoir \u00e9t\u00e9 sans le savoir, parce que je me rel\u00e8ve trop vite, parce que je d\u00e9vie par r\u00e9flexe, parce que je ne tiens rien longtemps dans ce c\u0153ur qui s\u2019ouvre et se referme avant d\u2019avoir compris. Peut-\u00eatre que la foi s\u2019est pr\u00e9sent\u00e9e un jour sans fracas, \u00e0 ras de sol, et que je l\u2019ai laiss\u00e9e passer en attendant autre chose : un signe plus spectaculaire, plus conforme aux p\u00e9plums de mon enfance, la mer Rouge qui s\u2019ouvre en grand, les trompettes, le ciel qui se fend. Rien de tout \u00e7a pour moi. Si j\u2019ai connu des buissons ardents, ce n\u2019\u00e9tait pas Dieu au milieu, mais des filles tr\u00e8s vivantes et tr\u00e8s proches, et j\u2019y ai trouv\u00e9 une autre mani\u00e8re de br\u00fbler. Je ne suis pas du c\u00f4t\u00e9 des \u00e9lus. J\u2019ai toujours eu une sympathie imm\u00e9diate pour Barabas : le brigand rel\u00e2ch\u00e9, l\u2019ombre qui reste au pied de la sc\u00e8ne pendant que les saints montent sur la croix. M\u00e9fiant, oui, non pas par pose, par d\u00e9fense. Un type qui se tient \u00e0 distance parce qu\u2019il a trop vite compris que se lier peut vouloir dire se faire prendre. Anthony Quinn, en Barabas comme en Zorba, m\u2019a grav\u00e9 quelque chose dans la t\u00eate : le repentir qui \u00e9claire d\u2019un coup, et l\u2019ivresse de vivre qui repart malgr\u00e9 tout. Cette fa\u00e7on de danser sur le bord du gouffre sans pr\u00e9tendre \u00eatre sauv\u00e9. Je crois que \u00e7a me ressemble. Si on me clouait un jour quelque part, je gigoterais encore. Je me fabriquerais un bouzouki avec du vent et des d\u00e9sirs rest\u00e9s en travers, et je jouerais comme on respire. Quitter le monde sans chanter, sans danser, sans peindre — pour moi c\u2019est la m\u00eame \u00e9nergie — ce serait partir trop t\u00f4t, m\u00eame si c\u2019est la fin. Et pourtant, \u00e0 force de repousser ce qui se pr\u00e9sente, je me demande ce que j\u2019ai fabriqu\u00e9 : une \u00e9quation \u00e0 ma mani\u00e8re, moi qui ai toujours \u00e9t\u00e9 nul en calcul, une loi bancale o\u00f9 l\u2019on esp\u00e8re mieux pour ne jamais rien prendre, o\u00f9 l\u2019on refuse avant d\u2019\u00eatre refus\u00e9. Je me suis attach\u00e9 \u00e0 me d\u00e9tacher, comme on serre un n\u0153ud pour ne pas \u00eatre serr\u00e9. Longtemps, “lier” a voulu dire “ligoter”. Alors j\u2019ai refus\u00e9 les liens par principe, comme on refuse la foi par peur d\u2019y perdre sa mobilit\u00e9. Mais se lier n\u2019est pas seulement se faire prendre : c\u2019est faire amiti\u00e9, c\u2019est accrocher ensemble des choses qui n\u2019auraient jamais d\u00fb se rencontrer, c\u2019est laisser l\u2019intuition travailler hors des plans et des prudences, c\u2019est chercher l\u2019unit\u00e9 sans la confondre avec la prison. Barabas et Zorba m\u2019ont servi de silhouettes pour \u00e7a : le brigand, le danseur, deux mani\u00e8res de tenir debout hors des rails. Ma route ressemble \u00e0 la leur, mais elle reste la mienne, et je ne sais pas encore comment elle finira. Peut-\u00eatre sur cette croix int\u00e9rieure o\u00f9 le d\u00e9sir se bat avec le renoncement. Peut-\u00eatre sur une \u00eele grecque, un peu boiteux mais encore vif, \u00e0 danser au son d\u2019un bouzouki que j\u2019aurai bricol\u00e9 moi-m\u00eame. Ce que je sais, c\u2019est que je ne veux pas sortir d\u2019ici immobile.<\/p>\n L\u2019enthousiasme a ses limites, et je vois bien comment, pass\u00e9 un certain point, il bascule dans son contraire. On chauffe, on chauffe encore, on se sent invincible, on croit tenir un sens, puis le corps r\u00e9clame sa contrepartie : une baisse, un retrait, une fra\u00eecheur parfois s\u00e8che, parfois glaciale. Ce n\u2019est pas une morale, c\u2019est une m\u00e9canique. Avant que l\u2019assiette se r\u00e9\u00e9quilibre, il y a ce moment instable o\u00f9 tout fait yo-yo, o\u00f9 la pens\u00e9e saute d\u2019une branche \u00e0 l\u2019autre, o\u00f9 l\u2019on se surprend \u00e0 parler trop vite, trop haut, comme si l\u2019\u00e9lan devait durer par lui-m\u00eame. On peut s\u2019en effrayer, mais c\u2019est souvent juste le passage oblig\u00e9 : la temp\u00e9rature redescend, l\u2019organisme cherche sa place, et on attend que \u00e7a se pose. Le probl\u00e8me commence quand l\u2019enthousiasme n\u2019a plus de frein interne, quand il s\u2019emballe au point de ne plus entendre les signaux de retour. L\u00e0 il devient dangereux, litt\u00e9ralement nocif, parce qu\u2019il transforme tout en \u00e9vidence, tout en n\u00e9cessit\u00e9, tout en mission. Les mouvements fanatiques vivent de \u00e7a : ils savent exciter, entretenir la chauffe, saturer l\u2019espace jusqu\u2019\u00e0 rendre la froideur impossible. Et ils savent aussi qu\u2019il suffit parfois d\u2019un choc thermique brutal pour casser l\u2019\u00e9lan : une douche froide, une interruption violente, une humiliation publique, une peur soudaine. C\u2019est l\u00e0 que les canons \u00e0 eau, dans les manifestations urbaines, prennent tout leur sens : ce n\u2019est pas seulement une technique de dispersion, c\u2019est une technologie du refroidissement. On coupe la mont\u00e9e, on abat la fi\u00e8vre, on ram\u00e8ne les corps \u00e0 l\u2019\u00e9tat d\u2019objets mouill\u00e9s, tremblants, silencieux. Ceux qui g\u00e8rent l\u2019ordre public ont une science empirique de cette courbe-l\u00e0 : comment faire retomber, comment casser le rythme d\u2019une foule, comment emp\u00eacher l\u2019enthousiasme de tenir. Ce que je ne vois nulle part, en revanche, c\u2019est la suite. Une fois que la fi\u00e8vre est tomb\u00e9e, il reste quoi ? Un grand froid int\u00e9rieur, une fatigue collective, une d\u00e9pression qui ne fait pas de bruit et que personne ne sait traiter. On sait \u00e9teindre l\u2019incendie ; on ne sait pas quoi faire des cendres. Et c\u2019est \u00e7a qui m\u2019inqui\u00e8te : non pas la chute en elle-m\u00eame — elle est in\u00e9vitable — mais l\u2019absence de soins, de lieux, de mots pour ce qui arrive apr\u00e8s. Pas vous ?<\/p>\n Quand le ciel tourne, que les nuages s\u2019assemblent au loin, que les factures font ce petit bruit sec en tombant dans la bo\u00eete aux lettres, quand la mine du crayon casse net sous la main et que le taille-crayon a disparu, quand la gomme est sale, que le chat gratte une gamelle vide, quand la t\u00eate et l\u2019atelier sont au m\u00eame degr\u00e9 de bazar, la question revient, simple et b\u00eate : comment garder le cap ? Alors je tente des trucs. J\u2019\u00e9cris la liste de ce qu\u2019il faudrait faire aujourd\u2019hui, je la regarde deux secondes, puis je la d\u00e9chire et je la jette, pour voir ce qui remonte sans papier, ce qui insiste vraiment. Souvent, il ne reste pas grand-chose, \u00e0 part cette certitude-l\u00e0 : la journ\u00e9e finira. \u00c7a suffit \u00e0 faire tenir le reste. Il y a un moment o\u00f9 je m\u2019apitoie, oui, pas longtemps, juste le temps de constater l\u2019\u00e9tat des lieux, puis je me rel\u00e8ve comme je peux, sans h\u00e9ro\u00efsme, en essayant de me donner un coup de pied au cul \u00e0 moi-m\u00eame. C\u2019est plus risqu\u00e9 apr\u00e8s cinquante-cinq ans, surtout quand on n\u2019est pas souple, mais on apprend \u00e0 biaiser : un caf\u00e9, une chaise tir\u00e9e, une fen\u00eatre ouverte, et la tentation d\u2019une cigarette qui passe vite, comme toutes les tentations. Je me rappelle que \u00e7a dure quelques minutes, que le plaisir est court, presque ridicule, et que derri\u00e8re il y a tout ce que \u00e7a rouvre de d\u00e9pit, de reprise, de mauvaise foi. Je p\u00e8se \u00e7a sans grand c\u00e9r\u00e9monial et je laisse l\u2019envie se consumer toute seule. La col\u00e8re, la fatigue, les gestes dans le vide, \u00e7a ne tient jamais tr\u00e8s longtemps non plus : c\u2019est un sale petit quart d\u2019heure de lutte contre soi, et puis \u00e7a s\u2019use. Alors je respire. Je respire jusqu\u2019\u00e0 sentir que l\u2019air prend de la place, que le corps se remet \u00e0 son affaire. Quand la lumi\u00e8re revient — pas une lumi\u00e8re glorieuse, juste un calme qui r\u00e9appara\u00eet — je rigole doucement de moi, je me retrouve, je me tape l\u2019\u00e9paule comme on le ferait \u00e0 un copain fatigu\u00e9, et je repars. C\u2019est toujours \u00e0 ce moment pr\u00e9cis que le taille-crayon r\u00e9appara\u00eet, pos\u00e9 l\u00e0 comme s\u2019il n\u2019avait jamais boug\u00e9. Je m\u2019assois, je prends une feuille neuve, je taille la mine et j\u2019y vais. La journ\u00e9e traverse, le soir vient, puisqu\u2019il vient toujours, et je me demande si j\u2019ai gard\u00e9 le cap. Je ne sais pas te dire o\u00f9 il est sur la carte, ni nord ni sud, rien d\u2019aussi propre ; c\u2019est plut\u00f4t une sensation, un ton dans lequel je finis la journ\u00e9e, une couleur qui tombe sur la nuit. Et quand le matin revient, pour l\u2019instant, je reste encore surpris, comme un gosse, de voir que \u00e7a recommence.<\/p>\n \nillustration<\/em> huile sur toile, pb 2019\n<\/small><\/p>",
"content_text": " Quand le ciel tourne, que les nuages s\u2019assemblent au loin, que les factures font ce petit bruit sec en tombant dans la bo\u00eete aux lettres, quand la mine du crayon casse net sous la main et que le taille-crayon a disparu, quand la gomme est sale, que le chat gratte une gamelle vide, quand la t\u00eate et l\u2019atelier sont au m\u00eame degr\u00e9 de bazar, la question revient, simple et b\u00eate : comment garder le cap ? Alors je tente des trucs. J\u2019\u00e9cris la liste de ce qu\u2019il faudrait faire aujourd\u2019hui, je la regarde deux secondes, puis je la d\u00e9chire et je la jette, pour voir ce qui remonte sans papier, ce qui insiste vraiment. Souvent, il ne reste pas grand-chose, \u00e0 part cette certitude-l\u00e0 : la journ\u00e9e finira. \u00c7a suffit \u00e0 faire tenir le reste. Il y a un moment o\u00f9 je m\u2019apitoie, oui, pas longtemps, juste le temps de constater l\u2019\u00e9tat des lieux, puis je me rel\u00e8ve comme je peux, sans h\u00e9ro\u00efsme, en essayant de me donner un coup de pied au cul \u00e0 moi-m\u00eame. C\u2019est plus risqu\u00e9 apr\u00e8s cinquante-cinq ans, surtout quand on n\u2019est pas souple, mais on apprend \u00e0 biaiser : un caf\u00e9, une chaise tir\u00e9e, une fen\u00eatre ouverte, et la tentation d\u2019une cigarette qui passe vite, comme toutes les tentations. Je me rappelle que \u00e7a dure quelques minutes, que le plaisir est court, presque ridicule, et que derri\u00e8re il y a tout ce que \u00e7a rouvre de d\u00e9pit, de reprise, de mauvaise foi. Je p\u00e8se \u00e7a sans grand c\u00e9r\u00e9monial et je laisse l\u2019envie se consumer toute seule. La col\u00e8re, la fatigue, les gestes dans le vide, \u00e7a ne tient jamais tr\u00e8s longtemps non plus : c\u2019est un sale petit quart d\u2019heure de lutte contre soi, et puis \u00e7a s\u2019use. Alors je respire. Je respire jusqu\u2019\u00e0 sentir que l\u2019air prend de la place, que le corps se remet \u00e0 son affaire. Quand la lumi\u00e8re revient \u2014 pas une lumi\u00e8re glorieuse, juste un calme qui r\u00e9appara\u00eet \u2014 je rigole doucement de moi, je me retrouve, je me tape l\u2019\u00e9paule comme on le ferait \u00e0 un copain fatigu\u00e9, et je repars. C\u2019est toujours \u00e0 ce moment pr\u00e9cis que le taille-crayon r\u00e9appara\u00eet, pos\u00e9 l\u00e0 comme s\u2019il n\u2019avait jamais boug\u00e9. Je m\u2019assois, je prends une feuille neuve, je taille la mine et j\u2019y vais. La journ\u00e9e traverse, le soir vient, puisqu\u2019il vient toujours, et je me demande si j\u2019ai gard\u00e9 le cap. Je ne sais pas te dire o\u00f9 il est sur la carte, ni nord ni sud, rien d\u2019aussi propre ; c\u2019est plut\u00f4t une sensation, un ton dans lequel je finis la journ\u00e9e, une couleur qui tombe sur la nuit. Et quand le matin revient, pour l\u2019instant, je reste encore surpris, comme un gosse, de voir que \u00e7a recommence. *illustration* huile sur toile, pb 2019 ",
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"title": "21 f\u00e9vrier 2019",
"date_published": "2019-02-21T04:50:00Z",
"date_modified": "2025-11-24T09:36:30Z",
"author": {"name": "Patrick Blanchon"},
"content_html": " Girard dit vrai quand il montre Sancho Pan\u00e7a contamin\u00e9 par le d\u00e9sir de Don Quichotte : l\u2019\u00eele \u00e0 gouverner, le titre pour la fille, rien de tout \u00e7a ne lui serait venu seul. Il lui fallait ce tiers parlant, ce mod\u00e8le, pour que l\u2019objet devienne d\u00e9sirable. Je pars de l\u00e0 pour distinguer d\u00e9sir et envie. Le d\u00e9sir ne file pas droit, il passe par un autre. L\u2019envie, elle, se raconte comme une ligne directe : je veux ceci, maintenant, sans relais, sans l\u00e9gitimation, sans d\u00e9tour. Mais d\u00e8s qu\u2019on regarde de pr\u00e8s, cette ligne directe est presque toujours un trompe-l\u2019\u0153il. Dans la vie courante, on veut ce que l\u2019autre veut : non pas parce que l\u2019objet contient une magie, mais parce qu\u2019il est d\u00e9j\u00e0 investi par un d\u00e9sir qui fait fonction de garantie. En peinture, on l\u2019apprend de fa\u00e7on brutale et plut\u00f4t honn\u00eate : la copie des ma\u00eetres est une m\u00e9diation assum\u00e9e. J\u2019ai pass\u00e9 des semaines \u00e0 recopier un petit Morandi trouv\u00e9 dans un catalogue, une nature morte b\u00eate — deux bouteilles, une bo\u00eete, une table claire, rien de spectaculaire. Je voulais comprendre comment il tenait ce calme sans que \u00e7a devienne mou. Au d\u00e9but j\u2019\u00e9tais plein d\u2019envie : je voulais “faire Morandi” d\u2019un coup, retrouver son effet comme on attrape une pose. \u00c9videmment \u00e7a ne marchait pas. Je changeais les valeurs au hasard, je salissais trop, je r\u00e9chauffais une ombre parce que \u00e7a me “plaisait”, et le tableau devenait une caricature. Ce n\u2019est qu\u2019en acceptant le d\u00e9tour — refaire dix fois le m\u00eame gris, mesurer o\u00f9 la lumi\u00e8re bascule, regarder comment l\u2019espace respire entre les objets — que quelque chose s\u2019est mis \u00e0 tenir. Le ma\u00eetre, ici, n\u2019\u00e9tait pas un dieu lointain : il \u00e9tait un relais concret entre mon d\u00e9sir de peinture et la peinture comme chose r\u00e9sistante. Or l\u2019\u00e9poque nous vend l\u2019imm\u00e9diatet\u00e9 comme \u00e9mancipation : plus de ma\u00eetres, plus d\u2019\u00e9cole, plus de m\u00e9diation, seulement l\u2019envie brute et le geste “authentique”. J\u2019ai cru \u00e0 cette fable, comme tout le monde. J\u2019ai eu des phases o\u00f9 je me disais : stop aux r\u00e9f\u00e9rences, je vais peindre “direct”, laisser venir, oublier Morandi, oublier tout. Et dans ces moments-l\u00e0, un nouveau tiers a pris la place sans que je le voie. C\u2019\u00e9tait l\u2019accident, le hasard sacralis\u00e9. Je me mettais \u00e0 attendre la tache heureuse, le coup de pinceau tomb\u00e9 “par chance”, le truc qui arrive tout seul et qui te donne une excuse pour dire : voil\u00e0, c\u2019est moi, c\u2019est singulier parce que c\u2019est venu sans m\u00e9diateur. Mais ce hasard-l\u00e0 n\u2019est pas neutre. D\u00e8s qu\u2019on le convoque, il devient mod\u00e8le. On le d\u00e9sire comme on d\u00e9sirait le ma\u00eetre : parce qu\u2019il promet une autorit\u00e9 ext\u00e9rieure, une fra\u00eecheur garantie, un alibi contre l\u2019imitation. On fait semblant de sortir du triangle en refusant les anciens sommets, et on en installe un nouveau, plus vague mais tout aussi tyrannique : l\u2019id\u00e9e du coup de d\u00e9s qui te rendrait enfin original. Le pi\u00e8ge n\u2019est pas dans la m\u00e9diation en soi — on ne s\u2019en d\u00e9barrasse pas — mais dans la croyance qu\u2019on peut la supprimer. On ne fait alors que changer d\u2019intercesseur, et se raconter que c\u2019est la libert\u00e9.<\/p>\n \nillustration<\/em> huile sur toile, pb 2019\n<\/small><\/p>",
"content_text": " Girard dit vrai quand il montre Sancho Pan\u00e7a contamin\u00e9 par le d\u00e9sir de Don Quichotte : l\u2019\u00eele \u00e0 gouverner, le titre pour la fille, rien de tout \u00e7a ne lui serait venu seul. Il lui fallait ce tiers parlant, ce mod\u00e8le, pour que l\u2019objet devienne d\u00e9sirable. Je pars de l\u00e0 pour distinguer d\u00e9sir et envie. Le d\u00e9sir ne file pas droit, il passe par un autre. L\u2019envie, elle, se raconte comme une ligne directe : je veux ceci, maintenant, sans relais, sans l\u00e9gitimation, sans d\u00e9tour. Mais d\u00e8s qu\u2019on regarde de pr\u00e8s, cette ligne directe est presque toujours un trompe-l\u2019\u0153il. Dans la vie courante, on veut ce que l\u2019autre veut : non pas parce que l\u2019objet contient une magie, mais parce qu\u2019il est d\u00e9j\u00e0 investi par un d\u00e9sir qui fait fonction de garantie. En peinture, on l\u2019apprend de fa\u00e7on brutale et plut\u00f4t honn\u00eate : la copie des ma\u00eetres est une m\u00e9diation assum\u00e9e. J\u2019ai pass\u00e9 des semaines \u00e0 recopier un petit Morandi trouv\u00e9 dans un catalogue, une nature morte b\u00eate \u2014 deux bouteilles, une bo\u00eete, une table claire, rien de spectaculaire. Je voulais comprendre comment il tenait ce calme sans que \u00e7a devienne mou. Au d\u00e9but j\u2019\u00e9tais plein d\u2019envie : je voulais \u201cfaire Morandi\u201d d\u2019un coup, retrouver son effet comme on attrape une pose. \u00c9videmment \u00e7a ne marchait pas. Je changeais les valeurs au hasard, je salissais trop, je r\u00e9chauffais une ombre parce que \u00e7a me \u201cplaisait\u201d, et le tableau devenait une caricature. Ce n\u2019est qu\u2019en acceptant le d\u00e9tour \u2014 refaire dix fois le m\u00eame gris, mesurer o\u00f9 la lumi\u00e8re bascule, regarder comment l\u2019espace respire entre les objets \u2014 que quelque chose s\u2019est mis \u00e0 tenir. Le ma\u00eetre, ici, n\u2019\u00e9tait pas un dieu lointain : il \u00e9tait un relais concret entre mon d\u00e9sir de peinture et la peinture comme chose r\u00e9sistante. Or l\u2019\u00e9poque nous vend l\u2019imm\u00e9diatet\u00e9 comme \u00e9mancipation : plus de ma\u00eetres, plus d\u2019\u00e9cole, plus de m\u00e9diation, seulement l\u2019envie brute et le geste \u201cauthentique\u201d. J\u2019ai cru \u00e0 cette fable, comme tout le monde. J\u2019ai eu des phases o\u00f9 je me disais : stop aux r\u00e9f\u00e9rences, je vais peindre \u201cdirect\u201d, laisser venir, oublier Morandi, oublier tout. Et dans ces moments-l\u00e0, un nouveau tiers a pris la place sans que je le voie. C\u2019\u00e9tait l\u2019accident, le hasard sacralis\u00e9. Je me mettais \u00e0 attendre la tache heureuse, le coup de pinceau tomb\u00e9 \u201cpar chance\u201d, le truc qui arrive tout seul et qui te donne une excuse pour dire : voil\u00e0, c\u2019est moi, c\u2019est singulier parce que c\u2019est venu sans m\u00e9diateur. Mais ce hasard-l\u00e0 n\u2019est pas neutre. D\u00e8s qu\u2019on le convoque, il devient mod\u00e8le. On le d\u00e9sire comme on d\u00e9sirait le ma\u00eetre : parce qu\u2019il promet une autorit\u00e9 ext\u00e9rieure, une fra\u00eecheur garantie, un alibi contre l\u2019imitation. On fait semblant de sortir du triangle en refusant les anciens sommets, et on en installe un nouveau, plus vague mais tout aussi tyrannique : l\u2019id\u00e9e du coup de d\u00e9s qui te rendrait enfin original. Le pi\u00e8ge n\u2019est pas dans la m\u00e9diation en soi \u2014 on ne s\u2019en d\u00e9barrasse pas \u2014 mais dans la croyance qu\u2019on peut la supprimer. On ne fait alors que changer d\u2019intercesseur, et se raconter que c\u2019est la libert\u00e9. *illustration* huile sur toile, pb 2019 ",
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"title": "20 f\u00e9vrier 2019",
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"date_modified": "2025-11-24T04:40:59Z",
"author": {"name": "Patrick Blanchon"},
"content_html": " Aujourd\u2019hui, je le sens sans effort : on peut affirmer une chose et son contraire, et personne ne tique. Une phrase passe le matin, son inverse passe le soir, m\u00eame ton, m\u00eame aplomb, m\u00eame petit air raisonnable. Le vrai ne fait plus levier, le faux n\u2019a plus besoin de ruser ; les deux s\u2019annulent et on appelle \u00e7a “nuance” ou “ouverture d\u2019esprit”. Il reste peut-\u00eatre une poign\u00e9e de gens capables d\u2019entendre quand \u00e7a sonne faux. Les musiciens, par exemple, et encore, ceux qui ont l\u2019oreille absolue. Les autres applaudissent parce que c\u2019est \u00e9crit sur le programme. M\u00eame l\u00e0, on discute : selon l\u2019endroit o\u00f9 tu te places devant Boulez, ce que tu prends pour une faute devient un choix. Bateson appelait \u00e7a le double bind : on te dit “viens” et on te punit quand tu avances ; on te dit “sois libre” et on te cogne d\u00e8s que tu sors du rail ; on te dit “je t\u2019aime” et la main part au m\u00eame moment. C\u2019est banal, presque doux dans sa brutalit\u00e9. Une m\u00e8re serre son enfant, murmure “je t\u2019aime”, et la gifle suit parce qu\u2019elle a peur, parce qu\u2019elle r\u00e9p\u00e8te ce qu\u2019on lui a fait, parce qu\u2019elle ne sait pas faire autrement. Un p\u00e8re raidit la maison, distribue l\u2019autorit\u00e9 comme un uniforme, et le soir, porte ferm\u00e9e, enfile un nez rouge, un string rose, n\u2019importe quel d\u00e9guisement qui lui permettra deux minutes d\u2019air avant de retourner \u00e0 son r\u00f4le. Voil\u00e0 le c\u0153ur de la double contrainte : l\u2019injonction et son annulation, l\u2019\u00e9tau qui se referme dans le m\u00eame geste. Et \u00e0 force de vivre l\u00e0-dedans, on finit par confondre la contradiction avec la norme. Dans le grand th\u00e9\u00e2tre social, c\u2019est pareil : un jour on sacralise une image, le lendemain on la pi\u00e9tine, et celui qui demande “mais alors, on va o\u00f9 ?” passe pour un obtus. Le seul dogme qui tienne encore, c\u2019est qu\u2019il ne faut surtout pas choisir. En politique, ce n\u2019est m\u00eame plus un d\u00e9rapage, c\u2019est une technique : on promet, on renverse, on revendique le renversement, puis on explique que l\u2019inverse \u00e9tait d\u00e9j\u00e0 contenu dans la promesse. Et comme on s\u2019habitue \u00e0 tout, \u00e7a devient respirable. L\u2019habitude est une anesth\u00e9sie commode : elle permet de supporter le brouillage sans avoir \u00e0 le nommer. Pourtant il suffit parfois d\u2019un acte minuscule pour remettre une ligne quelque part. On dit qu\u2019il faut trente jours pour installer une habitude neuve. Alors j\u2019essaie \u00e7a, volontairement, sur un d\u00e9tail b\u00eate et essentiel. J\u2019ai arr\u00eat\u00e9 de fumer il y a sept jours. Je ne le fais pas par vertu, ni pour \u00e9conomiser, ni pour me prouver quoi que ce soit de moral. Je le fais pour voir si je peux tenir un cap, n\u2019importe lequel, contre cette \u00e9poque qui te r\u00e9p\u00e8te que tout se vaut. Je le fais pour v\u00e9rifier qu\u2019un choix existe encore : qu\u2019il a une dur\u00e9e, des rat\u00e9s, une obstination, une trace dans le corps. Et le corps r\u00e9pond d\u00e9j\u00e0, sans discours : l\u2019air entre plus loin, les poumons travaillent autrement, la t\u00eate s\u2019all\u00e8ge par moments. Dans un temps o\u00f9 l\u2019on voudrait me faire croire que fumer et ne pas fumer se valent, que dire oui et dire non se valent, tenir une direction minuscule devient une mani\u00e8re de rester debout. Trente jours. Pas pour \u00eatre meilleur. Pour ne pas me dissoudre.<\/p>",
