{ "version": "https://jsonfeed.org/version/1.1", "title": "Le dibbouk", "home_page_url": "https:\/\/ledibbouk.net\/", "feed_url": "https:\/\/ledibbouk.net\/spip.php?page=feed_json", "language": "fr-FR", "items": [ { "id": "https:\/\/ledibbouk.net\/20-juillet-2019.html", "url": "https:\/\/ledibbouk.net\/20-juillet-2019.html", "title": "20 juillet 2019", "date_published": "2019-07-27T18:44:00Z", "date_modified": "2025-11-28T05:30:41Z", "author": {"name": "Patrick Blanchon"}, "content_html": "

Depuis l\u2019\u00e9cole, il est l\u00e0, cet insupportable qu\u2019on nous apprend \u00e0 tol\u00e9rer \u00e0 coups de mauvais points, de claques, de coups de r\u00e8gle sur les doigts. Peu \u00e0 peu, la r\u00e9signation s\u2019installe, et l\u2019habitude finit par dominer.<\/p>\n

Puis vient l\u2019entr\u00e9e \u00e0 l\u2019usine ou au bureau, et il faut bien composer avec l\u2019atmosph\u00e8re morne des petits matins, la cohue dans les transports en commun, les vocif\u00e9rations des petits chefs, et cette transparence que nous opposons aux r\u00eaves des filles qui aspirent \u00e0 quelque chose de stable et rassurant.<\/p>\n

Notre vie enti\u00e8re devient une longue habitude \u00e0 supporter l\u2019insoutenable, par oubli, fatigue, lassitude. \u00c0 quoi bon, se demande-t-on parfois ? Il faut parfois un choc, une d\u00e9flagration immense pour que nous nous r\u00e9veillions et red\u00e9couvrions cette r\u00e9alit\u00e9, intacte, toujours l\u00e0. Des tours qui s\u2019effondrent, des salles de concert jonch\u00e9es de cadavres, des \u00e9v\u00e9nements d\u2019une monstruosit\u00e9 hors norme. Alors seulement, on se dit « merde, rien n\u2019a chang\u00e9 », et tout revient nous frapper en pleine figure.<\/p>\n

Et puis, les jours passent. Nous replongeons dans le quotidien, l\u2019oubli. Nous reprenons notre place dans les files d\u2019attente, nous nous effor\u00e7ons de ne pas \u00e9gorger nos semblables, nous payons nos imp\u00f4ts et nous votons. Pas par v\u00e9ritable espoir, mais plus souvent pour choisir celui ou celle que nous rejetons le moins.<\/p>\n

Ensuite, les scandales \u00e9clatent, nous nous indignons collectivement d\u2019avoir encore \u00e9t\u00e9 dup\u00e9s, comme si c\u2019\u00e9tait la premi\u00e8re fois. Et puis, l\u2019oubli revient, accompagn\u00e9 de la routine, tandis que nous nous pr\u00e9parons, encore une fois, \u00e0 revoter.<\/p>\n

Pourtant, vivre devrait \u00eatre une lutte permanente contre cet insupportable, sans attendre la guerre ou l\u2019attentat. Je crois qu\u2019il faudrait enseigner d\u00e8s l\u2019enfance cette vigilance animale, cet instinct de r\u00e9sistance.<\/p>\n

Mais pour cela, il faudrait que l\u2019\u00e9cole cesse d\u2019\u00eatre ce qu\u2019elle est, que le monde change, ainsi que les usines et les bureaux o\u00f9 nous passons notre temps \u00e0 \u00e9viter la vie, comme l\u2019insupportable.<\/p>", "content_text": "Depuis l\u2019\u00e9cole, il est l\u00e0, cet insupportable qu\u2019on nous apprend \u00e0 tol\u00e9rer \u00e0 coups de mauvais points, de claques, de coups de r\u00e8gle sur les doigts. Peu \u00e0 peu, la r\u00e9signation s\u2019installe, et l\u2019habitude finit par dominer. Puis vient l\u2019entr\u00e9e \u00e0 l\u2019usine ou au bureau, et il faut bien composer avec l\u2019atmosph\u00e8re morne des petits matins, la cohue dans les transports en commun, les vocif\u00e9rations des petits chefs, et cette transparence que nous opposons aux r\u00eaves des filles qui aspirent \u00e0 quelque chose de stable et rassurant. Notre vie enti\u00e8re devient une longue habitude \u00e0 supporter l\u2019insoutenable, par oubli, fatigue, lassitude. \u00c0 quoi bon, se demande-t-on parfois ? Il faut parfois un choc, une d\u00e9flagration immense pour que nous nous r\u00e9veillions et red\u00e9couvrions cette r\u00e9alit\u00e9, intacte, toujours l\u00e0. Des tours qui s\u2019effondrent, des salles de concert jonch\u00e9es de cadavres, des \u00e9v\u00e9nements d\u2019une monstruosit\u00e9 hors norme. Alors seulement, on se dit \u00ab merde, rien n\u2019a chang\u00e9 \u00bb, et tout revient nous frapper en pleine figure. Et puis, les jours passent. Nous replongeons dans le quotidien, l\u2019oubli. Nous reprenons notre place dans les files d\u2019attente, nous nous effor\u00e7ons de ne pas \u00e9gorger nos semblables, nous payons nos imp\u00f4ts et nous votons. Pas par v\u00e9ritable espoir, mais plus souvent pour choisir celui ou celle que nous rejetons le moins. Ensuite, les scandales \u00e9clatent, nous nous indignons collectivement d\u2019avoir encore \u00e9t\u00e9 dup\u00e9s, comme si c\u2019\u00e9tait la premi\u00e8re fois. Et puis, l\u2019oubli revient, accompagn\u00e9 de la routine, tandis que nous nous pr\u00e9parons, encore une fois, \u00e0 revoter. Pourtant, vivre devrait \u00eatre une lutte permanente contre cet insupportable, sans attendre la guerre ou l\u2019attentat. Je crois qu\u2019il faudrait enseigner d\u00e8s l\u2019enfance cette vigilance animale, cet instinct de r\u00e9sistance. Mais pour cela, il faudrait que l\u2019\u00e9cole cesse d\u2019\u00eatre ce qu\u2019elle est, que le monde change, ainsi que les usines et les bureaux o\u00f9 nous passons notre temps \u00e0 \u00e9viter la vie, comme l\u2019insupportable. ", "image": "https:\/\/ledibbouk.net\/IMG\/logo\/abri-bus.webp?1748065156", "tags": ["Autofiction et Introspection", "Narration et Exp\u00e9rimentation"] } ,{ "id": "https:\/\/ledibbouk.net\/25-juillet-2019.html", "url": "https:\/\/ledibbouk.net\/25-juillet-2019.html", "title": "25 juillet 2019", "date_published": "2019-07-25T15:02:00Z", "date_modified": "2025-11-27T16:03:14Z", "author": {"name": "Patrick Blanchon"}, "content_html": "

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la saintet\u00e9 dont il est question n\u2019est pas celle des mystiques, mais une posture sociale, un masque moral. Raymond, lui, pr\u00e9f\u00e8re la lucidit\u00e9 un peu crasse du caf\u00e9 : le d\u00e9sir, la clope, le demi, les gens tels qu\u2019ils sont.<\/p>\n<\/blockquote>\n

\u00c0 quoi ressemble la saintet\u00e9 dans la t\u00eate de ce petit jeune qui aligne les phrases comme un cat\u00e9chisme et sourit sans jamais rel\u00e2cher les joues ? Raymond l\u2019\u00e9coute d\u2019une oreille, \u00e0 la table d\u2019\u00e0 c\u00f4t\u00e9. Le gar\u00e7on parle d\u2019engagement, de puret\u00e9, de “ne pas se compromettre”, le menton l\u00e9g\u00e8rement lev\u00e9. Raymond, lui, laisse glisser les mots et suit du regard la serveuse qui file entre les tables, plateau \u00e0 la main, jupe qui balance juste ce qu\u2019il faut. Il se surprend \u00e0 penser que, plus jeune, il lui aurait bien propos\u00e9 un dernier verre apr\u00e8s le service. Quand il remarque que le regard du gamin a d\u00e9vi\u00e9 exactement au m\u00eame endroit que le sien, il esquisse un sourire, tape le paquet de cigarettes contre la table et en sort une. Le jeune homme finit par filer, press\u00e9 d\u2019aller sauver le monde ailleurs. Raymond reste au comptoir de sa chaise, \u00e0 fumer en regardant la rue d\u00e9filer. Il rep\u00e8re les couples qui parlent trop fort pour ne pas se taire, ceux qui mangent en silence, chacun devant son t\u00e9l\u00e9phone, les solitaires qui scrutent le trottoir et ceux qui pr\u00e9f\u00e8rent regarder le ciel. La serveuse revient vers lui, pench\u00e9e l\u00e9g\u00e8rement en arri\u00e8re par le poids du plateau, lui demande s\u2019il reprend quelque chose ; il commande un demi de plus et suit une seconde fois la courbe de ses hanches jusqu\u2019au bar. En portant le verre \u00e0 ses l\u00e8vres, il remercie vaguement le ciel d\u2019avoir \u00e9chapp\u00e9 \u00e0 l\u2019id\u00e9e de devenir saint. Ce n\u2019est peut-\u00eatre pas glorieux, mais ce soir, \u00e7a lui suffit.<\/p>\n

compression<\/strong><\/p>\n

Raymond \u00e9coute d\u2019un bout d\u2019oreille un jeune qui parle de puret\u00e9, toujours souriant. Son regard, \u00e0 lui, suit la serveuse qui passe, plateau \u00e0 la main. Quand il voit le gamin lorgner au m\u00eame endroit, il se marre, s\u2019allume une clope. Le jeune s\u2019en va, Raymond reste, regarde les couples qui parlent ou se taisent, les solitaires pench\u00e9s vers le sol ou vers le ciel. La serveuse lui apporte un autre demi ; en la regardant s\u2019\u00e9loigner, il se dit qu\u2019il a eu de la chance de rater la saintet\u00e9.<\/p>", "content_text": " >la saintet\u00e9 dont il est question n\u2019est pas celle des mystiques, mais une posture sociale, un masque moral. Raymond, lui, pr\u00e9f\u00e8re la lucidit\u00e9 un peu crasse du caf\u00e9 : le d\u00e9sir, la clope, le demi, les gens tels qu\u2019ils sont. \u00c0 quoi ressemble la saintet\u00e9 dans la t\u00eate de ce petit jeune qui aligne les phrases comme un cat\u00e9chisme et sourit sans jamais rel\u00e2cher les joues ? Raymond l\u2019\u00e9coute d\u2019une oreille, \u00e0 la table d\u2019\u00e0 c\u00f4t\u00e9. Le gar\u00e7on parle d\u2019engagement, de puret\u00e9, de \u201cne pas se compromettre\u201d, le menton l\u00e9g\u00e8rement lev\u00e9. Raymond, lui, laisse glisser les mots et suit du regard la serveuse qui file entre les tables, plateau \u00e0 la main, jupe qui balance juste ce qu\u2019il faut. Il se surprend \u00e0 penser que, plus jeune, il lui aurait bien propos\u00e9 un dernier verre apr\u00e8s le service. Quand il remarque que le regard du gamin a d\u00e9vi\u00e9 exactement au m\u00eame endroit que le sien, il esquisse un sourire, tape le paquet de cigarettes contre la table et en sort une. Le jeune homme finit par filer, press\u00e9 d\u2019aller sauver le monde ailleurs. Raymond reste au comptoir de sa chaise, \u00e0 fumer en regardant la rue d\u00e9filer. Il rep\u00e8re les couples qui parlent trop fort pour ne pas se taire, ceux qui mangent en silence, chacun devant son t\u00e9l\u00e9phone, les solitaires qui scrutent le trottoir et ceux qui pr\u00e9f\u00e8rent regarder le ciel. La serveuse revient vers lui, pench\u00e9e l\u00e9g\u00e8rement en arri\u00e8re par le poids du plateau, lui demande s\u2019il reprend quelque chose ; il commande un demi de plus et suit une seconde fois la courbe de ses hanches jusqu\u2019au bar. En portant le verre \u00e0 ses l\u00e8vres, il remercie vaguement le ciel d\u2019avoir \u00e9chapp\u00e9 \u00e0 l\u2019id\u00e9e de devenir saint. Ce n\u2019est peut-\u00eatre pas glorieux, mais ce soir, \u00e7a lui suffit. **compression** Raymond \u00e9coute d\u2019un bout d\u2019oreille un jeune qui parle de puret\u00e9, toujours souriant. Son regard, \u00e0 lui, suit la serveuse qui passe, plateau \u00e0 la main. Quand il voit le gamin lorgner au m\u00eame endroit, il se marre, s\u2019allume une clope. Le jeune s\u2019en va, Raymond reste, regarde les couples qui parlent ou se taisent, les solitaires pench\u00e9s vers le sol ou vers le ciel. La serveuse lui apporte un autre demi ; en la regardant s\u2019\u00e9loigner, il se dit qu\u2019il a eu de la chance de rater la saintet\u00e9. ", "image": "https:\/\/ledibbouk.net\/IMG\/logo\/img_20190305_091423.jpg?1764259375", "tags": [] } ,{ "id": "https:\/\/ledibbouk.net\/21-juillet-2019.html", "url": "https:\/\/ledibbouk.net\/21-juillet-2019.html", "title": "21 juillet 2019", "date_published": "2019-07-21T06:13:00Z", "date_modified": "2025-11-27T07:13:23Z", "author": {"name": "Patrick Blanchon"}, "content_html": "

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Angle : tu pars de la t\u00e9l\u00e9 comme machine \u00e0 apocalypse permanente pour basculer vers une id\u00e9e qui est int\u00e9ressante : cette “fin du monde” vendue en boucle nous renvoie \u00e0 nos petites morts \u00e0 nous, et peut devenir stimulante si on la prend comme rappel de notre finitude plut\u00f4t que comme motif de panique. Tu veux casser le r\u00e9flexe d\u00e9pressif pour aller vers quelque chose comme : “ok, la fin arrive, qu\u2019est-ce qu\u2019on en fait ?<\/p>\n<\/blockquote>\n

Il suffit d\u2019allumer la t\u00e9l\u00e9 pour se prendre une bonne d\u00e9prime. Entre les guerres recycl\u00e9es en images de synth\u00e8se, les pays sans pluie o\u00f9 les enfants ont le ventre et le regard gonfl\u00e9s de tristesse, les inepties politiciennes, les tornades qui rasent des quartiers entiers et les documentaires sur l\u2019art contemporain, on a vite l\u2019impression qu\u2019on nous sert la fin du monde \u00e0 chaque journal. Ce n\u2019est pas qu\u2019il ne se passe pas de choses magnifiques ; simplement, on nous les montre rarement, ou \u00e0 la marge. Le gros du programme vise surtout \u00e0 installer chez le spectateur l\u2019id\u00e9e que le danger ou la mis\u00e8re peuvent surgir au coin de sa rue, et qu\u2019il doit se pr\u00e9parer, s\u2019\u00e9quiper, se prot\u00e9ger. Cette peur-l\u00e0 fait tourner les usines, les assurances, et entretient l\u2019illusion qu\u2019il nous faut des gens sans scrupules au sommet pour maintenir notre confort de Fran\u00e7ais grognons. On finit par croire que les nuages radioactifs s\u2019arr\u00eatent \u00e0 la fronti\u00e8re, que la raison cart\u00e9sienne nous couvre comme un parapluie, tout en continuant \u00e0 commenter le moindre potin comme au comptoir d\u2019un bistrot de campagne. C\u2019est peut-\u00eatre \u00e7a, la France : un gigantesque bar o\u00f9 l\u2019on parle de tout et de rien en attendant la prochaine pol\u00e9mique. Ajoutez par-dessus le d\u00e9r\u00e8glement climatique, la canicule, la presse qui soul\u00e8ve des li\u00e8vres plus gros qu\u2019elle, la lumi\u00e8re du soleil qui semble blanchir d\u2019ann\u00e9e en ann\u00e9e, et vous obtenez un climat mental o\u00f9 il devient presque naturel de penser que la fin du monde est en train d\u2019arriver, doucement mais s\u00fbrement. Le vernis des promesses politiques n\u2019y change plus grand-chose. Si on pousse un peu le raisonnement, ce n\u2019est pas forc\u00e9ment une mauvaise nouvelle. Cette petite fin du monde en continu nous renvoie \u00e0 nos propres \u00e9ch\u00e9ances, \u00e0 nos finitudes individuelles. Sentir la mort approcher, m\u00eame vaguement, n\u2019est pas toujours paralysant. Parfois, \u00e7a fait tourner le cerveau et la cr\u00e9ativit\u00e9 \u00e0 plein r\u00e9gime, \u00e7a donne envie de vivre plus franchement, d\u2019abord dans la col\u00e8re, le d\u00e9go\u00fbt, la rage, puis, une fois l\u2019orage pass\u00e9, dans quelque chose de plus calme. Alors la question devient moins “comment \u00e9viter la catastrophe ?” que “comment vivre, sachant que tout va finir ?”. Rester l\u00e0, sid\u00e9r\u00e9s, devant l\u2019\u00e9cran ? Se noyer dans le sexe, l\u2019alcool, la drogue ou le travail pour enfouir son \u00e9go\u00efsme ? Ou bien accepter, tant qu\u2019on peut, que la vie reste un ph\u00e9nom\u00e8ne improbable qu\u2019on a la chance de traverser quelques ann\u00e9es ? Cette derni\u00e8re position ne promet pas le salut, juste une mani\u00e8re de tenir : accorder un peu de respect, un peu de douceur, \u00e0 chaque forme de vie qu\u2019on croise, en attendant soit l\u2019effondrement global, soit notre propre fin. Ce serait d\u00e9j\u00e0 beaucoup, si on s\u2019en souvenait le matin en sortant du lit, en faisant simplement attention \u00e0 nous et aux autres, sans bruit.<\/p>\n

compression<\/strong><\/p>\n

Allumer la t\u00e9l\u00e9, c\u2019est avaler chaque soir une petite fin du monde : guerres, enfants qu\u2019on filme le ventre creux, politique grotesque, catastrophes climatiques, un peu d\u2019art contemporain en prime. On montre peu le reste, ce qui tient encore debout. La peur ainsi entretenue justifie les chefs, les industries, les discours de s\u00e9curit\u00e9, et nous conforte dans notre r\u00f4le de Fran\u00e7ais qui r\u00e2lent au comptoir. \u00c0 force, on finit par croire que tout va s\u2019\u00e9crouler, et ce n\u2019est pas enti\u00e8rement faux. Mais cette ambiance d\u2019apocalypse en continu a un effet collat\u00e9ral : elle renvoie chacun \u00e0 sa propre \u00e9ch\u00e9ance. Sentir que tout est limit\u00e9 peut donner envie de vivre autrement, au lieu de simplement se laisser hypnotiser ou s\u2019anesth\u00e9sier. Reste alors un choix assez simple : continuer \u00e0 se consumer en boucle devant l\u2019\u00e9cran, ou prendre cette perspective de fin comme une invitation \u00e0 traiter la vie — la sienne, celle des autres — avec un peu plus d\u2019attention. Pas besoin de grands gestes : juste apprendre \u00e0 traverser nos jours en se rappelant qu\u2019ils sont compt\u00e9s, et se conduire en cons\u00e9quence.<\/p>\n

