{ "version": "https://jsonfeed.org/version/1.1", "title": "Le dibbouk", "home_page_url": "https:\/\/ledibbouk.net\/", "feed_url": "https:\/\/ledibbouk.net\/spip.php?page=feed_json", "language": "fr-FR", "items": [ { "id": "https:\/\/ledibbouk.net\/17-juin-2022-2.html", "url": "https:\/\/ledibbouk.net\/17-juin-2022-2.html", "title": "17 juin 2022-2", "date_published": "2024-03-26T03:05:40Z", "date_modified": "2025-01-02T16:53:40Z", "author": {"name": "Auteur"}, "content_html": "

Terminus Bastille.<\/p>\n<\/span>

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\n\n\n\t\t\n<\/figure>\n<\/div><\/span>\n

L\u2019escalator est en panne, \u00e0 sa gauche un escalier de larges marches, 40, peut \u00eatre 50 et le bruit montant de la ville qui se m\u00eale au milieu, (marches 25, 26, 27)\u00e0 celui des rames tout au fond des couloirs qui vont et viennent . \u00c0 droite l\u2019immeuble de la banque de France, sept \u00e9tages, le dernier, les fen\u00eatres sont plus \u00e9troites, ce sont d\u2019anciens logements de bonnes r\u00e9nov\u00e9s.Parfois plusieurs chambres r\u00e9unies en abattant les cloisons pour constituer des appartements. C\u2019est d\u00e9ductible en observant les rideaux. Tout en haut, \u00e0 l\u2019angle une sorte de petite coupole, on voit bien son rev\u00eatement d\u2019ardoises depuis le trottoir d\u2019en face, en se d\u00e9pla\u00e7ant, en traversant la rue Saint-Antoine et en levant les yeux. Deux fen\u00eatres de formes rondes l\u00e9g\u00e8rement ovales, type \u0153il de b\u0153uf. Surface noire des vitres, pas de rideau.<\/p>\n<\/span>

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\n\n\n\t\t\n<\/figure>\n<\/div><\/span>\n

L\u2019immeuble est habit\u00e9 \u00e0 partir du 3eme \u00e9tage, les \u00e9tages inf\u00e9rieurs et sans doute les caves, sont d\u00e9volus \u00e0 l\u2019activit\u00e9 administrative et financi\u00e8re de la banque. Il doit exister une entr\u00e9e r\u00e9serv\u00e9e pour les employ\u00e9s, invisible de ce point de vue. L\u2019entr\u00e9e principale au num\u00e9ro 5 semble r\u00e9serv\u00e9e elle aux habitants de l\u2019immeuble. Retour vers cette porte, massive avec des barreaux et des vitres. En s\u2019 approchant plus pr\u00e8s on peut distinguer un hall avec des vitres de chaque c\u00f4t\u00e9s et un peu plus loin le bas de l\u2019escalier. Un tapis rouge au milieu des marches dont le tissu est tendu par des tringles m\u00e9talliques dont on aper\u00e7oit les embouts dor\u00e9s.<\/p>\n

\u00c0 droite de la banque un bar tabac, la terrasse est sortie, il est 14h la plupart des clients en sont au caf\u00e9, dans de petites tasses marron dont le rebord est d\u2019un blanc cass\u00e9. Si on entre le bruit du flipper nous happe ainsi que l\u2019entre choque ment de la vaisselle qu\u2019on est en train de d\u00e9barrasser et de laver. Quelques couples assis \u00e0 des tables, de format carr\u00e9 avec un unique pied central, au sol du carrelage, constitu\u00e9 de larges pi\u00e8ces de couleur beige, les joints sont noirs. Des miroirs sur les murs de tailles identiques cr\u00e9ent une profondeur suppl\u00e9mentaire et on a la sensation que les silhouettes s\u2019en trouvent d\u00e9multipli\u00e9es. Un homme seul dans l\u2019angle au bout de la salle, costume cravate attach\u00e9 case, lunettes sur le nez en train de consulter un dossier. Le prix du paquet de lucky \u00e0 augment\u00e9. Un briquet rouge se d\u00e9pose pr\u00e8s des Lucky strike, un briquet qu\u2019on peut trouver facilement quand on le cherche.<\/p>\n

En ressortant le regard h\u00e9site entre la devanture d\u2019un kiosque \u00e0 journaux dont plusieurs publient en premi\u00e8re page le portrait en noir et blanc de Fran\u00e7ois Mitterand, et au dessus du toit du kiosque le petit g\u00e9nie dor\u00e9 au bout de la colonne Bastille. Retour sur l\u2019immeuble de la banque de France. Des ann\u00e9es plus tard un artiste, Piotr Pavlenski mettra le feu \u00e0 l\u2019une des annexes de la banque dans la capitale. Retour sur l\u2019observation du g\u00e9nie de la libert\u00e9, il a l\u2019air joyeux, une jambe un peu envoy\u00e9e en arri\u00e8re comme s\u2019il volait, mais la fixation \u00e0 la colonne plus bas cr\u00e9e quelque chose de bizarre, un emp\u00eachement. Encore plus loin on devine les cin\u00e9mas qui seront remplac\u00e9s par l\u2019op\u00e9ra Bastille.<\/p>\n<\/span>

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\n\n\n\t\t\n<\/figure>\n<\/div><\/span>\n

\u00c0 gauche le boulevard Beaumarchais, quelques centaines de m\u00e8tres et le magasin Paul Beusher, \u00e0 gauche les pianos, on les aper\u00e7oit derri\u00e8re les vitrines par de la le reflets des platanes, un Boesendorfer, plus loin un Steinway, et des marques moins prestigieuses dans le fond du magasin, d\u00e9j\u00e0 des synth\u00e9tiseurs plus fins mont\u00e9s sur des pieds en metal, sombres, contraste \u00e7a et la entre le blanc des touches de clavier blanches et noires. Au milieu, comme prot\u00e9g\u00e9 par les deux autres devantures le magasin de partitions avec en devanture les hits du moment, Michael JACKSON et Led Zeppelin et d\u2019autres encore, m\u00e9thode facile pour apprendre le piano, la guitare, le trombone\u2026un Georges Brassens pour les paroles et accords, Yves Duteil et son petit pont de bois, et au del\u00e0 on peut si on le veut apercevoir des chalands qui fouillent dans des boites, des employ\u00e9s qui voltigent et en surimpression la carotte d\u2019un tabac de l\u2019autre c\u00f4t\u00e9 du boulevard, et des feuillages de platanes, des traces \u00e9ph\u00e9m\u00e8res de couleurs mobiles celles de v\u00e9hicules de diverses couleurs qui passent s\u2019ajoutent encore au tableau, le troisi\u00e8me magasin et ses guitares, Fender, Epiphone Gibson, Tony Bacon, Chauvel, Kramer et celles que le magasin vend sous sa propre griffe, des guitares classiques d\u2019\u00e9tude principalement. Plus loin on pourrait encore pousser jusqu\u2019\u00e0 l\u2019enseigne Prophot, sa vitrine et tous les appareils neufs et d\u2019occasion, mise \u00e0 l\u2019honneur du Mamya 6\u00d76 notamment, puis le regard d\u00e9rive vers un vieux mod\u00e8le de Leica, pas encore num\u00e9rique, mais d\u00e9j\u00e0 tellement co\u00fbteux sans optique. La s\u00e9rie classique des NIKON et des Canon, qui se tirent la bourre en d\u00e9ployants \u00e0 leurs c\u00f4t\u00e9s des kyrielles de focales, avec leurs petites \u00e9tiquettes discr\u00e8tes indiquant l\u2019ouverture et le prix en tout petit.<\/p>\n

On traverse le boulevard Richard le noir en passant par la rue des Filles du Calvaire. En poussant un peu plus encore on se trouve dans la rue de la roquette, encore dans son jus avant l\u2019arriv\u00e9e des sauterelles qui d\u00e9voreront tout de ce que le quartier a connu de populaire. D\u00e9j\u00e0 les artisans ont c\u00e9d\u00e9 leurs locaux pour qu\u2019on y cr\u00e9e des lofts, les premiers bobos vautr\u00e9s dans leur arrogance aux terrasses, une p\u00e2tisserie marocaine, on peut entrer pour acheter quelques g\u00e2teaux sucr\u00e9es loukoum makroud corne de gazelle, mais on ne s\u2019assoie pas, trop de monde \u00e0 siroter le th\u00e9 dans de petits verres d\u00e9cor\u00e9s de fleurs peut \u00eatre peintes \u00e0 la main.<\/p>\n

Retour vers la place en d\u00e9gustant un makroud. Sur la gauche deux grandes terrasses et le cirque des clients assis, lunettes de soleil, premiers t\u00e9l\u00e9phones sans fil. \u00c9normes, co\u00fbteux mais si classe. Cet obsession d\u2019un grand nombre d\u2019avoir l\u2019air affair\u00e9 et en meme temps de se retrouver l\u00e0 « par hasard ». Des jeunes gens filles et gar\u00e7ons \u00e9crivent loin les uns des autres sur de petits carnets.<\/p>\n

Poursuivre par le boulevard saint-Antoine direction Nation, un petit coup d\u2019\u0153il \u00e0 la place d\u2019Aligre, \u00e0 l\u2019angle droit un immeuble et deux fen\u00eatres ferm\u00e9es, stores baisses , . Et encore transversalement rejoindre la Gare de Lyon, descendre au sous sol, passer les tourniquets arriver sur le quai de la ligne C direction Boissy-Saint-Leger attendre la rame dans un eclairage glauque, crissement de freins de roues, chuintement et sonnerie, trouver une place assise jusqu\u2019au terminus.<\/p>", "content_text": "Terminus Bastille. L\u2019escalator est en panne, \u00e0 sa gauche un escalier de larges marches, 40, peut \u00eatre 50 et le bruit montant de la ville qui se m\u00eale au milieu, (marches 25, 26, 27)\u00e0 celui des rames tout au fond des couloirs qui vont et viennent . \u00c0 droite l\u2019immeuble de la banque de France, sept \u00e9tages, le dernier, les fen\u00eatres sont plus \u00e9troites, ce sont d\u2019anciens logements de bonnes r\u00e9nov\u00e9s.Parfois plusieurs chambres r\u00e9unies en abattant les cloisons pour constituer des appartements. C\u2019est d\u00e9ductible en observant les rideaux. Tout en haut, \u00e0 l\u2019angle une sorte de petite coupole, on voit bien son rev\u00eatement d\u2019ardoises depuis le trottoir d\u2019en face, en se d\u00e9pla\u00e7ant, en traversant la rue Saint-Antoine et en levant les yeux. Deux fen\u00eatres de formes rondes l\u00e9g\u00e8rement ovales, type \u0153il de b\u0153uf. Surface noire des vitres, pas de rideau. L\u2019immeuble est habit\u00e9 \u00e0 partir du 3eme \u00e9tage, les \u00e9tages inf\u00e9rieurs et sans doute les caves, sont d\u00e9volus \u00e0 l\u2019activit\u00e9 administrative et financi\u00e8re de la banque. Il doit exister une entr\u00e9e r\u00e9serv\u00e9e pour les employ\u00e9s, invisible de ce point de vue. L\u2019entr\u00e9e principale au num\u00e9ro 5 semble r\u00e9serv\u00e9e elle aux habitants de l\u2019immeuble. Retour vers cette porte, massive avec des barreaux et des vitres. En s\u2019 approchant plus pr\u00e8s on peut distinguer un hall avec des vitres de chaque c\u00f4t\u00e9s et un peu plus loin le bas de l\u2019escalier. Un tapis rouge au milieu des marches dont le tissu est tendu par des tringles m\u00e9talliques dont on aper\u00e7oit les embouts dor\u00e9s. \u00c0 droite de la banque un bar tabac, la terrasse est sortie, il est 14h la plupart des clients en sont au caf\u00e9, dans de petites tasses marron dont le rebord est d\u2019un blanc cass\u00e9. Si on entre le bruit du flipper nous happe ainsi que l\u2019entre choque ment de la vaisselle qu\u2019on est en train de d\u00e9barrasser et de laver. Quelques couples assis \u00e0 des tables, de format carr\u00e9 avec un unique pied central, au sol du carrelage, constitu\u00e9 de larges pi\u00e8ces de couleur beige, les joints sont noirs. Des miroirs sur les murs de tailles identiques cr\u00e9ent une profondeur suppl\u00e9mentaire et on a la sensation que les silhouettes s\u2019en trouvent d\u00e9multipli\u00e9es. Un homme seul dans l\u2019angle au bout de la salle, costume cravate attach\u00e9 case, lunettes sur le nez en train de consulter un dossier. Le prix du paquet de lucky \u00e0 augment\u00e9. Un briquet rouge se d\u00e9pose pr\u00e8s des Lucky strike, un briquet qu\u2019on peut trouver facilement quand on le cherche. En ressortant le regard h\u00e9site entre la devanture d\u2019un kiosque \u00e0 journaux dont plusieurs publient en premi\u00e8re page le portrait en noir et blanc de Fran\u00e7ois Mitterand, et au dessus du toit du kiosque le petit g\u00e9nie dor\u00e9 au bout de la colonne Bastille. Retour sur l\u2019immeuble de la banque de France. Des ann\u00e9es plus tard un artiste, Piotr Pavlenski mettra le feu \u00e0 l\u2019une des annexes de la banque dans la capitale. Retour sur l\u2019observation du g\u00e9nie de la libert\u00e9, il a l\u2019air joyeux, une jambe un peu envoy\u00e9e en arri\u00e8re comme s\u2019il volait, mais la fixation \u00e0 la colonne plus bas cr\u00e9e quelque chose de bizarre, un emp\u00eachement. Encore plus loin on devine les cin\u00e9mas qui seront remplac\u00e9s par l\u2019op\u00e9ra Bastille. \u00c0 gauche le boulevard Beaumarchais, quelques centaines de m\u00e8tres et le magasin Paul Beusher, \u00e0 gauche les pianos, on les aper\u00e7oit derri\u00e8re les vitrines par de la le reflets des platanes, un Boesendorfer, plus loin un Steinway, et des marques moins prestigieuses dans le fond du magasin, d\u00e9j\u00e0 des synth\u00e9tiseurs plus fins mont\u00e9s sur des pieds en metal, sombres, contraste \u00e7a et la entre le blanc des touches de clavier blanches et noires. Au milieu, comme prot\u00e9g\u00e9 par les deux autres devantures le magasin de partitions avec en devanture les hits du moment, Michael JACKSON et Led Zeppelin et d\u2019autres encore, m\u00e9thode facile pour apprendre le piano, la guitare, le trombone\u2026un Georges Brassens pour les paroles et accords, Yves Duteil et son petit pont de bois, et au del\u00e0 on peut si on le veut apercevoir des chalands qui fouillent dans des boites, des employ\u00e9s qui voltigent et en surimpression la carotte d\u2019un tabac de l\u2019autre c\u00f4t\u00e9 du boulevard, et des feuillages de platanes, des traces \u00e9ph\u00e9m\u00e8res de couleurs mobiles celles de v\u00e9hicules de diverses couleurs qui passent s\u2019ajoutent encore au tableau, le troisi\u00e8me magasin et ses guitares, Fender, Epiphone Gibson, Tony Bacon, Chauvel, Kramer et celles que le magasin vend sous sa propre griffe, des guitares classiques d\u2019\u00e9tude principalement. Plus loin on pourrait encore pousser jusqu\u2019\u00e0 l\u2019enseigne Prophot, sa vitrine et tous les appareils neufs et d\u2019occasion, mise \u00e0 l\u2019honneur du Mamya 6\u00d76 notamment, puis le regard d\u00e9rive vers un vieux mod\u00e8le de Leica, pas encore num\u00e9rique, mais d\u00e9j\u00e0 tellement co\u00fbteux sans optique. La s\u00e9rie classique des NIKON et des Canon, qui se tirent la bourre en d\u00e9ployants \u00e0 leurs c\u00f4t\u00e9s des kyrielles de focales, avec leurs petites \u00e9tiquettes discr\u00e8tes indiquant l\u2019ouverture et le prix en tout petit. On traverse le boulevard Richard le noir en passant par la rue des Filles du Calvaire. En poussant un peu plus encore on se trouve dans la rue de la roquette, encore dans son jus avant l\u2019arriv\u00e9e des sauterelles qui d\u00e9voreront tout de ce que le quartier a connu de populaire. D\u00e9j\u00e0 les artisans ont c\u00e9d\u00e9 leurs locaux pour qu\u2019on y cr\u00e9e des lofts, les premiers bobos vautr\u00e9s dans leur arrogance aux terrasses, une p\u00e2tisserie marocaine, on peut entrer pour acheter quelques g\u00e2teaux sucr\u00e9es loukoum makroud corne de gazelle, mais on ne s\u2019assoie pas, trop de monde \u00e0 siroter le th\u00e9 dans de petits verres d\u00e9cor\u00e9s de fleurs peut \u00eatre peintes \u00e0 la main. Retour vers la place en d\u00e9gustant un makroud. Sur la gauche deux grandes terrasses et le cirque des clients assis, lunettes de soleil, premiers t\u00e9l\u00e9phones sans fil. \u00c9normes, co\u00fbteux mais si classe. Cet obsession d\u2019un grand nombre d\u2019avoir l\u2019air affair\u00e9 et en meme temps de se retrouver l\u00e0 \u00ab par hasard \u00bb. Des jeunes gens filles et gar\u00e7ons \u00e9crivent loin les uns des autres sur de petits carnets. Poursuivre par le boulevard saint-Antoine direction Nation, un petit coup d\u2019\u0153il \u00e0 la place d\u2019Aligre, \u00e0 l\u2019angle droit un immeuble et deux fen\u00eatres ferm\u00e9es, stores baisses , . Et encore transversalement rejoindre la Gare de Lyon, descendre au sous sol, passer les tourniquets arriver sur le quai de la ligne C direction Boissy-Saint-Leger attendre la rame dans un eclairage glauque, crissement de freins de roues, chuintement et sonnerie, trouver une place assise jusqu\u2019au terminus. ", "image": "", "tags": [] } ,{ "id": "https:\/\/ledibbouk.net\/17-juin-2022.html", "url": "https:\/\/ledibbouk.net\/17-juin-2022.html", "title": "17 juin 2022", "date_published": "2024-03-26T03:05:37Z", "date_modified": "2024-10-19T16:14:55Z", "author": {"name": "Patrick Blanchon"}, "content_html": "<\/span>

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Une nouvelle proposition. Quelque chose de plus resserr\u00e9 que mon histoire de mus\u00e9e enseveli pr\u00e9c\u00e9dente . Un souvenir associ\u00e9 \u00e0 une \u00e9poque situ\u00e9e dans les ann\u00e9es 80. 84, 85 ? Plut\u00f4t 85, j\u2019avais deux jobs, la journ\u00e9e \u00e0 Bobigny, chez C2I, le soir place vend\u00f4me, chez Ibm, juste dans l\u2019angle \u00e0 gauche du Ritz. Rien que ces quelques indications m\u00e9ritent d\u2019\u00eatre plus creus\u00e9es.<\/p>\n

J\u2019habitais \u00e0 l\u2019\u00e9tage d\u2019un immeuble de briques juste devant le supermarch\u00e9 dont j\u2019ai perdu le nom. Flemme d\u2019aller rechercher, et quelle importance ? C\u2019est m\u00eame plut\u00f4t douloureux de revenir dans tout \u00e7a. L\u2019appartement se compose de deux pi\u00e8ces, dans l\u2019une d\u2019elle mon laboratoire photographique. Je crois que j\u2019y ai mis mon matelas aussi \u00e0 m\u00eame le sol. Dans l\u2019autre pi\u00e8ce, j\u2019y allais peu, j\u2019avais eu la lubie de repeindre le plafond avec une laque rouge brillante, sans doute avais je trouv\u00e9 une promo, de toutes fa\u00e7ons le plafond d\u2019avant me sortait par les yeux. Mais cette laque rouge ce n\u2019\u00e9tait vraiment pas une bonne id\u00e9e. Pas beaucoup de meubles, j\u2019avais l\u2019habitude de ne pas rester longtemps dans les lieux. Un autre matelas type futon au cas o\u00f9. Une petite table, une \u00e9tag\u00e8re pour placer mes bouquins. Une guitare folk, une copie d\u2019Epiphone qui sonnait plut\u00f4t bien. Pas grand chose de plus, peut \u00eatre une radio, pour \u00e9couter quelques \u00e9missions litt\u00e9raires, souvent la nuit ? Lesquelles\u2026 sais plus. Les noms s\u2019effacent comme les jingle, Weinstein, Didier, \u00e7a me revient. Mais sans assiduit\u00e9, ou d\u2019une oreille distraite souvent quand je tirais mes n\u00e9gatifs noirs et blancs. Des cuvettes, grandes en plastique \u00e9pais, grises, des bouteilles un peu partout des produits chimiques, r\u00e9v\u00e9lateur, fixatif, Anselm Adams et son zone Syst\u00e8me m\u2019obs\u00e9daient pas mal, sauf que mon Yellowstone c\u2019\u00e9tait les usines, les rues grises, les quais, le petit pont qui rejoint un autre quai avec de grands peupliers plant\u00e9s raides comme des I. Les ballades avec le Leica en bandouli\u00e8re, juste un 35 mm. Pas de pile pas de moteur pas de miroir. D\u2019occase et en plus en refourguant tous les Nikon. J\u2019en avais marre d\u00e9j\u00e0 de croupir ici. Je voulais partir loin, des ann\u00e9es que j\u2019y pensais, m\u2019inventais des projets, trouvais tout un tas d\u2019excuses.<\/p>\n

Deux boulots pour faire un p\u00e9cule et partir, avant ce poste de gardien de nuit je ne savais pas encore quelle destination. C\u2019est la rencontre avec les deux iraniens que j\u2019avais comme coll\u00e8gues la nuit qui m\u2019a donn\u00e9 l\u2019id\u00e9e, c\u2019\u00e9tait soudain \u00e9vident. Partir en Iran. Ils m\u2019ont appris \u00e0 parler plut\u00f4t convenablement le Farsi.de mon c\u00f4t\u00e9 j\u2019\u00e9tais soutien en Fran\u00e7ais, et tandis qu\u2019on \u00e2nonnait des phrases eux de Baudelaire, Rimbaud, moi de d\u2019Afez ou de Rahyam, on jouait aux \u00e9checs, bla bla bla toute la nuit et trois fois la ronde \u00e0 faire chacun son tour.<\/p>\n

Je montais direct en haut de l\u2019immeuble, l\u2019\u00e9tage des huiles. Feutr\u00e9, une odeur de vieux cuir, et un je ne sais quoi qui respirait l\u2019opulence, j\u2019avais d\u00e9couvert un bureau qui poss\u00e9dait une sorte d\u2019office, avec une machine \u00e0 caf\u00e9 du type Nespresso. Quelque chose dans le genre, mais le go\u00fbt du caf\u00e9 vol\u00e9 d\u00e9passe de beaucoup ceux de cette marque actuelle. C\u2019\u00e9tait un acte de r\u00e9sistance, et d\u2019une sournoiserie qui m\u2019avait flanqu\u00e9 le vertige la premi\u00e8re fois. Ma tasse \u00e0 la main j\u2019allais m\u2019installer dans le fauteuil du boss ultime. Rotation \u00e0 90 ° pour me trouver face \u00e0 l\u2019\u0153il de b\u0153uf. Je regardais la place, les devantures des bijoutiers qui semblaient couver la colonne centrale comme un symbole du luxe. Les voitures traversaient de plus en plus rares au fur et \u00e0 mesure qu\u2019on avan\u00e7ait dans la nuit. Je regardais aussi les fen\u00eatres du Ritz, tentais de deviner ce qui pouvait se produire comme com\u00e9dies et drames \u00e0 l\u2019int\u00e9rieur. Des bagnoles de luxe stoppaient devant l\u2019entr\u00e9e de l\u2019h\u00f4tel et un loufiat attrapait les clefs pour aller les garer dans un lieu inaccessible au p\u00e9quin moyen.<\/p>\n

Au bout d\u2019une demie heure je me relevais, cette sorte d\u2019hypnose me suffisait alors pour \u00eatre en forme, et je pouvais entreprendre de faire ma ronde, en descendant d\u2019\u00e9tage en \u00e9tage, inspectant le moindre recoin. Plus on descendait plus on pouvait comprendre la hi\u00e9rarchie de la bo\u00eete. Pas les m\u00eames revues sur les tables basses, pas le m\u00eame type de fleurs dans les vases, et pas les m\u00eames meubles ni m\u00eame l\u2019agencement. Plus on descendait plus on comprenait, les toilettes non plus n\u2019offrait pas la m\u00eame douceur de pq, plus on descendait plus on tombait sur du r\u00eache de l\u2019inconfortable. Jusqu\u2019\u00e0 parvenir enfin au Rez de Chauss\u00e9e o\u00f9 je ne me souviens pas d\u2019avoir \u00e9t\u00e9 chier une seul fois.<\/p>\n

Je ne voyais plus grand monde de mes amis, mais \u00e7a ne me g\u00eanait pas plus que \u00e7a, et puis peu, voir personne, n\u2019aurait compris cette histoire de double job, de partir en Asie, j\u2019\u00e9tais seul et focus sur mon projet, \u00e7a ne me g\u00eanait pas au contraire, le moindre doute \u00e9mis m\u2019aurait s\u00fbrement an\u00e9anti.<\/p>\n

J\u2019ai fait l\u2019impasse sur les transports , la ligne Balard Cr\u00e9teil, sa lumi\u00e8re glauque, son atmosph\u00e8re mortif\u00e8re autant aux heures de pointe, qu\u2019\u00e0 l\u2019heure o\u00f9 les femmes de m\u00e9nage d\u00e9marrent leur turbin, impasse aussi sur le voyage interminable depuis La Villette jusqu\u2019\u00e0 Istamboul.<\/p>\n

Pas de description du quartier des diamantaires non plus, il y a comme une urgence soudain \u00e0 retrouver les escaliers que je cherche depuis le d\u00e9but de ce texte. Et m\u2019y revoici enfin, dans cette crypte tr\u00e8s peu \u00e9clair\u00e9e, ou j\u2019avais esp\u00e9r\u00e9 descendre et me retrouver quelques instants devant M\u00e9duse tout au fond de la citerne basilique.<\/p>\n

M\u00e9duse d\u00e9sormais devenu le symbole d\u2019une paralysie du souvenir, d\u2019une amn\u00e9sie qui va crescendo.<\/p>\n

,<\/p>", "content_text": "Une nouvelle proposition. Quelque chose de plus resserr\u00e9 que mon histoire de mus\u00e9e enseveli pr\u00e9c\u00e9dente . Un souvenir associ\u00e9 \u00e0 une \u00e9poque situ\u00e9e dans les ann\u00e9es 80. 84, 85 ? Plut\u00f4t 85, j\u2019avais deux jobs, la journ\u00e9e \u00e0 Bobigny, chez C2I, le soir place vend\u00f4me, chez Ibm, juste dans l\u2019angle \u00e0 gauche du Ritz. Rien que ces quelques indications m\u00e9ritent d\u2019\u00eatre plus creus\u00e9es. J\u2019habitais \u00e0 l\u2019\u00e9tage d\u2019un immeuble de briques juste devant le supermarch\u00e9 dont j\u2019ai perdu le nom. Flemme d\u2019aller rechercher, et quelle importance ? C\u2019est m\u00eame plut\u00f4t douloureux de revenir dans tout \u00e7a. L\u2019appartement se compose de deux pi\u00e8ces, dans l\u2019une d\u2019elle mon laboratoire photographique. Je crois que j\u2019y ai mis mon matelas aussi \u00e0 m\u00eame le sol. Dans l\u2019autre pi\u00e8ce, j\u2019y allais peu, j\u2019avais eu la lubie de repeindre le plafond avec une laque rouge brillante, sans doute avais je trouv\u00e9 une promo, de toutes fa\u00e7ons le plafond d\u2019avant me sortait par les yeux. Mais cette laque rouge ce n\u2019\u00e9tait vraiment pas une bonne id\u00e9e. Pas beaucoup de meubles, j\u2019avais l\u2019habitude de ne pas rester longtemps dans les lieux. Un autre matelas type futon au cas o\u00f9. Une petite table, une \u00e9tag\u00e8re pour placer mes bouquins. Une guitare folk, une copie d\u2019Epiphone qui sonnait plut\u00f4t bien. Pas grand chose de plus, peut \u00eatre une radio, pour \u00e9couter quelques \u00e9missions litt\u00e9raires, souvent la nuit ? Lesquelles\u2026 sais plus. Les noms s\u2019effacent comme les jingle, Weinstein, Didier, \u00e7a me revient. Mais sans assiduit\u00e9, ou d\u2019une oreille distraite souvent quand je tirais mes n\u00e9gatifs noirs et blancs. Des cuvettes, grandes en plastique \u00e9pais, grises, des bouteilles un peu partout des produits chimiques, r\u00e9v\u00e9lateur, fixatif, Anselm Adams et son zone Syst\u00e8me m\u2019obs\u00e9daient pas mal, sauf que mon Yellowstone c\u2019\u00e9tait les usines, les rues grises, les quais, le petit pont qui rejoint un autre quai avec de grands peupliers plant\u00e9s raides comme des I. Les ballades avec le Leica en bandouli\u00e8re, juste un 35 mm. Pas de pile pas de moteur pas de miroir. D\u2019occase et en plus en refourguant tous les Nikon. J\u2019en avais marre d\u00e9j\u00e0 de croupir ici. Je voulais partir loin, des ann\u00e9es que j\u2019y pensais, m\u2019inventais des projets, trouvais tout un tas d\u2019excuses. Deux boulots pour faire un p\u00e9cule et partir, avant ce poste de gardien de nuit je ne savais pas encore quelle destination. C\u2019est la rencontre avec les deux iraniens que j\u2019avais comme coll\u00e8gues la nuit qui m\u2019a donn\u00e9 l\u2019id\u00e9e, c\u2019\u00e9tait soudain \u00e9vident. Partir en Iran. Ils m\u2019ont appris \u00e0 parler plut\u00f4t convenablement le Farsi.de mon c\u00f4t\u00e9 j\u2019\u00e9tais soutien en Fran\u00e7ais, et tandis qu\u2019on \u00e2nonnait des phrases eux de Baudelaire, Rimbaud, moi de d\u2019Afez ou de Rahyam, on jouait aux \u00e9checs, bla bla bla toute la nuit et trois fois la ronde \u00e0 faire chacun son tour. Je montais direct en haut de l\u2019immeuble, l\u2019\u00e9tage des huiles. Feutr\u00e9, une odeur de vieux cuir, et un je ne sais quoi qui respirait l\u2019opulence, j\u2019avais d\u00e9couvert un bureau qui poss\u00e9dait une sorte d\u2019office, avec une machine \u00e0 caf\u00e9 du type Nespresso. Quelque chose dans le genre, mais le go\u00fbt du caf\u00e9 vol\u00e9 d\u00e9passe de beaucoup ceux de cette marque actuelle. C\u2019\u00e9tait un acte de r\u00e9sistance, et d\u2019une sournoiserie qui m\u2019avait flanqu\u00e9 le vertige la premi\u00e8re fois. Ma tasse \u00e0 la main j\u2019allais m\u2019installer dans le fauteuil du boss ultime. Rotation \u00e0 90 \u00b0 pour me trouver face \u00e0 l\u2019\u0153il de b\u0153uf. Je regardais la place, les devantures des bijoutiers qui semblaient couver la colonne centrale comme un symbole du luxe. Les voitures traversaient de plus en plus rares au fur et \u00e0 mesure qu\u2019on avan\u00e7ait dans la nuit. Je regardais aussi les fen\u00eatres du Ritz, tentais de deviner ce qui pouvait se produire comme com\u00e9dies et drames \u00e0 l\u2019int\u00e9rieur. Des bagnoles de luxe stoppaient devant l\u2019entr\u00e9e de l\u2019h\u00f4tel et un loufiat attrapait les clefs pour aller les garer dans un lieu inaccessible au p\u00e9quin moyen. Au bout d\u2019une demie heure je me relevais, cette sorte d\u2019hypnose me suffisait alors pour \u00eatre en forme, et je pouvais entreprendre de faire ma ronde, en descendant d\u2019\u00e9tage en \u00e9tage, inspectant le moindre recoin. Plus on descendait plus on pouvait comprendre la hi\u00e9rarchie de la bo\u00eete. Pas les m\u00eames revues sur les tables basses, pas le m\u00eame type de fleurs dans les vases, et pas les m\u00eames meubles ni m\u00eame l\u2019agencement. Plus on descendait plus on comprenait, les toilettes non plus n\u2019offrait pas la m\u00eame douceur de pq, plus on descendait plus on tombait sur du r\u00eache de l\u2019inconfortable. Jusqu\u2019\u00e0 parvenir enfin au Rez de Chauss\u00e9e o\u00f9 je ne me souviens pas d\u2019avoir \u00e9t\u00e9 chier une seul fois. Je ne voyais plus grand monde de mes amis, mais \u00e7a ne me g\u00eanait pas plus que \u00e7a, et puis peu, voir personne, n\u2019aurait compris cette histoire de double job, de partir en Asie, j\u2019\u00e9tais seul et focus sur mon projet, \u00e7a ne me g\u00eanait pas au contraire, le moindre doute \u00e9mis m\u2019aurait s\u00fbrement an\u00e9anti. J\u2019ai fait l\u2019impasse sur les transports , la ligne Balard Cr\u00e9teil, sa lumi\u00e8re glauque, son atmosph\u00e8re mortif\u00e8re autant aux heures de pointe, qu\u2019\u00e0 l\u2019heure o\u00f9 les femmes de m\u00e9nage d\u00e9marrent leur turbin, impasse aussi sur le voyage interminable depuis La Villette jusqu\u2019\u00e0 Istamboul. Pas de description du quartier des diamantaires non plus, il y a comme une urgence soudain \u00e0 retrouver les escaliers que je cherche depuis le d\u00e9but de ce texte. Et m\u2019y revoici enfin, dans cette crypte tr\u00e8s peu \u00e9clair\u00e9e, ou j\u2019avais esp\u00e9r\u00e9 descendre et me retrouver quelques instants devant M\u00e9duse tout au fond de la citerne basilique. M\u00e9duse d\u00e9sormais devenu le symbole d\u2019une paralysie du souvenir, d\u2019une amn\u00e9sie qui va crescendo. ,", "image": "", "tags": [] } ,{ "id": "https:\/\/ledibbouk.net\/16-juin-2022.html", "url": "https:\/\/ledibbouk.net\/16-juin-2022.html", "title": "16 juin 2022", "date_published": "2024-03-26T03:05:35Z", "date_modified": "2025-05-28T06:51:10Z", "author": {"name": "Patrick Blanchon"}, "content_html": "

Hier, sur la route, cette \u00e9mission sur Lovecraft, y interviennent Fran\u00e7ois Bon et Michel Houellebecq au micro de Matthieu Garrigou Lagrange
\n<\/span>https:\/\/youtu.be\/opu67l6QvpE<\/span><\/a>
\nEn fin d’apr\u00e8s-midi j’ai le temps durant une pause de prendre connaissance de « boite rouge » publi\u00e9 avant les explications comme la veille par Fran\u00e7ois. Mon esprit se met en branle et atteint au paroxysme de la f\u00e9brilit\u00e9 vers les 22h, heure \u00e0 laquelle j’arrive \u00e0 la maison. Aussit\u00f4t je me mets \u00e0 \u00e9crire \u00e0 partir de ce texte uniquement et de l’\u00e9mission \u00e9cout\u00e9e. Sans doute n’est-ce pas dans les clous vraiment mais \u00e7a m’a en tous cas bien amus\u00e9.
\nEncore une fois, me revient cette pens\u00e9e, presque une obsession lorsque je tente de comprendre ce qu\u2019est ma vie. Je pourrais tr\u00e8s bien dire qu\u2019elle se divise en deux parties, et tout d\u2019abord en premier lieu le refus cat\u00e9gorique de me fier \u00e0 toutes les cartes, \u00e0 tous les plans quels qu\u2019ils furent , objets d\u00e9testables parmi d\u2019autres qu\u2019il convient, la plupart du temps de plier et d\u00e9plier et qui finit souvent chiffonn\u00e9 dans la bo\u00eete \u00e0 gants quand ce n\u2019est pas sur un talus ou la chauss\u00e9e, en tous cas l\u2019ennui d\u2019avoir \u00e0 manipuler ces choses, la plupart du temps d\u2019ailleurs dans le plus grand inconfort.<\/p>\n

Encore une fois, me revient cette pens\u00e9e, presque une obsession lorsque je tente de comprendre ce qu\u2019est ma vie. Je pourrais tr\u00e8s bien dire qu\u2019elle se divise en deux parties, et tout d\u2019abord il faut que je parle du refus cat\u00e9gorique de me fier \u00e0 toutes les cartes, \u00e0 tous les plans quels qu\u2019ils furent , objets d\u00e9testables parmi d\u2019autres qu\u2019il convient, la plupart du temps de plier et d\u00e9plier jusqu\u2019\u00e0 voir na\u00eetre l\u2019usure quand ce n\u2019est pas la d\u00e9chirure, le lambeau, l\u2019ordure et qui finit souvent chiffonn\u00e9e dans la bo\u00eete \u00e0 gants de ces machines diaboliques, les automobiles- quand ce n\u2019est pas jet\u00e9e sur un talus ou la chauss\u00e9e.<\/p>\n

En tous cas au d\u00e9but, \u00e0 l\u2019origine et dans un premier temps, mon d\u00e9go\u00fbt des cartes ajout\u00e9 \u00e0 l\u2019ennui d\u2019avoir \u00e0 manipuler ces choses effroyables souvent dans le plus grand inconfort, me conduisit \u00e0 les m\u00e9priser.<\/p>\n