"content_text": " Aujourd\u2019hui, je le sens sans effort : on peut affirmer une chose et son contraire, et personne ne tique. Une phrase passe le matin, son inverse passe le soir, m\u00eame ton, m\u00eame aplomb, m\u00eame petit air raisonnable. Le vrai ne fait plus levier, le faux n\u2019a plus besoin de ruser ; les deux s\u2019annulent et on appelle \u00e7a \u201cnuance\u201d ou \u201couverture d\u2019esprit\u201d. Il reste peut-\u00eatre une poign\u00e9e de gens capables d\u2019entendre quand \u00e7a sonne faux. Les musiciens, par exemple, et encore, ceux qui ont l\u2019oreille absolue. Les autres applaudissent parce que c\u2019est \u00e9crit sur le programme. M\u00eame l\u00e0, on discute : selon l\u2019endroit o\u00f9 tu te places devant Boulez, ce que tu prends pour une faute devient un choix. Bateson appelait \u00e7a le double bind : on te dit \u201cviens\u201d et on te punit quand tu avances ; on te dit \u201csois libre\u201d et on te cogne d\u00e8s que tu sors du rail ; on te dit \u201cje t\u2019aime\u201d et la main part au m\u00eame moment. C\u2019est banal, presque doux dans sa brutalit\u00e9. Une m\u00e8re serre son enfant, murmure \u201cje t\u2019aime\u201d, et la gifle suit parce qu\u2019elle a peur, parce qu\u2019elle r\u00e9p\u00e8te ce qu\u2019on lui a fait, parce qu\u2019elle ne sait pas faire autrement. Un p\u00e8re raidit la maison, distribue l\u2019autorit\u00e9 comme un uniforme, et le soir, porte ferm\u00e9e, enfile un nez rouge, un string rose, n\u2019importe quel d\u00e9guisement qui lui permettra deux minutes d\u2019air avant de retourner \u00e0 son r\u00f4le. Voil\u00e0 le c\u0153ur de la double contrainte : l\u2019injonction et son annulation, l\u2019\u00e9tau qui se referme dans le m\u00eame geste. Et \u00e0 force de vivre l\u00e0-dedans, on finit par confondre la contradiction avec la norme. Dans le grand th\u00e9\u00e2tre social, c\u2019est pareil : un jour on sacralise une image, le lendemain on la pi\u00e9tine, et celui qui demande \u201cmais alors, on va o\u00f9 ?\u201d passe pour un obtus. Le seul dogme qui tienne encore, c\u2019est qu\u2019il ne faut surtout pas choisir. En politique, ce n\u2019est m\u00eame plus un d\u00e9rapage, c\u2019est une technique : on promet, on renverse, on revendique le renversement, puis on explique que l\u2019inverse \u00e9tait d\u00e9j\u00e0 contenu dans la promesse. Et comme on s\u2019habitue \u00e0 tout, \u00e7a devient respirable. L\u2019habitude est une anesth\u00e9sie commode : elle permet de supporter le brouillage sans avoir \u00e0 le nommer. Pourtant il suffit parfois d\u2019un acte minuscule pour remettre une ligne quelque part. On dit qu\u2019il faut trente jours pour installer une habitude neuve. Alors j\u2019essaie \u00e7a, volontairement, sur un d\u00e9tail b\u00eate et essentiel. J\u2019ai arr\u00eat\u00e9 de fumer il y a sept jours. Je ne le fais pas par vertu, ni pour \u00e9conomiser, ni pour me prouver quoi que ce soit de moral. Je le fais pour voir si je peux tenir un cap, n\u2019importe lequel, contre cette \u00e9poque qui te r\u00e9p\u00e8te que tout se vaut. Je le fais pour v\u00e9rifier qu\u2019un choix existe encore : qu\u2019il a une dur\u00e9e, des rat\u00e9s, une obstination, une trace dans le corps. Et le corps r\u00e9pond d\u00e9j\u00e0, sans discours : l\u2019air entre plus loin, les poumons travaillent autrement, la t\u00eate s\u2019all\u00e8ge par moments. Dans un temps o\u00f9 l\u2019on voudrait me faire croire que fumer et ne pas fumer se valent, que dire oui et dire non se valent, tenir une direction minuscule devient une mani\u00e8re de rester debout. Trente jours. Pas pour \u00eatre meilleur. Pour ne pas me dissoudre. ",
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"title": "La d\u00e9sob\u00e9issance ",
"date_published": "2019-02-19T19:47:00Z",
"date_modified": "2025-11-23T19:51:18Z",
"author": {"name": "Patrick Blanchon"},
"content_html": " Aussi loin que je remonte, ob\u00e9ir m\u2019a toujours paru une reddition. Je ne parle pas d\u2019une th\u00e9orie de la r\u00e9volte, je parle d\u2019un r\u00e9flexe : d\u00e8s qu\u2019on me disait “fais \u00e7a”, quelque chose se crispait, comme une main pos\u00e9e sur ma nuque. J\u2019ob\u00e9issais seulement quand la menace devenait plus lourde que la d\u00e9sob\u00e9issance, et encore je pesais la nature du coup : une gifle, \u00e7a passe ; l\u2019argent de poche supprim\u00e9, \u00e7a change la semaine. Je crois que c\u2019est un jour comme \u00e7a que j\u2019ai vol\u00e9 pour la premi\u00e8re fois. J\u2019\u00e9tais au carrefour du Lichou, dans le quartier de la Grave, chez la vieille dame de l\u2019\u00e9picerie ; elle me parlait doucement, elle me regardait avec une bont\u00e9 obstin\u00e9e, et je m\u2019\u00e9tais promis d\u2019\u00eatre sage, puis elle s\u2019est tourn\u00e9e vers l\u2019\u00e9tag\u00e8re du fond, et ma main est partie, rapide et honteuse, une poign\u00e9e de bonbons attrap\u00e9e comme si elle ne m\u2019appartenait plus. Je suis sorti dans la rue avec \u00e7a dans la poche, le sucre coll\u00e9 au papier et la gorge s\u00e8che, comme si j\u2019avais franchi une fronti\u00e8re minuscule mais irr\u00e9versible. L\u2019\u00e9cole, dans mon souvenir, c\u2019est surtout un long couloir d\u2019ennui, des apr\u00e8s-midis o\u00f9 le temps s\u2019\u00e9tire au point de faire mal ; il y a eu parfois une voix qui trouait \u00e7a, un prof de philo qui marchait devant le tableau noir, craie aux doigts, parlant comme si la pens\u00e9e le br\u00fblait, avec cette poussi\u00e8re blanche qui lui restait sur la veste, et, sans le savoir, il me montrait qu\u2019on pouvait tenir droit sans crier. Le reste tenait par la peur de rentrer avec un carnet trop mauvais : peur des coups, peur de l\u2019humiliation, et cette peur suffisait \u00e0 me ramener \u00e0 la moyenne, pas tous les mois, pas toujours, mais assez pour \u00e9viter les pires temp\u00eates \u00e0 la maison. C\u2019est par d\u00e9sob\u00e9issance chronique qu\u2019on m\u2019avait mis en pension. Le premier matin, le recteur nous a r\u00e9unis dans la p\u00e9nombre, a sorti un transparent et l\u2019a pos\u00e9 sur le r\u00e9troprojecteur : la carte du parc est apparue sur le mur, verte et nette, avec une ligne autour, une fronti\u00e8re trac\u00e9e au feutre. Il a expliqu\u00e9 les limites comme on explique une \u00e9vidence. Je ne sais plus les mots, je me souviens seulement de la ligne, et du d\u00e9sir imm\u00e9diat d\u2019aller voir ce qu\u2019il y avait derri\u00e8re. Tr\u00e8s vite j\u2019ai trouv\u00e9 deux comparses, on se faisait la courte \u00e9chelle au pied des murs, on passait au-del\u00e0 du calvaire, et chaque fois que je franchissais ce haut mur je sentais une seconde d\u2019air neuf me rentrer dans le corps. De l\u2019autre c\u00f4t\u00e9, l\u2019herbe avait vraiment un go\u00fbt diff\u00e9rent, ou alors c\u2019\u00e9tait moi qui la go\u00fbtais autrement ; on a construit des cabanes o\u00f9 l\u2019on fumait des brindilles de sureau comme si c\u2019\u00e9taient des cigares, on a tra\u00een\u00e9 des troncs jusqu\u2019\u00e0 la Viosne, on a r\u00e9cup\u00e9r\u00e9 des bidons qui flottaient et, tr\u00e8s s\u00e9rieusement, on pr\u00e9parait un radeau pour partir. Un peu avant l\u2019heure de la chapelle, un gardien nous a surpris. Il portait un fusil de chasse ; on n\u2019a pas discut\u00e9. On a couru jusqu\u2019au mur et je l\u2019ai franchi avec une aisance qui m\u2019a \u00e9tonn\u00e9 moi-m\u00eame, la peur vous all\u00e8ge. On a remis vite nos pulls, nos chemises, on s\u2019est rang\u00e9s avant la chapelle comme si on revenait des toilettes. Le recteur nous attendait \u00e0 l\u2019entr\u00e9e, grand, sec, lunettes rondes, yeux bleus durs. Il m\u2019a fait signe d\u2019avancer. “O\u00f9 \u00e9tais-tu ?” J\u2019ai dit : “Dans le parc, Monsieur l\u2019abb\u00e9.” La gifle est partie sans avertir, un claquement net sur la joue, plus douloureux dans l\u2019orgueil que dans la peau. “Avec qui ?” “Tout seul.” La seconde est arriv\u00e9e comme pr\u00e9vu, et je l\u2019ai tenue. On a pris plusieurs week-ends de colle. La semaine suivante, on a trouv\u00e9 une autre br\u00e8che, puis une autre, et un samedi de pluie fine on \u00e9tait sur le trottoir de Pontoise, devant un caf\u00e9 qui sentait le tabac froid, nos vestes encore humides, \u00e0 regarder les filles passer en riant, avec dans la poche l\u2019argent vol\u00e9 \u00e0 nos limites.<\/p>\n \nillustration<\/em> peinture d’enfant acrylique et stylo 2019\n<\/small><\/p>",
"content_text": " Aussi loin que je remonte, ob\u00e9ir m\u2019a toujours paru une reddition. Je ne parle pas d\u2019une th\u00e9orie de la r\u00e9volte, je parle d\u2019un r\u00e9flexe : d\u00e8s qu\u2019on me disait \u201cfais \u00e7a\u201d, quelque chose se crispait, comme une main pos\u00e9e sur ma nuque. J\u2019ob\u00e9issais seulement quand la menace devenait plus lourde que la d\u00e9sob\u00e9issance, et encore je pesais la nature du coup : une gifle, \u00e7a passe ; l\u2019argent de poche supprim\u00e9, \u00e7a change la semaine. Je crois que c\u2019est un jour comme \u00e7a que j\u2019ai vol\u00e9 pour la premi\u00e8re fois. J\u2019\u00e9tais au carrefour du Lichou, dans le quartier de la Grave, chez la vieille dame de l\u2019\u00e9picerie ; elle me parlait doucement, elle me regardait avec une bont\u00e9 obstin\u00e9e, et je m\u2019\u00e9tais promis d\u2019\u00eatre sage, puis elle s\u2019est tourn\u00e9e vers l\u2019\u00e9tag\u00e8re du fond, et ma main est partie, rapide et honteuse, une poign\u00e9e de bonbons attrap\u00e9e comme si elle ne m\u2019appartenait plus. Je suis sorti dans la rue avec \u00e7a dans la poche, le sucre coll\u00e9 au papier et la gorge s\u00e8che, comme si j\u2019avais franchi une fronti\u00e8re minuscule mais irr\u00e9versible. L\u2019\u00e9cole, dans mon souvenir, c\u2019est surtout un long couloir d\u2019ennui, des apr\u00e8s-midis o\u00f9 le temps s\u2019\u00e9tire au point de faire mal ; il y a eu parfois une voix qui trouait \u00e7a, un prof de philo qui marchait devant le tableau noir, craie aux doigts, parlant comme si la pens\u00e9e le br\u00fblait, avec cette poussi\u00e8re blanche qui lui restait sur la veste, et, sans le savoir, il me montrait qu\u2019on pouvait tenir droit sans crier. Le reste tenait par la peur de rentrer avec un carnet trop mauvais : peur des coups, peur de l\u2019humiliation, et cette peur suffisait \u00e0 me ramener \u00e0 la moyenne, pas tous les mois, pas toujours, mais assez pour \u00e9viter les pires temp\u00eates \u00e0 la maison. C\u2019est par d\u00e9sob\u00e9issance chronique qu\u2019on m\u2019avait mis en pension. Le premier matin, le recteur nous a r\u00e9unis dans la p\u00e9nombre, a sorti un transparent et l\u2019a pos\u00e9 sur le r\u00e9troprojecteur : la carte du parc est apparue sur le mur, verte et nette, avec une ligne autour, une fronti\u00e8re trac\u00e9e au feutre. Il a expliqu\u00e9 les limites comme on explique une \u00e9vidence. Je ne sais plus les mots, je me souviens seulement de la ligne, et du d\u00e9sir imm\u00e9diat d\u2019aller voir ce qu\u2019il y avait derri\u00e8re. Tr\u00e8s vite j\u2019ai trouv\u00e9 deux comparses, on se faisait la courte \u00e9chelle au pied des murs, on passait au-del\u00e0 du calvaire, et chaque fois que je franchissais ce haut mur je sentais une seconde d\u2019air neuf me rentrer dans le corps. De l\u2019autre c\u00f4t\u00e9, l\u2019herbe avait vraiment un go\u00fbt diff\u00e9rent, ou alors c\u2019\u00e9tait moi qui la go\u00fbtais autrement ; on a construit des cabanes o\u00f9 l\u2019on fumait des brindilles de sureau comme si c\u2019\u00e9taient des cigares, on a tra\u00een\u00e9 des troncs jusqu\u2019\u00e0 la Viosne, on a r\u00e9cup\u00e9r\u00e9 des bidons qui flottaient et, tr\u00e8s s\u00e9rieusement, on pr\u00e9parait un radeau pour partir. Un peu avant l\u2019heure de la chapelle, un gardien nous a surpris. Il portait un fusil de chasse ; on n\u2019a pas discut\u00e9. On a couru jusqu\u2019au mur et je l\u2019ai franchi avec une aisance qui m\u2019a \u00e9tonn\u00e9 moi-m\u00eame, la peur vous all\u00e8ge. On a remis vite nos pulls, nos chemises, on s\u2019est rang\u00e9s avant la chapelle comme si on revenait des toilettes. Le recteur nous attendait \u00e0 l\u2019entr\u00e9e, grand, sec, lunettes rondes, yeux bleus durs. Il m\u2019a fait signe d\u2019avancer. \u201cO\u00f9 \u00e9tais-tu ?\u201d J\u2019ai dit : \u201cDans le parc, Monsieur l\u2019abb\u00e9.\u201d La gifle est partie sans avertir, un claquement net sur la joue, plus douloureux dans l\u2019orgueil que dans la peau. \u201cAvec qui ?\u201d \u201cTout seul.\u201d La seconde est arriv\u00e9e comme pr\u00e9vu, et je l\u2019ai tenue. On a pris plusieurs week-ends de colle. La semaine suivante, on a trouv\u00e9 une autre br\u00e8che, puis une autre, et un samedi de pluie fine on \u00e9tait sur le trottoir de Pontoise, devant un caf\u00e9 qui sentait le tabac froid, nos vestes encore humides, \u00e0 regarder les filles passer en riant, avec dans la poche l\u2019argent vol\u00e9 \u00e0 nos limites. *illustration* peinture d'enfant acrylique et stylo 2019 ",
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"title": "19 f\u00e9vrier 2019",
"date_published": "2019-02-19T04:24:00Z",
"date_modified": "2025-11-24T04:35:23Z",
"author": {"name": "Patrick Blanchon"},
"content_html": " Ce matin, dans ma bo\u00eete mail, encore un message de Mamie Annie. Je suis devant l\u2019\u00e9cran avec un caf\u00e9 qui a refroidi, la lumi\u00e8re grise de novembre sur la verri\u00e8re, et ce mail \u00e9clate au milieu des factures et des sobres newsletters : objet en lettres grasses, promesse en capitales, et sa photo de banni\u00e8re, lisse comme une image pieuse. Petite dame aux cheveux blancs, menton pos\u00e9 sur la main, lunettes \u00e0 monture s\u00e9cu, sourire de grand-m\u00e8re \u00e0 qui on donnerait le bon dieu sans confession et, par-dessus le march\u00e9, le code du coffre-fort. Depuis quelques mois je les ramasse comme on ramasse des prospectus sous l\u2019essuie-glace : voyantes, chamans, cartomanciennes, tout un petit peuple merveilleux qui se dispute mon destin. Il y a Annie donc ; il y a Blanche, f\u00e9e M\u00e9lusine un peu d\u00e9fra\u00eechie mais toujours en robe de sortil\u00e8ge ; il y a C\u0153ur d\u2019or, dont je ne sais m\u00eame pas si c\u2019est un homme ou une femme, ce qui est d\u00e9j\u00e0 une mani\u00e8re de brouiller les cartes. Le point commun est simple, brutal : ils vont m\u2019enrichir. Ils me parlent d\u2019une somme \u00e9norme qui m\u2019attendrait aux jeux de hasard et que leur rituel d\u00e9bloquerait. Chacun arrive avec sa cuisine : grenouille bleue, bison vert, herboriste fa\u00e7on Hildegarde de Bingen qui trouve un chat perdu et lit dans sa voix un message cach\u00e9 ; et maintenant la nouveaut\u00e9 du jour, “la pens\u00e9e agissante”, connue d\u2019une minorit\u00e9 de tr\u00e8s riches, que Mamie Annie se propose de me transmettre pour 39 euros. Je regarde la somme. Elle est l\u00e0, nue, coinc\u00e9e entre les paragraphes comme un hame\u00e7on. Ce n\u2019est pas grand-chose et c\u2019est justement pour \u00e7a que \u00e7a accroche : assez bas pour qu\u2019on se dise “pourquoi pas”, assez haut pour qu\u2019on sente qu\u2019on ach\u00e8te autre chose qu\u2019un gadget. Alors la vieille question se pointe, pas la m\u00e9taphysique, non, la tr\u00e8s mat\u00e9rielle : est-ce que je paie pour qu\u2019on me prouve que je suis un con, ou pour m\u2019autoriser \u00e0 rester r\u00eaveur ? Con, non. R\u00eaveur, \u00e7a ne me fait pas peur. Je pourrais payer rien que pour voir jusqu\u2019o\u00f9 va l\u2019histoire, surtout qu\u2019en bas de page, en rouge, elle a imprim\u00e9 la garantie : r\u00e9ussite 100 % ou rembours\u00e9. L\u2019assurance a quelque chose de presque attendrissant, comme une arnaque qui se respecte, et en m\u00eame temps elle touche juste : un prix modeste, une certitude totale, et le client fait le reste du travail dans sa t\u00eate. Cette fa\u00e7on de fabriquer du vrai par la caisse me rappelle mon camarade “le D\u00e9lesteur”. Lui ne vend pas la fortune, il vend des d\u00e9lestages : jeter un pav\u00e9 dans la mare pour vous, dormir \u00e0 votre place si vous manquez de temps, ou accomplir une petite t\u00e2che absurde et lib\u00e9ratoire que vous n\u2019osez pas faire. Tarif : autour de 19 euros. Le fisc l\u2019a emb\u00eat\u00e9 r\u00e9cemment. On imagine l\u2019administration poser ses questions d\u2019expert : “La mare, quelle longueur ? Le pav\u00e9, c\u2019est du granit ? O\u00f9 sont les factures des fournisseurs ?” On se marre, bien s\u00fbr, mais ce serait trop facile de conclure qu\u2019ils n\u2019ont pas d\u2019humour. Leur logique est parfaitement ajust\u00e9e \u00e0 l\u2019\u00e9poque : si quelqu\u2019un vend un geste, m\u00eame po\u00e9tique, il vend un service, donc un produit, donc quelque chose qui doit entrer dans une case, \u00eatre pes\u00e9, \u00e9valu\u00e9, archiv\u00e9. Ils ne sont pas aveugles \u00e0 l\u2019art ; ils le voient exactement comme on voit une marchandise, et c\u2019est pour \u00e7a que \u00e7a coince. Du coup, la comparaison devient \u00e9trange : d\u2019un c\u00f4t\u00e9, 39 euros pour une promesse de millions ; de l\u2019autre, 19 euros pour d\u00e9l\u00e9guer son sommeil. La premi\u00e8re offre excite le r\u00eave et ach\u00e8te une cr\u00e9dulit\u00e9 qui se raconte bien, la seconde rassure par son ras du sol : elle ne promet rien d\u2019immense, juste un \u00e9change simple, presque domestique, un bout de r\u00e9el rendu \u00e0 quelqu\u2019un qui n\u2019a plus le temps. Et pourtant, au fond, elles jouent sur la m\u00eame corde : le prix ne paye pas l\u2019acte, il paye la croyance dans l\u2019acte. Si Annie demandait 7 500 euros avec sa garantie rouge, elle aurait soudain l\u2019air “s\u00e9rieuse” pour tous ceux qui confondent valeur et co\u00fbt d\u2019entr\u00e9e. Si le D\u00e9lesteur doublait ou triplait ses tarifs, il gagnerait en cr\u00e9dibilit\u00e9 aupr\u00e8s de ceux qui ne prennent au s\u00e9rieux que ce qui les saigne un peu. Voil\u00e0 le truc : dans ce monde, on n\u2019ach\u00e8te pas seulement un r\u00e9sultat, on ach\u00e8te l\u2019autorisation d\u2019y croire, et l\u2019autorisation est index\u00e9e sur la somme. Petit prix, petite foi. Gros prix, v\u00e9rit\u00e9 qui s\u2019installe. Alors je finis par me demander si Mamie Annie, Blanche et C\u0153ur d\u2019or ne sont pas des artistes, au m\u00eame titre que le D\u00e9lesteur : ils composent des fables, r\u00e8glent un dispositif, fixent un tarif qui fait lever l\u2019adh\u00e9sion. Ce n\u2019est pas la v\u00e9rit\u00e9 qui produit le prix, c\u2019est le prix qui produit l\u2019effet de v\u00e9rit\u00e9. Et cette semaine j\u2019ai augment\u00e9 le prix de mes tableaux, sec, sans justification, parce que je vois trop bien que dans le march\u00e9 de l\u2019art comme ailleurs, un petit chiffre ne raconte pas l\u2019humilit\u00e9 : il raconte l\u2019inexistence.\n\nillustration<\/em> Photographie noir et blanc pb 2012\n<\/small><\/p>",
"content_text": " Ce matin, dans ma bo\u00eete mail, encore un message de Mamie Annie. Je suis devant l\u2019\u00e9cran avec un caf\u00e9 qui a refroidi, la lumi\u00e8re grise de novembre sur la verri\u00e8re, et ce mail \u00e9clate au milieu des factures et des sobres newsletters : objet en lettres grasses, promesse en capitales, et sa photo de banni\u00e8re, lisse comme une image pieuse. Petite dame aux cheveux blancs, menton pos\u00e9 sur la main, lunettes \u00e0 monture s\u00e9cu, sourire de grand-m\u00e8re \u00e0 qui on donnerait le bon dieu sans confession et, par-dessus le march\u00e9, le code du coffre-fort. Depuis quelques mois je les ramasse comme on ramasse des prospectus sous l\u2019essuie-glace : voyantes, chamans, cartomanciennes, tout un petit peuple merveilleux qui se dispute mon destin. Il y a Annie donc ; il y a Blanche, f\u00e9e M\u00e9lusine un peu d\u00e9fra\u00eechie mais toujours en robe de sortil\u00e8ge ; il y a C\u0153ur d\u2019or, dont je ne sais m\u00eame pas si c\u2019est un homme ou une femme, ce qui est d\u00e9j\u00e0 une mani\u00e8re de brouiller les cartes. Le point commun est simple, brutal : ils vont m\u2019enrichir. Ils me parlent d\u2019une somme \u00e9norme qui m\u2019attendrait aux jeux de hasard et que leur rituel d\u00e9bloquerait. Chacun arrive avec sa cuisine : grenouille bleue, bison vert, herboriste fa\u00e7on Hildegarde de Bingen qui trouve un chat perdu et lit dans sa voix un message cach\u00e9 ; et maintenant la nouveaut\u00e9 du jour, \u201cla pens\u00e9e agissante\u201d, connue d\u2019une minorit\u00e9 de tr\u00e8s riches, que Mamie Annie se propose de me transmettre pour 39 euros. Je regarde la somme. Elle est l\u00e0, nue, coinc\u00e9e entre les paragraphes comme un hame\u00e7on. Ce n\u2019est pas grand-chose et c\u2019est justement pour \u00e7a que \u00e7a accroche : assez bas pour qu\u2019on se dise \u201cpourquoi pas\u201d, assez haut pour qu\u2019on sente qu\u2019on ach\u00e8te autre chose qu\u2019un gadget. Alors la vieille question se pointe, pas la m\u00e9taphysique, non, la tr\u00e8s mat\u00e9rielle : est-ce que je paie pour qu\u2019on me prouve que je suis un con, ou pour m\u2019autoriser \u00e0 rester r\u00eaveur ? Con, non. R\u00eaveur, \u00e7a ne me fait pas peur. Je pourrais payer rien que pour voir jusqu\u2019o\u00f9 va l\u2019histoire, surtout qu\u2019en bas de page, en rouge, elle a imprim\u00e9 la garantie : r\u00e9ussite 100 % ou rembours\u00e9. L\u2019assurance a quelque chose de presque attendrissant, comme une arnaque qui se respecte, et en m\u00eame temps elle touche juste : un prix modeste, une certitude totale, et le client fait le reste du travail dans sa t\u00eate. Cette fa\u00e7on de fabriquer du vrai par la caisse me rappelle mon camarade \u201cle D\u00e9lesteur\u201d. Lui ne vend pas la fortune, il vend des d\u00e9lestages : jeter un pav\u00e9 dans la mare pour vous, dormir \u00e0 votre place si vous manquez de temps, ou accomplir une petite t\u00e2che absurde et lib\u00e9ratoire que vous n\u2019osez pas faire. Tarif : autour de 19 euros. Le fisc l\u2019a emb\u00eat\u00e9 r\u00e9cemment. On imagine l\u2019administration poser ses questions d\u2019expert : \u201cLa mare, quelle longueur ? Le pav\u00e9, c\u2019est du granit ? O\u00f9 sont les factures des fournisseurs ?\u201d On se marre, bien s\u00fbr, mais ce serait trop facile de conclure qu\u2019ils n\u2019ont pas d\u2019humour. Leur logique est parfaitement ajust\u00e9e \u00e0 l\u2019\u00e9poque : si quelqu\u2019un vend un geste, m\u00eame po\u00e9tique, il vend un service, donc un produit, donc quelque chose qui doit entrer dans une case, \u00eatre pes\u00e9, \u00e9valu\u00e9, archiv\u00e9. Ils ne sont pas aveugles \u00e0 l\u2019art ; ils le voient exactement comme on voit une marchandise, et c\u2019est pour \u00e7a que \u00e7a coince. Du coup, la comparaison devient \u00e9trange : d\u2019un c\u00f4t\u00e9, 39 euros pour une promesse de millions ; de l\u2019autre, 19 euros pour d\u00e9l\u00e9guer son sommeil. La premi\u00e8re offre excite le r\u00eave et ach\u00e8te une cr\u00e9dulit\u00e9 qui se raconte bien, la seconde rassure par son ras du sol : elle ne promet rien d\u2019immense, juste un \u00e9change simple, presque domestique, un bout de r\u00e9el rendu \u00e0 quelqu\u2019un qui n\u2019a plus le temps. Et pourtant, au fond, elles jouent sur la m\u00eame corde : le prix ne paye pas l\u2019acte, il paye la croyance dans l\u2019acte. Si Annie demandait 7 500 euros avec sa garantie rouge, elle aurait soudain l\u2019air \u201cs\u00e9rieuse\u201d pour tous ceux qui confondent valeur et co\u00fbt d\u2019entr\u00e9e. Si le D\u00e9lesteur doublait ou triplait ses tarifs, il gagnerait en cr\u00e9dibilit\u00e9 aupr\u00e8s de ceux qui ne prennent au s\u00e9rieux que ce qui les saigne un peu. Voil\u00e0 le truc : dans ce monde, on n\u2019ach\u00e8te pas seulement un r\u00e9sultat, on ach\u00e8te l\u2019autorisation d\u2019y croire, et l\u2019autorisation est index\u00e9e sur la somme. Petit prix, petite foi. Gros prix, v\u00e9rit\u00e9 qui s\u2019installe. Alors je finis par me demander si Mamie Annie, Blanche et C\u0153ur d\u2019or ne sont pas des artistes, au m\u00eame titre que le D\u00e9lesteur : ils composent des fables, r\u00e8glent un dispositif, fixent un tarif qui fait lever l\u2019adh\u00e9sion. Ce n\u2019est pas la v\u00e9rit\u00e9 qui produit le prix, c\u2019est le prix qui produit l\u2019effet de v\u00e9rit\u00e9. Et cette semaine j\u2019ai augment\u00e9 le prix de mes tableaux, sec, sans justification, parce que je vois trop bien que dans le march\u00e9 de l\u2019art comme ailleurs, un petit chiffre ne raconte pas l\u2019humilit\u00e9 : il raconte l\u2019inexistence. *illustration* Photographie noir et blanc pb 2012 ",
