{ "version": "https://jsonfeed.org/version/1.1", "title": "Le dibbouk", "home_page_url": "https:\/\/ledibbouk.net\/", "feed_url": "https:\/\/ledibbouk.net\/spip.php?page=feed_json", "language": "fr-FR", "items": [ { "id": "https:\/\/ledibbouk.net\/08-02-2019.html", "url": "https:\/\/ledibbouk.net\/08-02-2019.html", "title": "08\/02\/2019", "date_published": "2019-02-08T14:08:00Z", "date_modified": "2024-10-19T16:14:55Z", "author": {"name": "Patrick Blanchon"}, "content_html": "<\/span>
\n
\n\n \n\t\t<\/a>\n<\/figure>\n<\/div><\/span>\n

Qu\u2019est-ce qui diff\u00e9rencie un peintre du dimanche d\u2019un artiste v\u00e9ritable ? Il ne s\u2019agit pas ici de parler de talent, car certains peintres amateurs poss\u00e8dent une habilet\u00e9 et un sens de l\u2019harmonie qui peuvent \u00e9galer, voire surpasser, ceux des grands peintres. Avec du travail, tout le monde peut produire de beaux tableaux. Le talent, c\u2019est autre chose, c\u2019est une question d\u2019id\u00e9e. Et c\u2019est pr\u00e9cis\u00e9ment cette piste que je souhaite explorer aujourd\u2019hui.<\/p>\n

Qu\u2019est-ce que cela signifie d\u2019avoir une id\u00e9e en peinture ? En litt\u00e9rature ? Au cin\u00e9ma ? Il y a un point commun \u00e0 tout cela : avoir une id\u00e9e, \u00e7a n\u2019arrive pas tous les jours. Avoir une id\u00e9e, c\u2019est une f\u00eate ! C\u2019est ce que dit Gilles Deleuze quand il parle de l\u2019acte de cr\u00e9ation, notamment dans le cin\u00e9ma.<\/p>\n

Qu\u2019est-ce qui peut inspirer un peintre \u00e0 se sentir soudain investi d\u2019une id\u00e9e ? Deleuze \u00e9voque le cin\u00e9aste Kurosawa qui se sent parent de l\u2019\u0153uvre de Dosto\u00efevski. Les deux artistes partagent une obsession commune : l\u2019agitation. Dans un roman, un homme apprend que sa cousine est mourante et d\u00e9cide de se rendre \u00e0 son chevet. Mais en chemin, il se demande s\u2019il n\u2019y a pas quelque chose de plus urgent qu\u2019il aurait oubli\u00e9. Il d\u00e9vie plusieurs fois de sa trajectoire et ne parvient jamais \u00e0 atteindre son objectif. C\u2019est le th\u00e8me de l\u2019Idiot de Dosto\u00efevski : s\u2019interroger sans cesse s\u2019il n\u2019y a rien de plus urgent que la mort.<\/p>\n

Les personnages de Kurosawa, comme le cin\u00e9aste lui-m\u00eame, sont anim\u00e9s par ce m\u00eame questionnement, cr\u00e9ant une sensation \u00e0 la fois tragique et burlesque. En tant que peintre, je comprends ce mouvement de se fixer un but et de trouver mille moyens de ne jamais l\u2019atteindre. Je suis comme l\u2019Idiot de Dosto\u00efevski : est-ce que je n\u2019oublie pas une question plus essentielle que celle de finir mon tableau ?<\/p>\n

Cela semble idiot en apparence, mais cette pr\u00e9occupation ne touche pas que les artistes, elle concerne chacun de nous \u00e0 divers niveaux. Nous avons tous une id\u00e9e qui guide nos pas chaque jour, et pourtant, nous cherchons constamment \u00e0 lui \u00e9chapper par tous les stratag\u00e8mes possibles.<\/p>\n

