{ "version": "https://jsonfeed.org/version/1.1", "title": "Le dibbouk", "home_page_url": "https:\/\/ledibbouk.net\/", "feed_url": "https:\/\/ledibbouk.net\/spip.php?page=feed_json", "language": "fr-FR", "items": [ { "id": "https:\/\/ledibbouk.net\/paleopoli-andros.html", "url": "https:\/\/ledibbouk.net\/paleopoli-andros.html", "title": "Paleopoli, Andros", "date_published": "2022-08-12T23:58:12Z", "date_modified": "2025-10-17T16:30:01Z", "author": {"name": "Auteur"}, "content_html": "

Olivier de Paleopoli, Andros<\/p>\n

Pal\u00e9opoli signifie vieille ville en grec, il convient donc de pr\u00e9ciser que celle que nous allons \u00e9voquer se situe sur l\u2019\u00eele d\u2019Andros dans les Cyclades. Vous trouverez plusieurs villes du m\u00eame nom dans toute la Gr\u00e8ce. Situ\u00e9e sur la c\u00f4te Ouest \u00e0 une dizaine de kilom\u00e8tres de Batsi, Paleopoli fut autrefois, bien avant J.C, la capitale de l\u2019\u00eele.<\/p>\n

Aujourd\u2019hui l\u2019antique capitale a \u00e9t\u00e9 remplac\u00e9e par Chora la v\u00e9nitienne. Pal\u00e9opoli n\u2019est plus d\u00e9sormais qu\u2019un minuscule village comptant moins de 150 \u00e2mes. Si vous passez par ici en bus vous n\u2019apercevrez que quelques maisons, un atelier de couture sp\u00e9cialis\u00e9 dans la confection de robes de mari\u00e9es. une petite taverne dont les propri\u00e9taires fabriquent et vendent de d\u00e9licieuses confitures et un mus\u00e9e arch\u00e9ologique. Ce dernier est install\u00e9 dans un b\u00e2timent offert en 1981 par la Fondation Basil et Elise Goulandris. Armateurs et amateurs d\u2019art c\u00e9l\u00e8bres sur l\u2019\u00eele car ils ont aussi cr\u00e9\u00e9 par l\u2019interm\u00e9diaire d\u2019une fondation un mus\u00e9e arch\u00e9ologique et un autre d\u2019art moderne dans la nouvelle capitale.<\/p>\n

Il r\u00e8gne ici une atmosph\u00e8re particuli\u00e8re sans doute due en premier lieu \u00e0 la pr\u00e9sence du mont Petalo qui surplombe la vall\u00e9e s\u2019\u00e9tendant de fa\u00e7on abrupte vers la mer, et en second lieu aux arbres multi centenaires. C\u2019est toute l\u2019histoire des lieux qui semble inscrite sur les troncs imposants des oliviers et des platanes qui peuplent les pentes et nous accompagnent en silence tout au long des 1309 marches d\u00e9gringolant jusqu\u2019\u00e0 la plage. De temps \u00e0 autre lorsque le vent balaie les pentes et les feuillages, on jurerait entendre les voix entrem\u00eal\u00e9s des anciens habitants de la vieille ville, en partie enfouie sous la mer.<\/p>\n

\"\"\"\"\"\"\"\"\"\"\"\"Quelques images sur les pentes de la montagne Kouvara, Paleopoli<\/p>\n

Nous avons bien s\u00fbr visit\u00e9 le mus\u00e9e. Ce qui s\u2019effectue rapidement car il n\u2019est constitu\u00e9 que d\u2019une seule salle. N\u00e9anmoins c\u2019est toujours \u00e9mouvant de contempler les traces laiss\u00e9es par ces \u00eatres qui ont v\u00e9cus leurs vies bien avant la n\u00f4tre. Notre passage sur cette terre semble si fugace au regard de tous ces gens enfouis sous la surface des sols quelque soit le lieu d\u2019o\u00f9 ressurgit leur souvenir. Et on ne peut s\u2019emp\u00eacher de penser que nous les rejoindrons un jour o\u00f9 l\u2019autre, qu\u2019ils seront nos compagnons d\u2019\u00e9ternit\u00e9.<\/p>\n

Petite statue f\u00e9minine en terre\"\"\"\"\"\"\"\"\"\"\"\"\"\"\"\"\"\"Quelques images du mus\u00e9e de Paleopoli<\/p>\n

Le culte d\u2019Isis semble avoir \u00e9t\u00e9 ici tr\u00e8s pr\u00e9sent. Ce qui n\u2019est pas \u00e9tonnant pour une ancienne capitale o\u00f9 se trouvait un roi, une reine, et donc un tr\u00f4ne (set) dont le terme Isis tire son \u00e9tymologie \u00e9gyptienne. Il y a m\u00eame dans ce mus\u00e9e un fragment retrouv\u00e9 d\u2019une ode \u00e0 la d\u00e9esse.<\/p>\n

A mi-pente on d\u00e9couvre un groupe d\u2019habitations, une petite \u00e9glise, et une source doit exister dans les parages car nous sommes accompagn\u00e9s par le clapotis de l\u2019eau durant quelques centaines de marches. En revanche nous ne verrons aucun habitant, les volets sont clos et les grilles de l\u2019\u00e9glise \u00e9galement. Un petit chien nous accompagne sorti d\u2019on ne sait o\u00f9. Il dispara\u00eetra aussi myst\u00e9rieusement qu\u2019il aura surgit lorsque nous remonteront les escaliers un peu d\u00e9\u00e7us de n\u2019avoir pas pu approcher les ruines. Celles-ci sont ferm\u00e9es au public, d\u00e9coup\u00e9es en grandes parcelles entour\u00e9es de grillage. Mais peu importe, durant quelques heures nous avons pu ressentir ce lieu, nous avons pu un peu imaginer, et partager avec les morts en nous appuyant sur le relief, les quelques traces laiss\u00e9es dans les constructions de pierre, les troncs noueux des oliviers.<\/p>", "content_text": "Olivier de Paleopoli, Andros\n\nPal\u00e9opoli signifie vieille ville en grec, il convient donc de pr\u00e9ciser que celle que nous allons \u00e9voquer se situe sur l\u2019\u00eele d\u2019Andros dans les Cyclades. Vous trouverez plusieurs villes du m\u00eame nom dans toute la Gr\u00e8ce. Situ\u00e9e sur la c\u00f4te Ouest \u00e0 une dizaine de kilom\u00e8tres de Batsi, Paleopoli fut autrefois, bien avant J.C, la capitale de l\u2019\u00eele. \n\nAujourd\u2019hui l\u2019antique capitale a \u00e9t\u00e9 remplac\u00e9e par Chora la v\u00e9nitienne. Pal\u00e9opoli n\u2019est plus d\u00e9sormais qu\u2019un minuscule village comptant moins de 150 \u00e2mes. Si vous passez par ici en bus vous n\u2019apercevrez que quelques maisons, un atelier de couture sp\u00e9cialis\u00e9 dans la confection de robes de mari\u00e9es. une petite taverne dont les propri\u00e9taires fabriquent et vendent de d\u00e9licieuses confitures et un mus\u00e9e arch\u00e9ologique. Ce dernier est install\u00e9 dans un b\u00e2timent offert en 1981 par la Fondation Basil et Elise Goulandris. Armateurs et amateurs d\u2019art c\u00e9l\u00e8bres sur l\u2019\u00eele car ils ont aussi cr\u00e9\u00e9 par l\u2019interm\u00e9diaire d\u2019une fondation un mus\u00e9e arch\u00e9ologique et un autre d\u2019art moderne dans la nouvelle capitale. \n\nIl r\u00e8gne ici une atmosph\u00e8re particuli\u00e8re sans doute due en premier lieu \u00e0 la pr\u00e9sence du mont Petalo qui surplombe la vall\u00e9e s\u2019\u00e9tendant de fa\u00e7on abrupte vers la mer, et en second lieu aux arbres multi centenaires. C\u2019est toute l\u2019histoire des lieux qui semble inscrite sur les troncs imposants des oliviers et des platanes qui peuplent les pentes et nous accompagnent en silence tout au long des 1309 marches d\u00e9gringolant jusqu\u2019\u00e0 la plage. De temps \u00e0 autre lorsque le vent balaie les pentes et les feuillages, on jurerait entendre les voix entrem\u00eal\u00e9s des anciens habitants de la vieille ville, en partie enfouie sous la mer.Quelques images sur les pentes de la montagne Kouvara, Paleopoli\n\nNous avons bien s\u00fbr visit\u00e9 le mus\u00e9e. Ce qui s\u2019effectue rapidement car il n\u2019est constitu\u00e9 que d\u2019une seule salle. N\u00e9anmoins c\u2019est toujours \u00e9mouvant de contempler les traces laiss\u00e9es par ces \u00eatres qui ont v\u00e9cus leurs vies bien avant la n\u00f4tre. Notre passage sur cette terre semble si fugace au regard de tous ces gens enfouis sous la surface des sols quelque soit le lieu d\u2019o\u00f9 ressurgit leur souvenir. Et on ne peut s\u2019emp\u00eacher de penser que nous les rejoindrons un jour o\u00f9 l\u2019autre, qu\u2019ils seront nos compagnons d\u2019\u00e9ternit\u00e9. Petite statue f\u00e9minine en terreQuelques images du mus\u00e9e de Paleopoli\n\nLe culte d\u2019Isis semble avoir \u00e9t\u00e9 ici tr\u00e8s pr\u00e9sent. Ce qui n\u2019est pas \u00e9tonnant pour une ancienne capitale o\u00f9 se trouvait un roi, une reine, et donc un tr\u00f4ne (set) dont le terme Isis tire son \u00e9tymologie \u00e9gyptienne. Il y a m\u00eame dans ce mus\u00e9e un fragment retrouv\u00e9 d\u2019une ode \u00e0 la d\u00e9esse. \n\nA mi-pente on d\u00e9couvre un groupe d\u2019habitations, une petite \u00e9glise, et une source doit exister dans les parages car nous sommes accompagn\u00e9s par le clapotis de l\u2019eau durant quelques centaines de marches. En revanche nous ne verrons aucun habitant, les volets sont clos et les grilles de l\u2019\u00e9glise \u00e9galement. Un petit chien nous accompagne sorti d\u2019on ne sait o\u00f9. Il dispara\u00eetra aussi myst\u00e9rieusement qu\u2019il aura surgit lorsque nous remonteront les escaliers un peu d\u00e9\u00e7us de n\u2019avoir pas pu approcher les ruines. Celles-ci sont ferm\u00e9es au public, d\u00e9coup\u00e9es en grandes parcelles entour\u00e9es de grillage. Mais peu importe, durant quelques heures nous avons pu ressentir ce lieu, nous avons pu un peu imaginer, et partager avec les morts en nous appuyant sur le relief, les quelques traces laiss\u00e9es dans les constructions de pierre, les troncs noueux des oliviers.", "image": "", "tags": ["carnet de voyage", "Espaces lieux "] } ,{ "id": "https:\/\/ledibbouk.net\/retour-au-fragment.html", "url": "https:\/\/ledibbouk.net\/retour-au-fragment.html", "title": "Retour au fragment", "date_published": "2022-08-08T16:09:07Z", "date_modified": "2025-10-17T16:32:13Z", "author": {"name": "Auteur"}, "content_html": "

