{ "version": "https://jsonfeed.org/version/1.1", "title": "Le dibbouk", "home_page_url": "https:\/\/ledibbouk.net\/", "feed_url": "https:\/\/ledibbouk.net\/spip.php?page=feed_json", "language": "fr-FR", "items": [ { "id": "https:\/\/ledibbouk.net\/11-decembre-2023.html", "url": "https:\/\/ledibbouk.net\/11-decembre-2023.html", "title": "11 d\u00e9cembre 2023", "date_published": "2023-12-11T21:36:00Z", "date_modified": "2025-12-04T04:22:03Z", "author": {"name": "Patrick Blanchon"}, "content_html": "

Il suffit de s\u2019asseoir dans une salle de r\u00e9union pour voir les \u00e9vidences se mettre en place. Elles arrivent en t\u00eate de phrase, “\u00e9videmment”, “il va de soi que”, “de toute \u00e9vidence”, pr\u00e9c\u00e9d\u00e9es d\u2019un soupir, d\u2019un sourire fatigu\u00e9. Elles servent de boucliers : on les pose devant soi pour ne pas avoir \u00e0 montrer ce qui se passe dessous. On l\u00e8ve un tableau, un graphique, un slogan, on dit que c\u2019est clair, que c\u2019est prouv\u00e9, et l\u2019affaire est close. Il regarde \u00e7a, lui, en silence, en s\u2019emmerdant \u00e0 cent sous de l\u2019heure. Il n\u2019a plus envie de discuter, mais quelque chose en lui refuse d\u2019avaler ces phrases toutes faites. Il se demande ce qui se passerait si, un matin, il se r\u00e9veillait dans un monde o\u00f9 plus rien n\u2019est pr\u00e9sent\u00e9 comme \u00e9vident, ou au contraire dans un monde o\u00f9 tout le serait. Dans le premier cas, ce serait le chaos, un doute permanent, \u00e9puisant ; dans le second, une dictature souriante, o\u00f9 tout serait d\u00e9cid\u00e9 “en haut lieu” au nom du bon sens. Il pense \u00e0 Pascal et \u00e0 ce Dieu qui ne se manifeste pas avec l\u2019\u00e9vidence dont il serait capable, et il se dit qu\u2019il y a l\u00e0 une forme de d\u00e9licatesse : laisser une marge de jeu entre croire et ne pas croire. Ce que n\u2019ont plus les \u00e9vidences de bureau, qui tombent comme des matraques sous des airs de justice. Le m\u00eame mot circule ailleurs, dans les images. Avec la photographie, des morceaux du monde qu\u2019il fallait autrefois inventer sur la toile se sont retrouv\u00e9s saisis d\u2019un coup. Ce qui paraissait aller de soi dans une peinture figurative \u2013 tel geste, tel paysage \u2013 lui semble maintenant suspect, “trop vrai”, comme d\u00e9j\u00e0 vu. L\u2019hyperr\u00e9alisme, cens\u00e9 chasser le doute en montrant chaque pore de la peau, lui donne plut\u00f4t l\u2019impression inverse : une sorte de blague insistante, un humour glac\u00e9 qui en rajoute dans le d\u00e9tail pour mieux interroger ce qui est montr\u00e9. Phare ou br\u00fblot : il ne sait jamais si on allume ces lumi\u00e8res pour guider ou pour \u00e9garer. Dans sa propre vie, les \u00e9vidences qu\u2019on lui a tendues ont rarement tenu longtemps. “C\u2019est \u00e9vident que la famille est un refuge”, “\u00e9vident qu\u2019il faut un vrai toit”, “\u00e9vident qu\u2019\u00e0 plusieurs on va plus loin.” Il pense aux ann\u00e9es \u00e0 ne pas r\u00e9ussir \u00e0 habiter un lieu, \u00e0 ces chambres d\u2019h\u00f4tel impersonnelles o\u00f9 il se sentait paradoxalement plus \u00e0 sa place que dans les appartements cens\u00e9s l\u2019ancrer. Il pense \u00e0 ces groupes o\u00f9 l\u2019on se retrouve “pour ne pas \u00eatre seuls”, et o\u00f9 il a souvent eu la sensation de se perdre plus vite et plus mal qu\u2019en restant isol\u00e9. \u00c0 force, il a pris le pli mauvais de se tenir de c\u00f4t\u00e9, de refuser ce qui est pr\u00e9sent\u00e9 comme allant de soi, parfois par lucidit\u00e9, parfois par simple r\u00e9flexe. Il sait bien que tout n\u2019est pas mensonge, que certaines choses tiennent debout sans qu\u2019on ait besoin de les ass\u00e9ner, mais il continue de se m\u00e9fier des phrases qui s\u2019annoncent avec tambour. Peut-\u00eatre que ce qui lui reste, au milieu de ce vacarme, c\u2019est le droit de ne pas d\u00e9cider trop vite si ce qu\u2019on lui montre est un phare ou un feu de paille, de laisser un moment la possibilit\u00e9 que ce soit l\u2019un ou l\u2019autre. \u00c9crire lui sert \u00e0 \u00e7a : non pas \u00e0 r\u00e9citer ses propres \u00e9vidences \u2013 il en a assez \u2013 mais \u00e0 les entamer, \u00e0 les fissurer, \u00e0 voir ce qui se cache derri\u00e8re ce mot lourd, “\u00e9vidence”, avant qu\u2019il ne lui tombe une fois de plus sur la t\u00eate comme une tarte \u00e0 la cr\u00e8me.<\/p>", "content_text": " Il suffit de s\u2019asseoir dans une salle de r\u00e9union pour voir les \u00e9vidences se mettre en place. Elles arrivent en t\u00eate de phrase, \u201c\u00e9videmment\u201d, \u201cil va de soi que\u201d, \u201cde toute \u00e9vidence\u201d, pr\u00e9c\u00e9d\u00e9es d\u2019un soupir, d\u2019un sourire fatigu\u00e9. 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Phare ou br\u00fblot : il ne sait jamais si on allume ces lumi\u00e8res pour guider ou pour \u00e9garer. Dans sa propre vie, les \u00e9vidences qu\u2019on lui a tendues ont rarement tenu longtemps. \u201cC\u2019est \u00e9vident que la famille est un refuge\u201d, \u201c\u00e9vident qu\u2019il faut un vrai toit\u201d, \u201c\u00e9vident qu\u2019\u00e0 plusieurs on va plus loin.\u201d Il pense aux ann\u00e9es \u00e0 ne pas r\u00e9ussir \u00e0 habiter un lieu, \u00e0 ces chambres d\u2019h\u00f4tel impersonnelles o\u00f9 il se sentait paradoxalement plus \u00e0 sa place que dans les appartements cens\u00e9s l\u2019ancrer. Il pense \u00e0 ces groupes o\u00f9 l\u2019on se retrouve \u201cpour ne pas \u00eatre seuls\u201d, et o\u00f9 il a souvent eu la sensation de se perdre plus vite et plus mal qu\u2019en restant isol\u00e9. \u00c0 force, il a pris le pli mauvais de se tenir de c\u00f4t\u00e9, de refuser ce qui est pr\u00e9sent\u00e9 comme allant de soi, parfois par lucidit\u00e9, parfois par simple r\u00e9flexe. Il sait bien que tout n\u2019est pas mensonge, que certaines choses tiennent debout sans qu\u2019on ait besoin de les ass\u00e9ner, mais il continue de se m\u00e9fier des phrases qui s\u2019annoncent avec tambour. Peut-\u00eatre que ce qui lui reste, au milieu de ce vacarme, c\u2019est le droit de ne pas d\u00e9cider trop vite si ce qu\u2019on lui montre est un phare ou un feu de paille, de laisser un moment la possibilit\u00e9 que ce soit l\u2019un ou l\u2019autre. \u00c9crire lui sert \u00e0 \u00e7a : non pas \u00e0 r\u00e9citer ses propres \u00e9vidences \u2013 il en a assez \u2013 mais \u00e0 les entamer, \u00e0 les fissurer, \u00e0 voir ce qui se cache derri\u00e8re ce mot lourd, \u201c\u00e9vidence\u201d, avant qu\u2019il ne lui tombe une fois de plus sur la t\u00eate comme une tarte \u00e0 la cr\u00e8me. ", "image": "https:\/\/ledibbouk.net\/IMG\/logo\/mg_3705.jpg?1764797776", "tags": [] } ,{ "id": "https:\/\/ledibbouk.net\/10-decembre-2023.html", "url": "https:\/\/ledibbouk.net\/10-decembre-2023.html", "title": "10 d\u00e9cembre 2023", "date_published": "2023-12-10T17:44:00Z", "date_modified": "2025-12-03T17:44:49Z", "author": {"name": "Patrick Blanchon"}, "content_html": "

Plus il \u00e9crit, plus il a l\u2019impression de creuser quelque chose en lui, une veine de honte qui ne se tarit pas. \u00c0 force, il se dit qu\u2019elle finira peut-\u00eatre par s\u2019\u00e9puiser, que toute honte sera un jour bue, pi\u00e9tin\u00e9e, recouverte, et qu\u2019alors il ne restera qu\u2019un trou, un morceau manquant dans la roche. \u00c0 l\u2019inverse, les jours o\u00f9 il n\u2019\u00e9crit pas, il se sent se ratatiner, se durcir, un arbre tordu par le vent qu\u2019on aurait laiss\u00e9 pousser sans soin. Il fantasme une fiert\u00e9 s\u00e8che : \u00e9crire peu, mais “important”. Il voit bien que dans un cas comme dans l\u2019autre, au bout, c\u2019est le vide qui l\u2019attend, soit par exc\u00e8s, soit par manque. Cette oscillation l\u2019\u00e9puise plus qu\u2019elle ne l\u2019\u00e9claire. Elle se double d\u2019une autre : l\u2019impression d\u2019\u00eatre en exil sans pouvoir dire d\u2019o\u00f9 exactement. Il regarde les gens raconter leur vie, ils ont le chic pour lui donner une forme, une ligne, ils en tirent une substance, quitte \u00e0 en inventer une partie. La fiction semble pour eux un r\u00e9flexe naturel. Lui cherche d\u2019o\u00f9 lui vient ce sentiment d\u2019\u00eatre toujours \u00e0 c\u00f4t\u00e9. Il remonte la cha\u00eene. Il se souvient du regard de sa grand-m\u00e8re, de celui de sa m\u00e8re, ces yeux qui semblaient d\u00e9j\u00e0 regarder depuis un ailleurs. En se penchant sur le miroir de la salle de bain, il retrouve cette trace : m\u00eames yeux, m\u00eame fatigue ancienne, quelque chose comme un regard d\u2019exil\u00e9. On dit “juif errant”, il pense “juive errante”, d\u2019abord. C\u2019est surtout de l\u00e0 que \u00e7a vient : de ces femmes qui ont port\u00e9 la fuite, l\u2019inqui\u00e9tude, la sensibilit\u00e9 trop vive, et qui lui ont pass\u00e9 tout cela sans mode d\u2019emploi. Il a longtemps cach\u00e9 ce legs sous des emprunts masculins : le d\u00e9sordre assum\u00e9 du grand-p\u00e8re, les col\u00e8res du p\u00e8re, des mani\u00e8res de se tenir debout qui faisaient \u00e9cran. En dessous, il se sentait surtout comme une coupe vide dans laquelle chacun venait d\u00e9poser quelque chose : attentes, peurs, reproches, confidences. Le “toi” des psaumes \u2013 “c\u2019est pour toi que je porte l\u2019opprobre” \u2013 restait ind\u00e9fini. C\u2019\u00e9tait pour qui, au juste ? Pour la famille, pour un dieu lointain, pour on ne sait quel regard ? Pendant des ann\u00e9es, avoir un toit stable lui a \u00e9t\u00e9 difficile. Le malaise n\u2019\u00e9tait jamais aussi l\u00e9ger que dans une chambre d\u2019h\u00f4tel, lieu impersonnel par excellence, o\u00f9 rien ne lui appartenait vraiment. Il a fini par comprendre qu\u2019un blog fonctionnait pour lui comme ces chambres lou\u00e9es au mois : on s\u2019y installe pour un temps, on y laisse quelques affaires, quelques textes, et puis, quand la coupe est pleine ou qu\u2019un \u00e9v\u00e9nement vient tout d\u00e9ranger, on nettoie tout, on efface, on ferme la porte et on va ailleurs. L\u2019absence de racines devient mode de vie. Hier encore, \u00e0 C., il se tenait devant quatre \u00e9l\u00e8ves seulement, au lieu de sept. Ils avaient apport\u00e9 de l\u2019enduit pour boucher les trous des petits panneaux, on travaillait sur De Sta\u00ebl. Les formats qui tenaient le mieux \u00e9taient presque monochromes, avec ce fond noir qu\u2019on ne voyait plus qu\u2019en lisi\u00e8re, aux confins des formes \u00e9paisses. Il a essay\u00e9 d\u2019expliquer ce qui l\u2019int\u00e9ressait l\u00e0 : la fronti\u00e8re. Le moment o\u00f9 une couleur en rencontre une autre, se heurte, se fond, recule. Jouer avec cette limite, l\u2019accentuer puis l\u2019effacer \u00e0 coups de va-et-vient, comme chez Rothko, o\u00f9 l\u2019on ne sait jamais tr\u00e8s bien o\u00f9 finit un champ et o\u00f9 commence l\u2019autre. En parlant, il a compris que c\u2019\u00e9tait la m\u00eame chose en \u00e9criture : une histoire de fronti\u00e8res. Celles qu\u2019on pose \u2013 plus ou moins honn\u00eatement \u2013 entre fiction et r\u00e9alit\u00e9, entre ce qu\u2019on ose dire et ce qu\u2019on garde dessous, entre le profane et le sacr\u00e9. Comment les tracer, quand les franchir, quand les faire dispara\u00eetre au point que leur absence devienne elle-m\u00eame une forme de pr\u00e9sence, un bord mena\u00e7ant ou d\u00e9sir\u00e9. Au fond, il \u00e9crit comme il habite les lieux : \u00e0 la limite. Entre la honte et l\u2019orgueil, entre le dedans et le dehors, entre la maison impossible et la chambre d\u2019h\u00f4tel, entre le regard h\u00e9rit\u00e9 et la page blanche. Ce qui lui reste, ce n\u2019est pas un territoire, c\u2019est cette ligne mouvante o\u00f9 il avance, un pied de chaque c\u00f4t\u00e9, en essayant de ne pas tomber tout \u00e0 fait ni d\u2019un c\u00f4t\u00e9 ni de l\u2019autre.