{ "version": "https://jsonfeed.org/version/1.1", "title": "Le dibbouk", "home_page_url": "https:\/\/ledibbouk.net\/", "feed_url": "https:\/\/ledibbouk.net\/spip.php?page=feed_json", "language": "fr-FR", "items": [ { "id": "https:\/\/ledibbouk.net\/Grande-Rambla-de-Barcelone-Du-monde-beaucoup-de-monde-et-du-soleil.html", "url": "https:\/\/ledibbouk.net\/Grande-Rambla-de-Barcelone-Du-monde-beaucoup-de-monde-et-du-soleil.html", "title": "Une femme \u00e0 la fen\u00eatre", "date_published": "2025-06-06T05:50:48Z", "date_modified": "2025-06-06T06:10:18Z", "author": {"name": "Patrick Blanchon"}, "content_html": "
Grande Rambla de Barcelone. Du monde, beaucoup de monde, et du soleil, \u00e9crasant. Une f\u00eate de toute \u00e9vidence. Avec toutes les caract\u00e9ristiques d\u00e9testables de la f\u00eate. Le bruit, l’agitation, une violence joyeuse. Soudain j’entends une voix qui d\u00e9passe les autres. Elle vient d’en haut. Je l\u00e8ve la t\u00eate. Je fais la photographie. Elle est rest\u00e9e longtemps dans mes disques durs. Je ne l’ai m\u00eame pas revue depuis que j’ai pris cette image. C’\u00e9tait en 2005. L’\u00e9t\u00e9 2005. Je venais de passer une ann\u00e9e enti\u00e8re \u00e0 Remiremont dans les Vosges pour suivre une formation de technicien sup\u00e9rieur en r\u00e9seaux et t\u00e9l\u00e9communications qui ne me fera jamais payer mon loyer. Des milliers de CV envoy\u00e9s. Des humiliations re\u00e7ues, de toutes sortes. Avec votre exp\u00e9rience pensez bien qu’on ne peut pas... qu’on ne peut pas \u00e7a. C’\u00e9tait trop bizarre de voir un type de quarante-cinq ans, cadre, qui soudain veut devenir tech. M\u00eame s’il demande de d\u00e9marrer au bas de l’\u00e9chelle. C’est encore bien plus bizarre. C’est \u00e0 bout de souffle que j’\u00e9tais entr\u00e9 dans cette formation, c’est \u00e0 bout de souffle que je sortirai de P\u00f4le Emploi, de l’APEC. C’est \u00e0 ce moment-l\u00e0 que j’ai d\u00e9cid\u00e9 de tout laisser tomber. L’entreprise, la soumission, l’hypocrisie. J’ai ouvert un cours de peinture, j’ai distribu\u00e9 des prospectus, c’\u00e9tait pas Byzance. Quelle importance. Donc j’appuie sur le d\u00e9clencheur et je suis emport\u00e9 par la foule, l\u00e0-bas au loin tout en haut de la grande Rambla. Nous logions dans une rue perpendiculaire. L’image de cette femme qui chantait ne me l\u00e2chait pas. J’avais beau avoir tent\u00e9 de l’enfermer dans un fichier num\u00e9rique, elle \u00e9tait encore vivace. C’\u00e9tait exactement la m\u00eame sensation qui revenait encore et encore. Une image de l’hyst\u00e9rie crois\u00e9e tr\u00e8s t\u00f4t dans l’enfance. La nuit alors que je me r\u00e9veillais d\u00e9j\u00e0 dans la chambre de l’appartement rue Jobb\u00e9 Duval. J’\u00e9cartais le rideau et je la voyais, en chemise de nuit, blafarde, \u00e9clair\u00e9e par la pleine lune peut-\u00eatre, la folle qui s’\u00e9poumonait. Elle ne chantait pas. Elle hurlait. Je m’\u00e9tais \u00e9tonn\u00e9 d’\u00eatre le seul \u00e0 l’entendre la nuit.<\/p>\n
Rambla in Barcelona. Crowds, heavy crowds, and sun, crushing. A festival, clearly. With all the detestable characteristics of festivals. Noise, agitation, a joyful violence. Suddenly I hear a voice rising above the others. It comes from above. I look up. I make the photograph. It remained for a long time in my hard drives. I haven’t even looked at it again since I took this image. It was 2005. Summer 2005. I had just spent an entire year in Remiremont in the Vosges following a training program for senior technician in networks and telecommunications that would never pay my rent. Thousands of CVs sent. Humiliations received, of all kinds. With your experience, surely you understand we can’t... we can’t do that. It was too strange to see a forty-five-year-old guy, an executive, who suddenly wants to become a tech. Even if he asks to start at the bottom of the ladder. That’s even stranger. It was breathless that I had entered this training, it was breathless that I would leave P\u00f4le Emploi, the APEC. It was at that moment that I decided to let everything go. The enterprise, the submission, the hypocrisy. I opened a painting class, I distributed flyers, it wasn’t Byzantium. What did it matter.\nSo I press the shutter and I am carried away by the crowd, there in the distance at the top of the great Rambla. We were staying in a perpendicular street. The image of this woman who was singing would not let me go. Even though I had tried to lock her away in a digital file, she remained vivid. It was exactly the same sensation that came back again and again. An image of hysteria encountered very early in childhood. At night when I would wake up already in the bedroom of the apartment on rue Jobb\u00e9 Duval. I would part the curtain and see her, in her nightgown, pallid, lit by the full moon perhaps, the madwoman who was screaming her lungs out. She wasn’t singing. She was howling. I had been surprised to be the only one to hear her at night.<\/p>\n