illustration<\/strong> : Torse en carton Alexandra Athanasseides <\/p>\n

Tr\u00e8s agr\u00e9able surprise de d\u00e9couvrir, au mus\u00e9e d\u2019art moderne de Chora, sur l\u2019\u00eele d\u2019Andros, une exposition d\u2019Alexandra Athanasseides. D\u2019autant plus touch\u00e9 par son travail qu\u2019elle est de ma g\u00e9n\u00e9ration. N\u00e9e en 1961 \u00e0 Ath\u00e8nes, elle continue de travailler et de vivre en banlieue. Touchante, parce qu\u2019elle exprime sa d\u00e9marche \u00e0 partir du fragment. Elle r\u00e9colte des morceaux de bois flott\u00e9 sur les plages, des fragments de m\u00e9tal rouill\u00e9, tout un tas d\u2019objets h\u00e9t\u00e9roclites qui sont des d\u00e9chets, des parties mises au rebut, qu\u2019elle r\u00e9int\u00e8gre dans ses cr\u00e9ations, cr\u00e9ant ainsi un cercle vertueux entre mort et r\u00e9surrection. On peut voir beaucoup de sculptures de chevaux dans son travail, qui m\u2019ont aussit\u00f4t rappel\u00e9 des images de la mythologie grecque, notamment le fameux cadeau d\u2019Ulysse aux Troyens. C\u2019est un cheval constitu\u00e9 de vide et de bois flott\u00e9, avec parfois des incrustations de rouille, d\u00e9clin\u00e9 en plusieurs pi\u00e8ces. Ainsi, par le d\u00e9chet, rejoindre le mythe, fabriquer cette ellipse, provoque aussit\u00f4t une excitation. Elle utilise aussi du carton d\u2019emballage sur lequel elle dessine au fusain, gratte et colle de nouveaux morceaux ondul\u00e9s, ce qui cr\u00e9e des marines fantastiques sur lesquelles chevauchent des figures arch\u00e9typales de cavaliers et de chevaux. Des bustes, semblables \u00e0 des torses \u00e9clat\u00e9s de h\u00e9ros grecs. Je suis rest\u00e9 longtemps \u00e0 contempler ce travail et me suis attard\u00e9 \u00e0 visionner plusieurs fois de petits films vid\u00e9o dans lesquels Alexandra Athanasseides tente d\u2019expliquer celui-ci. Peu de mots, en fait. Mais des gestes, des assemblages de morceaux \u00e9pars, de fragments qui, s\u2019ils empruntent souvent, pour s\u2019assembler, l\u2019id\u00e9e du cheval, r\u00e9v\u00e8lent aussi un double aspect de l\u2019artiste : un c\u00f4t\u00e9 « fonceur », sauvage, retenu d\u2019une main ferme par l\u2019intention artistique. Le produit de ce paradoxe n\u2019est-il pas semblable \u00e0 ce que tout artiste cherche \u00e0 \u00e9quilibrer ? Qu\u2019on soit sculpteur, peintre, po\u00e8te, \u00e9crivain, il me semble que l\u2019essentiel est de trouver l\u2019\u00e9quilibre entre cette sauvagerie et ce que l\u2019on entend par « civilis\u00e9 », la civilisation. D\u2019autant plus difficile, cet \u00e9quilibre, qu\u2019il n\u2019y a que par la compr\u00e9hension de son asym\u00e9trie qu\u2019on puisse s\u2019y introduire. Je ressens une fiert\u00e9 qu\u2019une femme de ma g\u00e9n\u00e9ration produise un tel travail, une telle \u0153uvre, comme si j\u2019y \u00e9tais pour quelque chose aussi, parce que c\u2019est notre g\u00e9n\u00e9ration. Sentiment in\u00e9dit ? Pas vraiment, mais peu observ\u00e9 jusqu\u2019\u00e0 ces derniers jours.<\/p>\n