<\/p>", "content_text": " Plus il \u00e9crit, plus il a l\u2019impression de creuser quelque chose en lui, une veine de honte qui ne se tarit pas. \u00c0 force, il se dit qu\u2019elle finira peut-\u00eatre par s\u2019\u00e9puiser, que toute honte sera un jour bue, pi\u00e9tin\u00e9e, recouverte, et qu\u2019alors il ne restera qu\u2019un trou, un morceau manquant dans la roche. \u00c0 l\u2019inverse, les jours o\u00f9 il n\u2019\u00e9crit pas, il se sent se ratatiner, se durcir, un arbre tordu par le vent qu\u2019on aurait laiss\u00e9 pousser sans soin. Il fantasme une fiert\u00e9 s\u00e8che : \u00e9crire peu, mais \u201cimportant\u201d. Il voit bien que dans un cas comme dans l\u2019autre, au bout, c\u2019est le vide qui l\u2019attend, soit par exc\u00e8s, soit par manque. Cette oscillation l\u2019\u00e9puise plus qu\u2019elle ne l\u2019\u00e9claire. Elle se double d\u2019une autre : l\u2019impression d\u2019\u00eatre en exil sans pouvoir dire d\u2019o\u00f9 exactement. Il regarde les gens raconter leur vie, ils ont le chic pour lui donner une forme, une ligne, ils en tirent une substance, quitte \u00e0 en inventer une partie. La fiction semble pour eux un r\u00e9flexe naturel. Lui cherche d\u2019o\u00f9 lui vient ce sentiment d\u2019\u00eatre toujours \u00e0 c\u00f4t\u00e9. Il remonte la cha\u00eene. Il se souvient du regard de sa grand-m\u00e8re, de celui de sa m\u00e8re, ces yeux qui semblaient d\u00e9j\u00e0 regarder depuis un ailleurs. En se penchant sur le miroir de la salle de bain, il retrouve cette trace : m\u00eames yeux, m\u00eame fatigue ancienne, quelque chose comme un regard d\u2019exil\u00e9. 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Il a essay\u00e9 d\u2019expliquer ce qui l\u2019int\u00e9ressait l\u00e0 : la fronti\u00e8re. Le moment o\u00f9 une couleur en rencontre une autre, se heurte, se fond, recule. Jouer avec cette limite, l\u2019accentuer puis l\u2019effacer \u00e0 coups de va-et-vient, comme chez Rothko, o\u00f9 l\u2019on ne sait jamais tr\u00e8s bien o\u00f9 finit un champ et o\u00f9 commence l\u2019autre. En parlant, il a compris que c\u2019\u00e9tait la m\u00eame chose en \u00e9criture : une histoire de fronti\u00e8res. Celles qu\u2019on pose \u2013 plus ou moins honn\u00eatement \u2013 entre fiction et r\u00e9alit\u00e9, entre ce qu\u2019on ose dire et ce qu\u2019on garde dessous, entre le profane et le sacr\u00e9. Comment les tracer, quand les franchir, quand les faire dispara\u00eetre au point que leur absence devienne elle-m\u00eame une forme de pr\u00e9sence, un bord mena\u00e7ant ou d\u00e9sir\u00e9. Au fond, il \u00e9crit comme il habite les lieux : \u00e0 la limite. Entre la honte et l\u2019orgueil, entre le dedans et le dehors, entre la maison impossible et la chambre d\u2019h\u00f4tel, entre le regard h\u00e9rit\u00e9 et la page blanche. Ce qui lui reste, ce n\u2019est pas un territoire, c\u2019est cette ligne mouvante o\u00f9 il avance, un pied de chaque c\u00f4t\u00e9, en essayant de ne pas tomber tout \u00e0 fait ni d\u2019un c\u00f4t\u00e9 ni de l\u2019autre. ", "image": "https:\/\/ledibbouk.net\/IMG\/logo\/img_2921-2.jpg?1764783866", "tags": ["Autofiction et Introspection"] } ,{ "id": "https:\/\/ledibbouk.net\/9-decembre-2023.html", "url": "https:\/\/ledibbouk.net\/9-decembre-2023.html", "title": "9 d\u00e9cembre 2023", "date_published": "2023-12-09T17:26:00Z", "date_modified": "2025-12-03T17:27:10Z", "author": {"name": "Patrick Blanchon"}, "content_html": "

Il se dit parfois que, sans la rage, la jalousie, le ressentiment, il ne resterait pas grand-chose \u00e0 raconter. L\u2019id\u00e9e d\u2019un monde “tout amour” l\u2019\u00e9puise d\u2019avance : il imagine des gens qui se sacrifient sans fin, qui se crucifient \u00e0 force de vouloir \u00eatre bons, et \u00e7a lui donne envie de fuir. Chez lui, l\u2019amour a toujours ressembl\u00e9 \u00e0 une porte de prison : une fois entr\u00e9, plus moyen de sortir sans casse. Alors il s\u2019est appliqu\u00e9 \u00e0 se tenir au bord, \u00e0 admirer de loin, \u00e0 \u00eatre amoureux de l\u2019id\u00e9e d\u2019aimer plut\u00f4t que de quelqu\u2019un en particulier. Il rep\u00e8re avec une pr\u00e9cision ridicule les changements de ton, les micro-silences, la moindre ombre dans un regard. Au lieu de s\u2019en servir pour s\u2019approcher, il en fait une alerte permanente : signe qu\u2019il faut reculer. Terrifi\u00e9 par avance, il en vient \u00e0 se r\u00e9fugier dans l\u2019id\u00e9e que tout le monde ment, joue un r\u00f4le, poursuit un int\u00e9r\u00eat qui lui \u00e9chappe. C\u2019est plus simple ainsi : personne n\u2019est vraiment fiable, donc rien ne l\u2019oblige \u00e0 s\u2019engager. Dans ses mauvais jours, il se dit qu\u2019il pourrait \u00eatre un assassin. Non pas qu\u2019il en ait le projet, mais l\u2019id\u00e9e le traverse comme un test : “Je pourrais vous \u00e9liminer un par un et je ne le fais pas.” Cette abstention devient une sorte de preuve invers\u00e9e de sa “bont\u00e9”. Il se surprend \u00e0 penser, en regardant quelqu\u2019un qui l\u2019agace : je me retiens, tu ne sauras jamais \u00e0 quel point je te fais cr\u00e9dit. Ce petit th\u00e9\u00e2tre int\u00e9rieur le d\u00e9go\u00fbte autant qu\u2019il le rassure. Les faits divers nourris de “crimes passionnels” le laissent froid. Il n\u2019y voit qu\u2019une panique de propri\u00e9taire : peur de perdre ce qu\u2019on croit poss\u00e9der. Lui ne poss\u00e8de pas, ou si peu, qu\u2019il pr\u00e9f\u00e8re s\u2019abstenir \u00e0 la source. Alors il r\u00e9duit ce en quoi il croit : manger, boire, dormir, marcher, parfois ne rien faire du tout. Une hygi\u00e8ne minimale, un socle. Le reste, dit-il, n\u2019est que sc\u00e9nographie. Pourtant l\u2019envie d\u2019un ailleurs revient comme un tic : partir, s\u2019\u00e9vader, se distinguer, se mettre un peu de c\u00f4t\u00e9 pour voir ce qui cloche, ce qui est d\u00e9s\u00e9quilibr\u00e9. Il voudrait se tenir au point exact o\u00f9 l\u2019on per\u00e7oit le d\u00e9faut dans la trame, sans \u00eatre pris enti\u00e8rement dans l\u2019\u00e9toffe. Mais dedans et dehors se m\u00e9langent, il ne sait plus tr\u00e8s bien d\u2019o\u00f9 il regarde. Il a tent\u00e9, \u00e0 sa mani\u00e8re, de “mourir \u00e0 lui-m\u00eame”, d\u2019\u00e9teindre ce qu\u2019il jugeait trop encombrant. \u00c0 chaque essai, il a surtout senti la boue monter, les complications s\u2019empiler. Plus il voulait se simplifier, plus tout devenait questions embo\u00eet\u00e9es. Veux-tu \u00eatre seul ? Veux-tu la faim, la soif, l\u2019immobilit\u00e9 ? Veux-tu le mensonge pour ne pas affronter ce que tu vois ? Ces interrogations tournaient en rond dans sa t\u00eate, sans r\u00e9ponse nette. Il se m\u00e9fie de la folie comme on se m\u00e9fie d\u2019un voisin bruyant : de loin, elle pourrait presque faire envie, comme une libert\u00e9 brute, mais il sait qu\u2019il ne supporterait pas de vivre coll\u00e9 \u00e0 ce niveau de solitude. La raison, de son c\u00f4t\u00e9, lui appara\u00eet comme une mani\u00e8re \u00e9l\u00e9gante de renoncer avant m\u00eame d\u2019essayer. C\u2019est l\u00e0, sans doute, que l\u2019\u00e9criture s\u2019est gliss\u00e9e : ni la raison pure, ni la folie pure, un couloir entre les deux o\u00f9 il peut marcher en rond sans trop de d\u00e9g\u00e2ts. Un jour, il a commenc\u00e9 \u00e0 \u00e9crire “il” \u00e0 la place de “je”, et \u00e7a l\u2019a soulag\u00e9 comme lorsqu\u2019enfant il serrait contre lui son ours en peluche. “Il” pouvait penser les pires choses, imaginer des meurtres, des renoncements, des fuites, et lui se tenait un demi-pas en retrait, assez pr\u00e8s pour sentir, assez loin pour ne pas \u00eatre enti\u00e8rement compromis. Les liens, en revanche, restent son point faible. L\u2019id\u00e9e m\u00eame d\u2019avoir \u00e0 les entretenir le fatigue d\u2019avance. Il sait que c\u2019est l\u00e0 que quelque chose se joue, et c\u2019est pr\u00e9cis\u00e9ment l\u00e0 qu\u2019il recule. Il se console en se disant qu\u2019il \u00e9crit pour lui seul, qu\u2019il se moque d\u2019\u00eatre lu. Il esp\u00e8re ainsi se redresser un peu, \u00e9crire “droit”, lui qui se sent “courbe”, tordu comme une branche qui aurait trop pouss\u00e9 sous le vent. Il joue avec les mots \u2013 courbe, fourbe, fourbi \u2013 comme d\u2019autres astiquent une arme. Et quand lui vient cette phrase : “Si \u00e9crire, c\u2019est \u00eatre en guerre avec le monde, c\u2019est d\u00e9solant”, il \u00e9clate de rire. Pas un grand rire lib\u00e9rateur, plut\u00f4t ce hoquet qui lui plie les c\u00f4tes, un rire un peu trop large qui tient tout \u00e0 la fois la fatigue, la lucidit\u00e9 et le l\u00e9ger vertige de voir \u00e0 quel point, au fond, il n\u2019a r\u00e9ussi qu\u2019une chose : transformer sa fa\u00e7on d\u2019avoir peur en mati\u00e8re \u00e0 phrases.<\/p>", "content_text": " Il se dit parfois que, sans la rage, la jalousie, le ressentiment, il ne resterait pas grand-chose \u00e0 raconter. 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C\u2019est plus simple ainsi : personne n\u2019est vraiment fiable, donc rien ne l\u2019oblige \u00e0 s\u2019engager. Dans ses mauvais jours, il se dit qu\u2019il pourrait \u00eatre un assassin. Non pas qu\u2019il en ait le projet, mais l\u2019id\u00e9e le traverse comme un test : \u201cJe pourrais vous \u00e9liminer un par un et je ne le fais pas.