(Translation in Teju Cole’s style by AI) <\/p>\n<\/span> Lorsqu\u2019en 1989, gav\u00e9 de lectures et de solitude, je quittai Paris pour m\u2019installer au Portugal, ce n\u2019\u00e9tait pas tant une fuite qu\u2019un ajustement n\u00e9cessaire. Mon but, inspir\u00e9, sans doute, par mes lectures ethnographiques \u2013 notamment Tristes Tropiques<\/em> de L\u00e9vi-Strauss \u2013,\u00e9tait de copier ces Indiens Hopi qui, devenus p\u00e8res, doivent partir quelques jours dans la jungle pour r\u00e9tablir l\u2019\u00e9quilibre du monde. Je n’\u00e9tais certes pas p\u00e8re mais j’\u00e9tais l’auteur d’un bon nombre d’inepties qui me renvoyaient une image peu glorieuse de ma vie.<\/p>\n Je m\u2019\u00e9tais install\u00e9 dans une petite maison \u00e0 une demi-heure de marche du village de C. C\u2019\u00e9tait une bicoque que l\u2019on me louait \u00e0 un prix d\u00e9risoire. Sans confort, sans \u00e9lectricit\u00e9, au beau milieu des eucalyptus, essence principale des for\u00eats ici dans la r\u00e9gion. Leur parfum ent\u00eatant s\u2019infiltrait jusque dans mes pens\u00e9es, impr\u00e9gnant mes nuits d\u2019un relent sucr\u00e9 qui semblait dialoguer avec mes r\u00eaves. Chaque matin, j\u2019\u00e9mergeais dans un monde o\u00f9 seul le bruissement du vent dans les feuillages venait troubler le silence profond, un silence qui, loin de m\u2019\u00e9loigner de moi-m\u00eame, me confrontait \u00e0 mon propre vertige int\u00e9rieur. Cette maison modeste et inconfortable semblait \u00eatre la projection parfaite, bien qu’assez proche d’une image d’Epinal de cette rudesse \u00e0 laquelle m’obligeait l’\u00e9criture.Chaque matin, j\u2019allais au village pour boire un caf\u00e9, et j\u2019avais fini par sympathiser avec J. et H., une Fran\u00e7aise qui \u00e9tait tomb\u00e9e amoureuse du pays et d\u2019un de ses autochtones. Je m\u2019asseyais dans un coin apr\u00e8s quelques \u00e9changes polis, mais mon but n\u2019\u00e9tait pas d\u2019entretenir une amiti\u00e9. Au contraire, je d\u00e9sirais \u00e0 cette \u00e9poque m\u2019enfoncer dans la plus grande des solitudes, propice, l\u2019imaginais-je, \u00e0 me permettre de mieux explorer ma propre langue, ma vraie voix, ou ma vraie musique. J\u2019\u00e9tais encore accroch\u00e9 \u00e0 ce concept d\u00e9suet de v\u00e9rit\u00e9 quand il s\u2019agissait, mais je ne l\u2019appris que des ann\u00e9es plus tard, apr\u00e8s de nombreuses d\u00e9sillusions et errances, de trouver simplement la justesse. Ce fut \u00e0 force d\u2019\u00e9crire sans cesse, de r\u00e9\u00e9crire m\u00eame les phrases les plus anodines, que je compris que la v\u00e9rit\u00e9 \u00e9tait une qu\u00eate vaine et que seul comptait ce fragile \u00e9quilibre entre pr\u00e9cision et sinc\u00e9rit\u00e9. Encore que d’autant plus amateur d’en d\u00e9couvrir une solide que je m’\u00e9tais aper\u00e7u de la rapidit\u00e9 avec laquelle chacune que l’on m’avait brandi s’\u00e9tait effrit\u00e9e.<\/p>\n L’unique caf\u00e9 du village \u00e9tait un lieu modeste, fait de bois fatigu\u00e9 et de chaises d\u00e9pareill\u00e9es. Une lumi\u00e8re jaune filtrait \u00e0 travers les persiennes, tamisant la fum\u00e9e des cigarettes que les habitu\u00e9s laissaient se consumer lentement. J\u2019y retrouvais, chaque jour, les m\u00eames visages : l\u2019homme au veston \u00e9lim\u00e9 qui buvait son aguardente en silence, les trois comp\u00e8res qui refaisaient le monde en portugais rugueux, et ce serveur chauve qui glissait entre les tables comme un automate bien rod\u00e9. Tout ici \u00e9tait immuable, comme suspendu dans un temps que le reste du monde semblait avoir oubli\u00e9. Je trouvais dans cette immobilit\u00e9 un apaisement rare, un sentiment de d\u00e9tachement presque parfait.<\/p>\n Il me fallut des semaines pour comprendre que ce silence apparent n\u2019\u00e9tait pas un vide, mais une densit\u00e9. Chaque murmure portait un fragment d\u2019histoire, chaque regard pesait d\u2019un pass\u00e9 que je n\u2019aurais jamais la pr\u00e9tention de comprendre. Peu \u00e0 peu, je cessai d\u2019exiger de moi cette solitude absolue, comprenant qu\u2019elle \u00e9tait une chim\u00e8re, un concept sans chair que le r\u00e9el avait t\u00f4t fait d\u2019\u00e9roder. Cela me parut soudain absurde, sans doute en raison du d\u00e9cor dans lequel j’essayais de la cr\u00e9er... Il ne faut pas beaucoup de temps pour comprendre \u00e0 quel point tout est interd\u00e9pendant ici. Le bruissement des eucalyptus, la pr\u00e9sence silencieuse des habitu\u00e9s du caf\u00e9, les gestes quotidiens que je finissais par anticiper, tout cela formait un tissu dans lequel je m’\u00e9tais malgr\u00e9 moi inscrit. Je compris que la solitude absolue \u00e9tait une illusion, une abstraction que je voulais imposer \u00e0 un monde qui, lui, ne fonctionnait que par liens et r\u00e9sonances. Non pas que je voulusse m\u2019int\u00e9grer, mais le simple fait d\u2019exister dans ce caf\u00e9, d\u2019y \u00eatre reconnu sans \u00eatre interpell\u00e9, me suffisait. Je n\u2019avais pas besoin d\u2019\u00eatre compris, ni m\u00eame d\u2019\u00eatre \u00e9cout\u00e9. Laisser les autres parler autour de moi, c\u2019\u00e9tait d\u00e9j\u00e0 \u00eatre l\u00e0.<\/p>\n Avec le temps, j\u2019appris \u00e0 discerner les nuances du matin au village : l\u2019heure exacte o\u00f9 la premi\u00e8re cigarette s\u2019allumait sur la terrasse, le moment o\u00f9 le facteur d\u00e9posait son sac sur le comptoir avant de commander un caf\u00e9 noir. J\u2019appris aussi que J. et H. n\u2019\u00e9taient pas seulement des \u00e9trangers tomb\u00e9s amoureux du pays, mais des \u00eatres profond\u00e9ment ancr\u00e9s dans ce territoire, dans ses habitudes, dans son rythme. J\u2019admirais leur capacit\u00e9 \u00e0 \u00eatre l\u00e0 sans chercher \u00e0 poss\u00e9der, \u00e0 comprendre sans toujours questionner.