\"\"\"\"\"\"\"\"\"\"\"\"<\/p>", "content_text": "**illustration**: Torse en carton Alexandra Athanasseides Tr\u00e8s agr\u00e9able surprise de d\u00e9couvrir, au mus\u00e9e d\u2019art moderne de Chora, sur l\u2019\u00eele d\u2019Andros, une exposition d\u2019Alexandra Athanasseides. D\u2019autant plus touch\u00e9 par son travail qu\u2019elle est de ma g\u00e9n\u00e9ration. N\u00e9e en 1961 \u00e0 Ath\u00e8nes, elle continue de travailler et de vivre en banlieue. Touchante, parce qu\u2019elle exprime sa d\u00e9marche \u00e0 partir du fragment. Elle r\u00e9colte des morceaux de bois flott\u00e9 sur les plages, des fragments de m\u00e9tal rouill\u00e9, tout un tas d\u2019objets h\u00e9t\u00e9roclites qui sont des d\u00e9chets, des parties mises au rebut, qu\u2019elle r\u00e9int\u00e8gre dans ses cr\u00e9ations, cr\u00e9ant ainsi un cercle vertueux entre mort et r\u00e9surrection. On peut voir beaucoup de sculptures de chevaux dans son travail, qui m\u2019ont aussit\u00f4t rappel\u00e9 des images de la mythologie grecque, notamment le fameux cadeau d\u2019Ulysse aux Troyens. C\u2019est un cheval constitu\u00e9 de vide et de bois flott\u00e9, avec parfois des incrustations de rouille, d\u00e9clin\u00e9 en plusieurs pi\u00e8ces. Ainsi, par le d\u00e9chet, rejoindre le mythe, fabriquer cette ellipse, provoque aussit\u00f4t une excitation. Elle utilise aussi du carton d\u2019emballage sur lequel elle dessine au fusain, gratte et colle de nouveaux morceaux ondul\u00e9s, ce qui cr\u00e9e des marines fantastiques sur lesquelles chevauchent des figures arch\u00e9typales de cavaliers et de chevaux. Des bustes, semblables \u00e0 des torses \u00e9clat\u00e9s de h\u00e9ros grecs. Je suis rest\u00e9 longtemps \u00e0 contempler ce travail et me suis attard\u00e9 \u00e0 visionner plusieurs fois de petits films vid\u00e9o dans lesquels Alexandra Athanasseides tente d\u2019expliquer celui-ci. Peu de mots, en fait. Mais des gestes, des assemblages de morceaux \u00e9pars, de fragments qui, s\u2019ils empruntent souvent, pour s\u2019assembler, l\u2019id\u00e9e du cheval, r\u00e9v\u00e8lent aussi un double aspect de l\u2019artiste : un c\u00f4t\u00e9 \u00ab fonceur \u00bb, sauvage, retenu d\u2019une main ferme par l\u2019intention artistique. Le produit de ce paradoxe n\u2019est-il pas semblable \u00e0 ce que tout artiste cherche \u00e0 \u00e9quilibrer ? Qu\u2019on soit sculpteur, peintre, po\u00e8te, \u00e9crivain, il me semble que l\u2019essentiel est de trouver l\u2019\u00e9quilibre entre cette sauvagerie et ce que l\u2019on entend par \u00ab civilis\u00e9 \u00bb, la civilisation. D\u2019autant plus difficile, cet \u00e9quilibre, qu\u2019il n\u2019y a que par la compr\u00e9hension de son asym\u00e9trie qu\u2019on puisse s\u2019y introduire. Je ressens une fiert\u00e9 qu\u2019une femme de ma g\u00e9n\u00e9ration produise un tel travail, une telle \u0153uvre, comme si j\u2019y \u00e9tais pour quelque chose aussi, parce que c\u2019est notre g\u00e9n\u00e9ration. Sentiment in\u00e9dit ? Pas vraiment, mais peu observ\u00e9 jusqu\u2019\u00e0 ces derniers jours. ", "image": "https:\/\/ledibbouk.net\/IMG\/logo\/img_6599jpgw1024-e98aeece.jpg?1760717828", "tags": ["r\u00e9flexions sur l'art"] } ,{ "id": "https:\/\/ledibbouk.net\/rafina.html", "url": "https:\/\/ledibbouk.net\/rafina.html", "title": "Rafina", "date_published": "2022-08-07T03:35:17Z", "date_modified": "2025-10-17T16:26:30Z", "author": {"name": "Auteur"}, "content_html": "