\nillustration<\/em> : voyage de l’eau huile sur toile pb 2019\n<\/small><\/p>", "content_text": " >Angle : tu pars de la t\u00e9l\u00e9 comme machine \u00e0 apocalypse permanente pour basculer vers une id\u00e9e qui est int\u00e9ressante : cette \u201cfin du monde\u201d vendue en boucle nous renvoie \u00e0 nos petites morts \u00e0 nous, et peut devenir stimulante si on la prend comme rappel de notre finitude plut\u00f4t que comme motif de panique. Tu veux casser le r\u00e9flexe d\u00e9pressif pour aller vers quelque chose comme : \u201cok, la fin arrive, qu\u2019est-ce qu\u2019on en fait ? Il suffit d\u2019allumer la t\u00e9l\u00e9 pour se prendre une bonne d\u00e9prime. Entre les guerres recycl\u00e9es en images de synth\u00e8se, les pays sans pluie o\u00f9 les enfants ont le ventre et le regard gonfl\u00e9s de tristesse, les inepties politiciennes, les tornades qui rasent des quartiers entiers et les documentaires sur l\u2019art contemporain, on a vite l\u2019impression qu\u2019on nous sert la fin du monde \u00e0 chaque journal. Ce n\u2019est pas qu\u2019il ne se passe pas de choses magnifiques ; simplement, on nous les montre rarement, ou \u00e0 la marge. Le gros du programme vise surtout \u00e0 installer chez le spectateur l\u2019id\u00e9e que le danger ou la mis\u00e8re peuvent surgir au coin de sa rue, et qu\u2019il doit se pr\u00e9parer, s\u2019\u00e9quiper, se prot\u00e9ger. Cette peur-l\u00e0 fait tourner les usines, les assurances, et entretient l\u2019illusion qu\u2019il nous faut des gens sans scrupules au sommet pour maintenir notre confort de Fran\u00e7ais grognons. On finit par croire que les nuages radioactifs s\u2019arr\u00eatent \u00e0 la fronti\u00e8re, que la raison cart\u00e9sienne nous couvre comme un parapluie, tout en continuant \u00e0 commenter le moindre potin comme au comptoir d\u2019un bistrot de campagne. C\u2019est peut-\u00eatre \u00e7a, la France : un gigantesque bar o\u00f9 l\u2019on parle de tout et de rien en attendant la prochaine pol\u00e9mique. Ajoutez par-dessus le d\u00e9r\u00e8glement climatique, la canicule, la presse qui soul\u00e8ve des li\u00e8vres plus gros qu\u2019elle, la lumi\u00e8re du soleil qui semble blanchir d\u2019ann\u00e9e en ann\u00e9e, et vous obtenez un climat mental o\u00f9 il devient presque naturel de penser que la fin du monde est en train d\u2019arriver, doucement mais s\u00fbrement. Le vernis des promesses politiques n\u2019y change plus grand-chose. Si on pousse un peu le raisonnement, ce n\u2019est pas forc\u00e9ment une mauvaise nouvelle. Cette petite fin du monde en continu nous renvoie \u00e0 nos propres \u00e9ch\u00e9ances, \u00e0 nos finitudes individuelles. Sentir la mort approcher, m\u00eame vaguement, n\u2019est pas toujours paralysant. Parfois, \u00e7a fait tourner le cerveau et la cr\u00e9ativit\u00e9 \u00e0 plein r\u00e9gime, \u00e7a donne envie de vivre plus franchement, d\u2019abord dans la col\u00e8re, le d\u00e9go\u00fbt, la rage, puis, une fois l\u2019orage pass\u00e9, dans quelque chose de plus calme. Alors la question devient moins \u201ccomment \u00e9viter la catastrophe ?\u201d que \u201ccomment vivre, sachant que tout va finir ?\u201d. Rester l\u00e0, sid\u00e9r\u00e9s, devant l\u2019\u00e9cran ? Se noyer dans le sexe, l\u2019alcool, la drogue ou le travail pour enfouir son \u00e9go\u00efsme ? Ou bien accepter, tant qu\u2019on peut, que la vie reste un ph\u00e9nom\u00e8ne improbable qu\u2019on a la chance de traverser quelques ann\u00e9es ? Cette derni\u00e8re position ne promet pas le salut, juste une mani\u00e8re de tenir : accorder un peu de respect, un peu de douceur, \u00e0 chaque forme de vie qu\u2019on croise, en attendant soit l\u2019effondrement global, soit notre propre fin. Ce serait d\u00e9j\u00e0 beaucoup, si on s\u2019en souvenait le matin en sortant du lit, en faisant simplement attention \u00e0 nous et aux autres, sans bruit. **compression** Allumer la t\u00e9l\u00e9, c\u2019est avaler chaque soir une petite fin du monde : guerres, enfants qu\u2019on filme le ventre creux, politique grotesque, catastrophes climatiques, un peu d\u2019art contemporain en prime. On montre peu le reste, ce qui tient encore debout. La peur ainsi entretenue justifie les chefs, les industries, les discours de s\u00e9curit\u00e9, et nous conforte dans notre r\u00f4le de Fran\u00e7ais qui r\u00e2lent au comptoir. \u00c0 force, on finit par croire que tout va s\u2019\u00e9crouler, et ce n\u2019est pas enti\u00e8rement faux. Mais cette ambiance d\u2019apocalypse en continu a un effet collat\u00e9ral : elle renvoie chacun \u00e0 sa propre \u00e9ch\u00e9ance. Sentir que tout est limit\u00e9 peut donner envie de vivre autrement, au lieu de simplement se laisser hypnotiser ou s\u2019anesth\u00e9sier. Reste alors un choix assez simple : continuer \u00e0 se consumer en boucle devant l\u2019\u00e9cran, ou prendre cette perspective de fin comme une invitation \u00e0 traiter la vie \u2014 la sienne, celle des autres \u2014 avec un peu plus d\u2019attention. Pas besoin de grands gestes : juste apprendre \u00e0 traverser nos jours en se rappelant qu\u2019ils sont compt\u00e9s, et se conduire en cons\u00e9quence. *illustration*: voyage de l'eau huile sur toile pb 2019 ", "image": "https:\/\/ledibbouk.net\/IMG\/logo\/le-voyage-des-eaux.webp?1764227532", "tags": [] } ,{ "id": "https:\/\/ledibbouk.net\/21-juillet-2019-3663.html", "url": "https:\/\/ledibbouk.net\/21-juillet-2019-3663.html", "title": "21 juillet 2019", "date_published": "2019-07-21T04:23:00Z", "date_modified": "2025-11-28T05:23:37Z", "author": {"name": "Patrick Blanchon"}, "content_html": "

Si je cesse de me poser des questions, si je renonce \u00e0 saisir l\u2019insaisissable, la main retrouve une certaine autonomie. Cette ind\u00e9pendance tient aussi au fait de l\u00e2cher l\u2019illusion d\u2019expertise. Parler d\u2019« esprit neuf », c\u2019est d\u00e9j\u00e0 supposer qu\u2019on aurait perdu une spontan\u00e9it\u00e9 en chemin. Mais peut-on vraiment retrouver quelque chose de cet ordre ? Cette notion d\u2019esprit neuf fr\u00f4le vite l\u2019id\u00e9e de puret\u00e9, et c\u2019est l\u00e0 qu\u2019elle devient suspecte. Les mots fabriquent des th\u00e9ories d\u00e8s qu\u2019on les laisse faire. On part du postulat qu\u2019il faudrait moins r\u00e9fl\u00e9chir, et au bout du compte on se retrouve avec quoi ? Avec d\u2019autres pens\u00e9es, parfois plus mauvaises encore.<\/p>\n

Si tu veux t\u2019\u00e9loigner de \u00e7a, tu pourrais parler plut\u00f4t de « disponibilit\u00e9 » ou de « relative fra\u00eecheur du regard », quelque chose qui n\u2019implique pas un retour impossible \u00e0 un avant mythique.<\/p>", "content_text": " Si je cesse de me poser des questions, si je renonce \u00e0 saisir l\u2019insaisissable, la main retrouve une certaine autonomie. Cette ind\u00e9pendance tient aussi au fait de l\u00e2cher l\u2019illusion d\u2019expertise. Parler d\u2019\u00ab esprit neuf \u00bb, c\u2019est d\u00e9j\u00e0 supposer qu\u2019on aurait perdu une spontan\u00e9it\u00e9 en chemin. Mais peut-on vraiment retrouver quelque chose de cet ordre ? Cette notion d\u2019esprit neuf fr\u00f4le vite l\u2019id\u00e9e de puret\u00e9, et c\u2019est l\u00e0 qu\u2019elle devient suspecte. Les mots fabriquent des th\u00e9ories d\u00e8s qu\u2019on les laisse faire. On part du postulat qu\u2019il faudrait moins r\u00e9fl\u00e9chir, et au bout du compte on se retrouve avec quoi ? Avec d\u2019autres pens\u00e9es, parfois plus mauvaises encore. Si tu veux t\u2019\u00e9loigner de \u00e7a, tu pourrais parler plut\u00f4t de \u00ab disponibilit\u00e9 \u00bb ou de \u00ab relative fra\u00eecheur du regard \u00bb, quelque chose qui n\u2019implique pas un retour impossible \u00e0 un avant mythique. ", "image": "https:\/\/ledibbouk.net\/IMG\/logo\/palette-2.jpg?1764307398", "tags": [] } ,{ "id": "https:\/\/ledibbouk.net\/17-juillet-2019-3660.html", "url": "https:\/\/ledibbouk.net\/17-juillet-2019-3660.html", "title": "17 juillet 2019", "date_published": "2019-07-17T15:18:00Z", "date_modified": "2025-11-27T16:18:37Z", "author": {"name": "Patrick Blanchon"}, "content_html": "

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Toute ta vie cr\u00e9atrice semble prise entre deux dangers sym\u00e9triques : le refuge dans un r\u00f4le (\u00e9crivain, artiste) qui t\u2019\u00e9loigne du r\u00e9el, et la dispersion qui te prive d\u2019identit\u00e9 reconnaissable aux yeux des autres. Le c\u0153ur de ce texte, c\u2019est la question : comment rester fid\u00e8le \u00e0 la pulsion de cr\u00e9ation (\u00e9crire, peindre) sans s\u2019en servir pour fuir sa vie, et sans se soumettre aux formes impos\u00e9es de ce que serait un “vrai” artiste ?<\/p>\n<\/blockquote>\n

Autrefois, j\u2019ai tellement envie de cr\u00e9er que je me cogne presque la t\u00eate contre les murs, et pourtant je ne fais pas grand-chose. Je passe mon temps \u00e0 penser \u00e0 ce que je pourrais \u00e9crire, \u00e0 imaginer des livres, des formes, des styles, et je reste arr\u00eat\u00e9 l\u00e0. Il faut quelques drames pour que je comprenne que la seule chose qui compte, ce n\u2019est pas l\u2019id\u00e9e de cr\u00e9er, c\u2019est le moment o\u00f9 je m\u2019y mets vraiment, seul, sans trop \u00e9couter le mental. Je commence par la page blanche. Un petit carnet Clairefontaine pos\u00e9 sur la table. Pendant des jours, je l\u2019ouvre, je regarde les lignes, j\u2019\u00e9cris la date en haut et je reste plant\u00e9 l\u00e0. Rien ne vient. Je ne sais plus quel jour \u00e7a bascule, mais je me souviens de la lassitude envers le jeune homme que je suis alors, qui tourne autour de lui-m\u00eame. Je finis par \u00e9crire de petites chroniques maladroites sur qui je suis, ce que je ressens, au jour le jour. \u00c7a pourrait devenir un journal intime, une cachette ou une prison, c\u2019est un peu les deux. Je remplis une vingtaine de carnets comme \u00e7a, \u00e0 me fabriquer un personnage d\u2019\u00e9crivain qui me sert de survie pendant les ann\u00e9es de jeunesse. Je d\u00e9cide que ma vie tourne autour de cette id\u00e9e : devenir \u00e9crivain. Sur le papier, c\u2019est joli ; en r\u00e9alit\u00e9, c\u2019est surtout pu\u00e9ril. \u00c0 force de me regarder \u00e0 travers cette image, la vie se retire : je m\u2019\u00e9loigne des choses concr\u00e8tes, des gens, des d\u00e9cisions. Je note au lieu d\u2019agir. Je traque le banal, les petits faits, pour en tirer de l\u2019effroi ou de l\u2019\u00e9merveillement \u00e0 coller sur mes pages. Et, sans m\u2019en rendre compte, je m\u2019\u00e9loigne de ma propre vie. Je noircis des piles de feuilles en plus des carnets, sous l\u2019influence de mes mod\u00e8les du moment : Carver, Henry Miller, Capote, Dosto\u00efevski, Gogol, d\u2019autres encore. J\u2019absorbe leurs fa\u00e7ons de faire, leurs constructions, j\u2019imite tant\u00f4t l\u2019un, tant\u00f4t l\u2019autre. Mon “style” personnel, je ne sais pas o\u00f9 le mettre l\u00e0-dedans ; je sens juste qu\u2019il manque quelque chose. Un jour, \u00e0 bout de me regarder tourner, je d\u00e9cide de laisser aller la main, sans me demander si c\u2019est bon ou non. Je me l\u00e8ve \u00e0 cinq heures, je bois mon caf\u00e9, je m\u2019assois \u00e0 la table, j\u2019\u00e9cris ce qui passe, sans pourquoi ni comment. Ce rendez-vous matinal me donne assez de tenue pour affronter le reste : les petits boulots, les humiliations, les joies minuscules. En parall\u00e8le, je dessine et je peins, pour me d\u00e9tendre. Je n\u2019imagine pas du tout gagner ma vie avec \u00e7a. Pour moi, le but “s\u00e9rieux”, c\u2019est une maison comme Gallimard ; la peinture reste du c\u00f4t\u00e9 du hobby. Ma premi\u00e8re \u00e9pouse commence \u00e0 fissurer ce d\u00e9cor. Un soir, elle me dit simplement : « Tu \u00e9cris sur tout, sauf sur ta vie avec moi. » Elle voit mon malaise \u00e0 vivre le quotidien, mon besoin de me r\u00e9fugier dans l\u2019id\u00e9e d\u2019\u00e9crire, dans le costume d\u2019\u00e9crivain que je n\u2019ose pas confronter au r\u00e9el : je n\u2019envoie aucun manuscrit, nulle part. Je tiens au r\u00eave, pas \u00e0 sa mise \u00e0 l\u2019\u00e9preuve. Une forme de lucidit\u00e9 veille en douce pour que je ne sois confront\u00e9 ni au refus ni \u00e0 l\u2019acceptation ; les deux m\u2019effraient autant. Un soir, apr\u00e8s une dispute de trop, en camping, j\u2019ai pr\u00e9par\u00e9 mon petit th\u00e9\u00e2tre : je mets tous mes carnets dans un feu. Je les regarde br\u00fbler, ann\u00e9es de notes r\u00e9duites en cendres, en attendant une lib\u00e9ration qui ne vient pas. Au contraire : priv\u00e9 de cette protection de papier, je deviens extr\u00eamement vuln\u00e9rable. Je refuse d\u00e9sormais de poser la moindre blessure sur une page, et c\u2019est moi qui suis \u00e0 vif. Il me faut un divorce et pas mal d\u2019ann\u00e9es pour commencer \u00e0 sourire de ce trajet. Je n\u2019ai plus envie d\u2019en pleurer. Je finis par \u00e9prouver une vraie tendresse pour ce type que j\u2019ai \u00e9t\u00e9 : falot, d\u00e9sempar\u00e9, mais tenace, presque h\u00e9ro\u00efque dans sa na\u00efvet\u00e9. Pour vivre, je me mets \u00e0 donner des cours de dessin et de peinture, apr\u00e8s un ras-le-bol massif de la com\u00e9die du salariat en entreprise. Les pinceaux n\u2019ont jamais vraiment quitt\u00e9 ma main, mais je ne les prends pas comme une affaire s\u00e9rieuse. C\u2019est pourtant eux qui me font manger. Apr\u00e8s une vie de cadre, la chute de revenus est rude ; j\u2019ai peu d\u2019\u00e9l\u00e8ves, je ne pense pas \u00e0 vendre mes tableaux, et le simple fait de transmettre me tient debout. Me r\u00eaver \u00e0 nouveau “artiste”, avec tout le folklore autour, ne me dit rien. Je continue \u00e0 peindre par plaisir, \u00e0 tester des techniques, \u00e0 passer du figuratif \u00e0 l\u2019abstrait sans plan. De temps en temps, un ami ou un parent m\u2019ach\u00e8te une toile, et c\u2019est tr\u00e8s bien comme \u00e7a. Puis notre situation change. Ma nouvelle compagne perd une partie de son travail, les revenus chutent, le loyer devient trop lourd. \u00c0 la mort de mon p\u00e8re, un h\u00e9ritage nous permet d\u2019acheter une maison, mais loin de Lyon. Je perds mes \u00e9l\u00e8ves, je me lance dans les travaux, puis je recommence \u00e0 z\u00e9ro, encore une fois, avec de nouveaux cours. L\u2019ann\u00e9e suivante, c\u2019est elle qui me pousse \u00e0 exposer : « On ne peut plus entrer dans l\u2019atelier, il faut bien que \u00e7a sorte quelque part. » Les toiles envahissent l\u2019espace, les cours ne suffisent pas, vendre des tableaux devient une \u00e9vidence. L\u00e0, je me cogne \u00e0 une autre question : celle de la coh\u00e9rence. Je n\u2019ai peint que de l\u2019h\u00e9t\u00e9roclite, je passe d\u2019un portrait \u00e0 un paysage, d\u2019une abstraction \u00e0 un expressionnisme sommaire. Je vois bien que je n\u2019arrive pas \u00e0 me tenir longtemps \u00e0 une seule id\u00e9e, \u00e0 un sujet. Mon seul fil, c\u2019est la beaut\u00e9, telle que je l\u2019entends. En expo, on m\u2019accepte quand m\u00eame. Je compense la dispersion en travaillant les accrochages : harmonies de couleur, voisinages, dialogues entre les pi\u00e8ces. \u00c7a semble suffire. Longtemps, je r\u00e9siste \u00e0 l\u2019id\u00e9e de s\u00e9rie, de motif r\u00e9p\u00e9t\u00e9. Je n\u2019aime pas les clich\u00e9s, je trouve malhonn\u00eate de refaire “le m\u00eame tableau” pour se cr\u00e9er une signature. Aujourd\u2019hui, je vois mieux ce que cette position a de confortable et de bancal. Je continue \u00e0 me dire que je ne suis pas vraiment un artiste, au sens des catalogues : je n\u2019ai pas “une” id\u00e9e forte \u00e0 d\u00e9cliner sans rel\u00e2che pour \u00eatre imm\u00e9diatement identifi\u00e9. Des id\u00e9es, j\u2019en ai beaucoup ; leur force, je n\u2019en sais rien. Ce que je vois, en revanche, c\u2019est l\u2019\u00e9troitesse du chemin que le march\u00e9 met en avant : une th\u00e8se, un concept, une ligne claire \u00e0 r\u00e9p\u00e9ter. Pour y entrer, il faudrait que je l\u00e2che encore des choses auxquelles je tiens : la tranquillit\u00e9, la joie de peindre comme un gosse, la libert\u00e9 de suivre le hasard. Me voil\u00e0 encore \u00e0 un carrefour, entre le besoin de vivre de ce que je fais et le refus de me laisser r\u00e9duire \u00e0 une \u00e9tiquette de plus.<\/p>", "content_text": " >Toute ta vie cr\u00e9atrice semble prise entre deux dangers sym\u00e9triques : le refuge dans un r\u00f4le (\u00e9crivain, artiste) qui t\u2019\u00e9loigne du r\u00e9el, et la dispersion qui te prive d\u2019identit\u00e9 reconnaissable aux yeux des autres. Le c\u0153ur de ce texte, c\u2019est la question : comment rester fid\u00e8le \u00e0 la pulsion de cr\u00e9ation (\u00e9crire, peindre) sans s\u2019en servir pour fuir sa vie, et sans se soumettre aux formes impos\u00e9es de ce que serait un \u201cvrai\u201d artiste ? Autrefois, j\u2019ai tellement envie de cr\u00e9er que je me cogne presque la t\u00eate contre les murs, et pourtant je ne fais pas grand-chose. Je passe mon temps \u00e0 penser \u00e0 ce que je pourrais \u00e9crire, \u00e0 imaginer des livres, des formes, des styles, et je reste arr\u00eat\u00e9 l\u00e0. Il faut quelques drames pour que je comprenne que la seule chose qui compte, ce n\u2019est pas l\u2019id\u00e9e de cr\u00e9er, c\u2019est le moment o\u00f9 je m\u2019y mets vraiment, seul, sans trop \u00e9couter le mental. Je commence par la page blanche. Un petit carnet Clairefontaine pos\u00e9 sur la table. Pendant des jours, je l\u2019ouvre, je regarde les lignes, j\u2019\u00e9cris la date en haut et je reste plant\u00e9 l\u00e0. Rien ne vient. Je ne sais plus quel jour \u00e7a bascule, mais je me souviens de la lassitude envers le jeune homme que je suis alors, qui tourne autour de lui-m\u00eame. Je finis par \u00e9crire de petites chroniques maladroites sur qui je suis, ce que je ressens, au jour le jour. \u00c7a pourrait devenir un journal intime, une cachette ou une prison, c\u2019est un peu les deux. Je remplis une vingtaine de carnets comme \u00e7a, \u00e0 me fabriquer un personnage d\u2019\u00e9crivain qui me sert de survie pendant les ann\u00e9es de jeunesse. Je d\u00e9cide que ma vie tourne autour de cette id\u00e9e : devenir \u00e9crivain. Sur le papier, c\u2019est joli ; en r\u00e9alit\u00e9, c\u2019est surtout pu\u00e9ril. \u00c0 force de me regarder \u00e0 travers cette image, la vie se retire : je m\u2019\u00e9loigne des choses concr\u00e8tes, des gens, des d\u00e9cisions. Je note au lieu d\u2019agir. Je traque le banal, les petits faits, pour en tirer de l\u2019effroi ou de l\u2019\u00e9merveillement \u00e0 coller sur mes pages. Et, sans m\u2019en rendre compte, je m\u2019\u00e9loigne de ma propre vie. Je noircis des piles de feuilles en plus des carnets, sous l\u2019influence de mes mod\u00e8les du moment : Carver, Henry Miller, Capote, Dosto\u00efevski, Gogol, d\u2019autres encore. J\u2019absorbe leurs fa\u00e7ons de faire, leurs constructions, j\u2019imite tant\u00f4t l\u2019un, tant\u00f4t l\u2019autre. Mon \u201cstyle\u201d personnel, je ne sais pas o\u00f9 le mettre l\u00e0-dedans ; je sens juste qu\u2019il manque quelque chose. Un jour, \u00e0 bout de me regarder tourner, je d\u00e9cide de laisser aller la main, sans me demander si c\u2019est bon ou non. Je me l\u00e8ve \u00e0 cinq heures, je bois mon caf\u00e9, je m\u2019assois \u00e0 la table, j\u2019\u00e9cris ce qui passe, sans pourquoi ni comment. Ce rendez-vous matinal me donne assez de tenue pour affronter le reste : les petits boulots, les humiliations, les joies minuscules. En parall\u00e8le, je dessine et je peins, pour me d\u00e9tendre. Je n\u2019imagine pas du tout gagner ma vie avec \u00e7a. Pour moi, le but \u201cs\u00e9rieux\u201d, c\u2019est une maison comme Gallimard ; la peinture reste du c\u00f4t\u00e9 du hobby. Ma premi\u00e8re \u00e9pouse commence \u00e0 fissurer ce d\u00e9cor. Un soir, elle me dit simplement : \u00ab Tu \u00e9cris sur tout, sauf sur ta vie avec moi. \u00bb Elle voit mon malaise \u00e0 vivre le quotidien, mon besoin de me r\u00e9fugier dans l\u2019id\u00e9e d\u2019\u00e9crire, dans le costume d\u2019\u00e9crivain que je n\u2019ose pas confronter au r\u00e9el : je n\u2019envoie aucun manuscrit, nulle part. Je tiens au r\u00eave, pas \u00e0 sa mise \u00e0 l\u2019\u00e9preuve. Une forme de lucidit\u00e9 veille en douce pour que je ne sois confront\u00e9 ni au refus ni \u00e0 l\u2019acceptation ; les deux m\u2019effraient autant. Un soir, apr\u00e8s une dispute de trop, en camping, j\u2019ai pr\u00e9par\u00e9 mon petit th\u00e9\u00e2tre : je mets tous mes carnets dans un feu. Je les regarde br\u00fbler, ann\u00e9es de notes r\u00e9duites en cendres, en attendant une lib\u00e9ration qui ne vient pas. Au contraire : priv\u00e9 de cette protection de papier, je deviens extr\u00eamement vuln\u00e9rable. Je refuse d\u00e9sormais de poser la moindre blessure sur une page, et c\u2019est moi qui suis \u00e0 vif. Il me faut un divorce et pas mal d\u2019ann\u00e9es pour commencer \u00e0 sourire de ce trajet. Je n\u2019ai plus envie d\u2019en pleurer. Je finis par \u00e9prouver une vraie tendresse pour ce type que j\u2019ai \u00e9t\u00e9 : falot, d\u00e9sempar\u00e9, mais tenace, presque h\u00e9ro\u00efque dans sa na\u00efvet\u00e9. Pour vivre, je me mets \u00e0 donner des cours de dessin et de peinture, apr\u00e8s un ras-le-bol massif de la com\u00e9die du salariat en entreprise. Les pinceaux n\u2019ont jamais vraiment quitt\u00e9 ma main, mais je ne les prends pas comme une affaire s\u00e9rieuse. C\u2019est pourtant eux qui me font manger. Apr\u00e8s une vie de cadre, la chute de revenus est rude ; j\u2019ai peu d\u2019\u00e9l\u00e8ves, je ne pense pas \u00e0 vendre mes tableaux, et le simple fait de transmettre me tient debout. Me r\u00eaver \u00e0 nouveau \u201cartiste\u201d, avec tout le folklore autour, ne me dit rien. Je continue \u00e0 peindre par plaisir, \u00e0 tester des techniques, \u00e0 passer du figuratif \u00e0 l\u2019abstrait sans plan. De temps en temps, un ami ou un parent m\u2019ach\u00e8te une toile, et c\u2019est tr\u00e8s bien comme \u00e7a. Puis notre situation change. Ma nouvelle compagne perd une partie de son travail, les revenus chutent, le loyer devient trop lourd. \u00c0 la mort de mon p\u00e8re, un h\u00e9ritage nous permet d\u2019acheter une maison, mais loin de Lyon. Je perds mes \u00e9l\u00e8ves, je me lance dans les travaux, puis je recommence \u00e0 z\u00e9ro, encore une fois, avec de nouveaux cours. L\u2019ann\u00e9e suivante, c\u2019est elle qui me pousse \u00e0 exposer : \u00ab On ne peut plus entrer dans l\u2019atelier, il faut bien que \u00e7a sorte quelque part. \u00bb Les toiles envahissent l\u2019espace, les cours ne suffisent pas, vendre des tableaux devient une \u00e9vidence. L\u00e0, je me cogne \u00e0 une autre question : celle de la coh\u00e9rence. Je n\u2019ai peint que de l\u2019h\u00e9t\u00e9roclite, je passe d\u2019un portrait \u00e0 un paysage, d\u2019une abstraction \u00e0 un expressionnisme sommaire. Je vois bien que je n\u2019arrive pas \u00e0 me tenir longtemps \u00e0 une seule id\u00e9e, \u00e0 un sujet. Mon seul fil, c\u2019est la beaut\u00e9, telle que je l\u2019entends. En expo, on m\u2019accepte quand m\u00eame. Je compense la dispersion en travaillant les accrochages : harmonies de couleur, voisinages, dialogues entre les pi\u00e8ces. \u00c7a semble suffire. Longtemps, je r\u00e9siste \u00e0 l\u2019id\u00e9e de s\u00e9rie, de motif r\u00e9p\u00e9t\u00e9. Je n\u2019aime pas les clich\u00e9s, je trouve malhonn\u00eate de refaire \u201cle m\u00eame tableau\u201d pour se cr\u00e9er une signature. Aujourd\u2019hui, je vois mieux ce que cette position a de confortable et de bancal. Je continue \u00e0 me dire que je ne suis pas vraiment un artiste, au sens des catalogues : je n\u2019ai pas \u201cune\u201d id\u00e9e forte \u00e0 d\u00e9cliner sans rel\u00e2che pour \u00eatre imm\u00e9diatement identifi\u00e9. Des id\u00e9es, j\u2019en ai beaucoup ; leur force, je n\u2019en sais rien. Ce que je vois, en revanche, c\u2019est l\u2019\u00e9troitesse du chemin que le march\u00e9 met en avant : une th\u00e8se, un concept, une ligne claire \u00e0 r\u00e9p\u00e9ter. Pour y entrer, il faudrait que je l\u00e2che encore des choses auxquelles je tiens : la tranquillit\u00e9, la joie de peindre comme un gosse, la libert\u00e9 de suivre le hasard. Me voil\u00e0 encore \u00e0 un carrefour, entre le besoin de vivre de ce que je fais et le refus de me laisser r\u00e9duire \u00e0 une \u00e9tiquette de plus. ", "image": "https:\/\/ledibbouk.net\/IMG\/logo\/img_20190305_091438.jpg?1764260301", "tags": [] } ,{ "id": "https:\/\/ledibbouk.net\/16-juillet-2019.html", "url": "https:\/\/ledibbouk.net\/16-juillet-2019.html", "title": "16 juillet 2019", "date_published": "2019-07-16T07:42:00Z", "date_modified": "2025-11-27T08:42:24Z", "author": {"name": "Patrick Blanchon"}, "content_html": "

