{ "version": "https://jsonfeed.org/version/1.1", "title": "Le dibbouk", "home_page_url": "https:\/\/ledibbouk.net\/", "feed_url": "https:\/\/ledibbouk.net\/spip.php?page=feed_json", "language": "fr-FR", "items": [ { "id": "https:\/\/ledibbouk.net\/31-aout-2024.html", "url": "https:\/\/ledibbouk.net\/31-aout-2024.html", "title": "31 ao\u00fbt 2024", "date_published": "2024-08-31T07:56:25Z", "date_modified": "2024-10-19T16:14:55Z", "author": {"name": "Patrick Blanchon"}, "content_html": "<\/span>
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\n\n \n\t\t<\/a>\n<\/figure>\n<\/div><\/span>\n

Toutes ces \u00e9motions m\u2019ont creus\u00e9. Il le dit, il r\u00e9p\u00e8te la phrase en boucle plusieurs fois, essaie d\u2019en rire, mais \u00e7a ne passe pas. Le rire reste bloqu\u00e9 quelque part entre l\u2019intention et la gorge. Comme si on pouvait s\u2019imposer l\u2019intention de rire ; alors, il en serait l\u00e0 encore, \u00e0 tout vouloir contr\u00f4ler, y compris ses rires. Il dit que les \u00e9motions l\u2019ont creus\u00e9, et bien s\u00fbr, si vous le regardez, il vous convaincra : ce ne sera qu\u2019un trou, une b\u00e9ance, et ce trou risque bien de vous aspirer totalement, sans rire. On dirait qu\u2019il a une t\u00eate de donut. Est-ce qu\u2019on a envie d\u2019envoyer une beigne \u00e0 un donut, m\u00eame pour rire, m\u00eame pour qu\u2019il nous fiche la paix, m\u00eame pour le jeu de mots ? Je n\u2019en sais rien, c\u2019est dr\u00f4le cette question, je ne m\u2019y attendais pas, je suis m\u00eame surpris de constater que quelque chose, encore, peut se poser ce genre de question. Cela ressemble \u00e0 de la distraction, n\u2019est-ce pas, un petit loisir que l\u2019on prend en douce, pas vu, pas pris ? Et quand il parle d\u2019\u00e9motions qui l\u2019ont creus\u00e9, de quoi parle-t-il vraiment ? On se le demande, vous n\u2019\u00eates pas d\u2019accord que c\u2019est difficile \u00e0 saisir ? Ce qu\u2019on nomme les \u00e9motions, c\u2019est toujours une fa\u00e7on de botter en touche, de r\u00e9pondre \u00e0 c\u00f4t\u00e9, comme ces femmes qui demandent encore « \u00c0 quoi penses-tu ? » alors qu\u2019elles savent que les hommes ne r\u00e9pondent pas \u00e0 ce genre de question. Et s\u2019ils n\u2019y r\u00e9pondent pas, ce n\u2019est pas toujours en raison de l\u2019intrusion que repr\u00e9sente cette question, c\u2019est tout simplement parce qu\u2019ils ne le savent pas eux-m\u00eames. « Toutes ces \u00e9motions m\u2019ont creus\u00e9 », c\u2019est ce que l\u2019on dit quand on a faim ; ils disent \u00e7a dans les familles, apr\u00e8s les mariages, les enterrements. Il faut vraiment un \u00e9v\u00e9nement particulier pour voir \u00e0 quel point une \u00e9motion est une d\u00e9pense d\u2019\u00e9nergie, souvent en pure perte. Pour rien, on se met soudain \u00e0 rire, \u00e0 pleurer, \u00e0 danser, \u00e0 courir, ou encore \u00e0 se vautrer sur un canap\u00e9, \u00e0 s\u2019\u00e9crouler sur un lit. Si ce n\u2019\u00e9tait le fait qu\u2019il faut remplir le ventre tout de suite apr\u00e8s, toutes ces \u00e9motions ne serviraient \u00e0 rien, comme