<\/p>\n Et moi ? J\u2019\u00e9tais venu pour me perdre, et finalement, je m\u2019\u00e9tais juste laiss\u00e9 absorber par une autre cadence, un autre relief du quotidien. Parmi les innombrables jobs que j’avais effectu\u00e9s dans la ville, celui de laborantin dans un studio photographique m’avait fait rencontrer Cartier-Bresson, d\u00e9j\u00e0 tr\u00e8s \u00e2g\u00e9 \u00e0 cette \u00e9poque. Nous avions sympathis\u00e9 autour de ses dessins qui m’avaient donn\u00e9 un mal de chien pour reproduire leur l\u00e9g\u00e8ret\u00e9, m’\u00e9chinant sur l’absence presque totale de contraste dont ils paraissaient souffrir. Apr\u00e8s m’avoir sermonn\u00e9 gentiment, Henri m’avait dit qu’il ne fallait pas que je d\u00e9veloppe ses images comme moi je l’entendais mais plut\u00f4t que je fasse l’effort de r\u00e9fl\u00e9chir \u00e0 ce que lui avait voulu montrer. Puis nous avions encha\u00een\u00e9 sur la lecture et il m’avait sugg\u00e9r\u00e9 de lire L’art chevaleresque du tir \u00e0 l’arc et le zen<\/em>, un petit ouvrage r\u00e9dig\u00e9 par un Allemand, Herrigel. Dans cet ouvrage, il est question du moment propice o\u00f9 l’archer doit l\u00e2cher la corde. Cela ne peut pas venir du vouloir, mais du moment, exactement comme lorsqu’on est dans un moment photographique et que l’on doit appuyer sur le d\u00e9clencheur. Depuis lors, je n’ai jamais fait de photographie autrement qu’ainsi, en essayant d’\u00e9viter de vouloir obtenir quelque chose. Cette photographie qui illustre mon r\u00e9cit n\u2019a rien d\u2019extraordinaire. Et pourtant, elle est juste. Juste pour moi, sans doute, mais cela suffit. Je ne trouvais donc pas cette v\u00e9rit\u00e9 que je croyais \u00eatre venu chercher. Mais quelque part entre le silence des eucalyptus et le brouhaha du caf\u00e9, entre la solitude esp\u00e9r\u00e9e et la pr\u00e9sence muette des autres, je d\u00e9couvris une chose plus pr\u00e9cieuse encore : la justesse du moment.<\/p>",
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Leur parfum ent\u00eatant s\u2019infiltrait jusque dans mes pens\u00e9es, impr\u00e9gnant mes nuits d\u2019un relent sucr\u00e9 qui semblait dialoguer avec mes r\u00eaves. Chaque matin, j\u2019\u00e9mergeais dans un monde o\u00f9 seul le bruissement du vent dans les feuillages venait troubler le silence profond, un silence qui, loin de m\u2019\u00e9loigner de moi-m\u00eame, me confrontait \u00e0 mon propre vertige int\u00e9rieur. Cette maison modeste et inconfortable semblait \u00eatre la projection parfaite, bien qu'assez proche d'une image d'Epinal de cette rudesse \u00e0 laquelle m'obligeait l'\u00e9criture.Chaque matin, j\u2019allais au village pour boire un caf\u00e9, et j\u2019avais fini par sympathiser avec J. et H., une Fran\u00e7aise qui \u00e9tait tomb\u00e9e amoureuse du pays et d\u2019un de ses autochtones. Je m\u2019asseyais dans un coin apr\u00e8s quelques \u00e9changes polis, mais mon but n\u2019\u00e9tait pas d\u2019entretenir une amiti\u00e9. Au contraire, je d\u00e9sirais \u00e0 cette \u00e9poque m\u2019enfoncer dans la plus grande des solitudes, propice, l\u2019imaginais-je, \u00e0 me permettre de mieux explorer ma propre langue, ma vraie voix, ou ma vraie musique. J\u2019\u00e9tais encore accroch\u00e9 \u00e0 ce concept d\u00e9suet de v\u00e9rit\u00e9 quand il s\u2019agissait, mais je ne l\u2019appris que des ann\u00e9es plus tard, apr\u00e8s de nombreuses d\u00e9sillusions et errances, de trouver simplement la justesse. Ce fut \u00e0 force d\u2019\u00e9crire sans cesse, de r\u00e9\u00e9crire m\u00eame les phrases les plus anodines, que je compris que la v\u00e9rit\u00e9 \u00e9tait une qu\u00eate vaine et que seul comptait ce fragile \u00e9quilibre entre pr\u00e9cision et sinc\u00e9rit\u00e9. Encore que d'autant plus amateur d'en d\u00e9couvrir une solide que je m'\u00e9tais aper\u00e7u de la rapidit\u00e9 avec laquelle chacune que l'on m'avait brandi s'\u00e9tait effrit\u00e9e. L'unique caf\u00e9 du village \u00e9tait un lieu modeste, fait de bois fatigu\u00e9 et de chaises d\u00e9pareill\u00e9es. Une lumi\u00e8re jaune filtrait \u00e0 travers les persiennes, tamisant la fum\u00e9e des cigarettes que les habitu\u00e9s laissaient se consumer lentement. J\u2019y retrouvais, chaque jour, les m\u00eames visages : l\u2019homme au veston \u00e9lim\u00e9 qui buvait son aguardente en silence, les trois comp\u00e8res qui refaisaient le monde en portugais rugueux, et ce serveur chauve qui glissait entre les tables comme un automate bien rod\u00e9. Tout ici \u00e9tait immuable, comme suspendu dans un temps que le reste du monde semblait avoir oubli\u00e9. Je trouvais dans cette immobilit\u00e9 un apaisement rare, un sentiment de d\u00e9tachement presque parfait. Il me fallut des semaines pour comprendre que ce silence apparent n\u2019\u00e9tait pas un vide, mais une densit\u00e9. Chaque murmure portait un fragment d\u2019histoire, chaque regard pesait d\u2019un pass\u00e9 que je n\u2019aurais jamais la pr\u00e9tention de comprendre. Peu \u00e0 peu, je cessai d\u2019exiger de moi cette solitude absolue, comprenant qu\u2019elle \u00e9tait une chim\u00e8re, un concept sans chair que le r\u00e9el avait t\u00f4t fait d\u2019\u00e9roder. Cela me parut soudain absurde, sans doute en raison du d\u00e9cor dans lequel j'essayais de la cr\u00e9er... Il ne faut pas beaucoup de temps pour comprendre \u00e0 quel point tout est interd\u00e9pendant ici. Le bruissement des eucalyptus, la pr\u00e9sence silencieuse des habitu\u00e9s du caf\u00e9, les