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tu essaies de dire que la vraie r\u00e9ponse \u00e0 l\u2019\u00e9v\u00e9nement n\u2019est ni le bavardage d\u00e9fensif, ni le grand concept, mais une attention \u00e0 de tr\u00e8s petites choses (lueur, sourire) qui laissent le myst\u00e8re entier au lieu de le remplir.<\/p>\n<\/blockquote>\n

Face \u00e0 ce qui arrive, les pens\u00e9es partent au quart de tour. Les phrases se dressent comme des boucliers : expliquer, commenter, relativiser, tout ce qu\u2019il faut pour recouvrir la fente qui vient de s\u2019ouvrir et qu\u2019on sent pr\u00eate \u00e0 nous avaler. Pourtant, au tout d\u00e9but, avant le commentaire, il y a ce moment nu o\u00f9 l\u2019on ne sait pas encore quoi dire ni comment se tenir. On traverse alors une zone de g\u00eane \u00e0 vif qui peut basculer aussi bien vers l\u2019insupportable que vers une forme de paix brute. Tenir ce milieu-l\u00e0, non comme une forteresse mais comme une ouverture, demande du temps, des ratages, des reprises, jusqu\u2019\u00e0 comprendre que “victoire” et “\u00e9chec” ne sont que deux noms pos\u00e9s sur la m\u00eame secousse. C\u2019est peut-\u00eatre ce que le po\u00e8te appelait le “bel imm\u00e9diat” : un instant o\u00f9 la pens\u00e9e l\u00e2che prise, coule un peu, puis revient \u00e0 la surface, moins compliqu\u00e9e, plus claire. Parfois, \u00e7a tient \u00e0 presque rien : une lumi\u00e8re sur un mur au petit matin, une couleur de ciel juste avant la nuit, un bruit de pas dans l\u2019escalier, un sourire aper\u00e7u et aussit\u00f4t perdu. Des d\u00e9tails qui ne r\u00e9solvent rien, qui n\u2019expliquent rien, mais qui emp\u00eachent de se refermer compl\u00e8tement. On ne sait pas tr\u00e8s bien d\u2019o\u00f9 \u00e7a vient ni pourquoi \u00e7a nous touche l\u00e0, \u00e0 ce moment pr\u00e9cis. On sait seulement que, pendant quelques secondes, on n\u2019a plus besoin de se prot\u00e9ger avec des mots.<\/p>\n

compression<\/strong><\/p>\n

Quand quelque chose nous tombe dessus, les phrases arrivent avant nous. Elles servent de bouclier pour masquer la faille qui s\u2019ouvre. Si on tient un peu, il reste un court moment nu, ni supportable ni insupportable, juste ouvert. C\u2019est l\u00e0 que la pens\u00e9e d\u00e9croche et revient autrement, plus simple. Parfois, il suffit d\u2019une lumi\u00e8re, d\u2019un bout de ciel, d\u2019un sourire retrouv\u00e9 sans raison. On ne comprend pas, mais on respire \u00e0 nouveau, sans commentaire.<\/p>", "content_text": " >tu essaies de dire que la vraie r\u00e9ponse \u00e0 l\u2019\u00e9v\u00e9nement n\u2019est ni le bavardage d\u00e9fensif, ni le grand concept, mais une attention \u00e0 de tr\u00e8s petites choses (lueur, sourire) qui laissent le myst\u00e8re entier au lieu de le remplir. Face \u00e0 ce qui arrive, les pens\u00e9es partent au quart de tour. Les phrases se dressent comme des boucliers : expliquer, commenter, relativiser, tout ce qu\u2019il faut pour recouvrir la fente qui vient de s\u2019ouvrir et qu\u2019on sent pr\u00eate \u00e0 nous avaler. Pourtant, au tout d\u00e9but, avant le commentaire, il y a ce moment nu o\u00f9 l\u2019on ne sait pas encore quoi dire ni comment se tenir. On traverse alors une zone de g\u00eane \u00e0 vif qui peut basculer aussi bien vers l\u2019insupportable que vers une forme de paix brute. Tenir ce milieu-l\u00e0, non comme une forteresse mais comme une ouverture, demande du temps, des ratages, des reprises, jusqu\u2019\u00e0 comprendre que \u201cvictoire\u201d et \u201c\u00e9chec\u201d ne sont que deux noms pos\u00e9s sur la m\u00eame secousse. C\u2019est peut-\u00eatre ce que le po\u00e8te appelait le \u201cbel imm\u00e9diat\u201d : un instant o\u00f9 la pens\u00e9e l\u00e2che prise, coule un peu, puis revient \u00e0 la surface, moins compliqu\u00e9e, plus claire. Parfois, \u00e7a tient \u00e0 presque rien : une lumi\u00e8re sur un mur au petit matin, une couleur de ciel juste avant la nuit, un bruit de pas dans l\u2019escalier, un sourire aper\u00e7u et aussit\u00f4t perdu. Des d\u00e9tails qui ne r\u00e9solvent rien, qui n\u2019expliquent rien, mais qui emp\u00eachent de se refermer compl\u00e8tement. On ne sait pas tr\u00e8s bien d\u2019o\u00f9 \u00e7a vient ni pourquoi \u00e7a nous touche l\u00e0, \u00e0 ce moment pr\u00e9cis. On sait seulement que, pendant quelques secondes, on n\u2019a plus besoin de se prot\u00e9ger avec des mots. **compression** Quand quelque chose nous tombe dessus, les phrases arrivent avant nous. Elles servent de bouclier pour masquer la faille qui s\u2019ouvre. Si on tient un peu, il reste un court moment nu, ni supportable ni insupportable, juste ouvert. C\u2019est l\u00e0 que la pens\u00e9e d\u00e9croche et revient autrement, plus simple. Parfois, il suffit d\u2019une lumi\u00e8re, d\u2019un bout de ciel, d\u2019un sourire retrouv\u00e9 sans raison. On ne comprend pas, mais on respire \u00e0 nouveau, sans commentaire. ", "image": "https:\/\/ledibbouk.net\/IMG\/logo\/img_20180827_093645.webp?1764232926", "tags": [] } ,{ "id": "https:\/\/ledibbouk.net\/15-juillet-2019.html", "url": "https:\/\/ledibbouk.net\/15-juillet-2019.html", "title": "15 juillet 2019", "date_published": "2019-07-15T07:36:00Z", "date_modified": "2025-11-27T08:38:49Z", "author": {"name": "Patrick Blanchon"}, "content_html": "

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le texte ne parle pas du film d\u2019horreur mais de la sc\u00e8ne familiale comme film d\u2019horreur discret : m\u00e8re double, tableau “authentique” qui masque, enfant qui ne peut ni parler ni hurler et qui trouve une seule action possible — attaquer l\u2019image qu\u2019elle a fabriqu\u00e9e. La BD finale, c\u2019est son propre montage, \u00e0 lui.<\/p>\n<\/blockquote>\n

Quand la m\u00e8re rentra, elle posa la main sur les cheveux de l\u2019enfant et lui demanda s\u2019il avait bien appris ses le\u00e7ons pour le lendemain. Elle ajouta qu\u2019il fallait travailler s\u00e9rieusement \u00e0 l\u2019\u00e9cole, et lui, au lieu de r\u00e9pondre, regarda l\u2019horloge au mur de la cuisine : la grande aiguille rejoignait la petite, il \u00e9tait exactement 19 h. Le p\u00e8re ne reviendrait pas, il \u00e9tait “dans le Nord, en tourn\u00e9e”, et par la fen\u00eatre la nuit avalait d\u00e9j\u00e0 les collines, les champs de luzerne, le vieux cerisier au fond du jardin. L\u2019enfant se r\u00e9jouit en silence : pas de marche jusqu\u2019\u00e0 la ferme, pas de pot \u00e0 lait \u00e0 porter dans le noir. Apr\u00e8s la soupe aux p\u00e2tes, trop fade, il d\u00e9barrassa la table, empila les assiettes et les verres dans l\u2019\u00e9vier de porcelaine, puis glissa vers le salon o\u00f9 la m\u00e8re s\u2019\u00e9tait allong\u00e9e sur le canap\u00e9. \u00c0 la t\u00e9l\u00e9, un g\u00e9n\u00e9rique tournait ; il s\u2019attarda pr\u00e8s d\u2019elle, se fit c\u00e2lin, pour gagner quelques minutes. Quand le p\u00e8re n\u2019\u00e9tait pas l\u00e0, il arrivait qu\u2019on le laisse veiller un peu. Sinon, c\u2019\u00e9tait la lampe de poche sous le drap et les bandes dessin\u00e9es lues en cachette. Les premiers zombies apparurent derri\u00e8re les vitres de la maison du film. Un visage gris, mang\u00e9, un regard vide coll\u00e9 \u00e0 la fen\u00eatre. L\u2019enfant sentit son ventre se contracter, sa gorge se bloquer. Il aurait voulu crier mais rien ne vint. Il chercha la m\u00e8re du regard. Elle tenait une cigarette au coin des l\u00e8vres et \u00e9talait du vernis rouge sur ses ongles de pied, concentr\u00e9e sur la courbe du pinceau. En remarquant sa p\u00e2leur, elle souffla que ce n\u2019\u00e9tait que du cin\u00e9ma et qu\u2019il \u00e9tait l\u2019heure d\u2019aller se coucher. Dans sa chambre, au-dessus du lit, un sous-bois en automne occupait tout un pan de mur. C\u2019\u00e9tait une huile que la m\u00e8re avait peinte quelques mois plus t\u00f4t et rel\u00e9gu\u00e9e l\u00e0 faute de place dans le salon ou la chambre conjugale. Pour lui donner l\u2019air ancien, elle avait pass\u00e9 un vernis \u00e0 craquel\u00e9 qui dessinait une toile d\u2019araign\u00e9e fine \u00e0 la surface. L\u2019enfant resta un moment \u00e0 fixer cette for\u00eat immobile. Sans trop savoir ce qu\u2019il faisait, il prit la grande paire de ciseaux pos\u00e9e sur le bureau, tira une chaise pr\u00e8s du mur et se hissa dessus. Avec un soin appliqu\u00e9, il fendit la toile en longues entailles horizontales, puis verticales, jusqu\u2019\u00e0 ce que le sous-bois se transforme en quadrillage de chair pendante. Quand il eut fini, il reposa les ciseaux, descendit de la chaise, attrapa son album de bandes dessin\u00e9es pr\u00e9f\u00e9r\u00e9, construisit une petite tente avec le polochon et l\u2019oreiller, alluma la lampe de poche et se glissa dessous. Le bruit de la t\u00e9l\u00e9, au loin, devenait sourd. Entre les cases en noir et blanc, il retrouva enfin une histoire qu\u2019il pouvait supporter.<\/p>\n

compression<\/strong><\/p>\n

La m\u00e8re revient, parle d\u2019\u00e9cole, l\u2019horloge marque 19 h, le p\u00e8re est loin, la nuit tombe sur le cerisier et les champs. L\u2019enfant mange sa soupe, d\u00e9barrasse, rejoint le salon. \u00c0 la t\u00e9l\u00e9, un film de zombies commence ; un visage pourri sur une vitre le t\u00e9tanise. \u00c0 c\u00f4t\u00e9, la m\u00e8re fume et se peint les ongles de pied, lui assure que “ce n\u2019est que du cin\u00e9ma” et l\u2019envoie se coucher. Dans sa chambre, un grand tableau de sous-bois peint par elle occupe le mur. Il prend les ciseaux, grimpe sur une chaise et lac\u00e8re la toile en croix, patiemment. Puis il se fait une tente avec les oreillers, allume la lampe de poche, ouvre sa bande dessin\u00e9e : une autre histoire prend la place de celle de la t\u00e9l\u00e9.<\/p>", "content_text": " >le texte ne parle pas du film d\u2019horreur mais de la sc\u00e8ne familiale comme film d\u2019horreur discret : m\u00e8re double, tableau \u201cauthentique\u201d qui masque, enfant qui ne peut ni parler ni hurler et qui trouve une seule action possible \u2014 attaquer l\u2019image qu\u2019elle a fabriqu\u00e9e. La BD finale, c\u2019est son propre montage, \u00e0 lui. Quand la m\u00e8re rentra, elle posa la main sur les cheveux de l\u2019enfant et lui demanda s\u2019il avait bien appris ses le\u00e7ons pour le lendemain. Elle ajouta qu\u2019il fallait travailler s\u00e9rieusement \u00e0 l\u2019\u00e9cole, et lui, au lieu de r\u00e9pondre, regarda l\u2019horloge au mur de la cuisine : la grande aiguille rejoignait la petite, il \u00e9tait exactement 19 h. Le p\u00e8re ne reviendrait pas, il \u00e9tait \u201cdans le Nord, en tourn\u00e9e\u201d, et par la fen\u00eatre la nuit avalait d\u00e9j\u00e0 les collines, les champs de luzerne, le vieux cerisier au fond du jardin. L\u2019enfant se r\u00e9jouit en silence : pas de marche jusqu\u2019\u00e0 la ferme, pas de pot \u00e0 lait \u00e0 porter dans le noir. Apr\u00e8s la soupe aux p\u00e2tes, trop fade, il d\u00e9barrassa la table, empila les assiettes et les verres dans l\u2019\u00e9vier de porcelaine, puis glissa vers le salon o\u00f9 la m\u00e8re s\u2019\u00e9tait allong\u00e9e sur le canap\u00e9. \u00c0 la t\u00e9l\u00e9, un g\u00e9n\u00e9rique tournait ; il s\u2019attarda pr\u00e8s d\u2019elle, se fit c\u00e2lin, pour gagner quelques minutes. Quand le p\u00e8re n\u2019\u00e9tait pas l\u00e0, il arrivait qu\u2019on le laisse veiller un peu. Sinon, c\u2019\u00e9tait la lampe de poche sous le drap et les bandes dessin\u00e9es lues en cachette. Les premiers zombies apparurent derri\u00e8re les vitres de la maison du film. Un visage gris, mang\u00e9, un regard vide coll\u00e9 \u00e0 la fen\u00eatre. L\u2019enfant sentit son ventre se contracter, sa gorge se bloquer. Il aurait voulu crier mais rien ne vint. Il chercha la m\u00e8re du regard. Elle tenait une cigarette au coin des l\u00e8vres et \u00e9talait du vernis rouge sur ses ongles de pied, concentr\u00e9e sur la courbe du pinceau. En remarquant sa p\u00e2leur, elle souffla que ce n\u2019\u00e9tait que du cin\u00e9ma et qu\u2019il \u00e9tait l\u2019heure d\u2019aller se coucher. Dans sa chambre, au-dessus du lit, un sous-bois en automne occupait tout un pan de mur. C\u2019\u00e9tait une huile que la m\u00e8re avait peinte quelques mois plus t\u00f4t et rel\u00e9gu\u00e9e l\u00e0 faute de place dans le salon ou la chambre conjugale. Pour lui donner l\u2019air ancien, elle avait pass\u00e9 un vernis \u00e0 craquel\u00e9 qui dessinait une toile d\u2019araign\u00e9e fine \u00e0 la surface. L\u2019enfant resta un moment \u00e0 fixer cette for\u00eat immobile. Sans trop savoir ce qu\u2019il faisait, il prit la grande paire de ciseaux pos\u00e9e sur le bureau, tira une chaise pr\u00e8s du mur et se hissa dessus. Avec un soin appliqu\u00e9, il fendit la toile en longues entailles horizontales, puis verticales, jusqu\u2019\u00e0 ce que le sous-bois se transforme en quadrillage de chair pendante. Quand il eut fini, il reposa les ciseaux, descendit de la chaise, attrapa son album de bandes dessin\u00e9es pr\u00e9f\u00e9r\u00e9, construisit une petite tente avec le polochon et l\u2019oreiller, alluma la lampe de poche et se glissa dessous. Le bruit de la t\u00e9l\u00e9, au loin, devenait sourd. Entre les cases en noir et blanc, il retrouva enfin une histoire qu\u2019il pouvait supporter. **compression** La m\u00e8re revient, parle d\u2019\u00e9cole, l\u2019horloge marque 19 h, le p\u00e8re est loin, la nuit tombe sur le cerisier et les champs. L\u2019enfant mange sa soupe, d\u00e9barrasse, rejoint le salon. \u00c0 la t\u00e9l\u00e9, un film de zombies commence ; un visage pourri sur une vitre le t\u00e9tanise. \u00c0 c\u00f4t\u00e9, la m\u00e8re fume et se peint les ongles de pied, lui assure que \u201cce n\u2019est que du cin\u00e9ma\u201d et l\u2019envoie se coucher. Dans sa chambre, un grand tableau de sous-bois peint par elle occupe le mur. Il prend les ciseaux, grimpe sur une chaise et lac\u00e8re la toile en croix, patiemment. Puis il se fait une tente avec les oreillers, allume la lampe de poche, ouvre sa bande dessin\u00e9e : une autre histoire prend la place de celle de la t\u00e9l\u00e9. 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tant qu\u2019on r\u00e9p\u00e8te selon les cat\u00e9gories des autres (morale, march\u00e9 de l\u2019art, id\u00e9e re\u00e7ue de l\u2019artiste “authentique”), on reste prisonnier du m\u00eame couple plaisir\/douleur. Le vrai travail commence quand on assume de d\u00e9finir pour soi ce qui est ordre, d\u00e9sordre, utile, g\u00e2chis. \u00c0 partir de l\u00e0, la r\u00e9p\u00e9tition cesse d\u2019\u00eatre une prison pour devenir une pratique choisie.<\/p>\n<\/blockquote>\n