vivre ne sert \u00e0 rien au bout du compte si vous calculez bien, si vous n\u2019omettez aucune virgule, si vous n\u2019oubliez pas les retenues : la vie ne sert \u00e0 rien, sauf \u00e0 la vie elle-m\u00eame. Et donc ces tabl\u00e9es sont aussi l\u00e0 pour s\u2019en remettre, pour s\u2019empiffrer, s\u2019en foutre plein la lampe. \u00c9coutez-les comme ils en parlent, il faut qu\u2019ils usent m\u00eame d\u2019un certain mode pour en parler, ce laisser-aller \u00e0 s\u2019en faire p\u00e9ter la sous-ventri\u00e8re, ils disent. Ils le r\u00e9p\u00e8tent m\u00eame plusieurs fois entre eux, comme pour se rassurer qu\u2019ils sont tout \u00e0 fait dans leur bon droit. « Toutes ces \u00e9motions nous ont creus\u00e9s, il faut qu\u2019on baffre pour se retaper, ne pas se laisser aller tout en se laissant aller. » Allez donc y comprendre quelque chose, surtout quand partout autour de vous, vous ne voyez que des donuts, des bouches grandes ouvertes \u00e0 la fa\u00e7on de ces cr\u00e9atures marines abyssales, biofluorescentes, toujours affam\u00e9es, et qu\u2019on ne trouve que dans la pleine obscurit\u00e9 des fosses oc\u00e9aniques d\u2019on ne sait quelle lucidit\u00e9 ou b\u00eatise. \u00c0 cette profondeur, j\u2019y pensais tout en l\u2019explorant r\u00e9guli\u00e8rement : tout ne se vaut-il pas ? Tout n\u2019est-il pas identique vraiment ? Et n\u2019est-ce pas de l\u00e0 que vient l\u2019effroi quand on revient \u00e0 la surface des mots, qu\u2019on d\u00e9sire les nommer ? On peut se le demander. Et quand on n\u2019arrive pas encore \u00e0 poser des mots, on sent ce trou, ce donut qui nous aspire. Et ce serait pu\u00e9ril de ne penser \u00e0 ce symbole uniquement comme am\u00e9ricain, colonialiste, imp\u00e9rialiste. Ce serait ridicule, \u00e9triqu\u00e9. \u00c7a parle de tout autre chose, de bien plus affolant, des gens comme vous et moi, j\u2019allais dire. Et pire encore, \u00e7a parle de moi, \u00e7a ne parle peut-\u00eatre que de moi.<\/p>\n

Pas question de les faire douter du bien-fond\u00e9 de leur app\u00e9tit, ce ne serait pas loyal. Apr\u00e8s tout, ils n\u2019ont souvent que \u00e7a pour tenir. Perdre l\u2019app\u00e9tit serait pour eux le pire de tout. Ils le disent entre eux \u00e0 mi-voix, elle ou lui ne va pas bien, il ou elle a perdu l\u2019app\u00e9tit, c\u2019est l\u2019un des premiers signes avant-coureurs d\u2019une fin qui dame le pion \u00e0 la faim. On n\u2019\u00e9duque pas les gens sur la faim, pas vraiment, ou si peu. Au contraire, on leur demande de consommer autant qu\u2019ils le peuvent, avec cette hypocrisie \u00e0 hurler, quand on y pense, les jours de promotion pour soi-disant lutter contre la vie ch\u00e8re. Il faut les voir, et je me mets bien s\u00fbr dans le lot, je ne suis pas exempt, je fais bien partie de cette entourloupette magistrale, celle des caddies \u00e0 remplir, des caisses enregistreuses, de la profusion apparente de marchandises qui d\u00e9borde de partout. Et ce n\u2019est pas tout. Regardez ces emballages, c\u2019est incompr\u00e9hensible. C\u2019est stup\u00e9fiant. L\u2019emballage plastique transparent des biscottes par exemple, ind\u00e9chirable avec les mains, essayez donc les dents, c\u2019est un risque, avec le temps on rep\u00e8re le tiroir o\u00f9 sont rang\u00e9s les ciseaux, il faut des outils pour s\u2019en sortir, surtout quand on prend de l\u2019\u00e2ge.<\/p>\n

