{ "version": "https://jsonfeed.org/version/1.1", "title": "Le dibbouk", "home_page_url": "https:\/\/ledibbouk.net\/", "feed_url": "https:\/\/ledibbouk.net\/spip.php?page=feed_json", "language": "fr-FR", "items": [ { "id": "https:\/\/ledibbouk.net\/fait-divers.html", "url": "https:\/\/ledibbouk.net\/fait-divers.html", "title": "fait divers", "date_published": "2025-10-16T08:15:08Z", "date_modified": "2025-10-16T08:15:19Z", "author": {"name": "Patrick Blanchon"}, "content_html": "

La chaise a d\u00fb heurter le carrelage, bruit bref, net. Dans l\u2019\u00e9vier, deux tasses, marc coll\u00e9 au fond. Courbevoie, cinqui\u00e8me, fen\u00eatre entrouverte, rideau qui remue \u00e0 peine. Je dis “fait divers” pour me prot\u00e9ger du reste (comme si le mot suffisait). On raconte qu\u2019ils se voyaient depuis un moment. Il aurait voulu “arr\u00eater de parler”. Ou qu\u2019elle se taise. Formule pratique. Ce serait plut\u00f4t se taire lui-m\u00eame, mais je retire ce “plut\u00f4t”. Ce matin-l\u00e0, la t\u00e9l\u00e9vision chuchotait. Sur la table, un couteau \u00e0 manche de bois, d\u00e9tail inutile, donc important. On aime ces d\u00e9tails quand on n\u2019a plus acc\u00e8s au reste. On dira qu\u2019il a eu peur. On dira qu\u2019elle l\u2019a pouss\u00e9. On dira tout et son contraire. Est-ce qu\u2019on tue pour avoir la paix ou pour ne pas perdre ce qui en faisait office ? La paix ou raison, c\u2019est souvent la m\u00eame manie, deux faces du m\u00eame couteau : clore la sc\u00e8ne, distribuer le silence, ranger vite le plan de travail et ne rien r\u00e9gler. On croit qu\u2019une phrase finale mettra de l\u2019ordre. Elle met un couvercle. Le lendemain, tout recommence, plus bas, plus sourd. Je regarde la fen\u00eatre. L\u2019air passe. Rien ne conclut.<\/p>", "content_text": " La chaise a d\u00fb heurter le carrelage, bruit bref, net. Dans l\u2019\u00e9vier, deux tasses, marc coll\u00e9 au fond. Courbevoie, cinqui\u00e8me, fen\u00eatre entrouverte, rideau qui remue \u00e0 peine. Je dis \u201cfait divers\u201d pour me prot\u00e9ger du reste (comme si le mot suffisait). On raconte qu\u2019ils se voyaient depuis un moment. Il aurait voulu \u201carr\u00eater de parler\u201d. Ou qu\u2019elle se taise. Formule pratique. Ce serait plut\u00f4t se taire lui-m\u00eame, mais je retire ce \u201cplut\u00f4t\u201d. Ce matin-l\u00e0, la t\u00e9l\u00e9vision chuchotait. Sur la table, un couteau \u00e0 manche de bois, d\u00e9tail inutile, donc important. On aime ces d\u00e9tails quand on n\u2019a plus acc\u00e8s au reste. On dira qu\u2019il a eu peur. On dira qu\u2019elle l\u2019a pouss\u00e9. On dira tout et son contraire. Est-ce qu\u2019on tue pour avoir la paix ou pour ne pas perdre ce qui en faisait office ? La paix ou raison, c\u2019est souvent la m\u00eame manie, deux faces du m\u00eame couteau: clore la sc\u00e8ne, distribuer le silence, ranger vite le plan de travail et ne rien r\u00e9gler. On croit qu\u2019une phrase finale mettra de l\u2019ordre. Elle met un couvercle. Le lendemain, tout recommence, plus bas, plus sourd. Je regarde la fen\u00eatre. L\u2019air passe. Rien ne conclut. ", "image": "https:\/\/ledibbouk.net\/IMG\/logo\/hjiieaoapxr0_n0wmxdnkyqlolfvhvll8i_7fxtcdlm.webp?1760602500", "tags": ["fictions br\u00e8ves"] } ,{ "id": "https:\/\/ledibbouk.net\/la-lisiere.html", "url": "https:\/\/ledibbouk.net\/la-lisiere.html", "title": "La lisi\u00e8re", "date_published": "2025-10-09T15:02:45Z", "date_modified": "2025-10-09T15:03:20Z", "author": {"name": "Patrick Blanchon"}, "content_html": "

La for\u00eat tient lieu de repli : odeur d\u2019humus, \u00e9corce humide, lisi\u00e8re o\u00f9 la parole cesse et le souffle trouve sa cadence ; les lacs tiennent lieu d\u2019\u00e9coute, surface lisse qui ne rend rien et pourtant garde tout. Le v\u00e9lo trace une ligne pour se tenir vivant — non pas fuir, tenir au bord ; non pas h\u00e9ro\u00efsme, l\u2019allongement de la distance jusqu\u2019\u00e0 \u00e9puiser le nom ; chaque jour un peu plus, la route gagne sur la pi\u00e8ce. Ce qui serre revient, mais autrement : la col\u00e8re n\u2019est pas un cri, c\u2019est un d\u00e9p\u00f4t, une densit\u00e9 ; non pas un choc, une nappe qui monte, r\u00e9guli\u00e8re, exacte. On voudrait dispara\u00eetre, on reste ; on voudrait rester, mais autrement : p\u00e9daler jusqu\u2019\u00e0 n\u2019\u00eatre plus que jambes, souffle, goudron, et que la t\u00eate d\u00e9croche, \u00e0 peine tenue par la visi\u00e8re. L\u2019envie de fuir et l\u2019envie d\u2019\u00eatre l\u00e0 se tiennent ensemble — non pas contraires, tenons d\u2019une m\u00eame plaie ; le paysage accepte tout et ne r\u00e9pond de rien : les troncs se succ\u00e8dent, la cha\u00eene claque, un chien aboie sans insister. La haine gonfle, oui, mais non pas pour d\u00e9truire : pour \u00e9carter, pour tenir l\u2019aveu \u00e0 distance ; on croit \u00e0 la r\u00e9paration, on reconduit ; on croit \u00e0 la justice, on compte ; on compte, on compte encore, et l\u2019on apprend que les nombres n\u2019ouvrent pas. L\u2019amour n\u2019est pas cela ; ce n\u2019est pas l\u2019effort, ni l\u2019excuse, ni la dette pay\u00e9e de plus ; ce n\u2019est pas comprendre — c\u2019est laisser \u00eatre sans redresser. Alors on s\u2019arr\u00eate au bord du lac : le vent plisse \u00e0 peine la surface, la roue tourne encore dans le vide, et le cercle demeure priv\u00e9 de centre.<\/p>", "content_text": " La for\u00eat tient lieu de repli : odeur d\u2019humus, \u00e9corce humide, lisi\u00e8re o\u00f9 la parole cesse et le souffle trouve sa cadence ; les lacs tiennent lieu d\u2019\u00e9coute, surface lisse qui ne rend rien et pourtant garde tout. Le v\u00e9lo trace une ligne pour se tenir vivant \u2014 non pas fuir, tenir au bord ; non pas h\u00e9ro\u00efsme, l\u2019allongement de la distance jusqu\u2019\u00e0 \u00e9puiser le nom ; chaque jour un peu plus, la route gagne sur la pi\u00e8ce. Ce qui serre revient, mais autrement : la col\u00e8re n\u2019est pas un cri, c\u2019est un d\u00e9p\u00f4t, une densit\u00e9 ; non pas un choc, une nappe qui monte, r\u00e9guli\u00e8re, exacte. On voudrait dispara\u00eetre, on reste ; on voudrait rester, mais autrement : p\u00e9daler jusqu\u2019\u00e0 n\u2019\u00eatre plus que jambes, souffle, goudron, et que la t\u00eate d\u00e9croche, \u00e0 peine tenue par la visi\u00e8re. L\u2019envie de fuir et l\u2019envie d\u2019\u00eatre l\u00e0 se tiennent ensemble \u2014 non pas contraires, tenons d\u2019une m\u00eame plaie ; le paysage accepte tout et ne r\u00e9pond de rien : les troncs se succ\u00e8dent, la cha\u00eene claque, un chien aboie sans insister. La haine gonfle, oui, mais non pas pour d\u00e9truire : pour \u00e9carter, pour tenir l\u2019aveu \u00e0 distance ; on croit \u00e0 la r\u00e9paration, on reconduit ; on croit \u00e0 la justice, on compte ; on compte, on compte encore, et l\u2019on apprend que les nombres n\u2019ouvrent pas. L\u2019amour n\u2019est pas cela ; ce n\u2019est pas l\u2019effort, ni l\u2019excuse, ni la dette pay\u00e9e de plus ; ce n\u2019est pas comprendre \u2014 c\u2019est laisser \u00eatre sans redresser. Alors on s\u2019arr\u00eate au bord du lac : le vent plisse \u00e0 peine la surface, la roue tourne encore dans le vide, et le cercle demeure priv\u00e9 de centre. ", "image": "https:\/\/ledibbouk.net\/IMG\/logo\/aumance-herisson.webp?1760022116", "tags": ["fictions br\u00e8ves", "Narration et Exp\u00e9rimentation"] } ,{ "id": "https:\/\/ledibbouk.net\/tenir-l-aveu-a-distance.html", "url": "https:\/\/ledibbouk.net\/tenir-l-aveu-a-distance.html", "title": "tenir l'aveu \u00e0 distance", "date_published": "2025-10-09T14:50:21Z", "date_modified": "2025-10-09T14:50:21Z", "author": {"name": "Patrick Blanchon"}, "content_html": "

La cuisine tient lieu de tout : carrelage froid, formica, aluminium des pieds de table, peinture verte, paillasse o\u00f9 les cuivres reposent propres ; l\u2019automne entre avec l\u2019humidit\u00e9 des manteaux. On parle des r\u00e9sultats, non pas pour comprendre, pour tenir l\u2019aveu \u00e0 distance ; il revient de la route — parkings, chambres impersonnelles, odeur d\u2019essence — et la solitude des kilom\u00e8tres a d\u00e9j\u00e0 serr\u00e9 la main avant qu\u2019elle ne se referme. Non pas l\u2019enfant qu\u2019il ne comprend pas, plut\u00f4t celui qu\u2019il comprend trop : m\u00eame inflexion, m\u00eame d\u00e9robade, et l\u2019obligation tacite de r\u00e9parer ce qui a manqu\u00e9. Ce qui arrive n\u2019arrive pas : le geste survient comme si de tout temps il avait \u00e9t\u00e9 l\u00e0, et l\u2019on reste \u00e0 la m\u00eame place, tenu par le quadrillage des dalles et la ligne brillante des pieds d\u2019aluminium ; on ne nomme pas, on respire court, on attend que la pi\u00e8ce rel\u00e2che. La violence, la rage, l\u2019amour — ensemble et pourtant s\u00e9par\u00e9s : on croit choisir, on reconduit ; non pas une premi\u00e8re fois, la r\u00e9p\u00e9tition comme loi domestique, saisonni\u00e8re, exacte. La peinture verte garde la lumi\u00e8re basse ; les cuivres tiennent le silence ; le formica renvoie le visage sans centre. Alors l\u2019automne se replie dans l\u2019odeur du caf\u00e9 ti\u00e8de, la table refait son rectangle, et sur le carrelage la fra\u00eecheur persiste — rien d\u2019autre.<\/p>", "content_text": " La cuisine tient lieu de tout : carrelage froid, formica, aluminium des pieds de table, peinture verte, paillasse o\u00f9 les cuivres reposent propres ; l\u2019automne entre avec l\u2019humidit\u00e9 des manteaux. On parle des r\u00e9sultats, non pas pour comprendre, pour tenir l\u2019aveu \u00e0 distance ; il revient de la route \u2014 parkings, chambres impersonnelles, odeur d\u2019essence \u2014 et la solitude des kilom\u00e8tres a d\u00e9j\u00e0 serr\u00e9 la main avant qu\u2019elle ne se referme. Non pas l\u2019enfant qu\u2019il ne comprend pas, plut\u00f4t celui qu\u2019il comprend trop : m\u00eame inflexion, m\u00eame d\u00e9robade, et l\u2019obligation tacite de r\u00e9parer ce qui a manqu\u00e9. Ce qui arrive n\u2019arrive pas : le geste survient comme si de tout temps il avait \u00e9t\u00e9 l\u00e0, et l\u2019on reste \u00e0 la m\u00eame place, tenu par le quadrillage des dalles et la ligne brillante des pieds d\u2019aluminium ; on ne nomme pas, on respire court, on attend que la pi\u00e8ce rel\u00e2che. La violence, la rage, l\u2019amour \u2014 ensemble et pourtant s\u00e9par\u00e9s : on croit choisir, on reconduit ; non pas une premi\u00e8re fois, la r\u00e9p\u00e9tition comme loi domestique, saisonni\u00e8re, exacte. La peinture verte garde la lumi\u00e8re basse ; les cuivres tiennent le silence ; le formica renvoie le visage sans centre. Alors l\u2019automne se replie dans l\u2019odeur du caf\u00e9 ti\u00e8de, la table refait son rectangle, et sur le carrelage la fra\u00eecheur persiste \u2014 rien d\u2019autre. ", "image": "https:\/\/ledibbouk.net\/IMG\/logo\/formica.jpg?1760021368", "tags": ["fictions br\u00e8ves", "Narration et Exp\u00e9rimentation"] } ,{ "id": "https:\/\/ledibbouk.net\/ce-qui-vient-sans-venir.html", "url": "https:\/\/ledibbouk.net\/ce-qui-vient-sans-venir.html", "title": "Ce qui vient sans venir", "date_published": "2025-10-09T11:34:37Z", "date_modified": "2025-10-09T11:34:37Z", "author": {"name": "Patrick Blanchon"}, "content_html": "

\u00c9t\u00e9, Bourbonnais : on parle pour ne rien avouer ; trois amis, une fille ; l\u2019air chauffe ; la pluie d\u00e9cide tout. Non pas une averse, mais une chute qui efface la route et fait de la grange un lieu ; non pas dedans ni dehors, un seuil, le plus \u00e9troit. La guitare cherche un centre — deux accords, \u00e0 peine —, mais le centre manque, glisse avec l\u2019eau le long des pierres ; on se rassemble, non pour \u00eatre ensemble, pour tenir \u00e0 l\u2019abri du nom. Cela arrive (ce qui n\u2019arrive pas) : dans l\u2019encadrement, la lumi\u00e8re avant la personne ; une robe blanche que le jour traverse ; N., s\u0153ur de la fille, et pourtant \u00e9trang\u00e8re, comme si la parent\u00e9 avait \u00e9t\u00e9 retir\u00e9e. Gr\u00e2ce : non pas faveur, non pas bonheur, mais suspension ; quelque chose \u00f4te la parole, met le corps \u00e0 part, le c\u0153ur hors de lui. On ne sait pas si c\u2019est entrer ou nous rejoindre ; elle ne vient pas, elle est venue, et avec elle l\u2019\u00e9cart. Le coup au c\u0153ur — non pas choc, d\u00e9placement — d\u00e9fait les gestes : les doigts ne touchent plus les cordes, ils gardent la distance. On ne voit pas son visage ; c\u2019est la porte qui regarde. La pluie, reprise par le vent, devient une ligne claire ; la grange devient son contraire ; et ce qui reste de l\u2019apr\u00e8s-midi, tenu dans ce cadre, recommence \u00e0 manquer.<\/p>", "content_text": " \u00c9t\u00e9, Bourbonnais : on parle pour ne rien avouer ; trois amis, une fille ; l\u2019air chauffe ; la pluie d\u00e9cide tout. Non pas une averse, mais une chute qui efface la route et fait de la grange un lieu ; non pas dedans ni dehors, un seuil, le plus \u00e9troit. La guitare cherche un centre \u2014 deux accords, \u00e0 peine \u2014, mais le centre manque, glisse avec l\u2019eau le long des pierres ; on se rassemble, non pour \u00eatre ensemble, pour tenir \u00e0 l\u2019abri du nom. Cela arrive (ce qui n\u2019arrive pas) : dans l\u2019encadrement, la lumi\u00e8re avant la personne ; une robe blanche que le jour traverse ; N., s\u0153ur de la fille, et pourtant \u00e9trang\u00e8re, comme si la parent\u00e9 avait \u00e9t\u00e9 retir\u00e9e. Gr\u00e2ce : non pas faveur, non pas bonheur, mais suspension ; quelque chose \u00f4te la parole, met le corps \u00e0 part, le c\u0153ur hors de lui. On ne sait pas si c\u2019est entrer ou nous rejoindre ; elle ne vient pas, elle est venue, et avec elle l\u2019\u00e9cart. Le coup au c\u0153ur \u2014 non pas choc, d\u00e9placement \u2014 d\u00e9fait les gestes : les doigts ne touchent plus les cordes, ils gardent la distance. On ne voit pas son visage ; c\u2019est la porte qui regarde. La pluie, reprise par le vent, devient une ligne claire ; la grange devient son contraire ; et ce qui reste de l\u2019apr\u00e8s-midi, tenu dans ce cadre, recommence \u00e0 manquer. ", "image": "https:\/\/ledibbouk.net\/IMG\/logo\/grange.png?1760009672", "tags": ["fictions br\u00e8ves"] } ,{ "id": "https:\/\/ledibbouk.net\/pov.html", "url": "https:\/\/ledibbouk.net\/pov.html", "title": "POV", "date_published": "2025-09-30T06:17:14Z", "date_modified": "2025-09-30T06:17:22Z", "author": {"name": "Patrick Blanchon"}, "content_html": "

Je me l\u00e8ve, encore flou, je tends la main. Le t\u00e9l\u00e9phone est d\u00e9j\u00e0 ti\u00e8de, fid\u00e8le comme une vieille bouillotte. Premier \u00e9cran : un brunch \u00e0 Barcelone, \u0153ufs brouill\u00e9s napp\u00e9s d\u2019une sauce teriyaki (ou tahiaki, on ne sait plus), trois pignons de pin pos\u00e9s comme des survivants, quelques graines de s\u00e9same luisantes. Et la cive, toujours la cive, qu\u2019aucun rayon de supermarch\u00e9 ne daigne fournir.<\/p>\n

Je ferme. Je rouvre. Un wok de chou chinois sous une cascade de worcester mal orthographi\u00e9e, une citation fausse de Rimbaud, un chat qui tombe de sa table avec conviction. M\u00eame brunch, m\u00eame cive.<\/p>\n

Parfois surgit une silhouette de femme : longues jambes nues, cadrage appliqu\u00e9. En surimpression :
\n« cc bb vien me voire ojd soir 100% real tkt dsl pr la foto stp cliK ICI ».
\nChaque mot un caillou dans la chaussure. cc pour coucou, bb pour b\u00e9b\u00e9, ojd pour aujourd\u2019hui, tkt pour t\u2019inqui\u00e8te, dsl pour d\u00e9sol\u00e9. Une langue coup\u00e9e en morceaux, bricol\u00e9e pour s\u00e9duire mais qui ne fait que repousser. Je scrolle plus vite, presque soulag\u00e9.<\/p>\n

Je ferme. Je rouvre. Nouvelle indignation recycl\u00e9e, nouvelle danse en short fluo, nouvelles sauces : worcester, teriyaki, sriracha. La cive refait surface, fantomatique. Et revoici les jambes, accompagn\u00e9es cette fois d\u2019un « rdv a tt bb », suivi d\u2019un « pk tu reponds pas mdrr ». Le charme est cass\u00e9 avant m\u00eame d\u2019avoir exist\u00e9.<\/p>\n

Tout devient glossaire : cc, bb, rdv, ojd, pk, pkoi, tkt, dsl, svp, stp, msg, a tt, a+, mdrr, ptdr, vien me voire, je taten, 100% real, cliK ICI. Une incantation absurde qui se r\u00e9p\u00e8te comme une pri\u00e8re m\u00e9canique.<\/p>\n

Et puis, l\u2019in\u00e9vitable : POV. Trois lettres en majuscules, plant\u00e9es l\u00e0 sans explication. Point Of View, para\u00eet-il. Mais ici, c\u2019est juste une enseigne clignotante qui me place de force dans un r\u00f4le idiot. « POV : tu me regarde », « POV : tu vien ojd bb 100% real », « POV : tu scroll tjrs ». Comme si on devait m\u2019indiquer o\u00f9 mettre mes yeux, ou quoi penser de ce que je vois.<\/p>\n

Je crois ouvrir une fen\u00eatre, mais c\u2019est une cage. Chaque geste qui devait me distraire me ram\u00e8ne \u00e0 la m\u00eame boucle : sauces \u00e0 la mode, pignons de pin, cive introuvable, worcester mal orthographi\u00e9e, jambes pixelis\u00e9es couvertes de fautes, glossaire d\u2019abr\u00e9viations incompr\u00e9hensibles. Tout revient, tout insiste, tout sature.<\/p>\n

Je ferme. Je garde le t\u00e9l\u00e9phone en main. \u00c9cran noir, toujours chaud. Je regarde dehors : lumi\u00e8re blanche, arbres agit\u00e9s, l\u2019air qui circule librement. Je me dis : peut-\u00eatre que c\u2019est l\u00e0 l\u2019\u00e9vasion. Mais d\u00e9j\u00e0 le pouce revient, comme malgr\u00e9 moi. Et reparaissent les sauces, la cive, les jambes, les fautes, le glossaire, le POV.<\/p>", "content_text": "Je me l\u00e8ve, encore flou, je tends la main. Le t\u00e9l\u00e9phone est d\u00e9j\u00e0 ti\u00e8de, fid\u00e8le comme une vieille bouillotte. Premier \u00e9cran : un brunch \u00e0 Barcelone, \u0153ufs brouill\u00e9s napp\u00e9s d\u2019une sauce teriyaki (ou tahiaki, on ne sait plus), trois pignons de pin pos\u00e9s comme des survivants, quelques graines de s\u00e9same luisantes. Et la cive, toujours la cive, qu\u2019aucun rayon de supermarch\u00e9 ne daigne fournir. Je ferme. Je rouvre. Un wok de chou chinois sous une cascade de worcester mal orthographi\u00e9e, une citation fausse de Rimbaud, un chat qui tombe de sa table avec conviction. M\u00eame brunch, m\u00eame cive. Parfois surgit une silhouette de femme : longues jambes nues, cadrage appliqu\u00e9. En surimpression : \u00ab cc bb vien me voire ojd soir 100% real tkt dsl pr la foto stp cliK ICI \u00bb. Chaque mot un caillou dans la chaussure. cc pour coucou, bb pour b\u00e9b\u00e9, ojd pour aujourd\u2019hui, tkt pour t\u2019inqui\u00e8te, dsl pour d\u00e9sol\u00e9. Une langue coup\u00e9e en morceaux, bricol\u00e9e pour s\u00e9duire mais qui ne fait que repousser. Je scrolle plus vite, presque soulag\u00e9. Je ferme. Je rouvre. Nouvelle indignation recycl\u00e9e, nouvelle danse en short fluo, nouvelles sauces : worcester, teriyaki, sriracha. La cive refait surface, fantomatique. Et revoici les jambes, accompagn\u00e9es cette fois d\u2019un \u00ab rdv a tt bb \u00bb, suivi d\u2019un \u00ab pk tu reponds pas mdrr \u00bb. Le charme est cass\u00e9 avant m\u00eame d\u2019avoir exist\u00e9. Tout devient glossaire : cc, bb, rdv, ojd, pk, pkoi, tkt, dsl, svp, stp, msg, a tt, a+, mdrr, ptdr, vien me voire, je taten, 100% real, cliK ICI. Une incantation absurde qui se r\u00e9p\u00e8te comme une pri\u00e8re m\u00e9canique. Et puis, l\u2019in\u00e9vitable : POV. Trois lettres en majuscules, plant\u00e9es l\u00e0 sans explication. Point Of View, para\u00eet-il. Mais ici, c\u2019est juste une enseigne clignotante qui me place de force dans un r\u00f4le idiot. \u00ab POV : tu me regarde \u00bb, \u00ab POV : tu vien ojd bb 100% real \u00bb, \u00ab POV : tu scroll tjrs \u00bb. Comme si on devait m\u2019indiquer o\u00f9 mettre mes yeux, ou quoi penser de ce que je vois. Je crois ouvrir une fen\u00eatre, mais c\u2019est une cage. Chaque geste qui devait me distraire me ram\u00e8ne \u00e0 la m\u00eame boucle : sauces \u00e0 la mode, pignons de pin, cive introuvable, worcester mal orthographi\u00e9e, jambes pixelis\u00e9es couvertes de fautes, glossaire d\u2019abr\u00e9viations incompr\u00e9hensibles. Tout revient, tout insiste, tout sature. Je ferme. Je garde le t\u00e9l\u00e9phone en main. \u00c9cran noir, toujours chaud. Je regarde dehors : lumi\u00e8re blanche, arbres agit\u00e9s, l\u2019air qui circule librement. Je me dis : peut-\u00eatre que c\u2019est l\u00e0 l\u2019\u00e9vasion. Mais d\u00e9j\u00e0 le pouce revient, comme malgr\u00e9 moi. Et reparaissent les sauces, la cive, les jambes, les fautes, le glossaire, le POV.", "image": "https:\/\/ledibbouk.net\/IMG\/logo\/paradox.webp?1759213030", "tags": ["fictions br\u00e8ves"] } ,{ "id": "https:\/\/ledibbouk.net\/vehicules.html", "url": "https:\/\/ledibbouk.net\/vehicules.html", "title": "V\u00e9hicules", "date_published": "2025-09-27T06:34:25Z", "date_modified": "2025-09-27T06:34:58Z", "author": {"name": "Patrick Blanchon"}, "content_html": "