Une telle haine, augment\u00e9e de d\u00e9go\u00fbt ne m\u2019est pas venue par hasard. la Providence qui fait toujours les choses effroyablement justes, aura \u00e9t\u00e9 en outre cette fois d\u2019une implacable ironie. Et vous comprendrez sans doute mieux celle-ci quand je vous aurais appris que toute la seconde partie de mon existence ne fut effectu\u00e9e que dans la qu\u00eate f\u00e9brile fr\u00e9n\u00e9tique l\u2019obsession, de r\u00e9cup\u00e9rer le temps perdu \u00e0 conspuer les cartes pour ne plus r\u00eaver que d\u2019une seule, jour et nuit.<\/p>\n

Oui on peut tout \u00e0 fait parler de fi\u00e8vre , d\u2019une maladie ! car quiconque m\u2019aurait crois\u00e9 dans ma vie pr\u00e9c\u00e9dente s\u2019y serait repris \u00e0 deux fois avant d\u2019\u00eatre certain que ce fut le m\u00eame homme dans cette seconde partie.<\/p>\n

Le refus des cartes m\u2019avait dans ma prime jeunesse conduit \u00e0 une telle arrogance -selon les dires- que l\u2019acceptation subite, soudaine, totale, quasi d\u00e9vote, \u00e0 elle seule, prouve que la destin\u00e9e se rit de nous, qu\u2019elle n\u2019est pas si bienveillante que d\u2019aucuns le pr\u00e9tendent.<\/p>\n

Quand mes proches virent ce changement s\u2019op\u00e9rer ils \u00e9voqu\u00e8rent la gr\u00e2ce, le miracle, alors que je n\u2019y vis que le r\u00e9sultat d\u2019une \u00e9quation, en gros une mal\u00e9diction foment\u00e9e par des forces hostiles, et la plupart du temps invisibles jusqu\u2019au dernier moment o\u00f9 elles se pr\u00e9sentent pour jouir de leurs m\u00e9faits.<\/p>\n

Un antiquaire, lointain cousin de ma famille \u00e9tait mort dans des circonstances myst\u00e9rieuses. le notaire charg\u00e9 de lui trouver des h\u00e9ritiers me contacta et me confia une coquette somme que je n\u2019attendais pas ainsi qu\u2019une malle remplie de vieux papiers que je ne regardais qu\u2019\u00e0 peine, tout heureux soudain de voir mes dettes et mes emp\u00eachements s\u2019\u00e9vanouir.<\/p>\n

Avec l\u2019argent tout est possible et je d\u00e9cidais de partir en voyage dans toutes les capitales, les villes dont les noms \u00e0 leur seule sonorit\u00e9, m\u2019\u00e9voquaient vill\u00e9giatures sin\u00e9cure et farniente.<\/p>\n

Mais je mis tellement d\u2019ardeur \u00e0 d\u00e9penser mon p\u00e9cule que bient\u00f4t il ne me resta plus rien et que je revins \u00e0 mon point de d\u00e9part. en tra\u00eenant cette vieille malle que j\u2019avais du r\u00e9cup\u00e9rer du box o\u00f9 mon indiff\u00e9rence, ma n\u00e9gligence l\u2019avait rel\u00e9gu\u00e9e ; faute de pouvoir en payer le terme.<\/p>\n

Elle contenait tout un tas de paperasses administratives, en diff\u00e9rentes langues que je reconnaissais et d\u2019autres qui m\u2019\u00e9taient inconnues, le tout mix\u00e9 avec des cartes de tout acabit, des guides de voyage \u00e9corn\u00e9s, des cartes postales vierges, autant de choses \u00e0 vous donner des hauts le c\u0153ur rien qu\u2019\u00e0 les toucher car elles repr\u00e9sentaient pour moi la somme des mensonges, l\u2019hypocrisie, la trahison des apparences dont se servent les hommes pour brouiller les pistes. Cette pr\u00e9tention \u00e0 cartographier une r\u00e9alit\u00e9 dont on ne sait que ce que l\u2019on d\u00e9sire savoir, en ignorant syst\u00e9matiquement tout ce qui nous d\u00e9range d\u2019y trouver.<\/p>\n

C\u2019est en 1917 alors que j\u2019\u00e9tais jeune lieutenant, que je croyais encore aux cartes, \u00e0 la justice, et que se battre pour un pays \u00e9tait de la plus grande noblesse, que je d\u00e9couvrais les Dardanelles et aussi cette sale affaire de la p\u00e9ninsule de Gallipoli qui relie la mer Eg\u00e9e \u00e0 la mer de Marmara, nous nous battions contre les turcs en faveur de la Russie \u00e0 l\u2019\u00e9poque. Le contr\u00f4le des d\u00e9troits dans la r\u00e9gion peut affamer durant des jours une population, ce qui \u00e9tait le cas pour nos amis russes car \u00e0 l\u2019\u00e9poque ils \u00e9taient nos alli\u00e9s et les Ottomans l\u2019ennemi.<\/p>\n

Pour pouvoir ravitailler cette derni\u00e8re, le contr\u00f4le des D\u00e9troits \u00e9tait indispensable mais une tentative alli\u00e9e pour traverser les Dardanelles \u00e9choua le 18 mars en raison des mines qui y avaient \u00e9t\u00e9 pos\u00e9es. Pour que les dragueurs de mines puissent op\u00e9rer en s\u00e9curit\u00e9, il \u00e9tait n\u00e9cessaire de r\u00e9duire au silence les batteries ottomanes sur les hauteurs du d\u00e9troit. Un d\u00e9barquement fut donc organis\u00e9 le 25 avril au cap Helles et dans la baie ANZAC \u00e0 l\u2019extr\u00e9mit\u00e9 sud de la p\u00e9ninsule.<\/p>\n

Le terrain difficile, l\u2019impr\u00e9paration alli\u00e9e et la forte r\u00e9sistance ottomane provoqu\u00e8rent rapidement l\u2019enlisement du front et les tentatives des deux camps pour d\u00e9bloquer la situation se sold\u00e8rent par de sanglants revers. Le 6 ao\u00fbt, les Alli\u00e9s d\u00e9barqu\u00e8rent dans la baie de Suvla au nord mais ils ne parvinrent pas non plus \u00e0 atteindre les hauteurs dominant le d\u00e9troit au milieu de la p\u00e9ninsule et ce secteur se couvrit \u00e9galement de tranch\u00e9es. L\u2019impasse de la situation et l\u2019entr\u00e9e en guerre de la Bulgarie aux c\u00f4t\u00e9s des Empires centraux pouss\u00e8rent les Alli\u00e9s \u00e0 \u00e9vacuer leurs positions en d\u00e9cembre 1915 et en janvier 1916 et les unit\u00e9s furent red\u00e9ploy\u00e9es en \u00c9gypte ou sur le front de Salonique en Gr\u00e8ce.<\/p>\n

La bataille fut un s\u00e9rieux revers pour les Alli\u00e9s et l\u2019un des plus grands succ\u00e8s ottomans durant le conflit. En Turquie, l\u2019affrontement est rest\u00e9 c\u00e9l\u00e8bre car il marqua le d\u00e9but de l\u2019ascension de Mustafa Kemal qui devint par la suite un des principaux acteurs de la guerre d\u2019ind\u00e9pendance et le premier pr\u00e9sident du pays. La campagne fut \u00e9galement un \u00e9l\u00e9ment fondateur de l\u2019identit\u00e9 nationale turque. Comm\u00e9mor\u00e9e sous le nom de journ\u00e9e de l\u2019ANZAC, la date du d\u00e9barquement du 25 avril est la plus importante c\u00e9l\u00e9bration militaire en Australie et en Nouvelle-Z\u00e9lande, o\u00f9 elle surpasse le jour du Souvenir du 11 novembre.<\/p>\n

J\u2019avoue me servir du site Wikip\u00e9dia dans cette nouvelle vie pour ne pas avoir \u00e0 relater l\u2019horreur que je v\u00e9cus l\u00e0 bas de fa\u00e7on \u00e0 ne pas heurter le lecteur.<\/p>\n

Mais le fait est que les effets du temps cyclique nous rejoignent \u00e0 pr\u00e9sent , \u00e0 chaque fois dans la m\u00eame ignorance et sans doute faut-il faut avoir v\u00e9cu un nombre consid\u00e9rable d\u2019existences afin de pouvoir distinguer tous les signes les pr\u00e9misses de l\u2019identique qui s\u2019avance derri\u00e8re un masque de nouveaut\u00e9.<\/p>\n

Mais oublions la guerre, oublions les Dardanelles, la boucherie, le sang les cris, oublions l\u2019horreur qui n\u2019est souvent \u00e9pouvante qu\u2019 en raison d\u2019une amn\u00e9sie pr\u00e9tendument salutaire.<\/p>\n

La malle poss\u00e9dait comme souvent un double fond et c\u2019est l\u00e0 que je d\u00e9couvrais un objet que je pris tout d\u2019abord pour une feuille de cuir, de peau, sans doute une peau de gazelle, roul\u00e9e finement sur elle-m\u00eame et attach\u00e9e par un ruban de rafia. Et en la d\u00e9pliant je compris qu\u2019il s\u2019agissait d\u2019une carte d\u2019un pays aujourd\u2019hui disparu.<\/p>\n

La premi\u00e8re chose \u00e0 laquelle je pensais fut \u00e0 un canular \u00e9videmment. Car en pleine d\u00e9pression, en 1929, on avait d\u00e9j\u00e0 fait le coup au monde entier de lui faire croire au merveilleux au fantastique en brandissant soudain une vieille carte, en tous points semblable \u00e0 celle-ci et qu\u2019on aurait soi disant trouv\u00e9e au fin fond du Palais Topkapi \u00e0 Istamboul. Je veux \u00e9videmment parler de la Carte de Piri Reis qui tire son nom d\u2019un amiral ottoman l\u2019ayant dessin\u00e9e en 1513. Il n\u2019aurait \u00e9t\u00e9 d\u00e9couvert qu\u2019un seul fragment de cette fameuse carte \u00e0 l\u2019\u00e9poque, et il me fut facile d\u2019imaginer d\u00e9couvrant cet chose au fond de la malle que je n\u2019\u00e9tais n\u2019y plus ni moins en pr\u00e9sence d\u2019une des parties manquantes de celle-ci.<\/p>\n

J\u2019engageais donc une grande partie de mes ressources pour tenter d\u2019identifier les lieux indiqu\u00e9s par la fameuse carte, et j\u2019y perdis le sommeil, ma famille, et une grande partie de mes gouts pour les choses futiles.<\/p>\n

L\u2019obsession de vouloir rendre vrai \u00e0 mes yeux, \u00e0 mon esprit ce que montrait ce fragment ne me laissa plus de r\u00e9pit.<\/p>\n

Evidemment au bout de toutes ces ann\u00e9es perdues \u00e0 errer \u00e0 la recherche d\u2019une Atlantide engloutie, force est de constater que j\u2019aurais pass\u00e9 ainsi la seconde partie de ma vie \u00e0 construire un r\u00eave pour m\u2019enfuir de la premi\u00e8re, de ce cauchemar qu\u2019aura repr\u00e9sent\u00e9 ma jeunesse et les diff\u00e9rentes boucheries que le destin m\u2019aura donn\u00e9 de traverser.<\/p>", "content_text": "Hier, sur la route, cette \u00e9mission sur Lovecraft, y interviennent Fran\u00e7ois Bon et Michel Houellebecq au micro de Matthieu Garrigou Lagrange https:\/\/youtu.be\/opu67l6QvpE En fin d'apr\u00e8s-midi j'ai le temps durant une pause de prendre connaissance de \"boite rouge\" publi\u00e9 avant les explications comme la veille par Fran\u00e7ois. Mon esprit se met en branle et atteint au paroxysme de la f\u00e9brilit\u00e9 vers les 22h, heure \u00e0 laquelle j'arrive \u00e0 la maison. Aussit\u00f4t je me mets \u00e0 \u00e9crire \u00e0 partir de ce texte uniquement et de l'\u00e9mission \u00e9cout\u00e9e. Sans doute n'est-ce pas dans les clous vraiment mais \u00e7a m'a en tous cas bien amus\u00e9. Encore une fois, me revient cette pens\u00e9e, presque une obsession lorsque je tente de comprendre ce qu\u2019est ma vie. Je pourrais tr\u00e8s bien dire qu\u2019elle se divise en deux parties, et tout d\u2019abord en premier lieu le refus cat\u00e9gorique de me fier \u00e0 toutes les cartes, \u00e0 tous les plans quels qu\u2019ils furent , objets d\u00e9testables parmi d\u2019autres qu\u2019il convient, la plupart du temps de plier et d\u00e9plier et qui finit souvent chiffonn\u00e9 dans la bo\u00eete \u00e0 gants quand ce n\u2019est pas sur un talus ou la chauss\u00e9e, en tous cas l\u2019ennui d\u2019avoir \u00e0 manipuler ces choses, la plupart du temps d\u2019ailleurs dans le plus grand inconfort. Encore une fois, me revient cette pens\u00e9e, presque une obsession lorsque je tente de comprendre ce qu\u2019est ma vie. Je pourrais tr\u00e8s bien dire qu\u2019elle se divise en deux parties, et tout d\u2019abord il faut que je parle du refus cat\u00e9gorique de me fier \u00e0 toutes les cartes, \u00e0 tous les plans quels qu\u2019ils furent , objets d\u00e9testables parmi d\u2019autres qu\u2019il convient, la plupart du temps de plier et d\u00e9plier jusqu\u2019\u00e0 voir na\u00eetre l\u2019usure quand ce n\u2019est pas la d\u00e9chirure, le lambeau, l\u2019ordure et qui finit souvent chiffonn\u00e9e dans la bo\u00eete \u00e0 gants de ces machines diaboliques, les automobiles- quand ce n\u2019est pas jet\u00e9e sur un talus ou la chauss\u00e9e. En tous cas au d\u00e9but, \u00e0 l\u2019origine et dans un premier temps, mon d\u00e9go\u00fbt des cartes ajout\u00e9 \u00e0 l\u2019ennui d\u2019avoir \u00e0 manipuler ces choses effroyables souvent dans le plus grand inconfort, me conduisit \u00e0 les m\u00e9priser. Une telle haine, augment\u00e9e de d\u00e9go\u00fbt ne m\u2019est pas venue par hasard. la Providence qui fait toujours les choses effroyablement justes, aura \u00e9t\u00e9 en outre cette fois d\u2019une implacable ironie. Et vous comprendrez sans doute mieux celle-ci quand je vous aurais appris que toute la seconde partie de mon existence ne fut effectu\u00e9e que dans la qu\u00eate f\u00e9brile fr\u00e9n\u00e9tique l\u2019obsession, de r\u00e9cup\u00e9rer le temps perdu \u00e0 conspuer les cartes pour ne plus r\u00eaver que d\u2019une seule, jour et nuit. Oui on peut tout \u00e0 fait parler de fi\u00e8vre , d\u2019une maladie ! car quiconque m\u2019aurait crois\u00e9 dans ma vie pr\u00e9c\u00e9dente s\u2019y serait repris \u00e0 deux fois avant d\u2019\u00eatre certain que ce fut le m\u00eame homme dans cette seconde partie. Le refus des cartes m\u2019avait dans ma prime jeunesse conduit \u00e0 une telle arrogance -selon les dires- que l\u2019acceptation subite, soudaine, totale, quasi d\u00e9vote, \u00e0 elle seule, prouve que la destin\u00e9e se rit de nous, qu\u2019elle n\u2019est pas si bienveillante que d\u2019aucuns le pr\u00e9tendent. Quand mes proches virent ce changement s\u2019op\u00e9rer ils \u00e9voqu\u00e8rent la gr\u00e2ce, le miracle, alors que je n\u2019y vis que le r\u00e9sultat d\u2019une \u00e9quation, en gros une mal\u00e9diction foment\u00e9e par des forces hostiles, et la plupart du temps invisibles jusqu\u2019au dernier moment o\u00f9 elles se pr\u00e9sentent pour jouir de leurs m\u00e9faits. Un antiquaire, lointain cousin de ma famille \u00e9tait mort dans des circonstances myst\u00e9rieuses. le notaire charg\u00e9 de lui trouver des h\u00e9ritiers me contacta et me confia une coquette somme que je n\u2019attendais pas ainsi qu\u2019une malle remplie de vieux papiers que je ne regardais qu\u2019\u00e0 peine, tout heureux soudain de voir mes dettes et mes emp\u00eachements s\u2019\u00e9vanouir. Avec l\u2019argent tout est possible et je d\u00e9cidais de partir en voyage dans toutes les capitales, les villes dont les noms \u00e0 leur seule sonorit\u00e9, m\u2019\u00e9voquaient vill\u00e9giatures sin\u00e9cure et farniente. Mais je mis tellement d\u2019ardeur \u00e0 d\u00e9penser mon p\u00e9cule que bient\u00f4t il ne me resta plus rien et que je revins \u00e0 mon point de d\u00e9part. en tra\u00eenant cette vieille malle que j\u2019avais du r\u00e9cup\u00e9rer du box o\u00f9 mon indiff\u00e9rence, ma n\u00e9gligence l\u2019avait rel\u00e9gu\u00e9e; faute de pouvoir en payer le terme. Elle contenait tout un tas de paperasses administratives, en diff\u00e9rentes langues que je reconnaissais et d\u2019autres qui m\u2019\u00e9taient inconnues, le tout mix\u00e9 avec des cartes de tout acabit, des guides de voyage \u00e9corn\u00e9s, des cartes postales vierges, autant de choses \u00e0 vous donner des hauts le c\u0153ur rien qu\u2019\u00e0 les toucher car elles repr\u00e9sentaient pour moi la somme des mensonges, l\u2019hypocrisie, la trahison des apparences dont se servent les hommes pour brouiller les pistes. Cette pr\u00e9tention \u00e0 cartographier une r\u00e9alit\u00e9 dont on ne sait que ce que l\u2019on d\u00e9sire savoir, en ignorant syst\u00e9matiquement tout ce qui nous d\u00e9range d\u2019y trouver. C\u2019est en 1917 alors que j\u2019\u00e9tais jeune lieutenant, que je croyais encore aux cartes, \u00e0 la justice, et que se battre pour un pays \u00e9tait de la plus grande noblesse, que je d\u00e9couvrais les Dardanelles et aussi cette sale affaire de la p\u00e9ninsule de Gallipoli qui relie la mer Eg\u00e9e \u00e0 la mer de Marmara, nous nous battions contre les turcs en faveur de la Russie \u00e0 l\u2019\u00e9poque. Le contr\u00f4le des d\u00e9troits dans la r\u00e9gion peut affamer durant des jours une population, ce qui \u00e9tait le cas pour nos amis russes car \u00e0 l\u2019\u00e9poque ils \u00e9taient nos alli\u00e9s et les Ottomans l\u2019ennemi. Pour pouvoir ravitailler cette derni\u00e8re, le contr\u00f4le des D\u00e9troits \u00e9tait indispensable mais une tentative alli\u00e9e pour traverser les Dardanelles \u00e9choua le 18 mars en raison des mines qui y avaient \u00e9t\u00e9 pos\u00e9es. Pour que les dragueurs de mines puissent op\u00e9rer en s\u00e9curit\u00e9, il \u00e9tait n\u00e9cessaire de r\u00e9duire au silence les batteries ottomanes sur les hauteurs du d\u00e9troit. Un d\u00e9barquement fut donc organis\u00e9 le 25 avril au cap Helles et dans la baie ANZAC \u00e0 l\u2019extr\u00e9mit\u00e9 sud de la p\u00e9ninsule. Le terrain difficile, l\u2019impr\u00e9paration alli\u00e9e et la forte r\u00e9sistance ottomane provoqu\u00e8rent rapidement l\u2019enlisement du front et les tentatives des deux camps pour d\u00e9bloquer la situation se sold\u00e8rent par de sanglants revers. Le 6 ao\u00fbt, les Alli\u00e9s d\u00e9barqu\u00e8rent dans la baie de Suvla au nord mais ils ne parvinrent pas non plus \u00e0 atteindre les hauteurs dominant le d\u00e9troit au milieu de la p\u00e9ninsule et ce secteur se couvrit \u00e9galement de tranch\u00e9es. L\u2019impasse de la situation et l\u2019entr\u00e9e en guerre de la Bulgarie aux c\u00f4t\u00e9s des Empires centraux pouss\u00e8rent les Alli\u00e9s \u00e0 \u00e9vacuer leurs positions en d\u00e9cembre 1915 et en janvier 1916 et les unit\u00e9s furent red\u00e9ploy\u00e9es en \u00c9gypte ou sur le front de Salonique en Gr\u00e8ce. La bataille fut un s\u00e9rieux revers pour les Alli\u00e9s et l\u2019un des plus grands succ\u00e8s ottomans durant le conflit. En Turquie, l\u2019affrontement est rest\u00e9 c\u00e9l\u00e8bre car il marqua le d\u00e9but de l\u2019ascension de Mustafa Kemal qui devint par la suite un des principaux acteurs de la guerre d\u2019ind\u00e9pendance et le premier pr\u00e9sident du pays. La campagne fut \u00e9galement un \u00e9l\u00e9ment fondateur de l\u2019identit\u00e9 nationale turque. Comm\u00e9mor\u00e9e sous le nom de journ\u00e9e de l\u2019ANZAC, la date du d\u00e9barquement du 25 avril est la plus importante c\u00e9l\u00e9bration militaire en Australie et en Nouvelle-Z\u00e9lande, o\u00f9 elle surpasse le jour du Souvenir du 11 novembre. J\u2019avoue me servir du site Wikip\u00e9dia dans cette nouvelle vie pour ne pas avoir \u00e0 relater l\u2019horreur que je v\u00e9cus l\u00e0 bas de fa\u00e7on \u00e0 ne pas heurter le lecteur. Mais le fait est que les effets du temps cyclique nous rejoignent \u00e0 pr\u00e9sent , \u00e0 chaque fois dans la m\u00eame ignorance et sans doute faut-il faut avoir v\u00e9cu un nombre consid\u00e9rable d\u2019existences afin de pouvoir distinguer tous les signes les pr\u00e9misses de l\u2019identique qui s\u2019avance derri\u00e8re un masque de nouveaut\u00e9. Mais oublions la guerre, oublions les Dardanelles, la boucherie, le sang les cris, oublions l\u2019horreur qui n\u2019est souvent \u00e9pouvante qu\u2019 en raison d\u2019une amn\u00e9sie pr\u00e9tendument salutaire. La malle poss\u00e9dait comme souvent un double fond et c\u2019est l\u00e0 que je d\u00e9couvrais un objet que je pris tout d\u2019abord pour une feuille de cuir, de peau, sans doute une peau de gazelle, roul\u00e9e finement sur elle-m\u00eame et attach\u00e9e par un ruban de rafia. Et en la d\u00e9pliant je compris qu\u2019il s\u2019agissait d\u2019une carte d\u2019un pays aujourd\u2019hui disparu. La premi\u00e8re chose \u00e0 laquelle je pensais fut \u00e0 un canular \u00e9videmment. Car en pleine d\u00e9pression, en 1929, on avait d\u00e9j\u00e0 fait le coup au monde entier de lui faire croire au merveilleux au fantastique en brandissant soudain une vieille carte, en tous points semblable \u00e0 celle-ci et qu\u2019on aurait soi disant trouv\u00e9e au fin fond du Palais Topkapi \u00e0 Istamboul. Je veux \u00e9videmment parler de la Carte de Piri Reis qui tire son nom d\u2019un amiral ottoman l\u2019ayant dessin\u00e9e en 1513. Il n\u2019aurait \u00e9t\u00e9 d\u00e9couvert qu\u2019un seul fragment de cette fameuse carte \u00e0 l\u2019\u00e9poque, et il me fut facile d\u2019imaginer d\u00e9couvrant cet chose au fond de la malle que je n\u2019\u00e9tais n\u2019y plus ni moins en pr\u00e9sence d\u2019une des parties manquantes de celle-ci. J\u2019engageais donc une grande partie de mes ressources pour tenter d\u2019identifier les lieux indiqu\u00e9s par la fameuse carte, et j\u2019y perdis le sommeil, ma famille, et une grande partie de mes gouts pour les choses futiles. L\u2019obsession de vouloir rendre vrai \u00e0 mes yeux, \u00e0 mon esprit ce que montrait ce fragment ne me laissa plus de r\u00e9pit. Evidemment au bout de toutes ces ann\u00e9es perdues \u00e0 errer \u00e0 la recherche d\u2019une Atlantide engloutie, force est de constater que j\u2019aurais pass\u00e9 ainsi la seconde partie de ma vie \u00e0 construire un r\u00eave pour m\u2019enfuir de la premi\u00e8re, de ce cauchemar qu\u2019aura repr\u00e9sent\u00e9 ma jeunesse et les diff\u00e9rentes boucheries que le destin m\u2019aura donn\u00e9 de traverser.", "image": "", "tags": ["Lovecraft"] } ,{ "id": "https:\/\/ledibbouk.net\/15-juin-2022.html", "url": "https:\/\/ledibbouk.net\/15-juin-2022.html", "title": "15 juin 2022", "date_published": "2024-03-26T03:05:33Z", "date_modified": "2025-09-18T15:49:20Z", "author": {"name": "Patrick Blanchon"}, "content_html": "<\/span>

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\n\n\n\t\t\n<\/figure>\n<\/div><\/span>\n

Premi\u00e8re version \u00e0 chaud, juste apr\u00e8s avoir lu le texte de F. qui est apparu soudain alors que je visitais son site. Consid\u00e9rer que cette apparition est d\u00e9j\u00e0 une forme d’\u00e9nonc\u00e9, que l’exercice est int\u00e9ressant \u00e0 faire d’apr\u00e8s un pr\u00e9suppos\u00e9. Avant d’avoir les infos dans leur exhaustivit\u00e9 ( si on peut parler d’exhaustivit\u00e9 ici car l’imagination part presque aussit\u00f4t sur mille pistes)
\nEnsuite sont apparus, dans l’ordre chronologique le texte de pr\u00e9sentation de #05,cam\u00e9ra tournante sur la page Patr\u00e9on. Puis la vid\u00e9o. C’est aussi l\u00e0 que j’ai constat\u00e9 \u00e0 quel point j’attendais la consigne du 5 \u00e8me jour, \u00e0 quel point je suis mordu.
\nAvenue des piliers plant\u00e9e de part et d\u2019autre de peupliers, \u00e0 la Varenne-Chennevi\u00e8res, trois petites marches, non une seule, apr\u00e8s v\u00e9rification effectu\u00e9e sur Google Earth ( je m\u2019am\u00e9liore, mais c\u2019est surement une impression) une porte, lourde, un bref couloir, 1, 2, 3, 4 pas et tout de suite la porte droite, Valentine Musti\/ Jean Antipine, deux noms, celui de ma grand-m\u00e8re estonienne et de mon beau grand p\u00e8re russe. Mais on ne dit pas Jean on dit Vania. Frappe avant d\u2019entrer dit une voix off, ma m\u00e8re certainement, mais pas la peine la porte s\u2019ouvre, ils nous ont vu arriver par la fen\u00eatre. Retour dans la rue, oui il y bien une fen\u00eatre qui donne sur la rue et les peupliers. Si je reviens vite \u00e0 l\u2019int\u00e9rieur je peux vous dire ce que je vois par cette fen\u00eatre : des arbres dont je connais le nom et qui se font appeler peupliers et puis en regardant la photo google, doute que ce soit vraiment des peupliers, c\u2019est peut-\u00eatre autre chose. Pas assez cal\u00e9 cependant sur les essences d\u2019arbres, passons- et des maisons plut\u00f4t chics avec des jardins, des portails. Pas du c\u00f4t\u00e9 de la rue o\u00f9 je suis, c\u2019est plus mitig\u00e9, immeubles avec cour int\u00e9rieur, derri\u00e8re, sols en ciment, et maison ouvri\u00e8res.<\/p>\n

L\u2019odeur tout de suite vous happe, d\u00e8s l\u2019entr\u00e9e, dans le couloir m\u00eame si je n\u2019en ai pas parl\u00e9, une odeur d\u2019oignons et d\u2019ail frits, ils savaient que nous viendrions alors Vania pr\u00e9pare ses pirojkis. D\u00e9j\u00e0 juste un pas en avant, l\u2019odeur et la bouche se remplit de salive. Rapide coup d\u2019\u0153il pour se rep\u00e9rer, voir si tout est comme d\u2019habitude. Important l\u2019habitude pour se fier \u00e0 une r\u00e9alit\u00e9 ou plut\u00f4t pour ne plus trop la regarder, v\u00e9rifier l\u2019habitude plut\u00f4t que la r\u00e9alit\u00e9, plus commode, bien plus commode. C\u2019est toujours le d\u00e9sordre, \u00e0 droite sur le lit cosy non. Un ancien capitaine du Tsar combat le d\u00e9sordre. Les livres sont align\u00e9s au cordeau sur l\u2019\u00e9tag\u00e8re, pas un seul grain de poussi\u00e8re. J\u2019ai faim mon attention se d\u00e9porte sur l\u2019entr\u00e9e de la petite cuisine, il les a d\u00e9j\u00e0 mis \u00e0 frire, peut \u00eatre va t\u2019il bondir, aller chercher le plat\u2026 je peux d\u00e9j\u00e0 sentir le poids d\u2019un de ces petits p\u00e2t\u00e9s dans la main.<\/p>\n

Et l\u2019ic\u00f4ne soudain me revient oui elle est toujours accroch\u00e9e au chevet du lit ou Vania dort seul. Le long cou le beau visage et les yeux \u00e0 demi clos, bien tristes, comme d\u2019habitude. Ils font chambre \u00e0 part Vania et Valentine, je le saurais plus tard, pour l\u2019instant je ne sais rien je ne comprends rien. Clignement d\u2019\u0153il puis zoom sur l\u2019embl\u00e8me peinte sur bois, t\u00eate de mort et poignards crois\u00e9s, embl\u00e8me des troupes du g\u00e9n\u00e9ral Kornilov, trop jeune pour savoir encore, pour comprendre. Elle me fascine cette image encore. Je me retrouve projet\u00e9 quelque part, un grand lac, des chevaux qui galopent, et la surface se d\u00e9robe sous leurs sabots, ils disparaissent chevaux et cavaliers, trente survivants en tout et pour tout. Vania et ses fameux pirojkis. Ic\u00f4ne et embl\u00e8me des escadrons de la mort, au mur tout \u00e7a en vis \u00e0 vis, comme un dialogue les deux objets se parlent silencieusement dans ma t\u00eate. L\u2019\u0153il fait un travelling ; plusieurs, des va et viens de l\u2019une \u00e0 l\u2019autre de l\u2019autre \u00e0 l\u2019un. La religion et la guerre dans un angle comme \u00e7a, r\u00e9sum\u00e9 et les gens qui font comme ils peuvent pour fabriquer leurs histoires dans ce carcan. Mais ce n\u2019est pas une r\u00e9flexion d\u2019enfant, pour le moment l\u2019enfant est enfant comme dans un d\u00e9but de chapitre de Peter Handke. Cocher ralenti tes chevaux.<\/p>\n

Revoir le m\u00eame appartement ce sont des couches et des couches qui se superposent comme dans un film, tant\u00f4t le mise au point est un peu flou, comme dans un super 8 d\u2019amateur puis \u00e7a se modifie, \u00e7a change, le temps est bizarre lent parfois ou \u00e0 l\u2019acc\u00e9l\u00e9r\u00e9, les objets bougent et fabriquent le fameux d\u00e9sordre, cette habitude du d\u00e9sordre dont on s\u2019entoure vous savez. Vania torse nu tente de combattre mais en vain, des bataillons entiers de cravates le submergent. Et Valentine avec sa voix de fumeuse inv\u00e9t\u00e9r\u00e9e dit quelque chose, mais la bande son saute, b\u00e9gaie, est hachur\u00e9e, ou bien se mixe \u00e0 d\u2019autres mots pour que le tout devienne incompr\u00e9hensible, m\u00e9lange d\u2019estonien de fran\u00e7ais et de russe. Et elle, Valentine ponctue tout \u00e7a en l\u00e2chant une bouff\u00e9e de fum\u00e9e et un je vous merde qui surnage dans la m\u00e9moire des sons, la m\u00e9moire des voix.<\/p>\n

Buffet Henri 4 on n\u2019y \u00e9chappera pas, surtout pour se d\u00e9gager d\u2019un trop plein d\u2019attention, c\u2019est l\u00e0 qu\u2019est rang\u00e9e toute la vaisselle du dimanche. j\u2019admire l\u2019ouvrage , pareil, un beau d\u00e9sordre le go\u00fbt, on aime on n\u2019aime plus on aime \u00e0 nouveau, avec par ci par la quelques pauses, des moments d\u2019indiff\u00e9rence, une absence inopin\u00e9e d\u2019avis sur la question. Un style comme un autre Henri 4. D\u2019ailleurs l\u2019oncle Henri s\u2019est r\u00e9veill\u00e9, il est d\u00e9sormais dans l\u2019encadrure de la porte de la cuisine, sa stature de colosse me bouche la vue sur la friteuse, quand donc va t\u2019on passer au pirojkis ?<\/p>\n