Il a dit qu\u2019il voulait perdre du poids, je me souviens tr\u00e8s bien que c\u2019\u00e9tait en plein milieu de l\u2019\u00e9t\u00e9, \u00e7a ne s\u2019oublie pas des choses pareilles, ce sont des choses qu\u2019on dit surtout l\u2019\u00e9t\u00e9 je crois ; quand il s\u2019agit d\u2019aller \u00e0 la plage, d\u2019\u00f4ter sa chemise, son pantalon, de se mettre presque \u00e0 nu au milieu des foules, juste pour se pr\u00e9parer \u00e0 aller se baigner, \u00e0 rentrer dans le bain. Pourtant, on ne peut pas dire que les regards se portent sur lui, on serait m\u00eame tent\u00e9 de penser que tout le monde s\u2019en fout qu\u2019il soit gras ou maigre, et surtout vieux, mal fichu, chauve, d\u2019une vuln\u00e9rabilit\u00e9 aga\u00e7ante apr\u00e8s avoir men\u00e9 le monde o\u00f9 nous en sommes, \u00e0 cette d\u00e9b\u00e2cle, \u00e0 ce naufrage. Plus aucune tenue, le voyez-vous, mais regardez-le, c\u2019est exactement \u00e7a que l\u2019on \u00e9prouve \u00e0 le voir se d\u00e9barrasser de ses v\u00eatements, \u00e0 apercevoir ses bourrelets, son gras, son terrible laisser-aller de baby boomer. On est pris entre deux feux, l\u2019hypnose, la sid\u00e9ration ou la fuite. Mais c\u2019est encore lui qui pense \u00e0 ces choses-l\u00e0, autour de lui tout le monde s\u2019en fout, tout le monde a bien autre chose \u00e0 penser, et si possible \u00e0 ne pas penser. Si lui est distrait par le moindre geste, force est de constater avec un peu d\u2019honn\u00eatet\u00e9 qu\u2019il est vraiment le seul \u00e0 \u00eatre ainsi distrait. Peut-\u00eatre que c\u2019est la goutte qui fait d\u00e9border le vase, qui lui fait prendre conscience de sa tronche de donut, il est gros mais de vide, c\u2019est \u00e9vident d\u00e9sormais, comme son p\u00e8re, et son p\u00e8re avant lui, le vide autour des reins comme un rempart, et les femmes ne sont pas loin d\u2019\u00eatre leurs semblables, elles semblent compos\u00e9es d\u2019un m\u00eame vide, m\u00eame s\u2019il semble plus inoffensif, plus enveloppant, plus maternel, et que ce vide est un peu mieux r\u00e9parti sur l\u2019ensemble de la silhouette, qu\u2019il rappelle des figures tut\u00e9laires de l\u2019abondance, des moissons, des r\u00e9coltes, d\u2019une opulence fantasm\u00e9e. On pourrait si facilement oublier tout ce vide dont ces pens\u00e9es, ces \u00e9motions sont compos\u00e9es.<\/p>\n

Quand Marcel Proust d\u00e9cide de devenir asc\u00e8te, ce n\u2019est pas une lubie, c\u2019est qu\u2019il ne peut pas faire autrement. Peut-\u00eatre qu\u2019il en arrive l\u00e0 par fatigue, par d\u00e9go\u00fbt, par toute une s\u00e9rie de termes tellement spontan\u00e9s, si faciles \u00e0 poser sur ce myst\u00e8re ; on pose toujours des mots pour \u00e9vacuer quelque chose, pour tenter surtout de l\u2019\u00e9vacuer. Il n\u2019y a qu\u2019\u00e0 entrer dans une