Un neuf, jamais. Une seule fois, honte encore. Depuis, seulement l\u2019occasion. Obsolescences d\u00e9j\u00e0 entam\u00e9es. Carcasses laiss\u00e9es pour compte. Les autres font leurs comptes. Moi je dis : \u00e7a roule encore. Jusqu\u2019\u00e0 la ville d\u2019\u00e0 c\u00f4t\u00e9. Pas plus.<\/p>\n

Une ann\u00e9e pourtant j\u2019ai tent\u00e9 plus loin. L\u2019ann\u00e9e d\u2019avant aussi. Avec une r\u00e9vision, un peu d\u2019attention, le vieux moteur a suivi.<\/p>\n

Il en va de m\u00eame pour d\u2019autres v\u00e9hicules : col\u00e8re, envie, concupiscence. Us\u00e9s jusqu\u2019\u00e0 la corde par des milliers de mains.<\/p>\n

Pas de garagiste pour \u00e7a. J\u2019ouvre le capot. Odeur d\u2019huile br\u00fbl\u00e9e. Doigts noirs. La cl\u00e9 ripe. Silence. Puis un cognement sec, \u00e0 l\u2019int\u00e9rieur<\/p>", "content_text": "Un neuf, jamais. Une seule fois, honte encore. Depuis, seulement l\u2019occasion. Obsolescences d\u00e9j\u00e0 entam\u00e9es. Carcasses laiss\u00e9es pour compte. Les autres font leurs comptes. Moi je dis : \u00e7a roule encore. Jusqu\u2019\u00e0 la ville d\u2019\u00e0 c\u00f4t\u00e9. Pas plus. Une ann\u00e9e pourtant j\u2019ai tent\u00e9 plus loin. L\u2019ann\u00e9e d\u2019avant aussi. Avec une r\u00e9vision, un peu d\u2019attention, le vieux moteur a suivi. Il en va de m\u00eame pour d\u2019autres v\u00e9hicules : col\u00e8re, envie, concupiscence. Us\u00e9s jusqu\u2019\u00e0 la corde par des milliers de mains. Pas de garagiste pour \u00e7a. J\u2019ouvre le capot. Odeur d\u2019huile br\u00fbl\u00e9e. Doigts noirs. La cl\u00e9 ripe. Silence. Puis un cognement sec, \u00e0 l\u2019int\u00e9rieur", "image": "https:\/\/ledibbouk.net\/IMG\/logo\/cuba-2006-2.jpg?1758954834", "tags": ["fictions br\u00e8ves"] } ,{ "id": "https:\/\/ledibbouk.net\/ligne-editoriale-3340.html", "url": "https:\/\/ledibbouk.net\/ligne-editoriale-3340.html", "title": "Ligne \u00e9ditoriale", "date_published": "2025-09-10T16:37:55Z", "date_modified": "2025-09-10T16:48:48Z", "author": {"name": "Patrick Blanchon"}, "content_html": "

Vous superposez les images du N\u00e9pal, de l’Indon\u00e9sie avec celles de Grenoble et de Paris. Les gens doivent avoir peur. Deux minutes, pas plus. Des correspondants engageants, sourires propres. Pas de sentimentalisme, personne n\u2019en veut. Multipliez les points de vue, semez la confusion. Il faut que \u00e7a b\u00eale. Ensuite du sport, des bagnoles. Ou du cul. Ajoutez quelques recettes asiatiques : pendant qu\u2019ils feront cuire leur riz, ils nous laisseront tranquilles. Parlez aussi du virus, dites-leur de se faire vacciner. Et surtout : c\u2019est la guerre. De dix-huit \u00e0 soixante-dix-sept ans, paquetage pr\u00eat.<\/p>\n

— Et Gaza ?\n
— Gaza on s\u2019en fout. Ce n\u2019est pas la priorit\u00e9. Vous \u00eates l\u00e0 pour \u00e7a. Si vous n\u2019\u00eates pas d\u2019accord, dites-le maintenant. Moi, il me suffit de shooter dans une poubelle pour que tout se mette en marche.
\n<\/p>", "content_text": "Vous superposez les images du N\u00e9pal, de l'Indon\u00e9sie avec celles de Grenoble et de Paris. Les gens doivent avoir peur. Deux minutes, pas plus. Des correspondants engageants, sourires propres. Pas de sentimentalisme, personne n\u2019en veut. Multipliez les points de vue, semez la confusion. Il faut que \u00e7a b\u00eale. Ensuite du sport, des bagnoles. Ou du cul. Ajoutez quelques recettes asiatiques : pendant qu\u2019ils feront cuire leur riz, ils nous laisseront tranquilles. Parlez aussi du virus, dites-leur de se faire vacciner. Et surtout : c\u2019est la guerre. De dix-huit \u00e0 soixante-dix-sept ans, paquetage pr\u00eat. \u2014Et Gaza ? \u2014 Gaza on s\u2019en fout. Ce n\u2019est pas la priorit\u00e9. Vous \u00eates l\u00e0 pour \u00e7a. Si vous n\u2019\u00eates pas d\u2019accord, dites-le maintenant. Moi, il me suffit de shooter dans une poubelle pour que tout se mette en marche. ", "image": "https:\/\/ledibbouk.net\/IMG\/logo\/img_4047.jpg?1757522255", "tags": ["fictions br\u00e8ves", "dispositif"] } ,{ "id": "https:\/\/ledibbouk.net\/transmission.html", "url": "https:\/\/ledibbouk.net\/transmission.html", "title": "Transmission", "date_published": "2025-08-26T15:24:25Z", "date_modified": "2025-08-26T15:55:52Z", "author": {"name": "Patrick Blanchon"}, "content_html": "

codicille :<\/h3>\n

On croit toujours qu\u2019il suffit d\u2019appeler. Qu\u2019un pr\u00e9nom ram\u00e8ne l\u2019enfant, le conjoint, l\u2019ami, dans la lumi\u00e8re commune. Mais parfois le nom n\u2019ouvre rien, il ne fait que taper contre une cloison. Alors l\u2019appel insiste, s\u2019envenime, devient conflit. On oublie que certains silences ne sont pas vides mais habit\u00e9s, qu\u2019ils contiennent plus de voix qu\u2019une r\u00e9ponse. C\u2019est peut-\u00eatre \u00e7a, l\u2019h\u00e9ritage : non pas des mots transmis, mais un gouffre qui se transmet de bouche en bouche.<\/em><\/p>\n

Brouillon — texte en cours<\/em><\/p>\n


\n

Le gar\u00e7on restait assis \u00e0 table, fourchette dans la main, les yeux baiss\u00e9s sur l\u2019assiette. Le p\u00e8re l\u2019appela une premi\u00e8re fois, doucement, puis plus fort. Rien. Pas un geste. Pas m\u00eame ce sursaut r\u00e9flexe qu\u2019on attend quand on entend son pr\u00e9nom.<\/p>\n

Ils mangeaient dans le salon, au rez-de-chauss\u00e9e d\u2019un immeuble de banlieue, sud-est de Paris, pr\u00e8s de Melun. La fen\u00eatre donnait sur d\u2019autres barres, align\u00e9es comme des miroirs gris. Le mobilier n\u2019avait pas boug\u00e9 depuis des ann\u00e9es. Canap\u00e9 en tissu, table basse en verre, buffet imitation ch\u00eane. Tout avait \u00e9t\u00e9 choisi en commun, au temps du couple. Depuis le divorce, rien n\u2019avait chang\u00e9. Fig\u00e9. Comme si chaque repas se prenait encore dans l\u2019ombre de cette vie pass\u00e9e.<\/p>\n

La lumi\u00e8re blanche du plafonnier, le tic-tac de l\u2019horloge murale, l\u2019odeur de viande refroidie. Rien d\u2019exceptionnel. Et pourtant, dans ce silence, tout devenait lourd. Le p\u00e8re l\u00e2cha sa fourchette sur la table : bruit sec. Le gar\u00e7on ne broncha pas.<\/p>\n

Ce n\u2019\u00e9tait pas la premi\u00e8re fois. Ni la deuxi\u00e8me. Le p\u00e8re savait qu\u2019on ne parlait pas ici d\u2019un caprice. Il reconnaissait la sc\u00e8ne, il en connaissait le poison. Des ann\u00e9es plus t\u00f4t, dans d\u2019autres pi\u00e8ces, d\u2019autres repas, il avait vu la m\u00eame fixit\u00e9. Le m\u00eame refus. Mais ce n\u2019\u00e9tait pas vraiment un refus. Plut\u00f4t une impossibilit\u00e9, comme si la voix s\u2019\u00e9tait barricad\u00e9e \u00e0 l\u2019int\u00e9rieur. Il avait tout essay\u00e9 alors : reproches, douceur, menaces, patience. Rien n\u2019avait franchi la paroi. Ce silence, il l\u2019avait pay\u00e9 cher : divorce, audiences, rapports de travailleurs sociaux.<\/p>\n

Maintenant, c\u2019\u00e9tait son fils. La m\u00eame immobilit\u00e9, le m\u00eame vide au moment de r\u00e9pondre. La ressemblance lui serrait la gorge. Dans les dossiers, on parlait d\u2019« incapacit\u00e9 relationnelle », d\u2019« isolement », de « difficult\u00e9s scolaires ». Des mots administratifs pour recouvrir un trou b\u00e9ant. Mais le p\u00e8re savait que ce n\u2019\u00e9tait pas seulement \u00e7a.<\/p>\n

Il se souvenait. Une fois ou deux, dans la bouche de son ex-femme, il avait entendu pire qu\u2019un silence : une voix \u00e9trang\u00e8re, sortie d\u2019elle, quand on l\u2019avait trop press\u00e9e. Un son qui n\u2019appartenait \u00e0 personne.<\/p>\n

Il se disait que \u00e7a ne pouvait pas revenir. Qu\u2019il se faisait des id\u00e9es. Il ne pouvait pas s\u2019agir d\u2019une maladie contagieuse. Mais il suffisait de regarder le gar\u00e7on : crispation de la gorge, menton rentr\u00e9 comme pour se prot\u00e9ger, attente immobile jusqu\u2019\u00e0 ce que l\u2019autre renonce. Tout cela, il l\u2019avait d\u00e9j\u00e0 vu. Non, pire : subi. Et maintenant, c\u2019\u00e9tait revenu. Par le sang ou par la m\u00e9moire, peu importait. R\u00e9p\u00e9tition. Contagion invisible.<\/p>\n

Le p\u00e8re d\u00e9tourna le regard. Il savait pourtant qu\u2019\u00e0 cet instant, m\u00eame absente, la m\u00e8re \u00e9tait l\u00e0. Pr\u00e9sente dans le silence de l\u2019enfant, comme un spectre sans visage.<\/p>\n

Il allait se lever, ramasser les assiettes, quand il l\u2019entendit. Ce n\u2019\u00e9tait pas la voix du gar\u00e7on. Pas non plus la sienne. Un son bref, \u00e9trangl\u00e9, qui venait pourtant de la bouche de l\u2019enfant. Deux syllabes, tordues, m\u00e9connaissables. Le p\u00e8re eut un frisson imm\u00e9diat : il connaissait ce son. Il l\u2019avait entendu des ann\u00e9es plus t\u00f4t, en pleine dispute, quand sa femme avait c\u00e9d\u00e9 sous ses questions. M\u00eame intonation d\u00e9cal\u00e9e. M\u00eame voix qui n\u2019appartenait pas au corps qui la produisait.<\/p>\n

Le gar\u00e7on releva enfin les yeux. Ses l\u00e8vres bougeaient encore, mais aucun mot n\u2019en sortait. Juste ce souffle m\u00e9tallique, un reste d\u2019\u00e9cho.<\/p>\n

Le son s\u2019\u00e9teignit aussi vite qu\u2019il \u00e9tait apparu. Le gar\u00e7on reprit sa posture, les \u00e9paules vo\u00fbt\u00e9es, comme si rien n\u2019avait eu lieu. Le p\u00e8re resta immobile. Dans sa t\u00eate, tout se m\u00e9langeait : ce qu\u2019il venait d\u2019entendre, ce qu\u2019il avait d\u00e9j\u00e0 v\u00e9cu, et ce qu\u2019il n\u2019avait jamais r\u00e9ussi \u00e0 formuler.<\/p>\n

Il n\u2019en parlait \u00e0 personne. Pas aux professeurs, pas aux travailleurs sociaux, encore moins aux m\u00e9decins. Que leur dire ? Qu\u2019au moment o\u00f9 on l\u2019appelle par son pr\u00e9nom, son fils devient une ouverture, un seuil o\u00f9 passe une voix \u00e9trang\u00e8re ? Qu\u2019il avait connu la m\u00eame chose avec sa femme, et que c\u2019\u00e9tait peut-\u00eatre pour cela qu\u2019elle s\u2019\u00e9tait bris\u00e9e ? On aurait parl\u00e9 d\u2019hallucination, de d\u00e9lire.<\/p>\n

Mais lui savait. R\u00e9pondre, pour eux, n\u2019\u00e9tait pas seulement r\u00e9pondre. C\u2019\u00e9tait c\u00e9der le passage. Et dans ce passage, quelque chose se glissait. Une pr\u00e9sence sans nom, sans \u00e2ge, sans visage.<\/p>\n

Il observa son fils. La gorge crisp\u00e9e, respiration courte. Comme s\u2019il retenait une voix qui n\u2019\u00e9tait pas la sienne. Le p\u00e8re se dit qu\u2019il ne devait pas insister. Que le silence tenait la porte ferm\u00e9e. Et qu\u2019un jour peut-\u00eatre, si l\u2019enfant c\u00e9dait, il ne resterait plus grand-chose de lui.<\/p>\n

Les jours suivants confirm\u00e8rent la crainte. \u00c0 l\u2019\u00e9cole, le gar\u00e7on ne r\u00e9pondait pas \u00e0 l\u2019appel. On pronon\u00e7ait son nom, une fois, deux fois. Il restait l\u00e0, immobile, fixant son cahier. Les camarades ricanaient, puis s\u2019\u00e9nervaient. Ils le bousculaient. Cela finissait toujours en \u00e9clats, en sanctions.<\/p>\n

Dans la rue, une voisine l\u2019interpella un matin. Pas de r\u00e9ponse. Elle insista, s\u00e8che. Le p\u00e8re, \u00e0 la fen\u00eatre, entendit de nouveau ce son court, cette syllabe d\u00e9form\u00e9e, inhumaine. La voisine se retourna, surprise, comme si la voix venait d\u2019ailleurs.<\/p>\n

\u00c0 la maison, les repas \u00e9taient devenus des \u00e9preuves. Le p\u00e8re r\u00e9p\u00e9tait calmement, tentait d\u2019\u00e9viter la col\u00e8re. Chaque appel \u00e9chouait dans le m\u00eame mur. Derri\u00e8re, parfois, s\u2019\u00e9chappait ce souffle m\u00e9tallique. Alors il se levait brusquement, saisissait son fils par les \u00e9paules, le secouait. L\u2019enfant tremblait, les yeux embu\u00e9s, mais aucun mot ne sortait.<\/p>\n

Le p\u00e8re n\u2019osait plus prononcer son pr\u00e9nom. Le dire revenait \u00e0 tendre une clef, risquer que la serrure c\u00e8de. Il se contentait de gestes, d\u2019intonations vagues. Nommer \u00e9tait d\u00e9j\u00e0 trop.<\/p>\n

Un soir d\u2019automne, la lumi\u00e8re tombait, grise, sur la petite maison. Le p\u00e8re d\u00e9barrassait la table. Le gar\u00e7on s\u2019\u00e9tait retir\u00e9 dans sa chambre. Silence. Le ronron du frigo. Le souffle du vent contre les volets.<\/p>\n

Puis la voix retentit. Pas \u00e9trang\u00e8re. Trop famili\u00e8re. On appelait le pr\u00e9nom du gar\u00e7on depuis le jardin. Une, deux, trois fois. Chaque syllabe franchissait la fen\u00eatre entrouverte avec une nettet\u00e9 troublante.<\/p>\n

Le p\u00e8re se figea. La m\u00e8re vivait \u00e0 des kilom\u00e8tres. Elle n\u2019avait plus le droit d\u2019approcher. Pourtant c\u2019\u00e9tait bien son timbre. Ses inflexions. Mais alt\u00e9r\u00e9es, comme si elles avaient voyag\u00e9 trop loin avant d\u2019arriver l\u00e0.<\/p>\n

Dans le couloir, il entendit le pas de son fils. Le frottement des chaussettes sur le sol. L\u2019enfant avan\u00e7ait vers la porte d\u2019entr\u00e9e, attir\u00e9. Le p\u00e8re bondit, l\u2019attrapa par le bras au moment o\u00f9 il tendait d\u00e9j\u00e0 la main vers la poign\u00e9e.<\/p>\n

Le gar\u00e7on se retourna. Ses yeux agrandis, presque vides. Ses l\u00e8vres pr\u00eates \u00e0 laisser passer quelque chose qui n\u2019\u00e9tait pas lui. Le p\u00e8re posa sa main contre sa bouche, fermement.<\/p>\n

Dehors, la voix appela encore, plus proche, comme si elle se tenait d\u00e9j\u00e0 dans le jardin. Puis plus rien.<\/p>\n

Ils rest\u00e8rent fig\u00e9s ainsi, dans le silence compact de la maison. Le p\u00e8re sentait sous sa paume la chaleur, la respiration courte. Et derri\u00e8re cette respiration, la pouss\u00e9e d\u2019un mot qui ne devait pas sortir.<\/p>\n

Il retira lentement sa main. Le gar\u00e7on baissa les yeux. Ils n\u2019\u00e9chang\u00e8rent pas un mot.<\/p>", "content_text": " ### codicille: *On croit toujours qu\u2019il suffit d\u2019appeler. Qu\u2019un pr\u00e9nom ram\u00e8ne l\u2019enfant, le conjoint, l\u2019ami, dans la lumi\u00e8re commune. Mais parfois le nom n\u2019ouvre rien, il ne fait que taper contre une cloison. Alors l\u2019appel insiste, s\u2019envenime, devient conflit. On oublie que certains silences ne sont pas vides mais habit\u00e9s, qu\u2019ils contiennent plus de voix qu\u2019une r\u00e9ponse. C\u2019est peut-\u00eatre \u00e7a, l\u2019h\u00e9ritage : non pas des mots transmis, mais un gouffre qui se transmet de bouche en bouche.* _Brouillon \u2014 texte en cours_ --- Le gar\u00e7on restait assis \u00e0 table, fourchette dans la main, les yeux baiss\u00e9s sur l\u2019assiette. Le p\u00e8re l\u2019appela une premi\u00e8re fois, doucement, puis plus fort. Rien. Pas un geste. Pas m\u00eame ce sursaut r\u00e9flexe qu\u2019on attend quand on entend son pr\u00e9nom. Ils mangeaient dans le salon, au rez-de-chauss\u00e9e d\u2019un immeuble de banlieue, sud-est de Paris, pr\u00e8s de Melun. La fen\u00eatre donnait sur d\u2019autres barres, align\u00e9es comme des miroirs gris. Le mobilier n\u2019avait pas boug\u00e9 depuis des ann\u00e9es. Canap\u00e9 en tissu, table basse en verre, buffet imitation ch\u00eane. Tout avait \u00e9t\u00e9 choisi en commun, au temps du couple. Depuis le divorce, rien n\u2019avait chang\u00e9. Fig\u00e9. Comme si chaque repas se prenait encore dans l\u2019ombre de cette vie pass\u00e9e. La lumi\u00e8re blanche du plafonnier, le tic-tac de l\u2019horloge murale, l\u2019odeur de viande refroidie. Rien d\u2019exceptionnel. Et pourtant, dans ce silence, tout devenait lourd. Le p\u00e8re l\u00e2cha sa fourchette sur la table : bruit sec. Le gar\u00e7on ne broncha pas. Ce n\u2019\u00e9tait pas la premi\u00e8re fois. Ni la deuxi\u00e8me. Le p\u00e8re savait qu\u2019on ne parlait pas ici d\u2019un caprice. Il reconnaissait la sc\u00e8ne, il en connaissait le poison. Des ann\u00e9es plus t\u00f4t, dans d\u2019autres pi\u00e8ces, d\u2019autres repas, il avait vu la m\u00eame fixit\u00e9. Le m\u00eame refus. Mais ce n\u2019\u00e9tait pas vraiment un refus. Plut\u00f4t une impossibilit\u00e9, comme si la voix s\u2019\u00e9tait barricad\u00e9e \u00e0 l\u2019int\u00e9rieur. Il avait tout essay\u00e9 alors : reproches, douceur, menaces, patience. Rien n\u2019avait franchi la paroi. Ce silence, il l\u2019avait pay\u00e9 cher : divorce, audiences, rapports de travailleurs sociaux. Maintenant, c\u2019\u00e9tait son fils. La m\u00eame immobilit\u00e9, le m\u00eame vide au moment de r\u00e9pondre. La ressemblance lui serrait la gorge. Dans les dossiers, on parlait d\u2019\u00ab incapacit\u00e9 relationnelle \u00bb, d\u2019\u00ab isolement \u00bb, de \u00ab difficult\u00e9s scolaires \u00bb. Des mots administratifs pour recouvrir un trou b\u00e9ant. Mais le p\u00e8re savait que ce n\u2019\u00e9tait pas seulement \u00e7a. Il se souvenait. Une fois ou deux, dans la bouche de son ex-femme, il avait entendu pire qu\u2019un silence : une voix \u00e9trang\u00e8re, sortie d\u2019elle, quand on l\u2019avait trop press\u00e9e. Un son qui n\u2019appartenait \u00e0 personne. Il se disait que \u00e7a ne pouvait pas revenir. Qu\u2019il se faisait des id\u00e9es. Il ne pouvait pas s\u2019agir d\u2019une maladie contagieuse. Mais il suffisait de regarder le gar\u00e7on : crispation de la gorge, menton rentr\u00e9 comme pour se prot\u00e9ger, attente immobile jusqu\u2019\u00e0 ce que l\u2019autre renonce. Tout cela, il l\u2019avait d\u00e9j\u00e0 vu. Non, pire : subi. Et maintenant, c\u2019\u00e9tait revenu. Par le sang ou par la m\u00e9moire, peu importait. R\u00e9p\u00e9tition. Contagion invisible. Le p\u00e8re d\u00e9tourna le regard. Il savait pourtant qu\u2019\u00e0 cet instant, m\u00eame absente, la m\u00e8re \u00e9tait l\u00e0. Pr\u00e9sente dans le silence de l\u2019enfant, comme un spectre sans visage. Il allait se lever, ramasser les assiettes, quand il l\u2019entendit. Ce n\u2019\u00e9tait pas la voix du gar\u00e7on. Pas non plus la sienne. Un son bref, \u00e9trangl\u00e9, qui venait pourtant de la bouche de l\u2019enfant. Deux syllabes, tordues, m\u00e9connaissables. Le p\u00e8re eut un frisson imm\u00e9diat : il connaissait ce son. Il l\u2019avait entendu des ann\u00e9es plus t\u00f4t, en pleine dispute, quand sa femme avait c\u00e9d\u00e9 sous ses questions. M\u00eame intonation d\u00e9cal\u00e9e. M\u00eame voix qui n\u2019appartenait pas au corps qui la produisait. Le gar\u00e7on releva enfin les yeux. Ses l\u00e8vres bougeaient encore, mais aucun mot n\u2019en sortait. Juste ce souffle m\u00e9tallique, un reste d\u2019\u00e9cho. Le son s\u2019\u00e9teignit aussi vite qu\u2019il \u00e9tait apparu. Le gar\u00e7on reprit sa posture, les \u00e9paules vo\u00fbt\u00e9es, comme si rien n\u2019avait eu lieu. Le p\u00e8re resta immobile. Dans sa t\u00eate, tout se m\u00e9langeait : ce qu\u2019il venait d\u2019entendre, ce qu\u2019il avait d\u00e9j\u00e0 v\u00e9cu, et ce qu\u2019il n\u2019avait jamais r\u00e9ussi \u00e0 formuler. Il n\u2019en parlait \u00e0 personne. Pas aux professeurs, pas aux travailleurs sociaux, encore moins aux m\u00e9decins. Que leur dire ? Qu\u2019au moment o\u00f9 on l\u2019appelle par son pr\u00e9nom, son fils devient une ouverture, un seuil o\u00f9 passe une voix \u00e9trang\u00e8re ? Qu\u2019il avait connu la m\u00eame chose avec sa femme, et que c\u2019\u00e9tait peut-\u00eatre pour cela qu\u2019elle s\u2019\u00e9tait bris\u00e9e ? On aurait parl\u00e9 d\u2019hallucination, de d\u00e9lire. Mais lui savait. R\u00e9pondre, pour eux, n\u2019\u00e9tait pas seulement r\u00e9pondre. C\u2019\u00e9tait c\u00e9der le passage. Et dans ce passage, quelque chose se glissait. Une pr\u00e9sence sans nom, sans \u00e2ge, sans visage. Il observa son fils. La gorge crisp\u00e9e, respiration courte. Comme s\u2019il retenait une voix qui n\u2019\u00e9tait pas la sienne. Le p\u00e8re se dit qu\u2019il ne devait pas insister. Que le silence tenait la porte ferm\u00e9e. Et qu\u2019un jour peut-\u00eatre, si l\u2019enfant c\u00e9dait, il ne resterait plus grand-chose de lui. Les jours suivants confirm\u00e8rent la crainte. \u00c0 l\u2019\u00e9cole, le gar\u00e7on ne r\u00e9pondait pas \u00e0 l\u2019appel. On pronon\u00e7ait son nom, une fois, deux fois. Il restait l\u00e0, immobile, fixant son cahier. Les camarades ricanaient, puis s\u2019\u00e9nervaient. Ils le bousculaient. Cela finissait toujours en \u00e9clats, en sanctions. Dans la rue, une voisine l\u2019interpella un matin. Pas de r\u00e9ponse. Elle insista, s\u00e8che. Le p\u00e8re, \u00e0 la fen\u00eatre, entendit de nouveau ce son court, cette syllabe d\u00e9form\u00e9e, inhumaine. La voisine se retourna, surprise, comme si la voix venait d\u2019ailleurs. \u00c0 la maison, les repas \u00e9taient devenus des \u00e9preuves. Le p\u00e8re r\u00e9p\u00e9tait calmement, tentait d\u2019\u00e9viter la col\u00e8re. Chaque appel \u00e9chouait dans le m\u00eame mur. Derri\u00e8re, parfois, s\u2019\u00e9chappait ce souffle m\u00e9tallique. Alors il se levait brusquement, saisissait son fils par les \u00e9paules, le secouait. L\u2019enfant tremblait, les yeux embu\u00e9s, mais aucun mot ne sortait. Le p\u00e8re n\u2019osait plus prononcer son pr\u00e9nom. Le dire revenait \u00e0 tendre une clef, risquer que la serrure c\u00e8de. Il se contentait de gestes, d\u2019intonations vagues. Nommer \u00e9tait d\u00e9j\u00e0 trop. Un soir d\u2019automne, la lumi\u00e8re tombait, grise, sur la petite maison. Le p\u00e8re d\u00e9barrassait la table. Le gar\u00e7on s\u2019\u00e9tait retir\u00e9 dans sa chambre. Silence. Le ronron du frigo. Le souffle du vent contre les volets. Puis la voix retentit. Pas \u00e9trang\u00e8re. Trop famili\u00e8re. On appelait le pr\u00e9nom du gar\u00e7on depuis le jardin. Une, deux, trois fois. Chaque syllabe franchissait la fen\u00eatre entrouverte avec une nettet\u00e9 troublante. Le p\u00e8re se figea. La m\u00e8re vivait \u00e0 des kilom\u00e8tres. Elle n\u2019avait plus le droit d\u2019approcher. Pourtant c\u2019\u00e9tait bien son timbre. Ses inflexions. Mais alt\u00e9r\u00e9es, comme si elles avaient voyag\u00e9 trop loin avant d\u2019arriver l\u00e0. Dans le couloir, il entendit le pas de son fils. Le frottement des chaussettes sur le sol. L\u2019enfant avan\u00e7ait vers la porte d\u2019entr\u00e9e, attir\u00e9. Le p\u00e8re bondit, l\u2019attrapa par le bras au moment o\u00f9 il tendait d\u00e9j\u00e0 la main vers la poign\u00e9e. Le gar\u00e7on se retourna. Ses yeux agrandis, presque vides. Ses l\u00e8vres pr\u00eates \u00e0 laisser passer quelque chose qui n\u2019\u00e9tait pas lui. Le p\u00e8re posa sa main contre sa bouche, fermement. Dehors, la voix appela encore, plus proche, comme si elle se tenait d\u00e9j\u00e0 dans le jardin. Puis plus rien. Ils rest\u00e8rent fig\u00e9s ainsi, dans le silence compact de la maison. Le p\u00e8re sentait sous sa paume la chaleur, la respiration courte. Et derri\u00e8re cette respiration, la pouss\u00e9e d\u2019un mot qui ne devait pas sortir. Il retira lentement sa main. Le gar\u00e7on baissa les yeux. Ils n\u2019\u00e9chang\u00e8rent pas un mot. ", "image": "https:\/\/ledibbouk.net\/IMG\/logo\/reus_espagne2025.jpg?1756221848", "tags": ["brouillons"] } ,{ "id": "https:\/\/ledibbouk.net\/le-carnet-et-la-riviere.html", "url": "https:\/\/ledibbouk.net\/le-carnet-et-la-riviere.html", "title": "Le carnet et la rivi\u00e8re", "date_published": "2025-08-26T09:28:00Z", "date_modified": "2025-08-26T09:44:21Z", "author": {"name": "Patrick Blanchon"}, "content_html": "