\u201d Cette abstention devient une sorte de preuve invers\u00e9e de sa \u201cbont\u00e9\u201d. Il se surprend \u00e0 penser, en regardant quelqu\u2019un qui l\u2019agace : je me retiens, tu ne sauras jamais \u00e0 quel point je te fais cr\u00e9dit. Ce petit th\u00e9\u00e2tre int\u00e9rieur le d\u00e9go\u00fbte autant qu\u2019il le rassure. Les faits divers nourris de \u201ccrimes passionnels\u201d le laissent froid. Il n\u2019y voit qu\u2019une panique de propri\u00e9taire : peur de perdre ce qu\u2019on croit poss\u00e9der. Lui ne poss\u00e8de pas, ou si peu, qu\u2019il pr\u00e9f\u00e8re s\u2019abstenir \u00e0 la source. Alors il r\u00e9duit ce en quoi il croit : manger, boire, dormir, marcher, parfois ne rien faire du tout. Une hygi\u00e8ne minimale, un socle. Le reste, dit-il, n\u2019est que sc\u00e9nographie. Pourtant l\u2019envie d\u2019un ailleurs revient comme un tic : partir, s\u2019\u00e9vader, se distinguer, se mettre un peu de c\u00f4t\u00e9 pour voir ce qui cloche, ce qui est d\u00e9s\u00e9quilibr\u00e9. Il voudrait se tenir au point exact o\u00f9 l\u2019on per\u00e7oit le d\u00e9faut dans la trame, sans \u00eatre pris enti\u00e8rement dans l\u2019\u00e9toffe. Mais dedans et dehors se m\u00e9langent, il ne sait plus tr\u00e8s bien d\u2019o\u00f9 il regarde. Il a tent\u00e9, \u00e0 sa mani\u00e8re, de \u201cmourir \u00e0 lui-m\u00eame\u201d, d\u2019\u00e9teindre ce qu\u2019il jugeait trop encombrant. \u00c0 chaque essai, il a surtout senti la boue monter, les complications s\u2019empiler. Plus il voulait se simplifier, plus tout devenait questions embo\u00eet\u00e9es. Veux-tu \u00eatre seul ? Veux-tu la faim, la soif, l\u2019immobilit\u00e9 ? Veux-tu le mensonge pour ne pas affronter ce que tu vois ? Ces interrogations tournaient en rond dans sa t\u00eate, sans r\u00e9ponse nette. Il se m\u00e9fie de la folie comme on se m\u00e9fie d\u2019un voisin bruyant : de loin, elle pourrait presque faire envie, comme une libert\u00e9 brute, mais il sait qu\u2019il ne supporterait pas de vivre coll\u00e9 \u00e0 ce niveau de solitude. La raison, de son c\u00f4t\u00e9, lui appara\u00eet comme une mani\u00e8re \u00e9l\u00e9gante de renoncer avant m\u00eame d\u2019essayer. C\u2019est l\u00e0, sans doute, que l\u2019\u00e9criture s\u2019est gliss\u00e9e : ni la raison pure, ni la folie pure, un couloir entre les deux o\u00f9 il peut marcher en rond sans trop de d\u00e9g\u00e2ts. Un jour, il a commenc\u00e9 \u00e0 \u00e9crire \u201cil\u201d \u00e0 la place de \u201cje\u201d, et \u00e7a l\u2019a soulag\u00e9 comme lorsqu\u2019enfant il serrait contre lui son ours en peluche. \u201cIl\u201d pouvait penser les pires choses, imaginer des meurtres, des renoncements, des fuites, et lui se tenait un demi-pas en retrait, assez pr\u00e8s pour sentir, assez loin pour ne pas \u00eatre enti\u00e8rement compromis. Les liens, en revanche, restent son point faible. L\u2019id\u00e9e m\u00eame d\u2019avoir \u00e0 les entretenir le fatigue d\u2019avance. Il sait que c\u2019est l\u00e0 que quelque chose se joue, et c\u2019est pr\u00e9cis\u00e9ment l\u00e0 qu\u2019il recule. Il se console en se disant qu\u2019il \u00e9crit pour lui seul, qu\u2019il se moque d\u2019\u00eatre lu. Il esp\u00e8re ainsi se redresser un peu, \u00e9crire \u201cdroit\u201d, lui qui se sent \u201ccourbe\u201d, tordu comme une branche qui aurait trop pouss\u00e9 sous le vent. Il joue avec les mots \u2013 courbe, fourbe, fourbi \u2013 comme d\u2019autres astiquent une arme. Et quand lui vient cette phrase : \u201cSi \u00e9crire, c\u2019est \u00eatre en guerre avec le monde, c\u2019est d\u00e9solant\u201d, il \u00e9clate de rire. Pas un grand rire lib\u00e9rateur, plut\u00f4t ce hoquet qui lui plie les c\u00f4tes, un rire un peu trop large qui tient tout \u00e0 la fois la fatigue, la lucidit\u00e9 et le l\u00e9ger vertige de voir \u00e0 quel point, au fond, il n\u2019a r\u00e9ussi qu\u2019une chose : transformer sa fa\u00e7on d\u2019avoir peur en mati\u00e8re \u00e0 phrases. 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Il se dit parfois que, sans la rage, la jalousie, le ressentiment, il ne resterait pas grand-chose \u00e0 raconter. L\u2019id\u00e9e d\u2019un monde “tout amour” l\u2019\u00e9puise d\u2019avance : il imagine des gens qui se sacrifient sans fin, qui se crucifient \u00e0 force de vouloir \u00eatre bons, et \u00e7a lui donne envie de fuir. Chez lui, l\u2019amour a toujours ressembl\u00e9 \u00e0 une porte de prison : une fois entr\u00e9, plus moyen de sortir sans casse. Alors il s\u2019est appliqu\u00e9 \u00e0 se tenir au bord, \u00e0 admirer de loin, \u00e0 \u00eatre amoureux de l\u2019id\u00e9e d\u2019aimer plut\u00f4t que de quelqu\u2019un en particulier. Il rep\u00e8re avec une pr\u00e9cision ridicule les changements de ton, les micro-silences, la moindre ombre dans un regard. Au lieu de s\u2019en servir pour s\u2019approcher, il en fait une alerte permanente : signe qu\u2019il faut reculer. Terrifi\u00e9 par avance, il en vient \u00e0 se r\u00e9fugier dans l\u2019id\u00e9e que tout le monde ment, joue un r\u00f4le, poursuit un int\u00e9r\u00eat qui lui \u00e9chappe. C\u2019est plus simple ainsi : personne n\u2019est vraiment fiable, donc rien ne l\u2019oblige \u00e0 s\u2019engager. Dans ses mauvais jours, il se dit qu\u2019il pourrait \u00eatre un assassin. Non pas qu\u2019il en ait le projet, mais l\u2019id\u00e9e le traverse comme un test : “Je pourrais vous \u00e9liminer un par un et je ne le fais pas.” Cette abstention devient une sorte de preuve invers\u00e9e de sa “bont\u00e9”. Il se surprend \u00e0 penser, en regardant quelqu\u2019un qui l\u2019agace : je me retiens, tu ne sauras jamais \u00e0 quel point je te fais cr\u00e9dit. Ce petit th\u00e9\u00e2tre int\u00e9rieur le d\u00e9go\u00fbte autant qu\u2019il le rassure. Les faits divers nourris de “crimes passionnels” le laissent froid. Il n\u2019y voit qu\u2019une panique de propri\u00e9taire : peur de perdre ce qu\u2019on croit poss\u00e9der. Lui ne poss\u00e8de pas, ou si peu, qu\u2019il pr\u00e9f\u00e8re s\u2019abstenir \u00e0 la source. Alors il r\u00e9duit ce en quoi il croit : manger, boire, dormir, marcher, parfois ne rien faire du tout. Une hygi\u00e8ne minimale, un socle. Le reste, dit-il, n\u2019est que sc\u00e9nographie. Pourtant l\u2019envie d\u2019un ailleurs revient comme un tic : partir, s\u2019\u00e9vader, se distinguer, se mettre un peu de c\u00f4t\u00e9 pour voir ce qui cloche, ce qui est d\u00e9s\u00e9quilibr\u00e9. Il voudrait se tenir au point exact o\u00f9 l\u2019on per\u00e7oit le d\u00e9faut dans la trame, sans \u00eatre pris enti\u00e8rement dans l\u2019\u00e9toffe. Mais dedans et dehors se m\u00e9langent, il ne sait plus tr\u00e8s bien d\u2019o\u00f9 il regarde. Il a tent\u00e9, \u00e0 sa mani\u00e8re, de “mourir \u00e0 lui-m\u00eame”, d\u2019\u00e9teindre ce qu\u2019il jugeait trop encombrant. \u00c0 chaque essai, il a surtout senti la boue monter, les complications s\u2019empiler. Plus il voulait se simplifier, plus tout devenait questions embo\u00eet\u00e9es. Veux-tu \u00eatre seul ? Veux-tu la faim, la soif, l\u2019immobilit\u00e9 ? Veux-tu le mensonge pour ne pas affronter ce que tu vois ? Ces interrogations tournaient en rond dans sa t\u00eate, sans r\u00e9ponse nette. Il se m\u00e9fie de la folie comme on se m\u00e9fie d\u2019un voisin bruyant : de loin, elle pourrait presque faire envie, comme une libert\u00e9 brute, mais il sait qu\u2019il ne supporterait pas de vivre coll\u00e9 \u00e0 ce niveau de solitude. La raison, de son c\u00f4t\u00e9, lui appara\u00eet comme une mani\u00e8re \u00e9l\u00e9gante de renoncer avant m\u00eame d\u2019essayer. C\u2019est l\u00e0, sans doute, que l\u2019\u00e9criture s\u2019est gliss\u00e9e : ni la raison pure, ni la folie pure, un couloir entre les deux o\u00f9 il peut marcher en rond sans trop de d\u00e9g\u00e2ts. Un jour, il a commenc\u00e9 \u00e0 \u00e9crire “il” \u00e0 la place de “je”, et \u00e7a l\u2019a soulag\u00e9 comme lorsqu\u2019enfant il serrait contre lui son ours en peluche. “Il” pouvait penser les pires choses, imaginer des meurtres, des renoncements, des fuites, et lui se tenait un demi-pas en retrait, assez pr\u00e8s pour sentir, assez loin pour ne pas \u00eatre enti\u00e8rement compromis. Les liens, en revanche, restent son point faible. L\u2019id\u00e9e m\u00eame d\u2019avoir \u00e0 les entretenir le fatigue d\u2019avance. Il sait que c\u2019est l\u00e0 que quelque chose se joue, et c\u2019est pr\u00e9cis\u00e9ment l\u00e0 qu\u2019il recule. Il se console en se disant qu\u2019il \u00e9crit pour lui seul, qu\u2019il se moque d\u2019\u00eatre lu. Il esp\u00e8re ainsi se redresser un peu, \u00e9crire “droit”, lui qui se sent “courbe”, tordu comme une branche qui aurait trop pouss\u00e9 sous le vent. Il joue avec les mots \u2013 courbe, fourbe, fourbi \u2013 comme d\u2019autres astiquent une arme. Et quand lui vient cette phrase : “Si \u00e9crire, c\u2019est \u00eatre en guerre avec le monde, c\u2019est d\u00e9solant”, il \u00e9clate de rire. Pas un grand rire lib\u00e9rateur, plut\u00f4t ce hoquet qui lui plie les c\u00f4tes, un rire un peu trop large qui tient tout \u00e0 la fois la fatigue, la lucidit\u00e9 et le l\u00e9ger vertige de voir \u00e0 quel point, au fond, il n\u2019a r\u00e9ussi qu\u2019une chose : transformer sa fa\u00e7on d\u2019avoir peur en mati\u00e8re \u00e0 phrases.<\/p>", "content_text": " Il se dit parfois que, sans la rage, la jalousie, le ressentiment, il ne resterait pas grand-chose \u00e0 raconter. L\u2019id\u00e9e d\u2019un monde \u201ctout amour\u201d l\u2019\u00e9puise d\u2019avance : il imagine des gens qui se sacrifient sans fin, qui se crucifient \u00e0 force de vouloir \u00eatre bons, et \u00e7a lui donne envie de fuir. Chez lui, l\u2019amour a toujours ressembl\u00e9 \u00e0 une porte de prison : une fois entr\u00e9, plus moyen de sortir sans casse. Alors il s\u2019est appliqu\u00e9 \u00e0 se tenir au bord, \u00e0 admirer de loin, \u00e0 \u00eatre amoureux de l\u2019id\u00e9e d\u2019aimer plut\u00f4t que de quelqu\u2019un en particulier. Il rep\u00e8re avec une pr\u00e9cision ridicule les changements de ton, les micro-silences, la moindre ombre dans un regard. Au lieu de s\u2019en servir pour s\u2019approcher, il en fait une alerte permanente : signe qu\u2019il faut reculer. Terrifi\u00e9 par avance, il en vient \u00e0 se r\u00e9fugier dans l\u2019id\u00e9e que tout le monde ment, joue un r\u00f4le, poursuit un int\u00e9r\u00eat qui lui \u00e9chappe. C\u2019est plus simple ainsi : personne n\u2019est vraiment fiable, donc rien ne l\u2019oblige \u00e0 s\u2019engager. Dans ses mauvais jours, il se dit qu\u2019il pourrait \u00eatre un assassin. Non pas qu\u2019il en ait le projet, mais l\u2019id\u00e9e le traverse comme un test : \u201cJe pourrais vous \u00e9liminer un par un et je ne le fais pas.