Alors, il faut revenir \u00e0 cette notion d\u2019id\u00e9e. Comment savoir si une id\u00e9e est vraiment la n\u00f4tre et non une simple copie d\u2019une autre ? Quand sait-on qu\u2019une id\u00e9e est authentique ? Une id\u00e9e v\u00e9ritable r\u00e9pond \u00e0 un besoin. Si on n\u2019a pas besoin de s\u2019exprimer sur quelque chose, \u00e0 quoi bon ? Tout se joue dans cet « \u00e0 quoi bon ».<\/p>\n

Si on prend le temps d\u2019\u00eatre l\u2019artisan de son concept — car un concept se fabrique, il ne se trouve pas tout fait dans un coin d\u2019imaginaire — alors ce concept, n\u00e9 d\u2019un besoin imp\u00e9rieux, ne d\u00e9vie plus l\u2019artiste de sa route.<\/p>\n

Il y a quelques ann\u00e9es, la petite-fille de Picasso racontait la tristesse de se voir refuser l\u2019entr\u00e9e de la maison de son grand-p\u00e8re par le majordome, sur ordre strict de ne pas d\u00e9ranger l\u2019artiste. On pourrait compatir avec la jeune fille et voir en Picasso un salaud. Beaucoup le pensent aujourd\u2019hui. En m\u00eame temps, on s\u2019interroge sur comment il a pu cr\u00e9er autant et devenir aussi c\u00e9l\u00e8bre.<\/p>\n

La r\u00e9ponse est simple : Picasso fabriquait des concepts et ne laissait rien le d\u00e9tourner de son besoin de les exprimer.<\/p>", "content_text": "Qu\u2019est-ce qui diff\u00e9rencie un peintre du dimanche d\u2019un artiste v\u00e9ritable ? Il ne s\u2019agit pas ici de parler de talent, car certains peintres amateurs poss\u00e8dent une habilet\u00e9 et un sens de l\u2019harmonie qui peuvent \u00e9galer, voire surpasser, ceux des grands peintres. Avec du travail, tout le monde peut produire de beaux tableaux. Le talent, c\u2019est autre chose, c\u2019est une question d\u2019id\u00e9e. Et c\u2019est pr\u00e9cis\u00e9ment cette piste que je souhaite explorer aujourd\u2019hui. Qu\u2019est-ce que cela signifie d\u2019avoir une id\u00e9e en peinture ? En litt\u00e9rature ? Au cin\u00e9ma ? Il y a un point commun \u00e0 tout cela : avoir une id\u00e9e, \u00e7a n\u2019arrive pas tous les jours. Avoir une id\u00e9e, c\u2019est une f\u00eate ! C\u2019est ce que dit Gilles Deleuze quand il parle de l\u2019acte de cr\u00e9ation, notamment dans le cin\u00e9ma. Qu\u2019est-ce qui peut inspirer un peintre \u00e0 se sentir soudain investi d\u2019une id\u00e9e ? Deleuze \u00e9voque le cin\u00e9aste Kurosawa qui se sent parent de l\u2019\u0153uvre de Dosto\u00efevski. Les deux artistes partagent une obsession commune : l\u2019agitation. Dans un roman, un homme apprend que sa cousine est mourante et d\u00e9cide de se rendre \u00e0 son chevet. Mais en chemin, il se demande s\u2019il n\u2019y a pas quelque chose de plus urgent qu\u2019il