Face aux \u00e9v\u00e9nements, on n\u2019a pas de prise sur grand-chose, mais on a au moins celle-l\u00e0 : la fa\u00e7on dont on r\u00e9agit. Sur le moment, \u00e7a ne se voit pas. Les r\u00e9flexes prennent la main : habitudes, morale du jour, politiquement correct, peur de d\u00e9plaire ou de souffrir. On se croit libre et on rejoue toujours le m\u00eame couple “plaisir-douleur” : chercher ce qui rassure, fuir ce qui blesse. C\u2019est de l\u00e0 que na\u00eet la r\u00e9p\u00e9tition, celle qui nous enferme. \u00c0 force, on s\u2019emp\u00eatre dans les m\u00eames sc\u00e9narios, et quand on s\u2019en aper\u00e7oit, il faut un effort consid\u00e9rable pour se fabriquer d\u2019autres r\u00e9flexes, d\u2019autres fa\u00e7ons d\u2019encaisser. En art, on valorise au contraire une certaine forme de r\u00e9p\u00e9tition. On appelle \u00e7a coh\u00e9rence, fid\u00e9lit\u00e9 \u00e0 une voie, “\u00e9criture” personnelle. Le public reconna\u00eet un peintre ou un sculpteur \u00e0 ce qu\u2019il retrouve d\u2019une exposition \u00e0 l\u2019autre : les m\u00eames motifs, les m\u00eames obsessions, les m\u00eames couleurs. La r\u00e9p\u00e9tition devient alors un signe de focalisation, une mani\u00e8re de lutter contre la dispersion qui guette tous les gens un peu cr\u00e9atifs. La dispersion, elle, produit un sentiment plus ambigu : on peut la trouver merveilleuse, ouverte, mais aussi effrayante, parce qu\u2019elle donne l\u2019impression de perdre toute forme, tout rep\u00e8re. Il est tentant de la ranger du c\u00f4t\u00e9 du d\u00e9sordre, du chaos, contre tout ce qu\u2019on nous a appris \u00e0 appeler “harmonie” depuis l\u2019enfance. Il y a l\u00e0 quelque chose qui ressemble \u00e0 ce qui se passe en analyse. Revenir sans cesse sur le m\u00eame \u00e9v\u00e9nement, le raconter encore et encore, ce n\u2019est pas seulement tourner en rond : \u00e0 force de le revoir sous diff\u00e9rents angles, on finit par devenir un peu plus lucide sur son poids r\u00e9el, sur ce qu\u2019il d\u00e9clenche en nous. L\u2019\u00e9v\u00e9nement ne change pas, mais la fa\u00e7on de le regarder, oui. En peinture, c\u2019est pareil : ce n\u2019est pas tant le “th\u00e8me” qui compte que la mani\u00e8re dont on continue \u00e0 se pr\u00e9senter devant lui, \u00e0 accepter qu\u2019il nous travaille. Philosophie et atelier inventent chacun leurs cat\u00e9gories, leurs s\u00e9ries, pour se justifier. On s\u2019en sert pour distinguer le “dilettante” de l\u2019artiste s\u00e9rieux, l\u2019\u0153uvre “aboutie” du simple essai. Cette grille repose pourtant sur les m\u00eames oppositions us\u00e9es : utile \/ g\u00e2chis, ordre \/ d\u00e9sordre, s\u00e9rieux \/ jeu, plaisir \/ douleur. Plus on s\u2019acharne \u00e0 aller vers l\u2019utile, plus l\u2019inutile trouve des chemins pour s\u2019imposer ; plus on cherche l\u2019ordre, plus le d\u00e9sordre se rappelle \u00e0 nous. On veut \u00eatre irr\u00e9prochable, et c\u2019est l\u00e0 que nos d\u00e9mons se mettent \u00e0 parler le plus fort. Tant qu\u2019on ne s\u2019est pas coltin\u00e9 ces mots avec sa propre exp\u00e9rience — ce qui est vraiment ordre ou chaos pour moi, ce que je trouve beau ou laid, l\u00e0 o\u00f9 je vois du bien ou du mal — on ne fait que manipuler des clich\u00e9s. Le travail commence quand on cesse de prendre ces cat\u00e9gories au pied de la lettre, quand on accepte que la r\u00e9p\u00e9tition ne soit ni un vice ni une vertu en soi, mais un outil entre nos mains. \u00c0 partir de l\u00e0, ce n\u2019est plus le couple plaisir-douleur qui commande, c\u2019est autre chose, plus calme, qui ressemble peut-\u00eatre \u00e0 une joie discr\u00e8te : celle de voir qu\u2019on n\u2019est plus oblig\u00e9 de r\u00e9p\u00e9ter sans savoir pourquoi.<\/p>\n

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Nous r\u00e9agissons le plus souvent en pilote automatique : chercher le confort, \u00e9viter la douleur. De l\u00e0 na\u00eet la r\u00e9p\u00e9tition qui nous enferme. En art, on encense une autre r\u00e9p\u00e9tition : celle des motifs, des s\u00e9ries, des obsessions qui font “signature” et rassurent le public. Entre ces deux p\u00f4les, dispersion et focalisation se r\u00e9pondent : la premi\u00e8re fait peur, la seconde peut tourner \u00e0 la manie. Comme en analyse, ce n\u2019est pas l\u2019\u00e9v\u00e9nement qui change mais la fa\u00e7on d\u2019y revenir. Tant qu\u2019on pense avec les cat\u00e9gories des autres — ordre \/ d\u00e9sordre, utile \/ g\u00e2chis, s\u00e9rieux \/ dilettante — on ne fait que rejouer le m\u00eame sc\u00e9nario plaisir-douleur sous un autre nom. Le vrai travail commence quand on se forge ses propres d\u00e9finitions et qu\u2019on utilise la r\u00e9p\u00e9tition comme un choix, pas comme une contrainte. Alors, au lieu de chercher \u00e0 tout prix \u00e0 \u00e9viter la souffrance ou \u00e0 accumuler le plaisir, on commence simplement \u00e0 voir plus clair dans ce qu\u2019on fait.<\/p>", "content_text": " >tant qu\u2019on r\u00e9p\u00e8te selon les cat\u00e9gories des autres (morale, march\u00e9 de l\u2019art, id\u00e9e re\u00e7ue de l\u2019artiste \u201cauthentique\u201d), on reste prisonnier du m\u00eame couple plaisir\/douleur. Le vrai travail commence quand on assume de d\u00e9finir pour soi ce qui est ordre, d\u00e9sordre, utile, g\u00e2chis. \u00c0 partir de l\u00e0, la r\u00e9p\u00e9tition cesse d\u2019\u00eatre une prison pour devenir une pratique choisie. Face aux \u00e9v\u00e9nements, on n\u2019a pas de prise sur grand-chose, mais on a au moins celle-l\u00e0 : la fa\u00e7on dont on r\u00e9agit. Sur le moment, \u00e7a ne se voit pas. Les r\u00e9flexes prennent la main : habitudes, morale du jour, politiquement correct, peur de d\u00e9plaire ou de souffrir. On se croit libre et on rejoue toujours le m\u00eame couple \u201cplaisir-douleur\u201d : chercher ce qui rassure, fuir ce qui blesse. C\u2019est de l\u00e0 que na\u00eet la r\u00e9p\u00e9tition, celle qui nous enferme. \u00c0 force, on s\u2019emp\u00eatre dans les m\u00eames sc\u00e9narios, et quand on s\u2019en aper\u00e7oit, il faut un effort consid\u00e9rable pour se fabriquer d\u2019autres r\u00e9flexes, d\u2019autres fa\u00e7ons d\u2019encaisser. En art, on valorise au contraire une certaine forme de r\u00e9p\u00e9tition. On appelle \u00e7a coh\u00e9rence, fid\u00e9lit\u00e9 \u00e0 une voie, \u201c\u00e9criture\u201d personnelle. Le public reconna\u00eet un peintre ou un sculpteur \u00e0 ce qu\u2019il retrouve d\u2019une exposition \u00e0 l\u2019autre : les m\u00eames motifs, les m\u00eames obsessions, les m\u00eames couleurs. La r\u00e9p\u00e9tition devient alors un signe de focalisation, une mani\u00e8re de lutter contre la dispersion qui guette tous les gens un peu cr\u00e9atifs. La dispersion, elle, produit un sentiment plus ambigu : on peut la trouver merveilleuse, ouverte, mais aussi effrayante, parce qu\u2019elle donne l\u2019impression de perdre toute forme, tout rep\u00e8re. Il est tentant de la ranger du c\u00f4t\u00e9 du d\u00e9sordre, du chaos, contre tout ce qu\u2019on nous a appris \u00e0 appeler \u201charmonie\u201d depuis l\u2019enfance. Il y a l\u00e0 quelque chose qui ressemble \u00e0 ce qui se passe en analyse. Revenir sans cesse sur le m\u00eame \u00e9v\u00e9nement, le raconter encore et encore, ce n\u2019est pas seulement tourner en rond : \u00e0 force de le revoir sous diff\u00e9rents angles, on finit par devenir un peu plus lucide sur son poids r\u00e9el, sur ce qu\u2019il d\u00e9clenche en nous. L\u2019\u00e9v\u00e9nement ne change pas, mais la fa\u00e7on de le regarder, oui. En peinture, c\u2019est pareil : ce n\u2019est pas tant le \u201cth\u00e8me\u201d qui compte que la mani\u00e8re dont on continue \u00e0 se pr\u00e9senter devant lui, \u00e0 accepter qu\u2019il nous travaille. Philosophie et atelier inventent chacun leurs cat\u00e9gories, leurs s\u00e9ries, pour se justifier. On s\u2019en sert pour distinguer le \u201cdilettante\u201d de l\u2019artiste s\u00e9rieux, l\u2019\u0153uvre \u201caboutie\u201d du simple essai. Cette grille repose pourtant sur les m\u00eames oppositions us\u00e9es : utile \/ g\u00e2chis, ordre \/ d\u00e9sordre, s\u00e9rieux \/ jeu, plaisir \/ douleur. Plus on s\u2019acharne \u00e0 aller vers l\u2019utile, plus l\u2019inutile trouve des chemins pour s\u2019imposer ; plus on cherche l\u2019ordre, plus le d\u00e9sordre se rappelle \u00e0 nous. On veut \u00eatre irr\u00e9prochable, et c\u2019est l\u00e0 que nos d\u00e9mons se mettent \u00e0 parler le plus fort. Tant qu\u2019on ne s\u2019est pas coltin\u00e9 ces mots avec sa propre exp\u00e9rience \u2014 ce qui est vraiment ordre ou chaos pour moi, ce que je trouve beau ou laid, l\u00e0 o\u00f9 je vois du bien ou du mal \u2014 on ne fait que manipuler des clich\u00e9s. Le travail commence quand on cesse de prendre ces cat\u00e9gories au pied de la lettre, quand on accepte que la r\u00e9p\u00e9tition ne soit ni un vice ni une vertu en soi, mais un outil entre nos mains. \u00c0 partir de l\u00e0, ce n\u2019est plus le couple plaisir-douleur qui commande, c\u2019est autre chose, plus calme, qui ressemble peut-\u00eatre \u00e0 une joie discr\u00e8te : celle de voir qu\u2019on n\u2019est plus oblig\u00e9 de r\u00e9p\u00e9ter sans savoir pourquoi. **compression** Nous r\u00e9agissons le plus souvent en pilote automatique : chercher le confort, \u00e9viter la douleur. De l\u00e0 na\u00eet la r\u00e9p\u00e9tition qui nous enferme. En art, on encense une autre r\u00e9p\u00e9tition : celle des motifs, des s\u00e9ries, des obsessions qui font \u201csignature\u201d et rassurent le public. Entre ces deux p\u00f4les, dispersion et focalisation se r\u00e9pondent : la premi\u00e8re fait peur, la seconde peut tourner \u00e0 la manie. Comme en analyse, ce n\u2019est pas l\u2019\u00e9v\u00e9nement qui change mais la fa\u00e7on d\u2019y revenir. Tant qu\u2019on pense avec les cat\u00e9gories des autres \u2014 ordre \/ d\u00e9sordre, utile \/ g\u00e2chis, s\u00e9rieux \/ dilettante \u2014 on ne fait que rejouer le m\u00eame sc\u00e9nario plaisir-douleur sous un autre nom. Le vrai travail commence quand on se forge ses propres d\u00e9finitions et qu\u2019on utilise la r\u00e9p\u00e9tition comme un choix, pas comme une contrainte. Alors, au lieu de chercher \u00e0 tout prix \u00e0 \u00e9viter la souffrance ou \u00e0 accumuler le plaisir, on commence simplement \u00e0 voir plus clair dans ce qu\u2019on fait. 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le texte ne parle pas des h\u00e9ros en g\u00e9n\u00e9ral, mais du fait que, sans ces figures de fiction, tu n\u2019aurais peut-\u00eatre pas trouv\u00e9 la force de te fabriquer une histoire \u00e0 toi. Tes tableaux sont la version transpos\u00e9e, dig\u00e9r\u00e9e, de ces panoplies d\u2019enfance.<\/p>\n<\/blockquote>\n

Les Grecs anciens avaient invent\u00e9 des h\u00e9ros de trag\u00e9die pour traverser en public les passions humaines ; moi, j\u2019ai eu Zorro sur une t\u00e9l\u00e9 noir et blanc. Quand il est arriv\u00e9 dans le poste, c\u2019\u00e9tait tr\u00e8s simple de m\u2019identifier \u00e0 ce cavalier masqu\u00e9 qui maniait l\u2019\u00e9p\u00e9e comme je brandissais mon b\u00e2ton. J\u2019allais chez le p\u00e8re Renard, au garage d\u2019\u00e0 c\u00f4t\u00e9, r\u00e9cup\u00e9rer des chambres \u00e0 air de camion. Avec les ciseaux de couture de ma m\u00e8re, au grand scandale domestique, je d\u00e9coupais l\u00e0-dedans des holsters pour mes revolvers imaginaires. L\u2019“homme \u00e0 la carabine”, c\u2019\u00e9tait un bout de bois arrach\u00e9 \u00e0 la tonnelle, retaill\u00e9 \u00e0 la va-vite. Puis sont venues les frondes, les h\u00e9ros de la Bible, Thierry la Fronde, les crois\u00e9s de Thibaud des Croisades, et le manche de pioche, enfin assez lourd pour faire une \u00e9p\u00e9e cr\u00e9dible. Ce besoin de m\u2019inventer des armes, des panoplies, des sc\u00e9narios, me permettait de me fabriquer un univers parall\u00e8le o\u00f9 d\u00e9verser ma rage d\u2019enfant maltrait\u00e9, mon d\u00e9sespoir, tr\u00e8s loin de toute id\u00e9e de “citoyennet\u00e9”. La figure du h\u00e9ros servait de bouchon sur le trou b\u00e9ant ouvert par l\u2019incompr\u00e9hension et l\u2019absurdit\u00e9 des adultes que j\u2019avais sous les yeux. Devenir le h\u00e9ros de ma propre histoire, sans le savoir, c\u2019\u00e9tait d\u00e9j\u00e0 admettre qu\u2019il pouvait y avoir une histoire, que je n\u2019\u00e9tais pas condamn\u00e9 \u00e0 subir la leur. C\u2019\u00e9tait un premier geste cr\u00e9atif, pouss\u00e9 par la n\u00e9cessit\u00e9. En grandissant, les h\u00e9ros se sont faits plus discrets. Ils ont vieilli avec moi, se sont us\u00e9s, puis ont disparu sans que je m\u2019en rende compte : l\u2019ingratitude de la jeunesse fait ce travail-l\u00e0 tr\u00e8s bien. Je les croyais r\u00e9duits en poussi\u00e8re au fond du placard quand, en regardant un jour ma vie de peintre avec un peu de recul, j\u2019ai eu une intuition brutale et comique. Dans le fond, chaque tableau est un \u00e9pisode de Zorro, de Thierry la Fronde, de Bonanza ou de Mission Impossible. Je suis le fils prodigue de tous ces p\u00e8res de carton-p\u00e2te, un descendant direct de leurs combats en studio. J\u2019ai \u00e9clat\u00e9 de rire en m\u2019en rendant compte. Le rire est venu d\u2019abord, comme apr\u00e8s un effondrement, puis le sourire, plus tard, avec la gratitude et l\u2019acceptation de ce que je suis. \u00c0 bien y penser, je pourrais d\u00e9dier une bonne partie de mes premiers tableaux \u00e0 ces h\u00e9ros de pacotille : c\u2019est gr\u00e2ce \u00e0 eux, autant qu\u2019\u00e0 moi-m\u00eame, que j\u2019ai tenu la route sans me fracasser pour de bon.<\/p>\n

compression<\/strong><\/p>\n

Enfant, je bricolais des holsters dans des chambres \u00e0 air et des carabines dans des bouts de bois pour rejouer Zorro, Thierry la Fronde, les crois\u00e9s vus \u00e0 la t\u00e9l\u00e9. Ces h\u00e9ros me servaient de refuge contre la violence et l\u2019absurdit\u00e9 des adultes ; ils me donnaient au moins une histoire dont j\u2019\u00e9tais le centre. En grandissant, je les ai oubli\u00e9s, persuad\u00e9 de les avoir laiss\u00e9s derri\u00e8re moi. C\u2019est en regardant mes tableaux que je les ai revus : chaque toile comme un \u00e9pisode de s\u00e9rie, un combat rejou\u00e9 autrement. J\u2019ai ri en me d\u00e9couvrant fils de ces p\u00e8res de fiction, puis j\u2019ai fini par leur dire merci : sans eux, je ne suis pas s\u00fbr que je serais arriv\u00e9 vivant jusqu\u2019\u00e0 la peinture.<\/p>\n