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Un village du nord du Portugal.\nUn homme qui croit fuir son roman.\nUn carnet vide.\nUne silhouette qui revient.\nUne femme, peut-\u00eatre.\nEt la rivi\u00e8re qui s\u00e9pare.<\/p>\n<\/blockquote>\n

Premi\u00e8re partie<\/h2>\n

Je n\u2019avais pas pr\u00e9vu de m\u2019arr\u00eater ici. J\u2019avais pris la Micheline \u00e0 Porto, d\u00e9cid\u00e9 \u00e0 m\u2019enfoncer toujours plus haut, toujours plus loin dans les montagnes. Au d\u00e9part, je pensais descendre au terminus de la ligne, mais le trajet semblait in\u00e9puisable. Les arr\u00eats se succ\u00e9daient, puis d\u2019autres encore, comme si le train inventait sans fin de nouvelles gares. Peut-\u00eatre rejoindrait-il l\u2019Espagne toute proche. Mais je n\u2019avais aucune envie d\u2019y revenir. J\u2019avais quitt\u00e9 le pays voisin pour de bon. Je cherchais seulement un lieu isol\u00e9, perdu au nord du Portugal. Rien de plus pr\u00e9cis : une id\u00e9e simple, trouver un endroit qui me tiendrait \u00e0 l\u2019\u00e9cart.<\/p>\n

Depuis de longs mois je tentais d\u2019\u00e9crire un roman, mais celui-ci n\u2019avan\u00e7ait pas. J\u2019avais l\u2019impression de tourner en rond, de ruminer la m\u00eame mati\u00e8re sans la d\u00e9nouer. Peu \u00e0 peu, je commen\u00e7ais \u00e0 comprendre : cette fiction n\u2019\u00e9tait qu\u2019un pr\u00e9texte, le voile pos\u00e9 sur une obsession plus profonde. \u00c9crire pour r\u00e9soudre — ou plut\u00f4t pour approcher — ce que je n\u2019arrivais pas \u00e0 formuler autrement. C\u2019est peut-\u00eatre cette inqui\u00e9tude muette qui m\u2019avait pouss\u00e9 \u00e0 monter dans le train, \u00e0 me laisser porter vers un endroit que je n\u2019avais pas choisi.<\/p>\n

J\u2019avais quitt\u00e9 Porto le jour m\u00eame, entra\u00een\u00e9 vers le haut des montagnes comme par un appel sourd. Le train gravissait les collines doucement, la vall\u00e9e du T\u00e2mega s\u2019abaissait derri\u00e8re moi, les coteaux bois\u00e9s se dressaient de part et d\u2019autre, formant une gorge de plus en plus \u00e9troite. La lumi\u00e8re du soir \u00e9tirait les ar\u00eates des arbres et chaque sommet semblait retenir un peu du jour, comme une braise suspendue dans l\u2019ombre bleut\u00e9e. Au fur et \u00e0 mesure que la Micheline montait, la plaine s\u2019effa\u00e7ait sous moi — j\u2019avais l\u2019impression d\u2019\u00eatre suspendu entre deux g\u00e9ographies, entre l\u2019horizontalit\u00e9 du fleuve et le ventre sombre des sommets.<\/p>\n

C\u2019est ainsi que je descendis \u00e0 C., sans l\u2019avoir pr\u00e9vu d\u2019avance. En posant le pied sur le quai, j\u2019ai senti que quelque chose clochait. L\u2019asphalte, encore collant de la chaleur accumul\u00e9e dans la journ\u00e9e, me renvoyait une bouff\u00e9e suffocante, comme si la terre refusait de rel\u00e2cher ce qu\u2019elle avait emmagasin\u00e9. La chaleur avait \u00e9t\u00e9 accablante. Des hectares d\u2019eucalyptus, \u00e0 la fois responsables et victimes, avaient br\u00fbl\u00e9 sans r\u00e9pit, leurs troncs \u00e9clat\u00e9s par le feu, leurs feuilles r\u00e9duites en cendres odorantes. L\u2019air gardait ce go\u00fbt d\u2019incendie, sucr\u00e9 et \u00e2cre, comme une plaie mal referm\u00e9e.<\/p>\n

La rang\u00e9e de r\u00e9verb\u00e8res align\u00e9e le long de la bordure ext\u00e9rieure du quai \u00e9tait presque enti\u00e8rement d\u00e9truite. Les lampes, fissur\u00e9es par les temp\u00e9ratures extr\u00eames, semblaient fig\u00e9es dans une agonie silencieuse. Un seul tenait encore, clignotant par intermittence. Sa lumi\u00e8re blafarde s\u2019\u00e9teignait et revenait, sans rythme, comme une paupi\u00e8re malade. Ce battement irr\u00e9gulier ajoutait \u00e0 l\u2019atmosph\u00e8re lugubre, donnant au quai une allure de d\u00e9cor abandonn\u00e9, fragile, pr\u00eat \u00e0 basculer.<\/p>\n

Derri\u00e8re moi, la Micheline se remit en branle. Ses roues grin\u00e7antes roul\u00e8rent sur le m\u00e9tal brillant des rails, qu\u2019une lune, bondissant d\u2019entre les nuages, venait d\u2019illuminer. Le son d\u00e9croissait lentement, strident puis \u00e9touff\u00e9, jusqu\u2019\u00e0 dispara\u00eetre. Alors la nuit reprit possession du quai. Un silence \u00e9pais s\u2019installa, comme une chape invisible. Ce silence m\u2019\u00e9crasait \u00e0 tel point que je dus retenir ma respiration, de peur d\u2019y introduire un bruit de trop.<\/p>\n

J\u2019ai avanc\u00e9. Sous mes semelles, l\u2019asphalte vibrait faiblement, non pas comme une machine ni comme un train qu\u2019on attend, mais comme une respiration enfouie. Derri\u00e8re moi, la gare s\u2019effa\u00e7ait. Elle ne disparaissait pas dans l\u2019ombre ordinaire, mais dans une brume qui n\u2019avait rien de naturel : ni pluie, ni fum\u00e9e. Elle exhalait une odeur de m\u00e9tal chauff\u00e9, m\u00eal\u00e9e \u00e0 quelque chose de rance, de caill\u00e9.<\/p>\n

Devant, la voie s\u2019enfon\u00e7ait dans une obscurit\u00e9 qui n\u2019\u00e9tait pas une simple absence de lumi\u00e8re. Cette obscurit\u00e9 avait un poids, une densit\u00e9, une \u00e9paisseur. J\u2019ai lev\u00e9 la main. Ma paume l\u2019a effleur\u00e9e. J\u2019ai cru sentir qu\u2019elle c\u00e9dait, qu\u2019elle s\u2019ouvrait, comme une membrane vivante.<\/p>\n

Je trouvai la sortie de la gare et tombai dans une nuit encore plus noire : la lune avait d\u00fb repasser derri\u00e8re les nuages. Le village paraissait d\u00e9sert. \u00c0 peine devinait-on, ici ou l\u00e0, une lueur incertaine derri\u00e8re des volets clos. Na\u00eff, j\u2019avais cru qu\u2019il pourrait y avoir un h\u00f4tel, peut-\u00eatre une pension comme j\u2019en avais vu tant dans Gr\u00e0cia, ce quartier populaire et vivant en hauteur o\u00f9 je venais de passer la veille avant de rejoindre Porto. Mais non : seules les silhouettes hautes et lugubres des b\u00e2tisses se dressaient autour de moi, leurs fen\u00eatres aveugles me fixant comme pour m\u2019interdire l\u2019entr\u00e9e.<\/p>\n

Je commen\u00e7ais \u00e0 me dire que j\u2019avais fait une erreur. Le village semblait mort, et je me surprenais d\u00e9j\u00e0 \u00e0 chercher un recoin pour dormir \u00e0 la belle \u00e9toile, le ventre vide. C\u2019est alors que j\u2019aper\u00e7us, tout au bout de la rue, une silhouette qui venait de bouger. Instinctivement, j\u2019attrapai mon sac, le jetai sur mon \u00e9paule et me pr\u00e9cipitai dans sa direction.\nJe pressai le pas, craignant qu\u2019elle disparaisse avant que je l\u2019atteigne. La silhouette avan\u00e7ait lentement, \u00e0 peine distincte, comme si la nuit elle-m\u00eame la tirait en arri\u00e8re. Je crus d\u2019abord \u00e0 un vieillard, vo\u00fbt\u00e9, puis \u00e0 une femme envelopp\u00e9e dans un ch\u00e2le sombre. \u00c0 chaque pas, l\u2019ombre se redessinait, changeante, insaisissable.<\/p>\n

Les maisons restaient muettes. Derri\u00e8re les volets clos, aucune lumi\u00e8re nouvelle n\u2019apparaissait. Seul le bruit r\u00e9gulier de mes semelles sur les dalles me confirmait que j\u2019\u00e9tais encore dans le monde des vivants. Je m\u2019arr\u00eatai un instant pour reprendre mon souffle : la silhouette, elle, ne s\u2019\u00e9tait pas arr\u00eat\u00e9e. Elle glissait plut\u00f4t qu\u2019elle ne marchait, tra\u00eenant derri\u00e8re elle une lenteur qui m\u2019aga\u00e7ait autant qu\u2019elle m\u2019inqui\u00e9tait.<\/p>\n

Je repris ma course, resserrai la distance. \u00c0 mesure que je m\u2019approchais, je crus distinguer le froissement d\u2019un tissu, peut-\u00eatre une cape, et un chuintement discret, comme un souffle \u00e0 peine contenu. Elle ne se retournait pas. Je lan\u00e7ai un mot — « excusez-moi ! » — mais le son sembla s\u2019\u00e9teindre avant de l\u2019atteindre. La silhouette poursuivait son avanc\u00e9e, indiff\u00e9rente, obstin\u00e9e.<\/p>\n

Je finis par la rejoindre au d\u00e9bouch\u00e9 d\u2019une petite place. Elle s\u2019\u00e9tait arr\u00eat\u00e9e l\u00e0, immobile, tourn\u00e9e vers une b\u00e2tisse plus haute que les autres. Je ne voyais toujours pas son visage. Quand je posai la main sur son \u00e9paule pour attirer son attention, je sentis sous mes doigts une r\u00e9sistance molle, comme si le tissu recouvrait non pas un corps, mais une mati\u00e8re sans forme.\nJe retirai aussit\u00f4t ma main. L\u2019humidit\u00e9 du tissu collait encore \u00e0 mes doigts, ni vraiment laine, ni vraiment peau. La silhouette ne r\u00e9agissait pas. Elle demeurait tourn\u00e9e vers la fa\u00e7ade muette, comme si quelque chose l\u2019attirait l\u00e0.<\/p>\n

Je la fixais, cherchant \u00e0 d\u00e9cider. \u00c9tait-ce seulement un vieillard, une femme courb\u00e9e, surpris par ma pr\u00e9sence ? Un habitant de ce village d\u00e9sert, rendu hostile par l\u2019heure et par ma fatigue ? Je voulais m\u2019en convaincre.<\/p>\n

Mais l\u2019odeur \u00e2cre des feux pass\u00e9s me revenait \u00e0 la gorge. Et si c\u2019\u00e9tait un de ces survivants, un \u00eatre que les flammes avaient chass\u00e9 de sa maison, r\u00f4dant \u00e0 pr\u00e9sent dans les ruelles comme une ombre calcin\u00e9e ? Cette id\u00e9e m\u2019effrayait presque davantage que les autres.<\/p>\n

\u00c0 chaque pas, pourtant, la silhouette semblait moins humaine. Sa lenteur avait quelque chose d\u2019obstin\u00e9. Je me demandai alors si je n\u2019\u00e9tais pas simplement en train de voir se dresser, devant moi, la forme m\u00eame de mon roman inachev\u00e9, cette mati\u00e8re informe que je tra\u00eene depuis des mois. Le blocage avait pris corps, un corps qui m\u2019attendait ici, \u00e0 C. au nord de tout.<\/p>\n

Je secouai la t\u00eate. Une telle pens\u00e9e \u00e9tait absurde. Mais que restait-il, sinon l\u2019id\u00e9e qu\u2019il s\u2019agissait d\u2019un gardien ? Quelqu\u2019un ou quelque chose qui n\u2019avait d\u2019autre r\u00f4le que de m\u2019attirer plus loin, vers une maison pr\u00e9cise, une ruelle plus \u00e9troite, un seuil \u00e0 franchir.<\/p>\n

Et si ce n\u2019\u00e9tait rien de tout cela ? Si je ne suivais qu\u2019une concr\u00e9tion, un amas de brume et de suie, n\u00e9 des incendies eux-m\u00eames ? La chaleur, les vapeurs, la poussi\u00e8re d\u2019eucalyptus consum\u00e9s : un corps fa\u00e7onn\u00e9 par hasard, qui imitait la d\u00e9marche humaine le temps d\u2019une nuit.<\/p>\n

Je crus rire de mes propres id\u00e9es. Mais aucun son ne sortit de ma gorge. La silhouette avait d\u00e9j\u00e0 repris sa marche, glissant dans la ruelle \u00e9troite. Et mes jambes, sans que je le veuille, s\u2019\u00e9taient mises \u00e0 la suivre.\nJe m\u2019engageai derri\u00e8re elle. La ruelle n\u2019\u00e9tait pas pav\u00e9e mais dall\u00e9e de blocs irr\u00e9guliers, gonfl\u00e9s par l\u2019humidit\u00e9, luisants comme des dos de b\u00eates. Les murs se rapprochaient \u00e0 chaque pas, rugueux, \u00e9corch\u00e9s par des d\u00e9cennies de pluie et de chaleur. Par endroits, des veines de lierre calcin\u00e9 s\u2019accrochaient encore aux pierres, dess\u00e9ch\u00e9es, croulantes.<\/p>\n

L\u2019air changea de texture. Moins de vent, plus d\u2019\u00e9paisseur. On aurait dit que la ruelle respirait lentement, expirant un souffle chaud m\u00eal\u00e9 \u00e0 une odeur de suie et de terre mouill\u00e9e. Chaque fois que je relevais la t\u00eate, je croyais voir les murs se rapprocher d\u2019un cran, comme si l\u2019espace m\u00eame se contractait.<\/p>\n

Devant moi, la silhouette continuait de glisser. Par moments, elle paraissait heurter les pierres, mais son corps ne produisait aucun son, aucune ombre nette. Le clapotis de mes pas sur les dalles sonnait trop fort, disproportionn\u00e9. Je ralentis malgr\u00e9 moi, persuad\u00e9 que ce bruit me trahissait aupr\u00e8s d\u2019elle — ou d\u2019« \u00e7a ».<\/p>\n

La ruelle tournait l\u00e9g\u00e8rement vers le bas. J\u2019avais l\u2019impression de m\u2019enfoncer dans un sillon creus\u00e9 par une eau ancienne, disparue depuis longtemps. Le sol devenait plus in\u00e9gal, les dalles c\u00e9dant parfois sous mon poids comme si elles recouvraient un vide. Je levai les yeux : aucune fen\u00eatre \u00e9clair\u00e9e, seulement des fa\u00e7ades aveugles, perc\u00e9es d\u2019ouvertures trop hautes, trop \u00e9troites.<\/p>\n

Je ne savais plus si je suivais la silhouette ou si je m\u2019enfon\u00e7ais dans la ruelle elle-m\u00eame.<\/p>\n

Je m\u2019avan\u00e7ai encore, mais la silhouette n\u2019\u00e9tait plus l\u00e0. La ruelle s\u2019\u00e9tait vid\u00e9e d\u2019elle comme si elle n\u2019avait jamais exist\u00e9. \u00c0 la place, je distinguai, au haut d\u2019un escalier \u00e9troit, une porte ouverte. Je pensai qu\u2019elle s\u2019\u00e9tait peut-\u00eatre r\u00e9fugi\u00e9e l\u00e0.<\/p>\n

Je gravis lentement les marches, chaque pas grin\u00e7ant sous mes semelles. Arriv\u00e9 devant l\u2019ouverture, je frappai contre le chambranle. Rien. Pas un bruit \u00e0 l\u2019int\u00e9rieur. J\u2019appelai, la voix basse d\u2019abord, puis plus fort. Toujours le silence.<\/p>\n

Je finis par franchir le seuil. La pi\u00e8ce \u00e9tait presque nue : une table grossi\u00e8re, une miche de pain \u00e0 demi entam\u00e9e, une carafe d\u2019eau trouble, et dans un angle un lit de camp sommaire, couvert d\u2019une couverture r\u00e2peuse. Tout semblait en ordre, mais la nettet\u00e9 des choses me troublait plus encore que le vide.<\/p>\n

J\u2019appelai encore, par r\u00e9flexe. Aucune r\u00e9ponse. La faim, la soif me tenaillaient. J\u2019\u00f4tai mon sac, coupai un morceau de pain, bus une gorg\u00e9e d\u2019eau. Le go\u00fbt \u00e9tait fade, mais suffisant pour calmer le creux. Puis la fatigue, tout \u00e0 coup, m\u2019\u00e9crasa. Je me laissai tomber sur le lit de camp. Le tissu r\u00eache grattait ma joue, mais je n\u2019eus pas la force de m\u2019en relever. Mes paupi\u00e8res s\u2019alourdissaient d\u00e9j\u00e0, et bient\u00f4t je m\u2019endormis.<\/p>\n

Au petit matin, je fus r\u00e9veill\u00e9 par d\u2019\u00e9tranges grognements qui semblaient provenir d\u2019une pi\u00e8ce situ\u00e9e sous celle o\u00f9 j\u2019avais dormi. Je me redressai, le c\u0153ur encore lourd de sommeil, et tournai les yeux vers la porte rest\u00e9e ouverte. L\u2019aube promettait une belle journ\u00e9e. Une odeur douce, presque enivrante, traversait la pi\u00e8ce. Je me levai, la suivis, et d\u00e9couvris dans une pi\u00e8ce attenante une porte ajour\u00e9e qui donnait sur une terrasse de bois, envahie de glycines.<\/p>\n

En contrebas s\u2019\u00e9tendait un jardin magnifique, quoique laiss\u00e9 \u00e0 l\u2019abandon. Les parterres d\u00e9bordaient de fleurs sauvages, les arbres fruitiers ployaient sous des branches indisciplin\u00e9es. C\u2019\u00e9tait de l\u00e0, sans doute, que venait le parfum qui m\u2019avait tir\u00e9 hors de la torpeur.\nRagaillardi, je d\u00e9cidai de descendre dans le jardin par un escalier \u00e9troit que je d\u00e9couvris au bout de la terrasse. \u00c0 mesure que je m\u2019enfon\u00e7ais, les grognements s\u2019amplifiaient. Intrigu\u00e9, je m\u2019approchai d\u2019une \u00e9troite fen\u00eatre perc\u00e9e dans le mur de la b\u00e2tisse et me penchai pour regarder \u00e0 l\u2019int\u00e9rieur.<\/p>\n

Ce que je vis — ou plut\u00f4t ce que je sentis, tant l\u2019odeur me heurta aussit\u00f4t — fut une infection pure : une pi\u00e8ce obscure, satur\u00e9e de chaleur, o\u00f9 s\u2019agitaient quelques porcs. Leur corps luisant se pressait contre les parois, remuant dans une fange invisible. L\u2019air empestait le m\u00e9lange de paille souill\u00e9e, de sueur animale et de pourriture.\nEn m\u00eame temps que je d\u00e9couvrais la pr\u00e9sence de ces voisins du dessous, l\u2019id\u00e9e que le village — et donc cette maison — f\u00fbt r\u00e9ellement habit\u00e9 me tiraillait entre soulagement et inqui\u00e9tude. Je repensai \u00e0 la silhouette entrevue la veille : \u00e9tait-ce elle, la propri\u00e9taire des lieux ?<\/p>\n

Je remontai l\u2019escalier pour inspecter le reste de la maison. Rien n\u2019avait chang\u00e9. La table, la miche de pain, la carafe d\u2019eau, le lit de camp : tout demeurait exactement comme je l\u2019avais laiss\u00e9 en m\u2019endormant. Ce d\u00e9tail m\u2019aga\u00e7a plus qu\u2019il ne me rassura. Machinalement, j\u2019arrachai encore une poign\u00e9e de pain, bus un trait d\u2019eau. Puis, ne voyant personne, je pris mon sac et d\u00e9cidai de partir \u00e0 la d\u00e9couverte du village.\nEn retraversant la ruelle en plein jour, elle n\u2019avait plus rien d\u2019inqui\u00e9tant. Je pus admirer les vieilles b\u00e2tisses, leurs pierres us\u00e9es, et compris qu\u2019elles n\u2019\u00e9taient pas si abandonn\u00e9es que je l\u2019avais cru. \u00c0 certaines fen\u00eatres, des bacs fleuris. J\u2019y reconnus des \u0153illets, devenus depuis la r\u00e9volution un embl\u00e8me obstin\u00e9.<\/p>\n