aurait oubli\u00e9. Il d\u00e9vie plusieurs fois de sa trajectoire et ne parvient jamais \u00e0 atteindre son objectif. C\u2019est le th\u00e8me de l\u2019Idiot de Dosto\u00efevski : s\u2019interroger sans cesse s\u2019il n\u2019y a rien de plus urgent que la mort. Les personnages de Kurosawa, comme le cin\u00e9aste lui-m\u00eame, sont anim\u00e9s par ce m\u00eame questionnement, cr\u00e9ant une sensation \u00e0 la fois tragique et burlesque. En tant que peintre, je comprends ce mouvement de se fixer un but et de trouver mille moyens de ne jamais l\u2019atteindre. Je suis comme l\u2019Idiot de Dosto\u00efevski : est-ce que je n\u2019oublie pas une question plus essentielle que celle de finir mon tableau ? Cela semble idiot en apparence, mais cette pr\u00e9occupation ne touche pas que les artistes, elle concerne chacun de nous \u00e0 divers niveaux. Nous avons tous une id\u00e9e qui guide nos pas chaque jour, et pourtant, nous cherchons constamment \u00e0 lui \u00e9chapper par tous les stratag\u00e8mes possibles. Alors, il faut revenir \u00e0 cette notion d\u2019id\u00e9e. Comment savoir si une id\u00e9e est vraiment la n\u00f4tre et non une simple copie d\u2019une autre ? Quand sait-on qu\u2019une id\u00e9e est authentique ? Une id\u00e9e v\u00e9ritable r\u00e9pond \u00e0 un besoin. Si on n\u2019a pas besoin de s\u2019exprimer sur quelque chose, \u00e0 quoi bon ? Tout se joue dans cet \"\u00e0 quoi bon\". Si on prend le temps d\u2019\u00eatre l\u2019artisan de son concept \u2014 car un concept se fabrique, il ne se trouve pas tout fait dans un coin d\u2019imaginaire \u2014 alors ce concept, n\u00e9 d\u2019un besoin imp\u00e9rieux, ne d\u00e9vie plus l\u2019artiste de sa route. Il y a quelques ann\u00e9es, la petite-fille de Picasso racontait la tristesse de se voir refuser l\u2019entr\u00e9e de la maison de son grand-p\u00e8re par le majordome, sur ordre strict de ne pas d\u00e9ranger l\u2019artiste. On pourrait compatir avec la jeune fille et voir en Picasso un salaud. Beaucoup le pensent aujourd\u2019hui. En m\u00eame temps, on s\u2019interroge sur comment il a pu cr\u00e9er autant et devenir aussi c\u00e9l\u00e8bre. La r\u00e9ponse est simple : Picasso fabriquait des concepts et ne laissait rien le d\u00e9tourner de son besoin de les exprimer.", "image": "https:\/\/ledibbouk.net\/IMG\/logo\/img_20180827_093651-2-scaled.jpg?1748065235", "tags": [] } ,{ "id": "https:\/\/ledibbouk.net\/4-fevrier-2019.html", "url": "https:\/\/ledibbouk.net\/4-fevrier-2019.html", "title": "4 f\u00e9vrier 2019", "date_published": "2019-02-04T14:19:00Z", "date_modified": "2025-02-14T18:05:24Z", "author": {"name": "Patrick Blanchon"}, "content_html": "<\/span>