\u201d Cette abstention devient une sorte de preuve invers\u00e9e de sa \u201cbont\u00e9\u201d. Il se surprend \u00e0 penser, en regardant quelqu\u2019un qui l\u2019agace : je me retiens, tu ne sauras jamais \u00e0 quel point je te fais cr\u00e9dit. Ce petit th\u00e9\u00e2tre int\u00e9rieur le d\u00e9go\u00fbte autant qu\u2019il le rassure. Les faits divers nourris de \u201ccrimes passionnels\u201d le laissent froid. Il n\u2019y voit qu\u2019une panique de propri\u00e9taire : peur de perdre ce qu\u2019on croit poss\u00e9der. Lui ne poss\u00e8de pas, ou si peu, qu\u2019il pr\u00e9f\u00e8re s\u2019abstenir \u00e0 la source. Alors il r\u00e9duit ce en quoi il croit : manger, boire, dormir, marcher, parfois ne rien faire du tout. Une hygi\u00e8ne minimale, un socle. Le reste, dit-il, n\u2019est que sc\u00e9nographie. Pourtant l\u2019envie d\u2019un ailleurs revient comme un tic : partir, s\u2019\u00e9vader, se distinguer, se mettre un peu de c\u00f4t\u00e9 pour voir ce qui cloche, ce qui est d\u00e9s\u00e9quilibr\u00e9. Il voudrait se tenir au point exact o\u00f9 l\u2019on per\u00e7oit le d\u00e9faut dans la trame, sans \u00eatre pris enti\u00e8rement dans l\u2019\u00e9toffe. Mais dedans et dehors se m\u00e9langent, il ne sait plus tr\u00e8s bien d\u2019o\u00f9 il regarde. Il a tent\u00e9, \u00e0 sa mani\u00e8re, de \u201cmourir \u00e0 lui-m\u00eame\u201d, d\u2019\u00e9teindre ce qu\u2019il jugeait trop encombrant. \u00c0 chaque essai, il a surtout senti la boue monter, les complications s\u2019empiler. Plus il voulait se simplifier, plus tout devenait questions embo\u00eet\u00e9es. Veux-tu \u00eatre seul ? Veux-tu la faim, la soif, l\u2019immobilit\u00e9 ? Veux-tu le mensonge pour ne pas affronter ce que tu vois ? Ces interrogations tournaient en rond dans sa t\u00eate, sans r\u00e9ponse nette. Il se m\u00e9fie de la folie comme on se m\u00e9fie d\u2019un voisin bruyant : de loin, elle pourrait presque faire envie, comme une libert\u00e9 brute, mais il sait qu\u2019il ne supporterait pas de vivre coll\u00e9 \u00e0 ce niveau de solitude. La raison, de son c\u00f4t\u00e9, lui appara\u00eet comme une mani\u00e8re \u00e9l\u00e9gante de renoncer avant m\u00eame d\u2019essayer. C\u2019est l\u00e0, sans doute, que l\u2019\u00e9criture s\u2019est gliss\u00e9e : ni la raison pure, ni la folie pure, un couloir entre les deux o\u00f9 il peut marcher en rond sans trop de d\u00e9g\u00e2ts. Un jour, il a commenc\u00e9 \u00e0 \u00e9crire \u201cil\u201d \u00e0 la place de \u201cje\u201d, et \u00e7a l\u2019a soulag\u00e9 comme lorsqu\u2019enfant il serrait contre lui son ours en peluche. \u201cIl\u201d pouvait penser les pires choses, imaginer des meurtres, des renoncements, des fuites, et lui se tenait un demi-pas en retrait, assez pr\u00e8s pour sentir, assez loin pour ne pas \u00eatre enti\u00e8rement compromis. Les liens, en revanche, restent son point faible. L\u2019id\u00e9e m\u00eame d\u2019avoir \u00e0 les entretenir le fatigue d\u2019avance. Il sait que c\u2019est l\u00e0 que quelque chose se joue, et c\u2019est pr\u00e9cis\u00e9ment l\u00e0 qu\u2019il recule. Il se console en se disant qu\u2019il \u00e9crit pour lui seul, qu\u2019il se moque d\u2019\u00eatre lu. Il esp\u00e8re ainsi se redresser un peu, \u00e9crire \u201cdroit\u201d, lui qui se sent \u201ccourbe\u201d, tordu comme une branche qui aurait trop pouss\u00e9 sous le vent. Il joue avec les mots \u2013 courbe, fourbe, fourbi \u2013 comme d\u2019autres astiquent une arme. Et quand lui vient cette phrase : \u201cSi \u00e9crire, c\u2019est \u00eatre en guerre avec le monde, c\u2019est d\u00e9solant\u201d, il \u00e9clate de rire. Pas un grand rire lib\u00e9rateur, plut\u00f4t ce hoquet qui lui plie les c\u00f4tes, un rire un peu trop large qui tient tout \u00e0 la fois la fatigue, la lucidit\u00e9 et le l\u00e9ger vertige de voir \u00e0 quel point, au fond, il n\u2019a r\u00e9ussi qu\u2019une chose : transformer sa fa\u00e7on d\u2019avoir peur en mati\u00e8re \u00e0 phrases. 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Avant que son nom ne s\u2019efface comme se sont effac\u00e9s son visage, sa voix, sa corpulence, son odeur, il me reste cette hypoth\u00e8se enfantine : si je dis tout haut « Monsieur Renard », peut-\u00eatre que quelque chose reviendra. Monsieur Renard ! Voil\u00e0. Ce n\u2019est pas lui qui revient, mais le seul \u00e9l\u00e9ment encore net de cette histoire : la chambre \u00e0 air. Une grande bande molle de caoutchouc vid\u00e9e de tout son air, qu\u2019on plie et qu\u2019on emporte comme un butin. Grise, avec ce d\u00e9calage de teinte entre l\u2019ext\u00e9rieur poussi\u00e9reux et l\u2019int\u00e9rieur talqu\u00e9. Il suffit d\u2019essuyer le talc d\u2019un revers de main pour faire appara\u00eetre un gris plus fonc\u00e9, presque brillant, qui donne l\u2019impression de d\u00e9couvrir un secret. Pour en arriver l\u00e0, il a d\u2019abord fallu voler une paire de gros ciseaux. La chambre \u00e0 air ferm\u00e9e sur elle-m\u00eame ne s\u2019ouvre pas de bon gr\u00e9. On tourne autour, on cherche l\u2019angle, le point d\u2019attaque. On finit par planter la pointe de m\u00e9tal dans la mati\u00e8re flasque mais \u00e9tonnamment r\u00e9sistante du caoutchouc, en for\u00e7ant un peu, par impatience plus que par courage. Ensuite viennent les longues minutes de d\u00e9coupe, la main qui se fatigue, la lame qui accroche. On avance par \u00e0-coups, on progresse lentement, on taille des lani\u00e8res plus ou moins r\u00e9guli\u00e8res. Le caoutchouc oppose une r\u00e9sistance sourde, refuse les lignes droites : les bords deviennent des dents, des crans irr\u00e9guliers, comme une cr\u00e9maill\u00e8re mal lim\u00e9e. Pendant tout ce temps, l\u2019odeur vous colle au nez : m\u00e9lange lourd d\u2019huile, de m\u00e9tal chauff\u00e9, d\u2019air enferm\u00e9 trop longtemps. Pas la pourriture, plut\u00f4t quelque chose d\u2019usine, de piston, de bielles, avec certains jours d\u2019avant-hiver, vers novembre, un fond de tristesse, de fatigue. \u00c0 force d\u2019insister, la chambre \u00e0 air finit par c\u00e9der, accepte de quitter son r\u00f4le de r\u00e9serve d\u2019air invisible pour devenir autre chose : lance-pierre tendu entre deux morceaux de bois, corde d\u2019arc maladroite, ceinturon de cow-boy, \u00e9tui de revolver d\u00e9coup\u00e9 de travers. Elle r\u00e9siste encore un peu, impossible de tirer de cette mati\u00e8re des bandes parfaitement sages, mais justement, ces bavures, ces dents, nourrissent la fantaisie. \u00c0 un moment, elle se laisse percer par l\u2019aiguille et le fil, se plie \u00e0 l\u2019invention de l\u2019enfant qui l\u2019attache, la noue, l\u2019ajuste. Le jeudi soir, il ne reste plus que sa d\u00e9pouille dans un coin de l\u2019appentis, au bout du jardin. La chambre \u00e0 air a \u00e9t\u00e9 mise en pi\u00e8ces, elle ne sera plus jamais gonfl\u00e9e d\u2019air, ni enferm\u00e9e dans la duret\u00e9 d\u2019un pneu, ne roulera plus sur les routes, ne traversera plus de fronti\u00e8re. Elle restera l\u00e0, \u00e0 se d\u00e9composer lentement, \u00e0 s\u2019\u00e9cailler, \u00e0 se rider. Elle tiendra encore un peu, plus longtemps sans doute que le nom de Monsieur Renard, plus longtemps que le souvenir pr\u00e9cis de sa main tendant ce morceau de caoutchouc, tandis que, dans le temps, se fendillent et se d\u00e9tachent les visages et les voix, alors que l\u2019objet, lui, continue d\u2019occuper exactement la m\u00eame place dans la m\u00e9moire.<\/p>", "content_text": " Avant que son nom ne s\u2019efface comme se sont effac\u00e9s son visage, sa voix, sa corpulence, son odeur, il me reste cette hypoth\u00e8se enfantine : si je dis tout haut \u00ab Monsieur Renard \u00bb, peut-\u00eatre que quelque chose reviendra. Monsieur Renard ! Voil\u00e0. Ce n\u2019est pas lui qui revient, mais le seul \u00e9l\u00e9ment encore net de cette histoire : la chambre \u00e0 air. Une grande bande molle de caoutchouc vid\u00e9e de tout son air, qu\u2019on plie et qu\u2019on emporte comme un butin. Grise, avec ce d\u00e9calage de teinte entre l\u2019ext\u00e9rieur poussi\u00e9reux et l\u2019int\u00e9rieur talqu\u00e9. Il suffit d\u2019essuyer le talc d\u2019un revers de main pour faire appara\u00eetre un gris plus fonc\u00e9, presque brillant, qui donne l\u2019impression de d\u00e9couvrir un secret. Pour en arriver l\u00e0, il a d\u2019abord fallu voler une paire de gros ciseaux. La chambre \u00e0 air ferm\u00e9e sur elle-m\u00eame ne s\u2019ouvre pas de bon gr\u00e9. On tourne autour, on cherche l\u2019angle, le point d\u2019attaque. On finit par planter la pointe de m\u00e9tal dans la mati\u00e8re flasque mais \u00e9tonnamment r\u00e9sistante du caoutchouc, en for\u00e7ant un peu, par impatience plus que par courage. Ensuite viennent les longues minutes de d\u00e9coupe, la main qui se fatigue, la lame qui accroche. On avance par \u00e0-coups, on progresse lentement, on taille des lani\u00e8res plus ou moins r\u00e9guli\u00e8res. Le caoutchouc oppose une r\u00e9sistance sourde, refuse les lignes droites : les bords deviennent des dents, des crans irr\u00e9guliers, comme une cr\u00e9maill\u00e8re mal lim\u00e9e. Pendant tout ce temps, l\u2019odeur vous colle au nez : m\u00e9lange lourd d\u2019huile, de m\u00e9tal chauff\u00e9, d\u2019air enferm\u00e9 trop longtemps. Pas la pourriture, plut\u00f4t quelque chose d\u2019usine, de piston, de bielles, avec certains jours d\u2019avant-hiver, vers novembre, un fond de tristesse, de fatigue. \u00c0 force d\u2019insister, la chambre \u00e0 air finit par c\u00e9der, accepte de quitter son r\u00f4le de r\u00e9serve d\u2019air invisible pour devenir autre chose : lance-pierre tendu entre deux morceaux de bois, corde d\u2019arc maladroite, ceinturon de cow-boy, \u00e9tui de revolver d\u00e9coup\u00e9 de travers. Elle r\u00e9siste encore un peu, impossible de tirer de cette mati\u00e8re des bandes parfaitement sages, mais justement, ces bavures, ces dents, nourrissent la fantaisie. \u00c0 un moment, elle se laisse percer par l\u2019aiguille et le fil, se plie \u00e0 l\u2019invention de l\u2019enfant qui l\u2019attache, la noue, l\u2019ajuste. Le jeudi soir, il ne reste plus que sa d\u00e9pouille dans un coin de l\u2019appentis, au bout du jardin. 