gestes quotidiens que je finissais par anticiper, tout cela formait un tissu dans lequel je m'\u00e9tais malgr\u00e9 moi inscrit. Je compris que la solitude absolue \u00e9tait une illusion, une abstraction que je voulais imposer \u00e0 un monde qui, lui, ne fonctionnait que par liens et r\u00e9sonances. Non pas que je voulusse m\u2019int\u00e9grer, mais le simple fait d\u2019exister dans ce caf\u00e9, d\u2019y \u00eatre reconnu sans \u00eatre interpell\u00e9, me suffisait. Je n\u2019avais pas besoin d\u2019\u00eatre compris, ni m\u00eame d\u2019\u00eatre \u00e9cout\u00e9. Laisser les autres parler autour de moi, c\u2019\u00e9tait d\u00e9j\u00e0 \u00eatre l\u00e0. Avec le temps, j\u2019appris \u00e0 discerner les nuances du matin au village : l\u2019heure exacte o\u00f9 la premi\u00e8re cigarette s\u2019allumait sur la terrasse, le moment o\u00f9 le facteur d\u00e9posait son sac sur le comptoir avant de commander un caf\u00e9 noir. J\u2019appris aussi que J. et H. n\u2019\u00e9taient pas seulement des \u00e9trangers tomb\u00e9s amoureux du pays, mais des \u00eatres profond\u00e9ment ancr\u00e9s dans ce territoire, dans ses habitudes, dans son rythme. J\u2019admirais leur capacit\u00e9 \u00e0 \u00eatre l\u00e0 sans chercher \u00e0 poss\u00e9der, \u00e0 comprendre sans toujours questionner. Et moi ? J\u2019\u00e9tais venu pour me perdre, et finalement, je m\u2019\u00e9tais juste laiss\u00e9 absorber par une autre cadence, un autre relief du quotidien. Parmi les innombrables jobs que j'avais effectu\u00e9s dans la ville, celui de laborantin dans un studio photographique m'avait fait rencontrer Cartier-Bresson, d\u00e9j\u00e0 tr\u00e8s \u00e2g\u00e9 \u00e0 cette \u00e9poque. Nous avions sympathis\u00e9 autour de ses dessins qui m'avaient donn\u00e9 un mal de chien pour reproduire leur l\u00e9g\u00e8ret\u00e9, m'\u00e9chinant sur l'absence presque totale de contraste dont ils paraissaient souffrir. Apr\u00e8s m'avoir sermonn\u00e9 gentiment, Henri m'avait dit qu'il ne fallait pas que je d\u00e9veloppe ses images comme moi je l'entendais mais plut\u00f4t que je fasse l'effort de r\u00e9fl\u00e9chir \u00e0 ce que lui avait voulu montrer. Puis nous avions encha\u00een\u00e9 sur la lecture et il m'avait sugg\u00e9r\u00e9 de lire *L'art chevaleresque du tir \u00e0 l'arc et le zen*, un petit ouvrage r\u00e9dig\u00e9 par un Allemand, Herrigel. Dans cet ouvrage, il est question du moment propice o\u00f9 l'archer doit l\u00e2cher la corde. Cela ne peut pas venir du vouloir, mais du moment, exactement comme lorsqu'on est dans un moment photographique et que l'on doit appuyer sur le d\u00e9clencheur. Depuis lors, je n'ai jamais fait de photographie autrement qu'ainsi, en essayant d'\u00e9viter de vouloir obtenir quelque chose. Cette photographie qui illustre mon r\u00e9cit n\u2019a rien d\u2019extraordinaire. Et pourtant, elle est juste. Juste pour moi, sans doute, mais cela suffit. Je ne trouvais donc pas cette v\u00e9rit\u00e9 que je croyais \u00eatre venu chercher. Mais quelque part entre le silence des eucalyptus et le brouhaha du caf\u00e9, entre la solitude esp\u00e9r\u00e9e et la pr\u00e9sence muette des autres, je d\u00e9couvris une chose plus pr\u00e9cieuse encore : la justesse du moment. ",
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"title": "Une rue dans Paris",
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"date_modified": "2025-03-14T08:58:13Z",
"author": {"name": "Patrick Blanchon"},
"content_html": "<\/span> Une image trouv\u00e9e quelque part, au fond d’un carton, surgie d\u2019on ne sait o\u00f9, peut-\u00eatre d\u2019un vieux n\u00e9gatif on dira d\u2019un album oubli\u00e9. J\u2019ai jou\u00e9 avec le contraste, histoire de voir ce qu\u2019il en restait, ce qu\u2019on pouvait en tirer. Rien de bien net, juste une affaire de lumi\u00e8res et d\u2019ombres, de noirs et de blancs enchev\u00eatr\u00e9s. Un vieux Leica M42, sans doute. Avec un objectif fatigu\u00e9, un zoom paresseux. Un appareil pas tr\u00e8s coop\u00e9ratif qui donne ce genre de point de vue flottant, distant, l\u00e9g\u00e8rement flou, comme si le photographe h\u00e9sitait lui-m\u00eame sur ce qu\u2019il \u00e9tait en train de faire.<\/p>\n Mais quoi, justement ?<\/p>\n Il y a ces silhouettes qui passent, un trottoir mouill\u00e9, des immeubles en fond de d\u00e9cor. Rien de spectaculaire. Pourtant, quelque chose a fait que le photographe a appuy\u00e9 sur le d\u00e9clencheur. Une intuition, un frisson, un \u00e9cho. Il faudrait pouvoir le lui demander. Pourquoi l\u00e0, pourquoi maintenant ? Mais il ne sait probablement pas, lui non plus. Il a d\u00fb sentir quelque chose, sans trop savoir quoi, et c\u2019est d\u00e9j\u00e0 bien assez.<\/p>\n C\u2019est une note rapide, griffonn\u00e9e sur le vif, un instant vol\u00e9 qu\u2019on essaie de fixer en douce. Peut-\u00eatre m\u00eame un geste r\u00e9flexe. Comme si la photographie tenait moins \u00e0 ce qu\u2019on veut montrer qu\u2019\u00e0 ce qui nous \u00e9chappe au moment o\u00f9 on prend la peine d\u2019appuyer.<\/p>\n Et apr\u00e8s, on regarde l\u2019image, on essaie d\u2019y trouver une raison, un sens, une justification. Mais parfois, il n\u2019y a rien. Rien d\u2019autre que le mouvement, un fr\u00e9missement \u00e0 peine perceptible, un \u00e9quilibre fragile entre ce qui \u00e9tait l\u00e0 et ce qui, d\u00e9j\u00e0, a disparu.<\/p>",