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"title": "19 f\u00e9vrier 2019",
"date_published": "2019-02-19T03:46:00Z",
"date_modified": "2025-11-24T04:35:48Z",
"author": {"name": "Patrick Blanchon"},
"content_html": " Le vent d\u2019abord : remue-cimes, descente sur la plaine sans pr\u00e9venir, rase-herbes, poussi\u00e8re lev\u00e9e des chemins, pouss\u00e9e dans le dos quand la marche tra\u00eene. Ma vie sur ce mouvement, tant qu\u2019il tient. Voyages comme fabrication d\u2019un pays de poche ; gares \u00e0 l\u2019aube avec odeur de m\u00e9tal froid, caf\u00e9s o\u00f9 rester debout faute de mieux, chambres \u00e0 fen\u00eatre entrouverte pour laisser entrer la rumeur d\u2019une nationale ou le cliquetis d\u2019un portail. Visages cherch\u00e9s, non pour les garder, pour inventer le tien. Toi une fois sur un quai de campagne, sac trop lourd \u00e0 l\u2019\u00e9paule, main lev\u00e9e — sans qu\u2019on sache si c\u2019\u00e9tait un salut ou un appel ; derri\u00e8re toi, un v\u00e9lo renvers\u00e9 contre un banc, et ce geste dans l\u2019air depuis, rouvert par le souffle. Le vent sans objectif, pas sans humeur : rafales qui te font plisser les yeux, accalmie au d\u00e9tour d\u2019un foss\u00e9, reprise brute, porte qui claque. \u00c9coute de son silence, r\u00e9ponse par \u00e9paississement muet. Pluie sur les pav\u00e9s, tambour sec ; oiseaux \u00e0 l\u2019aube, trois cris pour rien, pour tout ; jour lev\u00e9 \u00e0 nouveau, pr\u00e9sence \u00e0 chaque reprise. Recommencements sur la pointe des choses : fin d\u2019\u00e9t\u00e9 dans l\u2019odeur de grain chaud, rire d\u2019enfant derri\u00e8re une haie, tes cheveux soulev\u00e9s, qui retombent sur ta nuque. Bravo, encore — salut \u00e0 ce qui se rel\u00e8ve. Puis chute du vent, soudaine : l\u2019air se vide, les feuilles sont immobiles, la phrase est en suspens. \u00c0 l\u2019arr\u00eat, les mains inutiles. Sur la table, une enveloppe ouverte depuis la veille, ton pr\u00e9nom en haut \u00e0 gauche, et soudain plus de voix derri\u00e8re. Le bourdonnement du frigo, seul. Un moment trop long. Plus de d\u00e9sir net, oubli en place. Applaudissements quand m\u00eame, une autre fois, encore ; reprise un peu honteuse. Retour du vent, \u00e9bouriffement des bl\u00e9s, enfants dans l\u2019emm\u00ealement de leurs cheveux, vieux avec ce duvet clair du temps sur la peau. Tout sur ce souffle : parfois large, parfois coupant ; marche dedans tant qu\u2019il passe.<\/p>\n \nillustration<\/em> bricolage num\u00e9rique 2019\n<\/small><\/p>",
"content_text": " Le vent d\u2019abord : remue-cimes, descente sur la plaine sans pr\u00e9venir, rase-herbes, poussi\u00e8re lev\u00e9e des chemins, pouss\u00e9e dans le dos quand la marche tra\u00eene. Ma vie sur ce mouvement, tant qu\u2019il tient. Voyages comme fabrication d\u2019un pays de poche ; gares \u00e0 l\u2019aube avec odeur de m\u00e9tal froid, caf\u00e9s o\u00f9 rester debout faute de mieux, chambres \u00e0 fen\u00eatre entrouverte pour laisser entrer la rumeur d\u2019une nationale ou le cliquetis d\u2019un portail. Visages cherch\u00e9s, non pour les garder, pour inventer le tien. Toi une fois sur un quai de campagne, sac trop lourd \u00e0 l\u2019\u00e9paule, main lev\u00e9e \u2014 sans qu\u2019on sache si c\u2019\u00e9tait un salut ou un appel ; derri\u00e8re toi, un v\u00e9lo renvers\u00e9 contre un banc, et ce geste dans l\u2019air depuis, rouvert par le souffle. Le vent sans objectif, pas sans humeur : rafales qui te font plisser les yeux, accalmie au d\u00e9tour d\u2019un foss\u00e9, reprise brute, porte qui claque. \u00c9coute de son silence, r\u00e9ponse par \u00e9paississement muet. Pluie sur les pav\u00e9s, tambour sec ; oiseaux \u00e0 l\u2019aube, trois cris pour rien, pour tout ; jour lev\u00e9 \u00e0 nouveau, pr\u00e9sence \u00e0 chaque reprise. Recommencements sur la pointe des choses : fin d\u2019\u00e9t\u00e9 dans l\u2019odeur de grain chaud, rire d\u2019enfant derri\u00e8re une haie, tes cheveux soulev\u00e9s, qui retombent sur ta nuque. Bravo, encore \u2014 salut \u00e0 ce qui se rel\u00e8ve. Puis chute du vent, soudaine : l\u2019air se vide, les feuilles sont immobiles, la phrase est en suspens. \u00c0 l\u2019arr\u00eat, les mains inutiles. Sur la table, une enveloppe ouverte depuis la veille, ton pr\u00e9nom en haut \u00e0 gauche, et soudain plus de voix derri\u00e8re. Le bourdonnement du frigo, seul. Un moment trop long. Plus de d\u00e9sir net, oubli en place. Applaudissements quand m\u00eame, une autre fois, encore ; reprise un peu honteuse. Retour du vent, \u00e9bouriffement des bl\u00e9s, enfants dans l\u2019emm\u00ealement de leurs cheveux, vieux avec ce duvet clair du temps sur la peau. Tout sur ce souffle : parfois large, parfois coupant ; marche dedans tant qu\u2019il passe. *illustration* bricolage num\u00e9rique 2019 ",
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"title": "18 f\u00e9vrier 2019",
"date_published": "2019-02-18T21:23:00Z",
"date_modified": "2025-11-23T21:32:53Z",
"author": {"name": "Patrick Blanchon"},
"content_html": " Se salir am\u00e8ne d\u2019abord \u00e0 une souillure par ricochet dans les regards alentours, mais \u00e7a, je ne le sais pas encore : \u00e0 huit ans le sale et le propre sont m\u00eal\u00e9s dans la simple sensation d\u2019\u00eatre l\u00e0, de respirer, de jouer. J\u2019ai les genoux \u00e9corch\u00e9s parce que je grimpe aux arbres comme on revient \u00e0 une maison, les doigts noirs \u00e0 force de creuser des sillons d\u2019irrigation entre deux flaques, et je regarde sans d\u00e9go\u00fbt les papiers gras longer les berges, les nappes huileuses du sang des b\u00eates tu\u00e9es en amont d\u00e9river par plaques lentes, d\u00e9chir\u00e9es, de tailles diverses ; pour moi ce ne sont que des couleurs, une odeur forte, un air \u00e9pais dont je m\u2019emplis. Puis arrive l\u2019\u00e9cole, puis les parents, toute l\u2019armada r\u00e9unie pour m\u2019apprendre que le monde se coupe en deux : propre\/sale, bon\/mauvais, et qu\u2019il faut choisir son camp. Je revois la main de mon p\u00e8re qui me saisit par le poignet, pas m\u00e9chante, juste ferme, et l\u2019eau froide qui coule sur mes doigts pendant qu\u2019il dit « va te laver », comme s\u2019il parlait d\u2019une faute. Ma m\u00e8re, elle, n\u2019a pas besoin de toucher : elle regarde les traces sous mes ongles avec un l\u00e9ger recul du buste, ce recul suffit, et je comprends qu\u2019\u00eatre sale n\u2019est pas seulement avoir tra\u00een\u00e9 dehors. J\u2019entends bien qu\u2019\u00eatre sale, \u00eatre cochon, n\u2019est pas de bon ton, mais je bute longtemps sur le motif. On me sert l\u2019hygi\u00e8ne : ne pas choper de microbes, ne pas tomber malade. J\u2019accepte parce que c\u2019est simple et que \u00e7a \u00e9vite d\u2019aller voir plus loin. Plus loin, justement, je d\u00e9couvre que la salet\u00e9 n\u2019est pas seulement une histoire de boue ou de mains noires, qu\u2019elle vient apr\u00e8s coup, quand un regard se pose. Je me masturbe, \u00e7a soulage, \u00e7a fait du bien sur le moment, puis la satisfaction retombe d\u2019un coup parce que j\u2019en ai plein les mains et que je ne sais pas o\u00f9 mettre \u00e7a ; les draps prennent, la literie se tait, et dans la chambre l\u2019odeur change. Ce n\u2019est pas tout de suite que je me sens sale, pas dans la peau, pas dans l\u2019acte : c\u2019est quand je passe devant le miroir, que je me vois d\u2019un \u0153il qui n\u2019est plus le mien, l\u2019\u0153il retourn\u00e9 de quelqu\u2019un d\u2019autre, et que ce regard-l\u00e0 recouvre tout d\u2019un film gris. Le jeudi matin, juste apr\u00e8s \u00e7a, je renonce plus d\u2019une fois au cat\u00e9chisme ; je reste dehors, je compte les minutes en tournant autour du poulailler, et je m\u2019arrange pour que personne ne me demande o\u00f9 j\u2019\u00e9tais. M\u00eame chose quand je mens ou quand je vole un truc sans y mettre de grande noirceur : la pourriture ne na\u00eet pas en moi d\u2019abord, elle m\u2019arrive par la face des autres. Je l\u2019entends dans la voix d\u2019un adulte, ce ton qui ne s\u2019adresse pas \u00e0 toi mais qui te d\u00e9signe devant les autres : « celui-l\u00e0, c\u2019est un mauvais sujet ». Au cat\u00e9, le cur\u00e9 sympa — il avait un cardigan \u00e9lim\u00e9 qui sentait la cire froide et la craie — me fait rester \u00e0 la fin. On est seuls dans la petite salle, les chaises empil\u00e9es contre le mur. Il me parle bas, pas pour me consoler, plut\u00f4t comme s\u2019il \u00e9pelait une r\u00e8gle : « quand tu fais \u00e7a, tu laisses passer le malin ». Il ne crie pas, il soupire, entre deux phrases il passe la main sur sa nuque, et ce geste me fait plus peur que ses mots. Je ne sais pas tr\u00e8s bien ce que c\u2019est, le malin, mais je sens qu\u2019on vient de le d\u00e9poser sur moi comme une \u00e9tiquette. Alors je file au fond du jardin, je m\u2019enferme dans les cabinets ; l\u00e0 au moins personne ne regarde, et j\u2019imagine que le diable h\u00e9site \u00e0 me suivre jusque-l\u00e0. \u00c0 force de b\u00eatises, je me crois proie facile, et d\u00e8s que l\u2019angoisse remonte je me mets \u00e0 genoux dans un coin, je prie tout bas. Je r\u00e9cite le Notre P\u00e8re, et cette phrase revient comme un chiffon humide sur une tache : « pardonne-nous comme nous pardonnons\u2026 » \u00c0 chaque fois le m\u00eame m\u00e9canisme : je me salis, et hop, la pri\u00e8re me rince, tient le diable \u00e0 distance pour quelque temps. Puis les ann\u00e9es passent, la croyance s\u2019effiloche ; j\u2019abandonne le cat\u00e9chisme, et le cur\u00e9 est mort depuis longtemps. Je repense \u00e0 lui sans attendrissement : il faisait son travail comme on manie un couteau \u00e9mouss\u00e9, avec bonne volont\u00e9, mais en coupant quand m\u00eame. Sa compassion me d\u00e9passait parce qu\u2019elle venait avec la menace, toujours, et qu\u2019un gosse n\u2019a pas de place pour deux choses contraires dans le m\u00eame mot. Il savait donner le ton, oui, comme un r\u00e9citant qui croit \u00e0 sa partition. Je l\u2019\u00e9coutais, je hochais la t\u00eate, je rentrais chez moi, et je mettais la salet\u00e9 au m\u00eame endroit que le reste : dans la peau, dans les draps, dans les yeux des autres. Ensuite j\u2019allais laver mes mains. Pas pour \u00eatre propre. Pour qu\u2019on me laisse tranquille.<\/p>\n \nillustration<\/em> huile sur papier pb 2019\n<\/small><\/p>",
"content_text": " Se salir am\u00e8ne d\u2019abord \u00e0 une souillure par ricochet dans les regards alentours, mais \u00e7a, je ne le sais pas encore : \u00e0 huit ans le sale et le propre sont m\u00eal\u00e9s dans la simple sensation d\u2019\u00eatre l\u00e0, de respirer, de jouer. J\u2019ai les genoux \u00e9corch\u00e9s parce que je grimpe aux arbres comme on revient \u00e0 une maison, les doigts noirs \u00e0 force de creuser des sillons d\u2019irrigation entre deux flaques, et je regarde sans d\u00e9go\u00fbt les papiers gras longer les berges, les nappes huileuses du sang des b\u00eates tu\u00e9es en amont d\u00e9river par plaques lentes, d\u00e9chir\u00e9es, de tailles diverses ; pour moi ce ne sont que des couleurs, une odeur forte, un air \u00e9pais dont je m\u2019emplis. Puis arrive l\u2019\u00e9cole, puis les parents, toute l\u2019armada r\u00e9unie pour m\u2019apprendre que le monde se coupe en deux : propre\/sale, bon\/mauvais, et qu\u2019il faut choisir son camp. Je revois la main de mon p\u00e8re qui me saisit par le poignet, pas m\u00e9chante, juste ferme, et l\u2019eau froide qui coule sur mes doigts pendant qu\u2019il dit \u00ab va te laver \u00bb, comme s\u2019il parlait d\u2019une faute. Ma m\u00e8re, elle, n\u2019a pas besoin de toucher : elle regarde les traces sous mes ongles avec un l\u00e9ger recul du buste, ce recul suffit, et je comprends qu\u2019\u00eatre sale n\u2019est pas seulement avoir tra\u00een\u00e9 dehors. J\u2019entends bien qu\u2019\u00eatre sale, \u00eatre cochon, n\u2019est pas de bon ton, mais je bute longtemps sur le motif. On me sert l\u2019hygi\u00e8ne : ne pas choper de microbes, ne pas tomber malade. J\u2019accepte parce que c\u2019est simple et que \u00e7a \u00e9vite d\u2019aller voir plus loin. Plus loin, justement, je d\u00e9couvre que la salet\u00e9 n\u2019est pas seulement une histoire de boue ou de mains noires, qu\u2019elle vient apr\u00e8s coup, quand un regard se pose. Je me masturbe, \u00e7a soulage, \u00e7a fait du bien sur le moment, puis la satisfaction retombe d\u2019un coup parce que j\u2019en ai plein les mains et que je ne sais pas o\u00f9 mettre \u00e7a ; les draps prennent, la literie se tait, et dans la chambre l\u2019odeur change. Ce n\u2019est pas tout de suite que je me sens sale, pas dans la peau, pas dans l\u2019acte : c\u2019est quand je passe devant le miroir, que je me vois d\u2019un \u0153il qui n\u2019est plus le mien, l\u2019\u0153il retourn\u00e9 de quelqu\u2019un d\u2019autre, et que ce regard-l\u00e0 recouvre tout d\u2019un film gris. Le jeudi matin, juste apr\u00e8s \u00e7a, je renonce plus d\u2019une fois au cat\u00e9chisme ; je reste dehors, je compte les minutes en tournant autour du poulailler, et je m\u2019arrange pour que personne ne me demande o\u00f9 j\u2019\u00e9tais. M\u00eame chose quand je mens ou quand je vole un truc sans y mettre de grande noirceur : la pourriture ne na\u00eet pas en moi d\u2019abord, elle m\u2019arrive par la face des autres. Je l\u2019entends dans la voix d\u2019un adulte, ce ton qui ne s\u2019adresse pas \u00e0 toi mais qui te d\u00e9signe devant les autres : \u00ab celui-l\u00e0, c\u2019est un mauvais sujet \u00bb. Au cat\u00e9, le cur\u00e9 sympa \u2014 il avait un cardigan \u00e9lim\u00e9 qui sentait la cire froide et la craie \u2014 me fait rester \u00e0 la fin. On est seuls dans la petite salle, les chaises empil\u00e9es contre le mur. Il me parle bas, pas pour me consoler, plut\u00f4t comme s\u2019il \u00e9pelait une r\u00e8gle : \u00ab quand tu fais \u00e7a, tu laisses passer le malin \u00bb. Il ne crie pas, il soupire, entre deux phrases il passe la main sur sa nuque, et ce geste me fait plus peur que ses mots. Je ne sais pas tr\u00e8s bien ce que c\u2019est, le malin, mais je sens qu\u2019on vient de le d\u00e9poser sur moi comme une \u00e9tiquette. Alors je file au fond du jardin, je m\u2019enferme dans les cabinets ; l\u00e0 au moins personne ne regarde, et j\u2019imagine que le diable h\u00e9site \u00e0 me suivre jusque-l\u00e0. \u00c0 force de b\u00eatises, je me crois proie facile, et d\u00e8s que l\u2019angoisse remonte je me mets \u00e0 genoux dans un coin, je prie tout bas. Je r\u00e9cite le Notre P\u00e8re, et cette phrase revient comme un chiffon humide sur une tache : \u00ab pardonne-nous comme nous pardonnons\u2026 \u00bb \u00c0 chaque fois le m\u00eame m\u00e9canisme : je me salis, et hop, la pri\u00e8re me rince, tient le diable \u00e0 distance pour quelque temps. Puis les ann\u00e9es passent, la croyance s\u2019effiloche ; j\u2019abandonne le cat\u00e9chisme, et le cur\u00e9 est mort depuis longtemps. Je repense \u00e0 lui sans attendrissement : il faisait son travail comme on manie un couteau \u00e9mouss\u00e9, avec bonne volont\u00e9, mais en coupant quand m\u00eame. Sa compassion me d\u00e9passait parce qu\u2019elle venait avec la menace, toujours, et qu\u2019un gosse n\u2019a pas de place pour deux choses contraires dans le m\u00eame mot. Il savait donner le ton, oui, comme un r\u00e9citant qui croit \u00e0 sa partition. Je l\u2019\u00e9coutais, je hochais la t\u00eate, je rentrais chez moi, et je mettais la salet\u00e9 au m\u00eame endroit que le reste : dans la peau, dans les draps, dans les yeux des autres. Ensuite j\u2019allais laver mes mains. Pas pour \u00eatre propre. Pour qu\u2019on me laisse tranquille. *illustration* huile sur papier pb 2019 ",
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"title": "La sentinelle",
"date_published": "2019-02-18T19:40:00Z",
"date_modified": "2025-11-23T19:40:53Z",
"author": {"name": "Patrick Blanchon"},
"content_html": " Quand les oiseaux picorent, surtout les moineaux, il y a toujours un guetteur. Toute la troupe se jette sur les miettes, et un seul reste \u00e0 l\u2019\u00e9cart, t\u00eate lev\u00e9e, corps un peu de biais, pr\u00eat \u00e0 lancer l\u2019alerte. Enfant je cherchais celui-l\u00e0, je le rep\u00e9rais au bord du cercle, et mon c\u0153ur se serre encore devant cette intelligence muette : la sc\u00e8ne ne tient que parce que quelqu\u2019un renonce \u00e0 manger pour surveiller. Je pense alors \u00e0 nos villes, \u00e0 la mani\u00e8re dont elles traitent leurs guetteurs forc\u00e9s. On tol\u00e8re \u00e0 peine les sans-abri, puis on leur retire les lieux o\u00f9 un corps peut se poser : un banc d\u00e9coup\u00e9 par une barre, un rebord plant\u00e9 de pointes, une bouche de m\u00e9tro o\u00f9 l\u2019on a ajout\u00e9 une grille la semaine suivante, un renfoncement mur\u00e9, une avanc\u00e9e d\u2019immeuble o\u00f9 l\u2019on a viss\u00e9 un plot. Ce n\u2019est pas spectaculaire, c\u2019est du bricolage froid, r\u00e9p\u00e9t\u00e9 partout, jusqu\u2019\u00e0 rendre la mis\u00e8re mobile par obligation. La ville ne veut pas voir ce qu\u2019elle fabrique en creux ; elle pr\u00e9f\u00e8re que \u00e7a passe, que \u00e7a glisse, que \u00e7a n\u2019ait pas d\u2019adresse. Le guetteur humain tourne autour des vitrines comme le guetteur moineau tourne autour des miettes, mais ici il ne prot\u00e8ge personne : il s\u2019abstient d\u2019exister pour que les autres n\u2019aient pas \u00e0 se souvenir qu\u2019il existe. Je retrouve la m\u00eame logique quand je regarde ce qu\u2019on fait des artistes et des petits m\u00e9tiers. Les com\u00e9diens de spectacle vivant expuls\u00e9s parce qu\u2019un bail “ne rapporte plus”, les ateliers d\u2019artisans qu\u2019on d\u00e9loge pour faire place \u00e0 une banque, \u00e0 un magasin de fringues, \u00e0 une enseigne identique \u00e0 toutes les autres, les bourgs rabot\u00e9s jusqu\u2019\u00e0 devenir une suite de fa\u00e7ades interchangeables : on nettoie ce qui d\u00e9passe. Et puis il y a l\u2019autre versant, celui qui se dit protecteur. On vous accueille, on vous r\u00e9side, on vous installe dans des lieux parfaits. J\u2019ai vu un Bateau-Lavoir d\u2019aujourd\u2019hui : blanc, vaste, lumineux, le sol encore neuf, les murs sans une trace, si bien qu\u2019on h\u00e9site \u00e0 poser une toile contre eux. Le pinceau devient prudent dans cette propret\u00e9 ; on parle, on re\u00e7oit, on fait tourner les tasses et les contacts, et la peinture reste au fond, comme si le lieu demandait d\u2019abord d\u2019\u00eatre \u00e0 la hauteur de sa vitrine. On tient l\u2019artiste l\u00e0 o\u00f9 il ne d\u00e9range pas trop, on l\u2019encadre, on le rend montrable. Mais on ne tient pas longtemps un vivant \u00e0 l\u2019int\u00e9rieur d\u2019une cage, m\u00eame dor\u00e9e. Il y aura toujours des moineaux qui guettent de travers et qui filent au moindre faux pas, des sans-abri qui pr\u00e9f\u00e8rent une clairi\u00e8re au quadrillage des trottoirs, et des artistes inconnus qui choisissent la paix, l\u2019atelier sale, l\u2019obstination lente, plut\u00f4t que les salons o\u00f9 l\u2019on sourit avant de refermer doucement la porte.<\/p>\n \nillustration<\/em> R\u00e9p\u00e9tition en orange huile sur toile, pb 2019\n<\/small><\/p>",
"content_text": " Quand les oiseaux picorent, surtout les moineaux, il y a toujours un guetteur. Toute la troupe se jette sur les miettes, et un seul reste \u00e0 l\u2019\u00e9cart, t\u00eate lev\u00e9e, corps un peu de biais, pr\u00eat \u00e0 lancer l\u2019alerte. Enfant je cherchais celui-l\u00e0, je le rep\u00e9rais au bord du cercle, et mon c\u0153ur se serre encore devant cette intelligence muette : la sc\u00e8ne ne tient que parce que quelqu\u2019un renonce \u00e0 manger pour surveiller. Je pense alors \u00e0 nos villes, \u00e0 la mani\u00e8re dont elles traitent leurs guetteurs forc\u00e9s. On tol\u00e8re \u00e0 peine les sans-abri, puis on leur retire les lieux o\u00f9 un corps peut se poser : un banc d\u00e9coup\u00e9 par une barre, un rebord plant\u00e9 de pointes, une bouche de m\u00e9tro o\u00f9 l\u2019on a ajout\u00e9 une grille la semaine suivante, un renfoncement mur\u00e9, une avanc\u00e9e d\u2019immeuble o\u00f9 l\u2019on a viss\u00e9 un plot. Ce n\u2019est pas spectaculaire, c\u2019est du bricolage froid, r\u00e9p\u00e9t\u00e9 partout, jusqu\u2019\u00e0 rendre la mis\u00e8re mobile par obligation. La ville ne veut pas voir ce qu\u2019elle fabrique en creux ; elle pr\u00e9f\u00e8re que \u00e7a passe, que \u00e7a glisse, que \u00e7a n\u2019ait pas d\u2019adresse. Le guetteur humain tourne autour des vitrines comme le guetteur moineau tourne autour des miettes, mais ici il ne prot\u00e8ge personne : il s\u2019abstient d\u2019exister pour que les autres n\u2019aient pas \u00e0 se souvenir qu\u2019il existe. Je retrouve la m\u00eame logique quand je regarde ce qu\u2019on fait des artistes et des petits m\u00e9tiers. Les com\u00e9diens de spectacle vivant expuls\u00e9s parce qu\u2019un bail \u201cne rapporte plus\u201d, les ateliers d\u2019artisans qu\u2019on d\u00e9loge pour faire place \u00e0 une banque, \u00e0 un magasin de fringues, \u00e0 une enseigne identique \u00e0 toutes les autres, les bourgs rabot\u00e9s jusqu\u2019\u00e0 devenir une suite de fa\u00e7ades interchangeables : on nettoie ce qui d\u00e9passe. Et puis il y a l\u2019autre versant, celui qui se dit protecteur. On vous accueille, on vous r\u00e9side, on vous installe dans des lieux parfaits. J\u2019ai vu un Bateau-Lavoir d\u2019aujourd\u2019hui : blanc, vaste, lumineux, le sol encore neuf, les murs sans une trace, si bien qu\u2019on h\u00e9site \u00e0 poser une toile contre eux. Le pinceau devient prudent dans cette propret\u00e9 ; on parle, on re\u00e7oit, on fait tourner les tasses et les contacts, et la peinture reste au fond, comme si le lieu demandait d\u2019abord d\u2019\u00eatre \u00e0 la hauteur de sa vitrine. On tient l\u2019artiste l\u00e0 o\u00f9 il ne d\u00e9range pas trop, on l\u2019encadre, on le rend montrable. Mais on ne tient pas longtemps un vivant \u00e0 l\u2019int\u00e9rieur d\u2019une cage, m\u00eame dor\u00e9e. Il y aura toujours des moineaux qui guettent de travers et qui filent au moindre faux pas, des sans-abri qui pr\u00e9f\u00e8rent une clairi\u00e8re au quadrillage des trottoirs, et des artistes inconnus qui choisissent la paix, l\u2019atelier sale, l\u2019obstination lente, plut\u00f4t que les salons o\u00f9 l\u2019on sourit avant de refermer doucement la porte. *illustration* R\u00e9p\u00e9tition en orange huile sur toile, pb 2019 ",
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"title": "17 f\u00e9vrier 2019",
"date_published": "2019-02-17T20:00:00Z",
"date_modified": "2025-11-23T20:00:45Z",
"author": {"name": "Patrick Blanchon"},