Les adultes parlent, je photographie du regard les lieux, clic clac kodak juste en clignant des yeux et \u00e0 la louche sans m\u2019appesantir, cadrage \u00e0 la vol\u00e9e, sans m\u2019occuper exag\u00e9r\u00e9ment du diaphragme, de la vitesse d\u2019obturation non plus, en laissant le doigt sur les touches d\u00e9cider : fleurs artificielles pos\u00e9es dans un vase, sur un napperon de fausse dentelle, lui m\u00eame recouvre une partie de la table ronde devant la fen\u00eatre. Des voitures passent, des passants passent, les cravates sont \u00e9parpill\u00e9es un peu partout, l\u2019embl\u00e8me de Kornilov est mang\u00e9e par l\u2019ombre mais personne ne pense \u00e0 allumer la lumi\u00e8re. \u00c7a parle, plaisante, rit, je passe dans la salle \u00e0 manger qui est aussi la chambre de Valentine. La machine \u00e0 coudre- faut-il pr\u00e9ciser Singer, ou dire tout simplement la Singer tr\u00f4ne sur la table, bref tout \u00e7a est l\u00e0, sur une petite table devant une autre fen\u00eatre. L\u2019odeur de disque bleue pr\u00e9gnante, un m\u00e9got qui fume encore dans un cendrier Cinzano, un clich\u00e9 facile serait d\u2019ajouter un peu de rouge \u00e0 l\u00e8vre sur le filtre, un peu plus loin une grosse t\u00e9l\u00e9 dans laquelle on doit mettre des pi\u00e8ces, de combien par contre je ne sais plus, en vrai je ne l\u2019ai m\u00eame jamais su, des pi\u00e8ces pour la mettre en route. Payer \u00e0 temp\u00e9rament son programme du soir, la mire de l\u2019ORTF, L\u00e9on Zitrone, et tout, d\u00e9j\u00e0 Michel Drucker, mettez donc la monnaie pour voir.. On ne l\u2019allume jamais mais elle est l\u00e0. Un canap\u00e9 lit repli\u00e9 et des cravates pos\u00e9es dessus, des cravates partout, de toute mati\u00e8res et coloris si bien qu\u2019\u00e0 la fin je sens quelque chose qui m\u2019\u00e9trangle\u2026 peut-\u00eatre les pirojkis que j\u2019ai aval\u00e9s en me souvenant de leur go\u00fbt unique beaucoup trop vite, je ne suis qu\u2019un enfant qui ne comprend rien \u00e0 rien. La mouche du coche m\u2019a t\u2019on dit d\u00e9j\u00e0 plusieurs fois. Peut-\u00eatre que dans 1000 ans on aura tout des yeux de mouche, gr\u00e2ce \u00e0 l\u2019avidit\u00e9 de vouloir tout voir dans le menu, tout avaler tout rond, \u00e0 moins que ce ne soit la trouille qui nous modifie les g\u00e8nes, la trouille de ne pas avoir encore assez, de vouloir toujours plus, de toujours manquer, la trouille de vivre surtout plut\u00f4t que la trouille de crever.<\/p>", "content_text": "Premi\u00e8re version \u00e0 chaud, juste apr\u00e8s avoir lu le texte de F. qui est apparu soudain alors que je visitais son site. Consid\u00e9rer que cette apparition est d\u00e9j\u00e0 une forme d'\u00e9nonc\u00e9, que l'exercice est int\u00e9ressant \u00e0 faire d'apr\u00e8s un pr\u00e9suppos\u00e9. Avant d'avoir les infos dans leur exhaustivit\u00e9 ( si on peut parler d'exhaustivit\u00e9 ici car l'imagination part presque aussit\u00f4t sur mille pistes) Ensuite sont apparus, dans l'ordre chronologique le texte de pr\u00e9sentation de #05,cam\u00e9ra tournante sur la page Patr\u00e9on. Puis la vid\u00e9o. C'est aussi l\u00e0 que j'ai constat\u00e9 \u00e0 quel point j'attendais la consigne du 5 \u00e8me jour, \u00e0 quel point je suis mordu. Avenue des piliers plant\u00e9e de part et d\u2019autre de peupliers, \u00e0 la Varenne-Chennevi\u00e8res, trois petites marches, non une seule, apr\u00e8s v\u00e9rification effectu\u00e9e sur Google Earth ( je m\u2019am\u00e9liore, mais c\u2019est surement une impression) une porte, lourde, un bref couloir, 1, 2, 3, 4 pas et tout de suite la porte droite, Valentine Musti\/ Jean Antipine, deux noms, celui de ma grand-m\u00e8re estonienne et de mon beau grand p\u00e8re russe. Mais on ne dit pas Jean on dit Vania. Frappe avant d\u2019entrer dit une voix off, ma m\u00e8re certainement, mais pas la peine la porte s\u2019ouvre, ils nous ont vu arriver par la fen\u00eatre. Retour dans la rue, oui il y bien une fen\u00eatre qui donne sur la rue et les peupliers. Si je reviens vite \u00e0 l\u2019int\u00e9rieur je peux vous dire ce que je vois par cette fen\u00eatre : des arbres dont je connais le nom et qui se font appeler peupliers et puis en regardant la photo google, doute que ce soit vraiment des peupliers, c\u2019est peut-\u00eatre autre chose. Pas assez cal\u00e9 cependant sur les essences d\u2019arbres, passons- et des maisons plut\u00f4t chics avec des jardins, des portails. Pas du c\u00f4t\u00e9 de la rue o\u00f9 je suis, c\u2019est plus mitig\u00e9, immeubles avec cour int\u00e9rieur, derri\u00e8re, sols en ciment, et maison ouvri\u00e8res. L\u2019odeur tout de suite vous happe, d\u00e8s l\u2019entr\u00e9e, dans le couloir m\u00eame si je n\u2019en ai pas parl\u00e9, une odeur d\u2019oignons et d\u2019ail frits, ils savaient que nous viendrions alors Vania pr\u00e9pare ses pirojkis. D\u00e9j\u00e0 juste un pas en avant, l\u2019odeur et la bouche se remplit de salive. Rapide coup d\u2019\u0153il pour se rep\u00e9rer, voir si tout est comme d\u2019habitude. Important l\u2019habitude pour se fier \u00e0 une r\u00e9alit\u00e9 ou plut\u00f4t pour ne plus trop la regarder, v\u00e9rifier l\u2019habitude plut\u00f4t que la r\u00e9alit\u00e9, plus commode, bien plus commode. C\u2019est toujours le d\u00e9sordre, \u00e0 droite sur le lit cosy non. Un ancien capitaine du Tsar combat le d\u00e9sordre. Les livres sont align\u00e9s au cordeau sur l\u2019\u00e9tag\u00e8re, pas un seul grain de poussi\u00e8re. J\u2019ai faim mon attention se d\u00e9porte sur l\u2019entr\u00e9e de la petite cuisine, il les a d\u00e9j\u00e0 mis \u00e0 frire, peut \u00eatre va t\u2019il bondir, aller chercher le plat\u2026 je peux d\u00e9j\u00e0 sentir le poids d\u2019un de ces petits p\u00e2t\u00e9s dans la main. Et l\u2019ic\u00f4ne soudain me revient oui elle est toujours accroch\u00e9e au chevet du lit ou Vania dort seul. Le long cou le beau visage et les yeux \u00e0 demi clos, bien tristes, comme d\u2019habitude. Ils font chambre \u00e0 part Vania et Valentine, je le saurais plus tard, pour l\u2019instant je ne sais rien je ne comprends rien. Clignement d\u2019\u0153il puis zoom sur l\u2019embl\u00e8me peinte sur bois, t\u00eate de mort et poignards crois\u00e9s, embl\u00e8me des troupes du g\u00e9n\u00e9ral Kornilov, trop jeune pour savoir encore, pour comprendre. Elle me fascine cette image encore. Je me retrouve projet\u00e9 quelque part, un grand lac, des chevaux qui galopent, et la surface se d\u00e9robe sous leurs sabots, ils disparaissent chevaux et cavaliers, trente survivants en tout et pour tout. Vania et ses fameux pirojkis. Ic\u00f4ne et embl\u00e8me des escadrons de la mort, au mur tout \u00e7a en vis \u00e0 vis, comme un dialogue les deux objets se parlent silencieusement dans ma t\u00eate. L\u2019\u0153il fait un travelling; plusieurs, des va et viens de l\u2019une \u00e0 l\u2019autre de l\u2019autre \u00e0 l\u2019un. La religion et la guerre dans un angle comme \u00e7a, r\u00e9sum\u00e9 et les gens qui font comme ils peuvent pour fabriquer leurs histoires dans ce carcan. Mais ce n\u2019est pas une r\u00e9flexion d\u2019enfant, pour le moment l\u2019enfant est enfant comme dans un d\u00e9but de chapitre de Peter Handke. Cocher ralenti tes chevaux. Revoir le m\u00eame appartement ce sont des couches et des couches qui se superposent comme dans un film, tant\u00f4t le mise au point est un peu flou, comme dans un super 8 d\u2019amateur puis \u00e7a se modifie, \u00e7a change, le temps est bizarre lent parfois ou \u00e0 l\u2019acc\u00e9l\u00e9r\u00e9, les objets bougent et fabriquent le fameux d\u00e9sordre, cette habitude du d\u00e9sordre dont on s\u2019entoure vous savez. Vania torse nu tente de combattre mais en vain, des bataillons entiers de cravates le submergent. Et Valentine avec sa voix de fumeuse inv\u00e9t\u00e9r\u00e9e dit quelque chose, mais la bande son saute, b\u00e9gaie, est hachur\u00e9e, ou bien se mixe \u00e0 d\u2019autres mots pour que le tout devienne incompr\u00e9hensible, m\u00e9lange d\u2019estonien de fran\u00e7ais et de russe. Et elle, Valentine ponctue tout \u00e7a en l\u00e2chant une bouff\u00e9e de fum\u00e9e et un je vous merde qui surnage dans la m\u00e9moire des sons, la m\u00e9moire des voix. Buffet Henri 4 on n\u2019y \u00e9chappera pas, surtout pour se d\u00e9gager d\u2019un trop plein d\u2019attention, c\u2019est l\u00e0 qu\u2019est rang\u00e9e toute la vaisselle du dimanche. j\u2019admire l\u2019ouvrage , pareil, un beau d\u00e9sordre le go\u00fbt, on aime on n\u2019aime plus on aime \u00e0 nouveau, avec par ci par la quelques pauses, des moments d\u2019indiff\u00e9rence, une absence inopin\u00e9e d\u2019avis sur la question. Un style comme un autre Henri 4. D\u2019ailleurs l\u2019oncle Henri s\u2019est r\u00e9veill\u00e9, il est d\u00e9sormais dans l\u2019encadrure de la porte de la cuisine, sa stature de colosse me bouche la vue sur la friteuse, quand donc va t\u2019on passer au pirojkis? Les adultes parlent, je photographie du regard les lieux, clic clac kodak juste en clignant des yeux et \u00e0 la louche sans m\u2019appesantir, cadrage \u00e0 la vol\u00e9e, sans m\u2019occuper exag\u00e9r\u00e9ment du diaphragme, de la vitesse d\u2019obturation non plus, en laissant le doigt sur les touches d\u00e9cider : fleurs artificielles pos\u00e9es dans un vase, sur un napperon de fausse dentelle, lui m\u00eame recouvre une partie de la table ronde devant la fen\u00eatre. Des voitures passent, des passants passent, les cravates sont \u00e9parpill\u00e9es un peu partout, l\u2019embl\u00e8me de Kornilov est mang\u00e9e par l\u2019ombre mais personne ne pense \u00e0 allumer la lumi\u00e8re. \u00c7a parle, plaisante, rit, je passe dans la salle \u00e0 manger qui est aussi la chambre de Valentine. La machine \u00e0 coudre- faut-il pr\u00e9ciser Singer, ou dire tout simplement la Singer tr\u00f4ne sur la table, bref tout \u00e7a est l\u00e0, sur une petite table devant une autre fen\u00eatre. L\u2019odeur de disque bleue pr\u00e9gnante, un m\u00e9got qui fume encore dans un cendrier Cinzano, un clich\u00e9 facile serait d\u2019ajouter un peu de rouge \u00e0 l\u00e8vre sur le filtre, un peu plus loin une grosse t\u00e9l\u00e9 dans laquelle on doit mettre des pi\u00e8ces, de combien par contre je ne sais plus, en vrai je ne l\u2019ai m\u00eame jamais su, des pi\u00e8ces pour la mettre en route. Payer \u00e0 temp\u00e9rament son programme du soir, la mire de l\u2019ORTF, L\u00e9on Zitrone, et tout, d\u00e9j\u00e0 Michel Drucker, mettez donc la monnaie pour voir.. On ne l\u2019allume jamais mais elle est l\u00e0. Un canap\u00e9 lit repli\u00e9 et des cravates pos\u00e9es dessus, des cravates partout, de toute mati\u00e8res et coloris si bien qu\u2019\u00e0 la fin je sens quelque chose qui m\u2019\u00e9trangle\u2026 peut-\u00eatre les pirojkis que j\u2019ai aval\u00e9s en me souvenant de leur go\u00fbt unique beaucoup trop vite, je ne suis qu\u2019un enfant qui ne comprend rien \u00e0 rien. La mouche du coche m\u2019a t\u2019on dit d\u00e9j\u00e0 plusieurs fois. Peut-\u00eatre que dans 1000 ans on aura tout des yeux de mouche, gr\u00e2ce \u00e0 l\u2019avidit\u00e9 de vouloir tout voir dans le menu, tout avaler tout rond, \u00e0 moins que ce ne soit la trouille qui nous modifie les g\u00e8nes, la trouille de ne pas avoir encore assez, de vouloir toujours plus, de toujours manquer, la trouille de vivre surtout plut\u00f4t que la trouille de crever.", "image": "", "tags": [] } ,{ "id": "https:\/\/ledibbouk.net\/14-juin-2022-2.html", "url": "https:\/\/ledibbouk.net\/14-juin-2022-2.html", "title": "14 juin 2022-2", "date_published": "2024-03-26T03:05:31Z", "date_modified": "2025-09-17T05:34:32Z", "author": {"name": "Patrick Blanchon"}, "content_html": "<\/span>

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\n\n\n\t\t\n<\/figure>\n<\/div><\/span>\n

D\u00e9j\u00e0 la qualit\u00e9 du sol, son toucher, sa plus ou moins forte r\u00e9sistance, son contact avec les pieds nus ou chauss\u00e9s. Le linol\u00e9um du couloir de l\u2019appartement br\u00fble les genoux si on est distrait, ou press\u00e9, en tous cas inattentif. Il enseigne la prudence pour parvenir \u00e0 la cuisine, tomettes rouge brique dont les joints \u00e0 force d\u2019\u00eatre r\u00e9cur\u00e9s s\u2019amaigrissent, se renfrognent entre les formes hexagonales. Sur celles-ci, pr\u00e8s du fourneau la graisse s\u2019est enfonc\u00e9e irr\u00e9cup\u00e9rable, ind\u00e9crottable, \u00e0 moins d\u2019avoir acc\u00e8s \u00e0 des secrets d\u2019alchimiste. De toutes fa\u00e7ons il est interdit de trainer l\u00e0 \u00e0 quatre pattes, trop dangereux. Dans la salle \u00e0 manger les tapis pos\u00e9s \u00e0 m\u00eame le plancher de ch\u00eane amortissent les pas, amortissent la vie en g\u00e9n\u00e9ral qui se d\u00e9roule entre les quatre murs de cette pi\u00e8ce, uniquement. Parfois on peut d\u00e9placer l\u00e9g\u00e8rement la table, les marques laiss\u00e9es sur le tapis c\u2019est la trace, on y passe le doigt pour sentir le contour, le p\u00e9rim\u00e8tre velu d\u2019une excavation large comme une pi\u00e8ce de 5 francs. Sous le tapis, la fraicheur du bois, on peut rester comme \u00e7a un moment pour reprendre de l\u2019\u00e9nergie, du calme , se recharger la paume \u00e0 plat sur une latte.<\/p>\n

Retour vers le couloir, prudence, se diriger tranquillement vers la salle de bain \u00e0 droite au bout du couloir. les fesses au fond de la baignoire ensuite, douche ou bain \u00e7a ne change pas grand chose, le fond de la baignoire reste dur. Ne pas glisser sur le carrelage, s\u2019essuyer les pieds, l\u2019un apr\u00e8s l\u2019autre en se retenant \u00e0 bord de la baignoire pour ne pas perdre l\u2019\u00e9quilibre et se retrouver \u00e0 plat ventre. Plusieurs fois d\u00e9j\u00e0 c\u2019est arriv\u00e9, le carrelage est assez froid mais les joints sont increvables.<\/p>\n

retraverser le couloir, un m\u00e8tre ou deux, puis parvenir au contact du plancher de la chambre. s\u2019habiller. Pour enfiler un slip c\u2019est une jambe apr\u00e8s l\u2019autre en se tenant sur le pied de lit sinon perte d\u2019\u00e9quilibre, \u00e9talement de son long sur le bois dur, qui grince, ou chante selon l\u2019oreille que l\u2019on d\u00e9cide d\u2019avoir \u00e0 ce moment l\u00e0.<\/p>\n

Sortir de l\u2019appartement. Tapis rouge qui s\u2019\u00e9tend depuis la porte d\u2019entr\u00e9e et courre tout en bas des escaliers, ne pas se prendre les pieds dans le tapis rouge, \u00e0 la troisi\u00e8me marche en partant du palier la tige dor\u00e9e qui est sens\u00e9e maintenir la tension du velours est d\u00e9viss\u00e9e, ce qui cr\u00e9e une poche, du mou, tr\u00e8s suspecte fort heureusement, on se m\u00e9fie et on passe le cap doucement en se tenant bien \u00e0 la rampe.<\/p>\n

en bas, sept \u00e9tages plus bas, un autre tapis sur un sol carrel\u00e9, pas le m\u00eame rouge. Un rouge plus grossier, un rouge de tous les jours sur lequel on peut marcher avec les chaussures sales, mouill\u00e9es \u00e7a importe peu.<\/p>\n

Porte d\u2019entr\u00e9e de l\u2019immeuble, en bas un joint avec des poils pour amortir le bruit quand elle se referme. Le trottoir, vieux, rid\u00e9, fissur\u00e9, avec m\u00eame quelques cloques quand il fait tr\u00e8s chaud, gris mais avec des nuances int\u00e9ressantes.<\/p>\n

Caniveau ensuite, si par chance les employ\u00e9s de la voirie on ouvert la vanne, l\u2019eau s\u2019\u00e9coule ici, elle se rue et brille, captive les yeux, fait r\u00eaver \u00e0 des soldats de plomb, des barques en papier.<\/p>\n

Ensuite les pav\u00e9s rang\u00e9s en demi cercles, des centaines, des milliers, glissants eux aussi les jours de pluie, neutres quand il faut beau. a moins qu\u2019on les d\u00e9terre pour chercher la plage dessous, qu\u2019on s\u2019en serve de munitions les jours de barricade.<\/p>\n

Mais les pneus au contact des pav\u00e9s, une chienlit de soubresauts, et qui dure parfois fait mal au cul dans la camionnette , si on d\u00e9cide d\u2019aller depuis la rue Jobb\u00e9 Duval au boulevard Brune.<\/p>\n

boulevard Brune, trottoirs \u00e0 nouveau, sols jonch\u00e9s d\u2019\u00e9pluchures de toutes sortes, et de lambeaux de viande, d\u2019os, de p\u00e9tales de fleurs de t\u00eates de poissons coup\u00e9es. tout \u00e7a nettoy\u00e9 au jet apr\u00e8s quand on remballe par les \u00e9boueurs. La luisance du sol mouill\u00e9 quand le jet est pass\u00e9, que tout est propre comme un sou neuf. Propre mais des gens fouillent encore dans les cageots en pile pas encore emport\u00e9s. Oranges pourries et autres fruits tal\u00e9s ramass\u00e9s aussi \u00e0 m\u00eame le sol en urgence parce que la propret\u00e9 n\u2019attend pas jusqu\u2019\u00e0 la saint glin glin tout de m\u00eame.<\/p>\n

Des ann\u00e9es plus tard apr\u00e8s des va et viens la m\u00eame ville, y marcher \u00e0 nouveau, apr\u00e8s le renoncement de se trainer \u00e0 genoux. Des kilom\u00e8tres de rues aval\u00e9es, sans oublier son bagage \u00e0 porter, de quartier en quartier, de chambre d\u2019h\u00f4tel en chambre d\u2019h\u00f4tel, avec ou sans confort. Dans le 15 \u00e8me des p\u00e8lerinages r\u00e9p\u00e9t\u00e9s, voir tomber les b\u00e2timents peu \u00e0 peu, les gravats joncher les sols, et des jardins que l\u2019on replante, Le parc Georges Brassens et son march\u00e9 aux livres le week-end, une trace de l\u2019ancienne cri\u00e9e, le souvenir des abattoirs de Vaugirard. Du sable et des petits cailloux ici ont remplac\u00e9 les pav\u00e9s, et des plantes, de l\u2019herbe, des arbres qui plongent leurs racines dans un pass\u00e9 que presque tout le monde a oubli\u00e9.<\/p>\n

Le bruit des pas est diff\u00e9rent la nuit du jour. On marche et l\u2019\u00e9cho est d\u00e9multipli\u00e9 comme la solitude l\u2019est aussi. En pleine journ\u00e9e le bruit dune chaise en fer que l\u2019on tire pour se ranger \u00e0 l\u2019ombre et lire, pas loin du bassin, au jardin du Luxembourg. Le soir on marche sur du plat, des mont\u00e9es et des descentes, on s\u2019\u00e9l\u00e8ve et on s\u2019affaisse de la m\u00eame fa\u00e7on qu\u2019on marche la plupart du temps, on est assujetti au relief comme on l\u2019est au climat quand personne ne nous attend.<\/p>\n

La ville enti\u00e8re mille fois march\u00e9e dans une errance obstin\u00e9e, travers\u00e9e dans tous les sens, aller et retour, tentative d »\u00e9vasion par la r\u00e9p\u00e9tition, le tournis des derviches.<\/p>\n

On peut aussi parler des chaussures, de leur qualit\u00e9 s\u2019accordant au prix qu\u2019on peut y mettre. A la douleur que tout \u00e7a cr\u00e9e dans la progression, comme s\u2019il fallait encore ajouter de la peine \u00e0 la peine pour aller jusqu\u2019au bout de celle-ci.<\/p>\n

S\u2019asseoir alors sur un banc public \u00e0 contempler la Seine, la nuit. Souvent la nuit. Apr\u00e8s le tohu bohu de la journ\u00e9e \u00e9couter le bruit de la ville le cul pos\u00e9 sur la pierre du quai, et ne percevoir plus que du murmure.<\/p>\n

Puis une fois repos\u00e9, repartir encore, tout retraverser encore une fois, la seine, l\u2019abord des gares, les avenues, les rues, les ruelles et gravir l\u2019escalier interminable qui m\u00e8ne \u00e0 un chez soi provisoire et pr\u00e9caire.<\/p>\n

La marche apprend beaucoup \u00e0 penser. Quand j\u2019\u00e9tais plus jeune j\u2019\u00e9tais romantique, mon errance ressemblait \u00e0 celle de tous ces fant\u00f4mes de po\u00e8tes d\u2019\u00e9crivains qui d\u00e9ambulaient eux aussi dans cette ville. Je m\u2019\u00e9tais cal\u00e9 sur leurs pas, avait \u00e9pous\u00e9 leur mal \u00eatre , \u00e7\u00e0 me conduisait au p\u00e8re Lachaise ou au Ch\u00e2teau des Brouillards sans m\u00eame m\u2019en rendre compte.<\/p>\n

C\u2019est durant la grande gr\u00e8ve des transports en commun, je ne me souviens plus bien de l\u2019ann\u00e9e, surement 95 car ensuite j\u2019ai d\u00e9m\u00e9nag\u00e9 pour la banlieue, que j\u2019ai revisit\u00e9 mes id\u00e9es sur la marche et l\u2019errance.<\/p>\n

J\u2019avais une piaule \u00e0 Clignancourt et je travaillais \u00e0 Montrouge, une heure et demie de marche matin et soir \u00e7a oblige \u00e0 autre chose que du romantisme. Et j\u2019y ai pris gout, mes pens\u00e9es se sont affin\u00e9es sur tout un tas de sujets. Quand j\u2019ai quitt\u00e9 les lieux j\u2019ai r\u00e9cur\u00e9 le sol et les murs je m\u2019en souviens tr\u00e8s bien. C\u2019\u00e9tait comme nettoyer quelque chose en profondeur, un peu comme ces \u00e9boueurs apr\u00e8s la gabegie des march\u00e9s, j\u2019ai quitt\u00e9 les lieux comme \u00e7a en faisant place nette.<\/p>\n

Puis ensuite j’ai march\u00e9 en campagne, en for\u00eat c’\u00e9tait autre chose et je n’en ai jamais \u00e9prouv\u00e9 vraiment de vrai regret.
\nC’est comme si j’avais march\u00e9 beaucoup \u00e9norm\u00e9ment dans une illusion pour en faire le tour, une illusion de la ville, comme on marche dans une crotte, pied droit, pied gauche je ne sais jamais lequel porte bonheur, et je m’en fiche.<\/p>", "content_text": "D\u00e9j\u00e0 la qualit\u00e9 du sol, son toucher, sa plus ou moins forte r\u00e9sistance, son contact avec les pieds nus ou chauss\u00e9s. Le linol\u00e9um du couloir de l\u2019appartement br\u00fble les genoux si on est distrait, ou press\u00e9, en tous cas inattentif. Il enseigne la prudence pour parvenir \u00e0 la cuisine, tomettes rouge brique dont les joints \u00e0 force d\u2019\u00eatre r\u00e9cur\u00e9s s\u2019amaigrissent, se renfrognent entre les formes hexagonales. Sur celles-ci, pr\u00e8s du fourneau la graisse s\u2019est enfonc\u00e9e irr\u00e9cup\u00e9rable, ind\u00e9crottable, \u00e0 moins d\u2019avoir acc\u00e8s \u00e0 des secrets d\u2019alchimiste. De toutes fa\u00e7ons il est interdit de trainer l\u00e0 \u00e0 quatre pattes, trop dangereux. Dans la salle \u00e0 manger les tapis pos\u00e9s \u00e0 m\u00eame le plancher de ch\u00eane amortissent les pas, amortissent la vie en g\u00e9n\u00e9ral qui se d\u00e9roule entre les quatre murs de cette pi\u00e8ce, uniquement. Parfois on peut d\u00e9placer l\u00e9g\u00e8rement la table, les marques laiss\u00e9es sur le tapis c\u2019est la trace, on y passe le doigt pour sentir le contour, le p\u00e9rim\u00e8tre velu d\u2019une excavation large comme une pi\u00e8ce de 5 francs. Sous le tapis, la fraicheur du bois, on peut rester comme \u00e7a un moment pour reprendre de l\u2019\u00e9nergie, du calme , se recharger la paume \u00e0 plat sur une latte. Retour vers le couloir, prudence, se diriger tranquillement vers la salle de bain \u00e0 droite au bout du couloir. les fesses au fond de la baignoire ensuite, douche ou bain \u00e7a ne change pas grand chose, le fond de la baignoire reste dur. Ne pas glisser sur le carrelage, s\u2019essuyer les pieds, l\u2019un apr\u00e8s l\u2019autre en se retenant \u00e0 bord de la baignoire pour ne pas perdre l\u2019\u00e9quilibre et se retrouver \u00e0 plat ventre. Plusieurs fois d\u00e9j\u00e0 c\u2019est arriv\u00e9, le carrelage est assez froid mais les joints sont increvables. retraverser le couloir, un m\u00e8tre ou deux, puis parvenir au contact du plancher de la chambre. s\u2019habiller. Pour enfiler un slip c\u2019est une jambe apr\u00e8s l\u2019autre en se tenant sur le pied de lit sinon perte d\u2019\u00e9quilibre, \u00e9talement de son long sur le bois dur, qui grince, ou chante selon l\u2019oreille que l\u2019on d\u00e9cide d\u2019avoir \u00e0 ce moment l\u00e0. Sortir de l\u2019appartement. Tapis rouge qui s\u2019\u00e9tend depuis la porte d\u2019entr\u00e9e et courre tout en bas des escaliers, ne pas se prendre les pieds dans le tapis rouge, \u00e0 la troisi\u00e8me marche en partant du palier la tige dor\u00e9e qui est sens\u00e9e maintenir la tension du velours est d\u00e9viss\u00e9e, ce qui cr\u00e9e une poche, du mou, tr\u00e8s suspecte fort heureusement, on se m\u00e9fie et on passe le cap doucement en se tenant bien \u00e0 la rampe. en bas, sept \u00e9tages plus bas, un autre tapis sur un sol carrel\u00e9, pas le m\u00eame rouge. Un rouge plus grossier, un rouge de tous les jours sur lequel on peut marcher avec les chaussures sales, mouill\u00e9es \u00e7a importe peu. Porte d\u2019entr\u00e9e de l\u2019immeuble, en bas un joint avec des poils pour amortir le bruit quand elle se referme. Le trottoir, vieux, rid\u00e9, fissur\u00e9, avec m\u00eame quelques cloques quand il fait tr\u00e8s chaud, gris mais avec des nuances int\u00e9ressantes. Caniveau ensuite, si par chance les employ\u00e9s de la voirie on ouvert la vanne, l\u2019eau s\u2019\u00e9coule ici, elle se rue et brille, captive les yeux, fait r\u00eaver \u00e0 des soldats de plomb, des barques en papier. Ensuite les pav\u00e9s rang\u00e9s en demi cercles, des centaines, des milliers, glissants eux aussi les jours de pluie, neutres quand il faut beau. a moins qu\u2019on les d\u00e9terre pour chercher la plage dessous, qu\u2019on s\u2019en serve de munitions les jours de barricade. Mais les pneus au contact des pav\u00e9s, une chienlit de soubresauts, et qui dure parfois fait mal au cul dans la camionnette , si on d\u00e9cide d\u2019aller depuis la rue Jobb\u00e9 Duval au boulevard Brune. boulevard Brune, trottoirs \u00e0 nouveau, sols jonch\u00e9s d\u2019\u00e9pluchures de toutes sortes, et de lambeaux de viande, d\u2019os, de p\u00e9tales de fleurs de t\u00eates de poissons coup\u00e9es. tout \u00e7a nettoy\u00e9 au jet apr\u00e8s quand on remballe par les \u00e9boueurs. La luisance du sol mouill\u00e9 quand le jet est pass\u00e9, que tout est propre comme un sou neuf. Propre mais des gens fouillent encore dans les cageots en pile pas encore emport\u00e9s. Oranges pourries et autres fruits tal\u00e9s ramass\u00e9s aussi \u00e0 m\u00eame le sol en urgence parce que la propret\u00e9 n\u2019attend pas jusqu\u2019\u00e0 la saint glin glin tout de m\u00eame. Des ann\u00e9es plus tard apr\u00e8s des va et viens la m\u00eame ville, y marcher \u00e0 nouveau, apr\u00e8s le renoncement de se trainer \u00e0 genoux. Des kilom\u00e8tres de rues aval\u00e9es, sans oublier son bagage \u00e0 porter, de quartier en quartier, de chambre d\u2019h\u00f4tel en chambre d\u2019h\u00f4tel, avec ou sans confort. Dans le 15 \u00e8me des p\u00e8lerinages r\u00e9p\u00e9t\u00e9s, voir tomber les b\u00e2timents peu \u00e0 peu, les gravats joncher les sols, et des jardins que l\u2019on replante, Le parc Georges Brassens et son march\u00e9 aux livres le week-end, une trace de l\u2019ancienne cri\u00e9e, le souvenir des abattoirs de Vaugirard. Du sable et des petits cailloux ici ont remplac\u00e9 les pav\u00e9s, et des plantes, de l\u2019herbe, des arbres qui plongent leurs racines dans un pass\u00e9 que presque tout le monde a oubli\u00e9. Le bruit des pas est diff\u00e9rent la nuit du jour. On marche et l\u2019\u00e9cho est d\u00e9multipli\u00e9 comme la solitude l\u2019est aussi. En pleine journ\u00e9e le bruit dune chaise en fer que l\u2019on tire pour se ranger \u00e0 l\u2019ombre et lire, pas loin du bassin, au jardin du Luxembourg. Le soir on marche sur du plat, des mont\u00e9es et des descentes, on s\u2019\u00e9l\u00e8ve et on s\u2019affaisse de la m\u00eame fa\u00e7on qu\u2019on marche la plupart du temps, on est assujetti au relief comme on l\u2019est au climat quand personne ne nous attend. La ville enti\u00e8re mille fois march\u00e9e dans une errance obstin\u00e9e, travers\u00e9e dans tous les sens, aller et retour, tentative d \u00bb\u00e9vasion par la r\u00e9p\u00e9tition, le tournis des derviches. On peut aussi parler des chaussures, de leur qualit\u00e9 s\u2019accordant au prix qu\u2019on peut y mettre. A la douleur que tout \u00e7a cr\u00e9e dans la progression, comme s\u2019il fallait encore ajouter de la peine \u00e0 la peine pour aller jusqu\u2019au bout de celle-ci. S\u2019asseoir alors sur un banc public \u00e0 contempler la Seine, la nuit. Souvent la nuit. Apr\u00e8s le tohu bohu de la journ\u00e9e \u00e9couter le bruit de la ville le cul pos\u00e9 sur la pierre du quai, et ne percevoir plus que du murmure. Puis une fois repos\u00e9, repartir encore, tout retraverser encore une fois, la seine, l\u2019abord des gares, les avenues, les rues, les ruelles et gravir l\u2019escalier interminable qui m\u00e8ne \u00e0 un chez soi provisoire et pr\u00e9caire. La marche apprend beaucoup \u00e0 penser. Quand j\u2019\u00e9tais plus jeune j\u2019\u00e9tais romantique, mon errance ressemblait \u00e0 celle de tous ces fant\u00f4mes de po\u00e8tes d\u2019\u00e9crivains qui d\u00e9ambulaient eux aussi dans cette ville. Je m\u2019\u00e9tais cal\u00e9 sur leurs pas, avait \u00e9pous\u00e9 leur mal \u00eatre , \u00e7\u00e0 me conduisait au p\u00e8re Lachaise ou au Ch\u00e2teau des Brouillards sans m\u00eame m\u2019en rendre compte. C\u2019est durant la grande gr\u00e8ve des transports en commun, je ne me souviens plus bien de l\u2019ann\u00e9e, surement 95 car ensuite j\u2019ai d\u00e9m\u00e9nag\u00e9 pour la banlieue, que j\u2019ai revisit\u00e9 mes id\u00e9es sur la marche et l\u2019errance. J\u2019avais une piaule \u00e0 Clignancourt et je travaillais \u00e0 Montrouge, une heure et demie de marche matin et soir \u00e7a oblige \u00e0 autre chose que du romantisme. Et j\u2019y ai pris gout, mes pens\u00e9es se sont affin\u00e9es sur tout un tas de sujets. Quand j\u2019ai quitt\u00e9 les lieux j\u2019ai r\u00e9cur\u00e9 le sol et les murs je m\u2019en souviens tr\u00e8s bien. C\u2019\u00e9tait comme nettoyer quelque chose en profondeur, un peu comme ces \u00e9boueurs apr\u00e8s la gabegie des march\u00e9s, j\u2019ai quitt\u00e9 les lieux comme \u00e7a en faisant place nette. Puis ensuite j'ai march\u00e9 en campagne, en for\u00eat c'\u00e9tait autre chose et je n'en ai jamais \u00e9prouv\u00e9 vraiment de vrai regret. C'est comme si j'avais march\u00e9 beaucoup \u00e9norm\u00e9ment dans une illusion pour en faire le tour, une illusion de la ville, comme on marche dans une crotte, pied droit, pied gauche je ne sais jamais lequel porte bonheur, et je m'en fiche.", "image": "", "tags": [] } ,{ "id": "https:\/\/ledibbouk.net\/14-juin-2022.html", "url": "https:\/\/ledibbouk.net\/14-juin-2022.html", "title": "14 juin 2022", "date_published": "2024-03-26T03:05:28Z", "date_modified": "2025-02-15T06:11:33Z", "author": {"name": "Patrick Blanchon"}, "content_html": "<\/span>

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\n\n \n\t\t<\/a>\n<\/figure>\n<\/div><\/span>\n

La voiture Google passe au sud du m\u00e9morial Raymond Carver, on ne peut s\u2019y rendre \u00e0 pied via le petit bonhomme, et il n\u2019est propos\u00e9 qu\u2019une vue a\u00e9rienne puis dans un encart, en haut \u00e0 droite de l\u2019\u00e9cran , deux photographies, l\u2019une prise en avril 2021 par Neil w et la seconde par MeA en juin 2022.<\/p>\n

Un peu plus loin on peut rep\u00e9rer la pr\u00e9sence de deux grands b\u00e2timents au toits gris, l\u2019un \u00e0 dominante mauve l\u2019autre vert tirant vers le kaki qui forment, d\u2019apr\u00e8s l\u2019indication la biblioth\u00e8que municipale de Clatskanie, ville de naissance de l\u2019auteur. On dirait un parc enclav\u00e9 dans l\u2019un des coudes de la rivi\u00e8re qui a donn\u00e9 son nom \u00e0 la petite ville. On peut la regarder cette rivi\u00e8re dont l\u2019eau semble presque noire par endroit, serpenter ici dans cette partie de l\u2019\u00b4Oregon, anciennement territoire des Yakumas, peuple am\u00e9rindien dont il ne reste que de vagues allusions sur le site de Wikip\u00e9dia et une r\u00e9serve un peu plus loin, au nord de la petite ville de Yakumis, on peut la regarder et d\u00e9zoomer aussi pour la regarder encore un peu plus, la voici l\u00e0- bas enfin, elle rejoint le fleuve Columbia<\/p>\n

Si on revient aux photographies prises par ces deux inconnus, on peut constater la pr\u00e9sence d\u2019un bosquet d\u2019arbres pr\u00e8s du m\u00e9morial, ce sont des prunus. Sur la derni\u00e8re photographie, celle de juin, ils sont en fleurs.<\/p>\n

On peut aussi lire sur la plaque du monument une phrase appartenant \u00e0 l\u2019un des recueils de nouvelles de Carver, quelque chose de f\u00e9rocement ou de d\u00e9sesp\u00e9r\u00e9ment poli, du style : Pourrais tu te calmer s\u2019il te plait. Pr\u00e8s de cette phrase grav\u00e9e dans le marbre, le portrait de l\u2019auteur, ce n\u2019est pas une photographie, \u00e7a semble fait \u00e0 la main, dessin\u00e9 visiblement.<\/p>\n

L\u2019artiste lui a flanqu\u00e9 des cheveux cr\u00e9pus de couleur grise ou blanch\u00e2tre ce qui lui conf\u00e8re en m\u00eame temps t\u00eate de n\u00e8gre et n\u00e9gritude. Sur la l\u00e9gende de Google Earth ce lieu semble \u00eatre la seule l\u2019attraction touristique de la petite ville de Clatskanie, Or\u00e9gon, Etats-Unis.<\/p>\n

A droite les b\u00e2timents de la Carver middle School,quelque part dans le Missisipi, \u00e0 gauche au del\u00e0 d\u2019un terrain bois\u00e9 des bungalows blancs, au milieu une route qui s\u2019\u00e9l\u00e8ve, le tout stri\u00e9 par les lignes \u00e9lectriques, le dynamisme de leurs obliques apaise l\u2019ennui, l\u2019immobilit\u00e9 procur\u00e9 par les verticales. Il faut beau, peut-\u00eatre froid, le soleil est sur la gauche, \u00e0 l\u2019est. Les arbres correspondent \u00e0 leurs ombres, sans doute un milieu d\u2019apr\u00e8s midi. A part cette voiture au loin on ne voit personne.<\/p>\n<\/span>

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\n\n \n\t\t<\/a>\n<\/figure>\n<\/div><\/span>\n

Un bouquet de lilas au premier plan sur le sol aux dalles disjointes et un homme qui se tient derri\u00e8re les mains dans les poches pr\u00e8s d\u2019un parcm\u00e8tre. Derri\u00e8re lui objet en bois, une sorte de petite palette et un baluchon \u00e0 carreaux blancs et bleus, et derri\u00e8re encore la vitrine, des livres sur des rayonnages qui se confondent avec les reflets des immeubles la place Clichy. Sur la fa\u00e7ade encore \u00e0 la gauche de l\u2019homme, des carreaux de couleur beige, sorte de faux marbre, deux petites photographies sont coll\u00e9s l\u00e0 en diagonale. Encore plus loin une femme adoss\u00e9e \u00e0 une paroi de verre, pr\u00e8s de l\u2019entr\u00e9e, robe orange qui s\u2019arr\u00eate \u00e0 mi cuisses, elle semble photographier quelque chose ou bien se remaquiller. Une autre tourne au coin de la rue manteau rouge sombre foulard bleu, tandis qu\u2019une passante surgit ou disparait de l\u2019image, en jean et baskettes consultant son portable.<\/p>\n<\/span>

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\n\n \n\t\t<\/a>\n<\/figure>\n<\/div><\/span>\n