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Quand j\u2019entends aujourd\u2019hui parler de r\u00e9fugi\u00e9s, de droit d\u2019asile, d\u2019abri devenu chim\u00e8re, je pense aux fronti\u00e8res, aux centres d\u2019accueil, aux mots us\u00e9s de l\u2019humanisme, mais je reviens toujours au m\u00eame endroit : le trou sous la maison et les branches du cerisier. Enfant, je passais des heures \u00e0 ramper dans cette cache creus\u00e9e sous le sol ou \u00e0 grimper le plus haut possible dans l\u2019arbre derri\u00e8re la maison. Chercher refuge, c\u2019\u00e9tait \u00e7a : dispara\u00eetre du regard des adultes, sentir la masse de la maison au-dessus de moi ou le vide sous mes pieds, entendre les bruits \u00e9touff\u00e9s du monde et m\u2019en croire provisoirement s\u00e9par\u00e9. Plus tard, j\u2019ai d\u00e9plac\u00e9 ce mouvement dans la peinture, la lecture, l\u2019\u00e9criture. Je me suis r\u00e9fugi\u00e9 dans des livres comme je me glissais autrefois sous les planches, j\u2019ai cherch\u00e9 dans l\u2019odeur de l\u2019acrylique ou de l\u2019encre la m\u00eame sensation d\u2019asile. \u00c0 chaque fois que quelque chose ressemblait \u00e0 un abri — une salle d\u2019atelier, une biblioth\u00e8que, un coin de table —, une autre partie de moi s\u2019empressait de le mettre \u00e0 distance. Je sentais que si ce refuge devenait trop concret, trop stable, il se transformerait en pi\u00e8ge. Je me surprends souvent \u00e0 entretenir davantage l\u2019id\u00e9e du refuge que sa r\u00e9alit\u00e9 : une arche, un lieu prot\u00e9g\u00e9, un “ailleurs” o\u00f9 l\u2019on serait enfin en paix. Comme si je savais d\u00e9j\u00e0 qu\u2019aucun endroit ne tiendrait cette promesse et que la seule chose qui me reste, c\u2019est l\u2019esp\u00e9rance en suspens, pas l\u2019arriv\u00e9e. M\u00eame la mort ne se pr\u00e9sente plus comme un asile possible ; l\u2019id\u00e9e qu\u2019elle r\u00e9glerait tout a fini par se dissoudre. Qu\u2019est-ce qui reste alors ? Pas grand-chose en apparence : lire, \u00e9crire, peindre. Et pourtant, c\u2019est beaucoup. C\u2019est l\u00e0 que se rejoue chaque fois la vieille sc\u00e8ne : fabriquer un abri et le laisser filer. Je complique, j\u2019invente des difficult\u00e9s, je repousse le prochain texte, le prochain tableau, en jurant que je ne d\u00e9ciderai rien d\u2019avance, que le refuge, s\u2019il vient, devra surgir par surprise, comme un miracle qu\u2019on n\u2019a pas appel\u00e9. Devant la toile, cela donne des couches fines pos\u00e9es les unes sur les autres, une science de l\u2019h\u00e9sitation, de la maladresse assum\u00e9e, pour atteindre une transparence qui serait une sorte de passage : voir \u00e0 travers, ne pas se faire prendre. Puis vient le moment o\u00f9 je comprends que cette transparence-l\u00e0 n\u2019abrite rien, qu\u2019elle ne prot\u00e8ge pas, qu\u2019elle expose au contraire ce que je tente de cacher. Il faut alors “donner du corps”, \u00e9paissir une forme, assumer un volume au lieu de se contenter de voiles. Le refuge se d\u00e9robe \u00e0 mesure que la peinture avance : l\u2019asile que je croyais atteindre se r\u00e9v\u00e8le \u00eatre simplement une nouvelle surface \u00e0 traverser. Ce qui demeure, au bout du compte, ce n\u2019est pas un lieu o\u00f9 se mettre \u00e0 l\u2019abri, mais ce mouvement obstin\u00e9 vers un abri introuvable. C\u2019est peut-\u00eatre l\u00e0, dans ce cheminement m\u00eame — du trou sous la maison aux transparences d\u2019aujourd\u2019hui —, que je peux encore m\u2019estimer chanceux : ne jamais avoir trouv\u00e9 de refuge d\u00e9finitif, mais avoir eu de quoi tracer, texte apr\u00e8s texte, tableau apr\u00e8s tableau, la carte de cette impossibilit\u00e9.<\/p>", "content_text": " Quand j\u2019entends aujourd\u2019hui parler de r\u00e9fugi\u00e9s, de droit d\u2019asile, d\u2019abri devenu chim\u00e8re, je pense aux fronti\u00e8res, aux centres d\u2019accueil, aux mots us\u00e9s de l\u2019humanisme, mais je reviens toujours au m\u00eame endroit : le trou sous la maison et les branches du cerisier. Enfant, je passais des heures \u00e0 ramper dans cette cache creus\u00e9e sous le sol ou \u00e0 grimper le plus haut possible dans l\u2019arbre derri\u00e8re la maison. Chercher refuge, c\u2019\u00e9tait \u00e7a : dispara\u00eetre du regard des adultes, sentir la masse de la maison au-dessus de moi ou le vide sous mes pieds, entendre les bruits \u00e9touff\u00e9s du monde et m\u2019en croire provisoirement s\u00e9par\u00e9. Plus tard, j\u2019ai d\u00e9plac\u00e9 ce mouvement dans la peinture, la lecture, l\u2019\u00e9criture. Je me suis r\u00e9fugi\u00e9 dans des livres comme je me glissais autrefois sous les planches, j\u2019ai cherch\u00e9 dans l\u2019odeur de l\u2019acrylique ou de l\u2019encre la m\u00eame sensation d\u2019asile. \u00c0 chaque fois que quelque chose ressemblait \u00e0 un abri \u2014 une salle d\u2019atelier, une biblioth\u00e8que, un coin de table \u2014, une autre partie de moi s\u2019empressait de le mettre \u00e0 distance. Je sentais que si ce refuge devenait trop concret, trop stable, il se transformerait en pi\u00e8ge. Je me surprends souvent \u00e0 entretenir davantage l\u2019id\u00e9e du refuge que sa r\u00e9alit\u00e9 : une arche, un lieu prot\u00e9g\u00e9, un \u201cailleurs\u201d o\u00f9 l\u2019on serait enfin en paix. Comme si je savais d\u00e9j\u00e0 qu\u2019aucun endroit ne tiendrait cette promesse et que la seule chose qui me reste, c\u2019est l\u2019esp\u00e9rance en suspens, pas l\u2019arriv\u00e9e. M\u00eame la mort ne se pr\u00e9sente plus comme un asile possible ; l\u2019id\u00e9e qu\u2019elle r\u00e9glerait tout a fini par se dissoudre. Qu\u2019est-ce qui reste alors ? Pas grand-chose en apparence : lire, \u00e9crire, peindre. Et pourtant, c\u2019est beaucoup. C\u2019est l\u00e0 que se rejoue chaque fois la vieille sc\u00e8ne : fabriquer un abri et le laisser filer. Je complique, j\u2019invente des difficult\u00e9s, je repousse le prochain texte, le prochain tableau, en jurant que je ne d\u00e9ciderai rien d\u2019avance, que le refuge, s\u2019il vient, devra surgir par surprise, comme un miracle qu\u2019on n\u2019a pas appel\u00e9. Devant la toile, cela donne des couches fines pos\u00e9es les unes sur les autres, une science de l\u2019h\u00e9sitation, de la maladresse assum\u00e9e, pour atteindre une transparence qui serait une sorte de passage : voir \u00e0 travers, ne pas se faire prendre. Puis vient le moment o\u00f9 je comprends que cette transparence-l\u00e0 n\u2019abrite rien, qu\u2019elle ne prot\u00e8ge pas, qu\u2019elle expose au contraire ce que je tente de cacher. Il faut alors \u201cdonner du corps\u201d, \u00e9paissir une forme, assumer un volume au lieu de se contenter de voiles. Le refuge se d\u00e9robe \u00e0 mesure que la peinture avance : l\u2019asile que je croyais atteindre se r\u00e9v\u00e8le \u00eatre simplement une nouvelle surface \u00e0 traverser. Ce qui demeure, au bout du compte, ce n\u2019est pas un lieu o\u00f9 se mettre \u00e0 l\u2019abri, mais ce mouvement obstin\u00e9 vers un abri introuvable. C\u2019est peut-\u00eatre l\u00e0, dans ce cheminement m\u00eame \u2014 du trou sous la maison aux transparences d\u2019aujourd\u2019hui \u2014, que je peux encore m\u2019estimer chanceux : ne jamais avoir trouv\u00e9 de refuge d\u00e9finitif, mais avoir eu de quoi tracer, texte apr\u00e8s texte, tableau apr\u00e8s tableau, la carte de cette impossibilit\u00e9. ", "image": "https:\/\/ledibbouk.net\/IMG\/logo\/img_20180214_185328.jpg?1764757496", "tags": ["depuis quelle place \u00e9cris-tu ?", "r\u00e9flexions sur l'art"] } ,{ "id": "https:\/\/ledibbouk.net\/5-decembre-2023.html", "url": "https:\/\/ledibbouk.net\/5-decembre-2023.html", "title": "5 d\u00e9cembre 2023", "date_published": "2023-12-05T10:15:00Z", "date_modified": "2025-12-03T10:16:36Z", "author": {"name": "Patrick Blanchon"}, "content_html": "

Depuis hier me trotte en t\u00eate cette phrase entendue au d\u00e9tour d\u2019une discussion : “il faut \u00e9crire en dessous de soi”. J\u2019ai aussit\u00f4t effac\u00e9 le “il faut” et d\u00e9plac\u00e9 le verbe : peindre en dessous de soi. Non pas au-dessus, non pas \u00e0 hauteur d\u2019une id\u00e9e de soi, mais un peu plus bas, \u00e0 un niveau o\u00f9 l\u2019on cesse de commenter ce qu\u2019on fait. \u00c0 partir de l\u00e0 revient l\u2019autre injonction, plus sourde : se taire. Se taire en haut comme en bas, laisser tomber le brouhaha, la voix int\u00e9rieure qui explique tout. Hier encore, je me suis surpris en train de vouloir \u00eatre conscient jusque dans mon sommeil. Vieille habitude : au bord du cauchemar, me r\u00e9p\u00e9ter que je peux me r\u00e9veiller quand je veux, que je tiens la sortie. Je l\u2019ai tellement pratiqu\u00e9e qu\u2019elle est devenue r\u00e9flexe. Et puis, un jour, plus rien ne r\u00e9pond : je me dis que je peux me r\u00e9veiller et je reste coinc\u00e9 dans le r\u00eave, pris dans une mati\u00e8re lourde qui ne c\u00e8de pas. C\u2019est l\u00e0 que la question grince : \u00e0 quoi bon vouloir tout le temps \u00eatre conscient ? On se raconte que l\u00e2cher \u00e7a nous livrerait \u00e0 la d\u00e9mence, mais n\u2019y a-t-il pas d\u00e9j\u00e0 une forme de folie \u00e0 vouloir tout retenir, \u00e0 refuser que quoi que ce soit nous \u00e9chappe, comme ces malades qui se souviennent de tout et ne peuvent plus vivre avec cette surcharge. Hier apr\u00e8s-midi, en peignant, la radio parlait du roman arthurien. Origines vers 500 apr\u00e8s J.-C., fragments de r\u00e9cits en latin, en gallois, en breton, puis les reprises, les traductions, les transports d\u2019un pays \u00e0 l\u2019autre. \u00c0 un moment, l\u2019invit\u00e9e dit qu\u2019Arthur, au d\u00e9part, n\u2019est pas tant un pr\u00e9nom qu\u2019une fonction : un chef dont on a besoin quand les habitants, pris entre Romains, Saxons et autres envahisseurs, se r\u00e9fugient dans les terres les plus ingrates. J\u2019\u00e9coute \u00e7a en posant des ocres sur la toile, en cerclant des masses avec du bleu nuit, de l\u2019outremer. Le nom Arthur circule, change de langue, s\u2019\u00e9paissit de l\u00e9gende ; sur la toile, il ne reste qu\u2019un amas de formes serr\u00e9es, encercl\u00e9es par le bleu. Je pense que j\u2019ai longtemps v\u00e9cu avec un Arthur int\u00e9rieur, un chef charg\u00e9 de rester conscient co\u00fbte que co\u00fbte, de tenir le front, de ne jamais laisser le tableau ou le texte se faire sans son contr\u00f4le. Peindre en dessous de soi, ce serait peut-\u00eatre d\u00e9poser ce chef-l\u00e0, le laisser sortir du cadre. Laisser l\u2019amas ocre se faire encercler sans chercher imm\u00e9diatement \u00e0 en donner le sens, accepter que quelque chose travaille pendant que je me tais un peu, que je ne tiens plus tout sous la lumi\u00e8re crue de la conscience.<\/p>", "content_text": " Depuis hier me trotte en t\u00eate cette phrase entendue au d\u00e9tour d\u2019une discussion : \u201cil faut \u00e9crire en dessous de soi\u201d. J\u2019ai aussit\u00f4t effac\u00e9 le \u201cil faut\u201d et d\u00e9plac\u00e9 le verbe : peindre en dessous de soi. Non pas au-dessus, non pas \u00e0 hauteur d\u2019une id\u00e9e de soi, mais un peu plus bas, \u00e0 un niveau o\u00f9 l\u2019on cesse de commenter ce qu\u2019on fait. \u00c0 partir de l\u00e0 revient l\u2019autre injonction, plus sourde : se taire. Se taire en haut comme en bas, laisser tomber le brouhaha, la voix int\u00e9rieure qui explique tout. Hier encore, je me suis surpris en train de vouloir \u00eatre conscient jusque dans mon sommeil. Vieille habitude : au bord du cauchemar, me r\u00e9p\u00e9ter que je peux me r\u00e9veiller quand je veux, que je tiens la sortie. Je l\u2019ai tellement pratiqu\u00e9e qu\u2019elle est devenue r\u00e9flexe. Et puis, un jour, plus rien ne r\u00e9pond : je me dis que je peux me r\u00e9veiller et je reste coinc\u00e9 dans le r\u00eave, pris dans une mati\u00e8re lourde qui ne c\u00e8de pas. C\u2019est l\u00e0 que la question grince : \u00e0 quoi bon vouloir tout le temps \u00eatre conscient ? On se raconte que l\u00e2cher \u00e7a nous livrerait \u00e0 la d\u00e9mence, mais n\u2019y a-t-il pas d\u00e9j\u00e0 une forme de folie \u00e0 vouloir tout retenir, \u00e0 refuser que quoi que ce soit nous \u00e9chappe, comme ces malades qui se souviennent de tout et ne peuvent plus vivre avec cette surcharge. Hier apr\u00e8s-midi, en peignant, la radio parlait du roman arthurien. Origines vers 500 apr\u00e8s J.