\nillustration<\/em> La jeunesse d’Hercule huile sur toile pb 2019\n<\/small><\/p>", "content_text": " >le texte ne parle pas des h\u00e9ros en g\u00e9n\u00e9ral, mais du fait que, sans ces figures de fiction, tu n\u2019aurais peut-\u00eatre pas trouv\u00e9 la force de te fabriquer une histoire \u00e0 toi. Tes tableaux sont la version transpos\u00e9e, dig\u00e9r\u00e9e, de ces panoplies d\u2019enfance. Les Grecs anciens avaient invent\u00e9 des h\u00e9ros de trag\u00e9die pour traverser en public les passions humaines ; moi, j\u2019ai eu Zorro sur une t\u00e9l\u00e9 noir et blanc. Quand il est arriv\u00e9 dans le poste, c\u2019\u00e9tait tr\u00e8s simple de m\u2019identifier \u00e0 ce cavalier masqu\u00e9 qui maniait l\u2019\u00e9p\u00e9e comme je brandissais mon b\u00e2ton. J\u2019allais chez le p\u00e8re Renard, au garage d\u2019\u00e0 c\u00f4t\u00e9, r\u00e9cup\u00e9rer des chambres \u00e0 air de camion. Avec les ciseaux de couture de ma m\u00e8re, au grand scandale domestique, je d\u00e9coupais l\u00e0-dedans des holsters pour mes revolvers imaginaires. L\u2019\u201chomme \u00e0 la carabine\u201d, c\u2019\u00e9tait un bout de bois arrach\u00e9 \u00e0 la tonnelle, retaill\u00e9 \u00e0 la va-vite. Puis sont venues les frondes, les h\u00e9ros de la Bible, Thierry la Fronde, les crois\u00e9s de Thibaud des Croisades, et le manche de pioche, enfin assez lourd pour faire une \u00e9p\u00e9e cr\u00e9dible. Ce besoin de m\u2019inventer des armes, des panoplies, des sc\u00e9narios, me permettait de me fabriquer un univers parall\u00e8le o\u00f9 d\u00e9verser ma rage d\u2019enfant maltrait\u00e9, mon d\u00e9sespoir, tr\u00e8s loin de toute id\u00e9e de \u201ccitoyennet\u00e9\u201d. La figure du h\u00e9ros servait de bouchon sur le trou b\u00e9ant ouvert par l\u2019incompr\u00e9hension et l\u2019absurdit\u00e9 des adultes que j\u2019avais sous les yeux. Devenir le h\u00e9ros de ma propre histoire, sans le savoir, c\u2019\u00e9tait d\u00e9j\u00e0 admettre qu\u2019il pouvait y avoir une histoire, que je n\u2019\u00e9tais pas condamn\u00e9 \u00e0 subir la leur. C\u2019\u00e9tait un premier geste cr\u00e9atif, pouss\u00e9 par la n\u00e9cessit\u00e9. En grandissant, les h\u00e9ros se sont faits plus discrets. Ils ont vieilli avec moi, se sont us\u00e9s, puis ont disparu sans que je m\u2019en rende compte : l\u2019ingratitude de la jeunesse fait ce travail-l\u00e0 tr\u00e8s bien. Je les croyais r\u00e9duits en poussi\u00e8re au fond du placard quand, en regardant un jour ma vie de peintre avec un peu de recul, j\u2019ai eu une intuition brutale et comique. Dans le fond, chaque tableau est un \u00e9pisode de Zorro, de Thierry la Fronde, de Bonanza ou de Mission Impossible. Je suis le fils prodigue de tous ces p\u00e8res de carton-p\u00e2te, un descendant direct de leurs combats en studio. J\u2019ai \u00e9clat\u00e9 de rire en m\u2019en rendant compte. Le rire est venu d\u2019abord, comme apr\u00e8s un effondrement, puis le sourire, plus tard, avec la gratitude et l\u2019acceptation de ce que je suis. \u00c0 bien y penser, je pourrais d\u00e9dier une bonne partie de mes premiers tableaux \u00e0 ces h\u00e9ros de pacotille : c\u2019est gr\u00e2ce \u00e0 eux, autant qu\u2019\u00e0 moi-m\u00eame, que j\u2019ai tenu la route sans me fracasser pour de bon. **compression** Enfant, je bricolais des holsters dans des chambres \u00e0 air et des carabines dans des bouts de bois pour rejouer Zorro, Thierry la Fronde, les crois\u00e9s vus \u00e0 la t\u00e9l\u00e9. Ces h\u00e9ros me servaient de refuge contre la violence et l\u2019absurdit\u00e9 des adultes ; ils me donnaient au moins une histoire dont j\u2019\u00e9tais le centre. En grandissant, je les ai oubli\u00e9s, persuad\u00e9 de les avoir laiss\u00e9s derri\u00e8re moi. C\u2019est en regardant mes tableaux que je les ai revus : chaque toile comme un \u00e9pisode de s\u00e9rie, un combat rejou\u00e9 autrement. J\u2019ai ri en me d\u00e9couvrant fils de ces p\u00e8res de fiction, puis j\u2019ai fini par leur dire merci : sans eux, je ne suis pas s\u00fbr que je serais arriv\u00e9 vivant jusqu\u2019\u00e0 la peinture. *illustration* La jeunesse d'Hercule huile sur toile pb 2019 ", "image": "https:\/\/ledibbouk.net\/IMG\/logo\/25_0ljxngmq.jpg?1764230781", "tags": ["peinture", "dispositif", "contes "] } ,{ "id": "https:\/\/ledibbouk.net\/12-juillet-2019-3653.html", "url": "https:\/\/ledibbouk.net\/12-juillet-2019-3653.html", "title": "12 juillet 2019", "date_published": "2019-07-12T06:57:00Z", "date_modified": "2025-11-27T07:57:43Z", "author": {"name": "Patrick Blanchon"}, "content_html": "

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tant que l\u2019arbre ne se pose pas la question de son origine \/ destination, il est confondu au “fond”, \u00e0 la “vacuit\u00e9 g\u00e9n\u00e9rale du monde”. C\u2019est la douleur de ne pas savoir qui le r\u00e9veille \u00e0 la r\u00e9alit\u00e9 sensible, et c\u2019est cette attention douloureuse qui finit par produire les fleurs et les fruits. L\u2019histoire parle de toi (\u00e9videmment), mais \u00e7a, tu le sais.<\/p>\n<\/blockquote>\n

Il \u00e9tait une fois, \u00e0 l\u2019or\u00e9e d\u2019un village, un arbre de taille moyenne qui ne donnait ni fleurs ni fruits. Ses feuilles prenaient la pluie et le soleil avec une indiff\u00e9rence tranquille qui, au d\u00e9but, intriguait tout le monde. Les plus anciens se grattaient la t\u00eate en se demandant ce qu\u2019il faisait l\u00e0, puis les ann\u00e9es passant, on s\u2019y habitua. Les vergers alentours d\u00e9bordaient de cerisiers, de pruniers, de pommiers qui, chaque saison, r\u00e9galaient le village de fruits sucr\u00e9s ; \u00e0 force d\u2019abondance, on cessa m\u00eame de voir l\u2019arbre inconnu, plant\u00e9 l\u00e0 depuis toujours. Un matin, un oiseau se posa sur l\u2019une de ses branches, et l\u2019arbre tressaillit. « Bonjour », dit-il, un peu surpris d\u2019entendre sa propre voix. « Salut, r\u00e9pondit l\u2019oiseau, \u00e7a va ? » Rassur\u00e9 de ne pas passer pour un fou, l\u2019arbre se lan\u00e7a dans le r\u00e9cit de sa vie d\u2019ombre et de silence. L\u2019oiseau \u00e9couta d\u2019abord, puis finit par couper court : « J\u2019entends bien que tu es seul, dit-il, mais dis-moi plut\u00f4t : tu sais d\u2019o\u00f9 tu viens, toi, et o\u00f9 tu vas ? » L\u2019arbre resta muet. Il n\u2019en savait rien et ne s\u2019\u00e9tait jamais pos\u00e9 la question. « Bonne question, finit-il par dire, si tu as la r\u00e9ponse, je veux bien l\u2019entendre. Pour l\u2019instant, je ne peux que me taire. » L\u2019oiseau, qui avait d\u2019autres branches \u00e0 visiter, reprit son vol en laissant l\u2019arbre dans un trouble neuf. Jusqu\u2019ici, il se contentait d\u2019\u00eatre l\u00e0. \u00c0 partir de ce jour, il commen\u00e7a \u00e0 regarder vraiment autour de lui. Il leva ses yeux d\u2019arbre vers les vergers voisins et demanda au grand cerisier : « Sais-tu qui je suis, d\u2019o\u00f9 je viens, o\u00f9 je vais ? » Le cerisier le toisa sans r\u00e9pondre. Le pommier, sollicit\u00e9 \u00e0 son tour, se d\u00e9tourna comme s\u2019il n\u2019avait rien entendu. Une solitude diff\u00e9rente s\u2019installa alors. Il n\u2019\u00e9tait plus seulement un tronc parmi d\u2019autres ; il sentait, pour la premi\u00e8re fois, qu\u2019il manquait de mots pour se dire. \u00c7a faisait mal. Cette douleur aiguisa pourtant ses sens. Il se surprit \u00e0 noter l\u2019humidit\u00e9 ou la s\u00e9cheresse de l\u2019air sur ses feuilles, la fa\u00e7on dont le vent glissait dans ses branches, la lente remont\u00e9e de l\u2019eau dans son tronc, le frottement des cailloux contre ses racines. Saison apr\u00e8s saison, il laissa tout cela descendre en lui, comme un chant qu\u2019il ne comprenait pas mais qui le traversait. Ce chant lui apportait de la rage et de la joie, lui donnait l\u2019impression d\u2019\u00eatre \u00e0 la fois perdu et nourri. Quand le printemps revint, un matin o\u00f9 il regardait la ros\u00e9e briller sur les herbes folles, l\u2019oiseau reparut et se posa sur une branche. « Alors, l\u2019ami, toujours aussi perdu ? » demanda-t-il. L\u2019arbre ne r\u00e9pondit pas. Au lieu de parler, il sentit quelque chose c\u00e9der en lui, et des milliers de bourgeons s\u2019ouvrirent en fleurs blanches sous le soleil. L\u2019oiseau battit des ailes, esquissa ce qui ressemblait \u00e0 un sourire, puis reprit sa route vers le ciel. On ne le revit plus dans la r\u00e9gion. L\u2019\u00e9t\u00e9 venu, ce fut un gamin qui remarqua le changement. Les adultes, occup\u00e9s \u00e0 leurs r\u00e9coltes habituelles, ne levaient m\u00eame pas les yeux. L\u2019enfant s\u2019approcha, cueillit un fruit, croqua dedans. « Mais c\u2019est une tuerie, ce truc ! » s\u2019\u00e9cria-t-il. On rappliqua, on go\u00fbta, on remplit des paniers. On fit des confitures, des tartes, des salades, et tout le village s\u2019en r\u00e9gala sans bien comprendre comment l\u2019arbre oubli\u00e9 s\u2019\u00e9tait mis \u00e0 donner de tels fruits. \u00c0 partir de l\u00e0, on prit l\u2019habitude de guetter chaque ann\u00e9e sa floraison. Un jour, les habitants d\u00e9cid\u00e8rent m\u00eame de lui donner un nom. Je serais incapable de vous le r\u00e9p\u00e9ter aujourd\u2019hui : l\u2019histoire est vieille, et ma m\u00e9moire a ses trous. Mais l\u2019arbre, lui, continue de fleurir \u00e0 l\u2019or\u00e9e du village.<\/p>\n

compression<\/strong><\/p>\n

\u00c0 l\u2019entr\u00e9e du village, un arbre ne donnait ni fleurs ni fruits. On finit par ne plus le voir, occup\u00e9s qu\u2019on \u00e9tait aux cerisiers, pommiers et pruniers bien remplis. Un jour, un oiseau se posa sur une branche. L\u2019arbre, surpris d\u2019avoir une voix, lui raconta sa vie de tronc inutile. L\u2019oiseau l\u2019\u00e9couta un moment puis demanda : « Tu sais d\u2019o\u00f9 tu viens, o\u00f9 tu vas ? » L\u2019arbre n\u2019en savait rien. L\u2019oiseau repartit, et le silence laissa place \u00e0 une solitude neuve. Pour la premi\u00e8re fois, l\u2019arbre se mit \u00e0 sentir le monde : la pluie sur ses feuilles, la s\u00e9cheresse, le vent dans les branches, l\u2019eau qui montait, les pierres contre ses racines. \u00c7a faisait mal et \u00e7a le tenait debout. Au printemps suivant, l\u2019oiseau revint : « Toujours perdu ? » L\u2019arbre ne r\u00e9pondit pas. \u00c0 la place, il se couvrit de fleurs blanches, d\u2019un seul coup. L\u2019\u00e9t\u00e9, un gamin go\u00fbta le premier fruit ; les adultes n\u2019avaient rien remarqu\u00e9. Le go\u00fbt les stup\u00e9fia, on fit des confitures, des tartes, et l\u2019arbre devint le plus attendu du village. Plus tard, on lui donna un nom que j\u2019ai oubli\u00e9. Ce n\u2019est pas tr\u00e8s grave : lui, de toute fa\u00e7on, n\u2019a jamais cess\u00e9 de pousser.<\/p>\n

\nillustration<\/em> de Ansel Adams \u2666 Cypr\u00e8s Dans Le Brouillard, Pebble Beach, Californie\n<\/small><\/p>", "content_text": " >tant que l\u2019arbre ne se pose pas la question de son origine \/ destination, il est confondu au \u201cfond\u201d, \u00e0 la \u201cvacuit\u00e9 g\u00e9n\u00e9rale du monde\u201d. C\u2019est la douleur de ne pas savoir qui le r\u00e9veille \u00e0 la r\u00e9alit\u00e9 sensible, et c\u2019est cette attention douloureuse qui finit par produire les fleurs et les fruits. L\u2019histoire parle de toi (\u00e9videmment), mais \u00e7a, tu le sais. Il \u00e9tait une fois, \u00e0 l\u2019or\u00e9e d\u2019un village, un arbre de taille moyenne qui ne donnait ni fleurs ni fruits. Ses feuilles prenaient la pluie et le soleil avec une indiff\u00e9rence tranquille qui, au d\u00e9but, intriguait tout le monde. Les plus anciens se grattaient la t\u00eate en se demandant ce qu\u2019il faisait l\u00e0, puis les ann\u00e9es passant, on s\u2019y habitua. Les vergers alentours d\u00e9bordaient de cerisiers, de pruniers, de pommiers qui, chaque saison, r\u00e9galaient le village de fruits sucr\u00e9s ; \u00e0 force d\u2019abondance, on cessa m\u00eame de voir l\u2019arbre inconnu, plant\u00e9 l\u00e0 depuis toujours. Un matin, un oiseau se posa sur l\u2019une de ses branches, et l\u2019arbre tressaillit. \u00ab Bonjour \u00bb, dit-il, un peu surpris d\u2019entendre sa propre voix. \u00ab Salut, r\u00e9pondit l\u2019oiseau, \u00e7a va ? \u00bb Rassur\u00e9 de ne pas passer pour un fou, l\u2019arbre se lan\u00e7a dans le r\u00e9cit de sa vie d\u2019ombre et de silence. L\u2019oiseau \u00e9couta d\u2019abord, puis finit par couper court : \u00ab J\u2019entends bien que tu es seul, dit-il, mais dis-moi plut\u00f4t : tu sais d\u2019o\u00f9 tu viens, toi, et o\u00f9 tu vas ? \u00bb L\u2019arbre resta muet. Il n\u2019en savait rien et ne s\u2019\u00e9tait jamais pos\u00e9 la question. \u00ab Bonne question, finit-il par dire, si tu as la r\u00e9ponse, je veux bien l\u2019entendre. Pour l\u2019instant, je ne peux que me taire. \u00bb L\u2019oiseau, qui avait d\u2019autres branches \u00e0 visiter, reprit son vol en laissant l\u2019arbre dans un trouble neuf. Jusqu\u2019ici, il se contentait d\u2019\u00eatre l\u00e0. \u00c0 partir de ce jour, il commen\u00e7a \u00e0 regarder vraiment autour de lui. Il leva ses yeux d\u2019arbre vers les vergers voisins et demanda au grand cerisier : \u00ab Sais-tu qui je suis, d\u2019o\u00f9 je viens, o\u00f9 je vais ? \u00bb Le cerisier le toisa sans r\u00e9pondre. Le pommier, sollicit\u00e9 \u00e0 son tour, se d\u00e9tourna comme s\u2019il n\u2019avait rien entendu. Une solitude diff\u00e9rente s\u2019installa alors. Il n\u2019\u00e9tait plus seulement un tronc parmi d\u2019autres ; il sentait, pour la premi\u00e8re fois, qu\u2019il manquait de mots pour se dire. \u00c7a faisait mal. Cette douleur aiguisa pourtant ses sens. Il se surprit \u00e0 noter l\u2019humidit\u00e9 ou la s\u00e9cheresse de l\u2019air sur ses feuilles, la fa\u00e7on dont le vent glissait dans ses branches, la lente remont\u00e9e de l\u2019eau dans son tronc, le frottement des cailloux contre ses racines. Saison apr\u00e8s saison, il laissa tout cela descendre en lui, comme un chant qu\u2019il ne comprenait pas mais qui le traversait. Ce chant lui apportait de la rage et de la joie, lui donnait l\u2019impression d\u2019\u00eatre \u00e0 la fois perdu et nourri. Quand le printemps revint, un matin o\u00f9 il regardait la ros\u00e9e briller sur les herbes folles, l\u2019oiseau reparut et se posa sur une branche. \u00ab Alors, l\u2019ami, toujours aussi perdu ? \u00bb demanda-t-il. L\u2019arbre ne r\u00e9pondit pas. Au lieu de parler, il sentit quelque chose c\u00e9der en lui, et des milliers de bourgeons s\u2019ouvrirent en fleurs blanches sous le soleil. L\u2019oiseau battit des ailes, esquissa ce qui ressemblait \u00e0 un sourire, puis reprit sa route vers le ciel. On ne le revit plus dans la r\u00e9gion. L\u2019\u00e9t\u00e9 venu, ce fut un gamin qui remarqua le changement. Les adultes, occup\u00e9s \u00e0 leurs r\u00e9coltes habituelles, ne levaient m\u00eame pas les yeux. L\u2019enfant s\u2019approcha, cueillit un fruit, croqua dedans. \u00ab Mais c\u2019est une tuerie, ce truc ! \u00bb s\u2019\u00e9cria-t-il. On rappliqua, on go\u00fbta, on remplit des paniers. On fit des confitures, des tartes, des salades, et tout le village s\u2019en r\u00e9gala sans bien comprendre comment l\u2019arbre oubli\u00e9 s\u2019\u00e9tait mis \u00e0 donner de tels fruits. \u00c0 partir de l\u00e0, on prit l\u2019habitude de guetter chaque ann\u00e9e sa floraison. Un jour, les habitants d\u00e9cid\u00e8rent m\u00eame de lui donner un nom. Je serais incapable de vous le r\u00e9p\u00e9ter aujourd\u2019hui : l\u2019histoire est vieille, et ma m\u00e9moire a ses trous. Mais l\u2019arbre, lui, continue de fleurir \u00e0 l\u2019or\u00e9e du village. **compression** \u00c0 l\u2019entr\u00e9e du village, un arbre ne donnait ni fleurs ni fruits. On finit par ne plus le voir, occup\u00e9s qu\u2019on \u00e9tait aux cerisiers, pommiers et pruniers bien remplis. Un jour, un oiseau se posa sur une branche. L\u2019arbre, surpris d\u2019avoir une voix, lui raconta sa vie de tronc inutile. L\u2019oiseau l\u2019\u00e9couta un moment puis demanda : \u00ab Tu sais d\u2019o\u00f9 tu viens, o\u00f9 tu vas ? \u00bb L\u2019arbre n\u2019en savait rien. L\u2019oiseau repartit, et le silence laissa place \u00e0 une solitude neuve. Pour la premi\u00e8re fois, l\u2019arbre se mit \u00e0 sentir le monde : la pluie sur ses feuilles, la s\u00e9cheresse, le vent dans les branches, l\u2019eau qui montait, les pierres contre ses racines. \u00c7a faisait mal et \u00e7a le tenait debout. Au printemps suivant, l\u2019oiseau revint : \u00ab Toujours perdu ? \u00bb L\u2019arbre ne r\u00e9pondit pas. \u00c0 la place, il se couvrit de fleurs blanches, d\u2019un seul coup. L\u2019\u00e9t\u00e9, un gamin go\u00fbta le premier fruit ; les adultes n\u2019avaient rien remarqu\u00e9. Le go\u00fbt les stup\u00e9fia, on fit des confitures, des tartes, et l\u2019arbre devint le plus attendu du village. Plus tard, on lui donna un nom que j\u2019ai oubli\u00e9. Ce n\u2019est pas tr\u00e8s grave : lui, de toute fa\u00e7on, n\u2019a jamais cess\u00e9 de pousser. *illustration* de Ansel Adams \u2666 Cypr\u00e8s Dans Le Brouillard, Pebble Beach, Californie ", "image": "https:\/\/ledibbouk.net\/IMG\/logo\/telechargement-3.jpg?1764230146", "tags": ["fictions br\u00e8ves", "dispositif"] } ,{ "id": "https:\/\/ledibbouk.net\/12-juillet-2019.html", "url": "https:\/\/ledibbouk.net\/12-juillet-2019.html", "title": "12 juillet 2019", "date_published": "2019-07-12T05:14:00Z", "date_modified": "2025-11-27T06:49:58Z", "author": {"name": "Patrick Blanchon"}, "content_html": "

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Angle \u00e9vident : l\u2019homme qui a fui, qui se croit \u00e9crivain, qui se sent merdeux, et que “le nous” vient rep\u00eacher malgr\u00e9 lui. C\u2019est une sc\u00e8ne de retour, de reprise, pleine d\u2019ambivalence.<\/p>\n<\/blockquote>\n