Je d\u00e9bouchai sur le village lui-m\u00eame. La petite gare r\u00e9apparut au d\u00e9tour d\u2019une place, et l\u00e0, au bout, un caf\u00e9 venait d\u2019ouvrir. L\u2019id\u00e9e d\u2019un vrai caf\u00e9 chaud balaya d\u2019un coup les miasmes d\u2019angoisse de la nuit. Je pris cette direction sans h\u00e9siter.<\/p>\n

Ce fut alors que, dans la p\u00e9riph\u00e9rie de mon regard, je surpris un mouvement furtif. La silhouette. La m\u00eame. Elle passait entre deux maisons, comme la veille. Mais cette fois l\u2019envie de caf\u00e9 fut la plus forte. Je maintins mon pas et mon attention vers la terrasse ensoleill\u00e9e de l\u2019\u00e9tablissement.<\/p>\n

seconde partie<\/h2>\n

Chaque matin, je prenais place \u00e0 la m\u00eame table, sur la terrasse du caf\u00e9 du village. Sur un mur d\u00e9fra\u00eechi, un \u00e9cran plat diffusaient en continu des s\u00e9ries br\u00e9siliennes ou des matchs de foot que personne ne regardait vraiment — c\u2019\u00e9tait le bruit de fond discret, un semblant de vie qui ne trouvait pourtant aucun \u00e9cho. Le patron, un homme sec aux cheveux poivre et sel, me d\u00e9posait toujours la m\u00eame tasse de caf\u00e9 ti\u00e8de \u00e0 la main, sans me demander.<\/p>\n

Devant moi, mon carnet ouvert : je tentais d\u2019y \u00e9crire quelques lignes, je rayais presque aussit\u00f4t. Les mots semblaient se dissoudre \u00e0 peine n\u00e9s. \u00c0 intervalles r\u00e9guliers, un vieux joueur de cartes venait s\u2019asseoir, tirant de sa poche un paquet bien us\u00e9. Il jouait avec un jeune homme, dont les gestes trahissaient une patience mal dissimul\u00e9e. Parfois, l\u2019un glissait \u00e0 l\u2019autre une phrase \u00e0 voix basse ; leurs yeux semblaient m\u2019observer, curieux ou m\u00e9fiants.<\/p>\n

Un matin, un troisi\u00e8me personnage fit son apparition : un jeune homme en treillis, les mains moites, l\u2019air un peu perdu. Je compris qu\u2019il venait d\u2019\u00eatre d\u00e9mobilis\u00e9. J\u2019appris par bribes qu\u2019il avait servi longtemps en Angola, durant la guerre d\u2019Ind\u00e9pendance. Cette guerre — lointaine et pourtant si pr\u00e9sente — avait marqu\u00e9 bien des villages portugais par son ombre. Lui, vraisemblablement, s\u2019\u00e9tait \u00e9chapp\u00e9 d\u2019un bureau administratif pour chercher un peu de r\u00e9pit ici.<\/p>\n

Parmi ces habitu\u00e9s discrets, j\u2019\u00e9tais devenu invisible. Mais aujourd\u2019hui, c\u2019est moi qui osai poser la question, la voix entr\u00e9e :\n-- Vous revenez d\u2019Angola ?\nLe militaire hocha la t\u00eate, l\u2019air ailleurs. Il n\u2019en dit pas plus. Un silence s\u2019installa, et je compris que dans ce village, chacun portait en silence ce qu\u2019il ne pouvait dire.<\/p>\n

Lorsque je fermai mon carnet, mes doigts effleur\u00e8rent l\u2019\u00e9cran o\u00f9 le match br\u00e9silien d\u00e9fila sans passion. Et l\u00e0, dans le coin de mon regard, \u00e0 la lisi\u00e8re d\u2019un reflet sur la vitre, je crus distinguer \u00e0 nouveau la silhouette floue, immobile, en retrait. Et comme la veille, elle s\u2019effa\u00e7a dans une fraction de seconde.\nCe jour-l\u00e0, l\u2019\u00e9criture m\u2019avait \u00e9chapp\u00e9 plus vite encore que les autres. Je refermai mon carnet sans m\u00eame raturer, et d\u00e9cidai de marcher. Je suivis une sente qui descendait vers la rivi\u00e8re, mince filet d\u2019eau qui serpentait entre les eucalyptus rescap\u00e9s des incendies. Leurs troncs noirs portaient encore la trace du feu, mais de jeunes pousses s\u2019acharnaient \u00e0 rena\u00eetre. L\u2019air y \u00e9tait plus frais, plus humide. Le clapotement r\u00e9gulier de l\u2019eau contre les pierres avait quelque chose d\u2019apaisant.<\/p>\n


\n

Je longeai la rive sans but. Je voulais simplement m\u2019\u00e9loigner de mes pages blanches. C\u2019est alors qu\u2019elle apparut.<\/p>\n

Sur l\u2019autre rive, entre deux troncs, une jeune femme s\u2019\u00e9tait arr\u00eat\u00e9e. Le visage franc, les bras nus, un fichu clair nou\u00e9 autour de ses cheveux. Elle leva les yeux et me sourit, sans insistance, comme si ma pr\u00e9sence n\u2019\u00e9tait pas une surprise. Rien de plus. Et pourtant, je restai fig\u00e9.<\/p>\n

Je n\u2019avais pas \u00e9chang\u00e9 un mot avec une femme depuis des mois. J\u2019avais choisi de vivre seul, retranch\u00e9, et soudain le manque se fit brutal. Je sentis remonter une soif ancienne — de voix, de chaleur, de partage.<\/p>\n

En un \u00e9clair, une vision me traversa : elle et moi, une maison, des enfants, une vie simple \u00e0 b\u00e2tir ici, loin de tout. J\u2019imaginai m\u00eame la langue qu\u2019il faudrait apprendre, ses mots rugueux que je ne connaissais pas.<\/p>\n

Mais aussit\u00f4t une autre voix, plus dure, s\u2019\u00e9leva en moi. L\u2019\u00e9criture, ma seule compagne v\u00e9ritable, jalouse, exigeante. La trahir serait perdre tout le reste. Suivre ce sourire, c\u2019\u00e9tait c\u00e9der, abattre le seul fil qui me tenait encore debout.<\/p>\n

Je d\u00e9tournai les yeux. Quand je les relevai, elle n\u2019\u00e9tait plus l\u00e0. La rivi\u00e8re avait repris son cours, indiff\u00e9rente.<\/p>\n


\n

Le lendemain matin, je repris ma place au caf\u00e9. Le patron me d\u00e9posa la tasse \u00e9br\u00e9ch\u00e9e avec son geste m\u00e9canique, sans un mot. L\u2019\u00e9cran viss\u00e9 au mur d\u00e9versait une s\u00e9rie br\u00e9silienne o\u00f9 deux acteurs se disputaient en boucle, sans que personne ne suive l\u2019histoire.<\/p>\n

J\u2019ouvris mon carnet. Je voulais \u00e9crire ce que j\u2019avais vu la veille, consigner la sc\u00e8ne au bord de la rivi\u00e8re. Mais d\u00e8s la premi\u00e8re ligne, le souvenir se brouillait. \u00c9tait-elle apparue entre deux troncs ou au d\u00e9tour d\u2019un m\u00e9andre ? Le sourire \u00e9tait-il franc ou moqueur ? Je griffonnai trois phrases, puis les rayai aussit\u00f4t. La page ressemblait \u00e0 un champ labour\u00e9.<\/p>\n

\u00c0 la table voisine, les deux joueurs de cartes m\u2019observaient par-dessus leurs mains. Le plus vieux tapota son jeu, comme pour marquer une pause. Puis il l\u00e2cha, sans lever les yeux quelque chose que je traduisis aussit\u00f4t par :\n-- Certains ici croient voir ce qu\u2019ils veulent.\nL\u2019autre esquissa un sourire, mais aucun n\u2019ajouta rien.<\/p>\n

Je bus mon caf\u00e9 d\u2019un trait, amer. Au moment de refermer mon carnet, je crus distinguer, dans le reflet de la vitre derri\u00e8re le comptoir, une forme immobile. Une silhouette. Elle se tenait l\u00e0, en retrait, comme si elle attendait que je me retourne. Quand je le fis, il n\u2019y avait que la rue vide.<\/p>\n

Le reste de la journ\u00e9e, je ne pus penser qu\u2019\u00e0 la rivi\u00e8re. J\u2019avais beau marcher dans le village, traverser la place, longer la gare, mon regard revenait toujours vers la direction des eucalyptus.<\/p>\n


\n

Je finis par c\u00e9der \u00e0 l\u2019obsession. En fin d\u2019apr\u00e8s-midi, je repris le chemin de la rivi\u00e8re. La lumi\u00e8re baissait doucement, filtr\u00e9e par les eucalyptus. Leur ombre longue s\u2019\u00e9tirait sur le sol, comme si la for\u00eat cherchait \u00e0 m\u2019engloutir.<\/p>\n

Je retrouvai l\u2019endroit exact o\u00f9 je l\u2019avais vue. J\u2019attendis. L\u2019eau coulait avec le m\u00eame rythme, indiff\u00e9rente. Le vent fit bruisser les feuilles hautes. Rien. Pas un signe. J\u2019eus presque honte d\u2019avoir esp\u00e9r\u00e9.<\/p>\n

Alors je remarquai quelque chose accroch\u00e9 \u00e0 une branche basse, juste au bord de l\u2019eau. Un morceau de tissu, clair, froiss\u00e9, pris dans l\u2019\u00e9corce. Je le saisis : c\u2019\u00e9tait un foulard, semblable \u00e0 celui qui retenait ses cheveux la veille. L\u2019odeur en \u00e9tait presque inexistante, une simple poussi\u00e8re de parfum ou peut-\u00eatre le parfum de ma propre m\u00e9moire.<\/p>\n

Je restai l\u00e0, le tissu entre les doigts, partag\u00e9 entre le soulagement et la g\u00eane. \u00c9tait-ce une preuve qu\u2019elle existait r\u00e9ellement, qu\u2019elle avait march\u00e9 ici ? Ou bien un leurre, un chiffon abandonn\u00e9 depuis des mois que j\u2019avais transform\u00e9 en signe ?<\/p>\n

Je glissai le foulard dans mon sac. En remontant le sentier, je ne pouvais m\u2019emp\u00eacher de tourner la t\u00eate, persuad\u00e9 qu\u2019on m\u2019observait depuis l\u2019ombre des troncs.<\/p>\n


\n

Le matin suivant, au caf\u00e9, l\u2019air semblait plus lourd qu\u2019\u00e0 l\u2019accoutum\u00e9e. Le patron avait baiss\u00e9 le son de la t\u00e9l\u00e9vision, comme si m\u00eame le bavardage des feuilletons lui pesait. Les deux joueurs de cartes chuchotaient, les t\u00eates rapproch\u00e9es au-dessus du jeu.<\/p>\n

Je m\u2019installai, le carnet ouvert, la tasse \u00e0 moiti\u00e9 pleine. Mais je n\u2019\u00e9crivais pas : j\u2019\u00e9coutais. Les bribes d\u2019\u00e9changes me parvenaient par morceaux. Un mot r\u00e9p\u00e9t\u00e9 : desaparecida. Je ne connaissais pas le portugais, mais le ton me suffit. Disparue.<\/p>\n

Je relevai les yeux. Le plus vieux des deux joueurs avait d\u00e9tourn\u00e9 son regard vers moi. L\u2019autre fit mine de battre les cartes trop bruyamment, pour masquer un silence g\u00ean\u00e9. Le patron passa derri\u00e8re le comptoir et essuya trois fois le m\u00eame verre, sans lever les yeux.<\/p>\n

Je sentis une sueur froide me couler dans le dos. Disparue\u2026 Qui ? La jeune femme de la rivi\u00e8re ? Ou une autre dont je n\u2019avais jamais entendu parler ? Mais pourquoi ce malaise, alors, chaque fois que mes yeux croisaient ceux des habitu\u00e9s ?<\/p>\n

Je rouvris mon carnet comme un \u00e9cran d\u00e9risoire entre eux et moi. Les mots dansaient. Je tra\u00e7ai une phrase : Je crois qu\u2019elle existe. Puis je la raturai aussit\u00f4t.<\/p>\n

Quand je sortis du caf\u00e9, je crus voir, tout au bout de la place, la silhouette. Elle s\u2019\u00e9tait arr\u00eat\u00e9e net, puis disparut entre deux fa\u00e7ades.<\/p>\n


\n

J\u2019y retournai un soir, incapable de lutter contre l\u2019obsession. Le chemin descendait entre les eucalyptus noircis, les troncs exhalaient une odeur de r\u00e9sine br\u00fbl\u00e9e m\u00eal\u00e9e \u00e0 l\u2019humidit\u00e9 du sol. L\u2019air s\u2019\u00e9paississait \u00e0 mesure que j\u2019approchais de l\u2019eau.<\/p>\n

Elle \u00e9tait l\u00e0. Sur l\u2019autre rive, exactement au m\u00eame endroit que la premi\u00e8re fois. Debout, immobile, comme si elle m\u2019attendait. Son foulard clair retenait ses cheveux. Elle leva la main, un geste simple, presque quotidien, mais je compris aussit\u00f4t qu\u2019il m\u2019\u00e9tait adress\u00e9.<\/p>\n

Un signe.<\/p>\n

Je crus qu\u2019elle parlait. Ses l\u00e8vres remuaient, mais aucun son ne traversa la rivi\u00e8re. Ou alors trop bas pour que je puisse entendre. J\u2019eus l\u2019impression d\u2019un mot, ou d\u2019un pr\u00e9nom.<\/p>\n

Je fis un pas en avant. L\u2019eau n\u2019\u00e9tait pas profonde, je pouvais la traverser. Elle m\u2019attendait, j\u2019en \u00e9tais s\u00fbr.<\/p>\n

Puis je la vis vaciller. Sa silhouette se brouilla, comme si l\u2019air la diluait. Un instant, ce fut encore elle — un visage franc, un sourire qui apaisait tout. L\u2019instant d\u2019apr\u00e8s, je retrouvai la forme que j\u2019avais poursuivie dans la ruelle : masse molle, v\u00eatement humide, absence de traits. La jeune femme et l\u2019ombre n\u2019\u00e9taient qu\u2019une.<\/p>\n

Je reculai, pris de vertige. L\u2019eau brillait, immobile. Sur l\u2019autre rive, la figure se tenait encore l\u00e0, oscillant entre les deux formes. Femme, ombre. Sourire, gouffre.<\/p>\n

Je compris qu\u2019il n\u2019y aurait pas de choix. Qu\u2019elles \u00e9taient la m\u00eame chose. Que ce que j\u2019avais pris pour une promesse de vie simple n\u2019\u00e9tait que le double visage de ce qui me hantait depuis toujours.<\/p>\n

Je murmurai, sans savoir pourquoi :\n-- C\u2019est toi\u2026<\/p>\n

L\u2019\u00e9cho s\u2019\u00e9crasa contre les troncs. Sur la rive oppos\u00e9e, la silhouette se mit \u00e0 glisser en arri\u00e8re, lentement, comme si elle m\u2019invitait \u00e0 la suivre.<\/p>\n


\n

Je regagnai le village \u00e0 pas lents. Chaque maison semblait diff\u00e9rente de la veille. Les volets clos me fixaient comme des paupi\u00e8res lourdes. La place elle-m\u00eame paraissait plus \u00e9troite, comme si les fa\u00e7ades s\u2019\u00e9taient rapproch\u00e9es en mon absence.<\/p>\n

Au caf\u00e9, la t\u00e9l\u00e9vision continuait de cracher ses images muettes. Les deux joueurs de cartes avaient laiss\u00e9 leur jeu sur la table, mais ils n\u2019\u00e9taient plus l\u00e0. Le patron, lui, essuyait encore et encore le m\u00eame verre. Quand j\u2019entrai, il ne leva pas les yeux.<\/p>\n

Je m\u2019assis. Je rouvris mon carnet. Les mots venaient, cette fois, mais d\u2019une voix qui n\u2019\u00e9tait pas la mienne. Je le sentais \u00e0 chaque phrase. Trop longues, trop solennelles. Elles ressemblaient \u00e0 des phrases qu\u2019on \u00e9crivait au XIX\u1d49 si\u00e8cle, quand les \u00e9crivains croyaient encore qu\u2019un livre devait porter le poids d\u2019un monde entier. J\u2019avais beau vouloir noter simplement ce que je voyais — un caf\u00e9 ti\u00e8de, un \u00e9cran plat, deux joueurs de cartes —, ma main \u00e9crivait comme si elle copiait une voix disparue, une langue enfouie qui revenait s\u2019imposer sur la page.<\/p>\n

Ce n\u2019\u00e9tait plus moi. C\u2019\u00e9tait une autre langue, \u00e9trang\u00e8re et famili\u00e8re tout \u00e0 la fois. Une voix morte, obstin\u00e9e, qui s\u2019infiltrait dans ma main. Je me surpris \u00e0 me demander si ce roman n\u2019\u00e9tait pas le mien, mais celui d\u2019un autre, \u00e9crit par procuration \u00e0 travers moi.<\/p>\n

Je refermai brusquement le carnet. Autour de moi, personne ne s\u2019\u00e9tait aper\u00e7u de rien. Mais je compris que l\u2019ombre qui me suivait n\u2019\u00e9tait pas seulement une silhouette dans les ruelles : elle se cachait dans ma voix m\u00eame, chaque fois que j\u2019essayais d\u2019\u00e9crire. Mais j\u2019avais compris. Depuis le d\u00e9but, elle n\u2019avait \u00e9t\u00e9 que cela : le roman. Mon roman. L\u2019ombre informe que je tra\u00eenais depuis des mois. La jeune femme, la promesse d\u2019une vie simple, n\u2019\u00e9tait qu\u2019un masque pos\u00e9 sur ce m\u00eame gouffre.<\/p>\n