-C., fragments de r\u00e9cits en latin, en gallois, en breton, puis les reprises, les traductions, les transports d\u2019un pays \u00e0 l\u2019autre. \u00c0 un moment, l\u2019invit\u00e9e dit qu\u2019Arthur, au d\u00e9part, n\u2019est pas tant un pr\u00e9nom qu\u2019une fonction : un chef dont on a besoin quand les habitants, pris entre Romains, Saxons et autres envahisseurs, se r\u00e9fugient dans les terres les plus ingrates. J\u2019\u00e9coute \u00e7a en posant des ocres sur la toile, en cerclant des masses avec du bleu nuit, de l\u2019outremer. Le nom Arthur circule, change de langue, s\u2019\u00e9paissit de l\u00e9gende ; sur la toile, il ne reste qu\u2019un amas de formes serr\u00e9es, encercl\u00e9es par le bleu. Je pense que j\u2019ai longtemps v\u00e9cu avec un Arthur int\u00e9rieur, un chef charg\u00e9 de rester conscient co\u00fbte que co\u00fbte, de tenir le front, de ne jamais laisser le tableau ou le texte se faire sans son contr\u00f4le. Peindre en dessous de soi, ce serait peut-\u00eatre d\u00e9poser ce chef-l\u00e0, le laisser sortir du cadre. Laisser l\u2019amas ocre se faire encercler sans chercher imm\u00e9diatement \u00e0 en donner le sens, accepter que quelque chose travaille pendant que je me tais un peu, que je ne tiens plus tout sous la lumi\u00e8re crue de la conscience. ", "image": "https:\/\/ledibbouk.net\/IMG\/logo\/img_9604.jpg?1764756856", "tags": ["oeuvres litt\u00e9raires ", "depuis quelle place \u00e9cris-tu ?", "affects", "r\u00eaves", "documentation"] } ,{ "id": "https:\/\/ledibbouk.net\/4-decembre-2023.html", "url": "https:\/\/ledibbouk.net\/4-decembre-2023.html", "title": "4 d\u00e9cembre 2023", "date_published": "2023-12-04T10:04:00Z", "date_modified": "2025-12-03T10:05:10Z", "author": {"name": "Patrick Blanchon"}, "content_html": "

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se relire ou pas, c\u2019est moins une question de m\u00e9thode que la fa\u00e7on dont on accepte — ou non — de se voir tel qu\u2019on a \u00e9t\u00e9.<\/p>\n<\/blockquote>\n

Je connais par c\u0153ur toutes les raisons de ne pas me relire. La premi\u00e8re, c\u2019est la superstition : croire qu\u2019un texte pos\u00e9 d\u2019un coup garde la trace sacr\u00e9e de l\u2019instant, et que le retoucher le ferait tomber dans le vulgaire. Ne pas y toucher, c\u2019est prot\u00e9ger un enfant imaginaire, la toute-puissance de celui qui \u00e9crit sans se corriger. Une autre raison, c\u2019est la fuite en avant : le temps file, je pr\u00e9f\u00e8re rouvrir un nouveau fichier, un nouveau carnet, me dire que j\u2019\u00e9cris “du neuf”. En r\u00e9alit\u00e9, je recommence souvent la m\u00eame chose, mais changer de page donne l\u2019illusion d\u2019avancer. Il y a aussi le confort de l\u2019inachev\u00e9. Laisser un texte brut, c\u2019est se dire qu\u2019il n\u2019est “pas encore \u00e7a”, donc qu\u2019on n\u2019est pas responsable de ce qu\u2019il est vraiment. On confond l\u2019ach\u00e8vement avec la mort : un texte fini, ce serait un texte condamn\u00e9, on ne pourrait plus se cacher derri\u00e8re le “pas tout \u00e0 fait”. Je me suis surpris plus d\u2019une fois \u00e0 glisser des pages dans une chemise, \u00e0 les ranger dans un tiroir avec l\u2019id\u00e9e vaguement noble de “laisser reposer”. Ce que je fais surtout, c\u2019est oublier jusqu\u2019\u00e0 leur existence. Des ann\u00e9es plus tard, je retombe sur un carnet dont je ne me souvenais plus, je lis deux lignes et je reconnais imm\u00e9diatement la m\u00eame obsession, la m\u00eame tournure, la m\u00eame faute que j\u2019\u00e9cris encore aujourd\u2019hui. Ne pas se relire sert aussi \u00e0 \u00e7a : se prot\u00e9ger de la d\u00e9ception, de cette phrase qui vous saute au visage et qui dit “tu tournes en rond”. Alors je bricole d\u2019autres justifications : ne pas se relire pour rester libre, ne pas faire “reliure”, ne pas entrer en “religion” du texte, garder son statut d\u2019\u00e9lectron libre. Derri\u00e8re ces grandes d\u00e9clarations, il y a tr\u00e8s simplement la peur de passer pour moins intelligent que l\u2019image que je me fais de moi. Quand je me relis pourtant, les raisons inverses apparaissent. Je vois tout ce que je n\u2019avais pas su lire au moment d\u2019\u00e9crire. Je rep\u00e8re les trous, les facilit\u00e9s, les mots que j\u2019utilise trop souvent. Il y a parfois une vraie douleur, presque physique, \u00e0 constater ce que j\u2019ai rat\u00e9, ce que j\u2019ai r\u00e9p\u00e9t\u00e9 pendant des ann\u00e9es sans m\u2019en apercevoir. On peut vite basculer dans la p\u00e9nitence : peser chaque mot, chaque virgule, tenter de “recoller les morceaux” comme si l\u2019on pouvait r\u00e9parer sa vie en corrigeant une phrase. Mais il arrive aussi que la relecture ouvre un peu d\u2019air. Je tombe sur une formule maladroite, je la r\u00e9duis, je garde trois mots, et d\u2019un coup quelque chose se tend, se clarifie. Relire devient alors une mani\u00e8re de comprimer un ressort, de concentrer en quelques lignes ce qui s\u2019\u00e9parpillait sur des pages enti\u00e8res. Il y a les relectures de pur plaisir, aussi : revenir \u00e0 un texte parce qu\u2019on se souvient d\u2019une phrase, d\u2019un rythme, et retrouver ou non ce plaisir. L\u00e0, relire sert de support \u00e0 la r\u00eaverie plus qu\u2019au jugement. La liste pourrait continuer, mais elle tourne autour d\u2019un seul point : je me relis quand j\u2019accepte de voir ce que j\u2019ai vraiment \u00e9crit, pas ce que j\u2019aurais voulu \u00e9crire. Je ne me relis pas quand je pr\u00e9f\u00e8re garder intacts mes fantasmes d\u2019auteur “spontan\u00e9”, ou mes peurs d\u2019\u00eatre m\u00e9diocre. Entre les deux, il y a peut-\u00eatre un usage plus simple de la relecture : non pas se juger, non pas se v\u00e9n\u00e9rer, mais se relire comme on relit un livre qu\u2019on n\u2019a pas bien compris la premi\u00e8re fois, pour voir ce qui s\u2019y trouve vraiment, quitte \u00e0 d\u00e9couvrir que c\u2019est moins brillant, ou plus humble, qu\u2019on ne le pensait.<\/p>", "content_text": " >se relire ou pas, c\u2019est moins une question de m\u00e9thode que la fa\u00e7on dont on accepte \u2014 ou non \u2014 de se voir tel qu\u2019on a \u00e9t\u00e9. Je connais par c\u0153ur toutes les raisons de ne pas me relire. La premi\u00e8re, c\u2019est la superstition : croire qu\u2019un texte pos\u00e9 d\u2019un coup garde la trace sacr\u00e9e de l\u2019instant, et que le retoucher le ferait tomber dans le vulgaire. Ne pas y toucher, c\u2019est prot\u00e9ger un enfant imaginaire, la toute-puissance de celui qui \u00e9crit sans se corriger. Une autre raison, c\u2019est la fuite en avant : le temps file, je pr\u00e9f\u00e8re rouvrir un nouveau fichier, un nouveau carnet, me dire que j\u2019\u00e9cris \u201cdu neuf\u201d. En r\u00e9alit\u00e9, je recommence souvent la m\u00eame chose, mais changer de page donne l\u2019illusion d\u2019avancer. Il y a aussi le confort de l\u2019inachev\u00e9. Laisser un texte brut, c\u2019est se dire qu\u2019il n\u2019est \u201cpas encore \u00e7a\u201d, donc qu\u2019on n\u2019est pas responsable de ce qu\u2019il est vraiment. On confond l\u2019ach\u00e8vement avec la mort : un texte fini, ce serait un texte condamn\u00e9, on ne pourrait plus se cacher derri\u00e8re le \u201cpas tout \u00e0 fait\u201d. Je me suis surpris plus d\u2019une fois \u00e0 glisser des pages dans une chemise, \u00e0 les ranger dans un tiroir avec l\u2019id\u00e9e vaguement noble de \u201claisser reposer\u201d. Ce que je fais surtout, c\u2019est oublier jusqu\u2019\u00e0 leur existence. Des ann\u00e9es plus tard, je retombe sur un carnet dont je ne me souvenais plus, je lis deux lignes et je reconnais imm\u00e9diatement la m\u00eame obsession, la m\u00eame tournure, la m\u00eame faute que j\u2019\u00e9cris encore aujourd\u2019hui. Ne pas se relire sert aussi \u00e0 \u00e7a : se prot\u00e9ger de la d\u00e9ception, de cette phrase qui vous saute au visage et qui dit \u201ctu tournes en rond\u201d. Alors je bricole d\u2019autres justifications : ne pas se relire pour rester libre, ne pas faire \u201creliure\u201d, ne pas entrer en \u201creligion\u201d du texte, garder son statut d\u2019\u00e9lectron libre. Derri\u00e8re ces grandes d\u00e9clarations, il y a tr\u00e8s simplement la peur de passer pour moins intelligent que l\u2019image que je me fais de moi. Quand je me relis pourtant, les raisons inverses apparaissent. Je vois tout ce que je n\u2019avais pas su lire au moment d\u2019\u00e9crire. Je rep\u00e8re les trous, les facilit\u00e9s, les mots que j\u2019utilise trop souvent. Il y a parfois une vraie douleur, presque physique, \u00e0 constater ce que j\u2019ai rat\u00e9, ce que j\u2019ai r\u00e9p\u00e9t\u00e9 pendant des ann\u00e9es sans m\u2019en apercevoir. On peut vite basculer dans la p\u00e9nitence : peser chaque mot, chaque virgule, tenter de \u201crecoller les morceaux\u201d comme si l\u2019on pouvait r\u00e9parer sa vie en corrigeant une phrase. Mais il arrive aussi que la relecture ouvre un peu d\u2019air. Je tombe sur une formule maladroite, je la r\u00e9duis, je garde trois mots, et d\u2019un coup quelque chose se tend, se clarifie. Relire devient alors une mani\u00e8re de comprimer un ressort, de concentrer en quelques lignes ce qui s\u2019\u00e9parpillait sur des pages enti\u00e8res. Il y a les relectures de pur plaisir, aussi : revenir \u00e0 un texte parce qu\u2019on se souvient d\u2019une phrase, d\u2019un rythme, et retrouver ou non ce plaisir. L\u00e0, relire sert de support \u00e0 la r\u00eaverie plus qu\u2019au jugement. La liste pourrait continuer, mais elle tourne autour d\u2019un seul point : je me relis quand j\u2019accepte de voir ce que j\u2019ai vraiment \u00e9crit, pas ce que j\u2019aurais voulu \u00e9crire. Je ne me relis pas quand je pr\u00e9f\u00e8re garder intacts mes fantasmes d\u2019auteur \u201cspontan\u00e9\u201d, ou mes peurs d\u2019\u00eatre m\u00e9diocre. Entre les deux, il y a peut-\u00eatre un usage plus simple de la relecture : non pas se juger, non pas se v\u00e9n\u00e9rer, mais se relire comme on relit un livre qu\u2019on n\u2019a pas bien compris la premi\u00e8re fois, pour voir ce qui s\u2019y trouve vraiment, quitte \u00e0 d\u00e9couvrir que c\u2019est moins brillant, ou plus humble, qu\u2019on ne le pensait. ", "image": "https:\/\/ledibbouk.net\/IMG\/logo\/lyon.jpg?1764756253", "tags": ["Th\u00e9orie et critique litt\u00e9raire", "affects"] } ,{ "id": "https:\/\/ledibbouk.net\/3-decembre-2023.html", "url": "https:\/\/ledibbouk.net\/3-decembre-2023.html", "title": "3 d\u00e9cembre 2023", "date_published": "2023-12-03T09:45:00Z", "date_modified": "2025-12-03T09:45:23Z", "author": {"name": "Patrick Blanchon"}, "content_html": "