biblioth\u00e8que, se rendre au rayon P, et constater \u00e0 quel point et avec quelle quantit\u00e9, beaucoup ont essay\u00e9 d\u2019expliquer ce myst\u00e8re. Et voyez-vous comme c\u2019est dr\u00f4le, \u00e9trange surtout, dr\u00f4le dans ce sens-l\u00e0, que plus il y en a, moins on y comprend quelque chose, plus on s\u2019y perd au final. Cette abondance, au final, est un signe de pauvret\u00e9 crasse, exactement le m\u00eame que l\u2019abondance des supermarch\u00e9s. Donc il y a des le\u00e7ons \u00e0 tirer de ces observations ; ce n\u2019\u00e9tait pas l\u2019intention de d\u00e9part, mais \u00e7a arrive avec le fait d\u2019examiner toutes ces choses, de leur pr\u00eater une attention accrue, de se distraire de tout le reste si l\u2019on veut. C\u2019est l\u2019un des avantages de cette fatigue que de pouvoir se concentrer en un seul point en \u00e9vacuant tout le reste. Avec toute la pression, toute la culpabilit\u00e9, la honte qu\u2019on en \u00e9prouve. Ensuite, tout est dans l\u2019objet de cette concentration, entre d\u00e9voration et adoration, une navigation c\u2019est certain, et la d\u00e9couverte de l\u2019int\u00e9rieur et de l\u2019ext\u00e9rieur se confondant eux aussi dans un point le plus infime possible. C\u2019est sans doute cette image d\u2019un point qui diminue de plus en plus au fur et \u00e0 mesure qu\u2019on s\u2019en approche qui fait perdre l\u2019app\u00e9tit, qui rend vaine la sensation de sati\u00e9t\u00e9, solution trop facile, on le sait d\u00e9sormais, pour stopper l\u2019impression de vide, de faim, de d\u00e9sir, de concupiscence, toute cette violence inutile.<\/p>", "content_text": "Toutes ces \u00e9motions m\u2019ont creus\u00e9. Il le dit, il r\u00e9p\u00e8te la phrase en boucle plusieurs fois, essaie d\u2019en rire, mais \u00e7a ne passe pas. Le rire reste bloqu\u00e9 quelque part entre l\u2019intention et la gorge. Comme si on pouvait s\u2019imposer l\u2019intention de rire ; alors, il en serait l\u00e0 encore, \u00e0 tout vouloir contr\u00f4ler, y compris ses rires. Il dit que les \u00e9motions l\u2019ont creus\u00e9, et bien s\u00fbr, si vous le regardez, il vous convaincra : ce ne sera qu\u2019un trou, une b\u00e9ance, et ce trou risque bien de vous aspirer totalement, sans rire. On dirait qu\u2019il a une t\u00eate de donut. Est-ce qu\u2019on a envie d\u2019envoyer une beigne \u00e0 un donut, m\u00eame pour rire, m\u00eame pour qu\u2019il nous fiche la paix, m\u00eame pour le jeu de mots ? Je n\u2019en sais rien, c\u2019est dr\u00f4le cette question, je ne m\u2019y attendais pas, je suis m\u00eame surpris de constater que quelque chose, encore, peut se poser ce genre de question. Cela ressemble \u00e0 de la distraction, n\u2019est-ce pas, un petit loisir que l\u2019on prend en douce, pas vu, pas pris ? Et quand il parle d\u2019\u00e9motions qui l\u2019ont creus\u00e9, de quoi parle-t-il vraiment ? On se le demande, vous n\u2019\u00eates pas d\u2019accord que c\u2019est difficile \u00e0 saisir ? Ce qu\u2019on nomme les \u00e9motions, c\u2019est toujours une fa\u00e7on de botter en touche, de r\u00e9pondre \u00e0 c\u00f4t\u00e9, comme