Je sentis ma gorge se serrer. Mon souffle se brisa. Tout le reste — le village, le caf\u00e9, les visages — pouvait bien dispara\u00eetre. Il ne restait que \u00e7a : l\u2019\u00e9criture, ce monstre qui me collait \u00e0 la peau, que je ne pouvais ni fuir ni aimer. Je rouvris le carnet. La page, elle, m\u2019attendait encore. <\/p>", "content_text": " >Un village du nord du Portugal. >Un homme qui croit fuir son roman. >Un carnet vide. >Une silhouette qui revient. >Une femme, peut-\u00eatre. >Et la rivi\u00e8re qui s\u00e9pare. ## Premi\u00e8re partie Je n\u2019avais pas pr\u00e9vu de m\u2019arr\u00eater ici. J\u2019avais pris la Micheline \u00e0 Porto, d\u00e9cid\u00e9 \u00e0 m\u2019enfoncer toujours plus haut, toujours plus loin dans les montagnes. Au d\u00e9part, je pensais descendre au terminus de la ligne, mais le trajet semblait in\u00e9puisable. Les arr\u00eats se succ\u00e9daient, puis d\u2019autres encore, comme si le train inventait sans fin de nouvelles gares. Peut-\u00eatre rejoindrait-il l\u2019Espagne toute proche. Mais je n\u2019avais aucune envie d\u2019y revenir. J\u2019avais quitt\u00e9 le pays voisin pour de bon. Je cherchais seulement un lieu isol\u00e9, perdu au nord du Portugal. Rien de plus pr\u00e9cis : une id\u00e9e simple, trouver un endroit qui me tiendrait \u00e0 l\u2019\u00e9cart. Depuis de longs mois je tentais d\u2019\u00e9crire un roman, mais celui-ci n\u2019avan\u00e7ait pas. J\u2019avais l\u2019impression de tourner en rond, de ruminer la m\u00eame mati\u00e8re sans la d\u00e9nouer. Peu \u00e0 peu, je commen\u00e7ais \u00e0 comprendre : cette fiction n\u2019\u00e9tait qu\u2019un pr\u00e9texte, le voile pos\u00e9 sur une obsession plus profonde. \u00c9crire pour r\u00e9soudre \u2014 ou plut\u00f4t pour approcher \u2014 ce que je n\u2019arrivais pas \u00e0 formuler autrement. C\u2019est peut-\u00eatre cette inqui\u00e9tude muette qui m\u2019avait pouss\u00e9 \u00e0 monter dans le train, \u00e0 me laisser porter vers un endroit que je n\u2019avais pas choisi. J\u2019avais quitt\u00e9 Porto le jour m\u00eame, entra\u00een\u00e9 vers le haut des montagnes comme par un appel sourd. Le train gravissait les collines doucement, la vall\u00e9e du T\u00e2mega s\u2019abaissait derri\u00e8re moi, les coteaux bois\u00e9s se dressaient de part et d\u2019autre, formant une gorge de plus en plus \u00e9troite. La lumi\u00e8re du soir \u00e9tirait les ar\u00eates des arbres et chaque sommet semblait retenir un peu du jour, comme une braise suspendue dans l\u2019ombre bleut\u00e9e. Au fur et \u00e0 mesure que la Micheline montait, la plaine s\u2019effa\u00e7ait sous moi \u2014 j\u2019avais l\u2019impression d\u2019\u00eatre suspendu entre deux g\u00e9ographies, entre l\u2019horizontalit\u00e9 du fleuve et le ventre sombre des sommets. C\u2019est ainsi que je descendis \u00e0 C., sans l\u2019avoir pr\u00e9vu d\u2019avance. En posant le pied sur le quai, j\u2019ai senti que quelque chose clochait. L\u2019asphalte, encore collant de la chaleur accumul\u00e9e dans la journ\u00e9e, me renvoyait une bouff\u00e9e suffocante, comme si la terre refusait de rel\u00e2cher ce qu\u2019elle avait emmagasin\u00e9. La chaleur avait \u00e9t\u00e9 accablante. Des hectares d\u2019eucalyptus, \u00e0 la fois responsables et victimes, avaient br\u00fbl\u00e9 sans r\u00e9pit, leurs troncs \u00e9clat\u00e9s par le feu, leurs feuilles r\u00e9duites en cendres odorantes. L\u2019air gardait ce go\u00fbt d\u2019incendie, sucr\u00e9 et \u00e2cre, comme une plaie mal referm\u00e9e. La rang\u00e9e de r\u00e9verb\u00e8res align\u00e9e le long de la bordure ext\u00e9rieure du quai \u00e9tait presque enti\u00e8rement d\u00e9truite. Les lampes, fissur\u00e9es par les temp\u00e9ratures extr\u00eames, semblaient fig\u00e9es dans une agonie silencieuse. Un seul tenait encore, clignotant par intermittence. Sa lumi\u00e8re blafarde s\u2019\u00e9teignait et revenait, sans rythme, comme une paupi\u00e8re malade. Ce battement irr\u00e9gulier ajoutait \u00e0 l\u2019atmosph\u00e8re lugubre, donnant au quai une allure de d\u00e9cor abandonn\u00e9, fragile, pr\u00eat \u00e0 basculer. Derri\u00e8re moi, la Micheline se remit en branle. Ses roues grin\u00e7antes roul\u00e8rent sur le m\u00e9tal brillant des rails, qu\u2019une lune, bondissant d\u2019entre les nuages, venait d\u2019illuminer. Le son d\u00e9croissait lentement, strident puis \u00e9touff\u00e9, jusqu\u2019\u00e0 dispara\u00eetre. Alors la nuit reprit possession du quai. Un silence \u00e9pais s\u2019installa, comme une chape invisible. Ce silence m\u2019\u00e9crasait \u00e0 tel point que je dus retenir ma respiration, de peur d\u2019y introduire un bruit de trop. J\u2019ai avanc\u00e9. Sous mes semelles, l\u2019asphalte vibrait faiblement, non pas comme une machine ni comme un train qu\u2019on attend, mais comme une respiration enfouie. Derri\u00e8re moi, la gare s\u2019effa\u00e7ait. Elle ne disparaissait pas dans l\u2019ombre ordinaire, mais dans une brume qui n\u2019avait rien de naturel : ni pluie, ni fum\u00e9e. Elle exhalait une odeur de m\u00e9tal chauff\u00e9, m\u00eal\u00e9e \u00e0 quelque chose de rance, de caill\u00e9. Devant, la voie s\u2019enfon\u00e7ait dans une obscurit\u00e9 qui n\u2019\u00e9tait pas une simple absence de lumi\u00e8re. Cette obscurit\u00e9 avait un poids, une densit\u00e9, une \u00e9paisseur. J\u2019ai lev\u00e9 la main. Ma paume l\u2019a effleur\u00e9e. J\u2019ai cru sentir qu\u2019elle c\u00e9dait, qu\u2019elle s\u2019ouvrait, comme une membrane vivante. Je trouvai la sortie de la gare et tombai dans une nuit encore plus noire : la lune avait d\u00fb repasser derri\u00e8re les nuages. Le village paraissait d\u00e9sert. \u00c0 peine devinait-on, ici ou l\u00e0, une lueur incertaine derri\u00e8re des volets clos. Na\u00eff, j\u2019avais cru qu\u2019il pourrait y avoir un h\u00f4tel, peut-\u00eatre une pension comme j\u2019en avais vu tant dans Gr\u00e0cia, ce quartier populaire et vivant en hauteur o\u00f9 je venais de passer la veille avant de rejoindre Porto. Mais non : seules les silhouettes hautes et lugubres des b\u00e2tisses se dressaient autour de moi, leurs fen\u00eatres aveugles me fixant comme pour m\u2019interdire l\u2019entr\u00e9e. Je commen\u00e7ais \u00e0 me dire que j\u2019avais fait une erreur. Le village semblait mort, et je me surprenais d\u00e9j\u00e0 \u00e0 chercher un recoin pour dormir \u00e0 la belle \u00e9toile, le ventre vide. C\u2019est alors que j\u2019aper\u00e7us, tout au bout de la rue, une silhouette qui venait de bouger. Instinctivement, j\u2019attrapai mon sac, le jetai sur mon \u00e9paule et me pr\u00e9cipitai dans sa direction. Je pressai le pas, craignant qu\u2019elle disparaisse avant que je l\u2019atteigne. La silhouette avan\u00e7ait lentement, \u00e0 peine distincte, comme si la nuit elle-m\u00eame la tirait en arri\u00e8re. Je crus d\u2019abord \u00e0 un vieillard, vo\u00fbt\u00e9, puis \u00e0 une femme envelopp\u00e9e dans un ch\u00e2le sombre. \u00c0 chaque pas, l\u2019ombre se redessinait, changeante, insaisissable. Les maisons restaient muettes. Derri\u00e8re les volets clos, aucune lumi\u00e8re nouvelle n\u2019apparaissait. Seul le bruit r\u00e9gulier de mes semelles sur les dalles me confirmait que j\u2019\u00e9tais encore dans le monde des vivants. Je m\u2019arr\u00eatai un instant pour reprendre mon souffle : la silhouette, elle, ne s\u2019\u00e9tait pas arr\u00eat\u00e9e. Elle glissait plut\u00f4t qu\u2019elle ne marchait, tra\u00eenant derri\u00e8re elle une lenteur qui m\u2019aga\u00e7ait autant qu\u2019elle m\u2019inqui\u00e9tait. Je repris ma course, resserrai la distance. \u00c0 mesure que je m\u2019approchais, je crus distinguer le froissement d\u2019un tissu, peut-\u00eatre une cape, et un chuintement discret, comme un souffle \u00e0 peine contenu. Elle ne se retournait pas. Je lan\u00e7ai un mot \u2014 \u00ab excusez-moi ! \u00bb \u2014 mais le son sembla s\u2019\u00e9teindre avant de l\u2019atteindre. La silhouette poursuivait son avanc\u00e9e, indiff\u00e9rente, obstin\u00e9e. Je finis par la rejoindre au d\u00e9bouch\u00e9 d\u2019une petite place. Elle s\u2019\u00e9tait arr\u00eat\u00e9e l\u00e0, immobile, tourn\u00e9e vers une b\u00e2tisse plus haute que les autres. Je ne voyais toujours pas son visage. Quand je posai la main sur son \u00e9paule pour attirer son attention, je sentis sous mes doigts une r\u00e9sistance molle, comme si le tissu recouvrait non pas un corps, mais une mati\u00e8re sans forme. Je retirai aussit\u00f4t ma main. L\u2019humidit\u00e9 du tissu collait encore \u00e0 mes doigts, ni vraiment laine, ni vraiment peau. La silhouette ne r\u00e9agissait pas. Elle demeurait tourn\u00e9e vers la fa\u00e7ade muette, comme si quelque chose l\u2019attirait l\u00e0. Je la fixais, cherchant \u00e0 d\u00e9cider. \u00c9tait-ce seulement un vieillard, une femme courb\u00e9e, surpris par ma pr\u00e9sence ? Un habitant de ce village d\u00e9sert, rendu hostile par l\u2019heure et par ma fatigue ? Je voulais m\u2019en convaincre. Mais l\u2019odeur \u00e2cre des feux pass\u00e9s me revenait \u00e0 la gorge. Et si c\u2019\u00e9tait un de ces survivants, un \u00eatre que les flammes avaient chass\u00e9 de sa maison, r\u00f4dant \u00e0 pr\u00e9sent dans les ruelles comme une ombre calcin\u00e9e ? Cette id\u00e9e m\u2019effrayait presque davantage que les autres. \u00c0 chaque pas, pourtant, la silhouette semblait moins humaine. Sa lenteur avait quelque chose d\u2019obstin\u00e9. Je me demandai alors si je n\u2019\u00e9tais pas simplement en train de voir se dresser, devant moi, la forme m\u00eame de mon roman inachev\u00e9, cette mati\u00e8re informe que je tra\u00eene depuis des mois. Le blocage avait pris corps, un corps qui m\u2019attendait ici, \u00e0 C. au nord de tout. Je secouai la t\u00eate. Une telle pens\u00e9e \u00e9tait absurde. Mais que restait-il, sinon l\u2019id\u00e9e qu\u2019il s\u2019agissait d\u2019un gardien ? Quelqu\u2019un ou quelque chose qui n\u2019avait d\u2019autre r\u00f4le que de m\u2019attirer plus loin, vers une maison pr\u00e9cise, une ruelle plus \u00e9troite, un seuil \u00e0 franchir. Et si ce n\u2019\u00e9tait rien de tout cela ? Si je ne suivais qu\u2019une concr\u00e9tion, un amas de brume et de suie, n\u00e9 des incendies eux-m\u00eames ? La chaleur, les vapeurs, la poussi\u00e8re d\u2019eucalyptus consum\u00e9s : un corps fa\u00e7onn\u00e9 par hasard, qui imitait la d\u00e9marche humaine le temps d\u2019une nuit. Je crus rire de mes propres id\u00e9es. Mais aucun son ne sortit de ma gorge. La silhouette avait d\u00e9j\u00e0 repris sa marche, glissant dans la ruelle \u00e9troite. Et mes jambes, sans que je le veuille, s\u2019\u00e9taient mises \u00e0 la suivre. Je m\u2019engageai derri\u00e8re elle. La ruelle n\u2019\u00e9tait pas pav\u00e9e mais dall\u00e9e de blocs irr\u00e9guliers, gonfl\u00e9s par l\u2019humidit\u00e9, luisants comme des dos de b\u00eates. Les murs se rapprochaient \u00e0 chaque pas, rugueux, \u00e9corch\u00e9s par des d\u00e9cennies de pluie et de chaleur. Par endroits, des veines de lierre calcin\u00e9 s\u2019accrochaient encore aux pierres, dess\u00e9ch\u00e9es, croulantes. L\u2019air changea de texture. Moins de vent, plus d\u2019\u00e9paisseur. On aurait dit que la ruelle respirait lentement, expirant un souffle chaud m\u00eal\u00e9 \u00e0 une odeur de suie et de terre mouill\u00e9e. Chaque fois que je relevais la t\u00eate, je croyais voir les murs se rapprocher d\u2019un cran, comme si l\u2019espace m\u00eame se contractait. Devant moi, la silhouette continuait de glisser. Par moments, elle paraissait heurter les pierres, mais son corps ne produisait aucun son, aucune ombre nette. Le clapotis de mes pas sur les dalles sonnait trop fort, disproportionn\u00e9. Je ralentis malgr\u00e9 moi, persuad\u00e9 que ce bruit me trahissait aupr\u00e8s d\u2019elle \u2014 ou d\u2019\u00ab \u00e7a \u00bb. La ruelle tournait l\u00e9g\u00e8rement vers le bas. J\u2019avais l\u2019impression de m\u2019enfoncer dans un sillon creus\u00e9 par une eau ancienne, disparue depuis longtemps. Le sol devenait plus in\u00e9gal, les dalles c\u00e9dant parfois sous mon poids comme si elles recouvraient un vide. Je levai les yeux : aucune fen\u00eatre \u00e9clair\u00e9e, seulement des fa\u00e7ades aveugles, perc\u00e9es d\u2019ouvertures trop hautes, trop \u00e9troites. Je ne savais plus si je suivais la silhouette ou si je m\u2019enfon\u00e7ais dans la ruelle elle-m\u00eame. Je m\u2019avan\u00e7ai encore, mais la silhouette n\u2019\u00e9tait plus l\u00e0. La ruelle s\u2019\u00e9tait vid\u00e9e d\u2019elle comme si elle n\u2019avait jamais exist\u00e9. \u00c0 la place, je distinguai, au haut d\u2019un escalier \u00e9troit, une porte ouverte. Je pensai qu\u2019elle s\u2019\u00e9tait peut-\u00eatre r\u00e9fugi\u00e9e l\u00e0. Je gravis lentement les marches, chaque pas grin\u00e7ant sous mes semelles. Arriv\u00e9 devant l\u2019ouverture, je frappai contre le chambranle. Rien. Pas un bruit \u00e0 l\u2019int\u00e9rieur. J\u2019appelai, la voix basse d\u2019abord, puis plus fort. Toujours le silence. Je finis par franchir le seuil. La pi\u00e8ce \u00e9tait presque nue : une table grossi\u00e8re, une miche de pain \u00e0 demi entam\u00e9e, une carafe d\u2019eau trouble, et dans un angle un lit de camp sommaire, couvert d\u2019une couverture r\u00e2peuse. Tout semblait en ordre, mais la nettet\u00e9 des choses me troublait plus encore que le vide. J\u2019appelai encore, par r\u00e9flexe. Aucune r\u00e9ponse. La faim, la soif me tenaillaient. J\u2019\u00f4tai mon sac, coupai un morceau de pain, bus une gorg\u00e9e d\u2019eau. Le go\u00fbt \u00e9tait fade, mais suffisant pour calmer le creux. Puis la fatigue, tout \u00e0 coup, m\u2019\u00e9crasa. Je me laissai tomber sur le lit de camp. Le tissu r\u00eache grattait ma joue, mais je n\u2019eus pas la force de m\u2019en relever. Mes paupi\u00e8res s\u2019alourdissaient d\u00e9j\u00e0, et bient\u00f4t je m\u2019endormis. Au petit matin, je fus r\u00e9veill\u00e9 par d\u2019\u00e9tranges grognements qui semblaient provenir d\u2019une pi\u00e8ce situ\u00e9e sous celle o\u00f9 j\u2019avais dormi. Je me redressai, le c\u0153ur encore lourd de sommeil, et tournai les yeux vers la porte rest\u00e9e ouverte. L\u2019aube promettait une belle journ\u00e9e. Une odeur douce, presque enivrante, traversait la pi\u00e8ce. Je me levai, la suivis, et d\u00e9couvris dans une pi\u00e8ce attenante une porte ajour\u00e9e qui donnait sur une terrasse de bois, envahie de glycines. En contrebas s\u2019\u00e9tendait un jardin magnifique, quoique laiss\u00e9 \u00e0 l\u2019abandon. Les parterres d\u00e9bordaient de fleurs sauvages, les arbres fruitiers ployaient sous des branches indisciplin\u00e9es. C\u2019\u00e9tait de l\u00e0, sans doute, que venait le parfum qui m\u2019avait tir\u00e9 hors de la torpeur. Ragaillardi, je d\u00e9cidai de descendre dans le jardin par un escalier \u00e9troit que je d\u00e9couvris au bout de la terrasse. \u00c0 mesure que je m\u2019enfon\u00e7ais, les grognements s\u2019amplifiaient. Intrigu\u00e9, je m\u2019approchai d\u2019une \u00e9troite fen\u00eatre perc\u00e9e dans le mur de la b\u00e2tisse et me penchai pour regarder \u00e0 l\u2019int\u00e9rieur. Ce que je vis \u2014 ou plut\u00f4t ce que je sentis, tant l\u2019odeur me heurta aussit\u00f4t \u2014 fut une infection pure : une pi\u00e8ce obscure, satur\u00e9e de chaleur, o\u00f9 s\u2019agitaient quelques porcs. Leur corps luisant se pressait contre les parois, remuant dans une fange invisible. L\u2019air empestait le m\u00e9lange de paille souill\u00e9e, de sueur animale et de pourriture. En m\u00eame temps que je d\u00e9couvrais la pr\u00e9sence de ces voisins du dessous, l\u2019id\u00e9e que le village \u2014 et donc cette maison \u2014 f\u00fbt r\u00e9ellement habit\u00e9 me tiraillait entre soulagement et inqui\u00e9tude. Je repensai \u00e0 la silhouette entrevue la veille : \u00e9tait-ce elle, la propri\u00e9taire des lieux ? Je remontai l\u2019escalier pour inspecter le reste de la maison. Rien n\u2019avait chang\u00e9. La table, la miche de pain, la carafe d\u2019eau, le lit de camp : tout demeurait exactement comme je l\u2019avais laiss\u00e9 en m\u2019endormant. Ce d\u00e9tail m\u2019aga\u00e7a plus qu\u2019il ne me rassura. Machinalement, j\u2019arrachai encore une poign\u00e9e de pain, bus un trait d\u2019eau. Puis, ne voyant personne, je pris mon sac et d\u00e9cidai de partir \u00e0 la d\u00e9couverte du village. En retraversant la ruelle en plein jour, elle n\u2019avait plus rien d\u2019inqui\u00e9tant. Je pus admirer les vieilles b\u00e2tisses, leurs pierres us\u00e9es, et compris qu\u2019elles n\u2019\u00e9taient pas si abandonn\u00e9es que je l\u2019avais cru. \u00c0 certaines fen\u00eatres, des bacs fleuris. J\u2019y reconnus des \u0153illets, devenus depuis la r\u00e9volution un embl\u00e8me obstin\u00e9. Je d\u00e9bouchai sur le village lui-m\u00eame. La petite gare r\u00e9apparut au d\u00e9tour d\u2019une place, et l\u00e0, au bout, un caf\u00e9 venait d\u2019ouvrir. L\u2019id\u00e9e d\u2019un vrai caf\u00e9 chaud balaya d\u2019un coup les miasmes d\u2019angoisse de la nuit. Je pris cette direction sans h\u00e9siter. Ce fut alors que, dans la p\u00e9riph\u00e9rie de mon regard, je surpris un mouvement furtif. La silhouette. La m\u00eame. Elle passait entre deux maisons, comme la veille. Mais cette fois l\u2019envie de caf\u00e9 fut la plus forte. Je maintins mon pas et mon attention vers la terrasse ensoleill\u00e9e de l\u2019\u00e9tablissement. ## seconde partie Chaque matin, je prenais place \u00e0 la m\u00eame table, sur la terrasse du caf\u00e9 du village. Sur un mur d\u00e9fra\u00eechi, un \u00e9cran plat diffusaient en continu des s\u00e9ries br\u00e9siliennes ou des matchs de foot que personne ne regardait vraiment \u2014 c\u2019\u00e9tait le bruit de fond discret, un semblant de vie qui ne trouvait pourtant aucun \u00e9cho. Le patron, un homme sec aux cheveux poivre et sel, me d\u00e9posait toujours la m\u00eame tasse de caf\u00e9 ti\u00e8de \u00e0 la main, sans me demander. Devant moi, mon carnet ouvert : je tentais d\u2019y \u00e9crire quelques lignes, je rayais presque aussit\u00f4t. Les mots semblaient se dissoudre \u00e0 peine n\u00e9s. \u00c0 intervalles r\u00e9guliers, un vieux joueur de cartes venait s\u2019asseoir, tirant de sa poche un paquet bien us\u00e9. Il jouait avec un jeune homme, dont les gestes trahissaient une patience mal dissimul\u00e9e. Parfois, l\u2019un glissait \u00e0 l\u2019autre une phrase \u00e0 voix basse ; leurs yeux semblaient m\u2019observer, curieux ou m\u00e9fiants. Un matin, un troisi\u00e8me personnage fit son apparition : un jeune homme en treillis, les mains moites, l\u2019air un peu perdu. Je compris qu\u2019il venait d\u2019\u00eatre d\u00e9mobilis\u00e9. J\u2019appris par bribes qu\u2019il avait servi longtemps en Angola, durant la guerre d\u2019Ind\u00e9pendance. Cette guerre \u2014 lointaine et pourtant si pr\u00e9sente \u2014 avait marqu\u00e9 bien des villages portugais par son ombre. Lui, vraisemblablement, s\u2019\u00e9tait \u00e9chapp\u00e9 d\u2019un bureau administratif pour chercher un peu de r\u00e9pit ici. Parmi ces habitu\u00e9s discrets, j\u2019\u00e9tais devenu invisible. Mais aujourd\u2019hui, c\u2019est moi qui osai poser la question, la voix entr\u00e9e : \u2014 Vous revenez d\u2019Angola ? Le militaire hocha la t\u00eate, l\u2019air ailleurs. Il n\u2019en dit pas plus. Un silence s\u2019installa, et je compris que dans ce village, chacun portait en silence ce qu\u2019il ne pouvait dire. Lorsque je fermai mon carnet, mes doigts effleur\u00e8rent l\u2019\u00e9cran o\u00f9 le match br\u00e9silien d\u00e9fila sans passion. Et l\u00e0, dans le coin de mon regard, \u00e0 la lisi\u00e8re d\u2019un reflet sur la vitre, je crus distinguer \u00e0 nouveau la silhouette floue, immobile, en retrait. Et comme la veille, elle s\u2019effa\u00e7a dans une fraction de seconde. Ce jour-l\u00e0, l\u2019\u00e9criture m\u2019avait \u00e9chapp\u00e9 plus vite encore que les autres. Je refermai mon carnet sans m\u00eame raturer, et d\u00e9cidai de marcher. Je suivis une sente qui descendait vers la rivi\u00e8re, mince filet d\u2019eau qui serpentait entre les eucalyptus rescap\u00e9s des incendies. Leurs troncs noirs portaient encore la trace du feu, mais de jeunes pousses s\u2019acharnaient \u00e0 rena\u00eetre. L\u2019air y \u00e9tait plus frais, plus humide. Le clapotement r\u00e9gulier de l\u2019eau contre les pierres avait quelque chose d\u2019apaisant. --- Je longeai la rive sans but. Je voulais simplement m\u2019\u00e9loigner de mes pages blanches. C\u2019est alors qu\u2019elle apparut. Sur l\u2019autre rive, entre deux troncs, une jeune femme s\u2019\u00e9tait arr\u00eat\u00e9e. Le visage franc, les bras nus, un fichu clair nou\u00e9 autour de ses cheveux. Elle leva les yeux et me sourit, sans insistance, comme si ma pr\u00e9sence n\u2019\u00e9tait pas une surprise. Rien de plus. Et pourtant, je restai fig\u00e9. Je n\u2019avais pas \u00e9chang\u00e9 un mot avec une femme depuis des mois. J\u2019avais choisi de vivre seul, retranch\u00e9, et soudain le manque se fit brutal. Je sentis remonter une soif ancienne \u2014 de voix, de chaleur, de partage. En un \u00e9clair, une vision me traversa : elle et moi, une maison, des enfants, une vie simple \u00e0 b\u00e2tir ici, loin de tout. J\u2019imaginai m\u00eame la langue qu\u2019il faudrait apprendre, ses mots rugueux que je ne connaissais pas. Mais aussit\u00f4t une autre voix, plus dure, s\u2019\u00e9leva en moi. L\u2019\u00e9criture, ma seule compagne v\u00e9ritable, jalouse, exigeante. La trahir serait perdre tout le reste. Suivre ce sourire, c\u2019\u00e9tait c\u00e9der, abattre le seul fil qui me tenait encore debout. Je d\u00e9tournai les yeux. Quand je les relevai, elle n\u2019\u00e9tait plus l\u00e0. La rivi\u00e8re avait repris son cours, indiff\u00e9rente. --- Le lendemain matin, je repris ma place au caf\u00e9. Le patron me d\u00e9posa la tasse \u00e9br\u00e9ch\u00e9e avec son geste m\u00e9canique, sans un mot. L\u2019\u00e9cran viss\u00e9 au mur d\u00e9versait une s\u00e9rie br\u00e9silienne o\u00f9 deux acteurs se disputaient en boucle, sans que personne ne suive l\u2019histoire. J\u2019ouvris mon carnet. Je voulais \u00e9crire ce que j\u2019avais vu la veille, consigner la sc\u00e8ne au bord de la rivi\u00e8re. Mais d\u00e8s la premi\u00e8re ligne, le souvenir se brouillait. \u00c9tait-elle apparue entre deux troncs ou au d\u00e9tour d\u2019un m\u00e9andre ? Le sourire \u00e9tait-il franc ou moqueur ? Je griffonnai trois phrases, puis les rayai aussit\u00f4t. La page ressemblait \u00e0 un champ labour\u00e9. \u00c0 la table voisine, les deux joueurs de cartes m\u2019observaient par-dessus leurs mains. Le plus vieux tapota son jeu, comme pour marquer une pause. Puis il l\u00e2cha, sans lever les yeux quelque chose que je traduisis aussit\u00f4t par : \u2014 Certains ici croient voir ce qu\u2019ils veulent. L\u2019autre esquissa un sourire, mais aucun n\u2019ajouta rien. Je bus mon caf\u00e9 d\u2019un trait, amer. Au moment de refermer mon carnet, je crus distinguer, dans le reflet de la vitre derri\u00e8re le comptoir, une forme immobile. Une silhouette. Elle se tenait l\u00e0, en retrait, comme si elle attendait que je me retourne. Quand je le fis, il n\u2019y avait que la rue vide. Le reste de la journ\u00e9e, je ne pus penser qu\u2019\u00e0 la rivi\u00e8re. J\u2019avais beau marcher dans le village, traverser la place, longer la gare, mon regard revenait toujours vers la direction des eucalyptus. --- Je finis par c\u00e9der \u00e0 l\u2019obsession. En fin d\u2019apr\u00e8s-midi, je repris le chemin de la rivi\u00e8re. La lumi\u00e8re baissait doucement, filtr\u00e9e par les eucalyptus. Leur ombre longue s\u2019\u00e9tirait sur le sol, comme si la for\u00eat cherchait \u00e0 m\u2019engloutir. Je retrouvai l\u2019endroit exact o\u00f9 je l\u2019avais vue. J\u2019attendis. L\u2019eau coulait avec le m\u00eame rythme, indiff\u00e9rente. Le vent fit bruisser les feuilles hautes. Rien. Pas un signe. J\u2019eus presque honte d\u2019avoir esp\u00e9r\u00e9. Alors je remarquai quelque chose accroch\u00e9 \u00e0 une branche basse, juste au bord de l\u2019eau. Un morceau de tissu, clair, froiss\u00e9, pris dans l\u2019\u00e9corce. Je le saisis : c\u2019\u00e9tait un foulard, semblable \u00e0 celui qui retenait ses cheveux la veille. L\u2019odeur en \u00e9tait presque inexistante, une simple poussi\u00e8re de parfum ou peut-\u00eatre le parfum de ma propre m\u00e9moire. Je restai l\u00e0, le tissu entre les doigts, partag\u00e9 entre le soulagement et la g\u00eane. \u00c9tait-ce une preuve qu\u2019elle existait r\u00e9ellement, qu\u2019elle avait march\u00e9 ici ? Ou bien un leurre, un chiffon abandonn\u00e9 depuis des mois que j\u2019avais transform\u00e9 en signe ? Je glissai le foulard dans mon sac. En remontant le sentier, je ne pouvais m\u2019emp\u00eacher de tourner la t\u00eate, persuad\u00e9 qu\u2019on m\u2019observait depuis l\u2019ombre des troncs. --- Le matin suivant, au caf\u00e9, l\u2019air semblait plus lourd qu\u2019\u00e0 l\u2019accoutum\u00e9e. Le patron avait baiss\u00e9 le son de la t\u00e9l\u00e9vision, comme si m\u00eame le bavardage des feuilletons lui pesait. Les deux joueurs de cartes chuchotaient, les t\u00eates rapproch\u00e9es au-dessus du jeu. Je m\u2019installai, le carnet ouvert, la tasse \u00e0 moiti\u00e9 pleine. Mais je n\u2019\u00e9crivais pas : j\u2019\u00e9coutais. Les bribes d\u2019\u00e9changes me parvenaient par morceaux. Un mot r\u00e9p\u00e9t\u00e9 : desaparecida. Je ne connaissais pas le portugais, mais le ton me suffit. Disparue. Je relevai les yeux. Le plus vieux des deux joueurs avait d\u00e9tourn\u00e9 son regard vers moi. L\u2019autre fit mine de battre les cartes trop bruyamment, pour masquer un silence g\u00ean\u00e9. Le patron passa derri\u00e8re le comptoir et essuya trois fois le m\u00eame verre, sans lever les yeux. Je sentis une sueur froide me couler dans le dos. Disparue\u2026 Qui ? La jeune femme de la rivi\u00e8re ? Ou une autre dont je n\u2019avais jamais entendu parler ? Mais pourquoi ce malaise, alors, chaque fois que mes yeux croisaient ceux des habitu\u00e9s ? Je rouvris mon carnet comme un \u00e9cran d\u00e9risoire entre eux et moi. Les mots dansaient. Je tra\u00e7ai une phrase : Je crois qu\u2019elle existe. Puis je la raturai aussit\u00f4t. Quand je sortis du caf\u00e9, je crus voir, tout au bout de la place, la silhouette. Elle s\u2019\u00e9tait arr\u00eat\u00e9e net, puis disparut entre deux fa\u00e7ades. --- J\u2019y retournai un soir, incapable de lutter contre l\u2019obsession. Le chemin descendait entre les eucalyptus noircis, les troncs exhalaient une odeur de r\u00e9sine br\u00fbl\u00e9e m\u00eal\u00e9e \u00e0 l\u2019humidit\u00e9 du sol. L\u2019air s\u2019\u00e9paississait \u00e0 mesure que j\u2019approchais de l\u2019eau. Elle \u00e9tait l\u00e0. Sur l\u2019autre rive, exactement au m\u00eame endroit que la premi\u00e8re fois. Debout, immobile, comme si elle m\u2019attendait. Son foulard clair retenait ses cheveux. Elle leva la main, un geste simple, presque quotidien, mais je compris aussit\u00f4t qu\u2019il m\u2019\u00e9tait adress\u00e9. Un signe. Je crus qu\u2019elle parlait. Ses l\u00e8vres remuaient, mais aucun son ne traversa la rivi\u00e8re. Ou alors trop bas pour que je puisse entendre. J\u2019eus l\u2019impression d\u2019un mot, ou d\u2019un pr\u00e9nom. Je fis un pas en avant. L\u2019eau n\u2019\u00e9tait pas profonde, je pouvais la traverser. Elle m\u2019attendait, j\u2019en \u00e9tais s\u00fbr. Puis je la vis vaciller. Sa silhouette se brouilla, comme si l\u2019air la diluait. Un instant, ce fut encore elle \u2014 un visage franc, un sourire qui apaisait tout. L\u2019instant d\u2019apr\u00e8s, je retrouvai la forme que j\u2019avais poursuivie dans la ruelle : masse molle, v\u00eatement humide, absence de traits. La jeune femme et l\u2019ombre n\u2019\u00e9taient qu\u2019une. Je reculai, pris de vertige. L\u2019eau brillait, immobile. Sur l\u2019autre rive, la figure se tenait encore l\u00e0, oscillant entre les deux formes. Femme, ombre. Sourire, gouffre. Je compris qu\u2019il n\u2019y aurait pas de choix. Qu\u2019elles \u00e9taient la m\u00eame chose. Que ce que j\u2019avais pris pour une promesse de vie simple n\u2019\u00e9tait que le double visage de ce qui me hantait depuis toujours. Je murmurai, sans savoir pourquoi : \u2014 C\u2019est toi\u2026 L\u2019\u00e9cho s\u2019\u00e9crasa contre les troncs. Sur la rive oppos\u00e9e, la silhouette se mit \u00e0 glisser en arri\u00e8re, lentement, comme si elle m\u2019invitait \u00e0 la suivre. --- Je regagnai le village \u00e0 pas lents. Chaque maison semblait diff\u00e9rente de la veille. Les volets clos me fixaient comme des paupi\u00e8res lourdes. La place elle-m\u00eame paraissait plus \u00e9troite, comme si les fa\u00e7ades s\u2019\u00e9taient rapproch\u00e9es en mon absence. Au caf\u00e9, la t\u00e9l\u00e9vision continuait de cracher ses images muettes. Les deux joueurs de cartes avaient laiss\u00e9 leur jeu sur la table, mais ils n\u2019\u00e9taient plus l\u00e0. Le patron, lui, essuyait encore et encore le m\u00eame verre. Quand j\u2019entrai, il ne leva pas les yeux. Je m\u2019assis. Je rouvris mon carnet. Les mots venaient, cette fois, mais d\u2019une voix qui n\u2019\u00e9tait pas la mienne. Je le sentais \u00e0 chaque phrase. Trop longues, trop solennelles. Elles ressemblaient \u00e0 des phrases qu\u2019on \u00e9crivait au XIX\u1d49 si\u00e8cle, quand les \u00e9crivains croyaient encore qu\u2019un livre devait porter le poids d\u2019un monde entier. J\u2019avais beau vouloir noter simplement ce que je voyais \u2014 un caf\u00e9 ti\u00e8de, un \u00e9cran plat, deux joueurs de cartes \u2014, ma main \u00e9crivait comme si elle copiait une voix disparue, une langue enfouie qui revenait s\u2019imposer sur la page. Ce n\u2019\u00e9tait plus moi. C\u2019\u00e9tait une autre langue, \u00e9trang\u00e8re et famili\u00e8re tout \u00e0 la fois. Une voix morte, obstin\u00e9e, qui s\u2019infiltrait dans ma main. Je me surpris \u00e0 me demander si ce roman n\u2019\u00e9tait pas le mien, mais celui d\u2019un autre, \u00e9crit par procuration \u00e0 travers moi. Je refermai brusquement le carnet. Autour de moi, personne ne s\u2019\u00e9tait aper\u00e7u de rien. Mais je compris que l\u2019ombre qui me suivait n\u2019\u00e9tait pas seulement une silhouette dans les ruelles : elle se cachait dans ma voix m\u00eame, chaque fois que j\u2019essayais d\u2019\u00e9crire. Mais j\u2019avais compris. Depuis le d\u00e9but, elle n\u2019avait \u00e9t\u00e9 que cela : le roman. Mon roman. L\u2019ombre informe que je tra\u00eenais depuis des mois. La jeune femme, la promesse d\u2019une vie simple, n\u2019\u00e9tait qu\u2019un masque pos\u00e9 sur ce m\u00eame gouffre. Je sentis ma gorge se serrer. Mon souffle se brisa. Tout le reste \u2014 le village, le caf\u00e9, les visages \u2014 pouvait bien dispara\u00eetre. Il ne restait que \u00e7a : l\u2019\u00e9criture, ce monstre qui me collait \u00e0 la peau, que je ne pouvais ni fuir ni aimer. Je rouvris le carnet. La page, elle, m\u2019attendait encore. ", "image": "https:\/\/ledibbouk.net\/IMG\/logo\/celorico_le_vao.jpg?1756200410", "tags": ["brouillons"] } ,{ "id": "https:\/\/ledibbouk.net\/creation-de-fiction-avec-prompt-exemple.html", "url": "https:\/\/ledibbouk.net\/creation-de-fiction-avec-prompt-exemple.html", "title": "Cr\u00e9ation de fiction avec prompt ( exemple) ", "date_published": "2025-08-13T07:31:14Z", "date_modified": "2025-08-13T07:49:50Z", "author": {"name": "Patrick Blanchon"}, "content_html": "