\n
\n\n \n\t\t<\/a>\n<\/figure>\n<\/div><\/span>\n

Revenir \u00e0 la source d\u2019un mot, c\u2019est d\u00e9sapprendre une illusion : celle que la paresse installe dans notre esprit, nous faisant croire plut\u00f4t que savoir. D\u00e9sapprendre, ce n\u2019est pas jeter ce que l\u2019on apprend, mais le regarder avec un regard neuf, d\u00e9barrass\u00e9 des couches d\u2019habitude et de confort.<\/p>\n

Les mots, nous les portons souvent comme des chansons famili\u00e8res, o\u00f9 seule la musique compte. Zanzibar, Constantinople, chemin-de-fer\u2026 Autant de mots qui r\u00e9sonnent en moi, non pas pour leur sens, mais pour les images gourmandes qu\u2019ils \u00e9voquent. Je me souviens de leur sonorit\u00e9 avant d\u2019en conna\u00eetre la r\u00e9alit\u00e9. J\u2019aime les dire sans jamais vouloir ouvrir un atlas pour les situer sur une carte. Pour moi, ces villes existent ailleurs, dans un territoire d\u2019imaginaire o\u00f9 seuls Marco Polo et moi pouvons aller.<\/p>\n

N\u2019est-ce pas pareil pour nos souvenirs ? Si l\u2019on prend le temps de revenir \u00e0 leur source, sans rajouter trop de couches de mensonges, on d\u00e9couvre que Totor, le g\u00e9ant qui menace de tailler les oreilles des petits coquins avec son opinel, n\u2019est qu\u2019un brave homme, grand et maladroit, dont le couteau ne sert qu\u2019\u00e0 d\u00e9couper du pain. On s\u2019aper\u00e7oit que nos monstres sont souvent des g\u00e9ants aux pieds d\u2019argile, et que nos h\u00e9ros ne brillent que sous un \u00e9clairage incertain.<\/p>\n

Et qu\u2019en est-il des personnes qui peuplent notre th\u00e9\u00e2tre int\u00e9rieur ? Ceux qu\u2019on croit aimer et ceux qu\u2019on pense d\u00e9tester, avec au milieu la foule des figurants. O\u00f9 est pass\u00e9e cette jeune fille \u00e0 qui je promets de l\u2019aimer toute ma vie ? O\u00f9 sont cette m\u00e8re que je juge indigne et ce p\u00e8re que je vois comme un monstre ? O\u00f9 est cet ami cher qui, avec le temps, dispara\u00eet comme un acteur quittant la sc\u00e8ne ?<\/p>\n

\u00c0 force de voyager, on perd de vue nos bagages. Je passe \u00e0 c\u00f4t\u00e9 de Gibraltar sans m\u00eame regarder Tanger, car celui de Bowles me semble plus r\u00e9el que tout ce que je peux voir de mes propres yeux. Nous naviguons entre les souvenirs, embarqu\u00e9s tant\u00f4t sur de fr\u00eales esquifs, tant\u00f4t sur des caravelles charg\u00e9es de promesses. Et apr\u00e8s quelques naufrages, il arrive qu\u2019on pr\u00e9f\u00e8re le confort de la chemin\u00e9e, regardant le feu avaler bien plus que du bois.<\/p>\n