Etrange que Google Earth me propose la librairie de Paris, Place Clichy, comme r\u00e9sultat de recherche sur Raymond Carver ? Peut-\u00eatre pas vraiment en fin de compte. L’intelligence artificielle en connait d\u00e9sormais un sacr\u00e9 rayon sur chacun de nous, elle se gave de nos souvenirs les plus intimes. Ce lieu m’est familier, j’y ai v\u00e9cu dans une chambre d’h\u00f4tel proche pendant presque une ann\u00e9e. J’allais diner au self pas loin, de temps en temps j’y retrouvais une nonne qui venait sp\u00e9cialement l\u00e0 par gourmandise, elle adorait les t\u00eates de n\u00e8gre. On parlait de l’amour, c’est quoi l’amour pour vous ? m’avait-t ’elle demand\u00e9.— L’amour c’est tous les jours ! j’avais r\u00e9pondu du tac au tac, ce qui nous avait bien fait rire.
\nParlez moi d’amour, ce bouquin de Carver je l’ai achet\u00e9 dans cette librairie, probablement aussi les vitamines du bonheur, et jours tranquilles \u00e0 Clichy de Miller pendant que j’y \u00e9tais<\/p>", "content_text": "La voiture Google passe au sud du m\u00e9morial Raymond Carver, on ne peut s\u2019y rendre \u00e0 pied via le petit bonhomme, et il n\u2019est propos\u00e9 qu\u2019une vue a\u00e9rienne puis dans un encart, en haut \u00e0 droite de l\u2019\u00e9cran , deux photographies, l\u2019une prise en avril 2021 par Neil w et la seconde par MeA en juin 2022. Un peu plus loin on peut rep\u00e9rer la pr\u00e9sence de deux grands b\u00e2timents au toits gris, l\u2019un \u00e0 dominante mauve l\u2019autre vert tirant vers le kaki qui forment, d\u2019apr\u00e8s l\u2019indication la biblioth\u00e8que municipale de Clatskanie, ville de naissance de l\u2019auteur. On dirait un parc enclav\u00e9 dans l\u2019un des coudes de la rivi\u00e8re qui a donn\u00e9 son nom \u00e0 la petite ville. On peut la regarder cette rivi\u00e8re dont l\u2019eau semble presque noire par endroit, serpenter ici dans cette partie de l\u2019\u00b4Oregon, anciennement territoire des Yakumas, peuple am\u00e9rindien dont il ne reste que de vagues allusions sur le site de Wikip\u00e9dia et une r\u00e9serve un peu plus loin, au nord de la petite ville de Yakumis, on peut la regarder et d\u00e9zoomer aussi pour la regarder encore un peu plus, la voici l\u00e0- bas enfin, elle rejoint le fleuve Columbia Si on revient aux photographies prises par ces deux inconnus, on peut constater la pr\u00e9sence d\u2019un bosquet d\u2019arbres pr\u00e8s du m\u00e9morial, ce sont des prunus. Sur la derni\u00e8re photographie, celle de juin, ils sont en fleurs. On peut aussi lire sur la plaque du monument une phrase appartenant \u00e0 l\u2019un des recueils de nouvelles de Carver, quelque chose de f\u00e9rocement ou de d\u00e9sesp\u00e9r\u00e9ment poli, du style : Pourrais tu te calmer s\u2019il te plait. Pr\u00e8s de cette phrase grav\u00e9e dans le marbre, le portrait de l\u2019auteur, ce n\u2019est pas une photographie, \u00e7a semble fait \u00e0 la main, dessin\u00e9 visiblement. L\u2019artiste lui a flanqu\u00e9 des cheveux cr\u00e9pus de couleur grise ou blanch\u00e2tre ce qui lui conf\u00e8re en m\u00eame temps t\u00eate de n\u00e8gre et n\u00e9gritude. Sur la l\u00e9gende de Google Earth ce lieu semble \u00eatre la seule l\u2019attraction touristique de la petite ville de Clatskanie, Or\u00e9gon, Etats-Unis. A droite les b\u00e2timents de la Carver middle School,quelque part dans le Missisipi, \u00e0 gauche au del\u00e0 d\u2019un terrain bois\u00e9 des bungalows blancs, au milieu une route qui s\u2019\u00e9l\u00e8ve, le tout stri\u00e9 par les lignes \u00e9lectriques, le dynamisme de leurs obliques apaise l\u2019ennui, l\u2019immobilit\u00e9 procur\u00e9 par les verticales. Il faut beau, peut-\u00eatre froid, le soleil est sur la gauche, \u00e0 l\u2019est. Les arbres correspondent \u00e0 leurs ombres, sans doute un milieu d\u2019apr\u00e8s midi. A part cette voiture au loin on ne voit personne. Un bouquet de lilas au premier plan sur le sol aux dalles disjointes et un homme qui se tient derri\u00e8re les mains dans les poches pr\u00e8s d\u2019un parcm\u00e8tre. Derri\u00e8re lui objet en bois, une sorte de petite palette et un baluchon \u00e0 carreaux blancs et bleus, et derri\u00e8re encore la vitrine, des livres sur des rayonnages qui se confondent avec les reflets des immeubles la place Clichy. Sur la fa\u00e7ade encore \u00e0 la gauche de l\u2019homme, des carreaux de couleur beige, sorte de faux marbre, deux petites photographies sont coll\u00e9s l\u00e0 en diagonale. Encore plus loin une femme adoss\u00e9e \u00e0 une paroi de verre, pr\u00e8s de l\u2019entr\u00e9e, robe orange qui s\u2019arr\u00eate \u00e0 mi cuisses, elle semble photographier quelque chose ou bien se remaquiller. Une autre tourne au coin de la rue manteau rouge sombre foulard bleu, tandis qu\u2019une passante surgit ou disparait de l\u2019image, en jean et baskettes consultant son portable. Etrange que Google Earth me propose la librairie de Paris, Place Clichy, comme r\u00e9sultat de recherche sur Raymond Carver ? Peut-\u00eatre pas vraiment en fin de compte. L'intelligence artificielle en connait d\u00e9sormais un sacr\u00e9 rayon sur chacun de nous, elle se gave de nos souvenirs les plus intimes. Ce lieu m'est familier, j'y ai v\u00e9cu dans une chambre d'h\u00f4tel proche pendant presque une ann\u00e9e. J'allais diner au self pas loin, de temps en temps j'y retrouvais une nonne qui venait sp\u00e9cialement l\u00e0 par gourmandise, elle adorait les t\u00eates de n\u00e8gre. On parlait de l'amour, c'est quoi l'amour pour vous ? m'avait-t 'elle demand\u00e9.\u2014 L'amour c'est tous les jours ! j'avais r\u00e9pondu du tac au tac, ce qui nous avait bien fait rire. Parlez moi d'amour, ce bouquin de Carver je l'ai achet\u00e9 dans cette librairie, probablement aussi les vitamines du bonheur, et jours tranquilles \u00e0 Clichy de Miller pendant que j'y \u00e9tais", "image": "", "tags": ["Auteurs litt\u00e9raires", "Th\u00e9orie et critique litt\u00e9raire", "oeuvres litt\u00e9raires "] } ,{ "id": "https:\/\/ledibbouk.net\/13-juin-2022-3.html", "url": "https:\/\/ledibbouk.net\/13-juin-2022-3.html", "title": "13 juin 2022-3", "date_published": "2024-03-26T03:05:24Z", "date_modified": "2024-10-19T16:14:55Z", "author": {"name": "Patrick Blanchon"}, "content_html": "

Retirer la fa\u00e7ade, que reste t\u2019il vraiment ? Que voit-on ? Perec et Steinberg ont travaill\u00e9 sur \u00e7a \u00e0 partir de l\u2019id\u00e9e d\u2019immeuble, on retire la fa\u00e7ade et on regarde les gens vivre, mais on pourrait aussi bien travailler sur les \u00eatres. Que reste t\u2019il de l\u2019\u00eatre quand on \u00f4te la fa\u00e7ade derri\u00e8re laquelle il se cache ou la fa\u00e7ade que nous pla\u00e7ons nous m\u00eames sur les \u00eatres pour ne pas les voir vraiment. Enfin la plupart pensent ou croient qu\u2019ils sont ainsi en s\u00e9curit\u00e9, \u00e0 l\u2019abri, qu\u2019il ne peut rien leur arriver surtout et qu\u2019ils continueront \u00e0 jouer leur petit r\u00f4le dans les apparences. Difficile de comprendre la consigne, \u00e7a r\u00e9siste je le vois bien. Agir en premier et r\u00e9fl\u00e9chir ensuite.<\/p>\n

Comment s\u2019y prendre ?<\/p>\n

Une liste en guise de pr\u00e9liminaire.<\/p>\n

Au cr\u00e9puscule, elle arrive, autour de vingt-heure trente, je devine sa silhouette derri\u00e8re le portail du jardin.<\/p>\n

Elle est un ange qui va me sauver d\u2019un grand danger, lorsqu\u2019elle m\u2019est apparue j\u2019ai \u00e9prouv\u00e9 un si grand bouleversement, impossible qu\u2019il en soit autrement.<\/p>\n

A vingt-heure quarante cinq j\u2019attrape sa main, sur le chemin qui m\u00e8ne \u00e0 la ferme de Julienne une cousine \u00e0 elle que l\u2019on ne rencontre jamais. Il y a des bruits dans les fourr\u00e9s, elle tressaille, ce qui me donne un courage fou pour imaginer un rapprochement.<\/p>\n

A vingt et une heure nous marchons en silence l\u2019un pr\u00e8s de l\u2019autre elle est un myst\u00e8re insondable, je la trouve belle comme on peut trouver belles les statues dans les mus\u00e9es. Belle et froide. Elle m\u2019agace un peu.<\/p>\n

A vingt et une heure douze je la prends par la taille, elle ne r\u00e9siste pas. Je la trouve molle, sans r\u00e9sistance, qu\u2019est ce que nous fichons donc l\u00e0 ? Elle est une parfaite inconnue, une femme alors que je ne suis rien de plus qu\u2019un gamin.<\/p>\n

A vingt deux heures nous revoici revenus au hameau, elle se tient droite plant\u00e9e devant moi, devant la maison de son p\u00e8re, elle attend et j\u2019attend, encore une maladresse je l\u2019enlace et lui roule une pelle, enfin j\u2019essaie, ma langue ne rencontre que le vide.<\/p>\n

A huit heures dix huit le lendemain je reprends le train pour Paris. Je pense \u00e0 elle la t\u00eate appuy\u00e9e contre la vitre. Je me demande ce qu\u2019elle peut \u00e9prouver pour moi, surement pas grand chose d\u00e9duction faite, j\u2019ouvre un livre et je d\u00e9cide de ne plus y penser.<\/p>\n

A treize heure vingt le pion s\u2019arr\u00eate \u00e0 notre table pour distribuer le courrier et me tend une lettre. Il doit s\u2019agir d\u2019une erreur car je ne re\u00e7ois jamais de courrier.<\/p>\n

A quatorze heure je marche le long de la Viosne tout pr\u00e8s de Pontoise en lisant et relisant sa lettre dans l\u2019enceinte de la pension. J\u2019essaie de comprendre ce qui peut se cacher derri\u00e8re les mots simples qu\u2019elle utilise. J\u2019ai bien peur qu\u2019il n\u2019y ait rien d\u2019autre que ces \u00e9v\u00e9nements de la journ\u00e9e qu\u2019elle relate pour noircir du papier. Elle doit vouloir essayer de me faire comprendre quelque chose, je m\u2019accroche pourtant \u00e0 cette id\u00e9e. Trop dur apr\u00e8s cette lettre d\u2019avoir \u00e0 nouveau \u00e0 renoncer.<\/p>\n

A vingt-heure trente je d\u00e9cide de lui r\u00e9pondre et de raconter moi aussi ma journ\u00e9e. Je froisse plusieurs feuilles avant d\u2019y arriver. Puis je d\u00e9chire la lettre et recommence \u00e0 nouveau.<\/p>\n

Treize heure vingt cinq le pion arrive \u00e0 la table et me tend une nouvelle lettre, c\u2019est l\u2019hiver, il fait froid, la pension m\u2019ennuie , je passe toutes les interclasses \u00e0 la barre fixe pour parvenir \u00e0 effectuer un demi soleil, en vain.<\/p>\n

Cent cinquante jours et des brouettes ont pass\u00e9 et j\u2019ai \u00e9crit autant de lettres que j\u2019en ai re\u00e7ues, une tous les deux jours ou presque. Cette relation \u00e9pistolaire occupe mes longues journ\u00e9es et parfois aussi mes soir\u00e9es mes nuits \u00e0 r\u00eavasser. J\u2019ai not\u00e9 tant de choses qui me reviennent dans l\u2019absence que j\u2019en reconstitue par force comme une pr\u00e9sence qui ne me quitte plus.<\/p>\n

six mois plus tard je retourne \u00e0 la campagne, le train arrive en gare \u00e0 15h 45 p\u00e9tantes, je n\u2019ai pas pr\u00e9venu mon grand p\u00e8re pour venir me chercher, ou alors j\u2019ai dit que je voulais prendre mon temps, marcher, qu\u2019il n\u2019\u00e9tait pas la peine de se d\u00e9ranger. La v\u00e9rit\u00e9 est que je veux jouir de mon arriv\u00e9e au hameau en toute solitude.<\/p>\n

Seize heures cinquante j\u2019y suis, j\u2019oblique vers la maison de son p\u00e8re, j\u2019aper\u00e7ois deux personnes enlac\u00e9es dans la cour de la ferme. Je reste un moment \u00e0 observer le couple depuis l\u2019entr\u00e9e. Puis elle me voit. Elle rougit elle est confuse. Le type se retourne et c\u2019est le gros rougeaud qu\u2019elle d\u00e9testait l\u2019\u00e9t\u00e9 dernier. Je lui sers la main et \u00e0 elle je lui envoie un sourire un peu triste puis je d\u00e9talle vitesse grand V<\/p>\n

dix-huit heure quarante cinq, on mange t\u00f4t \u00e0 la campagne je ne pipe pas mot. Grand p\u00e8re laisse sa gitane bruler dans le cendrier cinzano, Grand m\u00e8re s\u2019endort devant la t\u00e9l\u00e9 allum\u00e9e. Soupe et jambon, deux tranches et un petit verre de blanc lim\u00e9. Il faut encore se lever pour changer de chaine. Mais tout le monde est bien fatigu\u00e9. Et je ne sais pas si c\u2019est par simple mim\u00e9tisme mais je me sens tellement fatigu\u00e9 moi aussi.<\/p>\n

Vingt deux ans plus tard j\u2019avais toujours ce paquet de lettres d\u2019elles plus toutes les miennes qu\u2019elle m\u2019avait renvoy\u00e9es. A dix-heure trente du matin, je les ai brul\u00e9es dans l\u2019\u00e9vier de l\u2019atelier du peintre qu\u2019on m\u2019avait pr\u00eat\u00e9. J\u2019ai trouv\u00e9 \u00e7a un peu douloureux sur le coup \u00e9videmment et path\u00e9tique surtout. Idiot en fait d\u2019avoir gard\u00e9 ces lettres si longtemps comme si j\u2019esp\u00e9rais encore un miracle ou je ne sais quoi. j\u2019avais l\u2019impression d\u2019en connaitre un rayon sur l\u2019imagination, mais j\u2019appelais encore \u00e7a l\u2019amour \u00e0 l\u2019\u00e9poque.<\/p>", "content_text": "Retirer la fa\u00e7ade, que reste t\u2019il vraiment ? Que voit-on ? Perec et Steinberg ont travaill\u00e9 sur \u00e7a \u00e0 partir de l\u2019id\u00e9e d\u2019immeuble, on retire la fa\u00e7ade et on regarde les gens vivre, mais on pourrait aussi bien travailler sur les \u00eatres. Que reste t\u2019il de l\u2019\u00eatre quand on \u00f4te la fa\u00e7ade derri\u00e8re laquelle il se cache ou la fa\u00e7ade que nous pla\u00e7ons nous m\u00eames sur les \u00eatres pour ne pas les voir vraiment. Enfin la plupart pensent ou croient qu\u2019ils sont ainsi en s\u00e9curit\u00e9, \u00e0 l\u2019abri, qu\u2019il ne peut rien leur arriver surtout et qu\u2019ils continueront \u00e0 jouer leur petit r\u00f4le dans les apparences. Difficile de comprendre la consigne, \u00e7a r\u00e9siste je le vois bien. Agir en premier et r\u00e9fl\u00e9chir ensuite. Comment s\u2019y prendre ? Une liste en guise de pr\u00e9liminaire. Au cr\u00e9puscule, elle arrive, autour de vingt-heure trente, je devine sa silhouette derri\u00e8re le portail du jardin. Elle est un ange qui va me sauver d\u2019un grand danger, lorsqu\u2019elle m\u2019est apparue j\u2019ai \u00e9prouv\u00e9 un si grand bouleversement, impossible qu\u2019il en soit autrement. A vingt-heure quarante cinq j\u2019attrape sa main, sur le chemin qui m\u00e8ne \u00e0 la ferme de Julienne une cousine \u00e0 elle que l\u2019on ne rencontre jamais. Il y a des bruits dans les fourr\u00e9s, elle tressaille, ce qui me donne un courage fou pour imaginer un rapprochement. A vingt et une heure nous marchons en silence l\u2019un pr\u00e8s de l\u2019autre elle est un myst\u00e8re insondable, je la trouve belle comme on peut trouver belles les statues dans les mus\u00e9es. Belle et froide. Elle m\u2019agace un peu. A vingt et une heure douze je la prends par la taille, elle ne r\u00e9siste pas. Je la trouve molle, sans r\u00e9sistance, qu\u2019est ce que nous fichons donc l\u00e0 ? Elle est une parfaite inconnue, une femme alors que je ne suis rien de plus qu\u2019un gamin. A vingt deux heures nous revoici revenus au hameau, elle se tient droite plant\u00e9e devant moi, devant la maison de son p\u00e8re, elle attend et j\u2019attend, encore une maladresse je l\u2019enlace et lui roule une pelle, enfin j\u2019essaie, ma langue ne rencontre que le vide. A huit heures dix huit le lendemain je reprends le train pour Paris. Je pense \u00e0 elle la t\u00eate appuy\u00e9e contre la vitre. Je me demande ce qu\u2019elle peut \u00e9prouver pour moi, surement pas grand chose d\u00e9duction faite, j\u2019ouvre un livre et je d\u00e9cide de ne plus y penser. A treize heure vingt le pion s\u2019arr\u00eate \u00e0 notre table pour distribuer le courrier et me tend une lettre. Il doit s\u2019agir d\u2019une erreur car je ne re\u00e7ois jamais de courrier. A quatorze heure je marche le long de la Viosne tout pr\u00e8s de Pontoise en lisant et relisant sa lettre dans l\u2019enceinte de la pension. J\u2019essaie de comprendre ce qui peut se cacher derri\u00e8re les mots simples qu\u2019elle utilise. J\u2019ai bien peur qu\u2019il n\u2019y ait rien d\u2019autre que ces \u00e9v\u00e9nements de la journ\u00e9e qu\u2019elle relate pour noircir du papier. Elle doit vouloir essayer de me faire comprendre quelque chose, je m\u2019accroche pourtant \u00e0 cette id\u00e9e. Trop dur apr\u00e8s cette lettre d\u2019avoir \u00e0 nouveau \u00e0 renoncer. A vingt-heure trente je d\u00e9cide de lui r\u00e9pondre et de raconter moi aussi ma journ\u00e9e. Je froisse plusieurs feuilles avant d\u2019y arriver. Puis je d\u00e9chire la lettre et recommence \u00e0 nouveau. Treize heure vingt cinq le pion arrive \u00e0 la table et me tend une nouvelle lettre, c\u2019est l\u2019hiver, il fait froid, la pension m\u2019ennuie , je passe toutes les interclasses \u00e0 la barre fixe pour parvenir \u00e0 effectuer un demi soleil, en vain. Cent cinquante jours et des brouettes ont pass\u00e9 et j\u2019ai \u00e9crit autant de lettres que j\u2019en ai re\u00e7ues, une tous les deux jours ou presque. Cette relation \u00e9pistolaire occupe mes longues journ\u00e9es et parfois aussi mes soir\u00e9es mes nuits \u00e0 r\u00eavasser. J\u2019ai not\u00e9 tant de choses qui me reviennent dans l\u2019absence que j\u2019en reconstitue par force comme une pr\u00e9sence qui ne me quitte plus. six mois plus tard je retourne \u00e0 la campagne, le train arrive en gare \u00e0 15h 45 p\u00e9tantes, je n\u2019ai pas pr\u00e9venu mon grand p\u00e8re pour venir me chercher, ou alors j\u2019ai dit que je voulais prendre mon temps, marcher, qu\u2019il n\u2019\u00e9tait pas la peine de se d\u00e9ranger. La v\u00e9rit\u00e9 est que je veux jouir de mon arriv\u00e9e au hameau en toute solitude. Seize heures cinquante j\u2019y suis, j\u2019oblique vers la maison de son p\u00e8re, j\u2019aper\u00e7ois deux personnes enlac\u00e9es dans la cour de la ferme. Je reste un moment \u00e0 observer le couple depuis l\u2019entr\u00e9e. Puis elle me voit. Elle rougit elle est confuse. Le type se retourne et c\u2019est le gros rougeaud qu\u2019elle d\u00e9testait l\u2019\u00e9t\u00e9 dernier. Je lui sers la main et \u00e0 elle je lui envoie un sourire un peu triste puis je d\u00e9talle vitesse grand V dix-huit heure quarante cinq, on mange t\u00f4t \u00e0 la campagne je ne pipe pas mot. Grand p\u00e8re laisse sa gitane bruler dans le cendrier cinzano, Grand m\u00e8re s\u2019endort devant la t\u00e9l\u00e9 allum\u00e9e. Soupe et jambon, deux tranches et un petit verre de blanc lim\u00e9. Il faut encore se lever pour changer de chaine. Mais tout le monde est bien fatigu\u00e9. Et je ne sais pas si c\u2019est par simple mim\u00e9tisme mais je me sens tellement fatigu\u00e9 moi aussi. Vingt deux ans plus tard j\u2019avais toujours ce paquet de lettres d\u2019elles plus toutes les miennes qu\u2019elle m\u2019avait renvoy\u00e9es. A dix-heure trente du matin, je les ai brul\u00e9es dans l\u2019\u00e9vier de l\u2019atelier du peintre qu\u2019on m\u2019avait pr\u00eat\u00e9. J\u2019ai trouv\u00e9 \u00e7a un peu douloureux sur le coup \u00e9videmment et path\u00e9tique surtout. Idiot en fait d\u2019avoir gard\u00e9 ces lettres si longtemps comme si j\u2019esp\u00e9rais encore un miracle ou je ne sais quoi. j\u2019avais l\u2019impression d\u2019en connaitre un rayon sur l\u2019imagination, mais j\u2019appelais encore \u00e7a l\u2019amour \u00e0 l\u2019\u00e9poque.", "image": "", "tags": [] } ,{ "id": "https:\/\/ledibbouk.net\/13-juin-2022-2.html", "url": "https:\/\/ledibbouk.net\/13-juin-2022-2.html", "title": "13 juin 2022-2", "date_published": "2024-03-26T03:05:20Z", "date_modified": "2025-02-27T22:56:08Z", "author": {"name": "Patrick Blanchon"}, "content_html": "

1<\/strong><\/p>\n

Le pinceau fr\u00f4le la toile, un frottement t\u00e9nu sur la surface. La main suit le manche, l\u2019\u00e9paule accompagne. Le corps tout entier se suspend \u00e0 ce geste, seul au centre de l\u2019atelier. L\u2019espace s\u2019\u00e9largit : un plan plus large. Le silence de la nuit encercle la pi\u00e8ce, le quartier dort. Dehors, une l\u00e9g\u00e8re brise soul\u00e8ve les rideaux, pousse un filet d\u2019air \u00e0 l\u2019int\u00e9rieur, effleure la peau. Plus loin, derri\u00e8re les murs des maisons voisines, les souffles r\u00e9guliers des dormeurs s\u2019accordent au battement d\u2019une ville assoupie. On recule encore, au-del\u00e0 des toits : l\u2019horizon se colore d\u00e9j\u00e0 d\u2019une teinte ind\u00e9cise.<\/p>\n

Quelque part, au-del\u00e0 des rues vides, un coq chantera bient\u00f4t. Son cri s\u2019\u00e9l\u00e8vera, filera au-dessus des pavillons, traversera la campagne encore engourdie, rejoindra les premi\u00e8res annonces de la gare, les voyageurs pour Lyon sont invit\u00e9s \u00e0 embarquer\u2026. Un cocorico, un appel au d\u00e9part, un entrelacement de sons qui se dissolvent dans l\u2019air du matin. Plus loin encore, derri\u00e8re ce tissu de voix et d\u2019\u00e9chos, la ville enti\u00e8re s\u2019\u00e9broue. La rumeur enfle, une clameur indistincte se l\u00e8ve, emportant avec elle les corps et les pens\u00e9es. Tout recommence. Et pourtant, depuis l\u2019atelier, depuis la toile encore vierge, il semble que rien n\u2019ait boug\u00e9.<\/p>\n

2<\/strong><\/p>\n

Le temps ne passe pas. Les aiguilles de l\u2019horloge restent fig\u00e9es, immobiles. Mon regard s\u2019y accroche, s\u2019y perd, incapable de s\u2019en d\u00e9tacher. Une lassitude monte, un agacement diffus, et soudain, sans transition, le hall immense de la gare de San Sebasti\u00e1n s\u2019impose \u00e0 moi. Vide. Abandonn\u00e9. L\u2019air y est lourd, irrespirable. Je per\u00e7ois \u00e0 nouveau cette chaleur \u00e9paisse qui colle aux v\u00eatements, l\u2019odeur de la rivi\u00e8re toute proche qui s\u2019\u00e9l\u00e8ve en vagues naus\u00e9abondes, et avec elle, une vague de d\u00e9go\u00fbt.<\/p>\n

Je me l\u00e8ve. Marche au hasard. Sors.<\/p>\n

Dehors, la ville est suspendue dans une torpeur \u00e9trange. Peu de lumi\u00e8re. Les quais se devinent plus qu\u2019ils ne se voient, et sur un banc, deux silhouettes recroquevill\u00e9es, englouties dans le sommeil, leurs corps \u00e9pousant le bois fatigu\u00e9. J\u2019avance un peu plus loin. Un pont surgit dans l\u2019ombre, masse informe qui barre l\u2019horizon. Rien ne bouge. L\u2019odeur persiste, insistante, poisseuse.<\/p>\n

Alors, en reculant encore, c\u2019est tout le paysage qui s\u2019\u00e9tale, se d\u00e9ploie sous cette chape de chaleur. Tout est fig\u00e9, suffocant, et pourtant en mouvement lent, invisible. Un souffle de vent ne parvient qu\u2019\u00e0 agiter les d\u00e9tritus amass\u00e9s aux pieds des murs. La nuit p\u00e8se sur l\u2019Espagne enti\u00e8re. Chaque rue, chaque fa\u00e7ade exhale cette moiteur f\u00e9tide, comme un pays en putr\u00e9faction.<\/p>\n

Mais tout \u00e7a, je vais devoir le supporter encore. Jusqu\u2019au matin. Jusqu\u2019au train.<\/p>\n

Alors, seulement alors, peut-\u00eatre que le monde s\u2019\u00e9largira de nouveau. Peut-\u00eatre que l\u2019inconnu avalera l\u2019odeur et la nuit, m\u2019offrant un autre espace. Peut-\u00eatre que le Portugal m\u2019attend.<\/p>\n

3<\/strong><\/p>\n

Le bouquin de Camus repose, pos\u00e9 sous le pied de cette table ronde bancale, comme un rempart fragile contre l\u2019effondrement. \u00c0 c\u00f4t\u00e9, la Remington, souvenir des Puces de Clignancourt, et un paquet de feuillets \u00e9pars composent ce d\u00e9cor intime. Dans ce microcosme, je m\u2019appuie sur L\u2019\u00c9tranger pour marteler le clavier, chaque frappe r\u00e9sonnant comme un cri contre l\u2019in\u00e9luctable d\u00e9sordre.<\/p>\n

Le linol\u00e9um beige, balay\u00e9 et lav\u00e9 \u00e0 la h\u00e2te, porte encore les traces d\u2019un usage trop long, t\u00e9moignage silencieux de jours us\u00e9s. Au bout, l\u2019\u00e9vier et ce minuscule coin cuisine s\u2019encha\u00eenent, rapproch\u00e9s de la fen\u00eatre toujours ouverte. Hiver comme \u00e9t\u00e9, elle invite le monde ext\u00e9rieur \u00e0 s\u2019infiltrer : le grondement de la rue, les murmures de la ville qui se fondent peu \u00e0 peu dans un murmure indistinct.<\/p>\n

Peu \u00e0 peu, la sc\u00e8ne s\u2019\u00e9largit. Les odeurs ent\u00eatantes du march\u00e9 de Ch\u00e2teau Rouge envahissent la chambre le dimanche, se m\u00ealant au vacarme urbain. C\u2019est de la vie brute qui s\u2019invite ici, un flux incessant qui emplit l\u2019espace, se propage comme une distraction universelle, qu\u2019on ne peut circonscrire ni dans le quartier, ni dans Paris, ni m\u00eame dans le pays tout entier. Peut-\u00eatre le monde est-il lui-m\u00eame en proie \u00e0 cette distraction perp\u00e9tuelle, sans fronti\u00e8res ni r\u00e9pit.<\/p>\n

Et moi, perdu dans ce contraste entre l\u2019intime et l\u2019immense, je cogne sur le clavier de ma Remington, avalant la vie comme un poison subtil, petit \u00e0 petit, \u00e0 l\u2019image de Mithridate \u2013 ce roi qui, terrifi\u00e9 \u00e0 l\u2019id\u00e9e d\u2019\u00eatre empoisonn\u00e9, se pr\u00e9servait en ing\u00e9rant un peu de poison chaque jour.<\/p>\n

4.<\/strong><\/p>\n

Je regardais leurs mains, leurs doigts, le ballet m\u00e9canique de leurs gestes autour de la bille. Chaque pichenette suivait une trajectoire pr\u00e9cise, savamment dos\u00e9e. Mais tr\u00e8s vite, le jeu m\u2019ennuya. Comme toujours. Alors mon regard chercha ailleurs.<\/p>\n

Les platanes dressaient leurs troncs massifs au bord de la cour, et sur leurs \u00e9corces s\u2019\u00e9tiraient des cartographies \u00e9tranges, fissures et reliefs qu\u2019on aurait pu croire trac\u00e9s pour signifier quelque chose. J\u2019essayai de les d\u00e9crypter. Mais l\u00e0 encore, l\u2019ennui s\u2019infiltra, insidieux.<\/p>\n

Je me rabattis sur les gendarmes, petites arm\u00e9es rouges en procession le long du vieux mur de l\u2019\u00e9cole communale. \u00c0 peine les avais-je rep\u00e9r\u00e9s qu\u2019ils s\u2019\u00e9vanouirent. Absorb\u00e9s par une indiff\u00e9rence qui semblait ne rien \u00e9pargner, un monstre insatiable qui dig\u00e9rait tout ce qu\u2019il croisait.<\/p>\n

Au-del\u00e0 du mur, un champ de patates. On disait qu\u2019il grouillait de doryphores. Peut-\u00eatre qu\u2019eux retiendraient enfin mon attention. Peut-\u00eatre que leur mouvement anarchique emp\u00eacherait l\u2019ennui de s\u2019enraciner, que quelque chose d\u2019in\u00e9dit, de nouveau, surgirait enfin.<\/p>\n

Mais non.<\/p>\n

La cloche retentit. L\u2019institutrice frappa des mains. Et d\u2019un seul mouvement, tous accoururent. Sans un mot. Sans r\u00e9sistance. Deux par deux, dociles. D\u00e9j\u00e0 conquis par l\u2019ordre.<\/p>\n

Je relevai la t\u00eate, scrutai au-del\u00e0 des murs de l\u2019\u00e9cole, imaginai les autres cours des environs. Puis d\u2019autres encore, bien plus loin. Les m\u00eames gestes. \u00c0 la m\u00eame heure. Partout. De l\u2019autre c\u00f4t\u00e9 de l\u2019oc\u00e9an, dans des \u00e9coles anonymes des Am\u00e9riques. Plus loin encore, en Chine, ou ailleurs, dans un pays dont j\u2019ignorais tout.<\/p>\n

Un seul mouvement global, indiff\u00e9renci\u00e9. Une synchronisation parfaite. Une soumission sans discussion possible. Un immense rouage bien huil\u00e9.<\/p>\n

Comme un somnambule, je me joignis aux rangs. De retour en classe, une \u00e9trange sensation me traversa. Un soulagement. Subtil, insidieux. D\u2019abord r\u00e9pugnant, comme un renoncement. Mais en moi naissait d\u00e9j\u00e0 l\u2019envie de ne pas y r\u00e9sister.<\/p>\n

Et c\u2019est alors, \u00e0 cet instant pr\u00e9cis, que tout s\u2019\u00e9claira. Comme si cette abdication ouvrait enfin une br\u00e8che. Une compr\u00e9hension nouvelle.<\/p>\n