Param\u00e8tres
\nGENRE : fantastique sobre \/ enqu\u00eate d\u2019archives<\/p>\n

EFFET RECHERCH\u00c9 : inqui\u00e9tude lente, myst\u00e8re rationnel<\/p>\n

LONGUEUR CIBLE : 1200 mots<\/p>\n

PERSONNE\/TEMPS : 1re personne, pass\u00e9 simple<\/p>\n

FOCALISATION : interne<\/p>\n

LEXIQUE\/STYLE : sobre, concret, pas de lyrisme, phrases 12\u201318 mots<\/p>\n

CONTRAINTE LOVECRAFT : une seule “merveille” centrale (une pierre anormalement ti\u00e8de et tr\u00e8s lisse), r\u00e9alisme partout ailleurs, suggestion > exposition<\/p>\n

OUTPUT_MODE : les_deux<\/p>\n

\u00c9TAPE A — FABULA (ordre r\u00e9el des faits)
\nE1 — Date\/Laps : 1894 — Lieu : bord d\u2019un gouffre karstique dans le Vercors — Acteurs : cur\u00e9, villageois
\nFait : apr\u00e8s un incident lors d\u2019un petit rituel local, une pierre sculpt\u00e9e est jet\u00e9e dans un aven.
\nCause : peur collective \u2192 Cons\u00e9quence : disparition de l\u2019objet dans un siphon.
\nTrace mat\u00e9rielle : note marginale au registre paroissial.
\nQui sait quoi : Villageois : tout ; Cur\u00e9 : tout ; Lecteur : rien.<\/p>\n

E2 — Date\/Laps : \u00e9t\u00e9 1986 — Lieu : cavit\u00e9 pr\u00e8s de Pont-en-Royans — Acteurs : trois sp\u00e9l\u00e9ologues (Luc, Mara, Didier)
\nFait : ils remontent une pierre ovale parfaitement lisse ; Luc garde une cicatrice superficielle au poignet.
\nCause : curiosit\u00e9 \u2192 Cons\u00e9quence : l\u2019objet, stock\u00e9 dans une voiture, “dispara\u00eet” la nuit suivante.
\nTrace mat\u00e9rielle : deux Polaroids, rapport d\u2019incident du club, cicatrice.
\nQui sait quoi : Sp\u00e9l\u00e9os : partiel ; Professeur (plus tard) : par t\u00e9moignages ; Lecteur : rien.<\/p>\n

E3 — Date\/Laps : 2011\u20132012 — Lieu : Grenoble, d\u00e9partement d\u2019anthropologie — Acteurs : Professeur H., t\u00e9moins
\nFait : H. compile coupures de presse locales, interroge Luc et Mara, recopie la note de 1894.
\nCause : int\u00e9r\u00eat scientifique \u2192 Cons\u00e9quence : constitution d\u2019un dossier avec copies et enregistrements.
\nTrace mat\u00e9rielle : dossier reli\u00e9, cassettes audio, lettres.
\nQui sait quoi : H. : beaucoup ; Tante (r\u00e9gisseuse de mus\u00e9e) : inventorie ; Lecteur : rien.<\/p>\n

E4 — Date\/Laps : 2012 — Lieu : Grenoble — Acteurs : Professeur H., Tante du narrateur
\nFait : d\u00e9c\u00e8s de H. ; la tante r\u00e9cup\u00e8re le dossier pour pr\u00e9-inventaire mus\u00e9al.
\nCause : succession universitaire \u2192 Cons\u00e9quence : lettre inachev\u00e9e de la tante au narrateur, jamais envoy\u00e9e.
\nTrace mat\u00e9rielle : lettre, bordereau d\u2019inventaire provisoire.
\nQui sait quoi : Tante : tout du dossier ; Narrateur : rien ; Lecteur : rien.<\/p>\n

E5 — Date\/Laps : juin 2025 — Lieu : Rh\u00f4ne, pr\u00e8s du P\u00e9age-de-Roussillon — Acteurs : \u00e9quipe de dragage, service patrimoine
\nFait : dragage du fleuve ; remont\u00e9e d\u2019une pierre ovale tr\u00e8s lisse, ti\u00e8de au toucher.
\nCause : travaux fluviaux \u2192 Cons\u00e9quence : d\u00e9p\u00f4t dans un magasin municipal s\u00e9curis\u00e9.
\nTrace mat\u00e9rielle : fiche d\u2019entr\u00e9e d\u2019objet, photo num\u00e9rique, mini-rapport de temp\u00e9rature “l\u00e9g\u00e8rement sup\u00e9rieure \u00e0 l\u2019ambiante”.
\nQui sait quoi : Service patrimoine : partiel ; Narrateur : encore rien ; Lecteur : rien.<\/p>\n

E6 — Date\/Laps : juillet 2025 — Lieu : magasin municipal — Acteurs : Narrateur, agente du patrimoine
\nFait : le narrateur consulte le dossier de H., compare la pierre r\u00e9cup\u00e9r\u00e9e, la touche, constate une ti\u00e9deur persistante.
\nCause : lettre retrouv\u00e9e + prise de rendez-vous \u2192 Cons\u00e9quence : discr\u00e8te marque violac\u00e9e sur la peau, sans douleur.
\nTrace mat\u00e9rielle : signature au registre des consultations, gants, notice.
\nQui sait quoi : Narrateur : beaucoup plus ; Lecteur : rien.<\/p>\n

E7 — Date\/Laps : nuit suivante, juillet 2025 — Lieu : berge du Rh\u00f4ne — Acteurs : Narrateur
\nFait : le narrateur restitue la pierre au fleuve, sans t\u00e9moin.
\nCause : scrupule + coh\u00e9rence avec la note de 1894 \u2192 Cons\u00e9quence : disparition de l\u2019objet, apaisement ambivalent.
\nTrace mat\u00e9rielle : aucune, sauf la marque qui s\u2019estompe au poignet.
\nQui sait quoi : Narrateur : tout ; Lecteur : \u00e0 d\u00e9couvrir par fragments.<\/p>\n

\u00c9TAPE B — SYUZHET (ordre narratif)
\nS1 — Point d\u2019entr\u00e9e : d\u00e9couverte de la lettre inachev\u00e9e (2012) — POV : narrateur
\nObjectif dramatique : \u00e9tablir un lien familial avec le dossier et l\u2019objet.
\nPuise dans : E4 = indice
\nDegr\u00e9 d\u2019info : 1
\nCe que tu tais : contenu d\u00e9taill\u00e9 du dossier, contexte 1894.
\nCrochet de sortie : une cote d\u2019inventaire griffonn\u00e9e dans la marge.<\/p>\n

S2 — Point d\u2019entr\u00e9e : magasin municipal, jour, lumi\u00e8re froide — POV : narrateur
\nObjectif dramatique : voir l\u2019objet, premier contact, premi\u00e8re sensation.
\nPuise dans : E5 = partielle, E6 = partielle
\nDegr\u00e9 d\u2019info : 2
\nCe que tu tais : d\u00e9cision future du narrateur.
\nCrochet de sortie : la peau encore ti\u00e8de sous le gant retir\u00e9.<\/p>\n

S3 — Point d\u2019entr\u00e9e : retour \u00e0 la maison, soir\u00e9e, consultation du dossier H. — POV : narrateur
\nObjectif dramatique : assembler les preuves, afficher la logique des traces.
\nPuise dans : E3 = partielle, E1 = allusion
\nDegr\u00e9 d\u2019info : 2
\nCe que tu tais : disparition 1986 d\u00e9taill\u00e9e.
\nCrochet de sortie : un Polaroid o\u00f9 l\u2019objet semble l\u00e9g\u00e8rement affaiss\u00e9.<\/p>\n

S4 — Point d\u2019entr\u00e9e : voix sur cassette, 1986 (flashback audio) — POV : narrateur \u00e9coutant
\nObjectif dramatique : ancrer la cicatrice, l\u2019accident mineur, la chaleur incompr\u00e9hensible.
\nPuise dans : E2 = indice
\nDegr\u00e9 d\u2019info : 1
\nCe que tu tais : lieu exact et noms complets.
\nCrochet de sortie : frottement de bande, phrase coup\u00e9e \u00e0 “la pierre \u00e9tait\u2026”.<\/p>\n

S5 — Point d\u2019entr\u00e9e : note paroissiale de 1894 (lecture) — POV : narrateur
\nObjectif dramatique : sugg\u00e9rer une d\u00e9cision r\u00e9currente : jeter, rendre \u00e0 l\u2019eau.
\nPuise dans : E1 = allusion
\nDegr\u00e9 d\u2019info : 0\u20131
\nCe que tu tais : nature du “rituel” et l\u2019incident d\u00e9clencheur.
\nCrochet de sortie : mention du “siphon” soulign\u00e9e trois fois.<\/p>\n

S6 — Point d\u2019entr\u00e9e : berge du Rh\u00f4ne, nuit — POV : narrateur
\nObjectif dramatique : accomplir le geste, fermer la boucle sans l\u2019expliquer.
\nPuise dans : E7 = r\u00e9v\u00e9lation
\nDegr\u00e9 d\u2019info : 3
\nCe que tu tais : justification morale compl\u00e8te, toute hypoth\u00e8se “scientifique”.
\nCrochet de sortie : une ti\u00e9deur r\u00e9siduelle au poignet, puis rien.<\/p>\n

(6 sc\u00e8nes, in medias res en S2, flashbacks S3\u2013S5.)<\/p>\n

\u00c9TAPE C — V\u00c9RIFS \u00c9CLAIR
\nCausalit\u00e9 : chaque action d\u00e9coule d\u2019une cause ant\u00e9rieure (peur 1894 \u2192 perte ; curiosit\u00e9 1986 \u2192 cicatrice + perte ; dragage 2025 \u2192 red\u00e9couverte ; lettre \u2192 rendez-vous ; traces \u2192 restitution).<\/p>\n

Connaissances : le narrateur ne sait rien avant la lettre ; apprend via dossier et magasin ; n\u2019emploie jamais une info qu\u2019il n\u2019a pas lue\/entendue.<\/p>\n

Traces : lettre, Polaroids, rapport, note paroissiale, fiche d\u2019objet, marque au poignet : toutes introduites avant chaque r\u00e9v\u00e9lation.<\/p>\n

Plausibilit\u00e9 : dates et lieux compatibles (Vercors \u2192 Rh\u00f4ne), d\u00e9lais coh\u00e9rents.<\/p>\n

Merveille centrale : une seule anomalie mat\u00e9rielle r\u00e9aliste-\u00e9trange : la pierre ti\u00e8de, anormalement lisse et “docile” au milieu liquide. Le reste reste prosa\u00efque.<\/p>\n

\u00c9TAPE D — R\u00c9DACTION (\u22481200 mots)
\nJe retrouvai la lettre dans une pochette translucide, coinc\u00e9e derri\u00e8re des bordereaux jaunis. L\u2019\u00e9criture de ma tante penchait \u00e0 droite, r\u00e9guli\u00e8re, puis se brisait net avant la signature. Elle m\u2019y parlait d\u2019un dossier “curieux”, r\u00e9cup\u00e9r\u00e9 apr\u00e8s le d\u00e9c\u00e8s d\u2019un professeur de Grenoble, et notait dans la marge une cote d\u2019inventaire provisoire. Rien d\u2019autre qu\u2019une phrase interrompue : « Je pr\u00e9f\u00e8rerais que tu voies par toi-m\u00eame. » J\u2019ignorais pourquoi elle ne me l\u2019avait jamais envoy\u00e9e. J\u2019avais gard\u00e9 sa maison, ses livres, une logique d\u2019ordre. J\u2019eus l\u2019impression d\u2019entendre sa voix me mettre au travail.<\/p>\n

Le lendemain, au magasin municipal, la responsable me fit entrer dans une pi\u00e8ce froide, \u00e9clair\u00e9e par des n\u00e9ons uniformes. Elle posa un bac plastique sur une table en inox, puis s\u2019\u00e9loigna pour remplir un registre. Sous un film de poly\u00e9thyl\u00e8ne, l\u2019objet occupait presque toute la surface : une forme ovale, plus longue que large, aucune ar\u00eate, aucune veine. Elle sembla d\u2019abord banale, une pierre polie de rivi\u00e8re, couleur d\u2019ardoise mouill\u00e9e. La responsable me tendit des gants. Je soulevai le film. La pierre n\u2019\u00e9tait pas lourde ; elle n\u2019\u00e9tait pas tout \u00e0 fait l\u00e9g\u00e8re non plus. Je la saisis \u00e0 deux mains. Elle \u00e9tait ti\u00e8de. Pas ti\u00e8de comme un objet laiss\u00e9 au soleil ; ti\u00e8de comme une peau longtemps couverte. J\u2019attendis qu\u2019un courant d\u2019air explique la sensation. Rien ne changea.<\/p>\n

Je reposai la pierre et notai le num\u00e9ro de fiche. La responsable revint, me montra la mention “temp\u00e9rature l\u00e9g\u00e8rement sup\u00e9rieure \u00e0 l\u2019ambiante” inscrite en bas du formulaire. Elle sourit, un sourire de service. « Les dragages remontent de tout. On trouve des armes parfois, des poup\u00e9es, des statues de jardin. Celle-ci est propre. On n\u2019a pas su d\u2019o\u00f9 elle venait. » Elle referma le bac, me laissa recopier quelques chiffres, me fit signer. Quand j\u2019\u00f4tai les gants, la peau de mon poignet droit conservait une chaleur sourde, localis\u00e9e, comme si j\u2019avais port\u00e9 trop longtemps une montre de m\u00e9tal.<\/p>\n

Chez moi, j\u2019ouvris le dossier reli\u00e9 du professeur H. La couverture indiquait « Notes Vercors \/ Rh\u00f4ne — cultes — objets lisses ? ». \u00c0 l\u2019int\u00e9rieur, des coupures de presse parlaient d\u2019un accident de sp\u00e9l\u00e9ologie en 1986, sans gravit\u00e9. Une photographie instantan\u00e9e montrait une table de camping, un thermos, trois faces jeunes et rougies. Sur la table, au centre exact, je reconnus la forme ovale. La lumi\u00e8re du flash avait aplati les ombres. La pierre paraissait l\u00e9g\u00e8rement affaiss\u00e9e vers sa base, comme si elle s\u2019\u00e9tait r\u00e9ajust\u00e9e \u00e0 la surface. Je pensai d\u2019abord \u00e0 une illusion due \u00e0 l\u2019angle. Je cherchais une ombre, un rep\u00e8re, une pliure du plastique.<\/p>\n

Je glissai une cassette dans un vieux lecteur. La bande craqua, siffla, puis la voix d\u2019un homme \u00e9mergea, nette par endroits. Il se pr\u00e9sentait comme Luc, membre d\u2019un club local. Il racontait la remont\u00e9e de “quelque chose de tr\u00e8s lisse”, le plaisir imm\u00e9diat de la main qui glisse sans accrochage, la chaleur \u00e9tonnante per\u00e7ue au premier contact. Il riait en disant que c\u2019\u00e9tait “une bouillotte en pierre”. L\u2019enregistreur capta un frottement, peut-\u00eatre un v\u00eatement, peut-\u00eatre une table. Puis la voix chuta. « La pierre \u00e9tait\u2026 » Silence. La bande avait \u00e9t\u00e9 arr\u00eat\u00e9e, ou bien alt\u00e9r\u00e9e. Plus loin, la m\u00eame voix \u00e9voquait une cicatrice au poignet, “juste l\u00e0”, petite, en forme d\u2019anneau palescent. Aucun drame, aucune douleur notable. « Le lendemain, plus rien. » Il ajoutait que l\u2019objet, laiss\u00e9 dans le coffre d\u2019une voiture, avait disparu pendant la nuit. Il n\u2019\u00e9tait pas certain d\u2019avoir bien ferm\u00e9 la serrure.<\/p>\n

Le dossier contenait une note br\u00e8ve, recopi\u00e9e d\u2019un registre paroissial de 1894. L\u2019\u00e9criture \u00e9tait \u00e9trangl\u00e9e, les lignes serr\u00e9es. Il \u00e9tait question d\u2019un “trouble” survenu lors d\u2019une veill\u00e9e, de “signes” mal interpr\u00e9t\u00e9s, d\u2019une pierre de taille “ind\u00e9cente par sa douceur”. Le dernier mot n\u2019\u00e9tait pas certain, l\u2019encre avait bav\u00e9. On r\u00e9solvait l\u2019affaire en jetant l\u2019objet dans un gouffre « o\u00f9 l\u2019eau reprend ce qui lui appartient ». Le professeur H. avait soulign\u00e9 trois fois le mot “siphon”. Sa plume avait griff\u00e9 le papier \u00e0 cet endroit.<\/p>\n

Je revins \u00e0 la photo instantan\u00e9e. Les bords commen\u00e7aient \u00e0 virer au brun, comme le font ces papiers au bout de d\u00e9cennies. La pierre y occupait sa place exacte, centre d\u2019une sc\u00e8ne banale, presque domestique. Rien n\u2019\u00e9tait spectaculaire. Rien n\u2019invitait \u00e0 la peur. Je ne ressentais qu\u2019une suite de signes discrets, obstin\u00e9s : la ti\u00e9deur sur ma peau, la mention sur un formulaire, une phrase interrompue, un mot soulign\u00e9, un anneau incertain.<\/p>\n

Je retournai au magasin deux jours plus tard, sous pr\u00e9texte de v\u00e9rifier une cote. La responsable me reconnut, me laissa remplir de nouveau le registre. La pi\u00e8ce gardait sa temp\u00e9rature stable, son odeur de papier et de plastique. La pierre, dans son bac, ne me fit aucun signe. Je posai la main gant\u00e9e dessus. La ti\u00e9deur \u00e9tait identique, localis\u00e9e, sans exc\u00e8s. Je demandai une balance, par curiosit\u00e9, pour noter un poids. Elle sourit encore, m\u2019expliqua qu\u2019on n\u2019en avait pas “sous la main”. Je notai l\u2019heure, le temps pass\u00e9, les gestes accomplis. Rien ne changea sur le papier. Au moment de partir, elle me demanda si “tout cela” avait un int\u00e9r\u00eat pour moi. Je r\u00e9pondis que j\u2019avais r\u00e9cup\u00e9r\u00e9 un dossier ancien, probablement li\u00e9. Elle haussa les \u00e9paules et me proposa, sans malice, de “la laisser tranquille, la pauvre”.<\/p>\n

Le soir, la marque autour de mon poignet s\u2019\u00e9tait accentu\u00e9e. Elle n\u2019\u00e9tait pas rouge, ni en relief. Elle ressemblait \u00e0 la trace laiss\u00e9e par un bracelet qu\u2019on aurait longtemps port\u00e9, puis oubli\u00e9. Je la frottai, elle ne disparut pas. Je dormis d\u2019un sommeil interrompu, sans images nettes. Au matin, la marque avait p\u00e2li. Je reposai la cassette dans sa bo\u00eete, rangeai le Polaroid, glissai la lettre de ma tante au-dessus du dossier, comme un couvercle. La phrase interrompue restait en moi comme un ordre simple : « Va voir par toi-m\u00eame. »<\/p>\n

La berge du Rh\u00f4ne, ce soir-l\u00e0, n\u2019\u00e9tait pas d\u00e9serte. Des cyclistes pass\u00e8rent, amincis par la vitesse. J\u2019attendis. La lumi\u00e8re finit par d\u00e9cro\u00eetre ; la surface du fleuve se fit compacte, sans reflets. Je portais le bac vide sous mon bras. L\u2019objet, envelopp\u00e9 dans un sac de toile, me pesait peu. Je descendis quelques marches de pierre, glissantes d\u2019algues. Mes chaussures prirent l\u2019eau. La ti\u00e9deur me gagna les mains au moment o\u00f9 je d\u00e9nouai le sac. Elle \u00e9tait moins vive que la premi\u00e8re fois, plus nette pourtant, comme si la pierre avait ajust\u00e9 sa temp\u00e9rature \u00e0 la mienne. Je pensai \u00e0 la note de 1894, au mot “siphon”, au trait sous l\u2019encre. Je n\u2019avais pas d\u2019explication \u00e0 donner. Je n\u2019en cherchai pas.<\/p>\n