ces femmes qui demandent encore \u00ab \u00c0 quoi penses-tu ? \u00bb alors qu\u2019elles savent que les hommes ne r\u00e9pondent pas \u00e0 ce genre de question. Et s\u2019ils n\u2019y r\u00e9pondent pas, ce n\u2019est pas toujours en raison de l\u2019intrusion que repr\u00e9sente cette question, c\u2019est tout simplement parce qu\u2019ils ne le savent pas eux-m\u00eames. \u00ab Toutes ces \u00e9motions m\u2019ont creus\u00e9 \u00bb, c\u2019est ce que l\u2019on dit quand on a faim ; ils disent \u00e7a dans les familles, apr\u00e8s les mariages, les enterrements. Il faut vraiment un \u00e9v\u00e9nement particulier pour voir \u00e0 quel point une \u00e9motion est une d\u00e9pense d\u2019\u00e9nergie, souvent en pure perte. Pour rien, on se met soudain \u00e0 rire, \u00e0 pleurer, \u00e0 danser, \u00e0 courir, ou encore \u00e0 se vautrer sur un canap\u00e9, \u00e0 s\u2019\u00e9crouler sur un lit. Si ce n\u2019\u00e9tait le fait qu\u2019il faut remplir le ventre tout de suite apr\u00e8s, toutes ces \u00e9motions ne serviraient \u00e0 rien, comme vivre ne sert \u00e0 rien au bout du compte si vous calculez bien, si vous n\u2019omettez aucune virgule, si vous n\u2019oubliez pas les retenues : la vie ne sert \u00e0 rien, sauf \u00e0 la vie elle-m\u00eame. Et donc ces tabl\u00e9es sont aussi l\u00e0 pour s\u2019en remettre, pour s\u2019empiffrer, s\u2019en foutre plein la lampe. \u00c9coutez-les comme ils en parlent, il faut qu\u2019ils usent m\u00eame d\u2019un certain mode pour en parler, ce laisser-aller \u00e0 s\u2019en faire p\u00e9ter la sous-ventri\u00e8re, ils disent. Ils le r\u00e9p\u00e8tent m\u00eame plusieurs fois entre eux, comme pour se rassurer qu\u2019ils sont tout \u00e0 fait dans leur bon droit. \u00ab Toutes ces \u00e9motions nous ont creus\u00e9s, il faut qu\u2019on baffre pour se retaper, ne pas se laisser aller tout en se laissant aller. \u00bb Allez donc y comprendre quelque chose, surtout quand partout autour de vous, vous ne voyez que des donuts, des bouches grandes ouvertes \u00e0 la fa\u00e7on de ces cr\u00e9atures marines abyssales, biofluorescentes, toujours affam\u00e9es, et qu\u2019on ne trouve que dans la pleine obscurit\u00e9 des fosses oc\u00e9aniques d\u2019on ne sait quelle lucidit\u00e9 ou b\u00eatise. \u00c0 cette profondeur, j\u2019y pensais tout en l\u2019explorant r\u00e9guli\u00e8rement : tout ne se vaut-il pas ? Tout n\u2019est-il pas identique vraiment ? Et n\u2019est-ce pas de l\u00e0 que vient l\u2019effroi quand on revient \u00e0 la surface des mots, qu\u2019on d\u00e9sire les nommer ? On peut se le demander. Et quand on n\u2019arrive pas encore \u00e0 poser des mots, on sent ce trou, ce donut qui nous aspire. Et ce serait pu\u00e9ril de ne penser \u00e0 ce symbole uniquement comme am\u00e9ricain, colonialiste, imp\u00e9rialiste. Ce serait ridicule, \u00e9triqu\u00e9. \u00c7a parle de tout autre chose, de bien plus affolant, des gens comme vous et moi, j\u2019allais dire. Et pire encore, \u00e7a parle de moi, \u00e7a ne parle peut-\u00eatre que de moi. Pas question de les faire douter du bien-fond\u00e9 de leur