Le cosmos entier, d\u2019un coup, me devint lisible.<\/p>\n

Son exp\u00e9rimentation lecture premier paragraphe avec en fond Musique de Arvo P\u00e2rt\/ Fratres<\/p>", "content_text": "{{1}} Le pinceau fr\u00f4le la toile, un frottement t\u00e9nu sur la surface. La main suit le manche, l\u2019\u00e9paule accompagne. Le corps tout entier se suspend \u00e0 ce geste, seul au centre de l\u2019atelier. L\u2019espace s\u2019\u00e9largit : un plan plus large. Le silence de la nuit encercle la pi\u00e8ce, le quartier dort. Dehors, une l\u00e9g\u00e8re brise soul\u00e8ve les rideaux, pousse un filet d\u2019air \u00e0 l\u2019int\u00e9rieur, effleure la peau. Plus loin, derri\u00e8re les murs des maisons voisines, les souffles r\u00e9guliers des dormeurs s\u2019accordent au battement d\u2019une ville assoupie. On recule encore, au-del\u00e0 des toits : l\u2019horizon se colore d\u00e9j\u00e0 d\u2019une teinte ind\u00e9cise. Quelque part, au-del\u00e0 des rues vides, un coq chantera bient\u00f4t. Son cri s\u2019\u00e9l\u00e8vera, filera au-dessus des pavillons, traversera la campagne encore engourdie, rejoindra les premi\u00e8res annonces de la gare, les voyageurs pour Lyon sont invit\u00e9s \u00e0 embarquer\u2026. Un cocorico, un appel au d\u00e9part, un entrelacement de sons qui se dissolvent dans l\u2019air du matin. Plus loin encore, derri\u00e8re ce tissu de voix et d\u2019\u00e9chos, la ville enti\u00e8re s\u2019\u00e9broue. La rumeur enfle, une clameur indistincte se l\u00e8ve, emportant avec elle les corps et les pens\u00e9es. Tout recommence. Et pourtant, depuis l\u2019atelier, depuis la toile encore vierge, il semble que rien n\u2019ait boug\u00e9. {{2}} Le temps ne passe pas. Les aiguilles de l\u2019horloge restent fig\u00e9es, immobiles. Mon regard s\u2019y accroche, s\u2019y perd, incapable de s\u2019en d\u00e9tacher. Une lassitude monte, un agacement diffus, et soudain, sans transition, le hall immense de la gare de San Sebasti\u00e1n s\u2019impose \u00e0 moi. Vide. Abandonn\u00e9. L\u2019air y est lourd, irrespirable. Je per\u00e7ois \u00e0 nouveau cette chaleur \u00e9paisse qui colle aux v\u00eatements, l\u2019odeur de la rivi\u00e8re toute proche qui s\u2019\u00e9l\u00e8ve en vagues naus\u00e9abondes, et avec elle, une vague de d\u00e9go\u00fbt. Je me l\u00e8ve. Marche au hasard. Sors. Dehors, la ville est suspendue dans une torpeur \u00e9trange. Peu de lumi\u00e8re. Les quais se devinent plus qu\u2019ils ne se voient, et sur un banc, deux silhouettes recroquevill\u00e9es, englouties dans le sommeil, leurs corps \u00e9pousant le bois fatigu\u00e9. J\u2019avance un peu plus loin. Un pont surgit dans l\u2019ombre, masse informe qui barre l\u2019horizon. Rien ne bouge. L\u2019odeur persiste, insistante, poisseuse. Alors, en reculant encore, c\u2019est tout le paysage qui s\u2019\u00e9tale, se d\u00e9ploie sous cette chape de chaleur. Tout est fig\u00e9, suffocant, et pourtant en mouvement lent, invisible. Un souffle de vent ne parvient qu\u2019\u00e0 agiter les d\u00e9tritus amass\u00e9s aux pieds des murs. La nuit p\u00e8se sur l\u2019Espagne enti\u00e8re. Chaque rue, chaque fa\u00e7ade exhale cette moiteur f\u00e9tide, comme un pays en putr\u00e9faction. Mais tout \u00e7a, je vais devoir le supporter encore. Jusqu\u2019au matin. Jusqu\u2019au train. Alors, seulement alors, peut-\u00eatre que le monde s\u2019\u00e9largira de nouveau. Peut-\u00eatre que l\u2019inconnu avalera l\u2019odeur et la nuit, m\u2019offrant un autre espace. Peut-\u00eatre que le Portugal m\u2019attend. {{3}} Le bouquin de Camus repose, pos\u00e9 sous le pied de cette table ronde bancale, comme un rempart fragile contre l\u2019effondrement. \u00c0 c\u00f4t\u00e9, la Remington, souvenir des Puces de Clignancourt, et un paquet de feuillets \u00e9pars composent ce d\u00e9cor intime. Dans ce microcosme, je m\u2019appuie sur L\u2019\u00c9tranger pour marteler le clavier, chaque frappe r\u00e9sonnant comme un cri contre l\u2019in\u00e9luctable d\u00e9sordre. Le linol\u00e9um beige, balay\u00e9 et lav\u00e9 \u00e0 la h\u00e2te, porte encore les traces d\u2019un usage trop long, t\u00e9moignage silencieux de jours us\u00e9s. Au bout, l\u2019\u00e9vier et ce minuscule coin cuisine s\u2019encha\u00eenent, rapproch\u00e9s de la fen\u00eatre toujours ouverte. Hiver comme \u00e9t\u00e9, elle invite le monde ext\u00e9rieur \u00e0 s\u2019infiltrer : le grondement de la rue, les murmures de la ville qui se fondent peu \u00e0 peu dans un murmure indistinct. Peu \u00e0 peu, la sc\u00e8ne s\u2019\u00e9largit. Les odeurs ent\u00eatantes du march\u00e9 de Ch\u00e2teau Rouge envahissent la chambre le dimanche, se m\u00ealant au vacarme urbain. C\u2019est de la vie brute qui s\u2019invite ici, un flux incessant qui emplit l\u2019espace, se propage comme une distraction universelle, qu\u2019on ne peut circonscrire ni dans le quartier, ni dans Paris, ni m\u00eame dans le pays tout entier. Peut-\u00eatre le monde est-il lui-m\u00eame en proie \u00e0 cette distraction perp\u00e9tuelle, sans fronti\u00e8res ni r\u00e9pit. Et moi, perdu dans ce contraste entre l\u2019intime et l\u2019immense, je cogne sur le clavier de ma Remington, avalant la vie comme un poison subtil, petit \u00e0 petit, \u00e0 l\u2019image de Mithridate \u2013 ce roi qui, terrifi\u00e9 \u00e0 l\u2019id\u00e9e d\u2019\u00eatre empoisonn\u00e9, se pr\u00e9servait en ing\u00e9rant un peu de poison chaque jour. {{4.}} Je regardais leurs mains, leurs doigts, le ballet m\u00e9canique de leurs gestes autour de la bille. Chaque pichenette suivait une trajectoire pr\u00e9cise, savamment dos\u00e9e. Mais tr\u00e8s vite, le jeu m\u2019ennuya. Comme toujours. Alors mon regard chercha ailleurs. Les platanes dressaient leurs troncs massifs au bord de la cour, et sur leurs \u00e9corces s\u2019\u00e9tiraient des cartographies \u00e9tranges, fissures et reliefs qu\u2019on aurait pu croire trac\u00e9s pour signifier quelque chose. J\u2019essayai de les d\u00e9crypter. Mais l\u00e0 encore, l\u2019ennui s\u2019infiltra, insidieux. Je me rabattis sur les gendarmes, petites arm\u00e9es rouges en procession le long du vieux mur de l\u2019\u00e9cole communale. \u00c0 peine les avais-je rep\u00e9r\u00e9s qu\u2019ils s\u2019\u00e9vanouirent. Absorb\u00e9s par une indiff\u00e9rence qui semblait ne rien \u00e9pargner, un monstre insatiable qui dig\u00e9rait tout ce qu\u2019il croisait. Au-del\u00e0 du mur, un champ de patates. On disait qu\u2019il grouillait de doryphores. Peut-\u00eatre qu\u2019eux retiendraient enfin mon attention. Peut-\u00eatre que leur mouvement anarchique emp\u00eacherait l\u2019ennui de s\u2019enraciner, que quelque chose d\u2019in\u00e9dit, de nouveau, surgirait enfin. Mais non. La cloche retentit. L\u2019institutrice frappa des mains. Et d\u2019un seul mouvement, tous accoururent. Sans un mot. Sans r\u00e9sistance. Deux par deux, dociles. D\u00e9j\u00e0 conquis par l\u2019ordre. Je relevai la t\u00eate, scrutai au-del\u00e0 des murs de l\u2019\u00e9cole, imaginai les autres cours des environs. Puis d\u2019autres encore, bien plus loin. Les m\u00eames gestes. \u00c0 la m\u00eame heure. Partout. De l\u2019autre c\u00f4t\u00e9 de l\u2019oc\u00e9an, dans des \u00e9coles anonymes des Am\u00e9riques. Plus loin encore, en Chine, ou ailleurs, dans un pays dont j\u2019ignorais tout. Un seul mouvement global, indiff\u00e9renci\u00e9. Une synchronisation parfaite. Une soumission sans discussion possible. Un immense rouage bien huil\u00e9. Comme un somnambule, je me joignis aux rangs. De retour en classe, une \u00e9trange sensation me traversa. Un soulagement. Subtil, insidieux. D\u2019abord r\u00e9pugnant, comme un renoncement. Mais en moi naissait d\u00e9j\u00e0 l\u2019envie de ne pas y r\u00e9sister. Et c\u2019est alors, \u00e0 cet instant pr\u00e9cis, que tout s\u2019\u00e9claira. Comme si cette abdication ouvrait enfin une br\u00e8che. Une compr\u00e9hension nouvelle. Le cosmos entier, d\u2019un coup, me devint lisible. Son exp\u00e9rimentation lecture premier paragraphe avec en fond Musique de Arvo P\u00e2rt\/ Fratres", "image": "https:\/\/ledibbouk.net\/IMG\/logo\/thumblandgettyimages-72987073-master.webp?1748065196", "tags": [] } ,{ "id": "https:\/\/ledibbouk.net\/13-juin-2022.html", "url": "https:\/\/ledibbouk.net\/13-juin-2022.html", "title": "13 juin 2022", "date_published": "2024-03-26T03:05:17Z", "date_modified": "2025-09-17T05:39:17Z", "author": {"name": "Patrick Blanchon"}, "content_html": "

Se perdre et se retrouver. Revenir sur des lieux familiers, avec lesquels on aurait \u00e9tabli un jour, dans le temps et probablement une bonne fois pour toutes, du moins l\u2019imagine t\u2019on, cette sorte de lien rassurant \u00e0 la fois au plus profond de notre m\u00e9moire ou de notre c\u0153ur et soudain se retrouver contraint de questionner ce lien. Comme si cette rue dont on imaginait \u00eatre d\u2019une certaine fa\u00e7on « propri\u00e9taire » quelque chose d\u2019invisible nous en d\u00e9poss\u00e9dait brutalement. Ce n\u2019\u00e9tait pas la premi\u00e8re fois que j\u2019\u00e9prouvais ce sentiment d\u2019\u00e9tranget\u00e9 directement li\u00e9 \u00e0 cette impression de familiarit\u00e9. Et comme \u00e0 chaque fois j\u2019en \u00e9tais \u00e9branl\u00e9. Peut-\u00eatre \u00e9tait-ce m\u00eame plus la r\u00e9p\u00e9tition du ph\u00e9nom\u00e8ne que le ph\u00e9nom\u00e8ne lui-m\u00eame qu\u2019il faillait consid\u00e9rer comme le plus \u00e9trange, plus qu\u2019\u00e9trange puisque tr\u00e8s vite une sensation d\u2019\u00e9pouvante balayait toute vell\u00e9it\u00e9 de pens\u00e9e et d\u2019analyse.
\nPourtant la rue n\u2019avait pas chang\u00e9, elle se tenait toujours l\u00e0 comme un trait d\u2019union entre la rue des Morillons et la rue Dombasle. Elle aurait pu \u00eatre une rue secr\u00e8te connue seulement de ses riverains car il n\u2019y avait ici rien \u00e0 voir ici d\u2019extraordinaire, les immeubles qui la bordaient \u00e9taient semblables \u00e0 tous les autres immeubles bordant les rues alentour, et ce n\u2019\u00e9tait pas non plus les deux ou trois arbres ch\u00e9tifs qu\u2019on avait plant\u00e9 sur le petit \u00eelot central dans son renflement m\u00e9dian qui pouvait lui octroyer une originalit\u00e9 sup\u00e9rieure aux autres rues non plus. Aussi quelle surprise d\u00e9sagr\u00e9able de revenir sur les lieux et de d\u00e9couvrir que cette rue de mon enfance m\u2019avait \u00e9t\u00e9 comme d\u00e9rob\u00e9e, remplac\u00e9e par une rue m\u2019opposant une neutralit\u00e9 d\u00e9testable, \u00e9pouvantable. Il avait fallu que je revienne une fois de trop ici pour saisir \u00e0 quel point mon enfance peu \u00e0 peu m\u2019\u00e9chappait, comme presque tout d\u00e9sormais m\u2019\u00e9chappait. C\u2019\u00e9tait un signe, une indication probablement, peut-\u00eatre m\u00eame une sanction d\u2019avoir os\u00e9 franchir des limites qu\u2019on ne doit jamais franchir. J\u2019avais laiss\u00e9 mon ombre vivre un peu trop librement son existence d\u2019ombre, \u00e0 un point tel qu\u2019elle s\u2019\u00e9tait \u00e9mancip\u00e9e de moi-m\u00eame. Je ne poss\u00e9dais plus d\u2019ombre, plus rien ne pouvait pouvait plus faire \u00e9cran \u00e0 l\u2019\u00e9tranget\u00e9 de la rue, du quartier, de la ville toute enti\u00e8re. J\u2019avais cette sensation peu agr\u00e9able de me retrouver nu au milieu de nulle part. La seule solution qui s\u2019imposa alors fut de marcher, de m\u2019\u00e9loigner de cette rue, de me rendre dans des quartiers que je ne connaissais pas pour tenter peu \u00e0 peu de me refabriquer, de me reconstruire ce que je suppose \u00eatre une ombre \u00e0 peu pr\u00e8s convenable, une ombre qui pourrait servir \u00e0 vivre dans la ville.<\/p>\n

Examiner de plus pr\u00e8s les traces. Plusieurs fois, malgr\u00e9 tout, mes pas me reconduisent ici. Comme une r\u00e9p\u00e9tition, qui, tant qu\u2019on n\u2019a pas trouv\u00e9 sa raison d\u2019\u00eatre s\u2019obstine. Une fois que l\u2019on est averti de ce m\u00e9canisme, on devient un peu plus vigilant. Il suffit d\u2019ouvrir l\u2019\u0153il et de se souvenir de ses propres mensonges. R\u00e9capituler progressivement les \u00e9v\u00e9nements, les personnages, les d\u00e9cors afin de se donner une maigre chance de pouvoir les r\u00e9duire en poudre. Ainsi par exemple le magasin du marchand de couleurs, remplac\u00e9 par un salon de beaut\u00e9. S\u2019obstiner \u00e0 vouloir voir encore un magasin qui n\u2019est plus l\u00e0 et \u00e0 la fa\u00e7ade duquel sont attach\u00e9s tant de souvenirs importants- se dit-on- devrait tout de suite nous mettre la puce \u00e0 l\u2019oreille qu\u2019on est en pleine d\u00e9connade. On le sait bien mais on insiste tout de m\u00eame comme on se gratte une croute . A t\u2019on peur de ne plus avoir \u00e0 vivre que dans un pr\u00e9sent perp\u00e9tuel, de sortir d\u2019une histoire, la notre en l\u2019occurrence. C\u2019est une possibilit\u00e9 parmi tant d\u2019autres et j\u2019imagine qu\u2019il ne sert pas \u00e0 grand chose de vouloir en faire le d\u00e9compte. J\u2019essayais donc de me persuader de ne pas p\u00e9n\u00e9trer dans la nostalgie quand d\u2019une fen\u00eatre une voix appela un pr\u00e9nom. Et bien que j\u2019entendis tout \u00e0 fait clairement « Sophie » je me mis \u00e0 songer \u00e0 Magali. La fille du marchand de couleurs. Durant quelques instants ma vue se brouilla et des images se superpos\u00e8rent les unes aux autres \u00e0 l\u2019emplacement de ces magasins tant\u00f4t ventant la couleur tant\u00f4t la beaut\u00e9, je crus m\u00eame voir au sol un dessin de marelle dessin\u00e9 \u00e0 la craie, exactement le m\u00eame dessin dont je pouvais me souvenir avec une clart\u00e9 \u00e9tonnante. Mais soudain un volet claqua, un groupe de pigeons d\u00e9tala depuis la petite place au milieu de la rue et je les suivis du regard alors qu\u2019ils volaient vers la rue des Morillons. Lorsque mes yeux se pos\u00e8rent \u00e0 nouveau sur la fa\u00e7ade du magasin je ne vis qu\u2019un salon de beaut\u00e9 semblable \u00e0 n\u2019importe quel salon de beaut\u00e9. Sur la vitrine j\u2019aper\u00e7us mon reflet-\u00e9tait-ce bien moi- je levais une main pour en \u00eatre s\u00fbr. Puis je descendais la rue pour rejoindre la Convention afin de prendre le m\u00e9tro je crois vers un obscur travail dans la ville. En rejoignant le quai je me demandais si je n\u2019avais pas loup\u00e9 un d\u00e9tail, si j\u2019avais suffisamment examin\u00e9 les lieux, j\u2019avais la sensation que quelque chose m\u2019\u00e9chappait encore et qu\u2019il faudrait t\u00f4t ou tard revenir dans la rue.<\/p>\n

Une surprise peut-\u00eatre bonne ou mauvaise. A l\u2019angle de la rue des Morillons et de la rue Jobb\u00e9 Duval il y a cette boulangerie. Elle est l\u00e0 de toute \u00e9ternit\u00e9 et c\u2019est peut-\u00eatre encore un point \u00e0 \u00e9lucider que l\u2019\u00e9ternit\u00e9 ce soit r\u00e9duite \u00e0 une fa\u00e7ade, une odeur de croissants, et de javel. Comme j\u2019ai faim je rentre et demande un sandwich au poulet. Puis tandis que la vendeuse s\u2019occupe de m\u2019emballer la marchandise je glisse furtivement un regard vers le pr\u00e9sentoir pr\u00e8s de la porte. Les surprises sont toujours l\u00e0. Ces longs cornets bourr\u00e9s de papier journal qu\u2019on extirpe f\u00e9brilement afin de trouver le bonbon ou le joujou qui doit se trouver \u00e0 l\u2019int\u00e9rieur. A un moment je fus \u00e0 deux doigts de pousser la nostalgie au point d\u2019en acheter une. Ce qui m\u2019a retenu, la peur d\u2019\u00eatre d\u00e9\u00e7u \u00e9videmment. Au fond de moi des choses s\u2019agitaient comme des hy\u00e8nes en cage. Un genre de f\u00e9rocit\u00e9s ricanantes aux yeux glac\u00e9s. Dans leur jargon grotesque je parvenais tr\u00e8s bien \u00e0 entendre leurs propos :<\/p>\n

— Ach\u00e8te la surprise, ach\u00e8te la surprise\u2026<\/p>\n

Heureusement la boulang\u00e8re est arriv\u00e9e \u00e0 temps : 4 euros et cinquante cents. je vous ai mis une serviette<\/p>\n

Rien de tel que de s\u2019\u00e9chapper dans la r\u00e9alit\u00e9 dans ces cas l\u00e0.<\/p>", "content_text": "Se perdre et se retrouver. Revenir sur des lieux familiers, avec lesquels on aurait \u00e9tabli un jour, dans le temps et probablement une bonne fois pour toutes, du moins l\u2019imagine t\u2019on, cette sorte de lien rassurant \u00e0 la fois au plus profond de notre m\u00e9moire ou de notre c\u0153ur et soudain se retrouver contraint de questionner ce lien. Comme si cette rue dont on imaginait \u00eatre d\u2019une certaine fa\u00e7on \u00ab propri\u00e9taire \u00bb quelque chose d\u2019invisible nous en d\u00e9poss\u00e9dait brutalement. Ce n\u2019\u00e9tait pas la premi\u00e8re fois que j\u2019\u00e9prouvais ce sentiment d\u2019\u00e9tranget\u00e9 directement li\u00e9 \u00e0 cette impression de familiarit\u00e9. Et comme \u00e0 chaque fois j\u2019en \u00e9tais \u00e9branl\u00e9. Peut-\u00eatre \u00e9tait-ce m\u00eame plus la r\u00e9p\u00e9tition du ph\u00e9nom\u00e8ne que le ph\u00e9nom\u00e8ne lui-m\u00eame qu\u2019il faillait consid\u00e9rer comme le plus \u00e9trange, plus qu\u2019\u00e9trange puisque tr\u00e8s vite une sensation d\u2019\u00e9pouvante balayait toute vell\u00e9it\u00e9 de pens\u00e9e et d\u2019analyse. Pourtant la rue n\u2019avait pas chang\u00e9, elle se tenait toujours l\u00e0 comme un trait d\u2019union entre la rue des Morillons et la rue Dombasle. Elle aurait pu \u00eatre une rue secr\u00e8te connue seulement de ses riverains car il n\u2019y avait ici rien \u00e0 voir ici d\u2019extraordinaire, les immeubles qui la bordaient \u00e9taient semblables \u00e0 tous les autres immeubles bordant les rues alentour, et ce n\u2019\u00e9tait pas non plus les deux ou trois arbres ch\u00e9tifs qu\u2019on avait plant\u00e9 sur le petit \u00eelot central dans son renflement m\u00e9dian qui pouvait lui octroyer une originalit\u00e9 sup\u00e9rieure aux autres rues non plus. Aussi quelle surprise d\u00e9sagr\u00e9able de revenir sur les lieux et de d\u00e9couvrir que cette rue de mon enfance m\u2019avait \u00e9t\u00e9 comme d\u00e9rob\u00e9e, remplac\u00e9e par une rue m\u2019opposant une neutralit\u00e9 d\u00e9testable, \u00e9pouvantable. Il avait fallu que je revienne une fois de trop ici pour saisir \u00e0 quel point mon enfance peu \u00e0 peu m\u2019\u00e9chappait, comme presque tout d\u00e9sormais m\u2019\u00e9chappait. C\u2019\u00e9tait un signe, une indication probablement, peut-\u00eatre m\u00eame une sanction d\u2019avoir os\u00e9 franchir des limites qu\u2019on ne doit jamais franchir. J\u2019avais laiss\u00e9 mon ombre vivre un peu trop librement son existence d\u2019ombre, \u00e0 un point tel qu\u2019elle s\u2019\u00e9tait \u00e9mancip\u00e9e de moi-m\u00eame. Je ne poss\u00e9dais plus d\u2019ombre, plus rien ne pouvait pouvait plus faire \u00e9cran \u00e0 l\u2019\u00e9tranget\u00e9 de la rue, du quartier, de la ville toute enti\u00e8re. J\u2019avais cette sensation peu agr\u00e9able de me retrouver nu au milieu de nulle part. La seule solution qui s\u2019imposa alors fut de marcher, de m\u2019\u00e9loigner de cette rue, de me rendre dans des quartiers que je ne connaissais pas pour tenter peu \u00e0 peu de me refabriquer, de me reconstruire ce que je suppose \u00eatre une ombre \u00e0 peu pr\u00e8s convenable, une ombre qui pourrait servir \u00e0 vivre dans la ville. Examiner de plus pr\u00e8s les traces. Plusieurs fois, malgr\u00e9 tout, mes pas me reconduisent ici. Comme une r\u00e9p\u00e9tition, qui, tant qu\u2019on n\u2019a pas trouv\u00e9 sa raison d\u2019\u00eatre s\u2019obstine. Une fois que l\u2019on est averti de ce m\u00e9canisme, on devient un peu plus vigilant. Il suffit d\u2019ouvrir l\u2019\u0153il et de se souvenir de ses propres mensonges. R\u00e9capituler progressivement les \u00e9v\u00e9nements, les personnages, les d\u00e9cors afin de se donner une maigre chance de pouvoir les r\u00e9duire en poudre. Ainsi par exemple le magasin du marchand de couleurs, remplac\u00e9 par un salon de beaut\u00e9. S\u2019obstiner \u00e0 vouloir voir encore un magasin qui n\u2019est plus l\u00e0 et \u00e0 la fa\u00e7ade duquel sont attach\u00e9s tant de souvenirs importants- se dit-on- devrait tout de suite nous mettre la puce \u00e0 l\u2019oreille qu\u2019on est en pleine d\u00e9connade. On le sait bien mais on insiste tout de m\u00eame comme on se gratte une croute . A t\u2019on peur de ne plus avoir \u00e0 vivre que dans un pr\u00e9sent perp\u00e9tuel, de sortir d\u2019une histoire, la notre en l\u2019occurrence. C\u2019est une possibilit\u00e9 parmi tant d\u2019autres et j\u2019imagine qu\u2019il ne sert pas \u00e0 grand chose de vouloir en faire le d\u00e9compte. J\u2019essayais donc de me persuader de ne pas p\u00e9n\u00e9trer dans la nostalgie quand d\u2019une fen\u00eatre une voix appela un pr\u00e9nom. Et bien que j\u2019entendis tout \u00e0 fait clairement \u00ab Sophie \u00bb je me mis \u00e0 songer \u00e0 Magali. La fille du marchand de couleurs. Durant quelques instants ma vue se brouilla et des images se superpos\u00e8rent les unes aux autres \u00e0 l\u2019emplacement de ces magasins tant\u00f4t ventant la couleur tant\u00f4t la beaut\u00e9, je crus m\u00eame voir au sol un dessin de marelle dessin\u00e9 \u00e0 la craie, exactement le m\u00eame dessin dont je pouvais me souvenir avec une clart\u00e9 \u00e9tonnante. Mais soudain un volet claqua, un groupe de pigeons d\u00e9tala depuis la petite place au milieu de la rue et je les suivis du regard alors qu\u2019ils volaient vers la rue des Morillons. Lorsque mes yeux se pos\u00e8rent \u00e0 nouveau sur la fa\u00e7ade du magasin je ne vis qu\u2019un salon de beaut\u00e9 semblable \u00e0 n\u2019importe quel salon de beaut\u00e9. Sur la vitrine j\u2019aper\u00e7us mon reflet-\u00e9tait-ce bien moi- je levais une main pour en \u00eatre s\u00fbr. Puis je descendais la rue pour rejoindre la Convention afin de prendre le m\u00e9tro je crois vers un obscur travail dans la ville. En rejoignant le quai je me demandais si je n\u2019avais pas loup\u00e9 un d\u00e9tail, si j\u2019avais suffisamment examin\u00e9 les lieux, j\u2019avais la sensation que quelque chose m\u2019\u00e9chappait encore et qu\u2019il faudrait t\u00f4t ou tard revenir dans la rue. Une surprise peut-\u00eatre bonne ou mauvaise. A l\u2019angle de la rue des Morillons et de la rue Jobb\u00e9 Duval il y a cette boulangerie. Elle est l\u00e0 de toute \u00e9ternit\u00e9 et c\u2019est peut-\u00eatre encore un point \u00e0 \u00e9lucider que l\u2019\u00e9ternit\u00e9 ce soit r\u00e9duite \u00e0 une fa\u00e7ade, une odeur de croissants, et de javel. Comme j\u2019ai faim je rentre et demande un sandwich au poulet. Puis tandis que la vendeuse s\u2019occupe de m\u2019emballer la marchandise je glisse furtivement un regard vers le pr\u00e9sentoir pr\u00e8s de la porte. Les surprises sont toujours l\u00e0. Ces longs cornets bourr\u00e9s de papier journal qu\u2019on extirpe f\u00e9brilement afin de trouver le bonbon ou le joujou qui doit se trouver \u00e0 l\u2019int\u00e9rieur. A un moment je fus \u00e0 deux doigts de pousser la nostalgie au point d\u2019en acheter une. Ce qui m\u2019a retenu, la peur d\u2019\u00eatre d\u00e9\u00e7u \u00e9videmment. Au fond de moi des choses s\u2019agitaient comme des hy\u00e8nes en cage. Un genre de f\u00e9rocit\u00e9s ricanantes aux yeux glac\u00e9s. Dans leur jargon grotesque je parvenais tr\u00e8s bien \u00e0 entendre leurs propos : \u2014 Ach\u00e8te la surprise, ach\u00e8te la surprise\u2026 Heureusement la boulang\u00e8re est arriv\u00e9e \u00e0 temps : 4 euros et cinquante cents. je vous ai mis une serviette Rien de tel que de s\u2019\u00e9chapper dans la r\u00e9alit\u00e9 dans ces cas l\u00e0.", "image": "", "tags": [] } ,{ "id": "https:\/\/ledibbouk.net\/29-juin-2022.html", "url": "https:\/\/ledibbouk.net\/29-juin-2022.html", "title": "29 juin 2022", "date_published": "2022-06-29T16:43:00Z", "date_modified": "2025-03-07T17:43:24Z", "author": {"name": "Patrick Blanchon"}, "content_html": "<\/span>

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\n\n \n\t\t<\/a>\n<\/figure>\n<\/div><\/span>\n

Rentrer chez soi, revenir en arri\u00e8re. Loin de l\u2019ordinaire progression d\u2019un point A vers un point B, il s\u2019agit ici d\u2019un mouvement inverse, une trajectoire qui d\u00e9fie la lin\u00e9arit\u00e9 du temps et de l\u2019espace. Mais qu\u2019est-ce que ce « chez soi » ? Est-il un lieu, un souvenir, une sensation ? Et comment y retourne-t-on sans s\u2019\u00e9garer dans des illusions ou des fictions personnelles ?<\/p>\n

Le concept du retour pose une question essentielle : o\u00f9 se situe ce point d\u2019ancrage que nous appelons chez soi ? Ce n\u2019est pas tant un « je » ou un « moi » qu\u2019un espace investi de m\u00e9moire et de perception. Un immeuble, une maison, une rue peuvent fonctionner comme m\u00e9taphores, des balises pos\u00e9es dans la brume du temps. Pourtant, cette certitude vacille : ce que nous appelons chez soi est-il tangible ou n\u2019est-il qu\u2019un mirage, un souvenir qui se dissout d\u00e8s qu\u2019on tente de l\u2019atteindre ?<\/p>\n

Le retour, plut\u00f4t qu\u2019un trajet rectiligne, prend la forme d\u2019une spirale, une boucle o\u00f9 d\u00e9but et fin se confondent. Cette confusion, cette indistinction entre origine et destination, est une \u00e9nigme persistante, un symbole dont le sens \u00e9chappe toujours un peu. Ainsi, revisiter un lieu de l\u2019enfance, c\u2019est en r\u00e9alit\u00e9 superposer des strates temporelles, un va-et-vient incessant entre ce qui \u00e9tait et ce qui est devenu.<\/p>\n

C\u2019est pr\u00e9cis\u00e9ment ce qu\u2019offre l\u2019exploration moderne des lieux via Google Earth. D\u2019un clic, on retrouve une rue famili\u00e8re, un immeuble, un coin de trottoir autrefois anodin. Pourtant, quelque chose cloche : le marchand de couleurs a disparu, remplac\u00e9 par un salon de beaut\u00e9. Cette absence agit comme une r\u00e9v\u00e9lation. Elle d\u00e9voile un paradoxe : c\u2019est en constatant ces manques, ces ruptures dans la continuit\u00e9, que le pass\u00e9 redevient tangible. La m\u00e9moire ne repose pas tant sur ce qui est encore l\u00e0, mais sur ce qui a disparu.<\/p>\n

Rien n\u2019est anodin dans la m\u00e9moire de l\u2019enfance. L\u2019attention involontaire port\u00e9e \u00e0 un d\u00e9tail - une devanture, un visage, un parfum - peut contenir en germe toute une cartographie intime. L\u2019image d\u2019un sourire, celui de Magali, brune aux yeux en amande, suffit \u00e0 r\u00e9veiller une joie ancienne, diffuse. Elle surgit comme l\u2019eau d\u2019une vanne de trottoir, jaillissant en spirale, incontr\u00f4lable et limpide.<\/p>\n

Les objets et les lieux deviennent alors des indices, des fragments de soi diss\u00e9min\u00e9s dans l\u2019espace. L\u2019entrep\u00f4t pr\u00e8s des abattoirs de Vaugirard, visit\u00e9 enfant avec un grand-p\u00e8re volailleux, est un de ces lieux-cl\u00e9s. D\u00e9sordre absolu, accumulation absurde de flippers, mannequins de cire, distributeurs de friandises et v\u00e9los d\u00e9sarticul\u00e9s. Ce capharna\u00fcm n\u2019\u00e9tait pas une simple n\u00e9gligence mais un refus de l\u2019ordre, une r\u00e9sistance invisible \u00e0 la rationalit\u00e9 impos\u00e9e. Un ent\u00eatement secret que l\u2019on retrouve chez ceux qui, sans le savoir, transmettent une d\u00e9fiance aux g\u00e9n\u00e9rations suivantes.<\/p>\n

Entre cette obsession du retour et la qu\u00eate d\u2019un ancrage, un combat int\u00e9rieur se joue : celui de l\u2019ordre et du chaos. L\u2019ordre impos\u00e9, celui qui classe, range, discipline. Le chaos f\u00e9cond, celui qui permet l\u2019association libre, la m\u00e9moire en mouvement. Sur un mur de cet entrep\u00f4t du pass\u00e9, une affichette \u00e9nonce une maxime paradoxale : Une place pour chaque chose et chaque chose \u00e0 sa place.<\/em> Elle provoque le rire autant que la m\u00e9lancolie. Car cette phrase, en d\u00e9calage avec le d\u00e9sordre ambiant, r\u00e9v\u00e8le une autre lutte : celle d\u2019une g\u00e9n\u00e9ration ayant connu la guerre et son besoin de structurer le monde face \u00e0 l\u2019ab\u00eeme du d\u00e9sordre.<\/p>\n

La m\u00e9moire des lieux, la spirale des souvenirs, l\u2019obsession du d\u00e9tail perdu et retrouv\u00e9 : tout cela compose le motif du retour. Mais au fond, qu\u2019est-ce que rentrer chez soi ? Ce n\u2019est peut-\u00eatre pas retrouver un point fixe mais accepter la mouvance, s\u2019accorder au dialogue entre ce qui fut et ce qui demeure. Accepter aussi que le chez-soi n\u2019est pas toujours un lieu, mais une langue, une musique int\u00e9rieure qui nous accompagne et nous fa\u00e7onne.<\/p>\n

Dans cet exercice de retour, l\u2019\u00e9criture se fait passage. Elle transforme les vestiges du pass\u00e9 en mati\u00e8re vivante, dig\u00e9rant les strates du souvenir pour en restituer la po\u00e9sie et l\u2019\u00e9nigme. Revenir chez soi, c\u2019est peut-\u00eatre avant tout pr\u00eater attention. Observer, \u00e9couter. Et \u00e0 travers cette attention, entendre enfin ce qui, depuis toujours, tente de nous parler.\nIllustration<\/strong> Paul Klee , La spirale du temps<\/p>", "content_text": " Rentrer chez soi, revenir en arri\u00e8re. Loin de l\u2019ordinaire progression d\u2019un point A vers un point B, il s\u2019agit ici d\u2019un mouvement inverse, une trajectoire qui d\u00e9fie la lin\u00e9arit\u00e9 du temps et de l\u2019espace. Mais qu\u2019est-ce que ce \"chez soi\" ? Est-il un lieu, un souvenir, une sensation ? Et comment y retourne-t-on sans s\u2019\u00e9garer dans des illusions ou des fictions personnelles ? Le concept du retour pose une question essentielle : o\u00f9 se situe ce point d\u2019ancrage que nous appelons chez soi ? Ce n\u2019est pas tant un \"je\" ou un \"moi\" qu\u2019un espace investi de m\u00e9moire et de perception. Un immeuble, une maison, une rue peuvent fonctionner comme m\u00e9taphores, des balises pos\u00e9es dans la brume du temps. Pourtant, cette certitude vacille : ce que nous appelons chez soi est-il tangible ou n\u2019est-il qu\u2019un mirage, un souvenir qui se dissout d\u00e8s qu\u2019on tente de l\u2019atteindre ? Le retour, plut\u00f4t qu\u2019un trajet rectiligne, prend la forme d\u2019une spirale, une boucle o\u00f9 d\u00e9but et fin se confondent. Cette confusion, cette indistinction entre origine et destination, est une \u00e9nigme persistante, un symbole dont le sens \u00e9chappe toujours un peu. Ainsi, revisiter un lieu de l\u2019enfance, c\u2019est en r\u00e9alit\u00e9 superposer des strates temporelles, un va-et-vient incessant entre ce qui \u00e9tait et ce qui est devenu. C\u2019est pr\u00e9cis\u00e9ment ce qu\u2019offre l\u2019exploration moderne des lieux via Google Earth. D\u2019un clic, on retrouve une rue famili\u00e8re, un immeuble, un coin de trottoir autrefois anodin. Pourtant, quelque chose cloche : le marchand de couleurs a disparu, remplac\u00e9 par un salon de beaut\u00e9. Cette absence agit comme une r\u00e9v\u00e9lation. Elle d\u00e9voile un paradoxe : c\u2019est en constatant ces manques, ces ruptures dans la continuit\u00e9, que le pass\u00e9 redevient tangible. La m\u00e9moire ne repose pas tant sur ce qui est encore l\u00e0, mais sur ce qui a disparu. Rien n\u2019est anodin dans la m\u00e9moire de l\u2019enfance. L\u2019attention involontaire port\u00e9e \u00e0 un d\u00e9tail - une devanture, un visage, un parfum - peut contenir en germe toute une cartographie intime. L\u2019image d\u2019un sourire, celui de Magali, brune aux yeux en amande, suffit \u00e0 r\u00e9veiller une joie ancienne, diffuse. Elle surgit comme l\u2019eau d\u2019une vanne de trottoir, jaillissant en spirale, incontr\u00f4lable et limpide. Les objets et les lieux deviennent alors des indices, des fragments de soi diss\u00e9min\u00e9s dans l\u2019espace. L\u2019entrep\u00f4t pr\u00e8s des abattoirs de Vaugirard, visit\u00e9 enfant avec un grand-p\u00e8re volailleux, est un de ces lieux-cl\u00e9s. D\u00e9sordre absolu, accumulation absurde de flippers, mannequins de cire, distributeurs de friandises et v\u00e9los d\u00e9sarticul\u00e9s. Ce capharna\u00fcm n\u2019\u00e9tait pas une simple n\u00e9gligence mais un refus de l\u2019ordre, une r\u00e9sistance invisible \u00e0 la rationalit\u00e9 impos\u00e9e. Un ent\u00eatement secret que l\u2019on retrouve chez ceux qui, sans le savoir, transmettent une d\u00e9fiance aux g\u00e9n\u00e9rations suivantes. Entre cette obsession du retour et la qu\u00eate d\u2019un ancrage, un combat int\u00e9rieur se joue : celui de l\u2019ordre et du chaos. L\u2019ordre impos\u00e9, celui qui classe, range, discipline. Le chaos f\u00e9cond, celui qui permet l\u2019association libre, la m\u00e9moire en mouvement. Sur un mur de cet entrep\u00f4t du pass\u00e9, une affichette \u00e9nonce une maxime paradoxale : *Une place pour chaque chose et chaque chose \u00e0 sa place.* Elle provoque le rire autant que la m\u00e9lancolie. Car cette phrase, en d\u00e9calage avec le d\u00e9sordre ambiant, r\u00e9v\u00e8le une autre lutte : celle d\u2019une g\u00e9n\u00e9ration ayant connu la guerre et son besoin de structurer le monde face \u00e0 l\u2019ab\u00eeme du d\u00e9sordre. La m\u00e9moire des lieux, la spirale des souvenirs, l\u2019obsession du d\u00e9tail perdu et retrouv\u00e9 : tout cela compose le motif du retour. Mais au fond, qu\u2019est-ce que rentrer chez soi ? Ce n\u2019est peut-\u00eatre pas retrouver un point fixe mais accepter la mouvance, s\u2019accorder au dialogue entre ce qui fut et ce qui demeure. Accepter aussi que le chez-soi n\u2019est pas toujours un lieu, mais une langue, une musique int\u00e9rieure qui nous accompagne et nous fa\u00e7onne. Dans cet exercice de retour, l\u2019\u00e9criture se fait passage. Elle transforme les vestiges du pass\u00e9 en mati\u00e8re vivante, dig\u00e9rant les strates du souvenir pour en restituer la po\u00e9sie et l\u2019\u00e9nigme. Revenir chez soi, c\u2019est peut-\u00eatre avant tout pr\u00eater attention. Observer, \u00e9couter. Et \u00e0 travers cette attention, entendre enfin ce qui, depuis toujours, tente de nous parler. **Illustration** Paul Klee , La spirale du temps ", "image": "https:\/\/ledibbouk.net\/IMG\/logo\/la-spirale-du-temps-paul-klee.jpg?1748065134", "tags": ["Autofiction et Introspection"] } ,{ "id": "https:\/\/ledibbouk.net\/28-juin-2022.html", "url": "https:\/\/ledibbouk.net\/28-juin-2022.html", "title": "28 juin 2022", "date_published": "2022-06-28T16:27:00Z", "date_modified": "2025-03-07T17:28:04Z", "author": {"name": "Patrick Blanchon"}, "content_html": "<\/span>

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\n\n \n\t\t<\/a>\n<\/figure>\n<\/div><\/span>\n

Ce n\u2019est pas la rue de la Ga\u00eet\u00e9 de Perec. Il y a longtemps que je n\u2019habite plus Paris, sinon j\u2019aurais sans doute tent\u00e9 le coup des enveloppes, le jeu du d\u00e9coupage entre r\u00e9el et imagination. Mais tout ce que j\u2019ai aujourd\u2019hui, c\u2019est Google Earth et une m\u00e9moire vacillante. La m\u00e9moire, c\u2019est pour \u00e7a que je m\u2019appuie sur des photographies. Mais m\u00eame avec des photographies, la m\u00e9moire reste capricieuse. J\u2019essaie, on verra bien. Des bribes, des fragments, au fur et \u00e0 mesure, dans l\u2019ordre o\u00f9 \u00e7a me revient.<\/p>\n