Je l\u00e2chai l\u2019objet au niveau d\u2019une langue d\u2019eau lente, l\u00e0 o\u00f9 le courant fait semblant de s\u2019arr\u00eater. Il coula tout de suite, sans roulis, sans h\u00e9sitation. L\u2019eau n\u2019\u00e9mit aucun bruit diff\u00e9rent. Je restai plant\u00e9 l\u00e0, les mains vides, le sac vide, l\u2019odeur d\u2019algues et de fer. Je ne me sentis pas d\u00e9charg\u00e9, ni coupable, ni triomphant. Je sentis seulement la chaleur r\u00e9siduelle de mes paumes d\u00e9cro\u00eetre jusqu\u2019\u00e0 se confondre avec l\u2019air du soir. La marque autour de mon poignet se dissipa presque, laissant un cercle \u00e0 peine perceptible, comme une p\u00e2leur dans la p\u00e2leur.<\/p>\n

Je rentrai par les rues de mon enfance, droites et sans myst\u00e8re. Au-dessus des toits, le ciel n\u2019expliquait rien. J\u2019ouvris le dossier une derni\u00e8re fois, v\u00e9rifiai que la lettre inachev\u00e9e restait \u00e0 sa place. J\u2019ajoutai une feuille dat\u00e9e, propre, o\u00f9 je consignai des faits brefs : consultation au magasin, sensation de ti\u00e9deur, marque au poignet, restitution nocturne. J\u2019\u00e9crivis les mots “retour \u00e0 l\u2019eau”, puis reposai mon stylo. J\u2019\u00e9teignis la lampe. Dans le noir, ma main droite garda, encore quelques minutes, quelque chose de ti\u00e8de sans source.<\/p>\n

Le lendemain, je repassai par la berge. Rien n\u2019avait chang\u00e9. Une famille pique-niquait sur l\u2019herbe, des enfants jetaient des cailloux plats qui ricochaient, ravis. Le fleuve r\u00e9pondait avec sa logique calme, qui prend, qui rend, qui reprend encore. Je regardai mes mains. La marque avait disparu. Je rentrai chez moi, remis le dossier sur son \u00e9tag\u00e8re. Je n\u2019attendis aucune suite. J\u2019avais appris ce que je pouvais apprendre sans exc\u00e8s de mots. Le reste ne me regardait plus.<\/p>\n

— -<\/p>\n

Texte final :
\n## REGISTRE 1894<\/p>\n

La lettre n\u2019avait pas \u00e9t\u00e9 post\u00e9e. Coinc\u00e9e derri\u00e8re des bordereaux, pochette translucide, en haut d\u2019un classeur que j\u2019avais repris avec la maison. L\u2019\u00e9criture de ma tante, droite, pos\u00e9e, puis la faille nette avant la signature. Une cote griffonn\u00e9e dans la marge. Deux mots rest\u00e9s en plan : « tu verras ». Rien d\u2019autre et pourtant tout, pour me remettre en route.<\/p>\n

Je notai la cote. Je cherchai le lieu. Magasin municipal, sous-sol lumineux, n\u00e9ons qui bourdonnent tr\u00e8s fin. Couloir carrel\u00e9, odeur de plastique et de carton, portes battantes, on passe deux grilles, on signe. Elle me tend des gants. Elle sort un bac en poly\u00e9thyl\u00e8ne, table inox, je lis le num\u00e9ro sur l\u2019\u00e9tiquette : m\u00eame racine que sur la lettre. On retire le film. L\u2019objet est l\u00e0.<\/p>\n

Ce n\u2019est rien, une pierre ovale, plus longue que large. Aucun grain, aucune veine. Gris mouill\u00e9. Je la prends \u00e0 deux mains. Elle est ti\u00e8de. Pas ti\u00e8de de soleil. Ti\u00e8de comme une paume qui a gard\u00e9 sa chaleur sous un tissu. La responsable dit : « On a not\u00e9 un \u00e9cart l\u00e9ger, voyez en bas de la fiche. » En bas de la fiche c\u2019est \u00e9crit : temp\u00e9rature sup\u00e9rieure \u00e0 ambiante, observation \u00e0 confirmer. Sourire administratif, stylo pr\u00eat au registre. Je signe, date du jour, cr\u00e9neau d\u2019acc\u00e8s.<\/p>\n

Quand je retire les gants, la peau me rend la chaleur en retard. Un cercle p\u00e2le au poignet, tr\u00e8s fin, sans douleur. Je n\u2019en dis rien. On referme le bac.<\/p>\n

Je rentre avec le dossier du professeur H. — reliure souple, tranche us\u00e9e, grande \u00e9criture : Vercors \/ Rh\u00f4ne — cultes — objets lisses ?. Dedans les coupures locales, 1986, une alerte sp\u00e9l\u00e9o sans gravit\u00e9 ; deux Polaroid ; la note paroissiale de 1894 recopi\u00e9e \u00e0 l\u2019encre bleue ; des cassettes audio \u00e9tiquet\u00e9es au feutre. Rien de spectaculaire. Juste l\u2019empilement r\u00e9gulier des preuves modestes.<\/p>\n

Je commence par l\u2019image. Table de camping, thermos, trois jeunes qui rient, veste polaire, front rouge de froid. Au centre, sur la toile plastique, l\u2019ovale, exactement calibr\u00e9. L\u2019ombre ne sait pas quoi faire avec lui ; on dirait qu\u2019il s\u2019enfonce tr\u00e8s l\u00e9g\u00e8rement dans la surface, illusion d\u2019optique peut-\u00eatre, peut-\u00eatre pas. Le bord brun du Polaroid commence \u00e0 migrer, chimie fatigu\u00e9e. Je glisse la photo sous une lampe plus forte. \u00c7a ne r\u00e9pond pas davantage. L\u2019\u0153il revient toujours au centre.<\/p>\n

La cassette ensuite. Le vieux lecteur a un capot qui tient mal, j\u2019appuie. Bande qui souffle, voix d\u2019homme avec des « euh » et une gouaille retenue : Luc, du club, raconte la remont\u00e9e par un boyau, l\u2019eau qui vous coupe le dos, puis la trouvaille, « un truc lisse, lisse comme rien, je te jure, c\u2019\u00e9tait chaud, on a rigol\u00e9, une bouillotte en pierre ». Il rit. On entend un frottement, une table peut-\u00eatre, un v\u00eatement. Puis : « La pierre \u00e9tait\u2026 » Coupure nette. Plus loin, un mot sur une petite cicatrice au poignet — « en rond, comme si j\u2019avais port\u00e9 un bracelet, \u00e7a a disparu » — et la disparition de l\u2019objet du coffre de la voiture au matin, serrure pas s\u00fbre. Il n\u2019insiste pas. La bande poursuit sur des banalit\u00e9s de club, puis s\u2019arr\u00eate d\u2019elle-m\u00eame, clac du ressort.<\/p>\n

La note de 1894. \u00c9criture serr\u00e9e, pr\u00eatre qui tient ses lignes, pas de d\u00e9bordements. On y parle d\u2019un trouble, d\u2019un rituel villageois dont le nom n\u2019est pas \u00e9crit, d\u2019une pierre de « douceur ind\u00e9cente », les mots exactement ceux-l\u00e0 ou presque — l\u2019encre a bu, on devine. D\u00e9cision prise : jeter l\u2019objet dans l\u2019aven, « o\u00f9 l\u2019eau reprend ce qui lui appartient ». Le professeur H. a soulign\u00e9 trois fois siphon. L\u2019encre a mordu le papier \u00e0 ces traits-l\u00e0.<\/p>\n

Je fais un va-et-vient entre ces trois preuves : photo, bande, note. Je ne produis pas d\u2019hypoth\u00e8se. Je tiens seulement le fil des gestes. Je recopie deux dates. Je classe les feuilles d\u2019un autre ordre et reviens au premier, pour v\u00e9rifier que rien n\u2019a gliss\u00e9 dans la man\u0153uvre.<\/p>\n

Deux jours apr\u00e8s je retourne au magasin. M\u00eame couloir. M\u00eame bourdonnement de n\u00e9ons. La responsable a la politesse de ne pas s\u2019\u00e9tonner. Elle m\u2019apporte le bac. Elle plaisante doucement : « Il vous pla\u00eet, votre caillou ? » Je hausse les \u00e9paules, je dis « Corr\u00e9lation probable avec un vieux dossier ». On retire le film. M\u00eame ti\u00e9deur. Je demande une balance. Elle dit qu\u2019il n\u2019y en a pas ici. Je note l\u2019heure, l\u2019angle de lumi\u00e8re, rien qui compte vraiment, je le sais, mais je note. Mon poignet, sous le gant, chauffe \u00e0 l\u2019endroit exact o\u00f9 hier s\u2019\u00e9tait inscrit le cercle. J\u2019\u00f4te un gant, effleure la surface du dos de la main. Sensation stable, pas d\u2019augmentation. Je remets le gant. On referme.<\/p>\n

Chez moi, la marque a repris de la nettet\u00e9, anneau clair, comme apr\u00e8s un bijou trop serr\u00e9, puis s\u2019estompe vers le soir. Je dors mal, non pas parce que j\u2019ai peur, mais parce qu\u2019on a rang\u00e9 trop de pi\u00e8ces sur la table, qu\u2019on ne sait plus o\u00f9 poser la main. Au matin, je prends une feuille blanche, j\u2019\u00e9cris en t\u00eate : Consultation — objet ovale lisse — cote X — Rh\u00f4ne — juillet. Sous la ligne, je ne r\u00e9sume pas : je liste. Geste d\u2019archiviste sans autorit\u00e9.<\/p>\n

Le fleuve, je l\u2019ai dans la t\u00eate comme on a dans la t\u00eate les rues d\u2019avant, celles o\u00f9 on allait enfant quand on ne savait pas encore les noms. Les marches de pierre ont une pellicule d\u2019algues, on marche dedans en \u00e9cartant un peu les pieds. Les cyclistes passent au-dessus, les lampes font des lignes la nuit d\u00e8s qu\u2019ils acc\u00e9l\u00e8rent. Il faut attendre. Ne pas se presser. L\u2019eau se fait dense quand la lumi\u00e8re tombe.<\/p>\n

Je prends le sac de toile. Rien de clandestin, pas de secret h\u00e9ro\u00efque. Juste \u00e9viter les regards, parce que les gestes sont pauvres et qu\u2019ils se racontent mal aux passants. L\u2019objet p\u00e8se peu, moins qu\u2019on croirait. La chaleur dans la paume gagne un peu la peau du poignet, puis s\u2019arr\u00eate. Je pense au mot siphon, aux traits du professeur. Je pense \u00e0 la note o\u00f9 on dit « reprend ». Je ne pense pas \u00e0 ce que c\u2019est. J\u2019ai promis \u00e0 personne, mais la lettre m\u2019avait mis dans ce sens-l\u00e0.<\/p>\n

Je l\u00e2che. La pierre n\u2019a aucun roulis. Elle coupe l\u2019eau en silence. Je regarde la surface juste apr\u00e8s, ce moment o\u00f9 une chose a disparu mais laisse sa forme en creux, dans l\u2019onde. Les cercles s\u2019ouvrent, se perdent, puis il n\u2019y a plus rien \u00e0 voir que la marche gluante, l\u2019odeur d\u2019herbe mouill\u00e9e, une canette \u00e9cras\u00e9e deux marches plus haut, bruit sourd d\u2019une p\u00e9niche invisible.<\/p>\n

Je reste un temps qu\u2019on ne sait pas mesurer, sans faire de phrase. Je remonte. La marque au poignet a presque disparu au premier lampadaire. Chez moi je range le dossier \u00e0 sa place, pas trop haut, pas trop bas, l\u00e0 o\u00f9 on le retrouve sans grimper.<\/p>\n

Je r\u00e9\u00e9coute la cassette, un court passage. Le « la pierre \u00e9tait\u2026 » s\u2019arr\u00eate au m\u00eame endroit, c\u2019est normal, \u00e7a ne bougera pas. Je mets la photo en quatri\u00e8me de couverture du dossier, pour qu\u2019elle apparaisse d\u2019abord quand on ouvre. Je glisse la lettre de ma tante en couverture, comme un garde-fou. Je recopie encore une fois la date du jour, j\u2019ajoute : « restitution ». Je ne cherche pas de mot mieux. Je ne cherche pas d\u2019explication. Je mets le stylo dans le dos du dossier, c\u2019est une habitude que j\u2019ai gard\u00e9e d\u2019elle.<\/p>\n

Le lendemain je passe expr\u00e8s par le fleuve. Rien n\u2019insiste. Une famille sur l\u2019herbe, cris des enfants qui font sauter des cailloux plats, cinq ricochets, six, record, on applaudit. Je regarde la surface : elle a sa logique de toujours, elle prend et rend sans m\u00e9moire. J\u2019ouvre la main \u00e0 plat, paume en l\u2019air, pour voir si elle garde quelque chose. Rien. Une ti\u00e9deur ordinaire de peau au soleil, pas plus.<\/p>\n

Il y a des histoires qui n\u2019acceptent pas la suite. Ce n\u2019est pas une morale. Ce n\u2019est pas une victoire. C\u2019est un point o\u00f9 on ferme les dossiers et on les laisse nous regarder de leur rayon, sans menace. J\u2019\u00e9cris encore une ligne pour moi seul — « retour \u00e0 l\u2019eau » — puis j\u2019\u00e9teins. Dans le noir, la main garde un instant la sensation d\u2019avoir port\u00e9, comme on garde la sensation d\u2019une montre qu\u2019on a enlev\u00e9e. Cela passe.<\/p>\n