app\u00e9tit, ce ne serait pas loyal. Apr\u00e8s tout, ils n\u2019ont souvent que \u00e7a pour tenir. Perdre l\u2019app\u00e9tit serait pour eux le pire de tout. Ils le disent entre eux \u00e0 mi-voix, elle ou lui ne va pas bien, il ou elle a perdu l\u2019app\u00e9tit, c\u2019est l\u2019un des premiers signes avant-coureurs d\u2019une fin qui dame le pion \u00e0 la faim. On n\u2019\u00e9duque pas les gens sur la faim, pas vraiment, ou si peu. Au contraire, on leur demande de consommer autant qu\u2019ils le peuvent, avec cette hypocrisie \u00e0 hurler, quand on y pense, les jours de promotion pour soi-disant lutter contre la vie ch\u00e8re. Il faut les voir, et je me mets bien s\u00fbr dans le lot, je ne suis pas exempt, je fais bien partie de cette entourloupette magistrale, celle des caddies \u00e0 remplir, des caisses enregistreuses, de la profusion apparente de marchandises qui d\u00e9borde de partout. Et ce n\u2019est pas tout. Regardez ces emballages, c\u2019est incompr\u00e9hensible. C\u2019est stup\u00e9fiant. L\u2019emballage plastique transparent des biscottes par exemple, ind\u00e9chirable avec les mains, essayez donc les dents, c\u2019est un risque, avec le temps on rep\u00e8re le tiroir o\u00f9 sont rang\u00e9s les ciseaux, il faut des outils pour s\u2019en sortir, surtout quand on prend de l\u2019\u00e2ge. Il a dit qu\u2019il voulait perdre du poids, je me souviens tr\u00e8s bien que c\u2019\u00e9tait en plein milieu de l\u2019\u00e9t\u00e9, \u00e7a ne s\u2019oublie pas des choses pareilles, ce sont des choses qu\u2019on dit surtout l\u2019\u00e9t\u00e9 je crois ; quand il s\u2019agit d\u2019aller \u00e0 la plage, d\u2019\u00f4ter sa chemise, son pantalon, de se mettre presque \u00e0 nu au milieu des foules, juste pour se pr\u00e9parer \u00e0 aller se baigner, \u00e0 rentrer dans le bain. Pourtant, on ne peut pas dire que les regards se portent sur lui, on serait m\u00eame tent\u00e9 de penser que tout le monde s\u2019en fout qu\u2019il soit gras ou maigre, et surtout vieux, mal fichu, chauve, d\u2019une vuln\u00e9rabilit\u00e9 aga\u00e7ante apr\u00e8s avoir men\u00e9 le monde o\u00f9 nous en sommes, \u00e0 cette d\u00e9b\u00e2cle, \u00e0 ce naufrage. Plus aucune tenue, le voyez-vous, mais regardez-le, c\u2019est exactement \u00e7a que l\u2019on \u00e9prouve \u00e0 le voir se d\u00e9barrasser de ses v\u00eatements, \u00e0 apercevoir ses bourrelets, son gras, son terrible laisser-aller de baby boomer. On est pris entre deux feux, l\u2019hypnose, la sid\u00e9ration ou la fuite. Mais c\u2019est encore lui qui pense \u00e0 ces choses-l\u00e0, autour de lui tout le monde s\u2019en fout, tout le monde a bien autre chose \u00e0 penser, et si possible \u00e0 ne pas penser. Si lui est distrait par le moindre geste, force est de constater avec un peu d\u2019honn\u00eatet\u00e9 qu\u2019il est vraiment le seul \u00e0 \u00eatre ainsi distrait. Peut-\u00eatre que c\u2019est la goutte qui fait d\u00e9border le vase, qui lui fait prendre conscience de sa tronche de donut, il est gros mais de vide, c\u2019est \u00e9vident d\u00e9sormais, comme son p\u00e8re, et son p\u00e8re avant