Puis un jour, j\u2019arrive au prieur\u00e9 de Salaise-sur-Sanne pour une exposition. Je les vois, ces deux arbres. Cette fois, je les vois vraiment. Ils sont l\u00e0, enracin\u00e9s, pr\u00e9sents, et pour une fois je me sens l\u00e0 aussi. Nous sommes tous l\u00e0, moi, les arbres, et le monde. Une \u00e9trange sensation m\u2019envahit : celle que tout a toujours \u00e9t\u00e9 l\u00e0, et que tout y restera.<\/p>", "content_text": "Revenir \u00e0 la source d\u2019un mot, c\u2019est d\u00e9sapprendre une illusion : celle que la paresse installe dans notre esprit, nous faisant croire plut\u00f4t que savoir. D\u00e9sapprendre, ce n\u2019est pas jeter ce que l\u2019on apprend, mais le regarder avec un regard neuf, d\u00e9barrass\u00e9 des couches d\u2019habitude et de confort. Les mots, nous les portons souvent comme des chansons famili\u00e8res, o\u00f9 seule la musique compte. Zanzibar, Constantinople, chemin-de-fer\u2026 Autant de mots qui r\u00e9sonnent en moi, non pas pour leur sens, mais pour les images gourmandes qu\u2019ils \u00e9voquent. Je me souviens de leur sonorit\u00e9 avant d\u2019en conna\u00eetre la r\u00e9alit\u00e9. J\u2019aime les dire sans jamais vouloir ouvrir un atlas pour les situer sur une carte. Pour moi, ces villes existent ailleurs, dans un territoire d\u2019imaginaire o\u00f9 seuls Marco Polo et moi pouvons aller. N\u2019est-ce pas pareil pour nos souvenirs ? Si l\u2019on prend le temps de revenir \u00e0 leur source, sans rajouter trop de couches de mensonges, on d\u00e9couvre que Totor, le g\u00e9ant qui menace de tailler les oreilles des petits coquins avec son opinel, n\u2019est qu\u2019un brave homme, grand et maladroit, dont le couteau ne sert qu\u2019\u00e0 d\u00e9couper du pain. On s\u2019aper\u00e7oit que nos monstres sont souvent des g\u00e9ants aux pieds d\u2019argile, et que nos h\u00e9ros ne brillent que sous un \u00e9clairage incertain. Et qu\u2019en est-il des personnes qui peuplent notre th\u00e9\u00e2tre int\u00e9rieur ? Ceux qu\u2019on croit aimer et ceux qu\u2019on pense d\u00e9tester, avec au milieu la foule des figurants. O\u00f9 est pass\u00e9e cette jeune fille \u00e0 qui je promets de l\u2019aimer toute ma vie ? O\u00f9 sont cette m\u00e8re que je juge indigne et ce p\u00e8re que je vois comme un monstre ? O\u00f9 est cet ami cher qui, avec le temps, dispara\u00eet comme un acteur quittant la sc\u00e8ne ? \u00c0 force de voyager, on perd de vue nos bagages. Je passe \u00e0 c\u00f4t\u00e9 de Gibraltar sans m\u00eame regarder Tanger, car celui de Bowles me semble plus r\u00e9el que tout ce que je peux voir de mes propres yeux. Nous naviguons entre les souvenirs, embarqu\u00e9s tant\u00f4t sur de fr\u00eales esquifs, tant\u00f4t sur des caravelles charg\u00e9es de promesses. Et apr\u00e8s quelques naufrages, il arrive qu\u2019on pr\u00e9f\u00e8re le confort de la chemin\u00e9e, regardant le feu avaler bien plus que du bois. Puis un jour, j\u2019arrive au prieur\u00e9 de Salaise-sur-Sanne pour une exposition. Je les vois, ces deux arbres. Cette fois, je les vois vraiment. Ils sont l\u00e0, enracin\u00e9s, pr\u00e9sents, et pour une fois je me sens l\u00e0 aussi. Nous sommes tous l\u00e0, moi, les arbres, et le monde. Une \u00e9trange sensation m\u2019envahit : celle que tout a toujours \u00e9t\u00e9 l\u00e0, et que tout y restera. ", "image": "https:\/\/ledibbouk.net\/IMG\/logo\/arbre-1-2-scaled.jpg?1748065095", "tags": [] } ,{ "id": "https:\/\/ledibbouk.net\/01-fevrier-2019.html", "url": "https:\/\/ledibbouk.net\/01-fevrier-2019.html", "title": "01 f\u00e9vrier 2019", "date_published": "2019-02-01T14:01:00Z", "date_modified": "2025-04-30T16:17:26Z", "author": {"name": "Patrick Blanchon"}, "content_html": "<\/span>

\n
\n\n \n\t\t<\/a>\n<\/figure>\n<\/div><\/span>\n

Je connais la r\u00e9p\u00e9tition du matin quand le r\u00e9veil sonne, et le corps, secou\u00e9 par ce bruit familier, se met en branle. Il saute du lit, se d\u00e9plie, s\u2019\u00e9tire, b\u00e2ille, et se dirige vers les toilettes\u2026 toujours les toilettes en premier, ann\u00e9e apr\u00e8s ann\u00e9e. La main saisit le pot machinalement, mouvement vers l\u2019\u00e9vier de la cuisine, remplissage du contenant d\u2019eau pour le verser dans le r\u00e9servoir de la cafeti\u00e8re. La main t\u00e2tonne encore, cherchant l\u2019heure sur la pendule murale, puis elle trouve le pot \u00e0 caf\u00e9. Un filtre arrive miraculeusement au bon endroit au bon moment, la bo\u00eete est secou\u00e9e l\u00e9g\u00e8rement, le caf\u00e9 sait o\u00f9 s\u2019arr\u00eater dans le filtre gr\u00e2ce \u00e0 l\u2019habitude de l\u2019\u0153il, et il ne reste plus qu\u2019\u00e0 d\u00e9l\u00e9guer l\u2019allumage au doigt, chez moi c\u2019est le pouce qui d\u00e9cide.<\/p>\n