Par les hublots du petit avion de Transavia, la nuit arrive d\u2019un seul coup vers 21 h. Mais peut-\u00eatre sommes-nous encore \u00e0 l\u2019heure de chez nous, celle de nos montres-bracelets et de nos smartphones encore en mode « avion ». Il doit y avoir une heure de d\u00e9calage, une de plus ici en Gr\u00e8ce. \u00c9trange nuit qui arrive \u00e0 l\u2019improviste. \u00c9trange heure acquise ou perdue, dont on ne saura rien, heure virtuelle, arbitraire du temps. Puis vient le survol d\u2019Ath\u00e8nes, grande flaque lumineuse, avec le surgissement de l\u2019Acropole que nous distinguons tr\u00e8s nettement. Dominante orange-jaune. Rien \u00e0 voir avec ces lumi\u00e8res froides dues aux \u00e9clairages \u00e0 LED, que l\u2019on doit d\u00e9sormais rep\u00e9rer, j\u2019imagine, en survolant d\u2019autres capitales europ\u00e9ennes, fatalement plus riches, plus motrices en mati\u00e8re d\u2019\u00e9cologie. Nouvelle industrie, source neuve de profit. Impression chaleureuse, humaine, malgr\u00e9 tout, due \u00e0 ce type d\u2019\u00e9clairage « antique ». Antique par association d\u2019id\u00e9es. Nous devrons ensuite trouver un moyen de rejoindre Rafina, \u00e0 l\u2019est, tout \u00e0 l\u2019oppos\u00e9 d\u2019Ath\u00e8nes, sur la p\u00e9ninsule de l\u2019Attique. R\u00e9p\u00e8te le mot : Attique, p\u00e9ninsule, golfe d\u2019Eub\u00e9e, r\u00e9p\u00e8te plusieurs fois. Environ une quarantaine de kilom\u00e8tres. Il fait chaud, bien s\u00fbr, mais il y a du vent, peut-\u00eatre le fameux melt\u00e9mi, le vent des Cyclades, qui vient saluer les nouveaux arrivants. \u00c0 l\u2019a\u00e9roport, r\u00e9flexion sur le co\u00fbt du transport. En taxi, pas moins de 40 euros. Les Uber sont invisibles. Cohorte de grosses limousines noires. S. pense que ce sont des Uber. En costard-cravate, non. Enfin, on ne va tout de m\u00eame pas prendre une limousine. Si. Non. Ce sera finalement un petit car, d\u00e9nich\u00e9 in extremis de l\u2019autre c\u00f4t\u00e9 des voies des taxis : 7 \u20ac pour deux, valises comprises. Super. Oui, mais on vous am\u00e8ne au port. Il y a aussi des taxis l\u00e0-bas pour terminer le voyage et rejoindre l\u2019h\u00f4tel. Maiami H\u00f4tel. Travers\u00e9e tranquille par de petites routes bord\u00e9es de nombreux restaurants, caf\u00e9s, tavernes. Il y a encore de la vie ici \u00e0 23 h un jour de semaine. Efcharist\u00f3 au chauffeur. « Les taxis, vous les trouverez de l\u2019autre c\u00f4t\u00e9 du gros bateau. » Retour aux taxis jaunes. Combien ? Vingt euros. S. soupire. Quinze, propose un chauffeur. Vendu. On grimpe. Le chauffeur roulera au pas pour bien montrer \u00e0 S. ce qu\u2019il pense des n\u00e9gociations de bougnats. Il y aurait \u00e0 dire, \u00e0 \u00e9crire, sur l\u2019art des n\u00e9gociations et le marchandage. C\u2019est d\u00e9j\u00e0 fait. Me reviennent tout \u00e0 coup les titres de gros ouvrages que mon p\u00e8re lisait quand il suivait des cours aux Arts et M\u00e9tiers : L\u2019art de n\u00e9gocier. Pas du tout mon fort. Si quelqu\u2019un me propose un prix, je ne n\u00e9gocie pratiquement jamais. J\u2019estime qu\u2019il a calcul\u00e9 sa peine, comme je calcule la mienne, souvent assez mal, il faut l\u2019admettre. S. en d\u00e9duit tout autre chose. Elle dit : grand seigneur, tu ne n\u00e9gocies jamais. Ce qui est faux : une ou deux fois, cela m\u2019est arriv\u00e9, parce que l\u2019entourloupe \u00e9tait vraiment trop grossi\u00e8re, cousue de fil blanc. Le lendemain, nous d\u00e9cidons de marcher jusqu\u2019au port pour nous d\u00e9gourdir les jambes. Aller-retour, deux bonnes heures de marche si l\u2019on suit l\u2019indication GPS, si l\u2019on ne s\u2019\u00e9gare pas trop de l\u2019avenue Pos\u00e9idon. Mais nous n\u2019avons pas grand-chose d\u2019autre \u00e0 faire, le ferry pour Andros \u00e9tant pr\u00e9vu le lendemain matin. Balade tr\u00e8s agr\u00e9able malgr\u00e9 la chaleur. Le quartier d\u2019o\u00f9 nous partons, o\u00f9 se situe l\u2019h\u00f4tel, est \u00e0 Mati. Plut\u00f4t r\u00e9sidentiel. Maisons cossues, grands jardins bien arros\u00e9s, pelouses vertes. Les trottoirs sont constitu\u00e9s de dalles parfois pos\u00e9es l\u00e9g\u00e8rement de guingois. Le motif d\u00e9coratif est un ensemble de petits croisillons que j\u2019avais d\u00e9j\u00e0 rep\u00e9r\u00e9 la veille dans le centre-ville. Par endroits, des terrains vagues cl\u00f4tur\u00e9s, des panneaux « Danger » interdisent de s\u2019aventurer jusqu\u2019aux falaises d\u2019un rouge sombre. De nombreuses voies permettent de rejoindre la mer, plus ou moins \u00e9troites ou larges. Des bougainvilliers, du jasmin. L\u2019ambiance nous ram\u00e8ne presque aussit\u00f4t des ann\u00e9es en arri\u00e8re, lorsque nous \u00e9tions all\u00e9s \u00e0 Kalymnos. Ici, les m\u00e2les cigales ne produisent pas leur musique tout du long ; ils sont tr\u00e8s \u00e0 cheval sur l\u2019\u00e9l\u00e9gance ou la politesse. Leur cymbalisation poss\u00e8de une sorte d\u2019\u00e9l\u00e9gance qu\u2019on ne rencontre pas chez nous. Les cigales ici, comme les Grecs, savent visiblement prendre leur temps. J\u2019imagine que le fantasme de chaque Grec est de construire lui-m\u00eame sa maison. Tout au long du chemin, toute une s\u00e9rie d\u2019indices confortent cette id\u00e9e. Certains l\u2019envisagent avec plus ou moins de bonheur, de moyens, de r\u00e9ussite, mais il semble, plus que partout ailleurs, que ce soit une sorte de sport national. C\u2019est en 1922, \u00e0 la fin de la guerre gr\u00e9co-turque, que toute une population vivant en Anatolie, des chr\u00e9tiens orthodoxes, a migr\u00e9 ici notamment. C\u2019est ce qu\u2019on appelle en Gr\u00e8ce la « Grande Catastrophe ». Tout cela me ram\u00e8ne encore \u00e0 la p\u00e9ninsule de Gallipoli, aux Dardanelles, et \u00e0 cet arri\u00e8re-grand-p\u00e8re qui \u00e9tait all\u00e9 d\u00e9fendre la patrie l\u00e0-bas, puis qui revint fort mal en point puisqu\u2019il avait \u00e9t\u00e9 gaz\u00e9. Rafina, jusqu\u2019\u00e0 cette Grande Catastrophe, n\u2019\u00e9tait qu\u2019un simple hameau. Sent-on ici une influence turque pour autant ? D\u2019ailleurs, n\u2019est-ce pas devenu difficile d\u2019identifier ce qui est grec, turc, en g\u00e9n\u00e9ral ? Je m\u2019\u00e9tais d\u00e9j\u00e0 pos\u00e9 la question \u00e0 Istanbul en 1985. On pourrait m\u00eame \u00e9tendre l\u2019interrogation \u00e0 l\u2019ensemble des Balkans. Longue descente vers le port, enfin. Heureusement, le vent att\u00e9nue la chaleur. S. veut v\u00e9rifier que tout est en ordre en allant montrer nos billets command\u00e9s sur internet. Les agences de Fast Ferries, l\u2019enseigne inscrite en en-t\u00eate de nos documents, pullulent. \u00c9tonnement amus\u00e9 de l\u2019employ\u00e9e qui lit rapidement les papiers que lui tend S. « Bien s\u00fbr que tout va bien, ne vous inqui\u00e9tez pas. » Le mot juste : l\u2019inqui\u00e9tude. Il en faut toujours un peu, sinon l\u2019ennui menace, n\u2019est-ce pas. « Oh, mais toi, tu te laisses porter par les \u00e9v\u00e9nements. Tu t\u2019en fous. » Et pourquoi protesterais-je ? C\u2019est exact. Comment aborder le voyage, l\u2019aventure, autrement ? M\u00e9taphore de nos vies, de nos diff\u00e9rences et divergences. Aller d\u2019un point A vers un point B. Non merci. Encore qu\u2019aujourd\u2019hui, pourquoi pas. La courbe et la ligne droite ne m\u2019offrent, pas plus l\u2019une que l\u2019autre, de distraction, de divertissement. Il n\u2019y a gu\u00e8re qu\u2019\u00e9crire, \u00e9crire en marchant, en observant tout ce qui se d\u00e9roule au fur et \u00e0 mesure de la progression, qui m\u2019int\u00e9resse vraiment, je crois. Je suis l\u00e0 et en m\u00eame temps pas vraiment. La salade grecque est probablement, en ce moment, l\u2019une des inventions humaines que j\u2019appr\u00e9cie le plus. La simplicit\u00e9 de la recette, la joie lorsqu\u2019on d\u00e9couvre soudain \u00e0 quel point le plat est copieux, son prix entrant comme un pied dans la bonne chaussure du budget journalier, tout cela cr\u00e9e un contentement proche de la s\u00e9r\u00e9nit\u00e9. Se remplir l\u2019estomac de tomates qui ont du go\u00fbt, de concombres qui ont du go\u00fbt, de poivrons qui ont du go\u00fbt, d\u2019oignons, d\u2019olives noires, d\u2019huile d\u2019olive au go\u00fbt d\u00e9licieux, rejette au loin toute vell\u00e9it\u00e9 de se remplir la panse autrement. Parvenir \u00e0 la sati\u00e9t\u00e9 gr\u00e2ce \u00e0 des crudit\u00e9s, n\u2019est-ce pas une petite victoire sur l\u2019avidit\u00e9 naturelle, sur la faim perp\u00e9tuelle ? Il faut tout de m\u00eame attendre un peu, faire un tour, longer la mer, parvenir \u00e0 ces antiques et magnifiques tamaris dont les troncs noueux semblent aussi proches du bavardage que les autochtones, passer un pont au-dessus d\u2019un cours d\u2019eau ass\u00e9ch\u00e9, visiter une galerie — belles aquarelles d\u2019une sobri\u00e9t\u00e9 remarquable —, longer un cimeti\u00e8re, « tu ne veux pas qu\u2019on aille le visiter ? » Non. Tant pis. Admirer d\u2019\u00e9normes agaves \u00e0 moiti\u00e9 flingu\u00e9es par la s\u00e9cheresse, revenir \u00e0 notre point de d\u00e9part et, ouf, enfin s\u2019installer \u00e0 une table. Parce qu\u2019ici on ne mange pas \u00e0 midi. On prend le temps. Il n\u2019est ni rare ni d\u00e9plac\u00e9 de d\u00e9jeuner \u00e0 16 heures. Et donc, une salade grecque. Efcharist\u00f3 ! <\/p>", "content_text": " Par les hublots du petit avion de Transavia, la nuit arrive d\u2019un seul coup vers 21 h. Mais peut-\u00eatre sommes-nous encore \u00e0 l\u2019heure de chez nous, celle de nos montres-bracelets et de nos smartphones encore en mode \u00ab avion \u00bb. Il doit y avoir une heure de d\u00e9calage, une de plus ici en Gr\u00e8ce. \u00c9trange nuit qui arrive \u00e0 l\u2019improviste. \u00c9trange heure acquise ou perdue, dont on ne saura rien, heure virtuelle, arbitraire du temps. Puis vient le survol d\u2019Ath\u00e8nes, grande flaque lumineuse, avec le surgissement de l\u2019Acropole que nous distinguons tr\u00e8s nettement. Dominante orange-jaune. Rien \u00e0 voir avec ces lumi\u00e8res froides dues aux \u00e9clairages \u00e0 LED, que l\u2019on doit d\u00e9sormais rep\u00e9rer, j\u2019imagine, en survolant d\u2019autres capitales europ\u00e9ennes, fatalement plus riches, plus motrices en mati\u00e8re d\u2019\u00e9cologie. Nouvelle industrie, source neuve de profit. Impression chaleureuse, humaine, malgr\u00e9 tout, due \u00e0 ce type d\u2019\u00e9clairage \u00ab antique \u00bb. Antique par association d\u2019id\u00e9es. Nous devrons ensuite trouver un moyen de rejoindre Rafina, \u00e0 l\u2019est, tout \u00e0 l\u2019oppos\u00e9 d\u2019Ath\u00e8nes, sur la p\u00e9ninsule de l\u2019Attique. R\u00e9p\u00e8te le mot : Attique, p\u00e9ninsule, golfe d\u2019Eub\u00e9e, r\u00e9p\u00e8te plusieurs fois. Environ une quarantaine de kilom\u00e8tres. Il fait chaud, bien s\u00fbr, mais il y a du vent, peut-\u00eatre le fameux melt\u00e9mi, le vent des Cyclades, qui vient saluer les nouveaux arrivants. \u00c0 l\u2019a\u00e9roport, r\u00e9flexion sur le co\u00fbt du transport. En taxi, pas moins de 40 euros. Les Uber sont invisibles. Cohorte de grosses limousines noires. S. pense que ce sont des Uber. En costard-cravate, non. Enfin, on ne va tout de m\u00eame pas prendre une limousine. Si. Non. Ce sera finalement un petit car, d\u00e9nich\u00e9 in extremis de l\u2019autre c\u00f4t\u00e9 des voies des taxis : 7 \u20ac pour deux, valises comprises. Super. Oui, mais on vous am\u00e8ne au port. Il y a aussi des taxis l\u00e0-bas pour terminer le voyage et rejoindre l\u2019h\u00f4tel. Maiami H\u00f4tel. Travers\u00e9e tranquille par de petites routes bord\u00e9es de nombreux restaurants, caf\u00e9s, tavernes. Il y a encore de la vie ici \u00e0 23 h un jour de semaine. Efcharist\u00f3 au chauffeur. \u00ab Les taxis, vous les trouverez de l\u2019autre c\u00f4t\u00e9 du gros bateau. \u00bb Retour aux taxis jaunes. Combien ? Vingt euros. S. soupire. Quinze, propose un chauffeur. Vendu. On grimpe. Le chauffeur roulera au pas pour bien montrer \u00e0 S. ce qu\u2019il pense des n\u00e9gociations de bougnats. Il y aurait \u00e0 dire, \u00e0 \u00e9crire, sur l\u2019art des n\u00e9gociations et le marchandage. C\u2019est d\u00e9j\u00e0 fait. Me reviennent tout \u00e0 coup les titres de gros ouvrages que mon p\u00e8re lisait quand il suivait des cours aux Arts et M\u00e9tiers : L\u2019art de n\u00e9gocier. Pas du tout mon fort. Si quelqu\u2019un me propose un prix, je ne n\u00e9gocie pratiquement jamais. J\u2019estime qu\u2019il a calcul\u00e9 sa peine, comme je calcule la mienne, souvent assez mal, il faut l\u2019admettre. S. en d\u00e9duit tout autre chose. Elle dit : grand seigneur, tu ne n\u00e9gocies jamais. Ce qui est faux : une ou deux fois, cela m\u2019est arriv\u00e9, parce que l\u2019entourloupe \u00e9tait vraiment trop grossi\u00e8re, cousue de fil blanc. Le lendemain, nous d\u00e9cidons de marcher jusqu\u2019au port pour nous d\u00e9gourdir les jambes. Aller-retour, deux bonnes heures de marche si l\u2019on suit l\u2019indication GPS, si l\u2019on ne s\u2019\u00e9gare pas trop de l\u2019avenue Pos\u00e9idon. Mais nous n\u2019avons pas grand-chose d\u2019autre \u00e0 faire, le ferry pour Andros \u00e9tant pr\u00e9vu le lendemain matin. Balade tr\u00e8s agr\u00e9able malgr\u00e9 la chaleur. Le quartier d\u2019o\u00f9 nous partons, o\u00f9 se situe l\u2019h\u00f4tel, est \u00e0 Mati. Plut\u00f4t r\u00e9sidentiel. Maisons cossues, grands jardins bien arros\u00e9s, pelouses vertes. Les trottoirs sont constitu\u00e9s de dalles parfois pos\u00e9es l\u00e9g\u00e8rement de guingois. Le motif d\u00e9coratif est un ensemble de petits croisillons que j\u2019avais d\u00e9j\u00e0 rep\u00e9r\u00e9 la veille dans le centre-ville. Par endroits, des terrains vagues cl\u00f4tur\u00e9s, des panneaux \u00ab Danger \u00bb interdisent de s\u2019aventurer jusqu\u2019aux falaises d\u2019un rouge sombre. De nombreuses voies permettent de rejoindre la mer, plus ou moins \u00e9troites ou larges. Des bougainvilliers, du jasmin. L\u2019ambiance nous ram\u00e8ne presque aussit\u00f4t des ann\u00e9es en arri\u00e8re, lorsque nous \u00e9tions all\u00e9s \u00e0 Kalymnos. Ici, les m\u00e2les cigales ne produisent pas leur musique tout du long ; ils sont tr\u00e8s \u00e0 cheval sur l\u2019\u00e9l\u00e9gance ou la politesse. Leur cymbalisation poss\u00e8de une sorte d\u2019\u00e9l\u00e9gance qu\u2019on ne rencontre pas chez nous. Les cigales ici, comme les Grecs, savent visiblement prendre leur temps. J\u2019imagine que le fantasme de chaque Grec est de construire lui-m\u00eame sa maison. Tout au long du chemin, toute une s\u00e9rie d\u2019indices confortent cette id\u00e9e. Certains l\u2019envisagent avec plus ou moins de bonheur, de moyens, de r\u00e9ussite, mais il semble, plus que partout ailleurs, que ce soit une sorte de sport national. C\u2019est en 1922, \u00e0 la fin de la guerre gr\u00e9co-turque, que toute une population vivant en Anatolie, des chr\u00e9tiens orthodoxes, a migr\u00e9 ici notamment. C\u2019est ce qu\u2019on appelle en Gr\u00e8ce la \u00ab Grande Catastrophe \u00bb. Tout cela me ram\u00e8ne encore \u00e0 la p\u00e9ninsule de Gallipoli, aux Dardanelles, et \u00e0 cet arri\u00e8re-grand-p\u00e8re qui \u00e9tait all\u00e9 d\u00e9fendre la patrie l\u00e0-bas, puis qui revint fort mal en point puisqu\u2019il avait \u00e9t\u00e9 gaz\u00e9. Rafina, jusqu\u2019\u00e0 cette Grande Catastrophe, n\u2019\u00e9tait qu\u2019un simple hameau. Sent-on ici une influence turque pour autant ? D\u2019ailleurs, n\u2019est-ce pas devenu difficile d\u2019identifier ce qui est grec, turc, en g\u00e9n\u00e9ral ? Je m\u2019\u00e9tais d\u00e9j\u00e0 pos\u00e9 la question \u00e0 Istanbul en 1985. On pourrait m\u00eame \u00e9tendre l\u2019interrogation \u00e0 l\u2019ensemble des Balkans. Longue descente vers le port, enfin. Heureusement, le vent att\u00e9nue la chaleur. S. veut v\u00e9rifier que tout est en ordre en allant montrer nos billets command\u00e9s sur internet. Les agences de Fast Ferries, l\u2019enseigne inscrite en en-t\u00eate de nos documents, pullulent. \u00c9tonnement amus\u00e9 de l\u2019employ\u00e9e qui lit rapidement les papiers que lui tend S. \u00ab Bien s\u00fbr que tout va bien, ne vous inqui\u00e9tez pas. \u00bb Le mot juste : l\u2019inqui\u00e9tude. Il en faut toujours un peu, sinon l\u2019ennui menace, n\u2019est-ce pas. \u00ab Oh, mais toi, tu te laisses porter par les \u00e9v\u00e9nements. Tu t\u2019en fous. \u00bb Et pourquoi protesterais-je ? C\u2019est exact. Comment aborder le voyage, l\u2019aventure, autrement ? M\u00e9taphore de nos vies, de nos diff\u00e9rences et divergences. Aller d\u2019un point A vers un point B. Non merci. Encore qu\u2019aujourd\u2019hui, pourquoi pas. La courbe et la ligne droite ne m\u2019offrent, pas plus l\u2019une que l\u2019autre, de distraction, de divertissement. Il n\u2019y a gu\u00e8re qu\u2019\u00e9crire, \u00e9crire en marchant, en observant tout ce qui se d\u00e9roule au fur et \u00e0 mesure de la progression, qui m\u2019int\u00e9resse vraiment, je crois. Je suis l\u00e0 et en m\u00eame temps pas vraiment. La salade grecque est probablement, en ce moment, l\u2019une des inventions humaines que j\u2019appr\u00e9cie le plus. La simplicit\u00e9 de la recette, la joie lorsqu\u2019on d\u00e9couvre soudain \u00e0 quel point le plat est copieux, son prix entrant comme un pied dans la bonne chaussure du budget journalier, tout cela cr\u00e9e un contentement proche de la s\u00e9r\u00e9nit\u00e9. Se remplir l\u2019estomac de tomates qui ont du go\u00fbt, de concombres qui ont du go\u00fbt, de poivrons qui ont du go\u00fbt, d\u2019oignons, d\u2019olives noires, d\u2019huile d\u2019olive au go\u00fbt d\u00e9licieux, rejette au loin toute vell\u00e9it\u00e9 de se remplir la panse autrement. Parvenir \u00e0 la sati\u00e9t\u00e9 gr\u00e2ce \u00e0 des crudit\u00e9s, n\u2019est-ce pas une petite victoire sur l\u2019avidit\u00e9 naturelle, sur la faim perp\u00e9tuelle ? Il faut tout de m\u00eame attendre un peu, faire un tour, longer la mer, parvenir \u00e0 ces antiques et magnifiques tamaris dont les troncs noueux semblent aussi proches du bavardage que les autochtones, passer un pont au-dessus d\u2019un cours d\u2019eau ass\u00e9ch\u00e9, visiter une galerie \u2014 belles aquarelles d\u2019une sobri\u00e9t\u00e9 remarquable \u2014, longer un cimeti\u00e8re, \u00ab tu ne veux pas qu\u2019on aille le visiter ? \u00bb Non. Tant pis. Admirer d\u2019\u00e9normes agaves \u00e0 moiti\u00e9 flingu\u00e9es par la s\u00e9cheresse, revenir \u00e0 notre point de d\u00e9part et, ouf, enfin s\u2019installer \u00e0 une table. Parce qu\u2019ici on ne mange pas \u00e0 midi. On prend le temps. Il n\u2019est ni rare ni d\u00e9plac\u00e9 de d\u00e9jeuner \u00e0 16 heures. Et donc, une salade grecque. Efcharist\u00f3 ! ", "image": "https:\/\/ledibbouk.net\/IMG\/logo\/img_6595jpgw450-817b133a-6567d.jpg?1760718225", "tags": [] } ,{ "id": "https:\/\/ledibbouk.net\/mutisme-et-ecriture.html", "url": "https:\/\/ledibbouk.net\/mutisme-et-ecriture.html", "title": "Mutisme et \u00e9criture", "date_published": "2022-08-03T23:18:00Z", "date_modified": "2025-10-17T16:33:59Z", "author": {"name": "Auteur"}, "content_html": "