Finalement, elle \u00e9tait venue le chercher dans son village perdu du nord du Portugal. Un matin d\u2019ao\u00fbt, il \u00e9tait au bar de Jacinto pour un caf\u00e9. Dans la rue, presque personne ; le vent, apr\u00e8s avoir cass\u00e9 des branches d\u2019eucalyptus et pouss\u00e9 leurs vieilles peaux jusqu\u2019au Vao, s\u2019\u00e9tait enfin calm\u00e9. Les deux s\u0153urs \u00e9taient d\u00e9j\u00e0 l\u00e0, assises dans l\u2019ombre. La plus \u00e2g\u00e9e le regardait avec ses yeux de merlan frit ; \u00e7a l\u2019aga\u00e7a, mais il s\u2019appr\u00eatait malgr\u00e9 tout \u00e0 les saluer quand il la vit, elle, descendre de la voiture derri\u00e8re la vitre. La robe blanche faisait ressortir son teint mat. Leurs regards se trouv\u00e8rent aussit\u00f4t. Il bifurqua vers la porte du caf\u00e9 pour l\u2019accueillir, bras ouverts. C\u2019\u00e9tait une surprise, mais au fond pas tant que \u00e7a. Il avait quitt\u00e9 Paris quelques semaines plus t\u00f4t, apr\u00e8s une \u00e9ni\u00e8me dispute, pour revenir se planquer dans ce coin avec ses r\u00eaves d\u2019\u00e9crivain, histoire de les r\u00e9animer une fois de plus. Ce qui avait d\u00e9clench\u00e9 son d\u00e9part, cette fois, c\u2019\u00e9tait la phrase d\u2019Allan, tr\u00e8s digne, tr\u00e8s discret, tr\u00e8s britannique et horriblement condescendant : « Vous savez, jeune homme, il faut vous trouver un nid et vous calmer, et tout ira bien, vous verrez. » Quand il avait vu qu\u2019elle approuvait en silence, il avait boucl\u00e9 son sac et foutu le camp. Il s\u2019\u00e9tait dit que la diff\u00e9rence d\u2019\u00e2ge finissait par peser : il voyait ce vieux type essayer de recoller quelque chose avec elle en lui offrant une \u00e9coute tranquille, ce qu\u2019il ne savait pas encore faire. Bref, il se sentait merdeux. Il n\u2019avait pas oubli\u00e9, n\u00e9anmoins, de r\u00e9clamer son d\u00fb, et la liasse de billets au fond de sa poche le rassurait vaguement. \u00c7a ne r\u00e9glait ni la honte, ni la col\u00e8re, ni l\u2019amertume, mais au moins il avait de quoi tenir. Et maintenant elle \u00e9tait l\u00e0, dans ses bras, \u00e0 nouveau. Il respirait ses cheveux, sa peau, sentait le poids de son corps de femme. « Je suis venue te chercher parce que tu nous manques trop. » Le “nous” le toucha : il incluait l\u2019enfant. Ce “nous” le remettait dans le tableau, lui rendait une place qu\u2019il avait essay\u00e9 d\u2019effacer ces derni\u00e8res semaines. Dans le caf\u00e9, il sentit que les deux s\u0153urs s\u2019agitaient ; il se demanda un instant s\u2019il fallait aller les saluer, mais elle le tira vers elle pour l\u2019embrasser et, avec la politesse, les s\u0153urs disparurent. Ils all\u00e8rent r\u00e9cup\u00e9rer son sac et prirent la route de l\u2019a\u00e9roport. En regardant d\u00e9filer les eucalyptus et les maisons basses, il se moqua de lui-m\u00eame et de ses d\u00e9lires d\u2019intello bobo qui avait r\u00eav\u00e9 de s\u2019installer avec une Portugaise, peut-\u00eatre m\u00eame de l\u2019\u00e9pouser, d\u2019avoir des enfants qui courraient pieds nus vers le Vao. L\u2019avion d\u00e9colla, il eut un l\u00e9ger haut-le-c\u0153ur. Tr\u00e8s vite, il n\u2019y eut plus en bas que des carr\u00e9s minuscules, des taches de vert, des taches de bleu.<\/p>\n

compression<\/strong><\/p>\n

Un matin d\u2019ao\u00fbt, dans le village perdu du nord du Portugal, il boit un caf\u00e9 chez Jacinto. Le vent s\u2019est calm\u00e9, les eucalyptus ont laiss\u00e9 des lambeaux d\u2019\u00e9corce jusqu\u2019au Vao. Les deux s\u0153urs l\u2019observent dans l\u2019ombre, la plus \u00e2g\u00e9e avec une insistance \u00e9tudi\u00e9e. Il s\u2019appr\u00eate \u00e0 les saluer quand il la voit descendre d\u2019une voiture, robe blanche, teint mat. Leurs regards se croisent, il sort l\u2019accueillir. Il a quitt\u00e9 Paris quelques semaines plus t\u00f4t, apr\u00e8s une phrase d\u2019Allan, vieux british condescendant, et son silence \u00e0 elle en guise d\u2019accord. Il est parti avec sa honte, sa col\u00e8re et une liasse de billets dans la poche, persuad\u00e9 de raviver l\u00e0-bas<\/em> ses r\u00eaves d\u2019\u00e9crivain. Maintenant, elle est l\u00e0, dans ses bras. « Je suis venue te chercher parce que tu nous manques trop. » Le “nous” inclut l\u2019enfant, lui rend une place. Les s\u0153urs s\u2019agitent au fond du caf\u00e9 ; il h\u00e9site \u00e0 les saluer, puis laisse tomber quand elle l\u2019embrasse. Ils vont chercher son sac, roulent vers l\u2019a\u00e9roport. Sur la route, il rit de lui-m\u00eame et de son fantasme de bobo install\u00e9 ici, enfants pieds nus courant vers le Vao. L\u2019avion d\u00e9colle ; en bas, le village se r\u00e9duit \u00e0 quelques mouchoirs de vert et de bleu.<\/p>", "content_text": " >Angle \u00e9vident : l\u2019homme qui a fui, qui se croit \u00e9crivain, qui se sent merdeux, et que \u201cle nous\u201d vient rep\u00eacher malgr\u00e9 lui. C\u2019est une sc\u00e8ne de retour, de reprise, pleine d\u2019ambivalence. Finalement, elle \u00e9tait venue le chercher dans son village perdu du nord du Portugal. Un matin d\u2019ao\u00fbt, il \u00e9tait au bar de Jacinto pour un caf\u00e9. Dans la rue, presque personne ; le vent, apr\u00e8s avoir cass\u00e9 des branches d\u2019eucalyptus et pouss\u00e9 leurs vieilles peaux jusqu\u2019au Vao, s\u2019\u00e9tait enfin calm\u00e9. Les deux s\u0153urs \u00e9taient d\u00e9j\u00e0 l\u00e0, assises dans l\u2019ombre. La plus \u00e2g\u00e9e le regardait avec ses yeux de merlan frit ; \u00e7a l\u2019aga\u00e7a, mais il s\u2019appr\u00eatait malgr\u00e9 tout \u00e0 les saluer quand il la vit, elle, descendre de la voiture derri\u00e8re la vitre. La robe blanche faisait ressortir son teint mat. Leurs regards se trouv\u00e8rent aussit\u00f4t. Il bifurqua vers la porte du caf\u00e9 pour l\u2019accueillir, bras ouverts. C\u2019\u00e9tait une surprise, mais au fond pas tant que \u00e7a. Il avait quitt\u00e9 Paris quelques semaines plus t\u00f4t, apr\u00e8s une \u00e9ni\u00e8me dispute, pour revenir se planquer dans ce coin avec ses r\u00eaves d\u2019\u00e9crivain, histoire de les r\u00e9animer une fois de plus. Ce qui avait d\u00e9clench\u00e9 son d\u00e9part, cette fois, c\u2019\u00e9tait la phrase d\u2019Allan, tr\u00e8s digne, tr\u00e8s discret, tr\u00e8s britannique et horriblement condescendant : \u00ab Vous savez, jeune homme, il faut vous trouver un nid et vous calmer, et tout ira bien, vous verrez. \u00bb Quand il avait vu qu\u2019elle approuvait en silence, il avait boucl\u00e9 son sac et foutu le camp. Il s\u2019\u00e9tait dit que la diff\u00e9rence d\u2019\u00e2ge finissait par peser : il voyait ce vieux type essayer de recoller quelque chose avec elle en lui offrant une \u00e9coute tranquille, ce qu\u2019il ne savait pas encore faire. Bref, il se sentait merdeux. Il n\u2019avait pas oubli\u00e9, n\u00e9anmoins, de r\u00e9clamer son d\u00fb, et la liasse de billets au fond de sa poche le rassurait vaguement. \u00c7a ne r\u00e9glait ni la honte, ni la col\u00e8re, ni l\u2019amertume, mais au moins il avait de quoi tenir. Et maintenant elle \u00e9tait l\u00e0, dans ses bras, \u00e0 nouveau. Il respirait ses cheveux, sa peau, sentait le poids de son corps de femme. \u00ab Je suis venue te chercher parce que tu nous manques trop. \u00bb Le \u201cnous\u201d le toucha : il incluait l\u2019enfant. Ce \u201cnous\u201d le remettait dans le tableau, lui rendait une place qu\u2019il avait essay\u00e9 d\u2019effacer ces derni\u00e8res semaines. Dans le caf\u00e9, il sentit que les deux s\u0153urs s\u2019agitaient ; il se demanda un instant s\u2019il fallait aller les saluer, mais elle le tira vers elle pour l\u2019embrasser et, avec la politesse, les s\u0153urs disparurent. Ils all\u00e8rent r\u00e9cup\u00e9rer son sac et prirent la route de l\u2019a\u00e9roport. En regardant d\u00e9filer les eucalyptus et les maisons basses, il se moqua de lui-m\u00eame et de ses d\u00e9lires d\u2019intello bobo qui avait r\u00eav\u00e9 de s\u2019installer avec une Portugaise, peut-\u00eatre m\u00eame de l\u2019\u00e9pouser, d\u2019avoir des enfants qui courraient pieds nus vers le Vao. L\u2019avion d\u00e9colla, il eut un l\u00e9ger haut-le-c\u0153ur. Tr\u00e8s vite, il n\u2019y eut plus en bas que des carr\u00e9s minuscules, des taches de vert, des taches de bleu. **compression** Un matin d\u2019ao\u00fbt, dans le village perdu du nord du Portugal, il boit un caf\u00e9 chez Jacinto. Le vent s\u2019est calm\u00e9, les eucalyptus ont laiss\u00e9 des lambeaux d\u2019\u00e9corce jusqu\u2019au Vao. Les deux s\u0153urs l\u2019observent dans l\u2019ombre, la plus \u00e2g\u00e9e avec une insistance \u00e9tudi\u00e9e. Il s\u2019appr\u00eate \u00e0 les saluer quand il la voit descendre d\u2019une voiture, robe blanche, teint mat. Leurs regards se croisent, il sort l\u2019accueillir. Il a quitt\u00e9 Paris quelques semaines plus t\u00f4t, apr\u00e8s une phrase d\u2019Allan, vieux british condescendant, et son silence \u00e0 elle en guise d\u2019accord. Il est parti avec sa honte, sa col\u00e8re et une liasse de billets dans la poche, persuad\u00e9 de raviver *l\u00e0-bas* ses r\u00eaves d\u2019\u00e9crivain. Maintenant, elle est l\u00e0, dans ses bras. \u00ab Je suis venue te chercher parce que tu nous manques trop. \u00bb Le \u201cnous\u201d inclut l\u2019enfant, lui rend une place. Les s\u0153urs s\u2019agitent au fond du caf\u00e9 ; il h\u00e9site \u00e0 les saluer, puis laisse tomber quand elle l\u2019embrasse. Ils vont chercher son sac, roulent vers l\u2019a\u00e9roport. Sur la route, il rit de lui-m\u00eame et de son fantasme de bobo install\u00e9 ici, enfants pieds nus courant vers le Vao. L\u2019avion d\u00e9colle ; en bas, le village se r\u00e9duit \u00e0 quelques mouchoirs de vert et de bleu. 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tu es en train de dire que notre \u00e9poque est satur\u00e9e de ressentiment, que tu le vois en toi comme chez les autres, et que seules quelques exp\u00e9riences d\u2019oubli de soi (amour r\u00e9el, pas sentimental) permettent d\u2019en sortir un peu.<\/p>\n<\/blockquote>\n

Il me semble que Nietzsche avait vu assez juste en faisant du ressentiment une des grandes forces de l\u2019avenir, et pas seulement de l\u2019avenir d\u2019ailleurs. On peut sortir les gros exemples historiques pour s\u2019en convaincre, mais il suffit de regarder plus pr\u00e8s : le ressentiment brouille la vue, fausse l\u2019\u00e9chelle des valeurs et pousse chacun \u00e0 se croire l\u00e9s\u00e9, plus digne, plus m\u00e9ritant que l\u2019autre. Son moteur, c\u2019est souvent une immodestie vex\u00e9e, qui n\u2019a pas obtenu ce qu\u2019elle estimait d\u00fb. J\u2019ai souvent \u00e9clat\u00e9 de rire en lisant Dosto\u00efevski, non pas parce que ses personnages sont joyeux, mais parce qu\u2019il met \u00e0 nu ce monologue int\u00e9rieur qui tourne en boucle, ce commentaire permanent que nous partageons d\u00e9sormais presque tous. Quand des milliards d\u2019individus ressassent en silence leurs manques, leurs humiliations, leurs regrets, il y aurait parfois de quoi rire plut\u00f4t que de pleurnicher, ne serait-ce que pour casser un peu la solennit\u00e9 de leurs “grands drames”. Je me vois dans ce tableau autant que les autres. La tentation est grande de faire du voisin, du coll\u00e8gue, du proche un monstre de m\u00e9diocrit\u00e9 ou de malveillance, alors qu\u2019il ne fait souvent que refl\u00e9ter nos propres travers. L\u2019autre nous devient insupportable parce qu\u2019il nous renvoie notre enfer personnel, nos petites jalousies, notre orgueil froiss\u00e9. On se cogne alors dans un jeu de miroirs : de soi vers l\u2019ext\u00e9rieur, de l\u2019ext\u00e9rieur vers soi, jusqu\u2019au vertige. Je ne crois pas qu\u2019un concept nous “sauvera” de \u00e7a. Les rares fois o\u00f9 quelque chose se desserre, c\u2019est quand, pour quelques minutes, on parvient \u00e0 s\u2019oublier un peu, \u00e0 oublier aussi ce que l\u2019on croit savoir de l\u2019autre, pour le laisser exister sans lui coller notre sc\u00e9nario sur le dos. \u00c7a n\u2019a rien de spectaculaire, \u00e7a ne ressemble pas \u00e0 une grande r\u00e9conciliation mondiale. C\u2019est juste une fa\u00e7on d\u2019aimer, tr\u00e8s simple, tr\u00e8s quotidienne, qu\u2019on oublie tout le temps. Tant qu\u2019on pr\u00e9f\u00e8re caresser nos monologues rancuniers, il est possible que la fin du monde prenne encore un certain temps.<\/p>\n

compression<\/strong><\/p>\n

Nietzsche avait vu juste : le ressentiment est une \u00e9nergie bon march\u00e9. Il brouille la vue, fausse l\u2019\u00e9chelle des valeurs, persuade chacun qu\u2019il m\u00e9ritait mieux que ce qu\u2019il a. En lisant Dosto\u00efevski, je ris souvent de ce monologue int\u00e9rieur qu\u2019il montre chez ses personnages, parce que je reconnais le mien : regrets, humiliations, petites rancunes rumin\u00e9es en silence. L\u2019autre devient vite un enfer parce qu\u2019il renvoie notre propre laideur, notre orgueil bless\u00e9. On se renvoie l\u2019image, chacun persuad\u00e9 d\u2019avoir raison. Il n\u2019y a pas de recette pour en sortir, seulement ces instants o\u00f9 l\u2019on arrive \u00e0 s\u2019oublier un peu, \u00e0 cesser de coller un r\u00f4le sur le dos de l\u2019autre. \u00c7a ne ressemble pas \u00e0 une grande th\u00e9orie, juste \u00e0 une fa\u00e7on d\u2019aimer sans commentaire. Tant qu\u2019on pr\u00e9f\u00e8re \u00e9couter nos voix rancuni\u00e8res, la fin du monde peut encore patienter.<\/p>\n

\nillustration<\/em> : le ressentiment de Dou-e \n<\/small><\/p>", "content_text": " >tu es en train de dire que notre \u00e9poque est satur\u00e9e de ressentiment, que tu le vois en toi comme chez les autres, et que seules quelques exp\u00e9riences d\u2019oubli de soi (amour r\u00e9el, pas sentimental) permettent d\u2019en sortir un peu. Il me semble que Nietzsche avait vu assez juste en faisant du ressentiment une des grandes forces de l\u2019avenir, et pas seulement de l\u2019avenir d\u2019ailleurs. On peut sortir les gros exemples historiques pour s\u2019en convaincre, mais il suffit de regarder plus pr\u00e8s : le ressentiment brouille la vue, fausse l\u2019\u00e9chelle des valeurs et pousse chacun \u00e0 se croire l\u00e9s\u00e9, plus digne, plus m\u00e9ritant que l\u2019autre. Son moteur, c\u2019est souvent une immodestie vex\u00e9e, qui n\u2019a pas obtenu ce qu\u2019elle estimait d\u00fb. J\u2019ai souvent \u00e9clat\u00e9 de rire en lisant Dosto\u00efevski, non pas parce que ses personnages sont joyeux, mais parce qu\u2019il met \u00e0 nu ce monologue int\u00e9rieur qui tourne en boucle, ce commentaire permanent que nous partageons d\u00e9sormais presque tous. Quand des milliards d\u2019individus ressassent en silence leurs manques, leurs humiliations, leurs regrets, il y aurait parfois de quoi rire plut\u00f4t que de pleurnicher, ne serait-ce que pour casser un peu la solennit\u00e9 de leurs \u201cgrands drames\u201d. Je me vois dans ce tableau autant que les autres. La tentation est grande de faire du voisin, du coll\u00e8gue, du proche un monstre de m\u00e9diocrit\u00e9 ou de malveillance, alors qu\u2019il ne fait souvent que refl\u00e9ter nos propres travers. L\u2019autre nous devient insupportable parce qu\u2019il nous renvoie notre enfer personnel, nos petites jalousies, notre orgueil froiss\u00e9. On se cogne alors dans un jeu de miroirs : de soi vers l\u2019ext\u00e9rieur, de l\u2019ext\u00e9rieur vers soi, jusqu\u2019au vertige. Je ne crois pas qu\u2019un concept nous \u201csauvera\u201d de \u00e7a. Les rares fois o\u00f9 quelque chose se desserre, c\u2019est quand, pour quelques minutes, on parvient \u00e0 s\u2019oublier un peu, \u00e0 oublier aussi ce que l\u2019on croit savoir de l\u2019autre, pour le laisser exister sans lui coller notre sc\u00e9nario sur le dos. \u00c7a n\u2019a rien de spectaculaire, \u00e7a ne ressemble pas \u00e0 une grande r\u00e9conciliation mondiale. C\u2019est juste une fa\u00e7on d\u2019aimer, tr\u00e8s simple, tr\u00e8s quotidienne, qu\u2019on oublie tout le temps. Tant qu\u2019on pr\u00e9f\u00e8re caresser nos monologues rancuniers, il est possible que la fin du monde prenne encore un certain temps. **compression** Nietzsche avait vu juste : le ressentiment est une \u00e9nergie bon march\u00e9. Il brouille la vue, fausse l\u2019\u00e9chelle des valeurs, persuade chacun qu\u2019il m\u00e9ritait mieux que ce qu\u2019il a. En lisant Dosto\u00efevski, je ris souvent de ce monologue int\u00e9rieur qu\u2019il montre chez ses personnages, parce que je reconnais le mien : regrets, humiliations, petites rancunes rumin\u00e9es en silence. L\u2019autre devient vite un enfer parce qu\u2019il renvoie notre propre laideur, notre orgueil bless\u00e9. On se renvoie l\u2019image, chacun persuad\u00e9 d\u2019avoir raison. Il n\u2019y a pas de recette pour en sortir, seulement ces instants o\u00f9 l\u2019on arrive \u00e0 s\u2019oublier un peu, \u00e0 cesser de coller un r\u00f4le sur le dos de l\u2019autre. \u00c7a ne ressemble pas \u00e0 une grande th\u00e9orie, juste \u00e0 une fa\u00e7on d\u2019aimer sans commentaire. Tant qu\u2019on pr\u00e9f\u00e8re \u00e9couter nos voix rancuni\u00e8res, la fin du monde peut encore patienter. *illustration* : le ressentiment de Dou-e ", "image": "https:\/\/ledibbouk.net\/IMG\/logo\/le-ressentiment-de-dou-e.webp?1764226963", "tags": [] } ,{ "id": "https:\/\/ledibbouk.net\/11-juillet-2019.html", "url": "https:\/\/ledibbouk.net\/11-juillet-2019.html", "title": "11 juillet 2019", "date_published": "2019-07-11T05:05:00Z", "date_modified": "2025-11-27T06:05:30Z", "author": {"name": "Patrick Blanchon"}, "content_html": "

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Tu as une mati\u00e8re vivante et simple : chaleur d\u2019Avignon, fatigue de festivalier, rencontre avec une jeune femme qui tracte, promesse d\u2019accolade, et, derri\u00e8re, un vrai enjeu : la pi\u00e8ce te parle tr\u00e8s directement de ton obsession de l\u2019ann\u00e9e, “devenir messie”, peinture engag\u00e9e vs peinture du regard. L\u00e0, tu touches \u00e0 quelque chose de vraiment int\u00e9ressant : le th\u00e9\u00e2tre qui vient te dire “non, tu n\u2019es pas oblig\u00e9 d\u2019\u00eatre le proph\u00e8te de quoi que ce soit<\/p>\n<\/blockquote>\n