Le caf\u00e9, bien s\u00fbr, et la clope. Sans \u00e7a, je me dis que je ne peux pas d\u00e9marrer ma journ\u00e9e. C\u2019est \u00e7a l\u2019habitude, la r\u00e9p\u00e9tition. Se dire toujours les m\u00eames choses pour se reconstituer chaque matin, avec une peur sous-jacente, celle de ne pas pouvoir d\u00e9roger \u00e0 la r\u00e8gle, au rituel. Les jours o\u00f9 je n\u2019ai pas r\u00e9approvisionn\u00e9 le pot de caf\u00e9, ou quand je secoue mon paquet de cigarettes et qu\u2019aucune ne glisse, sont des jours qui commencent mal. C\u2019est aussi une habitude de se parler, de trouver un plan B quand le plan A ne fonctionne pas.<\/p>\n

Qu\u2019ajoute la surprise sinon un agacement de se sentir excentr\u00e9 ? Cela d\u00e9pend des surprises, mais avec le temps, on finit par les consid\u00e9rer pour ce qu\u2019elles sont : de simples d\u00e9rangements. Mon p\u00e8re me l\u2019avait bien dit : « \u00c9vite de venir \u00e0 la maison par surprise\u2026 pr\u00e9viens-moi avant, juste un coup de fil et \u00e7a ira. » J\u2019avais trouv\u00e9 \u00e7a \u00e9trange, mais j\u2019ai fini par admettre qu\u2019apr\u00e8s la mort de ma m\u00e8re, mon p\u00e8re s\u2019\u00e9tait bard\u00e9 d\u2019habitudes. Manquer une seule t\u00e2che qu\u2019il s\u2019\u00e9tait fix\u00e9e devenait pour lui une catastrophe.<\/p>\n

Le mot peut sembler fort, mais il ne l\u2019est pas. Rater un \u00e9pisode de s\u00e9rie \u00e0 cause d\u2019un coup de fil, et il perdait le fil de sa journ\u00e9e. Alors, il refermait les volets roulants, prenait son livre de chevet et rien ne pouvait l\u2019extraire de sa lecture entrecoup\u00e9e de siestes. Il jetait l\u2019\u00e9ponge pour la journ\u00e9e. Le lendemain, c\u2019\u00e9tait un nouveau jour. Retour au plan A : nourrir le chien, nettoyer la cuisine, acheter de quoi cuisiner et marcher une heure en for\u00eat.<\/p>\n

Il a fait \u00e7a pendant des ann\u00e9es. Quand je lui demandais au t\u00e9l\u00e9phone : « Tu ne t\u2019ennuies pas ? », il me r\u00e9pondait : « Non, tout va bien. » Je raccrochais avec le sentiment du devoir accompli, lui avec celui d\u2019\u00eatre d\u00e9barrass\u00e9 d\u2019un g\u00eaneur.<\/p>\n