De moins en moins envie de parler. Proche d\u2019un d\u00e9go\u00fbt total de la parole. Comme si, d\u2019un coup, tout le v\u00eatement \u00e9tait tomb\u00e9 \u00e0 terre, et que tu te per\u00e7oives nu, nu jusqu\u2019\u00e0 l\u2019os. Ce qui te poussait \u00e0 combler le moindre silence, le vide, par cette parole incessante, s\u2019est brusquement dissip\u00e9. Et te revoici dans ta fragilit\u00e9 d\u2019origine, perdu. Totalement perdu. Mais avec une prise sur la perte que tu n\u2019\u00e9tais pas en mesure de saisir enfant. De saisir m\u00eame hier.<\/p>\n

Tu parlais pour te prot\u00e9ger surtout. La parole comme bouclier et la lucidit\u00e9 comme arme blanche. Tu parlais pour mentir sans arr\u00eat, afin de comprendre surtout o\u00f9 se situait cette fameuse v\u00e9rit\u00e9 que l\u2019on ne cessait jamais de brandir comme un drapeau, un \u00e9tendard dans tout le mensonge ambiant — non pour te rallier, mais plut\u00f4t pour t\u2019en \u00e9carter. Tu n\u2019y as jamais per\u00e7u autre chose que cette fabuleuse d\u00e9route, un champ de bataille et de ruines qui n\u2019a jamais cess\u00e9 de t\u2019entourer.<\/p>\n

Tu t\u2019es mis \u00e0 mentir pour faire silence. Pour \u00eatre seul, irr\u00e9m\u00e9diablement. Pour ne jamais dire \u00e0 personne qui tu \u00e9tais. Et aujourd\u2019hui, voici que la parole est devenue inutile. Tu n\u2019as que faire de te r\u00e9fugier derri\u00e8re celle-ci. Le monde en ressort \u00e0 la fois plus \u00e9triqu\u00e9 et plus hostile, par la r\u00e9p\u00e9tition que tu y per\u00e7ois, comme une longue v\u00e9rification que tu aurais d\u00fb effectuer pour \u00eatre enfin s\u00fbr d\u2019une intuition ancienne.<\/p>\n

Tous les \u00e9changes te semblent \u00e9tranges aujourd\u2019hui. Tu pourrais presque les dire vains. Il n\u2019y a que la r\u00e9serve du doute qui t\u2019emp\u00eache encore de parvenir au mutisme total. Quelques paroles sans gravit\u00e9, automatiques, avec ton \u00e9pouse et ceux qui ont fini par \u00eatre consid\u00e9r\u00e9s comme des amis. Mais tu le sais. C\u2019est acquis. Tout le monde ne parle que pour brouiller les pistes, dissimuler quelque chose de honteux ou d\u2019effrayant.<\/p>\n

C\u2019est un spectacle qui ne t\u2019amuse plus. Qui ne t\u2019int\u00e9resse m\u00eame plus. Tu ne fais m\u00eame plus semblant de t\u2019y int\u00e9resser. C\u2019est une donn\u00e9e, c\u2019est devenu une constante. Tu t\u2019y ennuies. L\u2019ennui aussi est revenu comme autrefois, encore plus puissant que jamais. Sauf que derri\u00e8re son masque, tu sais mieux l\u2019immense vide qui y g\u00eet. Celui de la mort, bien s\u00fbr. Cette mort dont on ne parle jamais autrement qu\u2019avec d\u2019infinies pr\u00e9cautions, pour ne pas heurter, ne pas d\u00e9ranger, mais qui ne cesse pourtant pas d\u2019\u00eatre toujours l\u00e0, en t\u00e2che de fond.<\/p>\n

Pour un peu, tu \u00e9crirais encore un truc du genre o\u00f9 la mort est ton but, comme jadis la solitude, l\u2019ennui furent eux aussi des buts. Es-tu encore suffisamment vigoureux pour continuer d\u2019aller ainsi \u00e0 rebours du monde ? Non, bien s\u00fbr que non. Fragile, vuln\u00e9rable, tu t\u2019accroches encore \u00e0 la vie malgr\u00e9 tout. Tout en n\u2019omettant pas de fumer cigarette sur cigarette.<\/p>\n

En face de cela, l\u2019\u00e9criture t\u2019offre une possibilit\u00e9 de dire ce que tu as toujours eu tant de peine \u00e0 dire, ce que tu n\u2019as jamais dit. Et tu sais aussi maintenant comme il est facile d\u2019\u00e9crire \u00e0 c\u00f4t\u00e9, d\u2019errer, de mentir, de se mentir encore \u00e0 soi-m\u00eame, de se faire croire qu\u2019on \u00e9crit. M\u00eame constat avec la peinture. Le fait que l\u2019habilet\u00e9, ou disons un certain confort, une sorte de confiance en soi, une arrogance insupportable, te fasse rater le but syst\u00e9matiquement. Comme si tu cherchais encore \u00e0 vouloir dissimuler quelque chose derri\u00e8re de belles couleurs et un « flou » artistique savant.<\/p>\n

Tout cela parce qu\u2019\u00e0 plus de soixante ans, tu es toujours dans la survie, dans une pr\u00e9carit\u00e9 d\u2019\u00eatre plus que d\u2019avoir. Sans doute que cette pr\u00e9carit\u00e9, tu l\u2019as choisie, qu\u2019elle est le seul lien encore avec ce qui ne peut \u00eatre dit ou peint. Elle se calque finalement sur un tr\u00e8s peu. Un cri rauque, animal, un rien — mais dont tu n\u2019as jamais cess\u00e9 de faire ton tout. Ton v\u00e9ritable nid.<\/p>\n