La ville commence sous les pneus de la voiture qui roule sur les pav\u00e9s. \u00c0 l\u2019\u00e9poque, on ne disait pas encore « v\u00e9hicule ». Les pav\u00e9s r\u00e9sonnent sous les roues : tougoudougoudou, tougoudougoudou<\/em>. On tourne, on va tout droit, encore et encore. Tougoudougoudou<\/em>. Puis on ralentit. Une voix dit : « On arrive. » Une autre r\u00e9pond : « Merde, il n\u2019y a encore pas de place. » Alors, on se gare en double file pour d\u00e9charger les valises. La rue Jobb\u00e9 Duval est en pente. On entend le frein \u00e0 main, suivi du bruit sourd d\u2019une vitesse qu\u2019on engage avant de couper le moteur. Pas longtemps. Il faut faire vite. Klaxon d\u2019un camion, peut-\u00eatre un de ces \u00e9normes camions poubelle. Une porti\u00e8re claque, le moteur red\u00e9marre. Une odeur d\u2019essence flotte un instant avant d\u2019\u00eatre recouverte par celle de la ville. L\u2019odeur de Paris. Ind\u00e9finissable, mais unique.<\/p>\n

Quelques arbres ch\u00e9tifs jalonnent maintenant la rue. Autrefois, il n\u2019y en avait qu\u2019un. Un seul, dont le tronc s\u2019enracinait au centre d\u2019une plaque de fonte orn\u00e9e de motifs amusants, g\u00e9om\u00e9triques, vaguement floraux, peut-\u00eatre inspir\u00e9s des feuilles d\u2019acacia. On en trouvait le long du canal, dans l\u2019Allier. Une plaque circulaire en fonte, comme celles que l\u2019on forgeait autrefois, peut-\u00eatre \u00e0 l\u2019\u00e9poque de l\u2019Art nouveau, quand les fonderies n\u2019\u00e9taient pas encore des salles de spectacle, des mus\u00e9es ou des cin\u00e9mas. On ne pose plus ce genre de plaque ouvrag\u00e9e, cern\u00e9e d\u2019un fin liser\u00e9 de pierre taill\u00e9e. Pourtant, elle \u00e9tait l\u00e0, sur un \u00eelot discret, au beau milieu de la rue Jobb\u00e9 Duval, qui commence rue des Morillons et finit rue Dombasle, \u00e0 moins que l\u2019on prenne la rue dans l\u2019autre sens. Autrefois, ce petit arbre ch\u00e9tif \u00e9tait le seul. Pas de bancs pour s\u2019asseoir. Aujourd\u2019hui, ils ont plant\u00e9 d\u2019autres arbres. Tout aussi ch\u00e9tifs. Et ils ont ajout\u00e9 un banc. Qui vient s\u2019asseoir ici ? En tout cas, c\u2019est \u00e0 cet endroit, l\u00e0 o\u00f9 la rue s\u2019\u00e9vase l\u00e9g\u00e8rement, qu\u2019elle forme une sorte de place. Une place sans nom.<\/p>\n

Au 15 bis de la rue Jobb\u00e9 Duval, une lourde porte se pousse apr\u00e8s qu\u2019on a press\u00e9 un petit bouton d\u00e9passant d\u2019une plaque dor\u00e9e. Un bruit long de gr\u00e9sillement accompagne l\u2019ouverture. Mais la porte ne s\u2019ouvre pas seule. Il faut la pousser. Elle est lourde. Tout en haut de l\u2019immeuble habitent ceux qu\u2019on vient voir. Pour les atteindre, il faut traverser un couloir bord\u00e9 de miroirs. On se voit dans la glace, puis dans l\u2019autre glace. Puis on pousse une seconde porte, vitr\u00e9e, bien plus l\u00e9g\u00e8re. Derri\u00e8re, la loge des concierges, les Gassion. Monsieur et Madame Gassion. Sur leur porte, un rideau. Sur le rideau, une fausse cigale en plastique. Quand on toque pour dire bonjour, un bruit de cigale retentit, suivi du gazouillement d\u2019un canari jaune dans une cage m\u00e9tallique. La cigale est fausse. Le canari, lui, est bien r\u00e9el.<\/p>\n

Avant de monter les sept \u00e9tages par l\u2019escalier recouvert d\u2019un tapis rouge sentant l\u2019encaustique et le caf\u00e9, on peut emprunter l\u2019ascenseur, coinc\u00e9 sous la vol\u00e9e de marches.<\/p>\n

\u00c0 l\u2019angle de la rue Jobb\u00e9 Duval et de la rue des Morillons, il y a une boulangerie. Si l\u2019on remonte, elle est \u00e0 gauche. Si l\u2019on descend, elle est \u00e0 droite. Sa devanture n\u2019a presque pas chang\u00e9. Certaines choses changent dans la rue Jobb\u00e9 Duval, d\u2019autres non. Le marchand de couleurs a disparu, remplac\u00e9 par un salon de beaut\u00e9. Mais la boulangerie est toujours l\u00e0. Ses propri\u00e9taires ont chang\u00e9. La disposition des \u00e9tals \u00e0 l\u2019int\u00e9rieur aussi. Avant, sur la gauche en entrant, un pr\u00e9sentoir rappelant celui des parapluies accueillait des « surprises » : des petits paquets remplis de papier journal chiffonn\u00e9 et, au centre, un jouet en plastique. Il y avait aussi, si je me souviens bien, des bonbons.\nIllustration<\/strong> : Edouard L\u00e9on Cort\u00e8s, Boulevard des Italiens sous la pluie<\/p>", "content_text": " Ce n\u2019est pas la rue de la Ga\u00eet\u00e9 de Perec. Il y a longtemps que je n\u2019habite plus Paris, sinon j\u2019aurais sans doute tent\u00e9 le coup des enveloppes, le jeu du d\u00e9coupage entre r\u00e9el et imagination. Mais tout ce que j\u2019ai aujourd\u2019hui, c\u2019est Google Earth et une m\u00e9moire vacillante. La m\u00e9moire, c\u2019est pour \u00e7a que je m\u2019appuie sur des photographies. Mais m\u00eame avec des photographies, la m\u00e9moire reste capricieuse. J\u2019essaie, on verra bien. Des bribes, des fragments, au fur et \u00e0 mesure, dans l\u2019ordre o\u00f9 \u00e7a me revient. La ville commence sous les pneus de la voiture qui roule sur les pav\u00e9s. \u00c0 l\u2019\u00e9poque, on ne disait pas encore \"v\u00e9hicule\". Les pav\u00e9s r\u00e9sonnent sous les roues : *tougoudougoudou, tougoudougoudou*. On tourne, on va tout droit, encore et encore. *Tougoudougoudou*. Puis on ralentit. Une voix dit : \"On arrive.\" Une autre r\u00e9pond : \"Merde, il n\u2019y a encore pas de place.\" Alors, on se gare en double file pour d\u00e9charger les valises. La rue Jobb\u00e9 Duval est en pente. On entend le frein \u00e0 main, suivi du bruit sourd d\u2019une vitesse qu\u2019on engage avant de couper le moteur. Pas longtemps. Il faut faire vite. Klaxon d\u2019un camion, peut-\u00eatre un de ces \u00e9normes camions poubelle. Une porti\u00e8re claque, le moteur red\u00e9marre. Une odeur d\u2019essence flotte un instant avant d\u2019\u00eatre recouverte par celle de la ville. L\u2019odeur de Paris. Ind\u00e9finissable, mais unique. Quelques arbres ch\u00e9tifs jalonnent maintenant la rue. Autrefois, il n\u2019y en avait qu\u2019un. Un seul, dont le tronc s\u2019enracinait au centre d\u2019une plaque de fonte orn\u00e9e de motifs amusants, g\u00e9om\u00e9triques, vaguement floraux, peut-\u00eatre inspir\u00e9s des feuilles d\u2019acacia. On en trouvait le long du canal, dans l\u2019Allier. Une plaque circulaire en fonte, comme celles que l\u2019on forgeait autrefois, peut-\u00eatre \u00e0 l\u2019\u00e9poque de l\u2019Art nouveau, quand les fonderies n\u2019\u00e9taient pas encore des salles de spectacle, des mus\u00e9es ou des cin\u00e9mas. On ne pose plus ce genre de plaque ouvrag\u00e9e, cern\u00e9e d\u2019un fin liser\u00e9 de pierre taill\u00e9e. Pourtant, elle \u00e9tait l\u00e0, sur un \u00eelot discret, au beau milieu de la rue Jobb\u00e9 Duval, qui commence rue des Morillons et finit rue Dombasle, \u00e0 moins que l\u2019on prenne la rue dans l\u2019autre sens. Autrefois, ce petit arbre ch\u00e9tif \u00e9tait le seul. Pas de bancs pour s\u2019asseoir. Aujourd\u2019hui, ils ont plant\u00e9 d\u2019autres arbres. Tout aussi ch\u00e9tifs. Et ils ont ajout\u00e9 un banc. Qui vient s\u2019asseoir ici ? En tout cas, c\u2019est \u00e0 cet endroit, l\u00e0 o\u00f9 la rue s\u2019\u00e9vase l\u00e9g\u00e8rement, qu\u2019elle forme une sorte de place. Une place sans nom. Au 15 bis de la rue Jobb\u00e9 Duval, une lourde porte se pousse apr\u00e8s qu\u2019on a press\u00e9 un petit bouton d\u00e9passant d\u2019une plaque dor\u00e9e. Un bruit long de gr\u00e9sillement accompagne l\u2019ouverture. Mais la porte ne s\u2019ouvre pas seule. Il faut la pousser. Elle est lourde. Tout en haut de l\u2019immeuble habitent ceux qu\u2019on vient voir. Pour les atteindre, il faut traverser un couloir bord\u00e9 de miroirs. On se voit dans la glace, puis dans l\u2019autre glace. Puis on pousse une seconde porte, vitr\u00e9e, bien plus l\u00e9g\u00e8re. Derri\u00e8re, la loge des concierges, les Gassion. Monsieur et Madame Gassion. Sur leur porte, un rideau. Sur le rideau, une fausse cigale en plastique. Quand on toque pour dire bonjour, un bruit de cigale retentit, suivi du gazouillement d\u2019un canari jaune dans une cage m\u00e9tallique. La cigale est fausse. Le canari, lui, est bien r\u00e9el. Avant de monter les sept \u00e9tages par l\u2019escalier recouvert d\u2019un tapis rouge sentant l\u2019encaustique et le caf\u00e9, on peut emprunter l\u2019ascenseur, coinc\u00e9 sous la vol\u00e9e de marches. \u00c0 l\u2019angle de la rue Jobb\u00e9 Duval et de la rue des Morillons, il y a une boulangerie. Si l\u2019on remonte, elle est \u00e0 gauche. Si l\u2019on descend, elle est \u00e0 droite. Sa devanture n\u2019a presque pas chang\u00e9. Certaines choses changent dans la rue Jobb\u00e9 Duval, d\u2019autres non. Le marchand de couleurs a disparu, remplac\u00e9 par un salon de beaut\u00e9. Mais la boulangerie est toujours l\u00e0. Ses propri\u00e9taires ont chang\u00e9. La disposition des \u00e9tals \u00e0 l\u2019int\u00e9rieur aussi. Avant, sur la gauche en entrant, un pr\u00e9sentoir rappelant celui des parapluies accueillait des \"surprises\" : des petits paquets remplis de papier journal chiffonn\u00e9 et, au centre, un jouet en plastique. Il y avait aussi, si je me souviens bien, des bonbons. **Illustration** : Edouard L\u00e9on Cort\u00e8s, Boulevard des Italiens sous la pluie ", "image": "https:\/\/ledibbouk.net\/IMG\/logo\/edouard_leon_cortes_e1203_boulevard_des_italiens_wm.jpg?1748065137", "tags": ["Auteurs litt\u00e9raires", "Espaces lieux "] } ,{ "id": "https:\/\/ledibbouk.net\/27-juin-2022.html", "url": "https:\/\/ledibbouk.net\/27-juin-2022.html", "title": "27 juin 2022", "date_published": "2022-06-27T16:13:00Z", "date_modified": "2025-03-07T17:13:43Z", "author": {"name": "Patrick Blanchon"}, "content_html": "<\/span>

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\n\n \n\t\t<\/a>\n<\/figure>\n<\/div><\/span>\n

C\u2019est dans cet entre-deux, entre l\u2019implicite et l\u2019explicite, que j\u2019habite. \u00c9crire m\u2019aide, sans doute, \u00e0 mieux comprendre cette distance qui s\u00e9pare ces deux notions. Et donc, \u00e0 mieux mesurer mon propre espace. Souvent, comme dans la vraie vie, cet espace est r\u00e9duit, exigu, mais j\u2019essaie toujours d\u2019en repousser les murs, \u00e0 ma guise. M\u00eame la notion d\u2019exigu\u00eft\u00e9, qui semblerait \u00e9vidente pour chacun, devient alors mati\u00e8re \u00e0 questionnement. Cela revient \u00e0 interroger notre compr\u00e9hension, \u00e0 la fois collective et intime, de l\u2019espace en g\u00e9n\u00e9ral. <\/p>\n

Toutes ces chambres d\u2019h\u00f4tel o\u00f9 j\u2019ai pass\u00e9 une grande partie de ma vie, je ne les ai pas choisies par hasard. Ce n\u2019\u00e9tait pas une fatalit\u00e9, m\u00eame si parfois, par lassitude, j\u2019ai renonc\u00e9 \u00e0 en sonder les v\u00e9ritables raisons. M\u00eame si, parfois, je m\u2019en suis plaint, cherchant \u00e0 me glisser dans la peau d\u2019un personnage dosto\u00efevskien, seule l\u2019imagination aura \u00e9t\u00e9 responsable de cette plainte. Pourtant, si je r\u00e9fl\u00e9chis aux b\u00e9n\u00e9fices que j\u2019ai pu tirer d\u2019habiter ainsi dans une m\u00e9taphore de l\u2019exigu\u00eft\u00e9 et de l\u2019enfermement, je pourrais bien \u00eatre surpris par ce que j\u2019y d\u00e9couvrirais. <\/p>\n

Cr\u00e9er justement un espace propice \u00e0 la cr\u00e9ation : voil\u00e0 l\u2019essentiel. Le seul qui, comme un port d\u2019attache, me permette de naviguer entre l\u2019implicite et l\u2019explicite. D\u2019explorer ces territoires comme on explore des pays \u00e9trangers, puis de revenir en ce point d\u2019ancrage pour mieux en comprendre la g\u00e9ographie, l\u2019\u00e9conomie, la politique, leurs autochtones, leurs m\u0153urs\u2026 Un ethnologue de l\u2019invisible. <\/p>\n

Tout nous semble si \u00e9vident lorsque nous vivons sans y penser, sans consid\u00e9rer qu\u2019un jour nous allons mourir. Cette \u00e9vidence, depuis toujours, me para\u00eet suspecte. Comment pouvons-nous nous enfoncer ainsi dans cette acceptation tacite, ce d\u00e9ni collectif de l\u2019implicite ? Et alors, de quoi est constitu\u00e9, en creux, tout l\u2019explicite, quand nous vivons dans une telle inconscience de l\u2019implicite ? <\/p>\n

Je viens de d\u00e9couvrir un texte de Fabienne Swiatly, extrait de son livre Elles sont en service<\/em>, que Fran\u00e7ois Bon nous a propos\u00e9 dans le cadre de l\u2019atelier d\u2019\u00e9criture #40jours la ville<\/strong>. Ce sont des portraits de femmes sur leurs lieux de travail, \u00e9crits avec une contrainte : un nombre de mots limit\u00e9 \u00e0 70 ou 90 tout au plus. Sous cette forme de courts paragraphes surgissent des vies enti\u00e8res. En si peu de mots, on ressent la contrainte sociale, la violence du monde. L\u2019accumulation de ces textes produit un effet troublant : sans grand discours, avec une \u00e9conomie de moyens, ces portraits deviennent de grandes pi\u00e8ces. En tant que peintre, j\u2019y vois de gigantesques tableaux, d\u2019immenses formats. <\/p>\n

J\u2019ai aussi envie de partager le blog La trace bleue<\/strong> :
\n🔗
https:\/\/latracebleue.net\/index.php<\/a><\/a> <\/p>\n

Et puis soudain, je me rends compte que ce qui me touche dans le texte de Fabienne Swiatly, c\u2019est qu\u2019elle est n\u00e9e en 1960. Son langage m\u2019est compr\u00e9hensible, aussi bien dans l\u2019implicite que dans l\u2019explicite. Une limpidit\u00e9 qui me secoue, qui m\u2019\u00e9treint.
\nIllustration :<\/strong> Hans Holbein Le Jeune, Les ambassadeurs 1533<\/p>", "content_text": " C\u2019est dans cet entre-deux, entre l\u2019implicite et l\u2019explicite, que j\u2019habite. \u00c9crire m\u2019aide, sans doute, \u00e0 mieux comprendre cette distance qui s\u00e9pare ces deux notions. Et donc, \u00e0 mieux mesurer mon propre espace. Souvent, comme dans la vraie vie, cet espace est r\u00e9duit, exigu, mais j\u2019essaie toujours d\u2019en repousser les murs, \u00e0 ma guise. M\u00eame la notion d\u2019exigu\u00eft\u00e9, qui semblerait \u00e9vidente pour chacun, devient alors mati\u00e8re \u00e0 questionnement. Cela revient \u00e0 interroger notre compr\u00e9hension, \u00e0 la fois collective et intime, de l\u2019espace en g\u00e9n\u00e9ral. Toutes ces chambres d\u2019h\u00f4tel o\u00f9 j\u2019ai pass\u00e9 une grande partie de ma vie, je ne les ai pas choisies par hasard. Ce n\u2019\u00e9tait pas une fatalit\u00e9, m\u00eame si parfois, par lassitude, j\u2019ai renonc\u00e9 \u00e0 en sonder les v\u00e9ritables raisons. M\u00eame si, parfois, je m\u2019en suis plaint, cherchant \u00e0 me glisser dans la peau d\u2019un personnage dosto\u00efevskien, seule l\u2019imagination aura \u00e9t\u00e9 responsable de cette plainte. Pourtant, si je r\u00e9fl\u00e9chis aux b\u00e9n\u00e9fices que j\u2019ai pu tirer d\u2019habiter ainsi dans une m\u00e9taphore de l\u2019exigu\u00eft\u00e9 et de l\u2019enfermement, je pourrais bien \u00eatre surpris par ce que j\u2019y d\u00e9couvrirais. Cr\u00e9er justement un espace propice \u00e0 la cr\u00e9ation : voil\u00e0 l\u2019essentiel. Le seul qui, comme un port d\u2019attache, me permette de naviguer entre l\u2019implicite et l\u2019explicite. D\u2019explorer ces territoires comme on explore des pays \u00e9trangers, puis de revenir en ce point d\u2019ancrage pour mieux en comprendre la g\u00e9ographie, l\u2019\u00e9conomie, la politique, leurs autochtones, leurs m\u0153urs\u2026 Un ethnologue de l\u2019invisible. Tout nous semble si \u00e9vident lorsque nous vivons sans y penser, sans consid\u00e9rer qu\u2019un jour nous allons mourir. Cette \u00e9vidence, depuis toujours, me para\u00eet suspecte. Comment pouvons-nous nous enfoncer ainsi dans cette acceptation tacite, ce d\u00e9ni collectif de l\u2019implicite ? Et alors, de quoi est constitu\u00e9, en creux, tout l\u2019explicite, quand nous vivons dans une telle inconscience de l\u2019implicite ? Je viens de d\u00e9couvrir un texte de Fabienne Swiatly, extrait de son livre *Elles sont en service*, que Fran\u00e7ois Bon nous a propos\u00e9 dans le cadre de l\u2019atelier d\u2019\u00e9criture **#40jours la ville**. Ce sont des portraits de femmes sur leurs lieux de travail, \u00e9crits avec une contrainte : un nombre de mots limit\u00e9 \u00e0 70 ou 90 tout au plus. Sous cette forme de courts paragraphes surgissent des vies enti\u00e8res. En si peu de mots, on ressent la contrainte sociale, la violence du monde. L\u2019accumulation de ces textes produit un effet troublant : sans grand discours, avec une \u00e9conomie de moyens, ces portraits deviennent de grandes pi\u00e8ces. En tant que peintre, j\u2019y vois de gigantesques tableaux, d\u2019immenses formats. J\u2019ai aussi envie de partager le blog **La trace bleue** : 🔗 [https:\/\/latracebleue.net\/index.php](https:\/\/latracebleue.net\/index.php) Et puis soudain, je me rends compte que ce qui me touche dans le texte de Fabienne Swiatly, c\u2019est qu\u2019elle est n\u00e9e en 1960. Son langage m\u2019est compr\u00e9hensible, aussi bien dans l\u2019implicite que dans l\u2019explicite. Une limpidit\u00e9 qui me secoue, qui m\u2019\u00e9treint. **Illustration:** Hans Holbein Le Jeune, Les ambassadeurs 1533 ", "image": "https:\/\/ledibbouk.net\/IMG\/logo\/1096px-hans_holbein_the_younger_-_the_ambassadors_-_google_art_project.jpg?1748065190", "tags": ["Auteurs litt\u00e9raires", "Espaces lieux "] } ,{ "id": "https:\/\/ledibbouk.net\/27-juin-2022-797.html", "url": "https:\/\/ledibbouk.net\/27-juin-2022-797.html", "title": "27 juin 2022", "date_published": "2022-06-27T13:38:00Z", "date_modified": "2025-03-07T14:38:28Z", "author": {"name": "Patrick Blanchon"}, "content_html": "<\/span>

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\n\n \n\t\t<\/a>\n<\/figure>\n<\/div><\/span>

Moi aussi, j\u2019ai tent\u00e9 l\u2019exp\u00e9rience. Je me suis assis sur une chaise au jardin du Luxembourg, face \u00e0 une statue. J\u2019ai tir\u00e9 vers moi une autre chaise en fer, je me suis install\u00e9 et j\u2019ai tendu la main. J\u2019ai attendu ainsi, une journ\u00e9e enti\u00e8re, je crois. Il ne s\u2019est rien pass\u00e9. Enfin, presque rien. Deux passants se sont arr\u00eat\u00e9s, intrigu\u00e9s. L\u2019un d\u2019eux m\u2019a demand\u00e9 ce que je fabriquais l\u00e0, main tendue, devant une statue.<\/p>\n

« Je m\u2019entra\u00eene \u00e0 ne rien recevoir », ai-je r\u00e9pondu, satisfait d\u2019avoir pu ressortir cette phrase de Diog\u00e8ne.<\/p>\n

Ils n\u2019ont rien compris, \u00e9videmment. Ils ont esquiss\u00e9 un geste du doigt sur leur tempe, un petit quart de tour, puis un autre, et sont repartis.\nCela faisait partie de l\u2019exercice, aussi. Accepter d\u2019\u00eatre pris pour un fou, un original. Mais peu importait. J\u2019avais un but, et je ne le perdais pas de vue.<\/p>\n

Ce but, c\u2019\u00e9tait d\u2019atteindre une certaine forme de d\u00e9pouillement. Une pauvret\u00e9 choisie, en somme, mais qui n\u2019\u00e9tait qu\u2019un passage oblig\u00e9.<\/p>\n

Le v\u00e9ritable but, je ne l\u2019ai d\u00e9couvert que bien plus tard, apr\u00e8s m\u2019\u00eatre racont\u00e9 mille mensonges. Ce but, c\u2019\u00e9tait la franchise.<\/p>\n

Pas la franchise envers les autres \u2013 on peut tr\u00e8s bien vivre sans jamais se soucier de cette derni\u00e8re. Mais la franchise envers soi-m\u00eame. Et celle-l\u00e0, si on l\u2019\u00e9vite, si on la manque, a\u00efe, a\u00efe, a\u00efe... C\u2019est comme dans le film Gravity : on finit par errer, seul, enferm\u00e9 dans un scaphandre, perdu dans l\u2019espace intersid\u00e9ral, sans aucun espoir de retour. <\/p>\n


\nIllustration :<\/strong> Rembrandt Le philosophe en m\u00e9ditation 1632<\/p>", "content_text": "Moi aussi, j\u2019ai tent\u00e9 l\u2019exp\u00e9rience. Je me suis assis sur une chaise au jardin du Luxembourg, face \u00e0 une statue. J\u2019ai tir\u00e9 vers moi une autre chaise en fer, je me suis install\u00e9 et j\u2019ai tendu la main. J\u2019ai attendu ainsi, une journ\u00e9e enti\u00e8re, je crois. Il ne s\u2019est rien pass\u00e9. Enfin, presque rien. Deux passants se sont arr\u00eat\u00e9s, intrigu\u00e9s. L\u2019un d\u2019eux m\u2019a demand\u00e9 ce que je fabriquais l\u00e0, main tendue, devant une statue. \u00ab Je m\u2019entra\u00eene \u00e0 ne rien recevoir \u00bb, ai-je r\u00e9pondu, satisfait d\u2019avoir pu ressortir cette phrase de Diog\u00e8ne. Ils n\u2019ont rien compris, \u00e9videmment. Ils ont esquiss\u00e9 un geste du doigt sur leur tempe, un petit quart de tour, puis un autre, et sont repartis. Cela faisait partie de l\u2019exercice, aussi. Accepter d\u2019\u00eatre pris pour un fou, un original. Mais peu importait. J\u2019avais un but, et je ne le perdais pas de vue. Ce but, c\u2019\u00e9tait d\u2019atteindre une certaine forme de d\u00e9pouillement. Une pauvret\u00e9 choisie, en somme, mais qui n\u2019\u00e9tait qu\u2019un passage oblig\u00e9. Le v\u00e9ritable but, je ne l\u2019ai d\u00e9couvert que bien plus tard, apr\u00e8s m\u2019\u00eatre racont\u00e9 mille mensonges. Ce but, c\u2019\u00e9tait la franchise. Pas la franchise envers les autres \u2013 on peut tr\u00e8s bien vivre sans jamais se soucier de cette derni\u00e8re. Mais la franchise envers soi-m\u00eame. Et celle-l\u00e0, si on l\u2019\u00e9vite, si on la manque, a\u00efe, a\u00efe, a\u00efe... C\u2019est comme dans le film Gravity : on finit par errer, seul, enferm\u00e9 dans un scaphandre, perdu dans l\u2019espace intersid\u00e9ral, sans aucun espoir de retour. {{ Illustration :}} Rembrandt Le philosophe en m\u00e9ditation 1632", "image": "https:\/\/ledibbouk.net\/IMG\/logo\/867px-rembrandt_-_the_philosopher_in_meditation.jpg?1748065197", "tags": [] } ,{ "id": "https:\/\/ledibbouk.net\/26-juin-2022.html", "url": "https:\/\/ledibbouk.net\/26-juin-2022.html", "title": "26 juin 2022", "date_published": "2022-06-26T10:58:00Z", "date_modified": "2025-03-07T11:59:01Z", "author": {"name": "Patrick Blanchon"}, "content_html": "<\/span>

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\u00catre comptable. Comptable de ses actes, de la vie de ses passagers, de ses concitoyens, de ses employ\u00e9s, de ses \u00e9l\u00e8ves, de ses enfants, de ses proches, de ses abonn\u00e9s, de ses amis\u2026 et aussi de ses ennemis. Devant une institution, une morale, des r\u00e8gles. Tout cela d\u00e9pendant de l\u2019\u00e9poque, de la soci\u00e9t\u00e9, des contextes historiques.<\/p>\n

Et puis, pire encore, \u00eatre comptable au sens strict. G\u00e9rer un ensemble d\u2019\u00e9critures comptables, s\u2019assurer que chaque ligne trouve sa pi\u00e8ce justificative correspondante. Chaque ann\u00e9e, affronter la liste des justificatifs introuvables, les anomalies du relev\u00e9 bancaire, la pi\u00e8ce jointe d\u2019un email qui vous r\u00e9clame, implacable, de justifier 25,15 \u20ac d\u2019un achat oubli\u00e9. Chaque ann\u00e9e, ouvrir le tiroir, fouiller, tenter de se souvenir.<\/p>\n

On paie pour \u00e7a. Pour devoir prouver, encore et toujours. On paie cher pour \u00e9tablir un r\u00e9sultat, base des cotisations \u00e0 verser \u00e0 l\u2019URSSAF, la CIPAV, les imp\u00f4ts. \u00c0 la fin, on prend un billet de 100 euros, on calcule, et l\u2019on constate que, lorsque tout est justifi\u00e9, valid\u00e9, ponctionn\u00e9, il reste entre 22 et 25 euros. Tout le reste a servi \u00e0 irriguer les vastes m\u00e9canismes de r\u00e9partition : retraite, s\u00e9curit\u00e9 sociale, formation professionnelle, ch\u00f4mage, CSG non d\u00e9ductible.<\/p>\n

La comptabilit\u00e9, ce jeu d\u2019\u00e9quilibriste, strict et mouvant \u00e0 la fois. Un syst\u00e8me de r\u00e8gles qui \u00e9voluent sans cesse, surtout connues des experts-comptables, beaucoup moins par ceux qui doivent s\u2019y soumettre. Il faut produire un r\u00e9sultat, prouver une activit\u00e9, toujours avec un temps de retard : rendre compte de l\u2019ann\u00e9e pass\u00e9e, jamais de l\u2019ann\u00e9e en cours.<\/p>\n

Alors, on accumule. Un tiroir rempli de papiers administratifs, repoussant le moment o\u00f9 il faudra s\u2019y plonger. Certains tiennent leur comptabilit\u00e9 au mois, d\u2019autres \u00e0 la semaine, voire au jour le jour. Une torture. Une absurdit\u00e9 de plus, ajout\u00e9e \u00e0 tant d\u2019autres, comme celle d\u2019avoir plusieurs emplois pour compenser les ponctions incessantes sur son activit\u00e9 principale. L\u2019ind\u00e9pendance dans l\u2019art ? Une illusion. On ne vous laisse pas \u00eatre libre si facilement.<\/p>\n

Sans oublier l\u2019association de gestion qui, moyennant cotisation, permet un abattement fiscal. Sans oublier tout ce que l\u2019on pr\u00e9f\u00e8re oublier, faute de quoi il serait impossible de se lever chaque matin. Alors, on remet \u00e0 plus tard. Jusqu\u2019\u00e0 ce que l\u2019ann\u00e9e \u00e9coul\u00e9e vous rattrape et impose de plonger dans ce tiroir, d\u2019explorer, trier, scanner, justifier. Un moment de compression o\u00f9 tout ce qui aurait d\u00fb \u00eatre fait progressivement s\u2019abat d\u2019un coup.<\/p>\n

Il ne s\u2019agit pas d\u2019\u00eatre contre la n\u00e9cessit\u00e9 d\u2019une comptabilit\u00e9 bien ordonn\u00e9e, garante du bon fonctionnement de la soci\u00e9t\u00e9. Parfois, on tente de se raisonner. Mais quand on observe les \u00e9carts entre le petit entrepreneur et les multinationales, l\u2019injustice saute aux yeux. Les uns payent au centime pr\u00e8s, les autres disposent d\u2019arm\u00e9es de comptables pour optimiser, r\u00e9duire, contourner.<\/p>\n

Alors, on y pense. On se retient de crier que tout cela est obsc\u00e8ne. Pas le temps de r\u00e9criminer, cela aussi prendrait trop de temps. Mais cette obsc\u00e9nit\u00e9 revient \u00e0 l\u2019esprit, notamment en p\u00e9riode d\u2019\u00e9lections, quand les promesses repeignent \u00e0 neuf un vieux mur vermoulu. L\u2019\u00e9vidence est l\u00e0, criante, et pourtant, personne ne la voit.<\/p>\n

Et lorsque, enfin, l\u2019obsc\u00e8ne devient une \u00e9vidence pour le plus grand nombre, que se passe-t-il ? Rien. On modifie l\u00e9g\u00e8rement l\u2019\u00e9vidence. On l\u2019enjolive. Comme si le simple fait de rafra\u00eechir la fa\u00e7ade suffisait \u00e0 masquer ce qui pourrit \u00e0 l\u2019int\u00e9rieur.<\/p>\n

Illustration <\/strong> : Otto Dix, Les joueurs de Skat 1920<\/p>", "content_text": "\u00catre comptable. Comptable de ses actes, de la vie de ses passagers, de ses concitoyens, de ses employ\u00e9s, de ses \u00e9l\u00e8ves, de ses enfants, de ses proches, de ses abonn\u00e9s, de ses amis\u2026 et aussi de ses ennemis. Devant une institution, une morale, des r\u00e8gles. Tout cela d\u00e9pendant de l\u2019\u00e9poque, de la soci\u00e9t\u00e9, des contextes historiques. Et puis, pire encore, \u00eatre comptable au sens strict. G\u00e9rer un ensemble d\u2019\u00e9critures comptables, s\u2019assurer que chaque ligne trouve sa pi\u00e8ce justificative correspondante. Chaque ann\u00e9e, affronter la liste des justificatifs introuvables, les anomalies du relev\u00e9 bancaire, la pi\u00e8ce jointe d\u2019un email qui vous r\u00e9clame, implacable, de justifier 25,15 \u20ac d\u2019un achat oubli\u00e9. Chaque ann\u00e9e, ouvrir le tiroir, fouiller, tenter de se souvenir. On paie pour \u00e7a. Pour devoir prouver, encore et toujours. On paie cher pour \u00e9tablir un r\u00e9sultat, base des cotisations \u00e0 verser \u00e0 l\u2019URSSAF, la CIPAV, les imp\u00f4ts. \u00c0 la fin, on prend un billet de 100 euros, on calcule, et l\u2019on constate que, lorsque tout est justifi\u00e9, valid\u00e9, ponctionn\u00e9, il reste entre 22 et 25 euros. Tout le reste a servi \u00e0 irriguer les vastes m\u00e9canismes de r\u00e9partition : retraite, s\u00e9curit\u00e9 sociale, formation professionnelle, ch\u00f4mage, CSG non d\u00e9ductible. La comptabilit\u00e9, ce jeu d\u2019\u00e9quilibriste, strict et mouvant \u00e0 la fois. Un syst\u00e8me de r\u00e8gles qui \u00e9voluent sans cesse, surtout connues des experts-comptables, beaucoup moins par ceux qui doivent s\u2019y soumettre. Il faut produire un r\u00e9sultat, prouver une activit\u00e9, toujours avec un temps de retard : rendre compte de l\u2019ann\u00e9e pass\u00e9e, jamais de l\u2019ann\u00e9e en cours. Alors, on accumule. Un tiroir rempli de papiers administratifs, repoussant le moment o\u00f9 il faudra s\u2019y plonger. Certains tiennent leur comptabilit\u00e9 au mois, d\u2019autres \u00e0 la semaine, voire au jour le jour. Une torture. Une absurdit\u00e9 de plus, ajout\u00e9e \u00e0 tant d\u2019autres, comme celle d\u2019avoir plusieurs emplois pour compenser les ponctions incessantes sur son activit\u00e9 principale. L\u2019ind\u00e9pendance dans l\u2019art ? Une illusion. On ne vous laisse pas \u00eatre libre si facilement. Sans oublier l\u2019association de gestion qui, moyennant cotisation, permet un abattement fiscal. Sans oublier tout ce que l\u2019on pr\u00e9f\u00e8re oublier, faute de quoi il serait impossible de se lever chaque matin. Alors, on remet \u00e0 plus tard. Jusqu\u2019\u00e0 ce que l\u2019ann\u00e9e \u00e9coul\u00e9e vous rattrape et impose de plonger dans ce tiroir, d\u2019explorer, trier, scanner, justifier. Un moment de compression o\u00f9 tout ce qui aurait d\u00fb \u00eatre fait progressivement s\u2019abat d\u2019un coup. Il ne s\u2019agit pas d\u2019\u00eatre contre la n\u00e9cessit\u00e9 d\u2019une comptabilit\u00e9 bien ordonn\u00e9e, garante du bon fonctionnement de la soci\u00e9t\u00e9. Parfois, on tente de se raisonner. Mais quand on observe les \u00e9carts entre le petit entrepreneur et les multinationales, l\u2019injustice saute aux yeux. Les uns payent au centime pr\u00e8s, les autres disposent d\u2019arm\u00e9es de comptables pour optimiser, r\u00e9duire, contourner. Alors, on y pense. On se retient de crier que tout cela est obsc\u00e8ne. Pas le temps de r\u00e9criminer, cela aussi prendrait trop de temps. Mais cette obsc\u00e9nit\u00e9 revient \u00e0 l\u2019esprit, notamment en p\u00e9riode d\u2019\u00e9lections, quand les promesses repeignent \u00e0 neuf un vieux mur vermoulu. L\u2019\u00e9vidence est l\u00e0, criante, et pourtant, personne ne la voit. Et lorsque, enfin, l\u2019obsc\u00e8ne devient une \u00e9vidence pour le plus grand nombre, que se passe-t-il ? Rien. On modifie l\u00e9g\u00e8rement l\u2019\u00e9vidence. On l\u2019enjolive. Comme si le simple fait de rafra\u00eechir la fa\u00e7ade suffisait \u00e0 masquer ce qui pourrit \u00e0 l\u2019int\u00e9rieur. {{Illustration }} : Otto Dix, Les joueurs de Skat 1920", "image": "https:\/\/ledibbouk.net\/IMG\/logo\/les-joueurs-de-skat1.jpg?1748065205", "tags": ["Autofiction et Introspection"] } ,{ "id": "https:\/\/ledibbouk.net\/25-juin-2022.html", "url": "https:\/\/ledibbouk.net\/25-juin-2022.html", "title": "25 juin 2022", "date_published": "2022-06-25T11:08:00Z", "date_modified": "2025-03-07T12:08:46Z", "author": {"name": "Patrick Blanchon"}, "content_html": "<\/span>