"content_html": " Depuis quelque temps je le vois bien : je n\u2019ai plus go\u00fbt aux m\u00eames choses. Avant, une fille passait dans la rue, un Chanel tra\u00eenait derri\u00e8re elle comme une promesse, et mes narines faisaient le travail toutes seules ; aujourd\u2019hui c\u2019est l\u2019inverse, je pr\u00e9f\u00e8re ce qui n\u2019a pas \u00e9t\u00e9 arrang\u00e9, le brut, l\u2019aisselle, la peau quand elle ne cherche pas \u00e0 plaire. On \u00e9tait \u00e0 l\u2019heure de l\u2019ap\u00e9ro, j\u2019allais faire le malin l\u00e0-dessus, et la bande s\u2019est dissip\u00e9e en deux minutes, comme si j\u2019avais parl\u00e9 trop t\u00f4t ou trop vrai. Le bon go\u00fbt, on dit que c\u2019est la chose la mieux partag\u00e9e du monde, comme le bon sens ; en r\u00e9alit\u00e9 c\u2019est un sens commun qu\u2019on porte sur le visage, une mani\u00e8re de rester dans la pi\u00e8ce sans qu\u2019on vous demande ce que vous faites l\u00e0. D\u00e8s que tu bifurques, que tu prends les tilleuls, que tu vas voir du c\u00f4t\u00e9 o\u00f9 l\u2019air est plus \u00e9pais, tu deviens suspect. Rimbaud l\u2019a dit mieux que personne : il suffirait de quelques arbres sur une promenade pour qu\u2019on perde le s\u00e9rieux. Je le crois. Les soirs d\u2019\u00e9t\u00e9, l\u2019odeur des tilleuls donne envie de s\u2019\u00e9carter de la table, de marcher seul, de regarder autrement, et c\u2019est l\u00e0 que tu sens le prix \u00e0 payer : la solitude change le go\u00fbt de l\u2019eau, elle change le go\u00fbt du vin. J\u2019ai fini par ne plus boire seul, pas par vertu, par d\u00e9go\u00fbt : apr\u00e8s tant d\u2019ann\u00e9es \u00e0 tenir l\u2019asc\u00e8se comme une poutre au-dessus de ma t\u00eate, replonger sans t\u00e9moin me ferait l\u2019effet d\u2019un sabotage. C\u2019est pareil partout : on s\u2019accroche \u00e0 ce qu\u2019on a construit, \u00e0 un couple, \u00e0 une entreprise, \u00e0 une \u00c9glise, \u00e0 n\u2019importe quoi, parce que casser ce qu\u2019on a tenu debout revient \u00e0 se casser soi-m\u00eame. On appelle \u00e7a “aller jusqu\u2019au bout” comme si le bout avait un nom ; en r\u00e9alit\u00e9 on s\u2019y pend surtout pour rester dans le go\u00fbt de tout le monde. Ma m\u00e8re tenait \u00e7a \u00e0 merveille. Quand je lui demandais quelque chose, elle pouvait dire non et c\u2019\u00e9tait net, la douleur passait vite. Mais le “on verra” \u00e9tait une autre affaire : une laisse molle, une promesse sans promesse. Je m\u2019y accrochais, je la harcelais, et \u00e7a finissait presque toujours par une d\u00e9ception poisseuse. Le “on verra” a le m\u00eame mauvais go\u00fbt que ces anesth\u00e9sies de dentiste o\u00f9 l\u2019on attend, o\u00f9 l\u2019on ronge, o\u00f9 \u00e7a revient par vagues ; alors qu\u2019un non, la dent arrach\u00e9e d\u2019un coup, c\u2019est propre, \u00e7a ne tra\u00eene pas. Jadis le bon go\u00fbt, c\u2019\u00e9tait une fa\u00e7on de se tenir, de voir, de vivre, peut-\u00eatre m\u00eame de mourir ; on tranchait simple : beau ou vulgaire, digne ou pas. Je me souviens d\u2019un dimanche au mus\u00e9e d\u2019Orsay, j\u2019avais vingt ans \u00e0 peine, je m\u2019\u00e9tais arr\u00eat\u00e9 longtemps devant un Courbet, une toile sombre, lourde, qui sentait presque la terre humide, et un type derri\u00e8re moi avait souffl\u00e9 \u00e0 son amie : “c\u2019est quand m\u00eame assez brut, hein\u2026 on voit bien que c\u2019est avant l\u2019esth\u00e9tique.” J\u2019avais eu honte sans savoir de quoi, honte d\u2019aimer \u00e7a d\u2019un bloc, sans les mots, et j\u2019avais recul\u00e9 d\u2019un pas comme si j\u2019avais \u00e9t\u00e9 surpris \u00e0 mal faire. Plus tard j\u2019ai compris que ce n\u2019\u00e9tait pas le tableau qui \u00e9tait “brut”, c\u2019\u00e9tait moi qui n\u2019\u00e9tais pas encore autoris\u00e9 \u00e0 l\u2019aimer. Ensuite on a appel\u00e9 \u00e7a “esth\u00e9tique”, on a compliqu\u00e9 les mots, on a remplac\u00e9 le beau par le “int\u00e9ressant”, et, \u00e0 la fin, on a pris l\u2019habitude de demander \u00e0 des vitrines ce qu\u2019il fallait penser. On a m\u00eame fait un Salon des Refus\u00e9s, comme on fait une r\u00e9serve pour ceux qui d\u00e9rangent, et aujourd\u2019hui ce sont souvent eux qui tiennent les murs des mus\u00e9es : la preuve que le go\u00fbt ob\u00e9it toujours \u00e0 quelqu\u2019un, et que le mauvais go\u00fbt n\u2019est qu\u2019un bon go\u00fbt en avance sur son \u00e9poque ou en retard sur ses ma\u00eetres. Moi, j\u2019en suis l\u00e0 : je ne sais plus tr\u00e8s bien ce qui est “bon” ou “mauvais”, je sais seulement que ce qui vaut, pour moi, se reconna\u00eet \u00e0 la fa\u00e7on dont \u00e7a me d\u00e9cale, me met un peu de c\u00f4t\u00e9, comme une odeur de peau dans la rue, comme une v\u00e9rit\u00e9 qu\u2019on ne dit pas \u00e0 l\u2019heure de l\u2019ap\u00e9ro parce qu\u2019on sait d\u00e9j\u00e0 que les autres vont se lever.<\/p>\n \nillustration<\/em> Portrait d’un \u00e2ne d’apr\u00e8s Chagall, travail d’\u00e9l\u00e8ve \n<\/small><\/p>",
"content_text": " Depuis quelque temps je le vois bien : je n\u2019ai plus go\u00fbt aux m\u00eames choses. Avant, une fille passait dans la rue, un Chanel tra\u00eenait derri\u00e8re elle comme une promesse, et mes narines faisaient le travail toutes seules ; aujourd\u2019hui c\u2019est l\u2019inverse, je pr\u00e9f\u00e8re ce qui n\u2019a pas \u00e9t\u00e9 arrang\u00e9, le brut, l\u2019aisselle, la peau quand elle ne cherche pas \u00e0 plaire. On \u00e9tait \u00e0 l\u2019heure de l\u2019ap\u00e9ro, j\u2019allais faire le malin l\u00e0-dessus, et la bande s\u2019est dissip\u00e9e en deux minutes, comme si j\u2019avais parl\u00e9 trop t\u00f4t ou trop vrai. Le bon go\u00fbt, on dit que c\u2019est la chose la mieux partag\u00e9e du monde, comme le bon sens ; en r\u00e9alit\u00e9 c\u2019est un sens commun qu\u2019on porte sur le visage, une mani\u00e8re de rester dans la pi\u00e8ce sans qu\u2019on vous demande ce que vous faites l\u00e0. D\u00e8s que tu bifurques, que tu prends les tilleuls, que tu vas voir du c\u00f4t\u00e9 o\u00f9 l\u2019air est plus \u00e9pais, tu deviens suspect. Rimbaud l\u2019a dit mieux que personne : il suffirait de quelques arbres sur une promenade pour qu\u2019on perde le s\u00e9rieux. Je le crois. Les soirs d\u2019\u00e9t\u00e9, l\u2019odeur des tilleuls donne envie de s\u2019\u00e9carter de la table, de marcher seul, de regarder autrement, et c\u2019est l\u00e0 que tu sens le prix \u00e0 payer : la solitude change le go\u00fbt de l\u2019eau, elle change le go\u00fbt du vin. J\u2019ai fini par ne plus boire seul, pas par vertu, par d\u00e9go\u00fbt : apr\u00e8s tant d\u2019ann\u00e9es \u00e0 tenir l\u2019asc\u00e8se comme une poutre au-dessus de ma t\u00eate, replonger sans t\u00e9moin me ferait l\u2019effet d\u2019un sabotage. C\u2019est pareil partout : on s\u2019accroche \u00e0 ce qu\u2019on a construit, \u00e0 un couple, \u00e0 une entreprise, \u00e0 une \u00c9glise, \u00e0 n\u2019importe quoi, parce que casser ce qu\u2019on a tenu debout revient \u00e0 se casser soi-m\u00eame. On appelle \u00e7a \u201caller jusqu\u2019au bout\u201d comme si le bout avait un nom ; en r\u00e9alit\u00e9 on s\u2019y pend surtout pour rester dans le go\u00fbt de tout le monde. Ma m\u00e8re tenait \u00e7a \u00e0 merveille. Quand je lui demandais quelque chose, elle pouvait dire non et c\u2019\u00e9tait net, la douleur passait vite. Mais le \u201con verra\u201d \u00e9tait une autre affaire : une laisse molle, une promesse sans promesse. Je m\u2019y accrochais, je la harcelais, et \u00e7a finissait presque toujours par une d\u00e9ception poisseuse. Le \u201con verra\u201d a le m\u00eame mauvais go\u00fbt que ces anesth\u00e9sies de dentiste o\u00f9 l\u2019on attend, o\u00f9 l\u2019on ronge, o\u00f9 \u00e7a revient par vagues ; alors qu\u2019un non, la dent arrach\u00e9e d\u2019un coup, c\u2019est propre, \u00e7a ne tra\u00eene pas. Jadis le bon go\u00fbt, c\u2019\u00e9tait une fa\u00e7on de se tenir, de voir, de vivre, peut-\u00eatre m\u00eame de mourir ; on tranchait simple : beau ou vulgaire, digne ou pas. Je me souviens d\u2019un dimanche au mus\u00e9e d\u2019Orsay, j\u2019avais vingt ans \u00e0 peine, je m\u2019\u00e9tais arr\u00eat\u00e9 longtemps devant un Courbet, une toile sombre, lourde, qui sentait presque la terre humide, et un type derri\u00e8re moi avait souffl\u00e9 \u00e0 son amie : \u201cc\u2019est quand m\u00eame assez brut, hein\u2026 on voit bien que c\u2019est avant l\u2019esth\u00e9tique.\u201d J\u2019avais eu honte sans savoir de quoi, honte d\u2019aimer \u00e7a d\u2019un bloc, sans les mots, et j\u2019avais recul\u00e9 d\u2019un pas comme si j\u2019avais \u00e9t\u00e9 surpris \u00e0 mal faire. Plus tard j\u2019ai compris que ce n\u2019\u00e9tait pas le tableau qui \u00e9tait \u201cbrut\u201d, c\u2019\u00e9tait moi qui n\u2019\u00e9tais pas encore autoris\u00e9 \u00e0 l\u2019aimer. Ensuite on a appel\u00e9 \u00e7a \u201cesth\u00e9tique\u201d, on a compliqu\u00e9 les mots, on a remplac\u00e9 le beau par le \u201cint\u00e9ressant\u201d, et, \u00e0 la fin, on a pris l\u2019habitude de demander \u00e0 des vitrines ce qu\u2019il fallait penser. On a m\u00eame fait un Salon des Refus\u00e9s, comme on fait une r\u00e9serve pour ceux qui d\u00e9rangent, et aujourd\u2019hui ce sont souvent eux qui tiennent les murs des mus\u00e9es : la preuve que le go\u00fbt ob\u00e9it toujours \u00e0 quelqu\u2019un, et que le mauvais go\u00fbt n\u2019est qu\u2019un bon go\u00fbt en avance sur son \u00e9poque ou en retard sur ses ma\u00eetres. Moi, j\u2019en suis l\u00e0 : je ne sais plus tr\u00e8s bien ce qui est \u201cbon\u201d ou \u201cmauvais\u201d, je sais seulement que ce qui vaut, pour moi, se reconna\u00eet \u00e0 la fa\u00e7on dont \u00e7a me d\u00e9cale, me met un peu de c\u00f4t\u00e9, comme une odeur de peau dans la rue, comme une v\u00e9rit\u00e9 qu\u2019on ne dit pas \u00e0 l\u2019heure de l\u2019ap\u00e9ro parce qu\u2019on sait d\u00e9j\u00e0 que les autres vont se lever. *illustration* Portrait d'un \u00e2ne d'apr\u00e8s Chagall, travail d'\u00e9l\u00e8ve ",
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"title": "16 f\u00e9vrier 2019",
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"date_modified": "2025-11-23T19:35:11Z",
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"content_html": " On se raconte volontiers que l\u2019id\u00e9e vient du mental ; c\u2019est un malentendu commode, parce qu\u2019il nous laisse croire que nous en sommes l\u2019origine. Je crois l\u2019inverse : le mental pr\u00e9pare le terrain, il \u00e9claire la table, il range l\u2019atelier, il tient la porte entrouverte, mais il ne fabrique pas l\u2019id\u00e9e. L\u2019id\u00e9e arrive comme un \u00e9v\u00e9nement. Une pens\u00e9e, j\u2019en ai \u00e0 la pelle, elles passent comme des voitures sur un p\u00e9riph\u00e9rique : je peux les laisser filer sans dommage. L\u2019id\u00e9e, elle, n\u2019a rien de ce trafic. Elle tombe d\u2019un coup, elle s\u2019impose, elle fait une lumi\u00e8re qui change la nuit de densit\u00e9, et si je ne l\u2019attrape pas au vol, elle repart aussi vite qu\u2019elle est venue. Je connais ce moment pr\u00e9cis : il est deux heures du matin, je suis debout au milieu des toiles, je croyais “travailler”, je tournais autour d\u2019une surface sans n\u00e9cessit\u00e9, et soudain une phrase me traverse — pas une phrase brillante, une phrase simple qui ordonne tout : “ce tableau ne parle pas d\u2019\u00e9nergie, il parle d\u2019une s\u00e9paration.” L\u00e0 je sais. Je ne suis plus libre de bavarder avec la peinture : je dois suivre. Le lendemain je change le format, je retire des couleurs, j\u2019abandonne une s\u00e9rie enti\u00e8re, parce que l\u2019id\u00e9e a pris la main. C\u2019est \u00e7a, une id\u00e9e : pas une agitation, pas une humeur, mais une direction qui te d\u00e9place et te gouverne. Voil\u00e0 pourquoi l\u2019\u00e9nergie, telle qu\u2019on en parle partout aujourd\u2019hui — “\u00e9nergie”, “quantique”, “myst\u00e8re”, slogans d\u2019atelier — ne suffit pas. J\u2019ai moi-m\u00eame pass\u00e9 des ann\u00e9es \u00e0 “lib\u00e9rer des \u00e9nergies” sur des toiles, \u00e0 me d\u00e9fouler, \u00e0 faire de la peinture comme on fait un rite pour tenir debout ; c\u2019\u00e9tait vital, mais ce n\u2019\u00e9tait pas une id\u00e9e. C\u2019\u00e9tait une pratique plastique, une mani\u00e8re de remuer le monde int\u00e9rieur, pas une forme artistique qui s\u2019impose au monde ext\u00e9rieur. Le jour o\u00f9 j\u2019ai commenc\u00e9 \u00e0 s\u00e9parer les deux, quelque chose s\u2019est ouvert : je peux peindre sans id\u00e9e, et c\u2019est parfois n\u00e9cessaire pour vivre, mais je ne fais pas \u0153uvre sans elle. N\u2019importe qui peut s\u2019improviser peintre, exposer, produire du joli ou de l\u2019int\u00e9ressant ; ce qui fait qu\u2019un peintre devient un artiste, c\u2019est la ligne d\u2019id\u00e9es qui le traverse et qu\u2019il accepte de servir. \u00c0 ce point-l\u00e0, le m\u00e9dium devient secondaire : si l\u2019id\u00e9e exige une installation, une vid\u00e9o, un texte, une radio, je la suivrai. La mise en \u0153uvre demande de l\u2019\u00e9nergie, bien s\u00fbr, mais pas l\u2019\u00e9nergie floue du “grand n\u2019importe quoi” ambiant : une \u00e9nergie canalis\u00e9e, tendue vers une forme qui n\u2019est pas n\u00e9gociable. Et c\u2019est l\u00e0 qu\u2019on se trompe encore avec la spontan\u00e9it\u00e9. On la prend pour un don imm\u00e9diat alors qu\u2019elle est un effet de ma\u00eetrise. Regarder un potier monter un vase donne l\u2019illusion que c\u2019est facile ; on ne voit pas les ann\u00e9es qui ont fabriqu\u00e9 ce geste tranquille. En peinture c\u2019est pareil : plus on avance, plus on retient le pinceau, non pour perdre la spontan\u00e9it\u00e9, mais pour la rendre durable, pr\u00e9cise, respirable. Ce qui devient facile n\u2019est jamais ce qui a \u00e9t\u00e9 donn\u00e9, c\u2019est ce qui a \u00e9t\u00e9 appris au point de ne plus peser. Et je me m\u00e9fie d\u00e9sormais de chaque fois o\u00f9 je crois savoir quelque chose sur l\u2019art : cette certitude-l\u00e0 fait perdre un temps fou. Je constate au contraire que plus j\u2019avance, moins je sais ; et c\u2019est peut-\u00eatre la seule condition pour qu\u2019une id\u00e9e, un soir, repasse \u00e0 toute vitesse et trouve encore en moi un grappin pr\u00eat.<\/p>\n \nillustration<\/em> Etape de la construction d\u2019un tableau (\u00e9pop\u00e9e de Gilgamesh) Huile sur toile format 80\u00d765 cm 2019\n<\/small><\/p>",
"content_text": " On se raconte volontiers que l\u2019id\u00e9e vient du mental ; c\u2019est un malentendu commode, parce qu\u2019il nous laisse croire que nous en sommes l\u2019origine. Je crois l\u2019inverse : le mental pr\u00e9pare le terrain, il \u00e9claire la table, il range l\u2019atelier, il tient la porte entrouverte, mais il ne fabrique pas l\u2019id\u00e9e. L\u2019id\u00e9e arrive comme un \u00e9v\u00e9nement. Une pens\u00e9e, j\u2019en ai \u00e0 la pelle, elles passent comme des voitures sur un p\u00e9riph\u00e9rique : je peux les laisser filer sans dommage. L\u2019id\u00e9e, elle, n\u2019a rien de ce trafic. Elle tombe d\u2019un coup, elle s\u2019impose, elle fait une lumi\u00e8re qui change la nuit de densit\u00e9, et si je ne l\u2019attrape pas au vol, elle repart aussi vite qu\u2019elle est venue. Je connais ce moment pr\u00e9cis : il est deux heures du matin, je suis debout au milieu des toiles, je croyais \u201ctravailler\u201d, je tournais autour d\u2019une surface sans n\u00e9cessit\u00e9, et soudain une phrase me traverse \u2014 pas une phrase brillante, une phrase simple qui ordonne tout : \u201cce tableau ne parle pas d\u2019\u00e9nergie, il parle d\u2019une s\u00e9paration.\u201d L\u00e0 je sais. Je ne suis plus libre de bavarder avec la peinture : je dois suivre. Le lendemain je change le format, je retire des couleurs, j\u2019abandonne une s\u00e9rie enti\u00e8re, parce que l\u2019id\u00e9e a pris la main. C\u2019est \u00e7a, une id\u00e9e : pas une agitation, pas une humeur, mais une direction qui te d\u00e9place et te gouverne. Voil\u00e0 pourquoi l\u2019\u00e9nergie, telle qu\u2019on en parle partout aujourd\u2019hui \u2014 \u201c\u00e9nergie\u201d, \u201cquantique\u201d, \u201cmyst\u00e8re\u201d, slogans d\u2019atelier \u2014 ne suffit pas. J\u2019ai moi-m\u00eame pass\u00e9 des ann\u00e9es \u00e0 \u201clib\u00e9rer des \u00e9nergies\u201d sur des toiles, \u00e0 me d\u00e9fouler, \u00e0 faire de la peinture comme on fait un rite pour tenir debout ; c\u2019\u00e9tait vital, mais ce n\u2019\u00e9tait pas une id\u00e9e. C\u2019\u00e9tait une pratique plastique, une mani\u00e8re de remuer le monde int\u00e9rieur, pas une forme artistique qui s\u2019impose au monde ext\u00e9rieur. Le jour o\u00f9 j\u2019ai commenc\u00e9 \u00e0 s\u00e9parer les deux, quelque chose s\u2019est ouvert : je peux peindre sans id\u00e9e, et c\u2019est parfois n\u00e9cessaire pour vivre, mais je ne fais pas \u0153uvre sans elle. N\u2019importe qui peut s\u2019improviser peintre, exposer, produire du joli ou de l\u2019int\u00e9ressant ; ce qui fait qu\u2019un peintre devient un artiste, c\u2019est la ligne d\u2019id\u00e9es qui le traverse et qu\u2019il accepte de servir. \u00c0 ce point-l\u00e0, le m\u00e9dium devient secondaire : si l\u2019id\u00e9e exige une installation, une vid\u00e9o, un texte, une radio, je la suivrai. La mise en \u0153uvre demande de l\u2019\u00e9nergie, bien s\u00fbr, mais pas l\u2019\u00e9nergie floue du \u201cgrand n\u2019importe quoi\u201d ambiant : une \u00e9nergie canalis\u00e9e, tendue vers une forme qui n\u2019est pas n\u00e9gociable. Et c\u2019est l\u00e0 qu\u2019on se trompe encore avec la spontan\u00e9it\u00e9. On la prend pour un don imm\u00e9diat alors qu\u2019elle est un effet de ma\u00eetrise. Regarder un potier monter un vase donne l\u2019illusion que c\u2019est facile ; on ne voit pas les ann\u00e9es qui ont fabriqu\u00e9 ce geste tranquille. En peinture c\u2019est pareil : plus on avance, plus on retient le pinceau, non pour perdre la spontan\u00e9it\u00e9, mais pour la rendre durable, pr\u00e9cise, respirable. Ce qui devient facile n\u2019est jamais ce qui a \u00e9t\u00e9 donn\u00e9, c\u2019est ce qui a \u00e9t\u00e9 appris au point de ne plus peser. Et je me m\u00e9fie d\u00e9sormais de chaque fois o\u00f9 je crois savoir quelque chose sur l\u2019art : cette certitude-l\u00e0 fait perdre un temps fou. Je constate au contraire que plus j\u2019avance, moins je sais ; et c\u2019est peut-\u00eatre la seule condition pour qu\u2019une id\u00e9e, un soir, repasse \u00e0 toute vitesse et trouve encore en moi un grappin pr\u00eat. *illustration* Etape de la construction d\u2019un tableau (\u00e9pop\u00e9e de Gilgamesh) Huile sur toile format 80\u00d765 cm 2019 ",
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"title": "15 f\u00e9vrier 2019",
"date_published": "2019-02-15T19:27:00Z",
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"author": {"name": "Patrick Blanchon"},
"content_html": " Parler l\u00e9g\u00e8rement de choses graves, parler gravement de choses l\u00e9g\u00e8res : ce n\u2019est pas un jeu de style, c\u2019est un changement d\u2019axe, et je l\u2019ai appris \u00e0 mes d\u00e9pens. Quand j\u2019\u00e9tais adolescent, j\u2019\u00e9tais lourd, compact, d\u2019une gravit\u00e9 qui me collait aux \u00e9paules ; le monde n\u2019avait qu\u2019un seul visage \u00e0 la fois, et d\u00e8s qu\u2019il en montrait deux je me sentais trahi. Je me souviens de ces retours \u00e0 pied sur les chemins de campagne, apr\u00e8s une phrase entendue au lyc\u00e9e, apr\u00e8s un regard de fille dont je ne savais pas quoi faire, parce qu\u2019elle pouvait \u00eatre douce une heure et cruelle l\u2019heure suivante, parce qu\u2019elle pouvait \u00eatre sainte et salope dans la m\u00eame journ\u00e9e sans que \u00e7a lui pose probl\u00e8me ; moi, \u00e7a me pulv\u00e9risait. Alors je marchais longtemps, je sentais la jambe droite puis la jambe gauche reprendre le poids, je regardais les haies, les foss\u00e9s, et c\u2019est le corps qui finissait par me sortir de l\u2019ambigu\u00eft\u00e9, pas l\u2019esprit. \u00c0 cet \u00e2ge-l\u00e0 je perdais mes premiers cheveux, je voyais d\u00e9j\u00e0 que tout d\u00e9pend du point depuis lequel on regarde, mais je n\u2019avais aucune place int\u00e9rieure pour cette d\u00e9couverte, elle n\u2019entrait pas, elle me faisait peur. Plus tard, vers trente ans, j\u2019ai trouv\u00e9 une b\u00e9quille : le cynisme. Ce n\u2019\u00e9tait pas une intelligence sup\u00e9rieure, c\u2019\u00e9tait un confort, une mani\u00e8re de ne plus \u00eatre travers\u00e9 de partout ; j\u2019ai choisi un cap et j\u2019ai march\u00e9 dessus sans regarder les c\u00f4t\u00e9s, comme si le monde devait enfin cesser de me surprendre. Le cynisme a ses \u0153ill\u00e8res, comme la politesse ou la gentillesse automatique : \u00e7a prot\u00e8ge surtout de la fatigue d\u2019\u00eatre d\u00e9rang\u00e9. Puis il y a eu le milieu de vie, l\u2019\u00e9poque o\u00f9 je croyais toucher une sorte d\u2019amour large, une adh\u00e9sion au monde, et, juste en dessous, les descentes brutales, les jours o\u00f9 l\u2019ab\u00eeme vous propose tr\u00e8s calmement d\u2019en finir, comme une option raisonnable ; gr\u00e2ce et disgr\u00e2ce m\u00eal\u00e9es, sans cesse, et je voyais que les deux points de vue pouvaient cohabiter dans la m\u00eame poitrine. C\u2019est seulement en vieillissant que quelque chose s\u2019est d\u00e9plac\u00e9 pour de bon : non pas que j\u2019aie “ma\u00eetris\u00e9” les points de vue, mais j\u2019ai cess\u00e9 d\u2019en \u00eatre le jouet. Il y a eu cette solitude grandissante, oui, mais avec elle une proximit\u00e9 \u00e9trange, presque fraternelle, avec les \u00eatres et les choses, comme si le monde se rapprochait au moment m\u00eame o\u00f9 je m\u2019en \u00e9loignais ; et surtout il y a eu le silence. Pas un silence vide : un silence plein, d\u2019o\u00f9 remontent les phrases avant m\u00eame que je sache que je vais les dire. Je parle, j\u2019ai l\u2019air d\u2019avoir une opinion, mais je sais qu\u2019elle bougera demain, qu\u2019elle d\u00e9pendra d\u2019une oreille, d\u2019un temps, d\u2019un angle ; alors je ne force plus. Je tente seulement de laisser appara\u00eetre ce silence-l\u00e0, comme autrefois dans le laboratoire photo je plongeais le papier baryt\u00e9, je voyais les noirs monter d\u2019abord, puis les hautes lumi\u00e8res se stabiliser, et le monde sortait de l\u2019ombre sans que j\u2019aie eu besoin de l\u2019inventer. C\u2019est dans cet \u00e9tat que Gilgamesh revient me chercher : non pas comme une r\u00e9f\u00e9rence savante, mais comme une s\u00e9rie d\u2019images qui s\u2019imposent la nuit, de grands tableaux \u00e0 faire, des fresques o\u00f9 le h\u00e9ros, apr\u00e8s avoir go\u00fbt\u00e9 \u00e0 la douceur d\u2019un monde paradisiaque, choisit de revenir sur terre pour une seule chose — ce miracle simple, in\u00e9puisable, de pouvoir changer de point de vue et recommencer \u00e0 regarder.<\/p>\n \nillustration<\/em> Antarcique, huile sur toile, pb 2019\n<\/small><\/p>",