"content_text": " Une image trouv\u00e9e quelque part, au fond d'un carton, surgie d\u2019on ne sait o\u00f9, peut-\u00eatre d\u2019un vieux n\u00e9gatif on dira d\u2019un album oubli\u00e9. J\u2019ai jou\u00e9 avec le contraste, histoire de voir ce qu\u2019il en restait, ce qu\u2019on pouvait en tirer. Rien de bien net, juste une affaire de lumi\u00e8res et d\u2019ombres, de noirs et de blancs enchev\u00eatr\u00e9s. Un vieux Leica M42, sans doute. Avec un objectif fatigu\u00e9, un zoom paresseux. Un appareil pas tr\u00e8s coop\u00e9ratif qui donne ce genre de point de vue flottant, distant, l\u00e9g\u00e8rement flou, comme si le photographe h\u00e9sitait lui-m\u00eame sur ce qu\u2019il \u00e9tait en train de faire. Mais quoi, justement ? Il y a ces silhouettes qui passent, un trottoir mouill\u00e9, des immeubles en fond de d\u00e9cor. Rien de spectaculaire. Pourtant, quelque chose a fait que le photographe a appuy\u00e9 sur le d\u00e9clencheur. Une intuition, un frisson, un \u00e9cho. Il faudrait pouvoir le lui demander. Pourquoi l\u00e0, pourquoi maintenant ? Mais il ne sait probablement pas, lui non plus. Il a d\u00fb sentir quelque chose, sans trop savoir quoi, et c\u2019est d\u00e9j\u00e0 bien assez. C\u2019est une note rapide, griffonn\u00e9e sur le vif, un instant vol\u00e9 qu\u2019on essaie de fixer en douce. Peut-\u00eatre m\u00eame un geste r\u00e9flexe. Comme si la photographie tenait moins \u00e0 ce qu\u2019on veut montrer qu\u2019\u00e0 ce qui nous \u00e9chappe au moment o\u00f9 on prend la peine d\u2019appuyer. Et apr\u00e8s, on regarde l\u2019image, on essaie d\u2019y trouver une raison, un sens, une justification. Mais parfois, il n\u2019y a rien. Rien d\u2019autre que le mouvement, un fr\u00e9missement \u00e0 peine perceptible, un \u00e9quilibre fragile entre ce qui \u00e9tait l\u00e0 et ce qui, d\u00e9j\u00e0, a disparu. ",
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"tags": ["Espaces lieux "]
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"id": "https:\/\/ledibbouk.net\/Venise-1979.html",
"url": "https:\/\/ledibbouk.net\/Venise-1979.html",
"title": "Venise 1979",
"date_published": "2025-01-03T11:06:33Z",
"date_modified": "2025-10-05T16:31:51Z",
"author": {"name": "Auteur"},
"content_html": "<\/span> Photographie datant de 1979. A l’\u00e9poque mon premier appareil, un Nikkormat achet\u00e9 \u00e0 temp\u00e9rament l’ann\u00e9e pr\u00e9c\u00e9dente avant de partir en Irlande ( P\u00e2ques 1978 ?) Je n’ai pas retrouv\u00e9 les diapositives couleurs datant de cette \u00e9poque. J’imagine que P. les a emport\u00e9es avec elle. \nPour en revenir \u00e0 cette photo, je crois que j’avais peu avant de partir achet\u00e9 un t\u00e9l\u00e9objectif de m\u00e9diocre qualit\u00e9. Cette image doit avoir \u00e9t\u00e9 prise avec. En revanche bien que la composition de l’image ne soit pas catholique il me semble que je la red\u00e9couvre apr\u00e8s l’avoir \u00e9cart\u00e9e autrefois. L’aspect mal cadr\u00e9 comme a pu en tirer partie le peintre Gerhard Richter dans les ann\u00e9es ( 80 ???) le peintre allemand Gerhard Richter et dont j’ignorais totalement l’existence \u00e0 l’\u00e9poque.<\/p>\n Je retrouve cette tension entre l’id\u00e9e que je me faisais d’une « belle photographie » et ma r\u00e9volte aussit\u00f4t concernant cette « belle image ». En saccageant les r\u00e8gles de la composition \u00e0 la prise de vue, il me semblait possible ensuite de composer uniquement par les valeurs de gris sous l’agrandisseur. Mais j’\u00e9tais pas mal influenc\u00e9 par Ansel Adams <\/p>\n Tu ressens dans cette image une tension qui te ram\u00e8ne \u00e0 tes propres dilemmes de jeune photographe. D\u2019un c\u00f4t\u00e9, tu admirais Ansel Adams, sa rigueur, son g\u00e9nie des contrastes, et cette qu\u00eate de la perfection technique qu\u2019il incarnait. De l\u2019autre, une r\u00e9bellion grondait en toi, un refus des r\u00e8gles strictes de la composition, un d\u00e9sir de d\u00e9construire ce qui semblait trop ordonn\u00e9. Avec ce clich\u00e9, tu avais tent\u00e9, consciemment ou non, de saboter les conventions : un cadrage malhabile, un d\u00e9sordre assum\u00e9, qui te laissait ensuite le soin de r\u00e9\u00e9quilibrer tout cela sous l\u2019agrandisseur, par le jeu des gris et des contrastes.<\/p>\n Et puis il y a cette autre influence, que tu n\u2019as comprise qu\u2019avec le recul : Gerhard Richter. \u00c0 l\u2019\u00e9poque, tu ignorais son existence, mais aujourd\u2019hui, tu vois dans ton image une r\u00e9sonance avec ses peintures, ses photographies floues ou mal cadr\u00e9es qu\u2019il a su transformer en art. Comme lui, tu cherchais peut-\u00eatre, sans le savoir, \u00e0 transcender les imperfections, \u00e0 donner du sens \u00e0 l\u2019accidentel.<\/p>\n Cette photographie te rappelle la qu\u00eate esth\u00e9tique d’une \u00e9poque. Alors que tu pensais toujours \u00eatre d\u00e9cal\u00e9, finalement tu ne l’\u00e9tais peut-\u00eatre pas tant.<\/p>\n Cette photo, mal cadr\u00e9e mais \u00e9trangement vivante, transporte quelque chose que tu n\u2019avais pas per\u00e7u \u00e0 l\u2019\u00e9poque : une v\u00e9rit\u00e9 brute, un instantan\u00e9 de vie sans fard, un d\u00e9sordre qui raconte mieux que n\u2019importe quelle composition parfaite. Tu te rends compte aujourd\u2019hui que c\u2019est ce qui te parle, ce qui donne \u00e0 cette image sa valeur.