Atelier du vendredi \u00e0 R. Stable, une dizaine comme d\u2019habitude, une nouvelle est arriv\u00e9e sans bruit, elle s\u2019est install\u00e9e au fond, pr\u00e8s du radiateur. \u00c7a va, \u00e7a vient, certains disparaissent, d\u2019autres reviennent apr\u00e8s des mois, mais le noyau reste. Enseigner l\u00e0, ce n\u2019est pas transmettre une m\u00e9thode, c\u2019est tenir la pr\u00e9sence : rester dans la pi\u00e8ce, avec eux, sans partir ailleurs. Si je commence \u00e0 penser \u00e0 mes factures ou \u00e0 mes mails, le temps se fige, la s\u00e9ance tra\u00eene, tout le monde s\u2019ennuie. Hier, les quatre heures ont fil\u00e9 d\u2019un bloc. C. a fait moins d\u2019humour que d\u2019habitude, mais il \u00e9tait l\u00e0, pos\u00e9 devant sa feuille, fid\u00e8le. La nouvelle m\u2019explique \u00e0 la pause qu\u2019elle passe une semaine par mois \u00e0 Milan pour traiter des blocages osseux, musculaires, nerveux. Elle vient en train, elle reviendra sans doute chaque semaine \u00e0 l\u2019atelier. Elle me dit : “Pour les blocages, c\u2019est comme pour la peinture, \u00e0 un moment on l\u00e2che, \u00e7a se d\u00e9noue.” Je sens un l\u00e9ger vertige : ce qu\u2019elle dit de la colonne, des \u00e9paules, je pourrais le dire du poignet ou du regard. Pendant quelques minutes, tout circule entre les deux, son corps de th\u00e9rapeute et ma mani\u00e8re de parler de couleur, comme si les exp\u00e9riences pouvaient se toucher l\u00e0, sur un coin de table, avant de se s\u00e9parer \u00e0 nouveau. Le reste du temps, je surveille surtout ce r\u00e9flexe : “Je sais, je l\u2019ai d\u00e9j\u00e0 fait.” Il revient plus souvent avec l\u2019\u00e2ge, cette fatigue de celui qui croit avoir compris. En peinture, ce serait un bon exercice de rep\u00e9rer chaque fois o\u00f9 je me dis \u00e7a, chaque fois o\u00f9 je reprends un geste parce que je crois le conna\u00eetre, et de pousser un peu plus loin jusqu\u2019au doute, jusqu\u2019\u00e0 un d\u00e9placement minuscule qui m\u2019oblige \u00e0 regarder vraiment ce que je fais. Si la r\u00e9p\u00e9tition tourne \u00e0 la formule sur la toile, il faut aller voir ce qui se r\u00e9p\u00e8te au-del\u00e0 du cadre, dans ma fa\u00e7on d\u2019\u00eatre l\u00e0. Le soir, j\u2019ai ouvert le PDF qu\u2019on m\u2019a envoy\u00e9, quelques textes \u00e0 lire pour un projet. J\u2019en ai parcouru deux ou trois, je me suis demand\u00e9 si j\u2019avais envie d\u2019y participer, et la m\u00eame chose a coinc\u00e9 que pour les r\u00e9unions Zoom : cette impression que tout nous pousse \u00e0 \u00eatre en repr\u00e9sentation, sur la page comme devant une cam\u00e9ra, toujours de l\u2019autre c\u00f4t\u00e9 d\u2019un cadre, en train de tenir un r\u00f4le. Je sens vite remonter l\u2019ancien roublard, celui qui flairait les trucs et les postures, qui jouait avec. Aujourd\u2019hui, je rep\u00e8re les m\u00eames roublardises partout et \u00e7a m\u2019empoisonne la vie. \u00c0 force de guetter la petite man\u0153uvre chez les autres, je finis par ne plus voir que \u00e7a. Et puis parfois, au milieu d\u2019un atelier ou d\u2019une conversation, un regard passe, na\u00eff, nu, pas encore corset\u00e9, et j\u2019y crois encore. Je m\u2019en veux presque d\u2019y croire, je me demande ce que je risque \u00e0 accorder foi \u00e0 cette candeur-l\u00e0, comme on croit \u00e0 une fiction le temps de sa lecture, en sachant que le livre se refermera. L\u2019innocence, au fond, reste un de mes sujets les plus dangereux. On a tendance \u00e0 dire qu\u2019on l\u2019a “perdue”, alors qu\u2019on l\u2019a surtout recouverte de couches d\u2019opinions, de commentaires, pour avoir l\u2019air s\u00e9rieux, adulte, cr\u00e9dible. Je repense \u00e0 ces cadres qui passent la journ\u00e9e \u00e0 se contenir en r\u00e9union et qui, le soir, l\u00e2chent tout : blagues lourdes, vulgarit\u00e9, ivresse, concours de qui sera le plus grossier. Ils se croient en libert\u00e9, c\u2019est souvent une autre forme de prison, une caricature d\u2019amusement. Ils ont l\u2019air de gamins surexcit\u00e9s, mais il y a l\u00e0-dedans une mis\u00e8re qui fait presque mal au ventre. Je les regarde, je pense “des enfants”, et tout de suite apr\u00e8s une autre question se glisse : est-ce que dire “ce sont des enfants” fait de moi un p\u00e8re, moi qui n\u2019ai pas d\u2019enfant ? Dans l\u2019atelier du vendredi, cette question-l\u00e0 r\u00f4de en silence autour des tables, entre les feuilles, dans la fa\u00e7on d\u2019encourager ou de me taire. Je ne sais pas si j\u2019enseigne la peinture ou une mani\u00e8re de tenir debout sans trop se mentir, mais je sens que c\u2019est l\u00e0 que se joue quelque chose, bien plus que dans n\u2019importe quel PDF ou r\u00e9union en ligne.<\/p>", "content_text": " Atelier du vendredi \u00e0 R. Stable, une dizaine comme d\u2019habitude, une nouvelle est arriv\u00e9e sans bruit, elle s\u2019est install\u00e9e au fond, pr\u00e8s du radiateur. \u00c7a va, \u00e7a vient, certains disparaissent, d\u2019autres reviennent apr\u00e8s des mois, mais le noyau reste. Enseigner l\u00e0, ce n\u2019est pas transmettre une m\u00e9thode, c\u2019est tenir la pr\u00e9sence : rester dans la pi\u00e8ce, avec eux, sans partir ailleurs. Si je commence \u00e0 penser \u00e0 mes factures ou \u00e0 mes mails, le temps se fige, la s\u00e9ance tra\u00eene, tout le monde s\u2019ennuie. Hier, les quatre heures ont fil\u00e9 d\u2019un bloc. C. a fait moins d\u2019humour que d\u2019habitude, mais il \u00e9tait l\u00e0, pos\u00e9 devant sa feuille, fid\u00e8le. La nouvelle m\u2019explique \u00e0 la pause qu\u2019elle passe une semaine par mois \u00e0 Milan pour traiter des blocages osseux, musculaires, nerveux. Elle vient en train, elle reviendra sans doute chaque semaine \u00e0 l\u2019atelier. Elle me dit : \u201cPour les blocages, c\u2019est comme pour la peinture, \u00e0 un moment on l\u00e2che, \u00e7a se d\u00e9noue.\u201d Je sens un l\u00e9ger vertige : ce qu\u2019elle dit de la colonne, des \u00e9paules, je pourrais le dire du poignet ou du regard. Pendant quelques minutes, tout circule entre les deux, son corps de th\u00e9rapeute et ma mani\u00e8re de parler de couleur, comme si les exp\u00e9riences pouvaient se toucher l\u00e0, sur un coin de table, avant de se s\u00e9parer \u00e0 nouveau. Le reste du temps, je surveille surtout ce r\u00e9flexe : \u201cJe sais, je l\u2019ai d\u00e9j\u00e0 fait.\u201d Il revient plus souvent avec l\u2019\u00e2ge, cette fatigue de celui qui croit avoir compris. En peinture, ce serait un bon exercice de rep\u00e9rer chaque fois o\u00f9 je me dis \u00e7a, chaque fois o\u00f9 je reprends un geste parce que je crois le conna\u00eetre, et de pousser un peu plus loin jusqu\u2019au doute, jusqu\u2019\u00e0 un d\u00e9placement minuscule qui m\u2019oblige \u00e0 regarder vraiment ce que je fais. Si la r\u00e9p\u00e9tition tourne \u00e0 la formule sur la toile, il faut aller voir ce qui se r\u00e9p\u00e8te au-del\u00e0 du cadre, dans ma fa\u00e7on d\u2019\u00eatre l\u00e0. 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Je m\u2019en veux presque d\u2019y croire, je me demande ce que je risque \u00e0 accorder foi \u00e0 cette candeur-l\u00e0, comme on croit \u00e0 une fiction le temps de sa lecture, en sachant que le livre se refermera. L\u2019innocence, au fond, reste un de mes sujets les plus dangereux. On a tendance \u00e0 dire qu\u2019on l\u2019a \u201cperdue\u201d, alors qu\u2019on l\u2019a surtout recouverte de couches d\u2019opinions, de commentaires, pour avoir l\u2019air s\u00e9rieux, adulte, cr\u00e9dible. Je repense \u00e0 ces cadres qui passent la journ\u00e9e \u00e0 se contenir en r\u00e9union et qui, le soir, l\u00e2chent tout : blagues lourdes, vulgarit\u00e9, ivresse, concours de qui sera le plus grossier. Ils se croient en libert\u00e9, c\u2019est souvent une autre forme de prison, une caricature d\u2019amusement. Ils ont l\u2019air de gamins surexcit\u00e9s, mais il y a l\u00e0-dedans une mis\u00e8re qui fait presque mal au ventre. 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Je me suis longtemps r\u00e9p\u00e9t\u00e9 la phrase de Pessoa sur la navigation \u00e0 l\u2019estime, persuad\u00e9 qu\u2019il suffisait de “faire confiance \u00e0 son intuition” pour vivre juste. En pratique, ce que j\u2019appelle intuition a souvent \u00e9t\u00e9 autre chose : peur, manque, espoir recouvert de grands mots. On dit intuition quand on voudrait dire : je ne supporte plus de douter, il me faut une d\u00e9cision qui ressemble \u00e0 une \u00e9vidence. On empile des couches de sentiment par-dessus ce premier signal pour ne plus avoir \u00e0 le regarder en face. La vie en groupe encourage ce maquillage : mieux vaut une opinion acceptable qu\u2019un pressentiment inqui\u00e9tant qu\u2019on ne sait pas expliquer. J\u2019ai connu une forme d\u2019intuition obsessionnelle dans ces gestes absurdes de jeunesse o\u00f9 je suivais des femmes dans la rue, sans les aborder. Je me persuadais que “quelque chose” me poussait \u00e0 le faire, que c\u2019\u00e9tait un signe, alors que je rejouais toujours la m\u00eame sc\u00e8ne : m\u2019arr\u00eater au bord de l\u2019audace r\u00e9elle. Marcher derri\u00e8re un dos, ajuster mon pas au sien, acc\u00e9l\u00e9rer un peu, ralentir \u00e0 un carrefour. Parfois, l\u2019une se retournait. L\u00e0, l\u2019“intuition” tombait d\u2019un coup. Il fallait soutenir son regard, feindre l\u2019indiff\u00e9rence, faire semblant de v\u00e9rifier une vitrine, et tout s\u2019effondrait dans une sensation de ridicule. Ce n\u2019\u00e9tait jamais \u00e0 la hauteur de ce que j\u2019avais fabriqu\u00e9 en avan\u00e7ant derri\u00e8re elle. Je repartais avec une d\u00e9ception s\u00e8che dirig\u00e9e contre moi, contre mes attentes na\u00efves, mes caprices d\u2019enfant mal sevr\u00e9, et cette lucidit\u00e9 tardive : ce n\u2019\u00e9tait pas un pressentiment, seulement une l\u00e2chet\u00e9 mise en marche, puis stopp\u00e9e net au moment d\u2019assumer. L\u2019intuition, l\u00e0-dedans, n\u2019\u00e9tait que le nom donn\u00e9 \u00e0 cette m\u00e9canique. Les mots que j\u2019emploie pour en parler restent suspects. “Intuitivement”, je le glisse quand je veux faire passer un raccourci pour une \u00e9vidence. “Pressentiment”, quand je tente de donner une aura \u00e0 un simple malaise. Je maquille un geste h\u00e9sitant en conviction profonde. Quand je cherche une d\u00e9finition, je retombe sur le r\u00eave. L\u2019intuition serait ce moment o\u00f9 une odeur dans la rue, un mot dans une phrase, un bruit banal d\u00e9placent l\u00e9g\u00e8rement le r\u00e9el et avertissent que quelque chose insiste. Mais je les laisse souvent glisser. Ce n\u2019est qu\u2019apr\u00e8s coup, en remontant le fil d\u2019une journ\u00e9e, que je d\u00e9cr\u00e8te : “j\u2019avais bien senti\u2026” ; reconstruction commode, comme un r\u00eave arrang\u00e9 au matin. Pessoa revient autrement par ce po\u00e8me sur l\u2019amiti\u00e9 que je relis : vouloir \u00eatre ni trop loin ni trop pr\u00e8s, ne pas \u00e9touffer, ne pas fuir, rester une pr\u00e9sence qui n\u2019envahit pas. L\u00e0, je vois une autre version de l\u2019intuition : sentir la distance juste avec quelqu\u2019un, sans projeter sur lui son propre manque. Tout le contraire de mes filatures muettes, de ces sc\u00e9narios mont\u00e9s sur le dos d\u2019inconnues. Je ne sais pas si l\u2019intuition existe comme lumi\u00e8re pure, s\u00e9par\u00e9e des peurs, du d\u00e9sir, des souvenirs. Je peux au moins reconna\u00eetre la part de travestissement \u00e0 l\u2019\u0153uvre chaque fois que j\u2019emploie ce mot : l\u2019endroit o\u00f9 je m\u2019arr\u00eate, o\u00f9 je recule, o\u00f9 je me d\u00e9couvre l\u00e2che et o\u00f9 je pr\u00e9f\u00e8re parler de “signal int\u00e9rieur”. Alors j\u2019essaie de la r\u00e9duire \u00e0 quelque chose de plus nu : un l\u00e9ger d\u00e9placement dans la mani\u00e8re d\u2019\u00eatre l\u00e0, un pas diff\u00e9rent au moment pr\u00e9cis o\u00f9 je serais tent\u00e9 de rejouer encore les m\u00eames sc\u00e8nes. Peut-\u00eatre que, pour moi, l\u2019intuition commence quand j\u2019accepte de ne plus suivre les silhouettes dans la rue, de rester \u00e0 ma place, et de regarder ce qui se passe vraiment.