lui, le vide autour des reins comme un rempart, et les femmes ne sont pas loin d\u2019\u00eatre leurs semblables, elles semblent compos\u00e9es d\u2019un m\u00eame vide, m\u00eame s\u2019il semble plus inoffensif, plus enveloppant, plus maternel, et que ce vide est un peu mieux r\u00e9parti sur l\u2019ensemble de la silhouette, qu\u2019il rappelle des figures tut\u00e9laires de l\u2019abondance, des moissons, des r\u00e9coltes, d\u2019une opulence fantasm\u00e9e. On pourrait si facilement oublier tout ce vide dont ces pens\u00e9es, ces \u00e9motions sont compos\u00e9es. Quand Marcel Proust d\u00e9cide de devenir asc\u00e8te, ce n\u2019est pas une lubie, c\u2019est qu\u2019il ne peut pas faire autrement. Peut-\u00eatre qu\u2019il en arrive l\u00e0 par fatigue, par d\u00e9go\u00fbt, par toute une s\u00e9rie de termes tellement spontan\u00e9s, si faciles \u00e0 poser sur ce myst\u00e8re ; on pose toujours des mots pour \u00e9vacuer quelque chose, pour tenter surtout de l\u2019\u00e9vacuer. Il n\u2019y a qu\u2019\u00e0 entrer dans une biblioth\u00e8que, se rendre au rayon P, et constater \u00e0 quel point et avec quelle quantit\u00e9, beaucoup ont essay\u00e9 d\u2019expliquer ce myst\u00e8re. Et voyez-vous comme c\u2019est dr\u00f4le, \u00e9trange surtout, dr\u00f4le dans ce sens-l\u00e0, que plus il y en a, moins on y comprend quelque chose, plus on s\u2019y perd au final. Cette abondance, au final, est un signe de pauvret\u00e9 crasse, exactement le m\u00eame que l\u2019abondance des supermarch\u00e9s. Donc il y a des le\u00e7ons \u00e0 tirer de ces observations ; ce n\u2019\u00e9tait pas l\u2019intention de d\u00e9part, mais \u00e7a arrive avec le fait d\u2019examiner toutes ces choses, de leur pr\u00eater une attention accrue, de se distraire de tout le reste si l\u2019on veut. C\u2019est l\u2019un des avantages de cette fatigue que de pouvoir se concentrer en un seul point en \u00e9vacuant tout le reste. Avec toute la pression, toute la culpabilit\u00e9, la honte qu\u2019on en \u00e9prouve. Ensuite, tout est dans l\u2019objet de cette concentration, entre d\u00e9voration et adoration, une navigation c\u2019est certain, et la d\u00e9couverte de l\u2019int\u00e9rieur et de l\u2019ext\u00e9rieur se confondant eux aussi dans un point le plus infime possible. C\u2019est sans doute cette image d\u2019un point qui diminue de plus en plus au fur et \u00e0 mesure qu\u2019on s\u2019en approche qui fait perdre l\u2019app\u00e9tit, qui rend vaine la sensation de sati\u00e9t\u00e9, solution trop facile, on le sait d\u00e9sormais, pour stopper l\u2019impression de vide, de faim, de d\u00e9sir, de concupiscence, toute cette violence inutile.", "image": "https:\/\/ledibbouk.net\/IMG\/logo\/20220429_162917-donuts-2_1_.jpg?1748065154", "tags": [] } ,{ "id": "https:\/\/ledibbouk.net\/30-aout-2024.html", "url": "https:\/\/ledibbouk.net\/30-aout-2024.html", "title": "30 ao\u00fbt 2024", "date_published": "2024-08-31T07:53:19Z", "date_modified": "2024-10-19T16:14:55Z", "author": {"name": "Patrick Blanchon"}, "content_html": "<\/span>

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