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\n\n \n\t\t<\/a>\n<\/figure>\n<\/div><\/span>\n

Je viens de comprendre un truc mais je ne sais pas quoi. \u00c7a m\u2019\u00e9chappe. Avant, \u00e7a m\u2019\u00e9chappait sans que je le sache. Maintenant, je le sais. C\u2019est \u00e7a la diff\u00e9rence. Une diff\u00e9rence qui ne dit rien. Une diff\u00e9rence qui m\u2019ouvre un espace, un blanc. Un blanc o\u00f9 les mots b\u00e9gayent. O\u00f9 je b\u00e9gaye. <\/p>\n

C\u2019est bizarre. C\u2019est flou. Flou sans contour. Flou qui ne se laisse pas attraper. Comme une pr\u00e9sence qu\u2019on sent sans savoir o\u00f9 la placer. Comme une absence qui insiste. C\u2019est autre chose. Autre chose que ce que j\u2019ai cru savoir. Autre chose que ce que j\u2019ai cru comprendre. Mais quoi ?<\/p>\n

\u00c9crire me fait b\u00e9gayer. Moi qui ne b\u00e9gaie pas. Dans la vie, non. Mais l\u00e0, maintenant, dans l\u2019\u00e9criture, oui. Je tr\u00e9buche sur les mots. Je r\u00e9p\u00e8te. Je reviens. Pourquoi ? Pourquoi cette r\u00e9sistance, cette h\u00e9sitation ? Faut-il revenir en arri\u00e8re ? Faut-il remonter \u00e0 l\u2019origine ? Et quelle origine ?<\/p>\n

Je n\u2019en sais rien. Mais je sens qu\u2019il faut. Sentir avant de savoir. \u00c9crire sans chercher \u00e0 comprendre. Se d\u00e9tacher du « je », du moi, du poids des choses s\u00fbres. C\u2019est possible, \u00e7a ? Je ne sais pas. Et ce « ne pas savoir », c\u2019est peut-\u00eatre un bon point de d\u00e9part. Peut-\u00eatre.<\/p>\n

J\u2019ai cru savoir. J\u2019ai cru comprendre. Trop. Toujours trop. Mais qu\u2019est-ce que \u00e7a veut dire, savoir ? Une impression ? Un paquet qu\u2019on transporte, qu\u2019on d\u00e9pose sur un \u00e9talage ? On a un paquet de mots, un paquet d\u2019id\u00e9es, et on veut le poser l\u00e0, pour qu\u2019il soit vu, jug\u00e9, accept\u00e9 ? Mais est-ce seulement \u00e7a ?<\/p>\n

Je sens que non. Que ce n\u2019est pas seulement \u00e7a. \u00c7a vient de plus loin. Plus loin que plus loin. Mais d\u2019o\u00f9 ?<\/p>\n

\u00c9crire et peindre, m\u00eame chose. Une question d\u2019espace. Mais quel espace ? La surface d\u2019une page, d\u2019une toile ? Ou bien autre chose ? Un espace trafiqu\u00e9 par la m\u00e9moire, par la pens\u00e9e ? Et cette pens\u00e9e, d\u2019o\u00f9 vient-elle ? Pourquoi ce besoin de se retrouver en elle, encore et encore ? <\/p>\n

Pourquoi vouloir une forme ? Pourquoi vouloir organiser ? Pourquoi cette volont\u00e9 d\u2019agencement ? Et au fond, est-ce qu\u2019on cr\u00e9e pour plaire ? Pour \u00eatre accept\u00e9 ? Si oui, par qui ?<\/p>\n

J\u2019ai appris \u00e0 \u00e9crire seul. En n\u2019en faisant qu\u2019\u00e0 ma t\u00eate. En \u00e9vitant de trop lire les autres. Par peur d\u2019imiter. Par peur de dispara\u00eetre sous d\u2019autres voix. Par peur de ne pas \u00eatre moi. Mais qui suis-je, vraiment ? Y a-t-il une preuve, un signe, un point fixe qui dirait : « c\u2019est moi » ? <\/p>\n

Toujours cette insistance. Toujours cette obstination \u00e0 vouloir \u00eatre « soi ». Mais \u00e7a ne s\u2019arr\u00eate jamais. \u00c7a tourne en rond. Comme une obsession vide.<\/p>\n

Au d\u00e9but, j\u2019\u00e9crivais sans ponctuation. Naturellement. Laisser l\u2019\u00e9criture aller, sans barri\u00e8re, sans contrainte. Puis j\u2019ai c\u00e9d\u00e9. J\u2019ai remis la ponctuation. Par soumission ? Par fatigue ? Pour retrouver des forces avant d\u2019y retourner ? Je ne sais pas. Mais je sens que je dois y revenir. Revenir \u00e0 l\u2019origine. \u00c0 l\u2019absence de ponctuation. Pour voir o\u00f9 \u00e7a m\u00e8ne. Pour laisser l\u2019\u00e9criture respirer. Sans lui faire obstacle.<\/p>\n

« Tu te cherches », disent les autres. Comme si c\u2019\u00e9tait un manque. Comme si, eux, s\u2019\u00e9taient trouv\u00e9s. Mais ce qu\u2019ils ont trouv\u00e9, n\u2019est-ce pas ce que d\u2019autres ont trouv\u00e9 avant eux ? Un masque ? Une copie ? <\/p>\n

Imiter, j\u2019ai fait \u00e7a aussi. Mais je le savais. Peut-on toujours s\u2019en souvenir ? Peut-on vivre sans oublier ?<\/p>\n

Christophe Tarkos est mort \u00e0 42 ans. Je devrais me procurer ses livres. Comprendre comment il faisait ses gammes. Il n\u2019a pas tout publi\u00e9 de son vivant. D\u2019autres l\u2019ont fait pour lui. Alors, que lisons-nous quand nous le lisons ? Son intention ? Ou autre chose ? <\/p>\n

J\u2019ai arr\u00eat\u00e9 d\u2019\u00e9crire vers 42 ans. Je ne savais plus comment m\u2019en sortir. Cette confusion entre \u00e9criture et autobiographie. Il m\u2019a fallu attendre 58 ans pour y retourner. Non pas en \u00e9vitant l\u2019autobiographie, mais en l\u2019\u00e9puisant. En la poussant au bout. <\/p>\n

Mais je n\u2019avais pas pens\u00e9 \u00e0 la forme. C\u2019est maintenant que je comprends. Gr\u00e2ce aux textes que je re\u00e7ois en PDF, dans cet atelier d\u2019\u00e9criture. La forme compte. La forme est tout. Surtout quand elle commence informe.<\/p>\n

Je viens de comprendre un truc. Mais \u00e7a reste confus. Mieux vaut attendre. Laisser reposer. Relire plus tard. Comme on retourne un tableau pour voir ce qui en reste, une fois l\u2019\u00e9motion dissip\u00e9e.<\/p>\n

Illustration<\/strong> : Francis Bacon, Etude pour un portrait 1953<\/p>", "content_text": " Je viens de comprendre un truc mais je ne sais pas quoi. \u00c7a m\u2019\u00e9chappe. Avant, \u00e7a m\u2019\u00e9chappait sans que je le sache. Maintenant, je le sais. C\u2019est \u00e7a la diff\u00e9rence. Une diff\u00e9rence qui ne dit rien. Une diff\u00e9rence qui m\u2019ouvre un espace, un blanc. Un blanc o\u00f9 les mots b\u00e9gayent. O\u00f9 je b\u00e9gaye. C\u2019est bizarre. C\u2019est flou. Flou sans contour. Flou qui ne se laisse pas attraper. Comme une pr\u00e9sence qu\u2019on sent sans savoir o\u00f9 la placer. Comme une absence qui insiste. C\u2019est autre chose. Autre chose que ce que j\u2019ai cru savoir. Autre chose que ce que j\u2019ai cru comprendre. Mais quoi ? \u00c9crire me fait b\u00e9gayer. Moi qui ne b\u00e9gaie pas. Dans la vie, non. Mais l\u00e0, maintenant, dans l\u2019\u00e9criture, oui. Je tr\u00e9buche sur les mots. Je r\u00e9p\u00e8te. Je reviens. Pourquoi ? Pourquoi cette r\u00e9sistance, cette h\u00e9sitation ? Faut-il revenir en arri\u00e8re ? Faut-il remonter \u00e0 l\u2019origine ? Et quelle origine ? Je n\u2019en sais rien. Mais je sens qu\u2019il faut. Sentir avant de savoir. \u00c9crire sans chercher \u00e0 comprendre. Se d\u00e9tacher du \"je\", du moi, du poids des choses s\u00fbres. C\u2019est possible, \u00e7a ? Je ne sais pas. Et ce \"ne pas savoir\", c\u2019est peut-\u00eatre un bon point de d\u00e9part. Peut-\u00eatre. J\u2019ai cru savoir. J\u2019ai cru comprendre. Trop. Toujours trop. Mais qu\u2019est-ce que \u00e7a veut dire, savoir ? Une impression ? Un paquet qu\u2019on transporte, qu\u2019on d\u00e9pose sur un \u00e9talage ? On a un paquet de mots, un paquet d\u2019id\u00e9es, et on veut le poser l\u00e0, pour qu\u2019il soit vu, jug\u00e9, accept\u00e9 ? Mais est-ce seulement \u00e7a ? Je sens que non. Que ce n\u2019est pas seulement \u00e7a. \u00c7a vient de plus loin. Plus loin que plus loin. Mais d\u2019o\u00f9 ? \u00c9crire et peindre, m\u00eame chose. Une question d\u2019espace. Mais quel espace ? La surface d\u2019une page, d\u2019une toile ? Ou bien autre chose ? Un espace trafiqu\u00e9 par la m\u00e9moire, par la pens\u00e9e ? Et cette pens\u00e9e, d\u2019o\u00f9 vient-elle ? Pourquoi ce besoin de se retrouver en elle, encore et encore ? Pourquoi vouloir une forme ? Pourquoi vouloir organiser ? Pourquoi cette volont\u00e9 d\u2019agencement ? Et au fond, est-ce qu\u2019on cr\u00e9e pour plaire ? Pour \u00eatre accept\u00e9 ? Si oui, par qui ? J\u2019ai appris \u00e0 \u00e9crire seul. En n\u2019en faisant qu\u2019\u00e0 ma t\u00eate. En \u00e9vitant de trop lire les autres. Par peur d\u2019imiter. Par peur de dispara\u00eetre sous d\u2019autres voix. Par peur de ne pas \u00eatre moi. Mais qui suis-je, vraiment ? Y a-t-il une preuve, un signe, un point fixe qui dirait : \"c\u2019est moi\" ? Toujours cette insistance. Toujours cette obstination \u00e0 vouloir \u00eatre \"soi\". Mais \u00e7a ne s\u2019arr\u00eate jamais. \u00c7a tourne en rond. Comme une obsession vide. Au d\u00e9but, j\u2019\u00e9crivais sans ponctuation. Naturellement. Laisser l\u2019\u00e9criture aller, sans barri\u00e8re, sans contrainte. Puis j\u2019ai c\u00e9d\u00e9. J\u2019ai remis la ponctuation. Par soumission ? Par fatigue ? Pour retrouver des forces avant d\u2019y retourner ? Je ne sais pas. Mais je sens que je dois y revenir. Revenir \u00e0 l\u2019origine. \u00c0 l\u2019absence de ponctuation. Pour voir o\u00f9 \u00e7a m\u00e8ne. Pour laisser l\u2019\u00e9criture respirer. Sans lui faire obstacle. \"Tu te cherches\", disent les autres. Comme si c\u2019\u00e9tait un manque. Comme si, eux, s\u2019\u00e9taient trouv\u00e9s. Mais ce qu\u2019ils ont trouv\u00e9, n\u2019est-ce pas ce que d\u2019autres ont trouv\u00e9 avant eux ? Un masque ? Une copie ? Imiter, j\u2019ai fait \u00e7a aussi. Mais je le savais. Peut-on toujours s\u2019en souvenir ? Peut-on vivre sans oublier ? Christophe Tarkos est mort \u00e0 42 ans. Je devrais me procurer ses livres. Comprendre comment il faisait ses gammes. Il n\u2019a pas tout publi\u00e9 de son vivant. D\u2019autres l\u2019ont fait pour lui. Alors, que lisons-nous quand nous le lisons ? Son intention ? Ou autre chose ? J\u2019ai arr\u00eat\u00e9 d\u2019\u00e9crire vers 42 ans. Je ne savais plus comment m\u2019en sortir. Cette confusion entre \u00e9criture et autobiographie. Il m\u2019a fallu attendre 58 ans pour y retourner. Non pas en \u00e9vitant l\u2019autobiographie, mais en l\u2019\u00e9puisant. En la poussant au bout. Mais je n\u2019avais pas pens\u00e9 \u00e0 la forme. C\u2019est maintenant que je comprends. Gr\u00e2ce aux textes que je re\u00e7ois en PDF, dans cet atelier d\u2019\u00e9criture. La forme compte. La forme est tout. Surtout quand elle commence informe. Je viens de comprendre un truc. Mais \u00e7a reste confus. Mieux vaut attendre. Laisser reposer. Relire plus tard. Comme on retourne un tableau pour voir ce qui en reste, une fois l\u2019\u00e9motion dissip\u00e9e. {{Illustration}}: Francis Bacon, Etude pour un portrait 1953 ", "image": "https:\/\/ledibbouk.net\/IMG\/logo\/francis-bacon-etude-pour-un-portrait.jpg?1748065085", "tags": ["Esth\u00e9tique et Exp\u00e9rience Sensorielle"] } ,{ "id": "https:\/\/ledibbouk.net\/22-juin-2022.html", "url": "https:\/\/ledibbouk.net\/22-juin-2022.html", "title": "22 juin 2022", "date_published": "2022-06-22T10:16:00Z", "date_modified": "2025-03-07T11:17:14Z", "author": {"name": "Patrick Blanchon"}, "content_html": "<\/span>

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De toutes les images entre aper\u00e7ues de la ville, aucune ne me sert. Elles p\u00e9n\u00e8trent la r\u00e9tine, s\u2019inversent quelque part en moi \u2013 mais o\u00f9 ? Est-ce important de le savoir ? Je n\u2019en sais rien. Elles s\u2019accumulent, in\u00e9puisables : images d\u2019objets, de b\u00e2timents, de v\u00e9g\u00e9tation. \u00c0 cela s\u2019ajoutent les bruits, les odeurs, les pr\u00e9sences humaines, animales, volatiles, invisibles. \u00c0 quoi bon les nommer, les identifier, vouloir se les accaparer ou s\u2019en d\u00e9fendre ? Pourquoi chercher \u00e0 leur donner un sens, une utilit\u00e9 ? <\/p>\n

Et si elles vont quelque part, ce quelque part est-il si important \u00e0 conna\u00eetre ? Qu\u2019est-ce qui est vraiment vu ? Sur quoi le regard s\u2019arr\u00eate-t-il ? Qu\u2019est-ce qui m\u00e9rite d\u2019\u00eatre conserv\u00e9, utile comme un placement financier ? \u00c0 l\u2019inverse, ce qui ne sert \u00e0 rien ne produit-il pas un vide, une sensation de perte, un \u00e9coulement du temps vers le n\u00e9ant ? Tout cela ne vaut-il rien de plus que ce glissement vers l\u2019oubli, vers la mort ? <\/p>\n

On voit, on \u00e9coute, on se raconte des histoires. Et ce qu\u2019on ne veut pas voir, ce qui ne rapporte rien, ce qui n\u2019existe pas dans l\u2019\u00e9conomie du regard et du faire, cela est-il r\u00e9ellement absent ou simplement refoul\u00e9 ? Il n\u2019y a pas de gratuit\u00e9 dans le regard, pas plus qu\u2019il n\u2019y en a dans le geste, dans la parole. Il faut une raison. Voil\u00e0 l\u2019obsession d\u2019une raison, d\u2019une justification. Certains pensent ainsi, pragmatiques. D\u2019autres h\u00e9sitent, oscillent entre conscience et inconscience, entre abondance et privation. <\/p>\n

La richesse, l\u2019opulence, les choix, tout cela est un luxe. Mais qu\u2019en est-il de celui qui n\u2019a pas le choix ? Celui dont l\u2019\u0153il est riv\u00e9 sur la fin du mois, la fin des fins, la liste des impossibles ? Celui qui ne peut pas dire « je me permets », mais seulement « il faut attendre » ? Un pauvre voit-il moins ce qui l\u2019entoure ou le voit-il trop ? C\u2019est une question. Une question de douleur, de jalousie, de honte parfois. <\/p>\n

Mais il y a un pauvre qui s\u2019en fout. Un qui ne cloisonne rien, ni les choses, ni les \u00eatres. Qui ne cherche ni \u00e0 dire, ni \u00e0 para\u00eetre, ni \u00e0 faire. Un pauvre libre, tout simplement, libre de voir ce qui lui chante, d\u2019en faire une musique ou de ne rien en faire du tout. Choisir la pauvret\u00e9 par respect pour cela \u2013 ce n\u2019est pas rien. Rien \u00e0 dire, rien \u00e0 faire. Et si les passants s\u2019en fichent, s\u2019ils n\u2019y comprennent rien, c\u2019est qu\u2019ils ne veulent pas comprendre. <\/p>\n

Le r\u00e8gne de la quantit\u00e9, disait Ren\u00e9 Gu\u00e9non.<\/p>\n

Illustration :<\/strong> Georgia O’Keeffe, City Night 1926<\/p>", "content_text": " De toutes les images entre aper\u00e7ues de la ville, aucune ne me sert. Elles p\u00e9n\u00e8trent la r\u00e9tine, s\u2019inversent quelque part en moi \u2013 mais o\u00f9 ? Est-ce important de le savoir ? Je n\u2019en sais rien. Elles s\u2019accumulent, in\u00e9puisables : images d\u2019objets, de b\u00e2timents, de v\u00e9g\u00e9tation. \u00c0 cela s\u2019ajoutent les bruits, les odeurs, les pr\u00e9sences humaines, animales, volatiles, invisibles. \u00c0 quoi bon les nommer, les identifier, vouloir se les accaparer ou s\u2019en d\u00e9fendre ? Pourquoi chercher \u00e0 leur donner un sens, une utilit\u00e9 ? Et si elles vont quelque part, ce quelque part est-il si important \u00e0 conna\u00eetre ? Qu\u2019est-ce qui est vraiment vu ? Sur quoi le regard s\u2019arr\u00eate-t-il ? Qu\u2019est-ce qui m\u00e9rite d\u2019\u00eatre conserv\u00e9, utile comme un placement financier ? \u00c0 l\u2019inverse, ce qui ne sert \u00e0 rien ne produit-il pas un vide, une sensation de perte, un \u00e9coulement du temps vers le n\u00e9ant ? Tout cela ne vaut-il rien de plus que ce glissement vers l\u2019oubli, vers la mort ? On voit, on \u00e9coute, on se raconte des histoires. Et ce qu\u2019on ne veut pas voir, ce qui ne rapporte rien, ce qui n\u2019existe pas dans l\u2019\u00e9conomie du regard et du faire, cela est-il r\u00e9ellement absent ou simplement refoul\u00e9 ? Il n\u2019y a pas de gratuit\u00e9 dans le regard, pas plus qu\u2019il n\u2019y en a dans le geste, dans la parole. Il faut une raison. Voil\u00e0 l\u2019obsession d\u2019une raison, d\u2019une justification. Certains pensent ainsi, pragmatiques. D\u2019autres h\u00e9sitent, oscillent entre conscience et inconscience, entre abondance et privation. La richesse, l\u2019opulence, les choix, tout cela est un luxe. Mais qu\u2019en est-il de celui qui n\u2019a pas le choix ? Celui dont l\u2019\u0153il est riv\u00e9 sur la fin du mois, la fin des fins, la liste des impossibles ? Celui qui ne peut pas dire \u00ab je me permets \u00bb, mais seulement \u00ab il faut attendre \u00bb ? Un pauvre voit-il moins ce qui l\u2019entoure ou le voit-il trop ? C\u2019est une question. Une question de douleur, de jalousie, de honte parfois. Mais il y a un pauvre qui s\u2019en fout. Un qui ne cloisonne rien, ni les choses, ni les \u00eatres. Qui ne cherche ni \u00e0 dire, ni \u00e0 para\u00eetre, ni \u00e0 faire. Un pauvre libre, tout simplement, libre de voir ce qui lui chante, d\u2019en faire une musique ou de ne rien en faire du tout. Choisir la pauvret\u00e9 par respect pour cela \u2013 ce n\u2019est pas rien. Rien \u00e0 dire, rien \u00e0 faire. Et si les passants s\u2019en fichent, s\u2019ils n\u2019y comprennent rien, c\u2019est qu\u2019ils ne veulent pas comprendre. Le r\u00e8gne de la quantit\u00e9, disait Ren\u00e9 Gu\u00e9non. {{Illustration:}} Georgia O'Keeffe, City Night 1926", "image": "https:\/\/ledibbouk.net\/IMG\/logo\/georgia_o_keeffe_city_night.jpg?1748065085", "tags": ["Autofiction et Introspection"] } ,{ "id": "https:\/\/ledibbouk.net\/21-juin-2022.html", "url": "https:\/\/ledibbouk.net\/21-juin-2022.html", "title": "21 juin 2022", "date_published": "2022-06-21T10:06:00Z", "date_modified": "2025-03-07T11:06:34Z", "author": {"name": "Patrick Blanchon"}, "content_html": "<\/span>

\n
\n\n\n\t\t\n<\/figure>\n<\/div><\/span>\n

Perec, je ne le connais pas bien. Chaque fois que j’ai ouvert un de ses romans, il m’a sembl\u00e9 qu’il me parlait d’autre chose que de litt\u00e9rature. Ou alors d’une mani\u00e8re qui, \u00e0 l’\u00e9poque, ne me correspondait pas. Je me souviens avoir lu La Vie mode d’emploi<\/em> \u00e0 dix-huit ans, sans y trouver quoi que ce soit de v\u00e9ritablement stimulant. Trop intellectuel pour moi. Surtout, cela risquait de me d\u00e9tourner d’une vision romantique de l’\u00e9criture, qui \u00e9tait pour moi une bou\u00e9e de sauvetage. Peut-\u00eatre, si j’avais eu une v\u00e9ritable conscience politique, aurais-je pu me sentir proche de la voie oulipienne. Mais j’\u00e9tais dans une survie imm\u00e9diate, accapar\u00e9 par le besoin de me nourrir et de me loger.<\/p>\n

Aujourd’hui, quarante ans plus tard, je me surprends \u00e0 envisager de changer mon fusil d’\u00e9paule. Les choses importantes viennent-elles autrement que par hasard ?<\/p>\n

Ce matin, je suis tomb\u00e9 sur un entretien de Yann Etienne avec Jacques Abeille, publi\u00e9 sur Diacritik<\/em> en 2020. L’auteur du Cycle des contr\u00e9es<\/em> y \u00e9voque l’\u00e9cart entre deux visions contemporaines de la litt\u00e9rature : l’approche oulipienne et une autre que je continue de nommer « magique » — refusant d’utiliser « romantique », un mot que je crois avoir d\u00e9pass\u00e9.<\/p>\n

Comme dans bien des domaines, il faut choisir, et donc renoncer. En peinture, j’ai renonc\u00e9 au conceptuel. Pourquoi le choisirais-je en litt\u00e9rature ? Pourtant, la coh\u00e9rence m’effraie aussi. Ce qui m’int\u00e9resse avant tout, c’est cette magie de l’\u00e9lan cr\u00e9ateur<\/em>, ce myst\u00e8re qu’il faut maintenir vivant, m\u00eame si, par de longs cheminements circulaires, on croit parfois toucher \u00e0 son essence avant de devoir y renoncer avec sagesse.<\/p>\n

Abeille est un de ces magiciens. Certaines de ses phrases r\u00e9sonnent en moi :<\/p>\n

\n

J\u2019ai l\u2019impression que je vis dans la pr\u00e9sence de ce que j\u2019\u00e9cris, des personnages qui peuplent mes \u00e9crits.<\/em> <\/p>\n<\/blockquote>\n

Ou encore :<\/p>\n

\n

J\u2019\u00e9cris des r\u00eaves, et il y a un moment o\u00f9 un r\u00eave est mur et se laisse \u00e9crire.<\/em><\/p>\n<\/blockquote>\n

Dans les r\u00eaves, il y a des vestiges du quotidien, des traces identifiables. Il faut les laisser venir. Elles forment un tissu interstitiel, conjonctif. « \u00c7a fait partie du r\u00eave, c’est tout. »<\/p>\n

Abeille cite \u00e9galement Maurice Blanchot \u00e0 propos de Moby Dick<\/em> et de Melville, \u00e9voquant une « mauvaise volont\u00e9 de l’auteur », un d\u00e9sir de d\u00e9truire, de s’affranchir du r\u00e9el. Il avoue aussi : « J\u2019ai le go\u00fbt de la contradiction ». Cette contradiction qui rend apte \u00e0 \u00e9crire aussi bien un texte lumineux qu’un texte obscur, et dont la puissance est motrice dans toute cr\u00e9ation.<\/p>\n

Enfin, il prononce cette phrase terrible, dans laquelle je me reconnais pleinement, bien que pour des raisons obscures et diff\u00e9rentes :<\/p>\n

\n

L\u2019identit\u00e9, c\u2019est une place dans la soci\u00e9t\u00e9 des hommes. Quand vous \u00eates un b\u00e2tard, vous n\u2019avez pas de place. Vous ne pouvez vous inscrire nulle part. Si en plus on vous fait sentir que l\u2019identit\u00e9 que l\u2019on vous fournit est un faux ou une usurpation, \u00e7a verrouille ce d\u00e9faut d\u2019\u00eatre. Il y a une sorte de b\u00e9ance. On pourrait faire une analyse compl\u00e8te de mes \u00e9crits et retrouver ce fil conducteur, grave, important, possible, de tout ce que j\u2019ai \u00e9crit.<\/em><\/p>\n<\/blockquote>\n

{Ce texte est une note de chantier, une r\u00e9flexion en cours nourrie par l’atelier d’\u00e9criture avec Fran\u00e7ois Bon.}<\/p>\n


\nIllustration<\/strong> : 61 Atelier Rouge Marx Rothko 1953<\/p>", "content_text": " Perec, je ne le connais pas bien. Chaque fois que j'ai ouvert un de ses romans, il m'a sembl\u00e9 qu'il me parlait d'autre chose que de litt\u00e9rature. Ou alors d'une mani\u00e8re qui, \u00e0 l'\u00e9poque, ne me correspondait pas. Je me souviens avoir lu *La Vie mode d'emploi* \u00e0 dix-huit ans, sans y trouver quoi que ce soit de v\u00e9ritablement stimulant. Trop intellectuel pour moi. Surtout, cela risquait de me d\u00e9tourner d'une vision romantique de l'\u00e9criture, qui \u00e9tait pour moi une bou\u00e9e de sauvetage. Peut-\u00eatre, si j'avais eu une v\u00e9ritable conscience politique, aurais-je pu me sentir proche de la voie oulipienne. Mais j'\u00e9tais dans une survie imm\u00e9diate, accapar\u00e9 par le besoin de me nourrir et de me loger. Aujourd'hui, quarante ans plus tard, je me surprends \u00e0 envisager de changer mon fusil d'\u00e9paule. Les choses importantes viennent-elles autrement que par hasard ? Ce matin, je suis tomb\u00e9 sur un entretien de Yann Etienne avec Jacques Abeille, publi\u00e9 sur *Diacritik* en 2020. L'auteur du *Cycle des contr\u00e9es* y \u00e9voque l'\u00e9cart entre deux visions contemporaines de la litt\u00e9rature : l'approche oulipienne et une autre que je continue de nommer \"magique\" \u2014 refusant d'utiliser \"romantique\", un mot que je crois avoir d\u00e9pass\u00e9. Comme dans bien des domaines, il faut choisir, et donc renoncer. En peinture, j'ai renonc\u00e9 au conceptuel. Pourquoi le choisirais-je en litt\u00e9rature ? Pourtant, la coh\u00e9rence m'effraie aussi. Ce qui m'int\u00e9resse avant tout, c'est cette magie de *l'\u00e9lan cr\u00e9ateur*, ce myst\u00e8re qu'il faut maintenir vivant, m\u00eame si, par de longs cheminements circulaires, on croit parfois toucher \u00e0 son essence avant de devoir y renoncer avec sagesse. Abeille est un de ces magiciens. Certaines de ses phrases r\u00e9sonnent en moi : > *J\u2019ai l\u2019impression que je vis dans la pr\u00e9sence de ce que j\u2019\u00e9cris, des personnages qui peuplent mes \u00e9crits.* Ou encore : > *J\u2019\u00e9cris des r\u00eaves, et il y a un moment o\u00f9 un r\u00eave est mur et se laisse \u00e9crire.* Dans les r\u00eaves, il y a des vestiges du quotidien, des traces identifiables. Il faut les laisser venir. Elles forment un tissu interstitiel, conjonctif. \"\u00c7a fait partie du r\u00eave, c'est tout.\" Abeille cite \u00e9galement Maurice Blanchot \u00e0 propos de *Moby Dick* et de Melville, \u00e9voquant une \"mauvaise volont\u00e9 de l'auteur\", un d\u00e9sir de d\u00e9truire, de s'affranchir du r\u00e9el. Il avoue aussi : \"J\u2019ai le go\u00fbt de la contradiction\". Cette contradiction qui rend apte \u00e0 \u00e9crire aussi bien un texte lumineux qu'un texte obscur, et dont la puissance est motrice dans toute cr\u00e9ation. Enfin, il prononce cette phrase terrible, dans laquelle je me reconnais pleinement, bien que pour des raisons obscures et diff\u00e9rentes : > *L\u2019identit\u00e9, c\u2019est une place dans la soci\u00e9t\u00e9 des hommes. Quand vous \u00eates un b\u00e2tard, vous n\u2019avez pas de place. Vous ne pouvez vous inscrire nulle part. Si en plus on vous fait sentir que l\u2019identit\u00e9 que l\u2019on vous fournit est un faux ou une usurpation, \u00e7a verrouille ce d\u00e9faut d\u2019\u00eatre. Il y a une sorte de b\u00e9ance. On pourrait faire une analyse compl\u00e8te de mes \u00e9crits et retrouver ce fil conducteur, grave, important, possible, de tout ce que j\u2019ai \u00e9crit.* {Ce texte est une note de chantier, une r\u00e9flexion en cours nourrie par l'atelier d'\u00e9criture avec Fran\u00e7ois Bon.} {{ Illustration}} : 61 Atelier Rouge Marx Rothko 1953 ", "image": "https:\/\/ledibbouk.net\/IMG\/logo\/61_atelier_rouge_mark_rothko_1953.webp?1748065131", "tags": ["Autofiction et Introspection", "Esth\u00e9tique et Exp\u00e9rience Sensorielle"] } ,{ "id": "https:\/\/ledibbouk.net\/19-juin-2022.html", "url": "https:\/\/ledibbouk.net\/19-juin-2022.html", "title": "19 juin 2022", "date_published": "2022-06-19T09:55:00Z", "date_modified": "2025-03-07T10:55:33Z", "author": {"name": "Patrick Blanchon"}, "content_html": "

Un acteur, dans ce bar de Saint-Germain, accoud\u00e9 seul au comptoir, herm\u00e9tique. On le reconna\u00eet mais personne ne s\u2019approche, quelque chose emp\u00eache. Son regard, son nez, une crispation, un flottement dans la m\u00e2choire. Une sorte de rictus \u00e0 peine amorc\u00e9, \u00e0 la fois m\u00e9prisant et d\u00e9sabus\u00e9, comme s\u2019il jouait le d\u00e9go\u00fbt et qu\u2019il le jouait trop bien. Ou peut-\u00eatre qu\u2019il ne joue pas. Il doit aller puiser dans du vrai, au fond de lui, pour \u00eatre si juste. Toujours l\u00e0, vers 22h, quand il ne reste que les habitu\u00e9s. Je les connais tous, sauf lui. Toujours bien \u00e0 distance, je m\u2019en suis aper\u00e7u.<\/p>\n

Dans la rue, au t\u00e9l\u00e9phone, une conversation inint\u00e9ressante, en r\u00e9alit\u00e9 un monologue. J\u2019ai vu cette femme \u00e2g\u00e9e avancer avec \u00e9l\u00e9gance, des talons, rien de vulgaire. Puis la jambe est partie en avant, un angle improbable. Une fraction de seconde de d\u00e9s\u00e9quilibre parfait, d\u2019une logique implacable, et elle s\u2019est effondr\u00e9e sur le trottoir. Je me suis aper\u00e7u que je pensais \u00e0 ma m\u00e8re.<\/p>\n

Lu un passage d\u2019Hildegarde de Bingen dans le RER, sur la fa\u00e7on dont les choses s\u2019ach\u00e8vent, se d\u00e9sagr\u00e8gent, pourrissent, meurent et disparaissent. Il n\u2019y a que deux fa\u00e7ons de mourir, disait-elle : par la mort humide ou par la mort s\u00e8che. J\u2019ai lev\u00e9 les yeux, Vincennes. Un type d\u2019un certain \u00e2ge sur le quai. Une d\u00e9faite en mouvement, un souvenir mauvais. Il s\u2019est assis devant moi. Ses yeux gris bleus fixaient au-del\u00e0 des vitres. J\u2019ai suivi son regard : dehors, rien qu\u2019un reflet. Son regard \u00e9tait plant\u00e9 dans le mien, je me suis aper\u00e7u.<\/p>\n

Coucou, ma copine pute de la rue des Lombards, entre dans la salle \u00e0 manger, s\u2019\u00e9crie joyeusement « mon ch\u00e9ri », son parfum atroce envahit la pi\u00e8ce. Puis elle pose son cul \u00e9norme sur la chaise qui couine, je me suis aper\u00e7u.<\/p>\n

\u00c0 la caisse du supermarch\u00e9 d\u2019Aubervilliers, juste en face de chez moi, une fille blonde \u00e0 l\u2019air triste. Pour rire, je lui propose de venir boire un verre chez moi, apr\u00e8s le boulot. J\u2019habite en face. Elle me regarde, ses yeux changent, quelque chose s\u2019ouvre, un instant de flottement. Je sens que si je recule maintenant, tout s\u2019effondre. Elle le prend au s\u00e9rieux, je me suis aper\u00e7u.<\/p>\n

Une heure que je tourne en voiture, ma femme est \u00e0 l\u2019h\u00f4pital. Stationnement impossible, vent terrible. Je referme la vitre, la fum\u00e9e de cigarette envahit l\u2019habitacle. Elle n\u2019aime pas que je fume dans la voiture. J\u2019ouvre la porti\u00e8re, une camionnette blanche manque de l\u2019arracher en passant, s\u2019arr\u00eate en double file. Un type en sort, ouvre l\u2019arri\u00e8re, attrape des colis. Trop nombreux, trop encombrants, le vent s\u2019engouffre, emporte le plus l\u00e9ger. Pr\u00e9visible. Il passe les minutes suivantes \u00e0 les ramasser un par un, je me suis aper\u00e7u.<\/p>\n

Illustration : Gustave Caillebotte L’homme au balcon 1880<\/p>", "content_text": "Un acteur, dans ce bar de Saint-Germain, accoud\u00e9 seul au comptoir, herm\u00e9tique. On le reconna\u00eet mais personne ne s\u2019approche, quelque chose emp\u00eache. Son regard, son nez, une crispation, un flottement dans la m\u00e2choire. Une sorte de rictus \u00e0 peine amorc\u00e9, \u00e0 la fois m\u00e9prisant et d\u00e9sabus\u00e9, comme s\u2019il jouait le d\u00e9go\u00fbt et qu\u2019il le jouait trop bien. Ou peut-\u00eatre qu\u2019il ne joue pas. Il doit aller puiser dans du vrai, au fond de lui, pour \u00eatre si juste. Toujours l\u00e0, vers 22h, quand il ne reste que les habitu\u00e9s. Je les connais tous, sauf lui. Toujours bien \u00e0 distance, je m\u2019en suis aper\u00e7u. Dans la rue, au t\u00e9l\u00e9phone, une conversation inint\u00e9ressante, en r\u00e9alit\u00e9 un monologue. J\u2019ai vu cette femme \u00e2g\u00e9e avancer avec \u00e9l\u00e9gance, des talons, rien de vulgaire. Puis la jambe est partie en avant, un angle improbable. Une fraction de seconde de d\u00e9s\u00e9quilibre parfait, d\u2019une logique implacable, et elle s\u2019est effondr\u00e9e sur le trottoir. Je me suis aper\u00e7u que je pensais \u00e0 ma m\u00e8re. Lu un passage d\u2019Hildegarde de Bingen dans le RER, sur la fa\u00e7on dont les choses s\u2019ach\u00e8vent, se d\u00e9sagr\u00e8gent, pourrissent, meurent et disparaissent. Il n\u2019y a que deux fa\u00e7ons de mourir, disait-elle : par la mort humide ou par la mort s\u00e8che. J\u2019ai lev\u00e9 les yeux, Vincennes. Un type d\u2019un certain \u00e2ge sur le quai. Une d\u00e9faite en mouvement, un souvenir mauvais. Il s\u2019est assis devant moi. Ses yeux gris bleus fixaient au-del\u00e0 des vitres. J\u2019ai suivi son regard : dehors, rien qu\u2019un reflet. Son regard \u00e9tait plant\u00e9 dans le mien, je me suis aper\u00e7u. Coucou, ma copine pute de la rue des Lombards, entre dans la salle \u00e0 manger, s\u2019\u00e9crie joyeusement \"mon ch\u00e9ri\", son parfum atroce envahit la pi\u00e8ce. Puis elle pose son cul \u00e9norme sur la chaise qui couine, je me suis aper\u00e7u. \u00c0 la caisse du supermarch\u00e9 d\u2019Aubervilliers, juste en face de chez moi, une fille blonde \u00e0 l\u2019air triste. Pour rire, je lui propose de venir boire un verre chez moi, apr\u00e8s le boulot. J\u2019habite en face. Elle me regarde, ses yeux changent, quelque chose s\u2019ouvre, un instant de flottement. Je sens que si je recule maintenant, tout s\u2019effondre. Elle le prend au s\u00e9rieux, je me suis aper\u00e7u. Une heure que je tourne en voiture, ma femme est \u00e0 l\u2019h\u00f4pital. Stationnement impossible, vent terrible. Je referme la vitre, la fum\u00e9e de cigarette envahit l\u2019habitacle. Elle n\u2019aime pas que je fume dans la voiture. J\u2019ouvre la porti\u00e8re, une camionnette blanche manque de l\u2019arracher en passant, s\u2019arr\u00eate en double file. Un type en sort, ouvre l\u2019arri\u00e8re, attrape des colis. Trop nombreux, trop encombrants, le vent s\u2019engouffre, emporte le plus l\u00e9ger. Pr\u00e9visible. Il passe les minutes suivantes \u00e0 les ramasser un par un, je me suis aper\u00e7u. Illustration : Gustave Caillebotte L'homme au balcon 1880", "image": "https:\/\/ledibbouk.net\/IMG\/logo\/540px-gustave_caillebotte__c_1880__l_homme_au_balcon__man_on_a_balcony__oil_on_canvas__116_x_97_cm__private_collection.jpg?1748065232", "tags": ["Narration et Exp\u00e9rimentation"] } ,{ "id": "https:\/\/ledibbouk.net\/18-juin-2022.html", "url": "https:\/\/ledibbouk.net\/18-juin-2022.html", "title": "18 juin 2022", "date_published": "2022-06-18T09:41:00Z", "date_modified": "2025-03-07T10:42:53Z", "author": {"name": "Patrick Blanchon"}, "content_html": "<\/span>