<\/p>", "content_text": " Je me suis longtemps r\u00e9p\u00e9t\u00e9 la phrase de Pessoa sur la navigation \u00e0 l\u2019estime, persuad\u00e9 qu\u2019il suffisait de \u201cfaire confiance \u00e0 son intuition\u201d pour vivre juste. En pratique, ce que j\u2019appelle intuition a souvent \u00e9t\u00e9 autre chose : peur, manque, espoir recouvert de grands mots. On dit intuition quand on voudrait dire : je ne supporte plus de douter, il me faut une d\u00e9cision qui ressemble \u00e0 une \u00e9vidence. On empile des couches de sentiment par-dessus ce premier signal pour ne plus avoir \u00e0 le regarder en face. La vie en groupe encourage ce maquillage : mieux vaut une opinion acceptable qu\u2019un pressentiment inqui\u00e9tant qu\u2019on ne sait pas expliquer. J\u2019ai connu une forme d\u2019intuition obsessionnelle dans ces gestes absurdes de jeunesse o\u00f9 je suivais des femmes dans la rue, sans les aborder. Je me persuadais que \u201cquelque chose\u201d me poussait \u00e0 le faire, que c\u2019\u00e9tait un signe, alors que je rejouais toujours la m\u00eame sc\u00e8ne : m\u2019arr\u00eater au bord de l\u2019audace r\u00e9elle. Marcher derri\u00e8re un dos, ajuster mon pas au sien, acc\u00e9l\u00e9rer un peu, ralentir \u00e0 un carrefour. Parfois, l\u2019une se retournait. L\u00e0, l\u2019\u201cintuition\u201d tombait d\u2019un coup. Il fallait soutenir son regard, feindre l\u2019indiff\u00e9rence, faire semblant de v\u00e9rifier une vitrine, et tout s\u2019effondrait dans une sensation de ridicule. Ce n\u2019\u00e9tait jamais \u00e0 la hauteur de ce que j\u2019avais fabriqu\u00e9 en avan\u00e7ant derri\u00e8re elle. Je repartais avec une d\u00e9ception s\u00e8che dirig\u00e9e contre moi, contre mes attentes na\u00efves, mes caprices d\u2019enfant mal sevr\u00e9, et cette lucidit\u00e9 tardive : ce n\u2019\u00e9tait pas un pressentiment, seulement une l\u00e2chet\u00e9 mise en marche, puis stopp\u00e9e net au moment d\u2019assumer. L\u2019intuition, l\u00e0-dedans, n\u2019\u00e9tait que le nom donn\u00e9 \u00e0 cette m\u00e9canique. Les mots que j\u2019emploie pour en parler restent suspects. \u201cIntuitivement\u201d, je le glisse quand je veux faire passer un raccourci pour une \u00e9vidence. \u201cPressentiment\u201d, quand je tente de donner une aura \u00e0 un simple malaise. Je maquille un geste h\u00e9sitant en conviction profonde. Quand je cherche une d\u00e9finition, je retombe sur le r\u00eave. L\u2019intuition serait ce moment o\u00f9 une odeur dans la rue, un mot dans une phrase, un bruit banal d\u00e9placent l\u00e9g\u00e8rement le r\u00e9el et avertissent que quelque chose insiste. Mais je les laisse souvent glisser. Ce n\u2019est qu\u2019apr\u00e8s coup, en remontant le fil d\u2019une journ\u00e9e, que je d\u00e9cr\u00e8te : \u201cj\u2019avais bien senti\u2026\u201d ; reconstruction commode, comme un r\u00eave arrang\u00e9 au matin. Pessoa revient autrement par ce po\u00e8me sur l\u2019amiti\u00e9 que je relis : vouloir \u00eatre ni trop loin ni trop pr\u00e8s, ne pas \u00e9touffer, ne pas fuir, rester une pr\u00e9sence qui n\u2019envahit pas. L\u00e0, je vois une autre version de l\u2019intuition : sentir la distance juste avec quelqu\u2019un, sans projeter sur lui son propre manque. Tout le contraire de mes filatures muettes, de ces sc\u00e9narios mont\u00e9s sur le dos d\u2019inconnues. Je ne sais pas si l\u2019intuition existe comme lumi\u00e8re pure, s\u00e9par\u00e9e des peurs, du d\u00e9sir, des souvenirs. Je peux au moins reconna\u00eetre la part de travestissement \u00e0 l\u2019\u0153uvre chaque fois que j\u2019emploie ce mot : l\u2019endroit o\u00f9 je m\u2019arr\u00eate, o\u00f9 je recule, o\u00f9 je me d\u00e9couvre l\u00e2che et o\u00f9 je pr\u00e9f\u00e8re parler de \u201csignal int\u00e9rieur\u201d. Alors j\u2019essaie de la r\u00e9duire \u00e0 quelque chose de plus nu : un l\u00e9ger d\u00e9placement dans la mani\u00e8re d\u2019\u00eatre l\u00e0, un pas diff\u00e9rent au moment pr\u00e9cis o\u00f9 je serais tent\u00e9 de rejouer encore les m\u00eames sc\u00e8nes. Peut-\u00eatre que, pour moi, l\u2019intuition commence quand j\u2019accepte de ne plus suivre les silhouettes dans la rue, de rester \u00e0 ma place, et de regarder ce qui se passe vraiment. ", "image": "https:\/\/ledibbouk.net\/IMG\/logo\/img_9630.jpg?1764754089", "tags": ["Auteurs litt\u00e9raires", "Autofiction et Introspection", "nommer la chose"] } ,{ "id": "https:\/\/ledibbouk.net\/1-decembre-2023.html", "url": "https:\/\/ledibbouk.net\/1-decembre-2023.html", "title": "1 d\u00e9cembre 2023", "date_published": "2023-12-01T09:03:00Z", "date_modified": "2025-12-03T09:09:13Z", "author": {"name": "Patrick Blanchon"}, "content_html": "

Au moment o\u00f9 la t\u00eate touche l\u2019oreiller, la pens\u00e9e revient toujours au m\u00eame point : cette seconde o\u00f9 l\u2019id\u00e9e que dormir et mourir se confondent s\u2019insinue. La peur arrive avec son attirail, l\u2019image de la mort plant\u00e9e depuis longtemps, mais la fatigue lui r\u00e9siste. De l\u00e0 naissent peur, d\u00e9go\u00fbt, une tendresse sourde pour cette vie, au moment pr\u00e9cis o\u00f9 l\u2019on s\u2019aper\u00e7oit qu\u2019on pourrait la perdre. L\u2019ignorance, autrefois effrayante, all\u00e8ge. J\u2019\u00e9coute en MP3 les conf\u00e9rences de Michel Butor, je perds le fil, je rattrape une phrase, une inflexion ; cela suffit pour mesurer ce qui demeure : quelques livres, quelques images, quelques visages. Je pense aux bleus et aux beiges de Fra Angelico, \u00e0 une aile d\u2019ange sur un mur, parce qu\u2019ils tiennent ensemble douceur et gravit\u00e9. Les nuits ont suivi les m\u00e9tamorphoses du corps. Il y eut le c\u00f4t\u00e9, repli de s\u00e9curit\u00e9, puis le dos pour tenter de flotter au-dessus de soi. Aujourd\u2019hui, sommeil sur le ventre, une jambe relev\u00e9e, nage lente au-dessus d\u2019un trou qu\u2019il n\u2019est plus n\u00e9cessaire de nommer. Les insomnies se rar\u00e9fient. \u00c0 force d\u2019entendre revenir les m\u00eames pens\u00e9es, j\u2019ai fini par fabriquer un geste : vider la pi\u00e8ce. Yeux clos, j\u2019ouvre une porte sur une chambre encombr\u00e9e de meubles, souvenirs, phrases, et je les laisse sortir avec l\u2019air. Certains souvenirs r\u00e9sistent. Cette phrase par exemple : ta maison 12 est vide, tu n\u2019auras jamais le moindre ami. Elle a longtemps tra\u00een\u00e9 dans un coin. Enfant d\u00e9j\u00e0, je descendais dans les r\u00eaves chercher l\u2019amiti\u00e9, je n\u2019y croisais que des b\u00eates ou des figures \u00e9tranges, et le d\u00e9sespoir tenait moins \u00e0 leur absence qu\u2019\u00e0 la certitude pr\u00e9coce qu\u2019on ne trouve pas vraiment ces amis-l\u00e0. Il faut pourtant, la nuit venue, \u00e9carter aussi ce bloc pour pouvoir dormir. \u00c9crire un testament ne m\u2019int\u00e9resse pas. Ce qui compte, c\u2019est ce d\u00e9m\u00e9nagement r\u00e9p\u00e9t\u00e9. Les objets, les images, m\u00eame les conditions de la mort ne m\u2019appartiennent pas. Je me r\u00e9p\u00e8te qu\u2019un d\u00e9sir de mourir masque souvent l’ envie de vivre autrement, et que le suicide volerait jusqu\u2019\u00e0 la fa\u00e7on dont la mort nous surprendra dans l’erreur. On croit choisir, puis il reste un rictus, une fraction de seconde qui \u00e9chappe. Le jeudi matin, ils ne sont que deux \u00e0 l\u2019atelier. Trois heures de peinture suspendent la discussion avec la mort. On \u00e9tale le papier, on passe le fusain, le blanc, on ajoute une couche de couleur, en sachant qu\u2019on pourra tout recouvrir. Superposer, effacer, recommencer : le m\u00eame geste que pour vider la pi\u00e8ce int\u00e9rieure , s\u2019abandonner au sommeil sans garantie de retour.<\/p>", "content_text": " Au moment o\u00f9 la t\u00eate touche l\u2019oreiller, la pens\u00e9e revient toujours au m\u00eame point : cette seconde o\u00f9 l\u2019id\u00e9e que dormir et mourir se confondent s\u2019insinue. La peur arrive avec son attirail, l\u2019image de la mort plant\u00e9e depuis longtemps, mais la fatigue lui r\u00e9siste. De l\u00e0 naissent peur, d\u00e9go\u00fbt, une tendresse sourde pour cette vie, au moment pr\u00e9cis o\u00f9 l\u2019on s\u2019aper\u00e7oit qu\u2019on pourrait la perdre. L\u2019ignorance, autrefois effrayante, all\u00e8ge. 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Certains souvenirs r\u00e9sistent. Cette phrase par exemple : ta maison 12 est vide, tu n\u2019auras jamais le moindre ami. Elle a longtemps tra\u00een\u00e9 dans un coin. Enfant d\u00e9j\u00e0, je descendais dans les r\u00eaves chercher l\u2019amiti\u00e9, je n\u2019y croisais que des b\u00eates ou des figures \u00e9tranges, et le d\u00e9sespoir tenait moins \u00e0 leur absence qu\u2019\u00e0 la certitude pr\u00e9coce qu\u2019on ne trouve pas vraiment ces amis-l\u00e0. Il faut pourtant, la nuit venue, \u00e9carter aussi ce bloc pour pouvoir dormir. \u00c9crire un testament ne m\u2019int\u00e9resse pas. Ce qui compte, c\u2019est ce d\u00e9m\u00e9nagement r\u00e9p\u00e9t\u00e9. Les objets, les images, m\u00eame les conditions de la mort ne m\u2019appartiennent pas. Je me r\u00e9p\u00e8te qu\u2019un d\u00e9sir de mourir masque souvent l' envie de vivre autrement, et que le suicide volerait jusqu\u2019\u00e0 la fa\u00e7on dont la mort nous surprendra dans l'erreur. 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