"content_text": " Parler l\u00e9g\u00e8rement de choses graves, parler gravement de choses l\u00e9g\u00e8res : ce n\u2019est pas un jeu de style, c\u2019est un changement d\u2019axe, et je l\u2019ai appris \u00e0 mes d\u00e9pens. Quand j\u2019\u00e9tais adolescent, j\u2019\u00e9tais lourd, compact, d\u2019une gravit\u00e9 qui me collait aux \u00e9paules ; le monde n\u2019avait qu\u2019un seul visage \u00e0 la fois, et d\u00e8s qu\u2019il en montrait deux je me sentais trahi. Je me souviens de ces retours \u00e0 pied sur les chemins de campagne, apr\u00e8s une phrase entendue au lyc\u00e9e, apr\u00e8s un regard de fille dont je ne savais pas quoi faire, parce qu\u2019elle pouvait \u00eatre douce une heure et cruelle l\u2019heure suivante, parce qu\u2019elle pouvait \u00eatre sainte et salope dans la m\u00eame journ\u00e9e sans que \u00e7a lui pose probl\u00e8me ; moi, \u00e7a me pulv\u00e9risait. Alors je marchais longtemps, je sentais la jambe droite puis la jambe gauche reprendre le poids, je regardais les haies, les foss\u00e9s, et c\u2019est le corps qui finissait par me sortir de l\u2019ambigu\u00eft\u00e9, pas l\u2019esprit. \u00c0 cet \u00e2ge-l\u00e0 je perdais mes premiers cheveux, je voyais d\u00e9j\u00e0 que tout d\u00e9pend du point depuis lequel on regarde, mais je n\u2019avais aucune place int\u00e9rieure pour cette d\u00e9couverte, elle n\u2019entrait pas, elle me faisait peur. Plus tard, vers trente ans, j\u2019ai trouv\u00e9 une b\u00e9quille : le cynisme. Ce n\u2019\u00e9tait pas une intelligence sup\u00e9rieure, c\u2019\u00e9tait un confort, une mani\u00e8re de ne plus \u00eatre travers\u00e9 de partout ; j\u2019ai choisi un cap et j\u2019ai march\u00e9 dessus sans regarder les c\u00f4t\u00e9s, comme si le monde devait enfin cesser de me surprendre. Le cynisme a ses \u0153ill\u00e8res, comme la politesse ou la gentillesse automatique : \u00e7a prot\u00e8ge surtout de la fatigue d\u2019\u00eatre d\u00e9rang\u00e9. Puis il y a eu le milieu de vie, l\u2019\u00e9poque o\u00f9 je croyais toucher une sorte d\u2019amour large, une adh\u00e9sion au monde, et, juste en dessous, les descentes brutales, les jours o\u00f9 l\u2019ab\u00eeme vous propose tr\u00e8s calmement d\u2019en finir, comme une option raisonnable ; gr\u00e2ce et disgr\u00e2ce m\u00eal\u00e9es, sans cesse, et je voyais que les deux points de vue pouvaient cohabiter dans la m\u00eame poitrine. C\u2019est seulement en vieillissant que quelque chose s\u2019est d\u00e9plac\u00e9 pour de bon : non pas que j\u2019aie \u201cma\u00eetris\u00e9\u201d les points de vue, mais j\u2019ai cess\u00e9 d\u2019en \u00eatre le jouet. Il y a eu cette solitude grandissante, oui, mais avec elle une proximit\u00e9 \u00e9trange, presque fraternelle, avec les \u00eatres et les choses, comme si le monde se rapprochait au moment m\u00eame o\u00f9 je m\u2019en \u00e9loignais ; et surtout il y a eu le silence. Pas un silence vide : un silence plein, d\u2019o\u00f9 remontent les phrases avant m\u00eame que je sache que je vais les dire. Je parle, j\u2019ai l\u2019air d\u2019avoir une opinion, mais je sais qu\u2019elle bougera demain, qu\u2019elle d\u00e9pendra d\u2019une oreille, d\u2019un temps, d\u2019un angle ; alors je ne force plus. Je tente seulement de laisser appara\u00eetre ce silence-l\u00e0, comme autrefois dans le laboratoire photo je plongeais le papier baryt\u00e9, je voyais les noirs monter d\u2019abord, puis les hautes lumi\u00e8res se stabiliser, et le monde sortait de l\u2019ombre sans que j\u2019aie eu besoin de l\u2019inventer. C\u2019est dans cet \u00e9tat que Gilgamesh revient me chercher : non pas comme une r\u00e9f\u00e9rence savante, mais comme une s\u00e9rie d\u2019images qui s\u2019imposent la nuit, de grands tableaux \u00e0 faire, des fresques o\u00f9 le h\u00e9ros, apr\u00e8s avoir go\u00fbt\u00e9 \u00e0 la douceur d\u2019un monde paradisiaque, choisit de revenir sur terre pour une seule chose \u2014 ce miracle simple, in\u00e9puisable, de pouvoir changer de point de vue et recommencer \u00e0 regarder. *illustration* Antarcique, huile sur toile, pb 2019 ",
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"date_modified": "2025-11-23T19:18:32Z",
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"content_html": " La chanson commence par « ils \u00e9taient vingt et cent, ils \u00e9taient des milliers », et la premi\u00e8re fois que je l\u2019entends je viens d\u2019avoir quatorze ans ; j\u2019aime l\u2019air, j\u2019aime surtout qu\u2019elle se joue sans ruse, trois accords \u00e0 la guitare, une progression claire, et je m\u2019y colle comme on s\u2019accroche \u00e0 quelque chose qui vous d\u00e9passe, j\u2019apprends les paroles, je r\u00e9p\u00e8te devant la glace, je m\u2019observe chanter avec cette voix qui a d\u00e9j\u00e0 pris un peu de grave mais qui ne sait pas encore ce qu\u2019elle dit, et pourtant le corps comprend avant la t\u00eate, \u00e7a me flanque des frissons, une peur heureuse, comme si une m\u00e9moire plus ancienne que moi reconnaissait le chemin alors que ma cervelle reste lourde, ignorante, sourde \u00e0 son propre tremblement. Deux ans plus tard je suis assis dans le r\u00e9fectoire de la pension religieuse d\u2019Osny, c\u2019est un lieu froid, tables longues, odeur de soupe qui colle aux vitres, et la salle sert de cin\u00e9ma une fois par an ; l\u2019\u00e9tablissement est tenu par des pr\u00eatres polonais, des hommes au visage ferm\u00e9, certains avec une cicatrice nette sur la tempe ou un bras trop raide pour \u00eatre seulement un bras, et je sais qu\u2019ils ont surv\u00e9cu aux camps sans comprendre encore ce que ce mot contient, je sais seulement qu\u2019on va revoir un film sur le p\u00e8re Kolbe, que c\u2019est la deuxi\u00e8me fois, que l\u2019an pass\u00e9 j\u2019en \u00e9tais sorti secou\u00e9 mais debout, avec une sorte de sursis d\u2019enfance, l\u2019id\u00e9e confuse qu\u2019un geste peut sauver quelque chose. Cette fois-ci je regarde autrement, ou bien c\u2019est le film qui devient autre parce que moi je suis devenu autre : Kolbe offre sa vie \u00e0 la place d\u2019un p\u00e8re de famille, et ce qui me frappe n\u2019est pas l\u2019h\u00e9ro\u00efsme mais la m\u00e9canique autour, la pr\u00e9cision glac\u00e9e de la mort, l\u2019organisation sans vacarme, l\u2019injection, le corps qui tombe comme un dossier qu\u2019on classe, et dans la p\u00e9nombre je vois les pr\u00eatres immobiles devant l\u2019\u00e9cran, je les vois ne pas bouger, pas essuyer leurs yeux, ils ont pass\u00e9 ce cap depuis longtemps, ils sont de pierre parce que sinon ils exploseraient, et tout \u00e0 coup je comprends que ce qui a \u00e9t\u00e9 fait l\u00e0-bas n\u2019est pas une monstruosit\u00e9 tomb\u00e9e du ciel mais une possibilit\u00e9 humaine r\u00e9alis\u00e9e \u00e0 fond, une capacit\u00e9 ordinaire port\u00e9e \u00e0 son extr\u00eame, et je sens une fatigue noire me tomber sur les \u00e9paules, pas une fatigue du film, une fatigue de l\u2019esp\u00e8ce ; je me dis qu\u2019on a \u00e9t\u00e9 capables de planifier la destruction comme on planifie une usine, que ce n\u2019est pas une folie isol\u00e9e mais une logique partag\u00e9e, et je me regarde, moi, gar\u00e7on assis au milieu des autres carcasses du r\u00e9fectoire, et je n\u2019ai pas le droit de croire que je suis dehors, je n\u2019ai pas le droit de d\u00e9placer la faute sur quelques uniformes : la cruaut\u00e9 n\u2019a pas de fronti\u00e8re, elle n\u2019a pas de race, elle circule, elle attend sa saison, et elle attend aussi en moi. \u00c0 partir de ce jour-l\u00e0, tout ce qui rel\u00e8ve de la beaut\u00e9, de l\u2019art, de la po\u00e9sie, je le vois comme une mince couche pos\u00e9e sur la chose que nous savons faire de mieux quand nous nous y mettons s\u00e9rieusement : humilier, trier, enfermer, tuer proprement ; je ne dis pas que \u00e7a annule l\u2019art, je dis que je ne peux plus y croire sans entendre, derri\u00e8re l\u2019image, le cliquetis du projecteur et ce silence dur des hommes qui savent. Le reste, je l\u2019ai compris plus tard sans surprise : d\u00e8s qu\u2019on a peur, on refait les m\u00eames gestes, on dresse des lignes, on d\u00e9clare des zones, on relance la machine sous un autre drapeau. Alors oui, quand quelques adolescents allum\u00e9s taguent une vitrine juive ou une tombe, je ne feins plus de tomber des nues : ce n\u2019est pas la nouveaut\u00e9 qui m\u2019effraie, c\u2019est la continuit\u00e9, la persistance de cette part en nous qui r\u00e9clame son tribut, et qui fait qu\u2019une chanson peut vous sauver un instant, puis vous laisser, deux ans plus tard, devant l\u2019\u00e9cran, avec l\u2019envie d\u2019en finir avec tout mensonge sur l\u2019homme, et avec l\u2019obligation malgr\u00e9 tout de continuer \u00e0 vivre parmi lui.<\/p>\n \nillustration<\/em> Zoran Music peinture lors de l’exposition Regarder la mort comme un soleil , 2010 Bourg-en-Bresse\n<\/small><\/p>",
"content_text": " La chanson commence par \u00ab ils \u00e9taient vingt et cent, ils \u00e9taient des milliers \u00bb, et la premi\u00e8re fois que je l\u2019entends je viens d\u2019avoir quatorze ans ; j\u2019aime l\u2019air, j\u2019aime surtout qu\u2019elle se joue sans ruse, trois accords \u00e0 la guitare, une progression claire, et je m\u2019y colle comme on s\u2019accroche \u00e0 quelque chose qui vous d\u00e9passe, j\u2019apprends les paroles, je r\u00e9p\u00e8te devant la glace, je m\u2019observe chanter avec cette voix qui a d\u00e9j\u00e0 pris un peu de grave mais qui ne sait pas encore ce qu\u2019elle dit, et pourtant le corps comprend avant la t\u00eate, \u00e7a me flanque des frissons, une peur heureuse, comme si une m\u00e9moire plus ancienne que moi reconnaissait le chemin alors que ma cervelle reste lourde, ignorante, sourde \u00e0 son propre tremblement. Deux ans plus tard je suis assis dans le r\u00e9fectoire de la pension religieuse d\u2019Osny, c\u2019est un lieu froid, tables longues, odeur de soupe qui colle aux vitres, et la salle sert de cin\u00e9ma une fois par an ; l\u2019\u00e9tablissement est tenu par des pr\u00eatres polonais, des hommes au visage ferm\u00e9, certains avec une cicatrice nette sur la tempe ou un bras trop raide pour \u00eatre seulement un bras, et je sais qu\u2019ils ont surv\u00e9cu aux camps sans comprendre encore ce que ce mot contient, je sais seulement qu\u2019on va revoir un film sur le p\u00e8re Kolbe, que c\u2019est la deuxi\u00e8me fois, que l\u2019an pass\u00e9 j\u2019en \u00e9tais sorti secou\u00e9 mais debout, avec une sorte de sursis d\u2019enfance, l\u2019id\u00e9e confuse qu\u2019un geste peut sauver quelque chose. Cette fois-ci je regarde autrement, ou bien c\u2019est le film qui devient autre parce que moi je suis devenu autre : Kolbe offre sa vie \u00e0 la place d\u2019un p\u00e8re de famille, et ce qui me frappe n\u2019est pas l\u2019h\u00e9ro\u00efsme mais la m\u00e9canique autour, la pr\u00e9cision glac\u00e9e de la mort, l\u2019organisation sans vacarme, l\u2019injection, le corps qui tombe comme un dossier qu\u2019on classe, et dans la p\u00e9nombre je vois les pr\u00eatres immobiles devant l\u2019\u00e9cran, je les vois ne pas bouger, pas essuyer leurs yeux, ils ont pass\u00e9 ce cap depuis longtemps, ils sont de pierre parce que sinon ils exploseraient, et tout \u00e0 coup je comprends que ce qui a \u00e9t\u00e9 fait l\u00e0-bas n\u2019est pas une monstruosit\u00e9 tomb\u00e9e du ciel mais une possibilit\u00e9 humaine r\u00e9alis\u00e9e \u00e0 fond, une capacit\u00e9 ordinaire port\u00e9e \u00e0 son extr\u00eame, et je sens une fatigue noire me tomber sur les \u00e9paules, pas une fatigue du film, une fatigue de l\u2019esp\u00e8ce ; je me dis qu\u2019on a \u00e9t\u00e9 capables de planifier la destruction comme on planifie une usine, que ce n\u2019est pas une folie isol\u00e9e mais une logique partag\u00e9e, et je me regarde, moi, gar\u00e7on assis au milieu des autres carcasses du r\u00e9fectoire, et je n\u2019ai pas le droit de croire que je suis dehors, je n\u2019ai pas le droit de d\u00e9placer la faute sur quelques uniformes : la cruaut\u00e9 n\u2019a pas de fronti\u00e8re, elle n\u2019a pas de race, elle circule, elle attend sa saison, et elle attend aussi en moi. \u00c0 partir de ce jour-l\u00e0, tout ce qui rel\u00e8ve de la beaut\u00e9, de l\u2019art, de la po\u00e9sie, je le vois comme une mince couche pos\u00e9e sur la chose que nous savons faire de mieux quand nous nous y mettons s\u00e9rieusement : humilier, trier, enfermer, tuer proprement ; je ne dis pas que \u00e7a annule l\u2019art, je dis que je ne peux plus y croire sans entendre, derri\u00e8re l\u2019image, le cliquetis du projecteur et ce silence dur des hommes qui savent. Le reste, je l\u2019ai compris plus tard sans surprise : d\u00e8s qu\u2019on a peur, on refait les m\u00eames gestes, on dresse des lignes, on d\u00e9clare des zones, on relance la machine sous un autre drapeau. Alors oui, quand quelques adolescents allum\u00e9s taguent une vitrine juive ou une tombe, je ne feins plus de tomber des nues : ce n\u2019est pas la nouveaut\u00e9 qui m\u2019effraie, c\u2019est la continuit\u00e9, la persistance de cette part en nous qui r\u00e9clame son tribut, et qui fait qu\u2019une chanson peut vous sauver un instant, puis vous laisser, deux ans plus tard, devant l\u2019\u00e9cran, avec l\u2019envie d\u2019en finir avec tout mensonge sur l\u2019homme, et avec l\u2019obligation malgr\u00e9 tout de continuer \u00e0 vivre parmi lui. *illustration* Zoran Music peinture lors de l'exposition Regarder la mort comme un soleil , 2010 Bourg-en-Bresse ",
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"title": "14 f\u00e9vrier 2019",
"date_published": "2019-02-14T19:10:00Z",
"date_modified": "2025-11-23T19:10:52Z",
"author": {"name": "Patrick Blanchon"},
"content_html": " Pendant longtemps je suis un \u00e9corch\u00e9 vif, pas au sens noble, au sens b\u00eate et bruyant : pour un oui je m\u2019enflamme, pour un non je cabre, et surtout pour un non je deviens ce conqu\u00e9rant de pacotille qui veut tout rafler d\u2019un coup, la raison, l\u2019affection, la paix, il faut qu\u2019on m\u2019aime et qu\u2019on ne me contrarie pas, sinon je sens une panique monter comme si l\u2019air se retirait d\u2019un coup de la pi\u00e8ce ; je ne sais plus tr\u00e8s bien d\u2019o\u00f9 \u00e7a vient, je dis manque de confiance pour faire simple, mais c\u2019est plus humide, plus ancien, un m\u00e9lange de timidit\u00e9 maladive et d\u2019orgueil d\u00e9mesur\u00e9, et je vois chez mon p\u00e8re la m\u00eame allergie \u00e0 la contradiction, ce refus d\u2019\u00eatre d\u00e9plac\u00e9 d\u2019un millim\u00e8tre, alors je me suis longtemps demand\u00e9 comment il avait pu \u00e9pouser ma m\u00e8re, contradiction ambulante, peut-\u00eatre qu\u2019on va chercher l\u2019angle qui fait mal pour sentir qu\u2019on existe, je ne sais pas ; la vie, le vent, la pluie, le soleil m\u2019ont pass\u00e9 dessus des milliers de fois, j\u2019ai commenc\u00e9 \u00e0 \u00e9couter tard, vers quarante-cinq ans, pas parce que je suis devenu sage mais parce que l\u2019usure finit par forcer l\u2019oreille. Je m\u2019aper\u00e7ois que je m\u2019accapare les mots comme si je les avais invent\u00e9s, je les m\u00e2che \u00e0 ma fa\u00e7on, je les lance sans regarder leur d\u00e9finition commune, et quand je dis amour j\u2019entends quelque chose qui br\u00fble en moi et qui devrait, parce que \u00e7a br\u00fble, trouver sa flamme en face ; je ne comprends pas qu\u2019on puisse ne pas m\u2019aimer alors que moi je peux aimer d\u2019embl\u00e9e, aimer trop, aimer sans preuve, et le bouchon n\u2019est pas dans l\u2019oreille, il est dans ma t\u00eate enti\u00e8re, c\u2019est ma cervelle qui obture et qui rend sourd \u00e0 l\u2019id\u00e9e simple que l\u2019autre ne vit pas dans mon corps. Il m\u2019a fallu des ruptures \u00e0 r\u00e9p\u00e9tition pour le voir : je dis je t\u2019aime, je le crois, je le dis comme on pose une main sur une \u00e9paule, et puis un matin l\u2019autre me regarde comme si j\u2019avais d\u00e9sert\u00e9, comme si je laissais le mot au bord de la route sans l\u2019accompagner, parce qu\u2019elle attend des preuves et que je ne les donne pas, non pas par cruaut\u00e9 mais parce que je ne vois pas qu\u2019il faut en donner ; je me souviens d\u2019un anniversaire, d\u2019une table d\u00e9j\u00e0 mise, d\u2019un paquet pos\u00e9 devant moi, de son visage qui attendait, et de ma honte imm\u00e9diate — pas de recevoir, mais de sentir que ce paquet m\u2019encha\u00eenait \u00e0 un autre paquet futur, que le cadeau appelait le cadeau comme une dette, et je suis rest\u00e9 l\u00e0, raide, incapable de jouer la gratitude qu\u2019elle voulait voir, je l\u2019ai remerci\u00e9e mal, elle a pris \u00e7a pour du m\u00e9pris, et j\u2019ai pris sa d\u00e9ception pour une injustice, et le soir a tourn\u00e9 court ; voil\u00e0 comment \u00e7a se passe, pas par manque d\u2019amour mais par incapacit\u00e9 d\u2019entrer dans son \u00e9conomie ordinaire. Je sais bien que, de temps en temps, je fais ce qu\u2019il faut : un bouquet, un bijou, un voyage, mais je les fais comme on coche une case sur un calendrier, parce que la date l\u2019exige, parce que la convention l\u2019ordonne, et je sens que \u00e7a ne compte pas vraiment pour moi, que \u00e7a ne na\u00eet pas d\u2019un \u00e9lan vivant, alors \u00e7a sonne faux, et je tombe moi-m\u00eame dans l\u2019id\u00e9e que l\u2019amour devient falsification, r\u00f4le de mis en examen perp\u00e9tuel o\u00f9 il faut prouver tous les jours, parfois plusieurs fois par jour, comme si l\u2019aveu r\u00e9p\u00e9t\u00e9 devait remplacer la chose, et l\u00e0 je me demande si ce n\u2019est pas un enfer, une incarc\u00e9ration \u00e0 ciel ouvert, une m\u00e9canique de guichet o\u00f9 l\u2019on d\u00e9pose sa pi\u00e8ce pour avoir droit au sourire. J\u2019ai fini par croire pendant dix ans que je n\u2019avais pas de c\u0153ur, que j\u2019\u00e9tais n\u00e9 mal c\u00e2bl\u00e9, que je n\u2019\u00e9tais pas tomb\u00e9 sur le bon cheval, puis j\u2019ai compris que le probl\u00e8me n\u2019\u00e9tait pas l\u2019absence de c\u0153ur mais le type de c\u0153ur : je cherche un amour sans comptabilit\u00e9, une alliance presque muette, une complicit\u00e9 qui se r\u00e9v\u00e8le dans le d\u00e9tail du monde, pas dans la preuve, \u00eatre deux devant la pluie sur les pav\u00e9s, le cri d\u2019un oiseau dans le ciel, le silence qui descend sur les choses, et que \u00e7a suffise, sans devoir parler pendant des heures pour assurer l\u2019existence de ce qu\u2019on vit ; je veux le partage sans la mise en sc\u00e8ne. Et pourtant je tombe toujours sur des femmes qui veulent des mots, qui veulent que je parle, que je raconte, que je prouve par la voix, et je m\u2019y pr\u00eate trop, je m\u2019y perds, puis je me rebiffe, et c\u2019est l\u00e0 que je d\u00e9truis ce que j\u2019ai d\u00e9sir\u00e9 : je vois Cyth\u00e8re au loin, une \u00eele possible, et au moment o\u00f9 l\u2019accostage devient r\u00e9el, je me mets \u00e0 ramer \u00e0 contre-sens, par peur du contrat invisible, par peur de devoir payer chaque jour l\u2019entr\u00e9e sur l\u2019\u00eele, alors je sabote, je me f\u00e2che, je dis que l\u2019amour est imposture, alors que la seule imposture c\u2019est d\u2019avoir cru que ma flamme suffisait au monde.<\/p>\n \nillustration<\/em> temp\u00e9ra sur papier pb 2019\n<\/small><\/p>",
"content_text": " Pendant longtemps je suis un \u00e9corch\u00e9 vif, pas au sens noble, au sens b\u00eate et bruyant : pour un oui je m\u2019enflamme, pour un non je cabre, et surtout pour un non je deviens ce conqu\u00e9rant de pacotille qui veut tout rafler d\u2019un coup, la raison, l\u2019affection, la paix, il faut qu\u2019on m\u2019aime et qu\u2019on ne me contrarie pas, sinon je sens une panique monter comme si l\u2019air se retirait d\u2019un coup de la pi\u00e8ce ; je ne sais plus tr\u00e8s bien d\u2019o\u00f9 \u00e7a vient, je dis manque de confiance pour faire simple, mais c\u2019est plus humide, plus ancien, un m\u00e9lange de timidit\u00e9 maladive et d\u2019orgueil d\u00e9mesur\u00e9, et je vois chez mon p\u00e8re la m\u00eame allergie \u00e0 la contradiction, ce refus d\u2019\u00eatre d\u00e9plac\u00e9 d\u2019un millim\u00e8tre, alors je me suis longtemps demand\u00e9 comment il avait pu \u00e9pouser ma m\u00e8re, contradiction ambulante, peut-\u00eatre qu\u2019on va chercher l\u2019angle qui fait mal pour sentir qu\u2019on existe, je ne sais pas ; la vie, le vent, la pluie, le soleil m\u2019ont pass\u00e9 dessus des milliers de fois, j\u2019ai commenc\u00e9 \u00e0 \u00e9couter tard, vers quarante-cinq ans, pas parce que je suis devenu sage mais parce que l\u2019usure finit par forcer l\u2019oreille. Je m\u2019aper\u00e7ois que je m\u2019accapare les mots comme si je les avais invent\u00e9s, je les m\u00e2che \u00e0 ma fa\u00e7on, je les lance sans regarder leur d\u00e9finition commune, et quand je dis amour j\u2019entends quelque chose qui br\u00fble en moi et qui devrait, parce que \u00e7a br\u00fble, trouver sa flamme en face ; je ne comprends pas qu\u2019on puisse ne pas m\u2019aimer alors que moi je peux aimer d\u2019embl\u00e9e, aimer trop, aimer sans preuve, et le bouchon n\u2019est pas dans l\u2019oreille, il est dans ma t\u00eate enti\u00e8re, c\u2019est ma cervelle qui obture et qui rend sourd \u00e0 l\u2019id\u00e9e simple que l\u2019autre ne vit pas dans mon corps. Il m\u2019a fallu des ruptures \u00e0 r\u00e9p\u00e9tition pour le voir : je dis je t\u2019aime, je le crois, je le dis comme on pose une main sur une \u00e9paule, et puis un matin l\u2019autre me regarde comme si j\u2019avais d\u00e9sert\u00e9, comme si je laissais le mot au bord de la route sans l\u2019accompagner, parce qu\u2019elle attend des preuves et que je ne les donne pas, non pas par cruaut\u00e9 mais parce que je ne vois pas qu\u2019il faut en donner ; je me souviens d\u2019un anniversaire, d\u2019une table d\u00e9j\u00e0 mise, d\u2019un paquet pos\u00e9 devant moi, de son visage qui attendait, et de ma honte imm\u00e9diate \u2014 pas de recevoir, mais de sentir que ce paquet m\u2019encha\u00eenait \u00e0 un autre paquet futur, que le cadeau appelait le cadeau comme une dette, et je suis rest\u00e9 l\u00e0, raide, incapable de jouer la gratitude qu\u2019elle voulait voir, je l\u2019ai remerci\u00e9e mal, elle a pris \u00e7a pour du m\u00e9pris, et j\u2019ai pris sa d\u00e9ception pour une injustice, et le soir a tourn\u00e9 court ; voil\u00e0 comment \u00e7a se passe, pas par manque d\u2019amour mais par incapacit\u00e9 d\u2019entrer dans son \u00e9conomie ordinaire. Je sais bien que, de temps en temps, je fais ce qu\u2019il faut : un bouquet, un bijou, un voyage, mais je les fais comme on coche une case sur un calendrier, parce que la date l\u2019exige, parce que la convention l\u2019ordonne, et je sens que \u00e7a ne compte pas vraiment pour moi, que \u00e7a ne na\u00eet pas d\u2019un \u00e9lan vivant, alors \u00e7a sonne faux, et je tombe moi-m\u00eame dans l\u2019id\u00e9e que l\u2019amour devient falsification, r\u00f4le de mis en examen perp\u00e9tuel o\u00f9 il faut prouver tous les jours, parfois plusieurs fois par jour, comme si l\u2019aveu r\u00e9p\u00e9t\u00e9 devait remplacer la chose, et l\u00e0 je me demande si ce n\u2019est pas un enfer, une incarc\u00e9ration \u00e0 ciel ouvert, une m\u00e9canique de guichet o\u00f9 l\u2019on d\u00e9pose sa pi\u00e8ce pour avoir droit au sourire. J\u2019ai fini par croire pendant dix ans que je n\u2019avais pas de c\u0153ur, que j\u2019\u00e9tais n\u00e9 mal c\u00e2bl\u00e9, que je n\u2019\u00e9tais pas tomb\u00e9 sur le bon cheval, puis j\u2019ai compris que le probl\u00e8me n\u2019\u00e9tait pas l\u2019absence de c\u0153ur mais le type de c\u0153ur : je cherche un amour sans comptabilit\u00e9, une alliance presque muette, une complicit\u00e9 qui se r\u00e9v\u00e8le dans le d\u00e9tail du monde, pas dans la preuve, \u00eatre deux devant la pluie sur les pav\u00e9s, le cri d\u2019un oiseau dans le ciel, le silence qui descend sur les choses, et que \u00e7a suffise, sans devoir parler pendant des heures pour assurer l\u2019existence de ce qu\u2019on vit ; je veux le partage sans la mise en sc\u00e8ne. Et pourtant je tombe toujours sur des femmes qui veulent des mots, qui veulent que je parle, que je raconte, que je prouve par la voix, et je m\u2019y pr\u00eate trop, je m\u2019y perds, puis je me rebiffe, et c\u2019est l\u00e0 que je d\u00e9truis ce que j\u2019ai d\u00e9sir\u00e9 : je vois Cyth\u00e8re au loin, une \u00eele possible, et au moment o\u00f9 l\u2019accostage devient r\u00e9el, je me mets \u00e0 ramer \u00e0 contre-sens, par peur du contrat invisible, par peur de devoir payer chaque jour l\u2019entr\u00e9e sur l\u2019\u00eele, alors je sabote, je me f\u00e2che, je dis que l\u2019amour est imposture, alors que la seule imposture c\u2019est d\u2019avoir cru que ma flamme suffisait au monde. *illustration* temp\u00e9ra sur papier pb 2019 ",