Comme tous les ans, le Festival d\u2019Avignon d\u00e9borde de spectacles et, sous la chaleur \u00e9crasante, il devient parfois difficile de savoir si l\u2019on cherche d\u2019abord du th\u00e9\u00e2tre ou une salle climatis\u00e9e avec un fauteuil. Ce jour-l\u00e0, j\u2019\u00e9tais plut\u00f4t dans la deuxi\u00e8me cat\u00e9gorie, vacancier fourbu qui aurait accept\u00e9 n\u2019importe quel programme pourvu qu\u2019il y ait de l\u2019ombre. Une jeune femme est venue nous aborder, tract \u00e0 la main, pour nous parler d\u2019« Un soir chez Renoir ». Elle avait ce m\u00e9lange de timidit\u00e9 et de passion qui donne envie d\u2019\u00e9couter ; elle a m\u00eame promis une accolade tendre si nous venions. C\u2019est sans doute ce d\u00e9tail, plus que le sujet, qui a fait pencher la balance. Nous sommes entr\u00e9s, avons trouv\u00e9 des si\u00e8ges “pas pires ni meilleurs qu\u2019ailleurs”, et le spectacle a commenc\u00e9. Sur sc\u00e8ne, ils sont encore jeunes, eux aussi : Degas habill\u00e9 de sombre, un peu dandy ; Renoir un peu d\u00e9penaill\u00e9 ; Monet sans le sou ; Berthe Morisot d\u2019une \u00e9l\u00e9gance discr\u00e8te — notre recruteuse du trottoir — ; Zola, barbe d\u00e9j\u00e0 solide, encore journaliste, et une jeune femme posant comme mod\u00e8le. La question qui les occupe est simple et br\u00fblante : faut-il continuer \u00e0 courir le Salon officiel ou inventer une exposition en marge ? Au fil de la soir\u00e9e, chacun d\u00e9fend sa vision de la peinture. Zola les harc\u00e8le presque : il veut faire d\u2019eux des messagers, des porteurs de cause, des figures exemplaires. Il r\u00e9clame du message clair, de la d\u00e9nonciation, des tableaux qui sauvent le peuple. Renoir, Morisot et les autres r\u00e9sistent : ils parlent de lumi\u00e8re, de couleur, de l\u2019instant qui passe, de ce qu\u2019ils sentent dans leur corps devant un motif. Je me suis surpris \u00e0 respirer un peu mieux en les entendant refuser cette camisole du “tableau-messie”. Toute l\u2019ann\u00e9e ou presque, j\u2019avais charogn\u00e9 de mon c\u00f4t\u00e9 \u00e0 vouloir donner une mission \u00e0 ma peinture, \u00e0 coller du sens, de la th\u00e8se, sur chaque geste, comme si le simple fait de regarder et de peindre ne suffisait plus. Dans la p\u00e9nombre de la salle, je voyais ces jeunes gens, promis \u00e0 la post\u00e9rit\u00e9, batailler pour le droit de peindre simplement ce qu\u2019ils voyaient, sans se transformer en proph\u00e8tes. \u00c7a venait me chercher tr\u00e8s directement. Je ne vais pas d\u00e9florer les ressorts du spectacle, mais si vous aimez la peinture et que vous passez par Avignon, ce “soir chez Renoir” vaut le d\u00e9tour, ne serait-ce que pour entendre, sous les costumes et les r\u00e9pliques, cette vieille question toujours neuve : est-ce qu\u2019un tableau a vraiment besoin d\u2019autre chose que la lumi\u00e8re pour exister ?<\/p>\n

compression<\/strong><\/p>\n

Avignon, chaleur \u00e9crasante, je cherche surtout une salle fra\u00eeche et un fauteuil. Une jeune femme nous aborde pour « Un soir chez Renoir », tract \u00e0 la main, regard passionn\u00e9, promesse d\u2019une accolade si nous venons. On dit oui pour elle autant que pour la pi\u00e8ce. Dans la salle, Degas en sombre, Renoir un peu d\u00e9fait, Monet sans argent, Berthe Morisot discr\u00e8te, Zola d\u00e9j\u00e0 barbu. La question tourne autour de la table : continuer \u00e0 courir le Salon officiel ou monter leur propre exposition ? Zola pousse pour une peinture \u00e0 message, des tableaux qui d\u00e9noncent, qui sauvent, des peintres en proph\u00e8tes. Renoir, Morisot r\u00e9sistent : ils parlent de lumi\u00e8re, de couleurs, d\u2019instant \u00e0 saisir. Dans le noir, j\u2019entends surtout \u00e7a : le refus d\u2019\u00eatre messie. Toute l\u2019ann\u00e9e, j\u2019ai voulu donner une mission \u00e0 ma peinture, coller du sens partout. Eux me rappellent qu\u2019un tableau peut se contenter de regarder le monde et de le rendre, sans autre banni\u00e8re que la lumi\u00e8re.<\/p>", "content_text": " >Tu as une mati\u00e8re vivante et simple : chaleur d\u2019Avignon, fatigue de festivalier, rencontre avec une jeune femme qui tracte, promesse d\u2019accolade, et, derri\u00e8re, un vrai enjeu : la pi\u00e8ce te parle tr\u00e8s directement de ton obsession de l\u2019ann\u00e9e, \u201cdevenir messie\u201d, peinture engag\u00e9e vs peinture du regard. L\u00e0, tu touches \u00e0 quelque chose de vraiment int\u00e9ressant : le th\u00e9\u00e2tre qui vient te dire \u201cnon, tu n\u2019es pas oblig\u00e9 d\u2019\u00eatre le proph\u00e8te de quoi que ce soit Comme tous les ans, le Festival d\u2019Avignon d\u00e9borde de spectacles et, sous la chaleur \u00e9crasante, il devient parfois difficile de savoir si l\u2019on cherche d\u2019abord du th\u00e9\u00e2tre ou une salle climatis\u00e9e avec un fauteuil. Ce jour-l\u00e0, j\u2019\u00e9tais plut\u00f4t dans la deuxi\u00e8me cat\u00e9gorie, vacancier fourbu qui aurait accept\u00e9 n\u2019importe quel programme pourvu qu\u2019il y ait de l\u2019ombre. Une jeune femme est venue nous aborder, tract \u00e0 la main, pour nous parler d\u2019\u00ab Un soir chez Renoir \u00bb. Elle avait ce m\u00e9lange de timidit\u00e9 et de passion qui donne envie d\u2019\u00e9couter ; elle a m\u00eame promis une accolade tendre si nous venions. C\u2019est sans doute ce d\u00e9tail, plus que le sujet, qui a fait pencher la balance. Nous sommes entr\u00e9s, avons trouv\u00e9 des si\u00e8ges \u201cpas pires ni meilleurs qu\u2019ailleurs\u201d, et le spectacle a commenc\u00e9. Sur sc\u00e8ne, ils sont encore jeunes, eux aussi : Degas habill\u00e9 de sombre, un peu dandy ; Renoir un peu d\u00e9penaill\u00e9 ; Monet sans le sou ; Berthe Morisot d\u2019une \u00e9l\u00e9gance discr\u00e8te \u2014 notre recruteuse du trottoir \u2014 ; Zola, barbe d\u00e9j\u00e0 solide, encore journaliste, et une jeune femme posant comme mod\u00e8le. La question qui les occupe est simple et br\u00fblante : faut-il continuer \u00e0 courir le Salon officiel ou inventer une exposition en marge ? Au fil de la soir\u00e9e, chacun d\u00e9fend sa vision de la peinture. Zola les harc\u00e8le presque : il veut faire d\u2019eux des messagers, des porteurs de cause, des figures exemplaires. Il r\u00e9clame du message clair, de la d\u00e9nonciation, des tableaux qui sauvent le peuple. Renoir, Morisot et les autres r\u00e9sistent : ils parlent de lumi\u00e8re, de couleur, de l\u2019instant qui passe, de ce qu\u2019ils sentent dans leur corps devant un motif. Je me suis surpris \u00e0 respirer un peu mieux en les entendant refuser cette camisole du \u201ctableau-messie\u201d. Toute l\u2019ann\u00e9e ou presque, j\u2019avais charogn\u00e9 de mon c\u00f4t\u00e9 \u00e0 vouloir donner une mission \u00e0 ma peinture, \u00e0 coller du sens, de la th\u00e8se, sur chaque geste, comme si le simple fait de regarder et de peindre ne suffisait plus. Dans la p\u00e9nombre de la salle, je voyais ces jeunes gens, promis \u00e0 la post\u00e9rit\u00e9, batailler pour le droit de peindre simplement ce qu\u2019ils voyaient, sans se transformer en proph\u00e8tes. \u00c7a venait me chercher tr\u00e8s directement. Je ne vais pas d\u00e9florer les ressorts du spectacle, mais si vous aimez la peinture et que vous passez par Avignon, ce \u201csoir chez Renoir\u201d vaut le d\u00e9tour, ne serait-ce que pour entendre, sous les costumes et les r\u00e9pliques, cette vieille question toujours neuve : est-ce qu\u2019un tableau a vraiment besoin d\u2019autre chose que la lumi\u00e8re pour exister ? **compression** Avignon, chaleur \u00e9crasante, je cherche surtout une salle fra\u00eeche et un fauteuil. Une jeune femme nous aborde pour \u00ab Un soir chez Renoir \u00bb, tract \u00e0 la main, regard passionn\u00e9, promesse d\u2019une accolade si nous venons. On dit oui pour elle autant que pour la pi\u00e8ce. Dans la salle, Degas en sombre, Renoir un peu d\u00e9fait, Monet sans argent, Berthe Morisot discr\u00e8te, Zola d\u00e9j\u00e0 barbu. La question tourne autour de la table : continuer \u00e0 courir le Salon officiel ou monter leur propre exposition ? Zola pousse pour une peinture \u00e0 message, des tableaux qui d\u00e9noncent, qui sauvent, des peintres en proph\u00e8tes. Renoir, Morisot r\u00e9sistent : ils parlent de lumi\u00e8re, de couleurs, d\u2019instant \u00e0 saisir. Dans le noir, j\u2019entends surtout \u00e7a : le refus d\u2019\u00eatre messie. Toute l\u2019ann\u00e9e, j\u2019ai voulu donner une mission \u00e0 ma peinture, coller du sens partout. Eux me rappellent qu\u2019un tableau peut se contenter de regarder le monde et de le rendre, sans autre banni\u00e8re que la lumi\u00e8re. ", "image": "https:\/\/ledibbouk.net\/IMG\/logo\/un-soir-chez-renoir.jpg?1764223413", "tags": ["r\u00e9flexions sur l'art"] } ,{ "id": "https:\/\/ledibbouk.net\/7-juillet-2019.html", "url": "https:\/\/ledibbouk.net\/7-juillet-2019.html", "title": "7 juillet 2019", "date_published": "2019-07-07T16:17:00Z", "date_modified": "2025-11-27T17:17:39Z", "author": {"name": "Patrick Blanchon"}, "content_html": "

Je suis peintre. Mon travail, c\u2019est de faire des tableaux pour vivre. Portraits, paysages, natures mortes, abstraits, d\u00e9coratif s\u2019il le faut. Les gens les accrochent o\u00f9 ils veulent, apr\u00e8s \u00e7a ne me regarde plus. Je ne roule pas sur l\u2019or, mais je paie mes factures.<\/p>\n

Depuis quelque temps, ma main droite commence \u00e0 faire sa vie. Je veux tracer un trait, \u00e7a tremble. Au d\u00e9but je me dis que c\u2019est la fatigue. Maintenant, quoi que je commence, \u00e7a se termine en gribouillis. Je vais voir le g\u00e9n\u00e9raliste. Examens, r\u00e9sultats : rien de sp\u00e9cial, pas de Parkinson. Un peu de cataracte, c\u2019est tout. Il me propose d\u2019aller parler “\u00e0 quelqu\u2019un”.<\/p>\n

Cabinet de psy. Une fois par semaine, je m\u2019assois dans le fauteuil et je d\u00e9balle. Tr\u00e8s vite, je m\u2019entends faire le malin, broder, enjoliver. Je lui dis que je suis en train de la s\u00e9duire comme tout le monde. Elle me demande de m\u2019allonger. L\u00e0, parfois, c\u2019est une voix de gosse qui sort, pas la mienne. Je ne supporte pas. Je plante les s\u00e9ances.<\/p>\n

Apr\u00e8s \u00e7a, je continue d\u2019aller \u00e0 l\u2019atelier. Je peins des toiles lourdes, sales, reprises dix fois. Je laisse faire cette main qui ne sait pas o\u00f9 elle va. Je n\u2019appelle plus personne, je ne commente plus trop.<\/p>\n

Ce matin, en buvant le caf\u00e9, je pense \u00e0 ce gamin qui parlait sur le divan. Au lieu de le renvoyer dans son coin, j\u2019ai juste une sorte de douceur pour lui. Je monte \u00e0 l\u2019atelier. Sur le chevalet, une toile sous un drap. Je soul\u00e8ve. Le tableau est l\u00e0, pas sp\u00e9cialement accrocheur, mais je reconnais quelque chose : des zones bouch\u00e9es, des lignes qui l\u00e2chent, des couleurs qui se r\u00e9pondent sans logique.<\/p>\n

Au fond, \u00e7a bouge un peu. Je sens le gamin, quelque part, qui me fait signe. Je ne lui r\u00e9ponds pas avec des mots. Je reste devant la toile, la main droite encore un peu r\u00e9ticente, et je me dis que pour l\u2019instant, \u00e7a suffit.<\/p>", "content_text": " Je suis peintre. Mon travail, c\u2019est de faire des tableaux pour vivre. Portraits, paysages, natures mortes, abstraits, d\u00e9coratif s\u2019il le faut. Les gens les accrochent o\u00f9 ils veulent, apr\u00e8s \u00e7a ne me regarde plus. Je ne roule pas sur l\u2019or, mais je paie mes factures. Depuis quelque temps, ma main droite commence \u00e0 faire sa vie. Je veux tracer un trait, \u00e7a tremble. Au d\u00e9but je me dis que c\u2019est la fatigue. Maintenant, quoi que je commence, \u00e7a se termine en gribouillis. Je vais voir le g\u00e9n\u00e9raliste. Examens, r\u00e9sultats : rien de sp\u00e9cial, pas de Parkinson. Un peu de cataracte, c\u2019est tout. Il me propose d\u2019aller parler \u201c\u00e0 quelqu\u2019un\u201d. Cabinet de psy. Une fois par semaine, je m\u2019assois dans le fauteuil et je d\u00e9balle. Tr\u00e8s vite, je m\u2019entends faire le malin, broder, enjoliver. Je lui dis que je suis en train de la s\u00e9duire comme tout le monde. Elle me demande de m\u2019allonger. L\u00e0, parfois, c\u2019est une voix de gosse qui sort, pas la mienne. Je ne supporte pas. Je plante les s\u00e9ances. Apr\u00e8s \u00e7a, je continue d\u2019aller \u00e0 l\u2019atelier. Je peins des toiles lourdes, sales, reprises dix fois. Je laisse faire cette main qui ne sait pas o\u00f9 elle va. Je n\u2019appelle plus personne, je ne commente plus trop. Ce matin, en buvant le caf\u00e9, je pense \u00e0 ce gamin qui parlait sur le divan. Au lieu de le renvoyer dans son coin, j\u2019ai juste une sorte de douceur pour lui. Je monte \u00e0 l\u2019atelier. Sur le chevalet, une toile sous un drap. Je soul\u00e8ve. Le tableau est l\u00e0, pas sp\u00e9cialement accrocheur, mais je reconnais quelque chose : des zones bouch\u00e9es, des lignes qui l\u00e2chent, des couleurs qui se r\u00e9pondent sans logique. Au fond, \u00e7a bouge un peu. Je sens le gamin, quelque part, qui me fait signe. Je ne lui r\u00e9ponds pas avec des mots. Je reste devant la toile, la main droite encore un peu r\u00e9ticente, et je me dis que pour l\u2019instant, \u00e7a suffit. ", "image": "https:\/\/ledibbouk.net\/IMG\/logo\/img_4052.jpg?1764263816", "tags": [] } ,{ "id": "https:\/\/ledibbouk.net\/06-juillet-2019.html", "url": "https:\/\/ledibbouk.net\/06-juillet-2019.html", "title": "06 juillet 2019", "date_published": "2019-07-06T15:56:00Z", "date_modified": "2025-11-27T16:57:14Z", "author": {"name": "Patrick Blanchon"}, "content_html": "

Chambre d\u2019h\u00f4tel meubl\u00e9e au minimum : un lit, une table, une chaise, une armoire. La fen\u00eatre donne sur la rue, le bruit monte en continu, sans creux, comme si la pi\u00e8ce avait perdu ses murs. Je peine \u00e0 trouver mes rep\u00e8res, c\u2019est de l\u2019ailleurs pos\u00e9 dans un autre ailleurs, et \u00e7a tape sur ce que j\u2019appelle encore mon identit\u00e9. \u00c7a commence par la col\u00e8re, tourne \u00e0 la d\u00e9prime, glisse vers une forme d\u2019acceptation molle, puis la r\u00e9signation, et au bout du compte je sens revenir mes vieilles ruses. Je d\u00e9cide d\u2019essayer autre chose : accueillir le bruit comme il vient, sans le classer, accueillir cet endroit comme un familier que je ne connais pas encore. Me rappeler que l\u2019intention, ici, c\u2019est de vivre, pas juste de tenir le coup. Alors je porte l\u2019attention sur chaque morceau du d\u00e9cor, un par un, comme si je remontais un puzzle. La table ne veut rien dire. Le lit ne veut rien dire. La fen\u00eatre, le flux de voitures, les talons sur le trottoir, tout \u00e7a ne raconte rien par soi-m\u00eame. Mes pens\u00e9es non plus. Elles passent, elles commentent, elles s\u2019\u00e9nervent, et elles ne veulent rien dire de d\u00e9finitif. Je reviens \u00e0 ce travail simple : r\u00e9p\u00e9ter l\u2019attention pour ne pas l\u00e2cher l\u2019intention, revenir \u00e0 ce qui est l\u00e0, m\u00eame si \u00e7a reste pauvre et bruyant. Un matin, sans annonce particuli\u00e8re, tout s\u2019aligne un peu : les objets sont \u00e0 leur place, le vacarme ne m\u2019attaque plus, il fait juste partie du d\u00e9cor. Je ferme la porte derri\u00e8re moi et je descends dans la rue. La chambre devient un \u00e9pisode de plus, et je continue mon chemin.<\/p>", "content_text": " Chambre d\u2019h\u00f4tel meubl\u00e9e au minimum : un lit, une table, une chaise, une armoire. La fen\u00eatre donne sur la rue, le bruit monte en continu, sans creux, comme si la pi\u00e8ce avait perdu ses murs. Je peine \u00e0 trouver mes rep\u00e8res, c\u2019est de l\u2019ailleurs pos\u00e9 dans un autre ailleurs, et \u00e7a tape sur ce que j\u2019appelle encore mon identit\u00e9. \u00c7a commence par la col\u00e8re, tourne \u00e0 la d\u00e9prime, glisse vers une forme d\u2019acceptation molle, puis la r\u00e9signation, et au bout du compte je sens revenir mes vieilles ruses. Je d\u00e9cide d\u2019essayer autre chose : accueillir le bruit comme il vient, sans le classer, accueillir cet endroit comme un familier que je ne connais pas encore. Me rappeler que l\u2019intention, ici, c\u2019est de vivre, pas juste de tenir le coup. Alors je porte l\u2019attention sur chaque morceau du d\u00e9cor, un par un, comme si je remontais un puzzle. La table ne veut rien dire. Le lit ne veut rien dire. La fen\u00eatre, le flux de voitures, les talons sur le trottoir, tout \u00e7a ne raconte rien par soi-m\u00eame. Mes pens\u00e9es non plus. Elles passent, elles commentent, elles s\u2019\u00e9nervent, et elles ne veulent rien dire de d\u00e9finitif. Je reviens \u00e0 ce travail simple : r\u00e9p\u00e9ter l\u2019attention pour ne pas l\u00e2cher l\u2019intention, revenir \u00e0 ce qui est l\u00e0, m\u00eame si \u00e7a reste pauvre et bruyant. Un matin, sans annonce particuli\u00e8re, tout s\u2019aligne un peu : les objets sont \u00e0 leur place, le vacarme ne m\u2019attaque plus, il fait juste partie du d\u00e9cor. Je ferme la porte derri\u00e8re moi et je descends dans la rue. La chambre devient un \u00e9pisode de plus, et je continue mon chemin. ", "image": "https:\/\/ledibbouk.net\/IMG\/logo\/5d3f263d7e00006623176847.webp?1764262614", "tags": [] } ,{ "id": "https:\/\/ledibbouk.net\/05-juillet-2019.html", "url": "https:\/\/ledibbouk.net\/05-juillet-2019.html", "title": "05 juillet 2019", "date_published": "2019-07-05T04:53:00Z", "date_modified": "2025-11-27T05:55:25Z", "author": {"name": "Patrick Blanchon"}, "content_html": "