<\/p>\n Et toi, o\u00f9 \u00e9tais-tu dans tout \u00e7a ? Tu te vois, jeune, tiraill\u00e9 entre tes aspirations artistiques et tes frustrations face \u00e0 des r\u00e9sultats trop froids, trop « bien faits ». Tu t\u2019accrochais \u00e0 l\u2019id\u00e9e qu\u2019en « saccageant » volontairement les r\u00e8gles, tu pouvais trouver autre chose : une beaut\u00e9 intuitive, une entit\u00e9e sauvage, lib\u00e9r\u00e9e des carcans. Et cette photographie, que tu avais rejet\u00e9e autrefois, devient aujourd\u2019hui pour toi une sorte de r\u00e9conciliation. Elle incarne ce moment o\u00f9 tu te d\u00e9battais avec ton regard, o\u00f9 tu apprenais \u00e0 te lib\u00e9rer des mod\u00e8les impos\u00e9s pour chercher ta propre voie.<\/p>\n elle est \u00e9trangement calme cette image. Comme on est calme lors d’ un accident de voiture.<\/p>\n Tu ne peux t\u2019emp\u00eacher de penser \u00e0 cette \u00e9poque o\u00f9 tu as aussi perdu quelque chose : ces diapositives couleurs, probablement emport\u00e9es par « P. ». Ce d\u00e9tail te touche, comme si cette absence symbolisait tout ce que tu n\u2019as pas pu retenir de ces ann\u00e9es. Ce noir et blanc, c\u2019est tout ce qui te reste, mais il suffit \u00e0 raviver les fragments d\u2019une \u00e9poque r\u00e9volue.<\/p>\n Avec le recul, tu comprends que cette photographie est plus qu\u2019une image. C\u2019est un instant, une tension, un \u00e9cho de ton \u00e9volution artistique et personnelle. Elle te rappelle que l\u2019art est souvent un processus fait de t\u00e2tonnements, de r\u00e9voltes et de hasards, et que le regard qu\u2019on porte sur une \u0153uvre change avec le temps.<\/p>\n<\/span> Tu regardes de vieilles photographies en noir et blanc, prises dans les ann\u00e9es 80, quand tu avais vingt ans. Elles sont l\u00e0, devant toi, immobiles, mais toi, tu ressens le mouvement int\u00e9rieur qu\u2019elles r\u00e9veillent : ce mal-\u00eatre que tu n\u2019avais jamais su nommer mais qui t\u2019accompagnait partout. Ce m\u00e9lange d\u2019enthousiasme d\u00e9vorant, aussit\u00f4t frein\u00e9 par une d\u00e9ception sourde. Et aujourd\u2019hui, tu le sais, ce mal-\u00eatre n\u2019a pas disparu. Il n\u2019a fait que prendre racine, au point de devenir ton socle, le noyau dur de ce que tu es. Une impression constante de n\u2019\u00eatre jamais tout \u00e0 fait \u00e0 la bonne place, ni au bon moment.<\/p>\n \u00c0 vingt ans, tu \u00e9tais photographe, ou plut\u00f4t, tu voulais l\u2019\u00eatre. Tu avais contact\u00e9 une \u00e9cole \u00e9questre \u00e0 Chantilly, pr\u00e9textant un reportage sur le monde du cheval. Pas que les chevaux t\u2019int\u00e9ressaient r\u00e9ellement, non. Peut-\u00eatre avais-tu \u00e9t\u00e9 influenc\u00e9 par le travail d\u2019Agn\u00e8s Bonnot, ces photographies dont tu avais tir\u00e9 quelques \u00e9preuves chez Sillages, quai de la Gare \u00e0 Paris. Mais l\u2019\u00e9vidence est que ce n\u2019\u00e9tait pas le sujet qui comptait. Ce que tu cherchais \u2013 et que tu cherches encore aujourd\u2019hui \u2013 c\u2019\u00e9tait une sorte d\u2019harmonie, un moment o\u00f9 ton \u00eatre int\u00e9rieur, cet amas chaotique, se synchroniserait enfin avec l\u2019ext\u00e9rieur. Une fraction de seconde, fig\u00e9e dans une gamme subtile de gris, o\u00f9 tout ferait sens.<\/p>\n La photographie t\u2019offrait cette illusion. Derri\u00e8re l\u2019objectif, tu croyais pouvoir tenir le monde entre tes mains, le cadrer, l\u2019organiser. Mais ce n\u2019\u00e9tait qu\u2019une fuite. Tu photographiais beaucoup, presque compulsivement, pr\u00e9tendant que tu avais besoin d\u2019apprendre, de perfectionner une technique. Mais en v\u00e9rit\u00e9, tu appuyais sur le d\u00e9clencheur pour \u00e9chapper \u00e0 une question que tu n\u2019osais pas affronter : qu\u2019est-ce qui compte vraiment ?<\/p>\n<\/span> Tu croisais cette question partout, m\u00eame dans tes souvenirs d\u2019enfance. Celui qui te revient toujours, c\u2019est cette journ\u00e9e o\u00f9 ton p\u00e8re t\u2019avait emmen\u00e9 dans sa voiture \u2013 une Panhard et Levassor, dis-tu, mais tu sais que ce n\u2019est sans doute pas vrai. Ce dont tu es s\u00fbr, c\u2019est de l\u2019allume-cigare. Tu te souviens de cet objet comme si tu l\u2019avais encore sous les yeux. Il t\u2019avait fascin\u00e9, et ton p\u00e8re t\u2019avait dit : « Pousse-le, attends un moment, puis retire-le et mets ton doigt dessus. » Tu l\u2019avais fait. La douleur avait \u00e9t\u00e9 fulgurante, une br\u00fblure qui t\u2019avait marqu\u00e9 bien au-del\u00e0 de la peau. Ton p\u00e8re, impassible, avait claqu\u00e9 des doigts : « Voil\u00e0, mon petit bonhomme, ce que dure la vie d\u2019un homme. »<\/p>\n<\/span>
<\/a>\n<\/figure>\n<\/div><\/span>",
"content_text": " Grande Rambla de Barcelone. Du monde, beaucoup de monde, et du soleil, \u00e9crasant. Une f\u00eate de toute \u00e9vidence. Avec toutes les caract\u00e9ristiques d\u00e9testables de la f\u00eate. Le bruit, l'agitation, une violence joyeuse. Soudain j'entends une voix qui d\u00e9passe les autres. Elle vient d'en haut. Je l\u00e8ve la t\u00eate. Je fais la photographie. Elle est rest\u00e9e longtemps dans mes disques durs. Je ne l'ai m\u00eame pas revue depuis que j'ai pris cette image. C'\u00e9tait en 2005. L'\u00e9t\u00e9 2005. Je venais de passer une ann\u00e9e enti\u00e8re \u00e0 Remiremont dans les Vosges pour suivre une formation de technicien sup\u00e9rieur en r\u00e9seaux et t\u00e9l\u00e9communications qui ne me fera jamais payer mon loyer. Des milliers de CV envoy\u00e9s. Des humiliations re\u00e7ues, de toutes sortes. Avec votre exp\u00e9rience pensez