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"title": "8 f\u00e9vrier 2019",
"date_published": "2019-02-08T19:02:00Z",
"date_modified": "2025-11-23T19:03:01Z",
"author": {"name": "Patrick Blanchon"},
"content_html": " Avicenne, Ibn S\u00een\u00e2, na\u00eet en 980 dans le Grand Khorassan, dans une r\u00e9gion o\u00f9 les fronti\u00e8res bougent vite mais o\u00f9 un enfant peut d\u00e9j\u00e0 trouver dans les livres un territoire plus s\u00fbr que les palais. \u00c0 dix ans il conna\u00eet le Coran, les nombres, Euclide ; \u00e0 quatorze un ami lui met entre les mains Hippocrate, et il lit d\u2019une traite, presque sans dormir. Le prodige n\u2019est pas seulement une vitesse : c\u2019est une faim. \u00c0 seize ans il est m\u00e9decin, \u00e0 dix-sept professeur, et \u00e0 dix-huit il a travers\u00e9 tout ce que son temps appelle savoir. Ce qui le fait entrer dans l\u2019histoire n\u2019est pas une illumination abstraite mais un geste net : il gu\u00e9rit le prince Nuh Ibn Mansur de coliques violentes, puis lui dit d\u2019abandonner la vaisselle peinte au plomb. En \u00e9change, on lui ouvre la biblioth\u00e8que royale des Samanides. Il y entre, on l\u2019imagine sous les hautes salles fra\u00eeches, la poussi\u00e8re fine sur les rouleaux, l\u2019odeur de cuir et d\u2019encre s\u00e8che, ses doigts noircis \u00e0 force de tourner les pages. Il y reste un an et demi \u00e0 absorber les ouvrages essentiels, butant un moment sur la M\u00e9taphysique d\u2019Aristote avant de l\u2019\u00e9clairer gr\u00e2ce aux commentaires d\u2019Al-F\u00e2r\u00e2b\u00ee. Puis la biblioth\u00e8que br\u00fble. Il est accus\u00e9 \u00e0 tort de l\u2019incendie, et l\u2019homme de livres devient un homme en fuite : il quitte Boukhara, rejoint le Kh\u00e2rezm o\u00f9 un prince ami des sciences l\u2019accueille parmi ses savants. Neuf ans plus tard, \u00e0 vingt et un ans, il commence ses premiers livres : le savoir n\u2019est plus seulement accumul\u00e9, il est rendu. En 1014 on l\u2019appelle \u00e0 Hamadan ; il gu\u00e9rit l\u2019\u00e9mir Chams ad-Dawla de douleurs myst\u00e9rieuses et devient vizir. Le jour il gouverne, la nuit il \u00e9crit : la pens\u00e9e existe toujours sous la protection ou la menace des puissants. C\u2019est \u00e0 Hamadan qu\u2019il ach\u00e8ve le Canon, cette somme m\u00e9dicale qui portera sa marque pendant des si\u00e8cles. \u00c0 la mort de l\u2019\u00e9mir, le successeur l\u2019emprisonne ; Avicenne continue d\u2019\u00e9crire derri\u00e8re les murs, \u00e0 la lampe, entre deux rondes, comme si l\u2019esprit n\u2019avait pas d\u2019autre issue que de travailler encore. En 1023, sans protecteur, apr\u00e8s des p\u00e9rip\u00e9ties de route et de cour, on le retrouve \u00e0 Ispahan ; il y passera quatorze ans \u00e0 r\u00e9diger la derni\u00e8re part de son \u0153uvre — astronomie, sciences, linguistique — tout en soignant \u00e0 la cha\u00eene riches et pauvres, parce qu\u2019il ne s\u00e9pare pas le savoir de la vie qu\u2019il soulage. Il meurt \u00e0 cinquante-sept ans \u00e0 Hamadan, sans que l\u2019on sache vraiment ce qui l\u2019a terrass\u00e9 — cancer du c\u00f4lon dit-on, empoisonnement peut-\u00eatre — et longtemps sa tombe n\u2019est signal\u00e9e que par une lanterne des morts, discr\u00e8te, avant qu\u2019un monument ne s\u2019\u00e9l\u00e8ve en 1950. On lui attribue 456 titres ; 160 seulement nous sont parvenus. Ce chiffre suffit : une vie courte, d\u00e9plac\u00e9e, surveill\u00e9e, mais tenue par une obstination de nuit, et par l\u2019id\u00e9e que penser reste une mani\u00e8re d\u2019habiter le monde m\u00eame quand le monde vous chasse.<\/p>\n \nillustration<\/em> Miniature persane tempera sur papier 2019\n<\/small><\/p>",
"content_text": " Avicenne, Ibn S\u00een\u00e2, na\u00eet en 980 dans le Grand Khorassan, dans une r\u00e9gion o\u00f9 les fronti\u00e8res bougent vite mais o\u00f9 un enfant peut d\u00e9j\u00e0 trouver dans les livres un territoire plus s\u00fbr que les palais. \u00c0 dix ans il conna\u00eet le Coran, les nombres, Euclide ; \u00e0 quatorze un ami lui met entre les mains Hippocrate, et il lit d\u2019une traite, presque sans dormir. Le prodige n\u2019est pas seulement une vitesse : c\u2019est une faim. \u00c0 seize ans il est m\u00e9decin, \u00e0 dix-sept professeur, et \u00e0 dix-huit il a travers\u00e9 tout ce que son temps appelle savoir. Ce qui le fait entrer dans l\u2019histoire n\u2019est pas une illumination abstraite mais un geste net : il gu\u00e9rit le prince Nuh Ibn Mansur de coliques violentes, puis lui dit d\u2019abandonner la vaisselle peinte au plomb. En \u00e9change, on lui ouvre la biblioth\u00e8que royale des Samanides. Il y entre, on l\u2019imagine sous les hautes salles fra\u00eeches, la poussi\u00e8re fine sur les rouleaux, l\u2019odeur de cuir et d\u2019encre s\u00e8che, ses doigts noircis \u00e0 force de tourner les pages. Il y reste un an et demi \u00e0 absorber les ouvrages essentiels, butant un moment sur la M\u00e9taphysique d\u2019Aristote avant de l\u2019\u00e9clairer gr\u00e2ce aux commentaires d\u2019Al-F\u00e2r\u00e2b\u00ee. Puis la biblioth\u00e8que br\u00fble. Il est accus\u00e9 \u00e0 tort de l\u2019incendie, et l\u2019homme de livres devient un homme en fuite : il quitte Boukhara, rejoint le Kh\u00e2rezm o\u00f9 un prince ami des sciences l\u2019accueille parmi ses savants. Neuf ans plus tard, \u00e0 vingt et un ans, il commence ses premiers livres : le savoir n\u2019est plus seulement accumul\u00e9, il est rendu. En 1014 on l\u2019appelle \u00e0 Hamadan ; il gu\u00e9rit l\u2019\u00e9mir Chams ad-Dawla de douleurs myst\u00e9rieuses et devient vizir. Le jour il gouverne, la nuit il \u00e9crit : la pens\u00e9e existe toujours sous la protection ou la menace des puissants. C\u2019est \u00e0 Hamadan qu\u2019il ach\u00e8ve le Canon, cette somme m\u00e9dicale qui portera sa marque pendant des si\u00e8cles. \u00c0 la mort de l\u2019\u00e9mir, le successeur l\u2019emprisonne ; Avicenne continue d\u2019\u00e9crire derri\u00e8re les murs, \u00e0 la lampe, entre deux rondes, comme si l\u2019esprit n\u2019avait pas d\u2019autre issue que de travailler encore. En 1023, sans protecteur, apr\u00e8s des p\u00e9rip\u00e9ties de route et de cour, on le retrouve \u00e0 Ispahan ; il y passera quatorze ans \u00e0 r\u00e9diger la derni\u00e8re part de son \u0153uvre \u2014 astronomie, sciences, linguistique \u2014 tout en soignant \u00e0 la cha\u00eene riches et pauvres, parce qu\u2019il ne s\u00e9pare pas le savoir de la vie qu\u2019il soulage. Il meurt \u00e0 cinquante-sept ans \u00e0 Hamadan, sans que l\u2019on sache vraiment ce qui l\u2019a terrass\u00e9 \u2014 cancer du c\u00f4lon dit-on, empoisonnement peut-\u00eatre \u2014 et longtemps sa tombe n\u2019est signal\u00e9e que par une lanterne des morts, discr\u00e8te, avant qu\u2019un monument ne s\u2019\u00e9l\u00e8ve en 1950. On lui attribue 456 titres ; 160 seulement nous sont parvenus. Ce chiffre suffit : une vie courte, d\u00e9plac\u00e9e, surveill\u00e9e, mais tenue par une obstination de nuit, et par l\u2019id\u00e9e que penser reste une mani\u00e8re d\u2019habiter le monde m\u00eame quand le monde vous chasse. *illustration* Miniature persane tempera sur papier 2019 ",
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"author": {"name": "Patrick Blanchon"},
"content_html": " Qu\u2019est-ce qui s\u00e9pare le peintre du dimanche de l\u2019artiste ? Pas la main. J\u2019en ai vu, des amateurs capables de poser une couleur juste, d\u2019\u00e9quilibrer une toile, d\u2019attraper une lumi\u00e8re avec plus de nettet\u00e9 que certains peintres install\u00e9s. Avec du travail, on peut tous faire un tableau qui tient debout. La s\u00e9paration, si elle existe, se fait ailleurs, du c\u00f4t\u00e9 de l\u2019id\u00e9e — et encore, pas l\u2019id\u00e9e comme m\u00e9daille, pas l\u2019id\u00e9e comme slogan, mais l\u2019id\u00e9e comme besoin qui te travaille. Je dis \u00e7a, et pourtant je sais le danger de cette phrase, parce qu\u2019il m\u2019arrive de peindre des semaines sans id\u00e9e v\u00e9ritable, en faisant du correct, du s\u00e9duisant m\u00eame, en avan\u00e7ant \u00e0 l\u2019habilet\u00e9 et \u00e0 la culture, comme on avance \u00e0 la rame sur un lac trop calme. J\u2019ai connu ces moments o\u00f9 la toile s\u2019am\u00e9liore \u00e0 vue d\u2019\u0153il, o\u00f9 les couleurs s\u2019ajustent, o\u00f9 l\u2019image “r\u00e9ussit”, et o\u00f9, malgr\u00e9 tout, quelque chose en moi se retire ; je sens que je suis en train de produire un tableau possible, pas un tableau n\u00e9cessaire. Je me vois alors, sans haine mais sans \u00e9chappatoire, dans la figure du peintre du dimanche : pas parce qu\u2019il manque de talent, mais parce qu\u2019il travaille dans un espace o\u00f9 rien ne le mord. Et je comprends que la vraie diff\u00e9rence ne se juge pas de l\u2019ext\u00e9rieur ; elle se joue dans cette zone honteuse o\u00f9 l\u2019on sait qu\u2019on pourrait s\u2019arr\u00eater l\u00e0, signer, \u00eatre content, et o\u00f9 l\u2019on choisit quand m\u00eame de ne pas s\u2019en contenter. Avoir une id\u00e9e en peinture, en litt\u00e9rature, au cin\u00e9ma, ce n\u2019est pas une petite trouvaille quotidienne. C\u2019est rare. Quand \u00e7a arrive, ce n\u2019est pas un confort de plus, c\u2019est une mise en demeure. Deleuze dit qu\u2019une id\u00e9e est un \u00e9v\u00e9nement, une f\u00eate ; je le crois, mais je sais aussi que la f\u00eate a son revers : elle te d\u00e9signe, elle t\u2019oblige, elle t\u2019arrache \u00e0 tes fa\u00e7ons tranquilles de faire. On peut passer des semaines \u00e0 fabriquer du bon go\u00fbt, \u00e0 peindre comme on respire, et puis une id\u00e9e tombe, et tout ce qui pr\u00e9c\u00e9dait para\u00eet soudain \u00eatre une pr\u00e9paration ou un \u00e9vitement. Pourquoi une id\u00e9e vient-elle \u00e0 tel moment ? Kurosawa, explique Deleuze, se sent parent de Dosto\u00efevski parce qu\u2019ils partagent une obsession : l\u2019agitation, le d\u00e9tour, cette mani\u00e8re de courir vers un but en le manquant. Dans L\u2019Idiot, un homme part voir une cousine mourante et ne cesse de d\u00e9vier, comme si une urgence plus obscure tirait son pas \u00e0 chaque carrefour ; ce qui travaille le roman, ce n\u2019est pas la mort au bout du chemin, c\u2019est la question qui ronge le trajet : et s\u2019il y avait plus urgent que la mort, qu\u2019est-ce que ce serait ? Je connais ce mouvement dans l\u2019atelier. Je commence une toile avec un but clair, presque banal : finir, tenir la forme, fermer. Tr\u00e8s vite, une inqui\u00e9tude arrive, d\u2019abord fine, puis impossible \u00e0 ignorer. Est-ce que je suis en train de finir pour finir ? Est-ce que je ferme parce que j\u2019ai peur d\u2019ouvrir ce que l\u2019image r\u00e9clame ? Je vais chercher une couleur, je reviens avec une autre, j\u2019ajoute, j\u2019enl\u00e8ve, je tourne autour de la toile comme autour d\u2019une question qui s\u2019est d\u00e9plac\u00e9e. Certains jours, je sens que je bifurque pour des raisons l\u00e2ches : \u00e9viter la vraie d\u00e9cision, retarder l\u2019endroit o\u00f9 l\u2019id\u00e9e me demande son prix. D\u2019autres jours, la bifurcation est l\u2019id\u00e9e elle-m\u00eame, son trajet propre, sa mani\u00e8re de me forcer \u00e0 d\u00e9placer le tableau vers une n\u00e9cessit\u00e9 que je n\u2019avais pas pr\u00e9vue. C\u2019est l\u00e0 que je mesure ce que vaut une id\u00e9e : non pas quand elle me rassure, mais quand elle me met mal \u00e0 l\u2019aise, quand elle rompt mon petit r\u00e9gime de peintre comp\u00e9tent. Ce n\u2019est pas r\u00e9serv\u00e9 aux artistes : chacun vit avec une id\u00e9e, une crainte, une promesse, une image de soi qui pousse en sous-main nos journ\u00e9es, et chacun trouve mille ruses pour s\u2019en \u00e9chapper. L\u2019artiste v\u00e9ritable n\u2019est pas celui qui a plus de talent ; c\u2019est celui qui revient obstin\u00e9ment \u00e0 son id\u00e9e, qui accepte de v\u00e9rifier si elle vient bien de son besoin \u00e0 lui ou si elle n\u2019est qu\u2019un emprunt \u00e9l\u00e9gant, une imitation bien port\u00e9e. Une id\u00e9e authentique r\u00e9pond \u00e0 un manque r\u00e9el, \u00e0 une pression qui ne te laisse pas en paix. Tant que ce manque n\u2019est pas l\u00e0, on peut peindre juste, \u00e9crire propre, filmer bien : on reste dans l\u2019ornement, dans l\u2019exercice r\u00e9ussi. D\u00e8s qu\u2019il est l\u00e0, la question “\u00e0 quoi bon ?” cesse d\u2019\u00eatre un mot d\u2019esprit ; elle devient une n\u00e9cessit\u00e9 qui ne te l\u00e2che pas, et qui te fait parfois d\u00e9tester ce que tu faisais la veille. Un concept ne se trouve pas tout fait ; il se fabrique comme une chose de l\u2019atelier, avec des reprises, des ratages, des entailles, et surtout avec l\u2019acceptation de ne pas se payer de mots. Quand il na\u00eet d\u2019un besoin imp\u00e9rieux, il cesse d\u2019\u00eatre une d\u00e9coration intellectuelle et devient une ligne qui t\u2019oblige \u00e0 marcher dessus. On raconte que la petite-fille de Picasso s\u2019est vue refuser l\u2019entr\u00e9e de la maison de son grand-p\u00e8re : ordre du majordome, ne pas d\u00e9ranger. On peut condamner l\u2019homme, et on aurait raison sur l\u2019homme. Mais on ne comprend rien \u00e0 l\u2019\u0153uvre si on oublie ceci : Picasso ne prot\u00e9geait pas son confort, il prot\u00e9geait quelque chose de plus sommaire et plus dur, un besoin qui le tenait comme une faim. Ce besoin n\u2019excuse rien ; il explique une force de travail et une obstination qui n\u2019\u00e9taient pas des vertus morales mais une condition de survie int\u00e9rieure. C\u2019est \u00e7a, au fond, la diff\u00e9rence que je cherche : l\u2019amateur peint dans les interstices de la vie, et parfois l\u2019artiste aussi s\u2019y r\u00e9fugie quand il fatigue, quand il a peur. Mais l\u2019artiste ne peut pas y rester. S\u2019il reste, il le sait. Et quand l\u2019id\u00e9e arrive — quand elle arrive vraiment — il n\u2019a plus d\u2019interstice o\u00f9 se cacher, parce que sans elle, la vie redevient impraticable.<\/p>\n \nillustration<\/em> huile sur toile pb 2019\n<\/small><\/p>",
"content_text": " Qu\u2019est-ce qui s\u00e9pare le peintre du dimanche de l\u2019artiste ? Pas la main. J\u2019en ai vu, des amateurs capables de poser une couleur juste, d\u2019\u00e9quilibrer une toile, d\u2019attraper une lumi\u00e8re avec plus de nettet\u00e9 que certains peintres install\u00e9s. Avec du travail, on peut tous faire un tableau qui tient debout. La s\u00e9paration, si elle existe, se fait ailleurs, du c\u00f4t\u00e9 de l\u2019id\u00e9e \u2014 et encore, pas l\u2019id\u00e9e comme m\u00e9daille, pas l\u2019id\u00e9e comme slogan, mais l\u2019id\u00e9e comme besoin qui te travaille. Je dis \u00e7a, et pourtant je sais le danger de cette phrase, parce qu\u2019il m\u2019arrive de peindre des semaines sans id\u00e9e v\u00e9ritable, en faisant du correct, du s\u00e9duisant m\u00eame, en avan\u00e7ant \u00e0 l\u2019habilet\u00e9 et \u00e0 la culture, comme on avance \u00e0 la rame sur un lac trop calme. J\u2019ai connu ces moments o\u00f9 la toile s\u2019am\u00e9liore \u00e0 vue d\u2019\u0153il, o\u00f9 les couleurs s\u2019ajustent, o\u00f9 l\u2019image \u201cr\u00e9ussit\u201d, et o\u00f9, malgr\u00e9 tout, quelque chose en moi se retire ; je sens que je suis en train de produire un tableau possible, pas un tableau n\u00e9cessaire. Je me vois alors, sans haine mais sans \u00e9chappatoire, dans la figure du peintre du dimanche : pas parce qu\u2019il manque de talent, mais parce qu\u2019il travaille dans un espace o\u00f9 rien ne le mord. Et je comprends que la vraie diff\u00e9rence ne se juge pas de l\u2019ext\u00e9rieur ; elle se joue dans cette zone honteuse o\u00f9 l\u2019on sait qu\u2019on pourrait s\u2019arr\u00eater l\u00e0, signer, \u00eatre content, et o\u00f9 l\u2019on choisit quand m\u00eame de ne pas s\u2019en contenter. Avoir une id\u00e9e en peinture, en litt\u00e9rature, au cin\u00e9ma, ce n\u2019est pas une petite trouvaille quotidienne. C\u2019est rare. Quand \u00e7a arrive, ce n\u2019est pas un confort de plus, c\u2019est une mise en demeure. Deleuze dit qu\u2019une id\u00e9e est un \u00e9v\u00e9nement, une f\u00eate ; je le crois, mais je sais aussi que la f\u00eate a son revers : elle te d\u00e9signe, elle t\u2019oblige, elle t\u2019arrache \u00e0 tes fa\u00e7ons tranquilles de faire. On peut passer des semaines \u00e0 fabriquer du bon go\u00fbt, \u00e0 peindre comme on respire, et puis une id\u00e9e tombe, et tout ce qui pr\u00e9c\u00e9dait para\u00eet soudain \u00eatre une pr\u00e9paration ou un \u00e9vitement. Pourquoi une id\u00e9e vient-elle \u00e0 tel moment ? Kurosawa, explique Deleuze, se sent parent de Dosto\u00efevski parce qu\u2019ils partagent une obsession : l\u2019agitation, le d\u00e9tour, cette mani\u00e8re de courir vers un but en le manquant. Dans L\u2019Idiot, un homme part voir une cousine mourante et ne cesse de d\u00e9vier, comme si une urgence plus obscure tirait son pas \u00e0 chaque carrefour ; ce qui travaille le roman, ce n\u2019est pas la mort au bout du chemin, c\u2019est la question qui ronge le trajet : et s\u2019il y avait plus urgent que la mort, qu\u2019est-ce que ce serait ? Je connais ce mouvement dans l\u2019atelier. Je commence une toile avec un but clair, presque banal : finir, tenir la forme, fermer. Tr\u00e8s vite, une inqui\u00e9tude arrive, d\u2019abord fine, puis impossible \u00e0 ignorer. Est-ce que je suis en train de finir pour finir ? Est-ce que je ferme parce que j\u2019ai peur d\u2019ouvrir ce que l\u2019image r\u00e9clame ? Je vais chercher une couleur, je reviens avec une autre, j\u2019ajoute, j\u2019enl\u00e8ve, je tourne autour de la toile comme autour d\u2019une question qui s\u2019est d\u00e9plac\u00e9e. Certains jours, je sens que je bifurque pour des raisons l\u00e2ches : \u00e9viter la vraie d\u00e9cision, retarder l\u2019endroit o\u00f9 l\u2019id\u00e9e me demande son prix. D\u2019autres jours, la bifurcation est l\u2019id\u00e9e elle-m\u00eame, son trajet propre, sa mani\u00e8re de me forcer \u00e0 d\u00e9placer le tableau vers une n\u00e9cessit\u00e9 que je n\u2019avais pas pr\u00e9vue. C\u2019est l\u00e0 que je mesure ce que vaut une id\u00e9e : non pas quand elle me rassure, mais quand elle me met mal \u00e0 l\u2019aise, quand elle rompt mon petit r\u00e9gime de peintre comp\u00e9tent. Ce n\u2019est pas r\u00e9serv\u00e9 aux artistes : chacun vit avec une id\u00e9e, une crainte, une promesse, une image de soi qui pousse en sous-main nos journ\u00e9es, et chacun trouve mille ruses pour s\u2019en \u00e9chapper. L\u2019artiste v\u00e9ritable n\u2019est pas celui qui a plus de talent ; c\u2019est celui qui revient obstin\u00e9ment \u00e0 son id\u00e9e, qui accepte de v\u00e9rifier si elle vient bien de son besoin \u00e0 lui ou si elle n\u2019est qu\u2019un emprunt \u00e9l\u00e9gant, une imitation bien port\u00e9e. Une id\u00e9e authentique r\u00e9pond \u00e0 un manque r\u00e9el, \u00e0 une pression qui ne te laisse pas en paix. Tant que ce manque n\u2019est pas l\u00e0, on peut peindre juste, \u00e9crire propre, filmer bien : on reste dans l\u2019ornement, dans l\u2019exercice r\u00e9ussi. D\u00e8s qu\u2019il est l\u00e0, la question \u201c\u00e0 quoi bon ?\u201d cesse d\u2019\u00eatre un mot d\u2019esprit ; elle devient une n\u00e9cessit\u00e9 qui ne te l\u00e2che pas, et qui te fait parfois d\u00e9tester ce que tu faisais la veille. Un concept ne se trouve pas tout fait ; il se fabrique comme une chose de l\u2019atelier, avec des reprises, des ratages, des entailles, et surtout avec l\u2019acceptation de ne pas se payer de mots. Quand il na\u00eet d\u2019un besoin imp\u00e9rieux, il cesse d\u2019\u00eatre une d\u00e9coration intellectuelle et devient une ligne qui t\u2019oblige \u00e0 marcher dessus. On raconte que la petite-fille de Picasso s\u2019est vue refuser l\u2019entr\u00e9e de la maison de son grand-p\u00e8re : ordre du majordome, ne pas d\u00e9ranger. On peut condamner l\u2019homme, et on aurait raison sur l\u2019homme. Mais on ne comprend rien \u00e0 l\u2019\u0153uvre si on oublie ceci : Picasso ne prot\u00e9geait pas son confort, il prot\u00e9geait quelque chose de plus sommaire et plus dur, un besoin qui le tenait comme une faim. Ce besoin n\u2019excuse rien ; il explique une force de travail et une obstination qui n\u2019\u00e9taient pas des vertus morales mais une condition de survie int\u00e9rieure. C\u2019est \u00e7a, au fond, la diff\u00e9rence que je cherche : l\u2019amateur peint dans les interstices de la vie, et parfois l\u2019artiste aussi s\u2019y r\u00e9fugie quand il fatigue, quand il a peur. Mais l\u2019artiste ne peut pas y rester. S\u2019il reste, il le sait. Et quand l\u2019id\u00e9e arrive \u2014 quand elle arrive vraiment \u2014 il n\u2019a plus d\u2019interstice o\u00f9 se cacher, parce que sans elle, la vie redevient impraticable. *illustration* huile sur toile pb 2019 ",
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"title": "04 f\u00e9vrier 2019",
"date_published": "2019-02-04T18:52:00Z",
"date_modified": "2025-11-23T18:53:02Z",
"author": {"name": "Patrick Blanchon"},