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Il y a la n\u00e9cessit\u00e9 de s\u2019effacer, parfois, pour \u00e9viter l\u2019\u00e9crasement, c\u00e9der le passage \u00e0 d\u2019autres. C\u2019est une chose. Mais il y a aussi l\u2019art de dispara\u00eetre, de se tenir en retrait pour laisser les choses exister seules, sans intervention maladroite. Non pas par scrupule, mais par lucidit\u00e9 : savoir que notre pr\u00e9sence ou notre absence ne changera pas grand-chose.<\/p>\n

C\u2019est une forme de retrait, une posture qui pourrait sembler zen, vaguement bouddhiste. Du moins dans l\u2019id\u00e9e que je m\u2019en fais, impr\u00e9cise, bricol\u00e9e avec les ann\u00e9es. Et pourtant, j\u2019ai souvent fait l\u2019inverse. Sur certains points qui comptent. L\u2019\u00e9criture, par exemple. La peinture, elle, c\u2019est r\u00e9gl\u00e9 depuis longtemps. Je sais m\u2019effacer. Par l\u00e2chet\u00e9. <\/p>\n

 Il y a aussi une autre mani\u00e8re d\u2019\u00eatre en retrait : en \u00e9tant pleinement soi. L\u2019\u00e9criture permet \u00e7a. Avec un risque : une seconde d\u2019inattention et tout s\u2019effondre. On peut croire avoir boucl\u00e9 quelque chose alors qu\u2019en r\u00e9alit\u00e9, tout est \u00e0 reprendre. La relecture, la r\u00e9\u00e9criture : c\u2019est l\u00e0 que tout se joue. L\u00e0 qu\u2019on distingue le bavardage du reste.<\/p>\n

Mais il faut ce bavardage. Sans lui, impossible de saisir ce qu\u2019on cherche \u00e0 dire. Comme en peinture, il faut accepter le d\u00e9sordre, le laisser vivre, l\u2019observer sans s\u2019affoler. Il ne faut pas tout prendre trop au s\u00e9rieux, au d\u00e9but. Y revenir plus tard. Et voir ce qui surnage sous les parasites, la confusion et la maladresse.<\/p>\n

Illustration <\/strong> : Giorgio Morandi Natura Morta<\/p>", "content_text": " Il y a la n\u00e9cessit\u00e9 de s\u2019effacer, parfois, pour \u00e9viter l\u2019\u00e9crasement, c\u00e9der le passage \u00e0 d\u2019autres. C\u2019est une chose. Mais il y a aussi l\u2019art de dispara\u00eetre, de se tenir en retrait pour laisser les choses exister seules, sans intervention maladroite. Non pas par scrupule, mais par lucidit\u00e9 : savoir que notre pr\u00e9sence ou notre absence ne changera pas grand-chose. C\u2019est une forme de retrait, une posture qui pourrait sembler zen, vaguement bouddhiste. Du moins dans l\u2019id\u00e9e que je m\u2019en fais, impr\u00e9cise, bricol\u00e9e avec les ann\u00e9es. Et pourtant, j\u2019ai souvent fait l\u2019inverse. Sur certains points qui comptent. L\u2019\u00e9criture, par exemple. La peinture, elle, c\u2019est r\u00e9gl\u00e9 depuis longtemps. Je sais m\u2019effacer. Par l\u00e2chet\u00e9. Il y a aussi une autre mani\u00e8re d\u2019\u00eatre en retrait : en \u00e9tant pleinement soi. L\u2019\u00e9criture permet \u00e7a. Avec un risque : une seconde d\u2019inattention et tout s\u2019effondre. On peut croire avoir boucl\u00e9 quelque chose alors qu\u2019en r\u00e9alit\u00e9, tout est \u00e0 reprendre. La relecture, la r\u00e9\u00e9criture : c\u2019est l\u00e0 que tout se joue. L\u00e0 qu\u2019on distingue le bavardage du reste. Mais il faut ce bavardage. Sans lui, impossible de saisir ce qu\u2019on cherche \u00e0 dire. Comme en peinture, il faut accepter le d\u00e9sordre, le laisser vivre, l\u2019observer sans s\u2019affoler. Il ne faut pas tout prendre trop au s\u00e9rieux, au d\u00e9but. Y revenir plus tard. Et voir ce qui surnage sous les parasites, la confusion et la maladresse. {{Illustration }} : Giorgio Morandi Natura Morta ", "image": "https:\/\/ledibbouk.net\/IMG\/logo\/morandi_natura_morta.jpg?1748065158", "tags": ["peinture", "Autofiction et Introspection"] } ,{ "id": "https:\/\/ledibbouk.net\/L-oeil-de-la-mouche.html", "url": "https:\/\/ledibbouk.net\/L-oeil-de-la-mouche.html", "title": "L\u2019\u0153il de la mouche", "date_published": "2022-06-14T19:41:38Z", "date_modified": "2025-09-18T15:46:22Z", "author": {"name": "Auteur"}, "content_html": "

\"\"<\/p>\n

200 images par seconde, c\u2019est la vitesse \u00e0 laquelle la mouche prend conscience de la r\u00e9alit\u00e9 qui l\u2019entoure, elle a m\u00eame la possibilit\u00e9 de regarder derri\u00e8re elle. La crainte du danger, des pr\u00e9dateurs, est certainement \u00e0 l\u2019origine de ce miracle de la nature.<\/p>\n

Maintenant imaginons, l\u2019homme pourrait- il acc\u00e9l\u00e9rer sa mani\u00e8re de regarder la r\u00e9alit\u00e9 ? Ne lui faudrait-il pas un \u00e9l\u00e9ment d\u00e9clencheur puissant pour que cette mutation s\u2019op\u00e8re ?<\/p>\n

La peur toujours elle bien s\u00fbr mais qu\u2019elle serait-elle alors ? La peur du danger, des pr\u00e9dateurs \u2026 mise \u00e0 part une certaine m\u00e9fiance envers nos quelques cong\u00e9n\u00e8res elle ne sera sans doute pas suffisante pour op\u00e9rer la mutation.<\/p>\n

La peur de rater quelque chose alors ? Tiens peut-\u00eatre une piste, utilis\u00e9e abondamment dans toutes les strat\u00e9gies marketing, conjugu\u00e9e avec la peur de louper une bonne affaire, de rater la fin de la promo\u2026<\/p>\n

La peur de mourir ? Elle a toujours \u00e9t\u00e9 l\u00e0, ce qui a chang\u00e9 c\u2019est la peur de vivre, ou du moins de vivre pour pas grand chose, presque pour rien, de fa\u00e7on inutile et pour soi et pour les autres.<\/p>\n

Qu\u2019est-ce qui pourrait vraiment inciter \u00e0 acc\u00e9l\u00e9rer la vitesse de l\u2019\u0153il ? Peut \u00eatre pas \u00e0 200 images secondes, il faudrait un mat\u00e9riel g\u00e9n\u00e9tique dont nous ne disposons pas.<\/p>\n

L\u2019avidit\u00e9 de voir ? Et n\u2019est ce pas un peu ce qui se passe en ce moment ? Cette civilisation de l\u2019image ? On est en plein dedans non ?<\/p>\n

Nous pouvons encore voir l\u2019int\u00e9rieur d\u2019un lieu, d\u2019un appartement comme autrefois nous les d\u00e9crivaient Balzac ou Flaubert, ce n\u2019est d\u00e9j\u00e0 plus la m\u00eame chose tout \u00e0 fait dans Joyce, chez Duras, la description dispara\u00eet presque, se r\u00e9duisant au minimum chez Carver.<\/p>\n

Et puis tous les outils \u00e0 notre disposition, appareil photographique, avec toutes leur kyrielle d\u2019optiques du zoom au grand angle\u2026et d\u00e9sormais la cam\u00e9ra, la vid\u00e9o, le rythme des images semble s\u2019acc\u00e9l\u00e9rer de fa\u00e7on fr\u00e9n\u00e9tique\u2026<\/p>\n

Et donc d\u00e9sormais comment m\u2019y prendrais je par exemple pour revisiter un lieu, en rendre compte au travers de l\u2019\u00e9criture uniquement ? Bien s\u00fbr je pourrais encore utiliser la mani\u00e8re balzacienne \u00e7\u00e0 ne choquerait pas beaucoup, on trouverait seulement \u00e7a classique.<\/p>\n

Mais si je voulais rendre compte d\u2019une fa\u00e7on de regarde un lieu de fa\u00e7on plus actuelle que se passerait il alors ?<\/p>\n

C\u2019est l\u2019exercice du jour.<\/p>\n

Comment je vois \u00e7a ?<\/p>\n

Peut-\u00eatre en deux temps, d\u2019abord comme je le ferais d\u00e9j\u00e0 naturellement. Puis en m\u2019interrogeant sur le d\u00e9calage que je pourrais alors constater entre ce naturellement et ce que je vis, vois moi actuellement.<\/p>\n

Peut-\u00eatre que ma vision d\u2019enfant est encore balzacienne, flaubertienne et que l\u2019homme que je suis est aveugl\u00e9 en quelque sorte par ce point de vue ancien et qui perdure. Sans doute pour \u00e7a que j\u2019ai lu et relu Carver.<\/p>\n

Essayons.<\/p>\n

Avenue des piliers plant\u00e9e de part et d\u2019autre de peupliers, \u00e0 la Varenne Chenneviere, trois petites marches une porte, lourde, un bref couloir, 4 pas et tout de suite la porte droite, Musti\/Antipine, deux noms, celui de ma grand-m\u00e8re estonienne et de mon beau grand p\u00e8re russe. Frappe avant d\u2019entrer mais pas la peine la porte s\u2019ouvre ils nous ont vu arriver par la fen\u00eatre. Retour dans la rue, oui il y bien une fen\u00eatre qui donne sur la rue et les peupliers. Si je reviens vite \u00e0 l\u2019int\u00e9rieur je peux vous dire ce que je vois par cette fen\u00eatre : des arbres dont je connais le nom et qui se font appeler peupliers et des maisons plut\u00f4t chics avec des jardins, des portails. Pas du c\u00f4t\u00e9 de la rue o\u00f9 je suis, c\u2019est plus mitig\u00e9, immeubles avec cour en ciment, et maison ouvri\u00e8res.<\/p>\n

L\u2019odeur tout de suite vous happe, d\u00e8s l’entr\u00e9e, dans le couloir m\u00eame si je n’en ai pas parl\u00e9, une odeur d\u2019oignons et d\u2019ail frits, ils savaient que nous viendrions alors Vania pr\u00e9pare ses pirojkis. D\u00e9j\u00e0 juste un pas en avant, l\u2019odeur et la salive. Rapide coup d\u2019\u0153il pour se rep\u00e9rer, voir si tout est comme d\u2019habitude. C\u2019est toujours le d\u00e9sordre, \u00e0 droite sur le lit cosy non. Un ancien capitaine du Tsar combat le d\u00e9sordre. Les livres sont align\u00e9s au cordeau sur l\u2019\u00e9tag\u00e8re, pas un seul grain de poussi\u00e8re. J\u2019ai faim mon attention se d\u00e9porte sur l\u2019entr\u00e9e de la petite cuisine , il les a d\u00e9j\u00e0 mis \u00e0 frire, peut \u00eatre va t\u2019il bondir, aller chercher le plat\u2026 je peux d\u00e9j\u00e0 sentir le poids d\u2019un de ces petits p\u00e2t\u00e9s dans la main.<\/p>\n

Et l\u2019ic\u00f4ne soudain me revient oui elle est toujours accroch\u00e9e au chevet du lit ou vania dort seul. le long cou le beau visage et ses yeux \u00e0 demi clos bien tristes. Ils font chambre \u00e0 part Vania et Valentine, je le saurais plus tard, pour l\u2019instant je ne sais rien je ne comprends rien. Clignement d\u2019\u0153il puis zoom sur l\u2019embl\u00e8me peinte sur bois, t\u00eate de mort et poignards crois\u00e9s, embl\u00e8me des troupes du g\u00e9n\u00e9ral Kornilov, trop jeune pour savoir encore, pour comprendre. Elle me fascine cette image encore. Je me retrouve projet\u00e9 quelque part, un grand lac, des chevaux qui galopent, et la surface se d\u00e9robe sous leurs sabots, ils disparaissent chevaux et cavaliers, trente survivants en tout et pour tout. Vania et ses fameux pirojkis.<\/p>\n

Revoir le m\u00eame appartement ce sont des couches et des couches qui se superposent comme dans un film \u00e0 l\u2019acc\u00e9l\u00e9r\u00e9, les objets bougent et fabriquent le fameux d\u00e9sordre, Vania torse nu tente de combattre mais en vain, des bataillons entiers de cravates le submergent. Et Valentine avec sa voix de fumeuse inv\u00e9t\u00e9r\u00e9e dit quelque chose, mais la bande son est hachur\u00e9e, ou bien se mixe \u00e0 d\u2019autres mots le tout devient incompr\u00e9hensible<\/p>\n

Buffet Henri 4 on n\u2019y \u00e9chappera pas, c\u2019est la qu\u2019est rang\u00e9e toute la vaisselle du dimanche. j\u2019admire l\u2019ouvrage , pareil, un beau d\u00e9sordre le go\u00fbt, on aime on n\u2019aime plus on aime \u00e0 nouveau, avec par ci par la quelques pauses, des moments d\u2019indiff\u00e9rence, une absence inopin\u00e9e d\u2019avis sur la question. Un style comme un autre Henri 4. D\u2019ailleurs l\u2019oncle Henri s\u2019est r\u00e9veill\u00e9 il est dans l\u2019encadrure de la porte de la cuisine, sa stature de colosse me bouche la vue sur la friteuse, quand donc va t\u2019on passer au pirojkis ?<\/p>\n

Les adultes parlent, je photographie les lieux, \u00e0 la louche sans m’appesantir : fleurs artificielles pos\u00e9es dans un vase, sur un napperon de fausse dentelle, lui m\u00eame recouvre une partie de la table ronde devant la fen\u00eatre. Des voitures passent, des passants passent, les cravates sont \u00e9parpill\u00e9es un peu partout, l\u2019embl\u00e8me de Kornilov est mang\u00e9e par l\u2019ombre mais personne ne pense \u00e0 allumer la lumi\u00e8re. \u00c7a parle, plaisante, rit, je passe dans la salle \u00e0 manger qui est aussi la chambre de Valentine. La machine \u00e0 coudre faut-il pr\u00e9ciser Singer ou dire tout simplement la Sing\u00e8re est sur la table, bref tout \u00e7a sur une petite table devant une autre fen\u00eatre. L\u2019odeur de disque bleue pr\u00e9gnante, un m\u00e9got qui fume encore dans un cendrier Cinzano, un peu plus loin une grosse t\u00e9l\u00e9 dans laquelle on doit mettre des pi\u00e8ces pour la mettre en route. On ne l\u2019allume jamais mais elle est l\u00e0. Un canap\u00e9 lit repli\u00e9 et des cravates pos\u00e9es dessus, des cravates partout, si bien qu\u2019\u00e0 la fin je sens quelque chose qui m\u2019\u00e9trangle... peut-\u00eatre les pirojkis que j\u2019ai aval\u00e9s beaucoup trop vite, je ne suis qu\u2019un enfant qui ne comprend rien \u00e0 rien. La mouche du coche m\u2019a t\u2019on dit d\u00e9j\u00e0 plusieurs fois.<\/p>\n

On verra demain matin pour reprendre tout \u00e7a, peut-\u00eatre ou pas.<\/p>\n

Essayer autrement avec des ralentis, des silences. Des acc\u00e9l\u00e9rations, comme je vois la vie d\u2019aujourd\u2019hui.<\/p>\n

Essayer plusieurs fois, refaire<\/p>\n

Un exercice \u00e7a n’a pas besoin d’\u00eatre une \u0153uvre comme je le dis \u00e0 mes \u00e9l\u00e8ves pour la peinture. un exercice ouvre la porte \u00e0 d’autres exercices et peut-\u00eatre qu’au final \u00e0 force d’exercices.. mais chaque chose en son temps.<\/p>", "content_text": "\n\n200 images par seconde, c\u2019est la vitesse \u00e0 laquelle la mouche prend conscience de la r\u00e9alit\u00e9 qui l\u2019entoure, elle a m\u00eame la possibilit\u00e9 de regarder derri\u00e8re elle. La crainte du danger, des pr\u00e9dateurs, est certainement \u00e0 l\u2019origine de ce miracle de la nature. \n\nMaintenant imaginons, l\u2019homme pourrait- il acc\u00e9l\u00e9rer sa mani\u00e8re de regarder la r\u00e9alit\u00e9 ? Ne lui faudrait-il pas un \u00e9l\u00e9ment d\u00e9clencheur puissant pour que cette mutation s\u2019op\u00e8re ? \n\nLa peur toujours elle bien s\u00fbr mais qu\u2019elle serait-elle alors ? La peur du danger, des pr\u00e9dateurs \u2026 mise \u00e0 part une certaine m\u00e9fiance envers nos quelques cong\u00e9n\u00e8res elle ne sera sans doute pas suffisante pour op\u00e9rer la mutation. \n\nLa peur de rater quelque chose alors ? Tiens peut-\u00eatre une piste, utilis\u00e9e abondamment dans toutes les strat\u00e9gies marketing, conjugu\u00e9e avec la peur de louper une bonne affaire, de rater la fin de la promo\u2026\n\nLa peur de mourir ? Elle a toujours \u00e9t\u00e9 l\u00e0, ce qui a chang\u00e9 c\u2019est la peur de vivre, ou du moins de vivre pour pas grand chose, presque pour rien, de fa\u00e7on inutile et pour soi et pour les autres.\n\nQu\u2019est-ce qui pourrait vraiment inciter \u00e0 acc\u00e9l\u00e9rer la vitesse de l\u2019\u0153il ? Peut \u00eatre pas \u00e0 200 images secondes, il faudrait un mat\u00e9riel g\u00e9n\u00e9tique dont nous ne disposons pas.\n\nL\u2019avidit\u00e9 de voir ? Et n\u2019est ce pas un peu ce qui se passe en ce moment ? Cette civilisation de l\u2019image ? On est en plein dedans non ?\n\nNous pouvons encore voir l\u2019int\u00e9rieur d\u2019un lieu, d\u2019un appartement comme autrefois nous les d\u00e9crivaient Balzac ou Flaubert, ce n\u2019est d\u00e9j\u00e0 plus la m\u00eame chose tout \u00e0 fait dans Joyce, chez Duras, la description dispara\u00eet presque, se r\u00e9duisant au minimum chez Carver.\n\nEt puis tous les outils \u00e0 notre disposition, appareil photographique, avec toutes leur kyrielle d\u2019optiques du zoom au grand angle\u2026et d\u00e9sormais la cam\u00e9ra, la vid\u00e9o, le rythme des images semble s\u2019acc\u00e9l\u00e9rer de fa\u00e7on fr\u00e9n\u00e9tique\u2026\n\nEt donc d\u00e9sormais comment m\u2019y prendrais je par exemple pour revisiter un lieu, en rendre compte au travers de l\u2019\u00e9criture uniquement ? Bien s\u00fbr je pourrais encore utiliser la mani\u00e8re balzacienne \u00e7\u00e0 ne choquerait pas beaucoup, on trouverait seulement \u00e7a classique. \n\nMais si je voulais rendre compte d\u2019une fa\u00e7on de regarde un lieu de fa\u00e7on plus actuelle que se passerait il alors ? \n\nC\u2019est l\u2019exercice du jour.\n\nComment je vois \u00e7a ? \n\nPeut-\u00eatre en deux temps, d\u2019abord comme je le ferais d\u00e9j\u00e0 naturellement. Puis en m\u2019interrogeant sur le d\u00e9calage que je pourrais alors constater entre ce naturellement et ce que je vis, vois moi actuellement. \n\nPeut-\u00eatre que ma vision d\u2019enfant est encore balzacienne, flaubertienne et que l\u2019homme que je suis est aveugl\u00e9 en quelque sorte par ce point de vue ancien et qui perdure. Sans doute pour \u00e7a que j\u2019ai lu et relu Carver.\n\nEssayons.\n\nAvenue des piliers plant\u00e9e de part et d\u2019autre de peupliers, \u00e0 la Varenne Chenneviere, trois petites marches une porte, lourde, un bref couloir, 4 pas et tout de suite la porte droite, Musti\/Antipine, deux noms, celui de ma grand-m\u00e8re estonienne et de mon beau grand p\u00e8re russe. Frappe avant d\u2019entrer mais pas la peine la porte s\u2019ouvre ils nous ont vu arriver par la fen\u00eatre. Retour dans la rue, oui il y bien une fen\u00eatre qui donne sur la rue et les peupliers. Si je reviens vite \u00e0 l\u2019int\u00e9rieur je peux vous dire ce que je vois par cette fen\u00eatre : des arbres dont je connais le nom et qui se font appeler peupliers et des maisons plut\u00f4t chics avec des jardins, des portails. Pas du c\u00f4t\u00e9 de la rue o\u00f9 je suis, c\u2019est plus mitig\u00e9, immeubles avec cour en ciment, et maison ouvri\u00e8res.\n\nL\u2019odeur tout de suite vous happe, d\u00e8s l'entr\u00e9e, dans le couloir m\u00eame si je n'en ai pas parl\u00e9, une odeur d\u2019oignons et d\u2019ail frits, ils savaient que nous viendrions alors Vania pr\u00e9pare ses pirojkis. D\u00e9j\u00e0 juste un pas en avant, l\u2019odeur et la salive. Rapide coup d\u2019\u0153il pour se rep\u00e9rer, voir si tout est comme d\u2019habitude. C\u2019est toujours le d\u00e9sordre, \u00e0 droite sur le lit cosy non. Un ancien capitaine du Tsar combat le d\u00e9sordre. Les livres sont align\u00e9s au cordeau sur l\u2019\u00e9tag\u00e8re, pas un seul grain de poussi\u00e8re. J\u2019ai faim mon attention se d\u00e9porte sur l\u2019entr\u00e9e de la petite cuisine , il les a d\u00e9j\u00e0 mis \u00e0 frire, peut \u00eatre va t\u2019il bondir, aller chercher le plat\u2026 je peux d\u00e9j\u00e0 sentir le poids d\u2019un de ces petits p\u00e2t\u00e9s dans la main. \n\nEt l\u2019ic\u00f4ne soudain me revient oui elle est toujours accroch\u00e9e au chevet du lit ou vania dort seul. le long cou le beau visage et ses yeux \u00e0 demi clos bien tristes. Ils font chambre \u00e0 part Vania et Valentine, je le saurais plus tard, pour l\u2019instant je ne sais rien je ne comprends rien. Clignement d\u2019\u0153il puis zoom sur l\u2019embl\u00e8me peinte sur bois, t\u00eate de mort et poignards crois\u00e9s, embl\u00e8me des troupes du g\u00e9n\u00e9ral Kornilov, trop jeune pour savoir encore, pour comprendre. Elle me fascine cette image encore. Je me retrouve projet\u00e9 quelque part, un grand lac, des chevaux qui galopent, et la surface se d\u00e9robe sous leurs sabots, ils disparaissent chevaux et cavaliers, trente survivants en tout et pour tout. Vania et ses fameux pirojkis.\n\nRevoir le m\u00eame appartement ce sont des couches et des couches qui se superposent comme dans un film \u00e0 l\u2019acc\u00e9l\u00e9r\u00e9, les objets bougent et fabriquent le fameux d\u00e9sordre, Vania torse nu tente de combattre mais en vain, des bataillons entiers de cravates le submergent. Et Valentine avec sa voix de fumeuse inv\u00e9t\u00e9r\u00e9e dit quelque chose, mais la bande son est hachur\u00e9e, ou bien se mixe \u00e0 d\u2019autres mots le tout devient incompr\u00e9hensible\n\nBuffet Henri 4 on n\u2019y \u00e9chappera pas, c\u2019est la qu\u2019est rang\u00e9e toute la vaisselle du dimanche. j\u2019admire l\u2019ouvrage , pareil, un beau d\u00e9sordre le go\u00fbt, on aime on n\u2019aime plus on aime \u00e0 nouveau, avec par ci par la quelques pauses, des moments d\u2019indiff\u00e9rence, une absence inopin\u00e9e d\u2019avis sur la question. Un style comme un autre Henri 4. D\u2019ailleurs l\u2019oncle Henri s\u2019est r\u00e9veill\u00e9 il est dans l\u2019encadrure de la porte de la cuisine, sa stature de colosse me bouche la vue sur la friteuse, quand donc va t\u2019on passer au pirojkis?\n\nLes adultes parlent, je photographie les lieux, \u00e0 la louche sans m'appesantir : fleurs artificielles pos\u00e9es dans un vase, sur un napperon de fausse dentelle, lui m\u00eame recouvre une partie de la table ronde devant la fen\u00eatre. Des voitures passent, des passants passent, les cravates sont \u00e9parpill\u00e9es un peu partout, l\u2019embl\u00e8me de Kornilov est mang\u00e9e par l\u2019ombre mais personne ne pense \u00e0 allumer la lumi\u00e8re. \u00c7a parle, plaisante, rit, je passe dans la salle \u00e0 manger qui est aussi la chambre de Valentine. La machine \u00e0 coudre faut-il pr\u00e9ciser Singer ou dire tout simplement la Sing\u00e8re est sur la table, bref tout \u00e7a sur une petite table devant une autre fen\u00eatre. L\u2019odeur de disque bleue pr\u00e9gnante, un m\u00e9got qui fume encore dans un cendrier Cinzano, un peu plus loin une grosse t\u00e9l\u00e9 dans laquelle on doit mettre des pi\u00e8ces pour la mettre en route. On ne l\u2019allume jamais mais elle est l\u00e0. Un canap\u00e9 lit repli\u00e9 et des cravates pos\u00e9es dessus, des cravates partout, si bien qu\u2019\u00e0 la fin je sens quelque chose qui m\u2019\u00e9trangle... peut-\u00eatre les pirojkis que j\u2019ai aval\u00e9s beaucoup trop vite, je ne suis qu\u2019un enfant qui ne comprend rien \u00e0 rien. La mouche du coche m\u2019a t\u2019on dit d\u00e9j\u00e0 plusieurs fois.\n\nOn verra demain matin pour reprendre tout \u00e7a, peut-\u00eatre ou pas.\n\nEssayer autrement avec des ralentis, des silences. Des acc\u00e9l\u00e9rations, comme je vois la vie d\u2019aujourd\u2019hui.\n\nEssayer plusieurs fois, refaire \n\nUn exercice \u00e7a n'a pas besoin d'\u00eatre une \u0153uvre comme je le dis \u00e0 mes \u00e9l\u00e8ves pour la peinture. un exercice ouvre la porte \u00e0 d'autres exercices et peut-\u00eatre qu'au final \u00e0 force d'exercices.. mais chaque chose en son temps.", "image": "", "tags": [] } ,{ "id": "https:\/\/ledibbouk.net\/l-art-de-detourner-l-attention.html", "url": "https:\/\/ledibbouk.net\/l-art-de-detourner-l-attention.html", "title": "L'art de d\u00e9tourner l'attention", "date_published": "2022-06-10T05:17:59Z", "date_modified": "2025-04-27T16:57:38Z", "author": {"name": "Auteur"}, "content_html": "<\/span>

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Depuis que je pense, depuis que je m’interroge sur ce qui me constitue, sur ce qui m’oblige \u00e0 \u00eatre ce que je suis et non un autre, une autre forme, un autre lieu, j’ai toujours pressenti, \u00e0 la faveur d’une intuition plus ancienne que moi, que ce n’\u00e9tait pas l’opinion que je me faisais de moi-m\u00eame, ni le d\u00e9sir que j’avais de m’individualiser, qui pesaient vraiment. Non, c’\u00e9tait ailleurs, en amont, dans une force silencieuse et opini\u00e2tre : l’attention.<\/p>\n

C’est par elle que nous adh\u00e9rons au monde, par elle que nous nous d\u00e9tachons, par elle encore que nous d\u00e9cidons, sans m\u00eame en avoir conscience, de ce que nous voyons, de ce que nous oublions, de ce que nous sommes autoris\u00e9s \u00e0 penser.<\/p>\n

Mais cette attention, qui pr\u00e9side \u00e0 l’\u00e9difice de soi, \u00e9tait-elle n\u00f4tre ? Ou bien, insidieusement, avait-elle \u00e9t\u00e9 programm\u00e9e par d’autres, d\u00e9pos\u00e9e en nous comme un germe \u00e9tranger ? Depuis que j’ai m\u00e9moris\u00e9 les premiers mots qu’on m’a adress\u00e9s, j’entends, lancinant, cet imp\u00e9ratif : « Fais attention \u00e0 ceci, pas \u00e0 cela. » Et, \u00e0 rebours de l’ordre donn\u00e9, j’ai voulu tout voir, tout entendre, jusqu’\u00e0 m’\u00e9puiser, puis rien, jusqu’\u00e0 me dissoudre.<\/p>\n

Ce fut une \u00e9ducation silencieuse, \u00e0 l’\u00e9cart, par \u00e9preuves, par vases communicants, par \u00e9quilibres instables. L’attention excessive m’excluait des groupes, des cercles amicaux, professionnels ; mais je n’ai jamais pu m’y r\u00e9signer.<\/p>\n

Ceux qui gouvernent savent cela. Ils savent que ma\u00eetriser l’attention, c’est gouverner sans contrainte apparente. Ils savent que la focaliser sur un d\u00e9tail, un \u00e9cran, un divertissement, c’est priver les hommes de leur monde. Ils n’ont pas besoin de violence, ils ont besoin d’attirer nos regards ailleurs.<\/p>\n

Et nous, qu’avons-nous laiss\u00e9 faire ? Nous avons confondu la libert\u00e9 avec le choix du point o\u00f9 porter notre regard. Nous avons cr\u00fb \u00eatre libres parce que nous choisissions entre deux illusions.<\/p>\n

Je sais, pour l’avoir \u00e9prouv\u00e9 \u00e0 la racine, que se lib\u00e9rer passe par un \u00e9largissement de l’attention, une d\u00e9sattention \u00e0 ce qu’on nous d\u00e9signe, une fid\u00e9lit\u00e9 \u00e0 ce qui \u00e9merge en marge, dans les broussailles, dans la for\u00eat.<\/p>\n

Il y a l\u00e0 un art ancien, un art d’avant l’histoire, que j’ai retrouv\u00e9, parfois, en marchant sans but, en \u00e9coutant sans choisir, en peignant sans diriger. Les peuples anciens le connaissaient : ils ne fixaient pas leur regard, ils \u00e9coutaient l’ensemble, ils \u00e9taient pr\u00eats.<\/p>\n

Ainsi va l’attention, ainsi va la vie : non dans la pr\u00e9hension acharn\u00e9e mais dans le vaste accueil.<\/p>\n

C’est une asc\u00e8se, une r\u00e9sistance douce. C’est aussi une souffrance, car \u00eatre attentif \u00e0 tout, c’est sentir la douleur du monde.<\/p>\n

Mais c’est, enfin, la seule mani\u00e8re que j’ai trouv\u00e9e d’\u00eatre libre : ne pas cloisonner, ne pas consentir \u00e0 la mutilation, ne pas oublier.<\/p>\n

L’attention n’est pas un instrument. Elle est une condition de l’\u00eatre. Elle est un serment silencieux que nous pouvons choisir, \u00e0 chaque instant, de renouveler ou de trahir.<\/p>", "content_text": " Depuis que je pense, depuis que je m'interroge sur ce qui me constitue, sur ce qui m'oblige \u00e0 \u00eatre ce que je suis et non un autre, une autre forme, un autre lieu, j'ai toujours pressenti, \u00e0 la faveur d'une intuition plus ancienne que moi, que ce n'\u00e9tait pas l'opinion que je me faisais de moi-m\u00eame, ni le d\u00e9sir que j'avais de m'individualiser, qui pesaient vraiment. Non, c'\u00e9tait ailleurs, en amont, dans une force silencieuse et opini\u00e2tre : l'attention. C'est par elle que nous adh\u00e9rons au monde, par elle que nous nous d\u00e9tachons, par elle encore que nous d\u00e9cidons, sans m\u00eame en avoir conscience, de ce que nous voyons, de ce que nous oublions, de ce que nous sommes autoris\u00e9s \u00e0 penser. Mais cette attention, qui pr\u00e9side \u00e0 l'\u00e9difice de soi, \u00e9tait-elle n\u00f4tre ? Ou bien, insidieusement, avait-elle \u00e9t\u00e9 programm\u00e9e par d'autres, d\u00e9pos\u00e9e en nous comme un germe \u00e9tranger ? Depuis que j'ai m\u00e9moris\u00e9 les premiers mots qu'on m'a adress\u00e9s, j'entends, lancinant, cet imp\u00e9ratif : \"Fais attention \u00e0 ceci, pas \u00e0 cela.\" Et, \u00e0 rebours de l'ordre donn\u00e9, j'ai voulu tout voir, tout entendre, jusqu'\u00e0 m'\u00e9puiser, puis rien, jusqu'\u00e0 me dissoudre. Ce fut une \u00e9ducation silencieuse, \u00e0 l'\u00e9cart, par \u00e9preuves, par vases communicants, par \u00e9quilibres instables. L'attention excessive m'excluait des groupes, des cercles amicaux, professionnels ; mais je n'ai jamais pu m'y r\u00e9signer. Ceux qui gouvernent savent cela. Ils savent que ma\u00eetriser l'attention, c'est gouverner sans contrainte apparente. Ils savent que la focaliser sur un d\u00e9tail, un \u00e9cran, un divertissement, c'est priver les hommes de leur monde. Ils n'ont pas besoin de violence, ils ont besoin d'attirer nos regards ailleurs. Et nous, qu'avons-nous laiss\u00e9 faire ? Nous avons confondu la libert\u00e9 avec le choix du point o\u00f9 porter notre regard. Nous avons cr\u00fb \u00eatre libres parce que nous choisissions entre deux illusions. Je sais, pour l'avoir \u00e9prouv\u00e9 \u00e0 la racine, que se lib\u00e9rer passe par un \u00e9largissement de l'attention, une d\u00e9sattention \u00e0 ce qu'on nous d\u00e9signe, une fid\u00e9lit\u00e9 \u00e0 ce qui \u00e9merge en marge, dans les broussailles, dans la for\u00eat. Il y a l\u00e0 un art ancien, un art d'avant l'histoire, que j'ai retrouv\u00e9, parfois, en marchant sans but, en \u00e9coutant sans choisir, en peignant sans diriger. Les peuples anciens le connaissaient : ils ne fixaient pas leur regard, ils \u00e9coutaient l'ensemble, ils \u00e9taient pr\u00eats. Ainsi va l'attention, ainsi va la vie : non dans la pr\u00e9hension acharn\u00e9e mais dans le vaste accueil. C'est une asc\u00e8se, une r\u00e9sistance douce. C'est aussi une souffrance, car \u00eatre attentif \u00e0 tout, c'est sentir la douleur du monde. Mais c'est, enfin, la seule mani\u00e8re que j'ai trouv\u00e9e d'\u00eatre libre : ne pas cloisonner, ne pas consentir \u00e0 la mutilation, ne pas oublier. L'attention n'est pas un instrument. Elle est une condition de l'\u00eatre. Elle est un serment silencieux que nous pouvons choisir, \u00e0 chaque instant, de renouveler ou de trahir. ", "image": "https:\/\/ledibbouk.net\/IMG\/logo\/main-et-caillou.webp?1748065118", "tags": [] } ] }