bien qu'on ne peut pas... qu'on ne peut pas \u00e7a. C'\u00e9tait trop bizarre de voir un type de quarante-cinq ans, cadre, qui soudain veut devenir tech. M\u00eame s'il demande de d\u00e9marrer au bas de l'\u00e9chelle. C'est encore bien plus bizarre. C'est \u00e0 bout de souffle que j'\u00e9tais entr\u00e9 dans cette formation, c'est \u00e0 bout de souffle que je sortirai de P\u00f4le Emploi, de l'APEC. C'est \u00e0 ce moment-l\u00e0 que j'ai d\u00e9cid\u00e9 de tout laisser tomber. L'entreprise, la soumission, l'hypocrisie. J'ai ouvert un cours de peinture, j'ai distribu\u00e9 des prospectus, c'\u00e9tait pas Byzance. Quelle importance. Donc j'appuie sur le d\u00e9clencheur et je suis emport\u00e9 par la foule, l\u00e0-bas au loin tout en haut de la grande Rambla. Nous logions dans une rue perpendiculaire. L'image de cette femme qui chantait ne me l\u00e2chait pas. J'avais beau avoir tent\u00e9 de l'enfermer dans un fichier num\u00e9rique, elle \u00e9tait encore vivace. C'\u00e9tait exactement la m\u00eame sensation qui revenait encore et encore. Une image de l'hyst\u00e9rie crois\u00e9e tr\u00e8s t\u00f4t dans l'enfance. La nuit alors que je me r\u00e9veillais d\u00e9j\u00e0 dans la chambre de l'appartement rue Jobb\u00e9 Duval. J'\u00e9cartais le rideau et je la voyais, en chemise de nuit, blafarde, \u00e9clair\u00e9e par la pleine lune peut-\u00eatre, la folle qui s'\u00e9poumonait. Elle ne chantait pas. Elle hurlait. Je m'\u00e9tais \u00e9tonn\u00e9 d'\u00eatre le seul \u00e0 l'entendre la nuit. --- Rambla in Barcelona. Crowds, heavy crowds, and sun, crushing. A festival, clearly. With all the detestable characteristics of festivals. Noise, agitation, a joyful violence. Suddenly I hear a voice rising above the others. It comes from above. I look up. I make the photograph. It remained for a long time in my hard drives. I haven't even looked at it again since I took this image. It was 2005. Summer 2005. I had just spent an entire year in Remiremont in the Vosges following a training program for senior technician in networks and telecommunications that would never pay my rent. Thousands of CVs sent. Humiliations received, of all kinds. With your experience, surely you understand we can't... we can't do that. It was too strange to see a forty-five-year-old guy, an executive, who suddenly wants to become a tech. Even if he asks to start at the bottom of the ladder. That's even stranger. It was breathless that I had entered this training, it was breathless that I would leave P\u00f4le Emploi, the APEC. It was at that moment that I decided to let everything go. The enterprise, the submission, the hypocrisy. I opened a painting class, I distributed flyers, it wasn't Byzantium. What did it matter. So I press the shutter and I am carried away by the crowd, there in the distance at the top of the great Rambla. We were staying in a perpendicular street. The image of this woman who was singing would not let me go. Even though I had tried to lock her away in a digital file, she remained vivid. It was exactly the same sensation that came back again and again. An image of hysteria encountered very early in childhood. At night when I would wake up already in the bedroom of the apartment on rue Jobb\u00e9 Duval. I would part the curtain and see her, in her nightgown, pallid, lit by the full moon perhaps, the madwoman who was screaming her lungs out. She wasn't singing. She was howling. I had been surprised to be the only one to hear her at night. (Translation in Teju Cole's style by AI) ",
"image": "https:\/\/ledibbouk.net\/IMG\/logo\/fenetre-femme-violet-espagne.jpg?1749189103",
"tags": ["photographie", "Autofiction et Introspection", "Narration et Exp\u00e9rimentation"]
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"id": "https:\/\/ledibbouk.net\/exil-au-Portugal.html",
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"title": "exil au Portugal",
"date_published": "2025-03-18T10:46:41Z",
"date_modified": "2025-04-02T00:37:56Z",
"author": {"name": "Patrick Blanchon"},
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<\/a>\n<\/figure>\n<\/div><\/span>\n
<\/a>\n<\/figure>\n<\/div><\/span>\n
<\/a>\n<\/figure>\n<\/div><\/span>\n
\nCette photographie en noir et blanc, prise par toi en 1979, t\u2019\u00e9voque une sc\u00e8ne anim\u00e9e sur un bateau, o\u00f9 des silhouettes humaines se m\u00ealent \u00e0 une composition que tu qualifierais volontiers d\u2019imparfaite. Tu te souviens des circonstances de la prise de vue : ton premier appareil, un Nikkormat, achet\u00e9 \u00e0 cr\u00e9dit l\u2019ann\u00e9e pr\u00e9c\u00e9dente, et ce t\u00e9l\u00e9objectif, pas vraiment \u00e0 la hauteur, que tu venais d\u2019acqu\u00e9rir. \u00c0 l\u2019\u00e9poque, ce clich\u00e9 te semblait rat\u00e9, loin de l\u2019id\u00e9al de « belle photographie » que tu poursuivais alors. Tu l\u2019avais \u00e9cart\u00e9, presque oubli\u00e9. Mais aujourd\u2019hui, en le red\u00e9couvrant, tu te surprends \u00e0 voir autre chose : un potentiel artistique que tu n\u2019aurais pas soup\u00e7onn\u00e9 \u00e0 l\u2019\u00e9poque.\n
<\/a>\n<\/figure>\n<\/div><\/span>",