"content_html": " Je ne sais quelle valeur tu vas m\u2019attribuer puisque tu ne me connais pas, tu vas regarder mes tableaux avec tes crit\u00e8res \u00e0 toi, beaut\u00e9, \u00e9quilibre, humeur du jour, espoir de plus-value peut-\u00eatre, de mon vivant ou apr\u00e8s, ou juste parce que ce rouge-l\u00e0 te ferait du bien au mur du salon ; tu peux m\u00eame vouloir une toile pour tes toilettes, je ne me moque pas, on a le droit de s\u2019entourer d\u2019art \u00e0 hauteur de ventre, je te d\u00e9conseille seulement la cuisine parce que la graisse y laisse une pellicule que rien ne rattrape. Alors voil\u00e0 : combien es-tu pr\u00eat \u00e0 mettre et qu\u2019est-ce qui te ferait passer de la promenade au geste ? Pour l\u2019instant tu scrolles, les toiles d\u00e9filent, ma derni\u00e8re p\u00e9riode ou bien Artmajeur o\u00f9 tout se m\u00e9lange, et tu t\u2019\u00e9tonnes de la vari\u00e9t\u00e9, tu t\u2019en m\u00e9fies, tu cherches le “vrai peintre” derri\u00e8re, tu te demandes si je ne suis pas un amateur, et je comprends que tu te poses la question. Je ne suis pas un amateur, je suis peintre, et je tiens \u00e0 ce mot-l\u00e0 seul ; “artiste professionnel” me para\u00eet une redite pompeuse, alors disons si tu veux : peintre libre, parce que je suis mon propre entrepreneur, parce que je travaille sans demander la permission, parce que je te parle sans te caresser, parce que je vends ce que je fais comme un produit mais pas \u00e0 n\u2019importe quel prix moral, pas \u00e0 n\u2019importe qui non plus, et que je peux tr\u00e8s bien ne pas avoir envie de te vendre si quelque chose dans ta mani\u00e8re me g\u00eane ; \u00e7a peut te sembler saugrenu sur Internet, mais c\u2019est mon dernier pouvoir. Tu crois que c\u2019est le hasard qui t\u2019a arr\u00eat\u00e9 sur une toile ; moi je n\u2019y crois pas, et si tu as besoin de comprendre, tu vas regarder la l\u00e9gende, parfois tu ne trouveras que dimensions, technique, prix, pas d\u2019histoire, et ce vide n\u2019est pas un oubli : il est l\u2019endroit o\u00f9 tu peux me parler, pas pour m\u2019envoyer des “c\u2019est trop beau” auxquels je ne r\u00e9ponds plus, mais pour demander ce que tu vois, ce que tu sens, ce que tu ne sais pas nommer. Il y a quelques semaines, par exemple, j\u2019ai re\u00e7u un message : trois lignes, sans salamalecs. “J\u2019ai regard\u00e9 longtemps le tableau avec la tache sombre en bas. Je ne comprends pas pourquoi il me retient. Est-ce que vous pouvez me dire ce que c\u2019est ?” Je lui ai r\u00e9pondu simplement : “Je ne sais pas ce que c\u2019est pour vous. Pour moi c\u2019\u00e9tait un coin de chambre o\u00f9 je n\u2019arrivais pas \u00e0 respirer. Si \u00e7a vous retient, c\u2019est qu\u2019il y a votre coin \u00e0 vous dedans.” La personne a rappel\u00e9 le lendemain. Elle n\u2019a pas parl\u00e9 de biographie, ni d\u2019\u00e9cole, ni de parcours. Elle a demand\u00e9 le prix, puis elle a dit : “Je vais r\u00e9fl\u00e9chir.” Trois jours plus tard elle a achet\u00e9. Voil\u00e0 comment \u00e7a se passe quand \u00e7a se passe bien : pas par adh\u00e9sion \u00e0 une histoire, mais par reconnaissance d\u2019un endroit. Tu viens lire ma biographie, et je te pr\u00e9viens tout de suite : on ne lit jamais une biographie pour ce qu\u2019elle dit, on la lit pour ce qu\u2019on veut y trouver. Tu voudrais savoir l\u2019\u00e9cole, les dipl\u00f4mes, la souffrance, l\u2019itin\u00e9raire, comme si \u00e7a garantissait la toile, tout \u00e7a tu peux le trouver ailleurs, j\u2019en parle d\u00e9j\u00e0 trop sur les r\u00e9seaux, sur YouTube, sur SoundCloud, et je sais bien que tu aimerais un pitch rapide pour d\u00e9cider si je suis du Nike ou du chinois, \u00e7a t\u2019amuse moins que \u00e7a m\u2019amuse, mais c\u2019est ton r\u00e9flexe et je ne te fais pas la morale : seulement je te demande si tu as vraiment besoin de ce petit roman d\u2019\u00e9tiquette pour regarder un tableau, pour l\u2019acheter, pour me laisser continuer. Car vendre, pour moi, ce n\u2019est rien d\u2019autre que continuer \u00e0 peindre et \u00e0 \u00e9crire, je ne cherche plus la gloire, plus la c\u00e9l\u00e9brit\u00e9, je travaille encore \u00e0 ne pas mendier la reconnaissance, j\u2019ai bient\u00f4t soixante ans, les illusions se sont d\u00e9coll\u00e9es et je respire mieux depuis, la seule chose qui compte est de pouvoir revenir chaque jour \u00e0 l\u2019atelier ; si tu m\u2019ach\u00e8tes une toile, tu ne m\u2019ach\u00e8tes pas une statue, tu m\u2019offres une journ\u00e9e de plus, une semaine de plus, et je pr\u00e9f\u00e8re que \u00e7a reste \u00e0 port\u00e9e de main de quelqu\u2019un qui fait un effort, qui renonce \u00e0 deux restaurants, plut\u00f4t que dans la vitrine des riches qui jouent \u00e0 la lune parce qu\u2019on leur en montre le reflet, m\u00eame si oui, je pourrais gonfler les prix et \u00e7a marcherait parfois, je le sais trop bien. Chaque toile que tu vois est un combat et une d\u00e9faite, pas au sens o\u00f9 elle serait rat\u00e9e, au sens o\u00f9 je ne sors jamais vainqueur de ce que je cherche, et c\u2019est tant mieux : une victoire nette et j\u2019arr\u00eate, je pose les pinceaux, je passe \u00e0 autre chose, il faut que \u00e7a manque pour que \u00e7a bouge ; ce manque-l\u00e0 est aussi le tien, m\u00eame si tu ne le sais pas encore, et c\u2019est pour \u00e7a que je laisse toujours quelque chose d\u2019inachev\u00e9, pas pour t\u2019obliger \u00e0 aimer, mais pour que tu entres \u00e0 ton tour dans l\u2019\u00e9cart. Te voil\u00e0 donc devant mes tableaux comme devant un bord : tu peux passer, tu peux t\u2019arr\u00eater, tu peux me parler, tu peux acheter, tu peux ne jamais acheter ; moi je reste l\u00e0, du c\u00f4t\u00e9 du travail, avec l\u2019id\u00e9e simple que si une toile te retient, ce n\u2019est pas une marque qui te retient, c\u2019est un endroit commun, fragile, entre l\u2019inachev\u00e9 et l\u2019irr\u00e9versible.<\/p>\n Revenir \u00e0 la source d\u2019un mot, ce n\u2019est pas un exercice d\u2019\u00e9cole, c\u2019est enlever ce que la paresse a coll\u00e9 dessus, ce vernis qui fait croire qu\u2019on sait alors qu\u2019on r\u00e9p\u00e8te. D\u00e9sapprendre, ce n\u2019est pas jeter : c\u2019est revenir voir, comme si c\u2019\u00e9tait la premi\u00e8re fois, avec le go\u00fbt un peu amer de s\u2019\u00eatre laiss\u00e9 endormir. Je porte des mots comme on porte un refrain sans y penser : Zanzibar, Constantinople, chemin de fer. Je les ai aim\u00e9s avant de les comprendre, d\u2019abord pour leur prononciation, pour leur roulis, pour la fa\u00e7on dont ils ouvrent l\u2019air quand on les dit. J\u2019ai longtemps pr\u00e9f\u00e9r\u00e9 les garder \u00e0 cette place-l\u00e0, sans atlas, sans coordonn\u00e9es : ces villes existaient dans un ailleurs sonore, pas sur une carte, dans un pays o\u00f9 Marco Polo et moi marchions c\u00f4te \u00e0 c\u00f4te, sans poussi\u00e8re aux chaussures. Quand je fais le m\u00eame geste avec les souvenirs, c\u2019est la m\u00eame op\u00e9ration : retirer la pellicule, r\u00e9duire la l\u00e9gende. Ainsi Totor, mon ogre d\u2019enfance, celui qui mena\u00e7ait de couper les oreilles aux petits coquins, avec son opinel toujours en poche, redevient ce qu\u2019il a \u00e9t\u00e9 : un grand type gauche, un peu trop fort dans les embrassades, qui plantait son couteau dans la miche pour faire des tranches \u00e9paisses, pas dans des enfants. Le monstre tombe d\u2019un coup, il ne reste que l\u2019homme et le pain. On s\u2019aper\u00e7oit alors que la plupart de nos peurs tiennent \u00e0 une lumi\u00e8re mal r\u00e9gl\u00e9e, et que les h\u00e9ros aussi, parfois, d\u00e9pendent de l\u2019angle. Les visages, eux, bougent encore plus vite que les mots : la fille \u00e0 qui je jurais l\u2019\u00e9ternit\u00e9, je la revois surtout par un d\u00e9tail — une barrette perdue sous un banc, un rire qui faisait lever la t\u00eate des autres — et tout le reste flotte. La m\u00e8re “indigne”, le p\u00e8re “monstre”, l\u2019ami “cher” : ces r\u00f4les que je leur avais coll\u00e9s se d\u00e9collent avec le temps, comme des affiches mouill\u00e9es ; derri\u00e8re il y a des gestes, des phrases exactes, et des trous. \u00c0 force de voyager, on laisse des valises dans des gares dont on n\u2019a plus le nom ; on avance plus l\u00e9ger mais aussi plus vide, et l\u2019imaginaire prend parfois le pas sur le monde. J\u2019ai travers\u00e9 Gibraltar en regardant \u00e0 peine Tanger, parce que le Tanger lu m\u2019avait mang\u00e9 le vrai ; j\u2019ai senti l\u00e0 le danger doux de ces fictions qui remplacent les lieux, comme le confort remplace le risque apr\u00e8s quelques chutes. Et puis un jour au prieur\u00e9 de Salaise-sur-Sanne, pour une exposition, deux arbres me coupent net. Pas une id\u00e9e d\u2019arbres : eux, dans leur peau rugueuse, leur poids, leur silence. Je les vois vraiment. Le vent passe entre eux, une odeur d\u2019humus monte, quelqu\u2019un tousse derri\u00e8re moi, et je suis l\u00e0 aussi, sans me raconter. Nous sommes l\u00e0 : les arbres, moi, les voix autour, la pierre du prieur\u00e9, le ciel de ce jour pr\u00e9cis. Je sens quelque chose d\u2019\u00e9trangement simple et lourd : non pas que tout est \u00e9ternel, mais que tout tient, pour l\u2019instant, \u00e0 cette place, et qu\u2019il faudra bien apprendre \u00e0 n\u2019en rien distraire.<\/p>\n \n*illustration** huile sur toile monochrome, pb 2019\n<\/small><\/p>",
"content_text": " Revenir \u00e0 la source d\u2019un mot, ce n\u2019est pas un exercice d\u2019\u00e9cole, c\u2019est enlever ce que la paresse a coll\u00e9 dessus, ce vernis qui fait croire qu\u2019on sait alors qu\u2019on r\u00e9p\u00e8te. D\u00e9sapprendre, ce n\u2019est pas jeter : c\u2019est revenir voir, comme si c\u2019\u00e9tait la premi\u00e8re fois, avec le go\u00fbt un peu amer de s\u2019\u00eatre laiss\u00e9 endormir. Je porte des mots comme on porte un refrain sans y penser : Zanzibar, Constantinople, chemin de fer. Je les ai aim\u00e9s avant de les comprendre, d\u2019abord pour leur prononciation, pour leur roulis, pour la fa\u00e7on dont ils ouvrent l\u2019air quand on les dit. J\u2019ai longtemps pr\u00e9f\u00e9r\u00e9 les garder \u00e0 cette place-l\u00e0, sans atlas, sans coordonn\u00e9es : ces villes existaient dans un ailleurs sonore, pas sur une carte, dans un pays o\u00f9 Marco Polo et moi marchions c\u00f4te \u00e0 c\u00f4te, sans poussi\u00e8re aux chaussures. Quand je fais le m\u00eame geste avec les souvenirs, c\u2019est la m\u00eame op\u00e9ration : retirer la pellicule, r\u00e9duire la l\u00e9gende. Ainsi Totor, mon ogre d\u2019enfance, celui qui mena\u00e7ait de couper les oreilles aux petits coquins, avec son opinel toujours en poche, redevient ce qu\u2019il a \u00e9t\u00e9 : un grand type gauche, un peu trop fort dans les embrassades, qui plantait son couteau dans la miche pour faire des tranches \u00e9paisses, pas dans des enfants. Le monstre tombe d\u2019un coup, il ne reste que l\u2019homme et le pain. On s\u2019aper\u00e7oit alors que la plupart de nos peurs tiennent \u00e0 une lumi\u00e8re mal r\u00e9gl\u00e9e, et que les h\u00e9ros aussi, parfois, d\u00e9pendent de l\u2019angle. Les visages, eux, bougent encore plus vite que les mots : la fille \u00e0 qui je jurais l\u2019\u00e9ternit\u00e9, je la revois surtout par un d\u00e9tail \u2014 une barrette perdue sous un banc, un rire qui faisait lever la t\u00eate des autres \u2014 et tout le reste flotte. La m\u00e8re \u201cindigne\u201d, le p\u00e8re \u201cmonstre\u201d, l\u2019ami \u201ccher\u201d : ces r\u00f4les que je leur avais coll\u00e9s se d\u00e9collent avec le temps, comme des affiches mouill\u00e9es ; derri\u00e8re il y a des gestes, des phrases exactes, et des trous. \u00c0 force de voyager, on laisse des valises dans des gares dont on n\u2019a plus le nom ; on avance plus l\u00e9ger mais aussi plus vide, et l\u2019imaginaire prend parfois le pas sur le monde. J\u2019ai travers\u00e9 Gibraltar en regardant \u00e0 peine Tanger, parce que le Tanger lu m\u2019avait mang\u00e9 le vrai ; j\u2019ai senti l\u00e0 le danger doux de ces fictions qui remplacent les lieux, comme le confort remplace le risque apr\u00e8s quelques chutes. Et puis un jour au prieur\u00e9 de Salaise-sur-Sanne, pour une exposition, deux arbres me coupent net. Pas une id\u00e9e d\u2019arbres : eux, dans leur peau rugueuse, leur poids, leur silence. Je les vois vraiment. Le vent passe entre eux, une odeur d\u2019humus monte, quelqu\u2019un tousse derri\u00e8re moi, et je suis l\u00e0 aussi, sans me raconter. Nous sommes l\u00e0 : les arbres, moi, les voix autour, la pierre du prieur\u00e9, le ciel de ce jour pr\u00e9cis. Je sens quelque chose d\u2019\u00e9trangement simple et lourd : non pas que tout est \u00e9ternel, mais que tout tient, pour l\u2019instant, \u00e0 cette place, et qu\u2019il faudra bien apprendre \u00e0 n\u2019en rien distraire. *illustration** huile sur toile monochrome, pb 2019 ",
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"title": "3 f\u00e9vrier 2019",
"date_published": "2019-02-03T18:44:00Z",
"date_modified": "2025-11-23T18:45:00Z",
"author": {"name": "Patrick Blanchon"},
"content_html": " J\u2019ai toujours cru aux fractales parce que ce sont elles qui me tiennent : un \u00e9clat minuscule contient le reste, un \u00e9pisode en dit autant qu\u2019une vie enti\u00e8re, alors je ne vois pas comment raconter autrement qu\u2019en attrapant un morceau et en le laissant irradier. Dans l\u2019adolescence il y eut cette jeune fille sicilienne que je retrouvais les soirs d\u2019\u00e9t\u00e9 au bord de l\u2019Oise, du c\u00f4t\u00e9 de L\u2019Isle-Adam, avec son chien immense, toujours l\u00e0 comme une garde rapproch\u00e9e et un secret en m\u00eame temps ; elle venait en cachette de ses parents, disait que \u00e7a leur ferait de la peine, et je me faisais une histoire dans la t\u00eate, une histoire d\u2019honneur, de rivalit\u00e9, de drame plant\u00e9e au milieu des ma\u00efs de l\u2019\u00cele-de-France. Son p\u00e8re surtout : architecte sans dipl\u00f4me DPLG, Sicile, Tunisie, cours du soir, \u00e9chelons gravis, bras droit du patron, puis Marseille, tout \u00e0 recommencer plus bas parce que le titre manque — un homme d\u2019exigence et de survie ; quand elle parlait de lui je sentais sa peur et son amour en m\u00eame temps, et je voulais le rencontrer, \u00eatre vu par lui, obtenir son attention comme on veut une preuve. Je savais d\u00e9j\u00e0 que pour elle nous \u00e9tions rivaux. Je n\u2019ai presque jamais vu sa maison, jamais ses parents : un lotissement avec piscine que j\u2019imaginais de loin comme un monde ferm\u00e9. Il n\u2019y a eu qu\u2019un rendez-vous \u00e0 la piscine, excentr\u00e9e, avec ses amies ; je la vois encore enlever sa robe blanche l\u00e9g\u00e8re et, d\u2019un coup, son corps appara\u00eet : hanches, courbes, grain de peau, duvet sous l\u2019oreille. Tout me saute au visage avec une pr\u00e9cision de loupe. Et moi je rapetisse, Lilliputien en short, sid\u00e9r\u00e9 par la grandeur d\u2019un corps qui n\u2019\u00e9tait plus un r\u00eave mais une pr\u00e9sence. Apr\u00e8s ce jour, le d\u00e9sir s\u2019est coll\u00e9 \u00e0 l\u2019amour. Nous marchions sur les plateaux avec le chien, courions dans la luzerne, les ma\u00efs, j\u2019\u00e9talais ma veste pour qu\u2019elle ne tache pas ses robes claires ; on s\u2019embrassait longtemps sans aller jusqu\u2019au bout, et l\u2019ombre de nos p\u00e8res \u00e9tait si proche qu\u2019on parlait d\u2019eux sans parler des m\u00e8res. Sa m\u00e8re \u00e0 elle : femme au foyer sicilienne, cuisine, m\u00e9nage, banquier \u00e0 la fin du mois, endurance humble et pouvoir de Mama ; admiration et rejet dans la bouche de la fille. Ma m\u00e8re \u00e0 moi ressemblait \u00e0 \u00e7a, \u00e0 la diff\u00e9rence du paranormal et du vin blanc d\u2019Alsace o\u00f9 elle se sauvait quand la maison devenait irrespirable. Ce printemps-l\u00e0, \u00e0 Auvers-sur-Oise, devant l\u2019\u00e9glise et les tombes de Vincent et Th\u00e9o Van Gogh, j\u2019ai ouvert la bouche pour la premi\u00e8re fois : « j\u2019ai la clef du 7e ciel ». Une phrase idiote dite avec un aplomb qui me venait peut-\u00eatre de la trouille. Je commen\u00e7ais \u00e0 perdre mes cheveux ; honte ancienne, fatalit\u00e9 intime. Des minutes devant le miroir pour arranger la calvitie naissante. Une strat\u00e9gie : m\u2019attaquer moi-m\u00eame avant que les autres le fassent. Et la honte n\u2019\u00e9tait pas que physique. Depuis 1974 et le choc p\u00e9trolier, mon p\u00e8re avait perdu son emploi ; la mis\u00e8re \u00e9tait entr\u00e9e \u00e0 Parmain, quartier modeste un peu plus loin que L\u2019Isle-Adam, et \u00e0 trente-neuf ans, sans dipl\u00f4me, devant les tests psychologiques des embauches, il glissait entre catatonie et f\u00e9brilit\u00e9, col\u00e8res, mots blessants, journ\u00e9es \u00e0 s\u2019effondrer. Je lui en voulais. Je m\u00e9prisais sa l\u00e2chet\u00e9 comme je m\u00e9prisais la mollesse de ma m\u00e8re. L\u2019amour avec la jeune fille \u00e9tait ma fuite \u00e0 moi. Dans la salle \u00e0 manger, ma m\u00e8re copiait des ma\u00eetres anglais, paysages dramatiques ; mat\u00e9riel ressorti tous les apr\u00e8s-midis. Je barbouillais pr\u00e8s d\u2019elle, silence qui me la rendait vraie, puis les mensonges reprenaient d\u00e8s qu\u2019on parlait. J\u2019apprends l\u00e0 que l\u2019art, dans la famille, sert \u00e0 croire au salut. Des ann\u00e9es plus tard, je rencontre enfin le p\u00e8re sicilien : un grenier-atelier, des piles de toiles, la famille qui le somme d\u2019exposer. Je propose de le photographier pour un book. Je d\u00e9couvre son \u0153uvre et je prends une claque d\u2019\u00e9motion, l\u2019\u00e9quilibre sans discours d\u2019un homme qui a travaill\u00e9 sa vie comme il travaille ses peintures. Dans leur maison, je me sens barbare. \u00c9tranger une fois de plus. La jeune fille est en m\u00e9decine, je lui propose qu\u2019on vive ensemble, elle refuse encore pour ne pas faire de peine \u00e0 son p\u00e8re ; je lui trouve un appartement \u00e0 la Bastille gr\u00e2ce \u00e0 un oncle, et je m\u00e8ne cette vie \u00e9trange o\u00f9 la semaine je suis avec elle, le week-end je suis seul parce qu\u2019elle retourne au lotissement. Moi je travaille chez Andrault et Parat, rue Vieille-du-Temple, sous l\u2019ombre d\u2019un architecte sec qui contr\u00f4le tout, qui ne fait confiance \u00e0 personne ; je fais des photos de maquettes, baryt\u00e9 noir et blanc, je tremble en apportant les tirages. Il regarde, rel\u00e8ve la t\u00eate : « OK, c\u2019est toi qui feras les photos d\u00e9sormais. » Puis retour \u00e0 ses plans. Reconnaissance s\u00e8che. Et je sens que \u00e7a s\u2019emm\u00eale avec l\u2019autre reconnaissance impossible, celle du p\u00e8re de la jeune fille, de la jeune fille elle-m\u00eame. Un mercredi, \u00e0 l\u2019heure du d\u00e9jeuner, quelqu\u2019un frappe \u00e0 la porte de l\u2019appartement ; elle p\u00e2lit : « c\u2019est mon p\u00e8re ». Elle veut que je me cache dans un placard. Je refuse. J\u2019ouvre. Il entre, pipe, silence, elle propose le repas, il d\u00e9cline, touche \u00e0 peine le verre d\u2019eau, bourre sa pipe, dit qu\u2019il passait l\u2019embrasser, repart aussi vite. Burlesque et tragique en m\u00eame temps. Et dans le claquement de porte je bascule dans un cynisme que je ne savais pas avoir ; elle sanglote, dit qu\u2019elle l\u2019a d\u00e9\u00e7u, moi je prends ma veste, je serre les dents, je retourne travailler. Quelques mois plus tard je d\u00e9missionne : un ch\u00e8que ne suffit pas, il me fallait autre chose que je ne savais pas nommer. L\u2019\u00e9t\u00e9 venu, elle repart chez ses parents ; je quitte l\u2019appartement vide et je m\u2019accroche \u00e0 une femme plus \u00e2g\u00e9e rencontr\u00e9e \u00e0 une soir\u00e9e, parfum lourd, mains s\u00fbres, rire sans g\u00eane. Elle m\u2019apprend le corps sans promesse. Je m\u2019y plonge comme on entre dans une chambre dont on ferme la porte \u00e0 cl\u00e9. Quand je rentre chez moi au matin, je sens sur ma chemise l\u2019odeur de sa poudre de riz. Je ne dis rien \u00e0 personne. Et je comprends jusqu\u2019o\u00f9 je peux aller par manque de confiance, comment je pardonne tout le monde pour n\u2019avoir \u00e0 blesser personne, comment je fabrique des mensonges aux autres et \u00e0 moi-m\u00eame. C\u2019est l\u00e0 que je me jette dans l\u2019art comme on se jette dans ce qui reste, pour tenter d\u2019ordonner le chaos et voir si une forme vraie en sort. Il reste encore ce dernier \u00e9clat, plus tardif et plus cruel : un week-end mon p\u00e8re rentre avec une grande toile et une bo\u00eete d\u2019huiles, cueille une rose rouge au jardin, la dessine au fusain avec une adresse inattendue, pose un fond orang\u00e9-rouge, touche la rose et laisse tout en plan. Des ann\u00e9es apr\u00e8s sa mort je retrouve cette toile, je la garde, puis un jour je prends un pot de gesso et je la recouvre enti\u00e8rement pour peindre autre chose dessus, et je ne sais plus aujourd\u2019hui ce que j\u2019ai peint, comme si la m\u00e9moire posait un doigt sur les l\u00e8vres, chut. Et au fond c\u2019est l\u00e0 que tout se tient : dans ce geste d\u2019effacer pour continuer, dans l\u2019amour et la honte, dans les p\u00e8res rivaux ou absents, dans la rose noy\u00e9e sous le blanc, et dans ce silence qui recommence d\u00e8s qu\u2019on a trop parl\u00e9.<\/p>\n \nillustration<\/em> encre, travail d’\u00e9l\u00e8ve, 2019\n<\/small><\/p>",
"content_text": " J\u2019ai toujours cru aux fractales parce que ce sont elles qui me tiennent : un \u00e9clat minuscule contient le reste, un \u00e9pisode en dit autant qu\u2019une vie enti\u00e8re, alors je ne vois pas comment raconter autrement qu\u2019en attrapant un morceau et en le laissant irradier. Dans l\u2019adolescence il y eut cette jeune fille sicilienne que je retrouvais les soirs d\u2019\u00e9t\u00e9 au bord de l\u2019Oise, du c\u00f4t\u00e9 de L\u2019Isle-Adam, avec son chien immense, toujours l\u00e0 comme une garde rapproch\u00e9e et un secret en m\u00eame temps ; elle venait en cachette de ses parents, disait que \u00e7a leur ferait de la peine, et je me faisais une histoire dans la t\u00eate, une histoire d\u2019honneur, de rivalit\u00e9, de drame plant\u00e9e au milieu des ma\u00efs de l\u2019\u00cele-de-France. Son p\u00e8re surtout : architecte sans dipl\u00f4me DPLG, Sicile, Tunisie, cours du soir, \u00e9chelons gravis, bras droit du patron, puis Marseille, tout \u00e0 recommencer plus bas parce que le titre manque \u2014 un homme d\u2019exigence et de survie ; quand elle parlait de lui je sentais sa peur et son amour en m\u00eame temps, et je voulais le rencontrer, \u00eatre vu par lui, obtenir son attention comme on veut une preuve. Je savais d\u00e9j\u00e0 que pour elle nous \u00e9tions rivaux. Je n\u2019ai presque jamais vu sa maison, jamais ses parents : un lotissement avec piscine que j\u2019imaginais de loin comme un monde ferm\u00e9. Il n\u2019y a eu qu\u2019un rendez-vous \u00e0 la piscine, excentr\u00e9e, avec ses amies ; je la vois encore enlever sa robe blanche l\u00e9g\u00e8re et, d\u2019un coup, son corps appara\u00eet : hanches, courbes, grain de peau, duvet sous l\u2019oreille. Tout me saute au visage avec une pr\u00e9cision de loupe. Et moi je rapetisse, Lilliputien en short, sid\u00e9r\u00e9 par la grandeur d\u2019un corps qui n\u2019\u00e9tait plus un r\u00eave mais une pr\u00e9sence. Apr\u00e8s ce jour, le d\u00e9sir s\u2019est coll\u00e9 \u00e0 l\u2019amour. Nous marchions sur les plateaux avec le chien, courions dans la luzerne, les ma\u00efs, j\u2019\u00e9talais ma veste pour qu\u2019elle ne tache pas ses robes claires ; on s\u2019embrassait longtemps sans aller jusqu\u2019au bout, et l\u2019ombre de nos p\u00e8res \u00e9tait si proche qu\u2019on parlait d\u2019eux sans parler des m\u00e8res. Sa m\u00e8re \u00e0 elle : femme au foyer sicilienne, cuisine, m\u00e9nage, banquier \u00e0 la fin du mois, endurance humble et pouvoir de Mama ; admiration et rejet dans la bouche de la fille. Ma m\u00e8re \u00e0 moi ressemblait \u00e0 \u00e7a, \u00e0 la diff\u00e9rence du paranormal et du vin blanc d\u2019Alsace o\u00f9 elle se sauvait quand la maison devenait irrespirable. Ce printemps-l\u00e0, \u00e0 Auvers-sur-Oise, devant l\u2019\u00e9glise et les tombes de Vincent et Th\u00e9o Van Gogh, j\u2019ai ouvert la bouche pour la premi\u00e8re fois : \u00ab j\u2019ai la clef du 7e ciel \u00bb. Une phrase idiote dite avec un aplomb qui me venait peut-\u00eatre de la trouille. Je commen\u00e7ais \u00e0 perdre mes cheveux ; honte ancienne, fatalit\u00e9 intime. Des minutes devant le miroir pour arranger la calvitie naissante. Une strat\u00e9gie : m\u2019attaquer moi-m\u00eame avant que les autres le fassent. Et la honte n\u2019\u00e9tait pas que physique. Depuis 1974 et le choc p\u00e9trolier, mon p\u00e8re avait perdu son emploi ; la mis\u00e8re \u00e9tait entr\u00e9e \u00e0 Parmain, quartier modeste un peu plus loin que L\u2019Isle-Adam, et \u00e0 trente-neuf ans, sans dipl\u00f4me, devant les tests psychologiques des embauches, il glissait entre catatonie et f\u00e9brilit\u00e9, col\u00e8res, mots blessants, journ\u00e9es \u00e0 s\u2019effondrer. Je lui en voulais. Je m\u00e9prisais sa l\u00e2chet\u00e9 comme je m\u00e9prisais la mollesse de ma m\u00e8re. L\u2019amour avec la jeune fille \u00e9tait ma fuite \u00e0 moi. Dans la salle \u00e0 manger, ma m\u00e8re copiait des ma\u00eetres anglais, paysages dramatiques ; mat\u00e9riel ressorti tous les apr\u00e8s-midis. Je barbouillais pr\u00e8s d\u2019elle, silence qui me la rendait vraie, puis les mensonges reprenaient d\u00e8s qu\u2019on parlait. J\u2019apprends l\u00e0 que l\u2019art, dans la famille, sert \u00e0 croire au salut. Des ann\u00e9es plus tard, je rencontre enfin le p\u00e8re sicilien : un grenier-atelier, des piles de toiles, la famille qui le somme d\u2019exposer. Je propose de le photographier pour un book. Je d\u00e9couvre son \u0153uvre et je prends une claque d\u2019\u00e9motion, l\u2019\u00e9quilibre sans discours d\u2019un homme qui a travaill\u00e9 sa vie comme il travaille ses peintures. Dans leur maison, je me sens barbare. \u00c9tranger une fois de plus. La jeune fille est en m\u00e9decine, je lui propose qu\u2019on vive ensemble, elle refuse encore pour ne pas faire de peine \u00e0 son p\u00e8re ; je lui trouve un appartement \u00e0 la Bastille gr\u00e2ce \u00e0 un oncle, et je m\u00e8ne cette vie \u00e9trange o\u00f9 la semaine je suis avec elle, le week-end je suis seul parce qu\u2019elle retourne au lotissement. Moi je travaille chez Andrault et Parat, rue Vieille-du-Temple, sous l\u2019ombre d\u2019un architecte sec qui contr\u00f4le tout, qui ne fait confiance \u00e0 personne ; je fais des photos de maquettes, baryt\u00e9 noir et blanc, je tremble en apportant les tirages. Il regarde, rel\u00e8ve la t\u00eate : \u00ab OK, c\u2019est toi qui feras les photos d\u00e9sormais. \u00bb Puis retour \u00e0 ses plans. Reconnaissance s\u00e8che. Et je sens que \u00e7a s\u2019emm\u00eale avec l\u2019autre reconnaissance impossible, celle du p\u00e8re de la jeune fille, de la jeune fille elle-m\u00eame. Un mercredi, \u00e0 l\u2019heure du d\u00e9jeuner, quelqu\u2019un frappe \u00e0 la porte de l\u2019appartement ; elle p\u00e2lit : \u00ab c\u2019est mon p\u00e8re \u00bb. Elle veut que je me cache dans un placard. Je refuse. J\u2019ouvre. Il entre, pipe, silence, elle propose le repas, il d\u00e9cline, touche \u00e0 peine le verre d\u2019eau, bourre sa pipe, dit qu\u2019il passait l\u2019embrasser, repart aussi vite. Burlesque et tragique en m\u00eame temps. Et dans le claquement de porte je bascule dans un cynisme que je ne savais pas avoir ; elle sanglote, dit qu\u2019elle l\u2019a d\u00e9\u00e7u, moi je prends ma veste, je serre les dents, je retourne travailler. Quelques mois plus tard je d\u00e9missionne : un ch\u00e8que ne suffit pas, il me fallait autre chose que je ne savais pas nommer. L\u2019\u00e9t\u00e9 venu, elle repart chez ses parents ; je quitte l\u2019appartement vide et je m\u2019accroche \u00e0 une femme plus \u00e2g\u00e9e rencontr\u00e9e \u00e0 une soir\u00e9e, parfum lourd, mains s\u00fbres, rire sans g\u00eane. Elle m\u2019apprend le corps sans promesse. Je m\u2019y plonge comme on entre dans une chambre dont on ferme la porte \u00e0 cl\u00e9. Quand je rentre chez moi au matin, je sens sur ma chemise l\u2019odeur de sa poudre de riz. Je ne dis rien \u00e0 personne. Et je comprends jusqu\u2019o\u00f9 je peux aller par manque de confiance, comment je pardonne tout le monde pour n\u2019avoir \u00e0 blesser personne, comment je fabrique des mensonges aux autres et \u00e0 moi-m\u00eame. C\u2019est l\u00e0 que je me jette dans l\u2019art comme on se jette dans ce qui reste, pour tenter d\u2019ordonner le chaos et voir si une forme vraie en sort. Il reste encore ce dernier \u00e9clat, plus tardif et plus cruel : un week-end mon p\u00e8re rentre avec une grande toile et une bo\u00eete d\u2019huiles, cueille une rose rouge au jardin, la dessine au fusain avec une adresse inattendue, pose un fond orang\u00e9-rouge, touche la rose et laisse tout en plan. Des ann\u00e9es apr\u00e8s sa mort je retrouve cette toile, je la garde, puis un jour je prends un pot de gesso et je la recouvre enti\u00e8rement pour peindre autre chose dessus, et je ne sais plus aujourd\u2019hui ce que j\u2019ai peint, comme si la m\u00e9moire posait un doigt sur les l\u00e8vres, chut. Et au fond c\u2019est l\u00e0 que tout se tient : dans ce geste d\u2019effacer pour continuer, dans l\u2019amour et la honte, dans les p\u00e8res rivaux ou absents, dans la rose noy\u00e9e sous le blanc, et dans ce silence qui recommence d\u00e8s qu\u2019on a trop parl\u00e9. *illustration* encre, travail d'\u00e9l\u00e8ve, 2019 ",