Depuis qu\u2019il est d\u00e9c\u00e9d\u00e9, j\u2019ai compris que la r\u00e9p\u00e9tition ne s\u2019arr\u00eate qu\u2019avec la mort. Tant qu\u2019on ne mange pas les pissenlits par la racine, on peut r\u00e9p\u00e9ter tout un tas de conneries ou de bonnes choses. Et rien que pour \u00e7a, c\u2019est quand m\u00eame chouette, la vie.<\/p>", "content_text": "Je connais la r\u00e9p\u00e9tition du matin quand le r\u00e9veil sonne, et le corps, secou\u00e9 par ce bruit familier, se met en branle. Il saute du lit, se d\u00e9plie, s\u2019\u00e9tire, b\u00e2ille, et se dirige vers les toilettes\u2026 toujours les toilettes en premier, ann\u00e9e apr\u00e8s ann\u00e9e. La main saisit le pot machinalement, mouvement vers l\u2019\u00e9vier de la cuisine, remplissage du contenant d\u2019eau pour le verser dans le r\u00e9servoir de la cafeti\u00e8re. La main t\u00e2tonne encore, cherchant l\u2019heure sur la pendule murale, puis elle trouve le pot \u00e0 caf\u00e9. Un filtre arrive miraculeusement au bon endroit au bon moment, la bo\u00eete est secou\u00e9e l\u00e9g\u00e8rement, le caf\u00e9 sait o\u00f9 s\u2019arr\u00eater dans le filtre gr\u00e2ce \u00e0 l\u2019habitude de l\u2019\u0153il, et il ne reste plus qu\u2019\u00e0 d\u00e9l\u00e9guer l\u2019allumage au doigt, chez moi c\u2019est le pouce qui d\u00e9cide. Le caf\u00e9, bien s\u00fbr, et la clope. Sans \u00e7a, je me dis que je ne peux pas d\u00e9marrer ma journ\u00e9e. C\u2019est \u00e7a l\u2019habitude, la r\u00e9p\u00e9tition. Se dire toujours les m\u00eames choses pour se reconstituer chaque matin, avec une peur sous-jacente, celle de ne pas pouvoir d\u00e9roger \u00e0 la r\u00e8gle, au rituel. Les jours o\u00f9 je n\u2019ai pas r\u00e9approvisionn\u00e9 le pot de caf\u00e9, ou quand je secoue mon paquet de cigarettes et qu\u2019aucune ne glisse, sont des jours qui commencent mal. C\u2019est aussi une habitude de se parler, de trouver un plan B quand le plan A ne fonctionne pas. Qu\u2019ajoute la surprise sinon un agacement de se sentir excentr\u00e9 ? Cela d\u00e9pend des surprises, mais avec le temps, on finit par les consid\u00e9rer pour ce qu\u2019elles sont : de simples d\u00e9rangements. Mon p\u00e8re me l\u2019avait bien dit : \u00ab \u00c9vite de venir \u00e0 la maison par surprise\u2026 pr\u00e9viens-moi avant, juste un coup de fil et \u00e7a ira. \u00bb J\u2019avais trouv\u00e9 \u00e7a \u00e9trange, mais j\u2019ai fini par admettre qu\u2019apr\u00e8s la mort de ma m\u00e8re, mon p\u00e8re s\u2019\u00e9tait bard\u00e9 d\u2019habitudes. Manquer une seule t\u00e2che qu\u2019il s\u2019\u00e9tait fix\u00e9e devenait pour lui une catastrophe. Le mot peut sembler fort, mais il ne l\u2019est pas. Rater un \u00e9pisode de s\u00e9rie \u00e0 cause d\u2019un coup de fil, et il perdait le fil de sa journ\u00e9e. Alors, il refermait les volets roulants, prenait son livre de chevet et rien ne pouvait l\u2019extraire de sa lecture entrecoup\u00e9e de siestes. Il jetait l\u2019\u00e9ponge pour la journ\u00e9e. Le lendemain, c\u2019\u00e9tait un nouveau jour. Retour au plan A : nourrir le chien, nettoyer la cuisine, acheter de quoi cuisiner et marcher une heure en for\u00eat. Il a fait \u00e7a pendant des ann\u00e9es. Quand je lui demandais au t\u00e9l\u00e9phone : \u00ab Tu ne t\u2019ennuies pas ? \u00bb, il me r\u00e9pondait : \u00ab Non, tout va bien. \u00bb Je raccrochais avec le sentiment du devoir accompli, lui avec celui d\u2019\u00eatre d\u00e9barrass\u00e9 d\u2019un g\u00eaneur. Depuis qu\u2019il est d\u00e9c\u00e9d\u00e9, j\u2019ai compris que la r\u00e9p\u00e9tition ne s\u2019arr\u00eate qu\u2019avec la mort. Tant qu\u2019on ne mange pas les pissenlits par la racine, on peut r\u00e9p\u00e9ter tout un tas de conneries ou de bonnes choses. Et rien que pour \u00e7a, c\u2019est quand m\u00eame chouette, la vie.", "image": "https:\/\/ledibbouk.net\/IMG\/logo\/la-rc3a9pc3a9tition-2-scaled.jpg?1748065094", "tags": ["id\u00e9es"] } ] }