"content_text": " Photographie datant de 1979. A l'\u00e9poque mon premier appareil, un Nikkormat achet\u00e9 \u00e0 temp\u00e9rament l'ann\u00e9e pr\u00e9c\u00e9dente avant de partir en Irlande ( P\u00e2ques 1978 ?) Je n'ai pas retrouv\u00e9 les diapositives couleurs datant de cette \u00e9poque. J'imagine que P. les a emport\u00e9es avec elle. Pour en revenir \u00e0 cette photo, je crois que j'avais peu avant de partir achet\u00e9 un t\u00e9l\u00e9objectif de m\u00e9diocre qualit\u00e9. Cette image doit avoir \u00e9t\u00e9 prise avec. En revanche bien que la composition de l'image ne soit pas catholique il me semble que je la red\u00e9couvre apr\u00e8s l'avoir \u00e9cart\u00e9e autrefois. L'aspect mal cadr\u00e9 comme a pu en tirer partie le peintre Gerhard Richter dans les ann\u00e9es ( 80???) le peintre allemand Gerhard Richter et dont j'ignorais totalement l'existence \u00e0 l'\u00e9poque. Je retrouve cette tension entre l'id\u00e9e que je me faisais d'une \"belle photographie\" et ma r\u00e9volte aussit\u00f4t concernant cette \"belle image\". En saccageant les r\u00e8gles de la composition \u00e0 la prise de vue, il me semblait possible ensuite de composer uniquement par les valeurs de gris sous l'agrandisseur. Mais j'\u00e9tais pas mal influenc\u00e9 par Ansel Adams Cette photographie en noir et blanc, prise par toi en 1979, t\u2019\u00e9voque une sc\u00e8ne anim\u00e9e sur un bateau, o\u00f9 des silhouettes humaines se m\u00ealent \u00e0 une composition que tu qualifierais volontiers d\u2019imparfaite. Tu te souviens des circonstances de la prise de vue : ton premier appareil, un Nikkormat, achet\u00e9 \u00e0 cr\u00e9dit l\u2019ann\u00e9e pr\u00e9c\u00e9dente, et ce t\u00e9l\u00e9objectif, pas vraiment \u00e0 la hauteur, que tu venais d\u2019acqu\u00e9rir. \u00c0 l\u2019\u00e9poque, ce clich\u00e9 te semblait rat\u00e9, loin de l\u2019id\u00e9al de \"belle photographie\" que tu poursuivais alors. Tu l\u2019avais \u00e9cart\u00e9, presque oubli\u00e9. Mais aujourd\u2019hui, en le red\u00e9couvrant, tu te surprends \u00e0 voir autre chose : un potentiel artistique que tu n\u2019aurais pas soup\u00e7onn\u00e9 \u00e0 l\u2019\u00e9poque. Tu ressens dans cette image une tension qui te ram\u00e8ne \u00e0 tes propres dilemmes de jeune photographe. D\u2019un c\u00f4t\u00e9, tu admirais Ansel Adams, sa rigueur, son g\u00e9nie des contrastes, et cette qu\u00eate de la perfection technique qu\u2019il incarnait. De l\u2019autre, une r\u00e9bellion grondait en toi, un refus des r\u00e8gles strictes de la composition, un d\u00e9sir de d\u00e9construire ce qui semblait trop ordonn\u00e9. Avec ce clich\u00e9, tu avais tent\u00e9, consciemment ou non, de saboter les conventions : un cadrage malhabile, un d\u00e9sordre assum\u00e9, qui te laissait ensuite le soin de r\u00e9\u00e9quilibrer tout cela sous l\u2019agrandisseur, par le jeu des gris et des contrastes. Et puis il y a cette autre influence, que tu n\u2019as comprise qu\u2019avec le recul : Gerhard Richter. \u00c0 l\u2019\u00e9poque, tu ignorais son existence, mais aujourd\u2019hui, tu vois dans ton image une r\u00e9sonance avec ses peintures, ses photographies floues ou mal cadr\u00e9es qu\u2019il a su transformer en art. Comme lui, tu cherchais peut-\u00eatre, sans le savoir, \u00e0 transcender les imperfections, \u00e0 donner du sens \u00e0 l\u2019accidentel. Cette photographie te rappelle la qu\u00eate esth\u00e9tique d'une \u00e9poque. Alors que tu pensais toujours \u00eatre d\u00e9cal\u00e9, finalement tu ne l'\u00e9tais peut-\u00eatre pas tant. Cette photo, mal cadr\u00e9e mais \u00e9trangement vivante, transporte quelque chose que tu n\u2019avais pas per\u00e7u \u00e0 l\u2019\u00e9poque : une v\u00e9rit\u00e9 brute, un instantan\u00e9 de vie sans fard, un d\u00e9sordre qui raconte mieux que n\u2019importe quelle composition parfaite. Tu te rends compte aujourd\u2019hui que c\u2019est ce qui te parle, ce qui donne \u00e0 cette image sa valeur. Et toi, o\u00f9 \u00e9tais-tu dans tout \u00e7a ? Tu te vois, jeune, tiraill\u00e9 entre tes aspirations artistiques et tes frustrations face \u00e0 des r\u00e9sultats trop froids, trop \"bien faits\". Tu t\u2019accrochais \u00e0 l\u2019id\u00e9e qu\u2019en \"saccageant\" volontairement les r\u00e8gles, tu pouvais trouver autre chose : une beaut\u00e9 intuitive, une entit\u00e9e sauvage, lib\u00e9r\u00e9e des carcans. Et cette photographie, que tu avais rejet\u00e9e autrefois, devient aujourd\u2019hui pour toi une sorte de r\u00e9conciliation. Elle incarne ce moment o\u00f9 tu te d\u00e9battais avec ton regard, o\u00f9 tu apprenais \u00e0 te lib\u00e9rer des mod\u00e8les impos\u00e9s pour chercher ta propre voie. elle est \u00e9trangement calme cette image. Comme on est calme lors d' un accident de voiture. Tu ne peux t\u2019emp\u00eacher de penser \u00e0 cette \u00e9poque o\u00f9 tu as aussi perdu quelque chose : ces diapositives couleurs, probablement emport\u00e9es par \"P.\". Ce d\u00e9tail te touche, comme si cette absence symbolisait tout ce que tu n\u2019as pas pu retenir de ces ann\u00e9es. Ce noir et blanc, c\u2019est tout ce qui te reste, mais il suffit \u00e0 raviver les fragments d\u2019une \u00e9poque r\u00e9volue. Avec le recul, tu comprends que cette photographie est plus qu\u2019une image. C\u2019est un instant, une tension, un \u00e9cho de ton \u00e9volution artistique et personnelle. Elle te rappelle que l\u2019art est souvent un processus fait de t\u00e2tonnements, de r\u00e9voltes et de hasards, et que le regard qu\u2019on porte sur une \u0153uvre change avec le temps. ",
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"title": "Tropismes photographiques",
"date_published": "2025-01-02T11:49:41Z",
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