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"id": "https:\/\/ledibbouk.net\/2-fevrier-2019.html",
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"title": "2 f\u00e9vrier 2019",
"date_published": "2019-02-02T18:36:00Z",
"date_modified": "2025-12-05T17:19:49Z",
"author": {"name": "Patrick Blanchon"},
"content_html": " Pourquoi montrer son travail. C’est souvent l’ambigu\u00eft\u00e9 du m\u00e9tier de peintre, d’artiste en g\u00e9n\u00e9ral. Nous avons un statut d’entrepreneur mais nous avons du mal \u00e0 nous consid\u00e9rer totalement comme tel. J’ai trouv\u00e9 peu de vid\u00e9os Youtube qui traitent vraiment de cette difficult\u00e9. Ou alors elles sont toujours orient\u00e9es pour proposer des formations parfois co\u00fbteuses. Aussi je suis all\u00e9 voir du c\u00f4t\u00e9 des v\u00e9ritables entrepreneurs, ceux qui ne se cachent pas de l’\u00eatre. Cela m’a men\u00e9 aux techniques de marketing, \u00e0 l’id\u00e9e d’une persona, \u00e0 la liste de mail incontournable qu’il faut de toute urgence mettre en place, \u00e0 tout un tas de techniques chronophages comme par exemple l’\u00e9tude des statistiques, des « ROI », etc. etc.<\/p>\n Les vrais entrepreneurs, j’ai compris, plongent les mains dans le cambouis des besoins. Une foule, pour eux, est une carte en relief : creux, d\u00e9mangeaison, point sensible. Ils calent un produit dans la faille, puis oublient l’objet pour ne plus travailler que l’espace qu’il va occuper derri\u00e8re le front des passants. Dans un monde satur\u00e9, ce qui fait tenir une affaire, ce n’est pas l’in\u00e9dit. C’est la vitesse \u00e0 laquelle l’objet se transforme en manque, puis en rituel, puis en membre fant\u00f4me du corps.<\/p>\n Je ne m\u00e9prise pas cette m\u00e9canique. Elle est limpide. L’artiste, lui, tr\u00e9buche sur l’erreur sym\u00e9trique. Il est persuad\u00e9 que la valeur d’une toile se mesure \u00e0 la sueur vers\u00e9e, aux heures plant\u00e9es devant le ch\u00e2ssis, au poids des reprises. J’ai v\u00e9cu avec cette croyance comme avec une religion discr\u00e8te. J’avais \u00e9tabli une hi\u00e9rarchie secr\u00e8te : la toile b\u00e2cl\u00e9e en une matin\u00e9e valait moins que celle qui m’avait \u00e9puis\u00e9 pendant des semaines. La lenteur \u00e9tait une preuve. La rapidit\u00e9, une fraude. Ce syst\u00e8me \u00e9tait confortable : il me permettait de fixer un prix en tournant autour de mon propre nombril, en \u00e9valuant ce que la toile faisait vibrer en moi, son importance dans mon petit th\u00e9\u00e2tre intime, sans jamais me demander ce qu’elle d\u00e9clenchait chez un inconnu.<\/p>\n Des mois durant, j’ai tournicot\u00e9 autour des chiffres comme autour d’un feu interdit. J’additionnais les efforts, je comptabilisais ma fatigue, j’oubliais l’\u00e9vidence : un acheteur n’ach\u00e8te pas une crampe. Il ach\u00e8te ce qui le touche. Ce qui lui manquait sans qu’il le sache.<\/p>\n La r\u00e9v\u00e9lation est venue un soir d’accrochage, dans une salle des f\u00eates aux n\u00e9ons bl\u00eames, silence de pr\u00e9toire. Mes toiles align\u00e9es comme des pr\u00e9venus. J’attendais, jouant l’indiff\u00e9rence, guettant les r\u00e9actions en coin. Un couple s’est arr\u00eat\u00e9 devant une toile que je tenais pour mineure, un \u00e9cart \u00e0 mes yeux, presque un p\u00e9ch\u00e9 v\u00e9niel. La femme a laiss\u00e9 filer un « ah\u2026 » nu, sans admiration ni politesse. Le « ah\u2026 » de quelque chose qui vient remuer une ancienne douleur. Elle a murmur\u00e9 : « On dirait chez mon p\u00e8re, quand on rentrait le soir. » Je suis rest\u00e9 sans voix. Heureux que \u00e7a touche. Vex\u00e9 que ce ne soit pas la toile sacr\u00e9e, celle qui, dans mon roman int\u00e9rieur, devait remporter les suffrages. Ce soir-l\u00e0, quelque chose en moi a c\u00e9d\u00e9.<\/p>\n Je sais maintenant qu’on ne vit pas d’art en traitant le d\u00e9sir des autres comme quantit\u00e9 n\u00e9gligeable. Il faut du pragmatisme, mais pas celui du flatteur. Le pi\u00e8ge, je le connais, je m’y laisse parfois prendre : un matin terne, un caf\u00e9 ti\u00e9di, je d\u00e9file Instagram pour « voir ce qui se fait ». En dix minutes, mon album est plein de captures d’\u00e9cran : une palette par ici, un motif par l\u00e0. Je me persuade que c’est de l’inspiration. Je sais que c’est du pillage confortable. Cela supprime la peur. Cela donne l’illusion du travail en \u00e9vitant soigneusement la zone o\u00f9 l’id\u00e9e commence \u00e0 co\u00fbter. Je ferme l’application comme on referme une armoire \u00e0 pharmacie, avec un serrement de conscience. Aller piller dehors par peur de ce qu’on trouverait dedans, voil\u00e0 la tentation la plus facile \u00e0 se pardonner.<\/p>\n Alors j’essaie l’inverse. Je cherche ce qui peut toucher, oui, mais je ne le demande plus aux r\u00e9seaux. Je plonge dans ce qui r\u00e9siste en moi depuis des ann\u00e9es, dans mes fixations sans gloire, dans les images qui remontent aux heures de doute. Je ne poursuis plus l’originalit\u00e9 comme un drapeau, ni la beaut\u00e9 comme une promesse. Je cherche simplement l’accord le plus exact avec ces fant\u00f4mes, en misant qu’ils effleurent quelque chose de plus large dans l’air du temps, m\u00eame sans nom.<\/p>\n Ce pari peut \u00e9chouer. Il y aura des salles d\u00e9sertes, des regards qui glissent, des toiles sans \u00e9cho. L’envie de plaire, d’\u00eatre compris sur-le-champ, me prend parfois \u00e0 la gorge. Mais si je d\u00e9forme mon travail pour attraper ce « oui », je n’obtiens qu’un r\u00e9confort de surface.<\/p>\n Ce que j’attends est plus furtif : qu’une toile, parfois, s’arrache \u00e0 moi et cesse d’\u00eatre mon reflet. Qu’elle devienne un territoire o\u00f9 quelqu’un entre sans passeport.<\/p>\n Quand j’y pense, je revois la femme de l’accrochage : sa main \u00e0 plat sur son manteau, comme pour se retenir, son regard immobile, ses l\u00e8vres entrouvertes. Moi, dans son dos, avec de la peinture s\u00e8che sous l’ongle du pouce, une tache bleue ind\u00e9l\u00e9bile. Entre sa phrase et cette salissure, il y a eu un \u00e9clair o\u00f9 j’ai compris que le tableau ne m’appartenait plus.<\/p>\n C’est \u00e0 cet \u00e9clair que je me raccroche.<\/p>",
"content_text": " Pourquoi montrer son travail. C'est souvent l'ambigu\u00eft\u00e9 du m\u00e9tier de peintre, d'artiste en g\u00e9n\u00e9ral. Nous avons un statut d'entrepreneur mais nous avons du mal \u00e0 nous consid\u00e9rer totalement comme tel. J'ai trouv\u00e9 peu de vid\u00e9os Youtube qui traitent vraiment de cette difficult\u00e9. Ou alors elles sont toujours orient\u00e9es pour proposer des formations parfois co\u00fbteuses. Aussi je suis all\u00e9 voir du c\u00f4t\u00e9 des v\u00e9ritables entrepreneurs, ceux qui ne se cachent pas de l'\u00eatre. Cela m'a men\u00e9 aux techniques de marketing, \u00e0 l'id\u00e9e d'une persona, \u00e0 la liste de mail incontournable qu'il faut de toute urgence mettre en place, \u00e0 tout un tas de techniques chronophages comme par exemple l'\u00e9tude des statistiques, des \u00ab ROI \u00bb, etc. etc. Les vrais entrepreneurs, j'ai compris, plongent les mains dans le cambouis des besoins. Une foule, pour eux, est une carte en relief : creux, d\u00e9mangeaison, point sensible. Ils calent un produit dans la faille, puis oublient l'objet pour ne plus travailler que l'espace qu'il va occuper derri\u00e8re le front des passants. Dans un monde satur\u00e9, ce qui fait tenir une affaire, ce n'est pas l'in\u00e9dit. C'est la vitesse \u00e0 laquelle l'objet se transforme en manque, puis en rituel, puis en membre fant\u00f4me du corps. Je ne m\u00e9prise pas cette m\u00e9canique. Elle est limpide. L'artiste, lui, tr\u00e9buche sur l'erreur sym\u00e9trique. Il est persuad\u00e9 que la valeur d'une toile se mesure \u00e0 la sueur vers\u00e9e, aux heures plant\u00e9es devant le ch\u00e2ssis, au poids des reprises. J'ai v\u00e9cu avec cette croyance comme avec une religion discr\u00e8te. J'avais \u00e9tabli une hi\u00e9rarchie secr\u00e8te : la toile b\u00e2cl\u00e9e en une matin\u00e9e valait moins que celle qui m'avait \u00e9puis\u00e9 pendant des semaines. La lenteur \u00e9tait une preuve. La rapidit\u00e9, une fraude. Ce syst\u00e8me \u00e9tait confortable : il me permettait de fixer un prix en tournant autour de mon propre nombril, en \u00e9valuant ce que la toile faisait vibrer en moi, son importance dans mon petit th\u00e9\u00e2tre intime, sans jamais me demander ce qu'elle d\u00e9clenchait chez un inconnu. Des mois durant, j'ai tournicot\u00e9 autour des chiffres comme autour d'un feu interdit. J'additionnais les efforts, je comptabilisais ma fatigue, j'oubliais l'\u00e9vidence : un acheteur n'ach\u00e8te pas une crampe. Il ach\u00e8te ce qui le touche. Ce qui lui manquait sans qu'il le sache. La r\u00e9v\u00e9lation est venue un soir d'accrochage, dans une salle des f\u00eates aux n\u00e9ons bl\u00eames, silence de pr\u00e9toire. Mes toiles align\u00e9es comme des pr\u00e9venus. J'attendais, jouant l'indiff\u00e9rence, guettant les r\u00e9actions en coin. Un couple s'est arr\u00eat\u00e9 devant une toile que je tenais pour mineure, un \u00e9cart \u00e0 mes yeux, presque un p\u00e9ch\u00e9 v\u00e9niel. La femme a laiss\u00e9 filer un \u00ab ah\u2026 \u00bb nu, sans admiration ni politesse. Le \u00ab ah\u2026 \u00bb de quelque chose qui vient remuer une ancienne douleur. Elle a murmur\u00e9 : \u00ab On dirait chez mon p\u00e8re, quand on rentrait le soir. \u00bb Je suis rest\u00e9 sans voix. Heureux que \u00e7a touche. Vex\u00e9 que ce ne soit pas la toile sacr\u00e9e, celle qui, dans mon roman int\u00e9rieur, devait remporter les suffrages. Ce soir-l\u00e0, quelque chose en moi a c\u00e9d\u00e9. Je sais maintenant qu'on ne vit pas d'art en traitant le d\u00e9sir des autres comme quantit\u00e9 n\u00e9gligeable. Il faut du pragmatisme, mais pas celui du flatteur. Le pi\u00e8ge, je le connais, je m'y laisse parfois prendre : un matin terne, un caf\u00e9 ti\u00e9di, je d\u00e9file Instagram pour \u00ab voir ce qui se fait \u00bb. En dix minutes, mon album est plein de captures d'\u00e9cran : une palette par ici, un motif par l\u00e0. Je me persuade que c'est de l'inspiration. Je sais que c'est du pillage confortable. Cela supprime la peur. Cela donne l'illusion du travail en \u00e9vitant soigneusement la zone o\u00f9 l'id\u00e9e commence \u00e0 co\u00fbter. Je ferme l'application comme on referme une armoire \u00e0 pharmacie, avec un serrement de conscience. Aller piller dehors par peur de ce qu'on trouverait dedans, voil\u00e0 la tentation la plus facile \u00e0 se pardonner. Alors j'essaie l'inverse. Je cherche ce qui peut toucher, oui, mais je ne le demande plus aux r\u00e9seaux. Je plonge dans ce qui r\u00e9siste en moi depuis des ann\u00e9es, dans mes fixations sans gloire, dans les images qui remontent aux heures de doute. Je ne poursuis plus l'originalit\u00e9 comme un drapeau, ni la beaut\u00e9 comme une promesse. Je cherche simplement l'accord le plus exact avec ces fant\u00f4mes, en misant qu'ils effleurent quelque chose de plus large dans l'air du temps, m\u00eame sans nom. Ce pari peut \u00e9chouer. Il y aura des salles d\u00e9sertes, des regards qui glissent, des toiles sans \u00e9cho. L'envie de plaire, d'\u00eatre compris sur-le-champ, me prend parfois \u00e0 la gorge. Mais si je d\u00e9forme mon travail pour attraper ce \u00ab oui \u00bb, je n'obtiens qu'un r\u00e9confort de surface. Ce que j'attends est plus furtif : qu'une toile, parfois, s'arrache \u00e0 moi et cesse d'\u00eatre mon reflet. Qu'elle devienne un territoire o\u00f9 quelqu'un entre sans passeport. Quand j'y pense, je revois la femme de l'accrochage : sa main \u00e0 plat sur son manteau, comme pour se retenir, son regard immobile, ses l\u00e8vres entrouvertes. Moi, dans son dos, avec de la peinture s\u00e8che sous l'ongle du pouce, une tache bleue ind\u00e9l\u00e9bile. 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"id": "https:\/\/ledibbouk.net\/01-fevrier-2019.html",
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"title": "01 f\u00e9vrier 2019",
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"author": {"name": "Patrick Blanchon"},
"content_html": " Le r\u00e9veil sonne. Le corps encaisse le choc, se jette hors du lit avant m\u00eame d\u2019avoir pens\u00e9. Il se d\u00e9plie, s\u2019\u00e9tire, baille, file aux toilettes — d\u2019abord \u00e7a, toujours \u00e7a.<\/p>\n Puis la cuisine. La main attrape le pot \u00e0 eau sans regarder, glisse vers l\u2019\u00e9vier, le remplit. L\u2019\u0153il sait d\u00e9j\u00e0 o\u00f9 trouver le paquet de caf\u00e9. Doigts qui rincent le filtre permanent sous le robinet, le secouent, le replacent. Mesure du caf\u00e9 : deux cuill\u00e8res bomb\u00e9es, pas plus. Rabattre le couvercle. L\u2019index glisse jusqu\u2019au bouton qu\u2019il presse, la lumi\u00e8re rouge s\u2019allume.<\/p>\n J\u2019\u00e9coute la pendule murale. Son tic-tac r\u00e9gulier. L\u2019angoisse se cale dessus, \u00e9pouse son m\u00e9tronome.<\/p>\n Caf\u00e9, puis clope dans la foul\u00e9e. La journ\u00e9e peut commencer.<\/p>\n M\u00eames gestes, m\u00eames phrases int\u00e9rieures. Cette peur qui r\u00f4de : si je change le moindre grain, quelque chose va l\u00e2cher. Une fois, j’ai oubli\u00e9 de mettre le caf\u00e9. Une seconde d’inattention. La main a trembl\u00e9 — un frisson remontant du poignet \u00e0 l’\u00e9paule, comme si ce vide dans la machine envoyait une d\u00e9charge \u00e0 travers tout le bras. Alors j’ai d\u00fb tout recommencer : vider le pot, rincer le filtre, reprendre depuis le d\u00e9but. L’eau, puis le filtre, puis le caf\u00e9. Dans l’ordre exact. Comme si l’ordre du monde en d\u00e9pendait.<\/p>\n Mon p\u00e8re disait d\u2019une voix sans col\u00e8re : ne viens pas \u00e0 l\u2019improviste, pr\u00e9viens-moi. Un coup de fil, \u00e7a ne co\u00fbte rien. Apr\u00e8s la mort de ma m\u00e8re, il s\u2019\u00e9tait bard\u00e9 d\u2019habitudes. Chaque t\u00e2che \u00e9tait une case \u00e0 cocher. S\u2019il ratait un \u00e9pisode de sa s\u00e9rie parce que le t\u00e9l\u00e9phone sonnait au mauvais moment, c\u2019\u00e9tait toute la journ\u00e9e qui partait en vrille. Enfin, son rituel \u00e9puis\u00e9, il appuyait sur la t\u00e9l\u00e9commande du volet roulant, la chambre passait \u00e0 la p\u00e9nombre. Il prenait son livre, s\u2019y enfon\u00e7ait. Il devenait apn\u00e9iste : quelques lignes lues, puis un court sommeil, une reprise haletante, \u00e0 nouveau le noir. Plus rien ne le ramenait \u00e0 la surface.<\/p>\n Le lendemain, il repartait. Gamelle du chien rinc\u00e9e, le rebord de l’\u00e9vier essuy\u00e9 au torchon, un nouveau chaque jour, pas une goutte. Puis la course au village, sous le ciel bas ou le soleil cru frappant la plaine de Beauce. Puis c’\u00e9tait l’heure d’aller dans la for\u00eat, celle entourant le ch\u00e2teau de Gros-Bois. Une heure de marche avec le chien, un boxer d\u00e9licat, omnibaveux, larmoyant. Le m\u00eame chemin toujours, bouleaux aux troncs p\u00e2les, h\u00eatres d\u00e9charn\u00e9s, ch\u00eanes v\u00e9t\u00e9rans, la m\u00eame boue s\u00e9ch\u00e9e \u00e0 l’assaut des surgeons, des racines, le m\u00eame retour. Le chien haletait. La maison restait silencieuse. Le soir tombait. Les ann\u00e9es passaient.<\/p>\n Souvent, j\u2019attendais le dimanche en fin d\u2019apr\u00e8s-midi pour composer son num\u00e9ro. « Tu ne t\u2019ennuies pas, \u00e7a va ? » La question invariable, comme une entr\u00e9e en mati\u00e8re foireuse. Sa voix, \u00e0 l\u2019autre bout, \u00e9tait plate : « Non, tout va bien. » Puis suivait un silence difficile \u00e0 briser, de part et d\u2019autre. On ne parlait de rien d’important vraiment on avait du mal avec ce silence. Puis, \u00e9nerv\u00e9s tous les deux, on raccrochait. Une fois la communication termin\u00e9e, je me sentais \u00e0 la fois triste et soulag\u00e9. J\u2019avais fait ma B.A., et lui devait \u00eatre d\u00e9barrass\u00e9 du poids de ma sollicitude.<\/p>\n Depuis qu\u2019il est mort, je vois la r\u00e9p\u00e9tition autrement : elle ne se termine pas, elle s\u2019interrompt. Un matin, le corps ne se jettera plus hors du lit. Le filtre ne sera pas rinc\u00e9. <\/p>\n \nillustration<\/em> huile sur toile pb 2019\n<\/small><\/p>",
"content_text": " Le r\u00e9veil sonne. Le corps encaisse le choc, se jette hors du lit avant m\u00eame d\u2019avoir pens\u00e9. Il se d\u00e9plie, s\u2019\u00e9tire, baille, file aux toilettes \u2014 d\u2019abord \u00e7a, toujours \u00e7a. Puis la cuisine. La main attrape le pot \u00e0 eau sans regarder, glisse vers l\u2019\u00e9vier, le remplit. L\u2019\u0153il sait d\u00e9j\u00e0 o\u00f9 trouver le paquet de caf\u00e9. Doigts qui rincent le filtre permanent sous le robinet, le secouent, le replacent. Mesure du caf\u00e9 : deux cuill\u00e8res bomb\u00e9es, pas plus. Rabattre le couvercle. L\u2019index glisse jusqu\u2019au bouton qu\u2019il presse, la lumi\u00e8re rouge s\u2019allume. J\u2019\u00e9coute la pendule murale. Son tic-tac r\u00e9gulier. L\u2019angoisse se cale dessus, \u00e9pouse son m\u00e9tronome. Caf\u00e9, puis clope dans la foul\u00e9e. La journ\u00e9e peut commencer. M\u00eames gestes, m\u00eames phrases int\u00e9rieures. Cette peur qui r\u00f4de : si je change le moindre grain, quelque chose va l\u00e2cher. Une fois, j'ai oubli\u00e9 de mettre le caf\u00e9. Une seconde d'inattention. La main a trembl\u00e9 \u2014 un frisson remontant du poignet \u00e0 l'\u00e9paule, comme si ce vide dans la machine envoyait une d\u00e9charge \u00e0 travers tout le bras. Alors j'ai d\u00fb tout recommencer : vider le pot, rincer le filtre, reprendre depuis le d\u00e9but. L'eau, puis le filtre, puis le caf\u00e9. Dans l'ordre exact. Comme si l'ordre du monde en d\u00e9pendait. Mon p\u00e8re disait d\u2019une voix sans col\u00e8re : ne viens pas \u00e0 l\u2019improviste, pr\u00e9viens-moi. Un coup de fil, \u00e7a ne co\u00fbte rien. Apr\u00e8s la mort de ma m\u00e8re, il s\u2019\u00e9tait bard\u00e9 d\u2019habitudes. Chaque t\u00e2che \u00e9tait une case \u00e0 cocher. S\u2019il ratait un \u00e9pisode de sa s\u00e9rie parce que le t\u00e9l\u00e9phone sonnait au mauvais moment, c\u2019\u00e9tait toute la journ\u00e9e qui partait en vrille. Enfin, son rituel \u00e9puis\u00e9, il appuyait sur la t\u00e9l\u00e9commande du volet roulant, la chambre passait \u00e0 la p\u00e9nombre. Il prenait son livre, s\u2019y enfon\u00e7ait. Il devenait apn\u00e9iste : quelques lignes lues, puis un court sommeil, une reprise haletante, \u00e0 nouveau le noir. Plus rien ne le ramenait \u00e0 la surface. Le lendemain, il repartait. Gamelle du chien rinc\u00e9e, le rebord de l'\u00e9vier essuy\u00e9 au torchon, un nouveau chaque jour, pas une goutte. Puis la course au village, sous le ciel bas ou le soleil cru frappant la plaine de Beauce. Puis c'\u00e9tait l'heure d'aller dans la for\u00eat, celle entourant le ch\u00e2teau de Gros-Bois. Une heure de marche avec le chien, un boxer d\u00e9licat, omnibaveux, larmoyant. Le m\u00eame chemin toujours, bouleaux aux troncs p\u00e2les, h\u00eatres d\u00e9charn\u00e9s, ch\u00eanes v\u00e9t\u00e9rans, la m\u00eame boue s\u00e9ch\u00e9e \u00e0 l'assaut des surgeons, des racines, le m\u00eame retour. Le chien haletait. La maison restait silencieuse. Le soir tombait. Les ann\u00e9es passaient. Souvent, j\u2019attendais le dimanche en fin d\u2019apr\u00e8s-midi pour composer son num\u00e9ro. \u00ab Tu ne t\u2019ennuies pas, \u00e7a va ? \u00bb La question invariable, comme une entr\u00e9e en mati\u00e8re foireuse. Sa voix, \u00e0 l\u2019autre bout, \u00e9tait plate : \u00ab Non, tout va bien. \u00bb Puis suivait un silence difficile \u00e0 briser, de part et d\u2019autre. On ne parlait de rien d'important vraiment on avait du mal avec ce silence. Puis, \u00e9nerv\u00e9s tous les deux, on raccrochait. Une fois la communication termin\u00e9e, je me sentais \u00e0 la fois triste et soulag\u00e9. J\u2019avais fait ma B.A., et lui devait \u00eatre d\u00e9barrass\u00e9 du poids de ma sollicitude. Depuis qu\u2019il est mort, je vois la r\u00e9p\u00e9tition autrement : elle ne se termine pas, elle s\u2019interrompt. Un matin, le corps ne se jettera plus hors du lit. Le filtre ne sera pas rinc\u00e9. *illustration* huile sur toile pb 2019 ",
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