Et souvent ces derniers jours, tu as song\u00e9 \u00e0 tout l\u00e2cher, rejoindre enfin le destin auquel tu as cherch\u00e9 \u00e0 \u00e9chapper, en t\u2019en rapprochant cependant bien des fois.<\/p>\n

Il faudrait que tu reviennes \u00e0 cette difficult\u00e9 premi\u00e8re, le premier jour o\u00f9 tu as essay\u00e9 d\u2019\u00e9crire quelque chose. Tu t\u2019en souviens, cette difficult\u00e9 \u00e0 \u00e9crire autre chose qu\u2019une date. Te souviens-tu du lieu pr\u00e9cis o\u00f9 cette premi\u00e8re tentative s\u2019est d\u00e9roul\u00e9e ? Sans doute un caf\u00e9 pr\u00e8s de la Gare de l\u2019Est, \u00e0 l\u2019heure du d\u00e9jeuner. Tu venais tout juste de trouver un emploi dans la petite imprimerie familiale. Les propri\u00e9taires se nommaient Lacroix.<\/p>\n

Toi, tu voulais t\u2019\u00e9chapper de quelque chose en \u00e9crivant \u00e0 cette \u00e9poque. Et regarde aujourd\u2019hui, plus de cinquante ans plus tard, comme tu cherches \u00e0 \u00eatre au plus pr\u00e8s de ce qui te faisait fuir. Comment ne pas comprendre que ce que tu cherchais \u00e0 fuir, c\u2019\u00e9tait toi-m\u00eame, car tu ne te convenais pas. Tu t\u2019\u00e9tais rendu \u00e0 toi-m\u00eame insupportable.<\/p>\n

Aussi t\u2019usais-tu d\u00e9j\u00e0 dans des boulots parmi les plus p\u00e9nibles, tu voulais te retrouver avec ceux que tu consid\u00e9rais comme tes pairs : les petites gens, les ouvriers, les insignifiants. Insignifiant, voil\u00e0 ce qui ne te convenait pas — et pourquoi tu voulais \u00e9crire. Pour dire : je suis mieux que cela, je ne suis pas cet \u00eatre insignifiant. Et ces insignifiants sont aussi mieux que tout ce que vous pouvez imaginer. Comme si \u00e9crire allait t\u2019aider \u00e0 sauver quelque chose du d\u00e9sastre. Le d\u00e9sastre de ta propre existence, se confondant avec le d\u00e9sastre du monde.<\/p>\n

Tu te souviens de tes lectures et de ces romans oubli\u00e9s que tu avais exhum\u00e9s d\u2019une bo\u00eete de bouquinistes sur les quais. Panait Istrati \u00e9tait pour toi un mod\u00e8le d\u2019\u00e9crivain. Qui peut lire Panait Istrati \u00e0 20 ans aujourd\u2019hui ? Qui, s\u00e9rieusement, pourrait pleurer comme toi tu as pleur\u00e9 en le lisant ? Sans doute, malgr\u00e9 toute ta carapace de cruaut\u00e9, de mensonges, de barbarie, il avait touch\u00e9 un organe tout aussi fictif que tes mensonges.<\/p>\n

Tu t\u2019\u00e9tais m\u00eame sans doute invent\u00e9 un c\u0153ur d\u2019artichaut dans le seul but d\u2019aller \u00e0 sa rencontre et de fondre en larmes \u00e0 la plus petite occasion. Et peut-\u00eatre aussi avais-tu compris que la seule et unique v\u00e9rit\u00e9 qu\u2019on ne pourra jamais atteindre, il nous faut l\u2019inventer soi-m\u00eame. Comme s\u2019inventer un c\u0153ur pour verser des larmes.<\/p>\n

O\u00f9 est-il, ce c\u0153ur, \u00e0 pr\u00e9sent ? Sans doute au m\u00eame endroit que sont tous les romans de Panait Istrati : dans un recoin obscur de la biblioth\u00e8que. Oserais-tu aujourd\u2019hui en reprendre un seul et le relire avec ce vieux c\u0153ur qui n\u2019a plus aucun sens, ce c\u0153ur d\u00e9boussol\u00e9 totalement, le c\u0153ur d\u2019un homme qui s\u2019est battu contre des moulins \u00e0 vent, qui se croyait Don Quichotte alors qu\u2019il n\u2019a \u00e0 peine la carrure d\u2019un Sancho Pan\u00e7a.<\/p>\n

Et quelle part de fiction faut-il encore biffer pour parvenir \u00e0 dire ce peu, cet indicible ? Tu vois bien qu\u2019encore une fois tu \u00e9cris \u00e0 c\u00f4t\u00e9, tu n\u2019es pas vraiment l\u00e0, tu es toujours dans un fichu ailleurs. Sans doute parce que, tenace encore, est cette \u00e9ducation, cet apprentissage qui te porte \u00e0 croire qu\u2019\u00e9crire ou peindre n\u00e9cessite de l\u2019imagination.<\/p>\n