C\u2019\u00e9tait l\u2019\u00e9poque o\u00f9 la t\u00e9l\u00e9 \u00e9tait en noir et blanc, pas encore dans tous les foyers, mais d\u00e9j\u00e0, en 62, des images de massacres d\u00e9filaient sur l\u2019\u00e9cran. Cor\u00e9e, Alg\u00e9rie, Vietnam, je ne sais plus : c\u2019\u00e9tait surtout l\u2019impression floue d\u2019une guerre qui se r\u00e9p\u00e9tait ailleurs, assez loin pour qu\u2019on puisse continuer \u00e0 se croire tranquilles ici. Dans le fond de ma campagne bourbonnaise, pourtant, impossible d\u2019oublier que la guerre \u00e9tait partout, simplement sous d\u2019autres formes. Dans un village, tout se sait, tout se commente, et l\u2019\u00e9tranger, quand ce n\u2019est pas l\u2019ennemi, n\u2019est pas souvent accueilli avec douceur. Les ragots valent bien une rafale : \u00e7a ne tue pas sur le coup le “bon \u00e0 rien” ou la femme adult\u00e8re, mais \u00e7a suffit \u00e0 rendre les sourires forc\u00e9s \u00e0 la boulangerie. Pour comprendre comment tourne la haine, inutile de lire des trait\u00e9s, il suffisait d\u2019aller boire un petit blanc lim\u00e9 et d\u2019\u00e9couter, au comptoir, ce qui se disait \u00e0 demi-mots : les frustrations, les jalousies, les petites vengeances servies sous couvert de “on dit que\u2026”. J\u2019ai longtemps cru que les grandes guerres partaient de causes lointaines, de dates apprises par c\u0153ur et de noms propres. Avec le temps, j\u2019ai surtout vu que la mati\u00e8re premi\u00e8re \u00e9tait la m\u00eame : ennui, ressentiment, peur de soi, besoin de d\u00e9signer quelqu\u2019un \u00e0 abattre, au loin ou juste en face. Pris t\u00f4t dans ce climat-l\u00e0, la t\u00e9l\u00e9 en bruit de fond et les oreilles ouvertes, j\u2019ai abandonn\u00e9 assez vite l\u2019id\u00e9e d\u2019une innocence durable. Il me semblait qu\u2019elle servait surtout d\u2019alibi pour ne pas regarder en face notre b\u00eatise, la mienne comprise. Ce qui m\u2019a tenu, ce n\u2019est pas une sagesse, c\u2019est un doute qui refusait de se taire, une petite flamme qui emp\u00eachait d\u2019adh\u00e9rer compl\u00e8tement \u00e0 ce qu\u2019on me servait comme certitude. Hier, cette vieille histoire m\u2019est revenue pour une broutille. J\u2019avais laiss\u00e9 la porte de l\u2019atelier des m\u00e9tiers d\u2019art entrouverte. Des gamins du coin sont entr\u00e9s en douce. Un peu plus tard, on s\u2019aper\u00e7oit qu\u2019un objet manque sur un pr\u00e9sentoir. Panique. On ne sait m\u00eame pas exactement ce qui a disparu, mais d\u00e9j\u00e0 on soup\u00e7onne les “petits morveux”. La commissaire de l\u2019expo penche pour l\u2019accident, l\u2019innocence : ils ont d\u00fb toucher, d\u00e9placer, sans malice. Moi, aussit\u00f4t, j\u2019imagine le coup fourr\u00e9, le vol. Nous discutons, chacun accroch\u00e9 \u00e0 son id\u00e9e de l\u2019enfance, \u00e0 ce qu\u2019il a besoin d\u2019y voir. Au fond, nous n\u2019avons aucune preuve, seulement notre mani\u00e8re de remplir le vide autour d\u2019un objet absent. En me regardant faire, je me suis dit que beaucoup de conflits plus s\u00e9rieux devaient d\u00e9marrer exactement l\u00e0 : deux personnes, deux groupes qui n\u2019acceptent pas le doute, qui veulent \u00e0 tout prix le transformer en certitude, et qui s\u2019y prennent comme nous, de travers.<\/p>\n

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T\u00e9l\u00e9 noir et blanc, d\u00e9but des ann\u00e9es 60 : des guerres lointaines d\u00e9filent sur l\u2019\u00e9cran, assez floues pour qu\u2019on continue de se croire \u00e0 l\u2019abri dans ma campagne bourbonnaise. Au village, la guerre prend une autre forme : ragots, jalousies, phrases l\u00e2ch\u00e9es au comptoir autour d\u2019un blanc lim\u00e9, “on dit que\u2026”. Cancaner vaut tir de rafale, \u00e7a ne tue pas net, mais \u00e7a ronge. J\u2019ai vite senti que l\u2019innocence servait surtout de paravent pour ne pas voir notre part de b\u00eatise et de haine. Ce qui retient de devenir plus dur, ce n\u2019est pas la vertu, c\u2019est le doute tenace, cette petite r\u00e9sistance int\u00e9rieure aux certitudes grim\u00e9es en \u00e9vidences. Hier, dans l\u2019atelier des m\u00e9tiers d\u2019art, la sc\u00e8ne s\u2019est rejou\u00e9e en miniature. Porte laiss\u00e9e entrouverte, quelques gamins entrent. Plus tard, un pr\u00e9sentoir vide : un objet manque, sans qu\u2019on sache dire lequel. La commissaire penche pour la maladresse enfantine, j\u2019imagine tout de suite un larcin. Aucun de nous n\u2019a de preuve, seulement ses r\u00e9flexes, son id\u00e9e personnelle de l\u2019innocence. \u00c0 nous deux, nous fabriquons une histoire pour combler ce vide. Je me suis dit alors que beaucoup de grandes guerres commencent peut-\u00eatre comme \u00e7a : un objet manquant, un doute, et deux fa\u00e7ons incompatibles de le supporter.<\/p>", "content_text": " C\u2019\u00e9tait l\u2019\u00e9poque o\u00f9 la t\u00e9l\u00e9 \u00e9tait en noir et blanc, pas encore dans tous les foyers, mais d\u00e9j\u00e0, en 62, des images de massacres d\u00e9filaient sur l\u2019\u00e9cran. Cor\u00e9e, Alg\u00e9rie, Vietnam, je ne sais plus : c\u2019\u00e9tait surtout l\u2019impression floue d\u2019une guerre qui se r\u00e9p\u00e9tait ailleurs, assez loin pour qu\u2019on puisse continuer \u00e0 se croire tranquilles ici. Dans le fond de ma campagne bourbonnaise, pourtant, impossible d\u2019oublier que la guerre \u00e9tait partout, simplement sous d\u2019autres formes. Dans un village, tout se sait, tout se commente, et l\u2019\u00e9tranger, quand ce n\u2019est pas l\u2019ennemi, n\u2019est pas souvent accueilli avec douceur. Les ragots valent bien une rafale : \u00e7a ne tue pas sur le coup le \u201cbon \u00e0 rien\u201d ou la femme adult\u00e8re, mais \u00e7a suffit \u00e0 rendre les sourires forc\u00e9s \u00e0 la boulangerie. Pour comprendre comment tourne la haine, inutile de lire des trait\u00e9s, il suffisait d\u2019aller boire un petit blanc lim\u00e9 et d\u2019\u00e9couter, au comptoir, ce qui se disait \u00e0 demi-mots : les frustrations, les jalousies, les petites vengeances servies sous couvert de \u201con dit que\u2026\u201d. J\u2019ai longtemps cru que les grandes guerres partaient de causes lointaines, de dates apprises par c\u0153ur et de noms propres. Avec le temps, j\u2019ai surtout vu que la mati\u00e8re premi\u00e8re \u00e9tait la m\u00eame : ennui, ressentiment, peur de soi, besoin de d\u00e9signer quelqu\u2019un \u00e0 abattre, au loin ou juste en face. Pris t\u00f4t dans ce climat-l\u00e0, la t\u00e9l\u00e9 en bruit de fond et les oreilles ouvertes, j\u2019ai abandonn\u00e9 assez vite l\u2019id\u00e9e d\u2019une innocence durable. Il me semblait qu\u2019elle servait surtout d\u2019alibi pour ne pas regarder en face notre b\u00eatise, la mienne comprise. Ce qui m\u2019a tenu, ce n\u2019est pas une sagesse, c\u2019est un doute qui refusait de se taire, une petite flamme qui emp\u00eachait d\u2019adh\u00e9rer compl\u00e8tement \u00e0 ce qu\u2019on me servait comme certitude. Hier, cette vieille histoire m\u2019est revenue pour une broutille. J\u2019avais laiss\u00e9 la porte de l\u2019atelier des m\u00e9tiers d\u2019art entrouverte. Des gamins du coin sont entr\u00e9s en douce. Un peu plus tard, on s\u2019aper\u00e7oit qu\u2019un objet manque sur un pr\u00e9sentoir. Panique. On ne sait m\u00eame pas exactement ce qui a disparu, mais d\u00e9j\u00e0 on soup\u00e7onne les \u201cpetits morveux\u201d. La commissaire de l\u2019expo penche pour l\u2019accident, l\u2019innocence : ils ont d\u00fb toucher, d\u00e9placer, sans malice. Moi, aussit\u00f4t, j\u2019imagine le coup fourr\u00e9, le vol. Nous discutons, chacun accroch\u00e9 \u00e0 son id\u00e9e de l\u2019enfance, \u00e0 ce qu\u2019il a besoin d\u2019y voir. Au fond, nous n\u2019avons aucune preuve, seulement notre mani\u00e8re de remplir le vide autour d\u2019un objet absent. En me regardant faire, je me suis dit que beaucoup de conflits plus s\u00e9rieux devaient d\u00e9marrer exactement l\u00e0 : deux personnes, deux groupes qui n\u2019acceptent pas le doute, qui veulent \u00e0 tout prix le transformer en certitude, et qui s\u2019y prennent comme nous, de travers. **compression** T\u00e9l\u00e9 noir et blanc, d\u00e9but des ann\u00e9es 60 : des guerres lointaines d\u00e9filent sur l\u2019\u00e9cran, assez floues pour qu\u2019on continue de se croire \u00e0 l\u2019abri dans ma campagne bourbonnaise. Au village, la guerre prend une autre forme : ragots, jalousies, phrases l\u00e2ch\u00e9es au comptoir autour d\u2019un blanc lim\u00e9, \u201con dit que\u2026\u201d. Cancaner vaut tir de rafale, \u00e7a ne tue pas net, mais \u00e7a ronge. J\u2019ai vite senti que l\u2019innocence servait surtout de paravent pour ne pas voir notre part de b\u00eatise et de haine. Ce qui retient de devenir plus dur, ce n\u2019est pas la vertu, c\u2019est le doute tenace, cette petite r\u00e9sistance int\u00e9rieure aux certitudes grim\u00e9es en \u00e9vidences. Hier, dans l\u2019atelier des m\u00e9tiers d\u2019art, la sc\u00e8ne s\u2019est rejou\u00e9e en miniature. Porte laiss\u00e9e entrouverte, quelques gamins entrent. Plus tard, un pr\u00e9sentoir vide : un objet manque, sans qu\u2019on sache dire lequel. La commissaire penche pour la maladresse enfantine, j\u2019imagine tout de suite un larcin. Aucun de nous n\u2019a de preuve, seulement ses r\u00e9flexes, son id\u00e9e personnelle de l\u2019innocence. \u00c0 nous deux, nous fabriquons une histoire pour combler ce vide. Je me suis dit alors que beaucoup de grandes guerres commencent peut-\u00eatre comme \u00e7a : un objet manquant, un doute, et deux fa\u00e7ons incompatibles de le supporter. ", "image": "https:\/\/ledibbouk.net\/IMG\/logo\/balthus-girlwithcat.jpg?1764222785", "tags": [] } ,{ "id": "https:\/\/ledibbouk.net\/4-juillet-2019.html", "url": "https:\/\/ledibbouk.net\/4-juillet-2019.html", "title": "4 juillet 2019", "date_published": "2019-07-04T04:37:00Z", "date_modified": "2025-11-27T05:37:54Z", "author": {"name": "Patrick Blanchon"}, "content_html": "

Adolescent pr\u00e9pub\u00e8re, avide de connaissances, je p\u00e9rorais sur les philosophes sans rien y comprendre. Je lan\u00e7ais des noms, des citations mal dig\u00e9r\u00e9es, je m\u2019\u00e9coutais parler. Si je devais m\u2019entendre aujourd\u2019hui, j\u2019en rougirais encore, si le temps ne m\u2019avait pas rendu un peu plus tol\u00e9rant avec moi-m\u00eame, surtout apr\u00e8s avoir longtemps fr\u00e9quent\u00e9 des gens pas tellement mieux lotis. Le savoir, je l\u2019ai cherch\u00e9 comme une richesse, comme un pouvoir. J\u2019ai empil\u00e9 les livres, d\u00e9vor\u00e9 des biblioth\u00e8ques, chang\u00e9 de boulot \u00e0 r\u00e9p\u00e9tition, travers\u00e9 des lits et des couples, jusqu\u2019\u00e0 me retrouver vers la quarantaine de nouveau seul, avec l\u2019impression d\u2019avoir tout essay\u00e9 sauf l\u2019essentiel. Une compagne de plus “qui ne me comprenait pas”, disais-je, alors que l\u2019\u00e9go\u00efste que j\u2019\u00e9tais supportait mal qu\u2019on lui r\u00e9siste. C\u2019est l\u00e0 que m\u2019est revenue la phrase de Socrate, celle qu\u2019on affiche partout : “Connais-toi toi-m\u00eame.” Je me suis surpris \u00e0 la tordre en douce : “Accepte-toi toi-m\u00eame.” Ce glissement, je l\u2019ai senti physiquement. Je commen\u00e7ais \u00e0 voir que je pouvais aligner autant de savoir que je voulais, tant que je refusais de voir mes propres limites, \u00e7a ne changerait pas grand-chose. Ce qui complique l\u2019affaire, c\u2019est qu\u2019il ne s\u2019agit pas seulement de s\u2019accepter soi. Il faut aussi composer avec les autres : les lourds, les l\u00e2ches, les gentils, les brillants, les cr\u00e9tins, tout le m\u00e9lange. On se d\u00e9couvre vite aussi b\u00eate, aussi peureux, aussi born\u00e9 qu\u2019eux, malgr\u00e9 les livres. C\u2019est l\u00e0 que le savoir devient suspect : au lieu de nous \u00e9clairer, il sert \u00e0 habiller nos pr\u00e9jug\u00e9s, \u00e0 r\u00e9p\u00e9ter les m\u00eames erreurs avec des mots plus raffin\u00e9s. Avec l\u2019\u00e2ge, j\u2019ai fini par regarder les gens, et moi avec, comme des ph\u00e9nom\u00e8nes plus ou moins neutres : du soleil, de la pluie, du chaud, du froid, un peu de finesse ici, beaucoup de connerie l\u00e0. \u00c7a ne veut pas dire qu\u2019on devient indiff\u00e9rent, seulement qu\u2019on commence \u00e0 voir que tout \u00e7a arrive, que \u00e7a passe, et qu\u2019on a encore la main sur une chose : la fa\u00e7on de r\u00e9agir. Ce d\u00e9tachement-l\u00e0 n\u2019a rien de mystique, rien \u00e0 voir avec les yogis de carte postale, c\u2019est surtout une fatigue de juger tout le monde, y compris soi. Si j\u2019avais un v\u0153u pieux \u00e0 formuler, ce serait celui-l\u00e0 : qu\u2019on apprenne plus t\u00f4t \u00e0 supporter ce qu\u2019on est, avant de se gaver de savoir. On gagnerait sans doute quelques ann\u00e9es, mais il a fallu que je me cogne tous ces d\u00e9tours pour l\u2019\u00e9crire aujourd\u2019hui sans trop morale.<\/p>\n

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Adolescent, je bombe le torse avec des noms de philosophes et je ne sais rien. J\u2019ai cru longtemps que le savoir serait un pouvoir : livres empil\u00e9s, jobs en s\u00e9rie, histoires de couple \u00e0 r\u00e9p\u00e9tition. \u00c0 la quarantaine, de nouveau seul, repense \u00e0 Socrate : “Connais-toi toi-m\u00eame.” En moi, \u00e7a a bascul\u00e9 en “accepte-toi toi-m\u00eame”. J\u2019ai compris que tant que je refusais ce que j\u2019\u00e9tais, tout ce que je savais resterait un d\u00e9cor. Les autres, avec leur b\u00eatise, leur bravoure, leur l\u00e2chet\u00e9, m\u2019ont servi de miroir : je n\u2019\u00e9tais pas mieux, pas non plus moins bien, mais plus verbeux. Le savoir s\u2019est mis \u00e0 sentir le pi\u00e8ge, cette mani\u00e8re \u00e9l\u00e9gante de r\u00e9p\u00e9ter les m\u00eames croyances. Peu \u00e0 peu, j\u2019ai commenc\u00e9 \u00e0 voir les gens, et moi avec, comme de la m\u00e9t\u00e9o : pluie, soleil, chaud, froid. On ne choisit pas ce qui arrive, seulement la mani\u00e8re de r\u00e9pondre. Si c’est une le\u00e7on, ce serait celle-l\u00e0 : accepter d\u2019abord ce qu\u2019on est, laisser le savoir venir apr\u00e8s, plus l\u00e9ger.<\/p>", "content_text": " Adolescent pr\u00e9pub\u00e8re, avide de connaissances, je p\u00e9rorais sur les philosophes sans rien y comprendre. Je lan\u00e7ais des noms, des citations mal dig\u00e9r\u00e9es, je m\u2019\u00e9coutais parler. Si je devais m\u2019entendre aujourd\u2019hui, j\u2019en rougirais encore, si le temps ne m\u2019avait pas rendu un peu plus tol\u00e9rant avec moi-m\u00eame, surtout apr\u00e8s avoir longtemps fr\u00e9quent\u00e9 des gens pas tellement mieux lotis. Le savoir, je l\u2019ai cherch\u00e9 comme une richesse, comme un pouvoir. J\u2019ai empil\u00e9 les livres, d\u00e9vor\u00e9 des biblioth\u00e8ques, chang\u00e9 de boulot \u00e0 r\u00e9p\u00e9tition, travers\u00e9 des lits et des couples, jusqu\u2019\u00e0 me retrouver vers la quarantaine de nouveau seul, avec l\u2019impression d\u2019avoir tout essay\u00e9 sauf l\u2019essentiel. Une compagne de plus \u201cqui ne me comprenait pas\u201d, disais-je, alors que l\u2019\u00e9go\u00efste que j\u2019\u00e9tais supportait mal qu\u2019on lui r\u00e9siste. C\u2019est l\u00e0 que m\u2019est revenue la phrase de Socrate, celle qu\u2019on affiche partout : \u201cConnais-toi toi-m\u00eame.\u201d Je me suis surpris \u00e0 la tordre en douce : \u201cAccepte-toi toi-m\u00eame.\u201d Ce glissement, je l\u2019ai senti physiquement. Je commen\u00e7ais \u00e0 voir que je pouvais aligner autant de savoir que je voulais, tant que je refusais de voir mes propres limites, \u00e7a ne changerait pas grand-chose. Ce qui complique l\u2019affaire, c\u2019est qu\u2019il ne s\u2019agit pas seulement de s\u2019accepter soi. Il faut aussi composer avec les autres : les lourds, les l\u00e2ches, les gentils, les brillants, les cr\u00e9tins, tout le m\u00e9lange. On se d\u00e9couvre vite aussi b\u00eate, aussi peureux, aussi born\u00e9 qu\u2019eux, malgr\u00e9 les livres. C\u2019est l\u00e0 que le savoir devient suspect : au lieu de nous \u00e9clairer, il sert \u00e0 habiller nos pr\u00e9jug\u00e9s, \u00e0 r\u00e9p\u00e9ter les m\u00eames erreurs avec des mots plus raffin\u00e9s. Avec l\u2019\u00e2ge, j\u2019ai fini par regarder les gens, et moi avec, comme des ph\u00e9nom\u00e8nes plus ou moins neutres : du soleil, de la pluie, du chaud, du froid, un peu de finesse ici, beaucoup de connerie l\u00e0. \u00c7a ne veut pas dire qu\u2019on devient indiff\u00e9rent, seulement qu\u2019on commence \u00e0 voir que tout \u00e7a arrive, que \u00e7a passe, et qu\u2019on a encore la main sur une chose : la fa\u00e7on de r\u00e9agir. Ce d\u00e9tachement-l\u00e0 n\u2019a rien de mystique, rien \u00e0 voir avec les yogis de carte postale, c\u2019est surtout une fatigue de juger tout le monde, y compris soi. Si j\u2019avais un v\u0153u pieux \u00e0 formuler, ce serait celui-l\u00e0 : qu\u2019on apprenne plus t\u00f4t \u00e0 supporter ce qu\u2019on est, avant de se gaver de savoir. On gagnerait sans doute quelques ann\u00e9es, mais il a fallu que je me cogne tous ces d\u00e9tours pour l\u2019\u00e9crire aujourd\u2019hui sans trop morale. **compression** Adolescent, je bombe le torse avec des noms de philosophes et je ne sais rien. J\u2019ai cru longtemps que le savoir serait un pouvoir : livres empil\u00e9s, jobs en s\u00e9rie, histoires de couple \u00e0 r\u00e9p\u00e9tition. \u00c0 la quarantaine, de nouveau seul, repense \u00e0 Socrate : \u201cConnais-toi toi-m\u00eame.\u201d En moi, \u00e7a a bascul\u00e9 en \u201caccepte-toi toi-m\u00eame\u201d. J\u2019ai compris que tant que je refusais ce que j\u2019\u00e9tais, tout ce que je savais resterait un d\u00e9cor. Les autres, avec leur b\u00eatise, leur bravoure, leur l\u00e2chet\u00e9, m\u2019ont servi de miroir : je n\u2019\u00e9tais pas mieux, pas non plus moins bien, mais plus verbeux. Le savoir s\u2019est mis \u00e0 sentir le pi\u00e8ge, cette mani\u00e8re \u00e9l\u00e9gante de r\u00e9p\u00e9ter les m\u00eames croyances. Peu \u00e0 peu, j\u2019ai commenc\u00e9 \u00e0 voir les gens, et moi avec, comme de la m\u00e9t\u00e9o : pluie, soleil, chaud, froid. On ne choisit pas ce qui arrive, seulement la mani\u00e8re de r\u00e9pondre. Si c'est une le\u00e7on, ce serait celle-l\u00e0 : accepter d\u2019abord ce qu\u2019on est, laisser le savoir venir apr\u00e8s, plus l\u00e9ger. ", "image": "https:\/\/ledibbouk.net\/IMG\/logo\/beyond-the-appearences.jpg?1764221874", "tags": [] } ] }