Tu sais que c\u2019est faux, qu\u2019au contraire il faut \u00eatre dans ce qu\u2019on nomme le r\u00e9el, au plus pr\u00e8s de ce r\u00e9el : le r\u00e9el des lieux, des objets, des \u00eatres. Regarde ce que tu viens d\u2019\u00e9crire : rien n\u2019est exprim\u00e9 du r\u00e9el. Encore cette facilit\u00e9 de t\u2019\u00e9vader dans les mensonges pour dissimuler une g\u00eane, une peur, une honte, une culpabilit\u00e9 — et rien d\u2019autre.<\/p>", "content_text": "De moins en moins envie de parler. Proche d\u2019un d\u00e9go\u00fbt total de la parole. Comme si, d\u2019un coup, tout le v\u00eatement \u00e9tait tomb\u00e9 \u00e0 terre, et que tu te per\u00e7oives nu, nu jusqu\u2019\u00e0 l\u2019os. Ce qui te poussait \u00e0 combler le moindre silence, le vide, par cette parole incessante, s\u2019est brusquement dissip\u00e9. Et te revoici dans ta fragilit\u00e9 d\u2019origine, perdu. Totalement perdu. Mais avec une prise sur la perte que tu n\u2019\u00e9tais pas en mesure de saisir enfant. De saisir m\u00eame hier. Tu parlais pour te prot\u00e9ger surtout. La parole comme bouclier et la lucidit\u00e9 comme arme blanche. Tu parlais pour mentir sans arr\u00eat, afin de comprendre surtout o\u00f9 se situait cette fameuse v\u00e9rit\u00e9 que l\u2019on ne cessait jamais de brandir comme un drapeau, un \u00e9tendard dans tout le mensonge ambiant \u2014 non pour te rallier, mais plut\u00f4t pour t\u2019en \u00e9carter. Tu n\u2019y as jamais per\u00e7u autre chose que cette fabuleuse d\u00e9route, un champ de bataille et de ruines qui n\u2019a jamais cess\u00e9 de t\u2019entourer. Tu t\u2019es mis \u00e0 mentir pour faire silence. Pour \u00eatre seul, irr\u00e9m\u00e9diablement. Pour ne jamais dire \u00e0 personne qui tu \u00e9tais. Et aujourd\u2019hui, voici que la parole est devenue inutile. Tu n\u2019as que faire de te r\u00e9fugier derri\u00e8re celle-ci. Le monde en ressort \u00e0 la fois plus \u00e9triqu\u00e9 et plus hostile, par la r\u00e9p\u00e9tition que tu y per\u00e7ois, comme une longue v\u00e9rification que tu aurais d\u00fb effectuer pour \u00eatre enfin s\u00fbr d\u2019une intuition ancienne. Tous les \u00e9changes te semblent \u00e9tranges aujourd\u2019hui. Tu pourrais presque les dire vains. Il n\u2019y a que la r\u00e9serve du doute qui t\u2019emp\u00eache encore de parvenir au mutisme total. Quelques paroles sans gravit\u00e9, automatiques, avec ton \u00e9pouse et ceux qui ont fini par \u00eatre consid\u00e9r\u00e9s comme des amis. Mais tu le sais. C\u2019est acquis. Tout le monde ne parle que pour brouiller les pistes, dissimuler quelque chose de honteux ou d\u2019effrayant. C\u2019est un spectacle qui ne t\u2019amuse plus. Qui ne t\u2019int\u00e9resse m\u00eame plus. Tu ne fais m\u00eame plus semblant de t\u2019y int\u00e9resser. C\u2019est une donn\u00e9e, c\u2019est devenu une constante. Tu t\u2019y ennuies. L\u2019ennui aussi est revenu comme autrefois, encore plus puissant que jamais. Sauf que derri\u00e8re son masque, tu sais mieux l\u2019immense vide qui y g\u00eet. Celui de la mort, bien s\u00fbr. Cette mort dont on ne parle jamais autrement qu\u2019avec d\u2019infinies pr\u00e9cautions, pour ne pas heurter, ne pas d\u00e9ranger, mais qui ne cesse pourtant pas d\u2019\u00eatre toujours l\u00e0, en t\u00e2che de fond. Pour un peu, tu \u00e9crirais encore un truc du genre o\u00f9 la mort est ton but, comme jadis la solitude, l\u2019ennui furent eux aussi des buts. Es-tu encore suffisamment vigoureux pour continuer d\u2019aller ainsi \u00e0 rebours du monde ? Non, bien s\u00fbr que non. Fragile, vuln\u00e9rable, tu t\u2019accroches encore \u00e0 la vie malgr\u00e9 tout. Tout en n\u2019omettant pas de fumer cigarette sur cigarette. En face de cela, l\u2019\u00e9criture t\u2019offre une possibilit\u00e9 de dire ce que tu as toujours eu tant de peine \u00e0 dire, ce que tu n\u2019as jamais dit. Et tu sais aussi maintenant comme il est facile d\u2019\u00e9crire \u00e0 c\u00f4t\u00e9, d\u2019errer, de mentir, de se mentir encore \u00e0 soi-m\u00eame, de se faire croire qu\u2019on \u00e9crit. M\u00eame constat avec la peinture. Le fait que l\u2019habilet\u00e9, ou disons un certain confort, une sorte de confiance en soi, une arrogance insupportable, te fasse rater le but syst\u00e9matiquement. Comme si tu cherchais encore \u00e0 vouloir dissimuler quelque chose derri\u00e8re de belles couleurs et un \u00ab flou \u00bb artistique savant. Tout cela parce qu\u2019\u00e0 plus de soixante ans, tu es toujours dans la survie, dans une pr\u00e9carit\u00e9 d\u2019\u00eatre plus que d\u2019avoir. Sans doute que cette pr\u00e9carit\u00e9, tu l\u2019as choisie, qu\u2019elle est le seul lien encore avec ce qui ne peut \u00eatre dit ou peint. Elle se calque finalement sur un tr\u00e8s peu. Un cri rauque, animal, un rien \u2014 mais dont tu n\u2019as jamais cess\u00e9 de faire ton tout. Ton v\u00e9ritable nid. Et souvent ces derniers jours, tu as song\u00e9 \u00e0 tout l\u00e2cher, rejoindre enfin le destin auquel tu as cherch\u00e9 \u00e0 \u00e9chapper, en t\u2019en rapprochant cependant bien des fois. Il faudrait que tu reviennes \u00e0 cette difficult\u00e9 premi\u00e8re, le premier jour o\u00f9 tu as essay\u00e9 d\u2019\u00e9crire quelque chose. Tu t\u2019en souviens, cette difficult\u00e9 \u00e0 \u00e9crire autre chose qu\u2019une date. Te souviens-tu du lieu pr\u00e9cis o\u00f9 cette premi\u00e8re tentative s\u2019est d\u00e9roul\u00e9e ? Sans doute un caf\u00e9 pr\u00e8s de la Gare de l\u2019Est, \u00e0 l\u2019heure du d\u00e9jeuner. Tu venais tout juste de trouver un emploi dans la petite imprimerie familiale. Les propri\u00e9taires se nommaient Lacroix. Toi, tu voulais t\u2019\u00e9chapper de quelque chose en \u00e9crivant \u00e0 cette \u00e9poque. Et regarde aujourd\u2019hui, plus de cinquante ans plus tard, comme tu cherches \u00e0 \u00eatre au plus pr\u00e8s de ce qui te faisait fuir. Comment ne pas comprendre que ce que tu cherchais \u00e0 fuir, c\u2019\u00e9tait toi-m\u00eame, car tu ne te convenais pas. Tu t\u2019\u00e9tais rendu \u00e0 toi-m\u00eame insupportable. Aussi t\u2019usais-tu d\u00e9j\u00e0 dans des boulots parmi les plus p\u00e9nibles, tu voulais te retrouver avec ceux que tu consid\u00e9rais comme tes pairs : les petites gens, les ouvriers, les insignifiants. Insignifiant, voil\u00e0 ce qui ne te convenait pas \u2014 et pourquoi tu voulais \u00e9crire. Pour dire : je suis mieux que cela, je ne suis pas cet \u00eatre insignifiant. Et ces insignifiants sont aussi mieux que tout ce que vous pouvez imaginer. Comme si \u00e9crire allait t\u2019aider \u00e0 sauver quelque chose du d\u00e9sastre. Le d\u00e9sastre de ta propre existence, se confondant avec le d\u00e9sastre du monde. Tu te souviens de tes lectures et de ces romans oubli\u00e9s que tu avais exhum\u00e9s d\u2019une bo\u00eete de bouquinistes sur les quais. Panait Istrati \u00e9tait pour toi un mod\u00e8le d\u2019\u00e9crivain. Qui peut lire Panait Istrati \u00e0 20 ans aujourd\u2019hui ? Qui, s\u00e9rieusement, pourrait pleurer comme toi tu as pleur\u00e9 en le lisant ? Sans doute, malgr\u00e9 toute ta carapace de cruaut\u00e9, de mensonges, de barbarie, il avait touch\u00e9 un organe tout aussi fictif que tes mensonges. Tu t\u2019\u00e9tais m\u00eame sans doute invent\u00e9 un c\u0153ur d\u2019artichaut dans le seul but d\u2019aller \u00e0 sa rencontre et de fondre en larmes \u00e0 la plus petite occasion. Et peut-\u00eatre aussi avais-tu compris que la seule et unique v\u00e9rit\u00e9 qu\u2019on ne pourra jamais atteindre, il nous faut l\u2019inventer soi-m\u00eame. Comme s\u2019inventer un c\u0153ur pour verser des larmes. O\u00f9 est-il, ce c\u0153ur, \u00e0 pr\u00e9sent ? Sans doute au m\u00eame endroit que sont tous les romans de Panait Istrati : dans un recoin obscur de la biblioth\u00e8que. Oserais-tu aujourd\u2019hui en reprendre un seul et le relire avec ce vieux c\u0153ur qui n\u2019a plus aucun sens, ce c\u0153ur d\u00e9boussol\u00e9 totalement, le c\u0153ur d\u2019un homme qui s\u2019est battu contre des moulins \u00e0 vent, qui se croyait Don Quichotte alors qu\u2019il n\u2019a \u00e0 peine la carrure d\u2019un Sancho Pan\u00e7a. Et quelle part de fiction faut-il encore biffer pour parvenir \u00e0 dire ce peu, cet indicible ? Tu vois bien qu\u2019encore une fois tu \u00e9cris \u00e0 c\u00f4t\u00e9, tu n\u2019es pas vraiment l\u00e0, tu es toujours dans un fichu ailleurs. Sans doute parce que, tenace encore, est cette \u00e9ducation, cet apprentissage qui te porte \u00e0 croire qu\u2019\u00e9crire ou peindre n\u00e9cessite de l\u2019imagination. Tu sais que c\u2019est faux, qu\u2019au contraire il faut \u00eatre dans ce qu\u2019on nomme le r\u00e9el, au plus pr\u00e8s de ce r\u00e9el : le r\u00e9el des lieux, des objets, des \u00eatres. Regarde ce que tu viens d\u2019\u00e9crire : rien n\u2019est exprim\u00e9 du r\u00e9el. Encore cette facilit\u00e9 de t\u2019\u00e9vader dans les mensonges pour dissimuler une g\u00eane, une peur, une honte, une culpabilit\u00e9 \u2014 et rien d\u2019autre.", "image": "https:\/\/ledibbouk.net\/IMG\/logo\/techn-mixte-petit-monde.jpg?1752646859", "tags": ["affects"] } ] }