Je n\u2019ai pas gard\u00e9 de copie de la fiche du magasin. Je n\u2019ai pas pris de photo. Si on m\u2019avait demand\u00e9 d\u2019expliquer, j\u2019aurais repris le mot de la note, je crois : reprendre, c\u2019est suffisant. Il n\u2019y a pas d\u2019autre merveille ici que cette ti\u00e9deur sans raison. Tout le reste est papier, poussi\u00e8re propre, voix qu\u2019on entend mal. On vit assez longtemps avec \u00e7a. On range. On ferme la lumi\u00e8re. On laisse l\u2019eau faire son travail.<\/p>", "content_text": "Param\u00e8tres GENRE : fantastique sobre \/ enqu\u00eate d\u2019archives EFFET RECHERCH\u00c9 : inqui\u00e9tude lente, myst\u00e8re rationnel LONGUEUR CIBLE : 1200 mots PERSONNE\/TEMPS : 1re personne, pass\u00e9 simple FOCALISATION : interne LEXIQUE\/STYLE : sobre, concret, pas de lyrisme, phrases 12\u201318 mots CONTRAINTE LOVECRAFT : une seule \u201cmerveille\u201d centrale (une pierre anormalement ti\u00e8de et tr\u00e8s lisse), r\u00e9alisme partout ailleurs, suggestion > exposition OUTPUT_MODE : les_deux \u00c9TAPE A \u2014 FABULA (ordre r\u00e9el des faits) E1 \u2014 Date\/Laps : 1894 \u2014 Lieu : bord d\u2019un gouffre karstique dans le Vercors \u2014 Acteurs : cur\u00e9, villageois Fait : apr\u00e8s un incident lors d\u2019un petit rituel local, une pierre sculpt\u00e9e est jet\u00e9e dans un aven. Cause : peur collective \u2192 Cons\u00e9quence : disparition de l\u2019objet dans un siphon. Trace mat\u00e9rielle : note marginale au registre paroissial. Qui sait quoi : Villageois : tout ; Cur\u00e9 : tout ; Lecteur : rien. E2 \u2014 Date\/Laps : \u00e9t\u00e9 1986 \u2014 Lieu : cavit\u00e9 pr\u00e8s de Pont-en-Royans \u2014 Acteurs : trois sp\u00e9l\u00e9ologues (Luc, Mara, Didier) Fait : ils remontent une pierre ovale parfaitement lisse ; Luc garde une cicatrice superficielle au poignet. Cause : curiosit\u00e9 \u2192 Cons\u00e9quence : l\u2019objet, stock\u00e9 dans une voiture, \u201cdispara\u00eet\u201d la nuit suivante. Trace mat\u00e9rielle : deux Polaroids, rapport d\u2019incident du club, cicatrice. Qui sait quoi : Sp\u00e9l\u00e9os : partiel ; Professeur (plus tard) : par t\u00e9moignages ; Lecteur : rien. E3 \u2014 Date\/Laps : 2011\u20132012 \u2014 Lieu : Grenoble, d\u00e9partement d\u2019anthropologie \u2014 Acteurs : Professeur H., t\u00e9moins Fait : H. compile coupures de presse locales, interroge Luc et Mara, recopie la note de 1894. Cause : int\u00e9r\u00eat scientifique \u2192 Cons\u00e9quence : constitution d\u2019un dossier avec copies et enregistrements. Trace mat\u00e9rielle : dossier reli\u00e9, cassettes audio, lettres. Qui sait quoi : H. : beaucoup ; Tante (r\u00e9gisseuse de mus\u00e9e) : inventorie ; Lecteur : rien. E4 \u2014 Date\/Laps : 2012 \u2014 Lieu : Grenoble \u2014 Acteurs : Professeur H., Tante du narrateur Fait : d\u00e9c\u00e8s de H. ; la tante r\u00e9cup\u00e8re le dossier pour pr\u00e9-inventaire mus\u00e9al. Cause : succession universitaire \u2192 Cons\u00e9quence : lettre inachev\u00e9e de la tante au narrateur, jamais envoy\u00e9e. Trace mat\u00e9rielle : lettre, bordereau d\u2019inventaire provisoire. Qui sait quoi : Tante : tout du dossier ; Narrateur : rien ; Lecteur : rien. E5 \u2014 Date\/Laps : juin 2025 \u2014 Lieu : Rh\u00f4ne, pr\u00e8s du P\u00e9age-de-Roussillon \u2014 Acteurs : \u00e9quipe de dragage, service patrimoine Fait : dragage du fleuve ; remont\u00e9e d\u2019une pierre ovale tr\u00e8s lisse, ti\u00e8de au toucher. Cause : travaux fluviaux \u2192 Cons\u00e9quence : d\u00e9p\u00f4t dans un magasin municipal s\u00e9curis\u00e9. Trace mat\u00e9rielle : fiche d\u2019entr\u00e9e d\u2019objet, photo num\u00e9rique, mini-rapport de temp\u00e9rature \u201cl\u00e9g\u00e8rement sup\u00e9rieure \u00e0 l\u2019ambiante\u201d. Qui sait quoi : Service patrimoine : partiel ; Narrateur : encore rien ; Lecteur : rien. E6 \u2014 Date\/Laps : juillet 2025 \u2014 Lieu : magasin municipal \u2014 Acteurs : Narrateur, agente du patrimoine Fait : le narrateur consulte le dossier de H., compare la pierre r\u00e9cup\u00e9r\u00e9e, la touche, constate une ti\u00e9deur persistante. Cause : lettre retrouv\u00e9e + prise de rendez-vous \u2192 Cons\u00e9quence : discr\u00e8te marque violac\u00e9e sur la peau, sans douleur. Trace mat\u00e9rielle : signature au registre des consultations, gants, notice. Qui sait quoi : Narrateur : beaucoup plus ; Lecteur : rien. E7 \u2014 Date\/Laps : nuit suivante, juillet 2025 \u2014 Lieu : berge du Rh\u00f4ne \u2014 Acteurs : Narrateur Fait : le narrateur restitue la pierre au fleuve, sans t\u00e9moin. Cause : scrupule + coh\u00e9rence avec la note de 1894 \u2192 Cons\u00e9quence : disparition de l\u2019objet, apaisement ambivalent. Trace mat\u00e9rielle : aucune, sauf la marque qui s\u2019estompe au poignet. Qui sait quoi : Narrateur : tout ; Lecteur : \u00e0 d\u00e9couvrir par fragments. \u00c9TAPE B \u2014 SYUZHET (ordre narratif) S1 \u2014 Point d\u2019entr\u00e9e : d\u00e9couverte de la lettre inachev\u00e9e (2012) \u2014 POV : narrateur Objectif dramatique : \u00e9tablir un lien familial avec le dossier et l\u2019objet. Puise dans : E4 = indice Degr\u00e9 d\u2019info : 1 Ce que tu tais : contenu d\u00e9taill\u00e9 du dossier, contexte 1894. Crochet de sortie : une cote d\u2019inventaire griffonn\u00e9e dans la marge. S2 \u2014 Point d\u2019entr\u00e9e : magasin municipal, jour, lumi\u00e8re froide \u2014 POV : narrateur Objectif dramatique : voir l\u2019objet, premier contact, premi\u00e8re sensation. Puise dans : E5 = partielle, E6 = partielle Degr\u00e9 d\u2019info : 2 Ce que tu tais : d\u00e9cision future du narrateur. Crochet de sortie : la peau encore ti\u00e8de sous le gant retir\u00e9. S3 \u2014 Point d\u2019entr\u00e9e : retour \u00e0 la maison, soir\u00e9e, consultation du dossier H. \u2014 POV : narrateur Objectif dramatique : assembler les preuves, afficher la logique des traces. Puise dans : E3 = partielle, E1 = allusion Degr\u00e9 d\u2019info : 2 Ce que tu tais : disparition 1986 d\u00e9taill\u00e9e. Crochet de sortie : un Polaroid o\u00f9 l\u2019objet semble l\u00e9g\u00e8rement affaiss\u00e9. S4 \u2014 Point d\u2019entr\u00e9e : voix sur cassette, 1986 (flashback audio) \u2014 POV : narrateur \u00e9coutant Objectif dramatique : ancrer la cicatrice, l\u2019accident mineur, la chaleur incompr\u00e9hensible. Puise dans : E2 = indice Degr\u00e9 d\u2019info : 1 Ce que tu tais : lieu exact et noms complets. Crochet de sortie : frottement de bande, phrase coup\u00e9e \u00e0 \u201cla pierre \u00e9tait\u2026\u201d. S5 \u2014 Point d\u2019entr\u00e9e : note paroissiale de 1894 (lecture) \u2014 POV : narrateur Objectif dramatique : sugg\u00e9rer une d\u00e9cision r\u00e9currente : jeter, rendre \u00e0 l\u2019eau. Puise dans : E1 = allusion Degr\u00e9 d\u2019info : 0\u20131 Ce que tu tais : nature du \u201crituel\u201d et l\u2019incident d\u00e9clencheur. Crochet de sortie : mention du \u201csiphon\u201d soulign\u00e9e trois fois. S6 \u2014 Point d\u2019entr\u00e9e : berge du Rh\u00f4ne, nuit \u2014 POV : narrateur Objectif dramatique : accomplir le geste, fermer la boucle sans l\u2019expliquer. Puise dans : E7 = r\u00e9v\u00e9lation Degr\u00e9 d\u2019info : 3 Ce que tu tais : justification morale compl\u00e8te, toute hypoth\u00e8se \u201cscientifique\u201d. Crochet de sortie : une ti\u00e9deur r\u00e9siduelle au poignet, puis rien. (6 sc\u00e8nes, in medias res en S2, flashbacks S3\u2013S5.) \u00c9TAPE C \u2014 V\u00c9RIFS \u00c9CLAIR Causalit\u00e9 : chaque action d\u00e9coule d\u2019une cause ant\u00e9rieure (peur 1894 \u2192 perte ; curiosit\u00e9 1986 \u2192 cicatrice + perte ; dragage 2025 \u2192 red\u00e9couverte ; lettre \u2192 rendez-vous ; traces \u2192 restitution). Connaissances : le narrateur ne sait rien avant la lettre ; apprend via dossier et magasin ; n\u2019emploie jamais une info qu\u2019il n\u2019a pas lue\/entendue. Traces : lettre, Polaroids, rapport, note paroissiale, fiche d\u2019objet, marque au poignet : toutes introduites avant chaque r\u00e9v\u00e9lation. Plausibilit\u00e9 : dates et lieux compatibles (Vercors \u2192 Rh\u00f4ne), d\u00e9lais coh\u00e9rents. Merveille centrale : une seule anomalie mat\u00e9rielle r\u00e9aliste-\u00e9trange : la pierre ti\u00e8de, anormalement lisse et \u201cdocile\u201d au milieu liquide. Le reste reste prosa\u00efque. \u00c9TAPE D \u2014 R\u00c9DACTION (\u22481200 mots) Je retrouvai la lettre dans une pochette translucide, coinc\u00e9e derri\u00e8re des bordereaux jaunis. L\u2019\u00e9criture de ma tante penchait \u00e0 droite, r\u00e9guli\u00e8re, puis se brisait net avant la signature. Elle m\u2019y parlait d\u2019un dossier \u201ccurieux\u201d, r\u00e9cup\u00e9r\u00e9 apr\u00e8s le d\u00e9c\u00e8s d\u2019un professeur de Grenoble, et notait dans la marge une cote d\u2019inventaire provisoire. Rien d\u2019autre qu\u2019une phrase interrompue : \u00ab Je pr\u00e9f\u00e8rerais que tu voies par toi-m\u00eame. \u00bb J\u2019ignorais pourquoi elle ne me l\u2019avait jamais envoy\u00e9e. J\u2019avais gard\u00e9 sa maison, ses livres, une logique d\u2019ordre. J\u2019eus l\u2019impression d\u2019entendre sa voix me mettre au travail. Le lendemain, au magasin municipal, la responsable me fit entrer dans une pi\u00e8ce froide, \u00e9clair\u00e9e par des n\u00e9ons uniformes. Elle posa un bac plastique sur une table en inox, puis s\u2019\u00e9loigna pour remplir un registre. Sous un film de poly\u00e9thyl\u00e8ne, l\u2019objet occupait presque toute la surface : une forme ovale, plus longue que large, aucune ar\u00eate, aucune veine. Elle sembla d\u2019abord banale, une pierre polie de rivi\u00e8re, couleur d\u2019ardoise mouill\u00e9e. La responsable me tendit des gants. Je soulevai le film. La pierre n\u2019\u00e9tait pas lourde ; elle n\u2019\u00e9tait pas tout \u00e0 fait l\u00e9g\u00e8re non plus. Je la saisis \u00e0 deux mains. Elle \u00e9tait ti\u00e8de. Pas ti\u00e8de comme un objet laiss\u00e9 au soleil ; ti\u00e8de comme une peau longtemps couverte. J\u2019attendis qu\u2019un courant d\u2019air explique la sensation. Rien ne changea. Je reposai la pierre et notai le num\u00e9ro de fiche. La responsable revint, me montra la mention \u201ctemp\u00e9rature l\u00e9g\u00e8rement sup\u00e9rieure \u00e0 l\u2019ambiante\u201d inscrite en bas du formulaire. Elle sourit, un sourire de service. \u00ab Les dragages remontent de tout. On trouve des armes parfois, des poup\u00e9es, des statues de jardin. Celle-ci est propre. On n\u2019a pas su d\u2019o\u00f9 elle venait. \u00bb Elle referma le bac, me laissa recopier quelques chiffres, me fit signer. Quand j\u2019\u00f4tai les gants, la peau de mon poignet droit conservait une chaleur sourde, localis\u00e9e, comme si j\u2019avais port\u00e9 trop longtemps une montre de m\u00e9tal. Chez moi, j\u2019ouvris le dossier reli\u00e9 du professeur H. La couverture indiquait \u00ab Notes Vercors \/ Rh\u00f4ne \u2014 cultes \u2014 objets lisses ? \u00bb. \u00c0 l\u2019int\u00e9rieur, des coupures de presse parlaient d\u2019un accident de sp\u00e9l\u00e9ologie en 1986, sans gravit\u00e9. Une photographie instantan\u00e9e montrait une table de camping, un thermos, trois faces jeunes et rougies. Sur la table, au centre exact, je reconnus la forme ovale. La lumi\u00e8re du flash avait aplati les ombres. La pierre paraissait l\u00e9g\u00e8rement affaiss\u00e9e vers sa base, comme si elle s\u2019\u00e9tait r\u00e9ajust\u00e9e \u00e0 la surface. Je pensai d\u2019abord \u00e0 une illusion due \u00e0 l\u2019angle. Je cherchais une ombre, un rep\u00e8re, une pliure du plastique. Je glissai une cassette dans un vieux lecteur. La bande craqua, siffla, puis la voix d\u2019un homme \u00e9mergea, nette par endroits. Il se pr\u00e9sentait comme Luc, membre d\u2019un club local. Il racontait la remont\u00e9e de \u201cquelque chose de tr\u00e8s lisse\u201d, le plaisir imm\u00e9diat de la main qui glisse sans accrochage, la chaleur \u00e9tonnante per\u00e7ue au premier contact. Il riait en disant que c\u2019\u00e9tait \u201cune bouillotte en pierre\u201d. L\u2019enregistreur capta un frottement, peut-\u00eatre un v\u00eatement, peut-\u00eatre une table. Puis la voix chuta. \u00ab La pierre \u00e9tait\u2026 \u00bb Silence. La bande avait \u00e9t\u00e9 arr\u00eat\u00e9e, ou bien alt\u00e9r\u00e9e. Plus loin, la m\u00eame voix \u00e9voquait une cicatrice au poignet, \u201cjuste l\u00e0\u201d, petite, en forme d\u2019anneau palescent. Aucun drame, aucune douleur notable. \u00ab Le lendemain, plus rien. \u00bb Il ajoutait que l\u2019objet, laiss\u00e9 dans le coffre d\u2019une voiture, avait disparu pendant la nuit. Il n\u2019\u00e9tait pas certain d\u2019avoir bien ferm\u00e9 la serrure. Le dossier contenait une note br\u00e8ve, recopi\u00e9e d\u2019un registre paroissial de 1894. L\u2019\u00e9criture \u00e9tait \u00e9trangl\u00e9e, les lignes serr\u00e9es. Il \u00e9tait question d\u2019un \u201ctrouble\u201d survenu lors d\u2019une veill\u00e9e, de \u201csignes\u201d mal interpr\u00e9t\u00e9s, d\u2019une pierre de taille \u201cind\u00e9cente par sa douceur\u201d. Le dernier mot n\u2019\u00e9tait pas certain, l\u2019encre avait bav\u00e9. On r\u00e9solvait l\u2019affaire en jetant l\u2019objet dans un gouffre \u00ab o\u00f9 l\u2019eau reprend ce qui lui appartient \u00bb. Le professeur H. avait soulign\u00e9 trois fois le mot \u201csiphon\u201d. Sa plume avait griff\u00e9 le papier \u00e0 cet endroit. Je revins \u00e0 la photo instantan\u00e9e. Les bords commen\u00e7aient \u00e0 virer au brun, comme le font ces papiers au bout de d\u00e9cennies. La pierre y occupait sa place exacte, centre d\u2019une sc\u00e8ne banale, presque domestique. Rien n\u2019\u00e9tait spectaculaire. Rien n\u2019invitait \u00e0 la peur. Je ne ressentais qu\u2019une suite de signes discrets, obstin\u00e9s : la ti\u00e9deur sur ma peau, la mention sur un formulaire, une phrase interrompue, un mot soulign\u00e9, un anneau incertain. Je retournai au magasin deux jours plus tard, sous pr\u00e9texte de v\u00e9rifier une cote. La responsable me reconnut, me laissa remplir de nouveau le registre. La pi\u00e8ce gardait sa temp\u00e9rature stable, son odeur de papier et de plastique. La pierre, dans son bac, ne me fit aucun signe. Je posai la main gant\u00e9e dessus. La ti\u00e9deur \u00e9tait identique, localis\u00e9e, sans exc\u00e8s. Je demandai une balance, par curiosit\u00e9, pour noter un poids. Elle sourit encore, m\u2019expliqua qu\u2019on n\u2019en avait pas \u201csous la main\u201d. Je notai l\u2019heure, le temps pass\u00e9, les gestes accomplis. Rien ne changea sur le papier. Au moment de partir, elle me demanda si \u201ctout cela\u201d avait un int\u00e9r\u00eat pour moi. Je r\u00e9pondis que j\u2019avais r\u00e9cup\u00e9r\u00e9 un dossier ancien, probablement li\u00e9. Elle haussa les \u00e9paules et me proposa, sans malice, de \u201cla laisser tranquille, la pauvre\u201d. Le soir, la marque autour de mon poignet s\u2019\u00e9tait accentu\u00e9e. Elle n\u2019\u00e9tait pas rouge, ni en relief. Elle ressemblait \u00e0 la trace laiss\u00e9e par un bracelet qu\u2019on aurait longtemps port\u00e9, puis oubli\u00e9. Je la frottai, elle ne disparut pas. Je dormis d\u2019un sommeil interrompu, sans images nettes. Au matin, la marque avait p\u00e2li. Je reposai la cassette dans sa bo\u00eete, rangeai le Polaroid, glissai la lettre de ma tante au-dessus du dossier, comme un couvercle. La phrase interrompue restait en moi comme un ordre simple : \u00ab Va voir par toi-m\u00eame. \u00bb La berge du Rh\u00f4ne, ce soir-l\u00e0, n\u2019\u00e9tait pas d\u00e9serte. Des cyclistes pass\u00e8rent, amincis par la vitesse. J\u2019attendis. La lumi\u00e8re finit par d\u00e9cro\u00eetre ; la surface du fleuve se fit compacte, sans reflets. Je portais le bac vide sous mon bras. L\u2019objet, envelopp\u00e9 dans un sac de toile, me pesait peu. Je descendis quelques marches de pierre, glissantes d\u2019algues. Mes chaussures prirent l\u2019eau. La ti\u00e9deur me gagna les mains au moment o\u00f9 je d\u00e9nouai le sac. Elle \u00e9tait moins vive que la premi\u00e8re fois, plus nette pourtant, comme si la pierre avait ajust\u00e9 sa temp\u00e9rature \u00e0 la mienne. Je pensai \u00e0 la note de 1894, au mot \u201csiphon\u201d, au trait sous l\u2019encre. Je n\u2019avais pas d\u2019explication \u00e0 donner. Je n\u2019en cherchai pas. Je l\u00e2chai l\u2019objet au niveau d\u2019une langue d\u2019eau lente, l\u00e0 o\u00f9 le courant fait semblant de s\u2019arr\u00eater. Il coula tout de suite, sans roulis, sans h\u00e9sitation. L\u2019eau n\u2019\u00e9mit aucun bruit diff\u00e9rent. Je restai plant\u00e9 l\u00e0, les mains vides, le sac vide, l\u2019odeur d\u2019algues et de fer. Je ne me sentis pas d\u00e9charg\u00e9, ni coupable, ni triomphant. Je sentis seulement la chaleur r\u00e9siduelle de mes paumes d\u00e9cro\u00eetre jusqu\u2019\u00e0 se confondre avec l\u2019air du soir. La marque autour de mon poignet se dissipa presque, laissant un cercle \u00e0 peine perceptible, comme une p\u00e2leur dans la p\u00e2leur. Je rentrai par les rues de mon enfance, droites et sans myst\u00e8re. Au-dessus des toits, le ciel n\u2019expliquait rien. J\u2019ouvris le dossier une derni\u00e8re fois, v\u00e9rifiai que la lettre inachev\u00e9e restait \u00e0 sa place. J\u2019ajoutai une feuille dat\u00e9e, propre, o\u00f9 je consignai des faits brefs : consultation au magasin, sensation de ti\u00e9deur, marque au poignet, restitution nocturne. J\u2019\u00e9crivis les mots \u201cretour \u00e0 l\u2019eau\u201d, puis reposai mon stylo. J\u2019\u00e9teignis la lampe. Dans le noir, ma main droite garda, encore quelques minutes, quelque chose de ti\u00e8de sans source. Le lendemain, je repassai par la berge. Rien n\u2019avait chang\u00e9. Une famille pique-niquait sur l\u2019herbe, des enfants jetaient des cailloux plats qui ricochaient, ravis. Le fleuve r\u00e9pondait avec sa logique calme, qui prend, qui rend, qui reprend encore. Je regardai mes mains. La marque avait disparu. Je rentrai chez moi, remis le dossier sur son \u00e9tag\u00e8re. Je n\u2019attendis aucune suite. J\u2019avais appris ce que je pouvais apprendre sans exc\u00e8s de mots. Le reste ne me regardait plus. --- Texte final : ## REGISTRE 1894 La lettre n\u2019avait pas \u00e9t\u00e9 post\u00e9e. Coinc\u00e9e derri\u00e8re des bordereaux, pochette translucide, en haut d\u2019un classeur que j\u2019avais repris avec la maison. L\u2019\u00e9criture de ma tante, droite, pos\u00e9e, puis la faille nette avant la signature. Une cote griffonn\u00e9e dans la marge. Deux mots rest\u00e9s en plan : \u00ab tu verras \u00bb. Rien d\u2019autre et pourtant tout, pour me remettre en route. Je notai la cote. Je cherchai le lieu. Magasin municipal, sous-sol lumineux, n\u00e9ons qui bourdonnent tr\u00e8s fin. Couloir carrel\u00e9, odeur de plastique et de carton, portes battantes, on passe deux grilles, on signe. Elle me tend des gants. Elle sort un bac en poly\u00e9thyl\u00e8ne, table inox, je lis le num\u00e9ro sur l\u2019\u00e9tiquette : m\u00eame racine que sur la lettre. On retire le film. L\u2019objet est l\u00e0. Ce n\u2019est rien, une pierre ovale, plus longue que large. Aucun grain, aucune veine. Gris mouill\u00e9. Je la prends \u00e0 deux mains. Elle est ti\u00e8de. Pas ti\u00e8de de soleil. Ti\u00e8de comme une paume qui a gard\u00e9 sa chaleur sous un tissu. La responsable dit : \u00ab On a not\u00e9 un \u00e9cart l\u00e9ger, voyez en bas de la fiche. \u00bb En bas de la fiche c\u2019est \u00e9crit : temp\u00e9rature sup\u00e9rieure \u00e0 ambiante, observation \u00e0 confirmer. Sourire administratif, stylo pr\u00eat au registre. Je signe, date du jour, cr\u00e9neau d\u2019acc\u00e8s. Quand je retire les gants, la peau me rend la chaleur en retard. Un cercle p\u00e2le au poignet, tr\u00e8s fin, sans douleur. Je n\u2019en dis rien. On referme le bac. Je rentre avec le dossier du professeur H. \u2014 reliure souple, tranche us\u00e9e, grande \u00e9criture : Vercors \/ Rh\u00f4ne \u2014 cultes \u2014 objets lisses ?. Dedans les coupures locales, 1986, une alerte sp\u00e9l\u00e9o sans gravit\u00e9 ; deux Polaroid ; la note paroissiale de 1894 recopi\u00e9e \u00e0 l\u2019encre bleue ; des cassettes audio \u00e9tiquet\u00e9es au feutre. Rien de spectaculaire. Juste l\u2019empilement r\u00e9gulier des preuves modestes. Je commence par l\u2019image. Table de camping, thermos, trois jeunes qui rient, veste polaire, front rouge de froid. Au centre, sur la toile plastique, l\u2019ovale, exactement calibr\u00e9. L\u2019ombre ne sait pas quoi faire avec lui ; on dirait qu\u2019il s\u2019enfonce tr\u00e8s l\u00e9g\u00e8rement dans la surface, illusion d\u2019optique peut-\u00eatre, peut-\u00eatre pas. Le bord brun du Polaroid commence \u00e0 migrer, chimie fatigu\u00e9e. Je glisse la photo sous une lampe plus forte. \u00c7a ne r\u00e9pond pas davantage. L\u2019\u0153il revient toujours au centre. La cassette ensuite. Le vieux lecteur a un capot qui tient mal, j\u2019appuie. Bande qui souffle, voix d\u2019homme avec des \u00ab euh \u00bb et une gouaille retenue : Luc, du club, raconte la remont\u00e9e par un boyau, l\u2019eau qui vous coupe le dos, puis la trouvaille, \u00ab un truc lisse, lisse comme rien, je te jure, c\u2019\u00e9tait chaud, on a rigol\u00e9, une bouillotte en pierre \u00bb. Il rit. On entend un frottement, une table peut-\u00eatre, un v\u00eatement. Puis : \u00ab La pierre \u00e9tait\u2026 \u00bb Coupure nette. Plus loin, un mot sur une petite cicatrice au poignet \u2014 \u00ab en rond, comme si j\u2019avais port\u00e9 un bracelet, \u00e7a a disparu \u00bb \u2014 et la disparition de l\u2019objet du coffre de la voiture au matin, serrure pas s\u00fbre. Il n\u2019insiste pas. La bande poursuit sur des banalit\u00e9s de club, puis s\u2019arr\u00eate d\u2019elle-m\u00eame, clac du ressort. La note de 1894. \u00c9criture serr\u00e9e, pr\u00eatre qui tient ses lignes, pas de d\u00e9bordements. On y parle d\u2019un trouble, d\u2019un rituel villageois dont le nom n\u2019est pas \u00e9crit, d\u2019une pierre de \u00ab douceur ind\u00e9cente \u00bb, les mots exactement ceux-l\u00e0 ou presque \u2014 l\u2019encre a bu, on devine. D\u00e9cision prise : jeter l\u2019objet dans l\u2019aven, \u00ab o\u00f9 l\u2019eau reprend ce qui lui appartient \u00bb. Le professeur H. a soulign\u00e9 trois fois siphon. L\u2019encre a mordu le papier \u00e0 ces traits-l\u00e0. Je fais un va-et-vient entre ces trois preuves : photo, bande, note. Je ne produis pas d\u2019hypoth\u00e8se. Je tiens seulement le fil des gestes. Je recopie deux dates. Je classe les feuilles d\u2019un autre ordre et reviens au premier, pour v\u00e9rifier que rien n\u2019a gliss\u00e9 dans la man\u0153uvre. Deux jours apr\u00e8s je retourne au magasin. M\u00eame couloir. M\u00eame bourdonnement de n\u00e9ons. La responsable a la politesse de ne pas s\u2019\u00e9tonner. Elle m\u2019apporte le bac. Elle plaisante doucement : \u00ab Il vous pla\u00eet, votre caillou ? \u00bb Je hausse les \u00e9paules, je dis \u00ab Corr\u00e9lation probable avec un vieux dossier \u00bb. On retire le film. M\u00eame ti\u00e9deur. Je demande une balance. Elle dit qu\u2019il n\u2019y en a pas ici. Je note l\u2019heure, l\u2019angle de lumi\u00e8re, rien qui compte vraiment, je le sais, mais je note. Mon poignet, sous le gant, chauffe \u00e0 l\u2019endroit exact o\u00f9 hier s\u2019\u00e9tait inscrit le cercle. J\u2019\u00f4te un gant, effleure la surface du dos de la main. Sensation stable, pas d\u2019augmentation. Je remets le gant. On referme. Chez moi, la marque a repris de la nettet\u00e9, anneau clair, comme apr\u00e8s un bijou trop serr\u00e9, puis s\u2019estompe vers le soir. Je dors mal, non pas parce que j\u2019ai peur, mais parce qu\u2019on a rang\u00e9 trop de pi\u00e8ces sur la table, qu\u2019on ne sait plus o\u00f9 poser la main. Au matin, je prends une feuille blanche, j\u2019\u00e9cris en t\u00eate : Consultation \u2014 objet ovale lisse \u2014 cote X \u2014 Rh\u00f4ne \u2014 juillet. Sous la ligne, je ne r\u00e9sume pas : je liste. Geste d\u2019archiviste sans autorit\u00e9. Le fleuve, je l\u2019ai dans la t\u00eate comme on a dans la t\u00eate les rues d\u2019avant, celles o\u00f9 on allait enfant quand on ne savait pas encore les noms. Les marches de pierre ont une pellicule d\u2019algues, on marche dedans en \u00e9cartant un peu les pieds. Les cyclistes passent au-dessus, les lampes font des lignes la nuit d\u00e8s qu\u2019ils acc\u00e9l\u00e8rent. Il faut attendre. Ne pas se presser. L\u2019eau se fait dense quand la lumi\u00e8re tombe. Je prends le sac de toile. Rien de clandestin, pas de secret h\u00e9ro\u00efque. Juste \u00e9viter les regards, parce que les gestes sont pauvres et qu\u2019ils se racontent mal aux passants. L\u2019objet p\u00e8se peu, moins qu\u2019on croirait. La chaleur dans la paume gagne un peu la peau du poignet, puis s\u2019arr\u00eate. Je pense au mot siphon, aux traits du professeur. Je pense \u00e0 la note o\u00f9 on dit \u00ab reprend \u00bb. Je ne pense pas \u00e0 ce que c\u2019est. J\u2019ai promis \u00e0 personne, mais la lettre m\u2019avait mis dans ce sens-l\u00e0. Je l\u00e2che. La pierre n\u2019a aucun roulis. Elle coupe l\u2019eau en silence. Je regarde la surface juste apr\u00e8s, ce moment o\u00f9 une chose a disparu mais laisse sa forme en creux, dans l\u2019onde. Les cercles s\u2019ouvrent, se perdent, puis il n\u2019y a plus rien \u00e0 voir que la marche gluante, l\u2019odeur d\u2019herbe mouill\u00e9e, une canette \u00e9cras\u00e9e deux marches plus haut, bruit sourd d\u2019une p\u00e9niche invisible. Je reste un temps qu\u2019on ne sait pas mesurer, sans faire de phrase. Je remonte. La marque au poignet a presque disparu au premier lampadaire. Chez moi je range le dossier \u00e0 sa place, pas trop haut, pas trop bas, l\u00e0 o\u00f9 on le retrouve sans grimper. Je r\u00e9\u00e9coute la cassette, un court passage. Le \u00ab la pierre \u00e9tait\u2026 \u00bb s\u2019arr\u00eate au m\u00eame endroit, c\u2019est normal, \u00e7a ne bougera pas. Je mets la photo en quatri\u00e8me de couverture du dossier, pour qu\u2019elle apparaisse d\u2019abord quand on ouvre. Je glisse la lettre de ma tante en couverture, comme un garde-fou. Je recopie encore une fois la date du jour, j\u2019ajoute : \u00ab restitution \u00bb. Je ne cherche pas de mot mieux. Je ne cherche pas d\u2019explication. Je mets le stylo dans le dos du dossier, c\u2019est une habitude que j\u2019ai gard\u00e9e d\u2019elle. Le lendemain je passe expr\u00e8s par le fleuve. Rien n\u2019insiste. Une famille sur l\u2019herbe, cris des enfants qui font sauter des cailloux plats, cinq ricochets, six, record, on applaudit. Je regarde la surface : elle a sa logique de toujours, elle prend et rend sans m\u00e9moire. J\u2019ouvre la main \u00e0 plat, paume en l\u2019air, pour voir si elle garde quelque chose. Rien. Une ti\u00e9deur ordinaire de peau au soleil, pas plus. Il y a des histoires qui n\u2019acceptent pas la suite. Ce n\u2019est pas une morale. Ce n\u2019est pas une victoire. C\u2019est un point o\u00f9 on ferme les dossiers et on les laisse nous regarder de leur rayon, sans menace. J\u2019\u00e9cris encore une ligne pour moi seul \u2014 \u00ab retour \u00e0 l\u2019eau \u00bb \u2014 puis j\u2019\u00e9teins. Dans le noir, la main garde un instant la sensation d\u2019avoir port\u00e9, comme on garde la sensation d\u2019une montre qu\u2019on a enlev\u00e9e. Cela passe. Je n\u2019ai pas gard\u00e9 de copie de la fiche du magasin. Je n\u2019ai pas pris de photo. Si on m\u2019avait demand\u00e9 d\u2019expliquer, j\u2019aurais repris le mot de la note, je crois : reprendre, c\u2019est suffisant. Il n\u2019y a pas d\u2019autre merveille ici que cette ti\u00e9deur sans raison. Tout le reste est papier, poussi\u00e8re propre, voix qu\u2019on entend mal. On vit assez longtemps avec \u00e7a. On range. On ferme la lumi\u00e8re. On laisse l\u2019eau faire son travail.", "image": "https:\/\/ledibbouk.net\/IMG\/logo\/prompt.webp?1755070269", "tags": ["Narration et Exp\u00e9rimentation", "Technologies et Postmodernit\u00e9"] } ,{ "id": "https:\/\/ledibbouk.net\/prompt-reservoir-%E2%86%92-tirage-pour-generer-une-histoire.html", "url": "https:\/\/ledibbouk.net\/prompt-reservoir-%E2%86%92-tirage-pour-generer-une-histoire.html", "title": " Prompt « R\u00e9servoir \u2192 Tirage » pour g\u00e9n\u00e9rer une histoire", "date_published": "2025-08-13T07:21:55Z", "date_modified": "2025-08-13T07:47:50Z", "author": {"name": "Patrick Blanchon"}, "content_html": "

[ voir exemple de r\u00e9alisation avec ChatGpt](<\/span>https:\/\/ledibbouk.net\/creation-de-fiction-avec-prompt-exemple.html<\/span><\/a>)<\/p>\n

**Note d’origine** : Lovecraft a couch\u00e9 une m\u00e9thode tr\u00e8s concr\u00e8te dans son texte « Suggestions for Writing a Story » (publi\u00e9 \u00e0 titre posthume dans The Notes & Commonplace Book, 1938). Voici l\u2019essentiel :<\/p>\n

Synopsis chronologique : dresser d\u2019abord le fil des \u00e9v\u00e9nements dans l\u2019ordre r\u00e9el de leur occurrence (pas celui de la narration), assez d\u00e9taill\u00e9 pour motiver chaque incident.<\/p>\n

Synopsis narratif : r\u00e9organiser ensuite ces \u00e9v\u00e9nements dans l\u2019ordre o\u00f9 ils seront racont\u00e9s, avec notes sur le point de vue, les accentuations et le climax ; modifier librement le premier plan, ajouter ou supprimer des sc\u00e8nes si cela renforce l\u2019effet.<\/p>\n

R\u00e9daction rapide : \u00e9crire d\u2019un jet, sans s\u2019auto-censurer, en restant pr\u00eat \u00e0 reconfigurer intrigue et d\u00e9buts\/fins, puis \u00e9liminer tout le superflu.<\/p>\n

R\u00e9vision totale : travailler le lexique, la syntaxe, le rythme, les transitions, la proportion des parties, la plausibilit\u00e9, l\u2019atmosph\u00e8re.<\/p>\n

Copie finale propre (tapuscrit) apr\u00e8s les derni\u00e8res retouches.<\/p>\n

Il ajoute des remarques utiles : on peut parfois commencer par une humeur ou une image sans conna\u00eetre la fin ; tenir un carnet d\u2019id\u00e9es (r\u00eaves, notations) ; soigner surtout le plan\/synopsis, qui est « le c\u0153ur cr\u00e9atif » de l\u2019histoire ; rester strictement logique sauf sur l\u2019axe choisi de l\u2019\u00e9tranget\u00e9.<\/p>\n

Lovecraft compl\u00e8te cette m\u00e9thode dans « Notes on Writing Weird Fiction » (1933) : viser d\u2019abord la bonne ambiance ; concentrer l\u2019\u00e9cart sur une seule “merveille” centrale trait\u00e9e avec mont\u00e9e \u00e9motionnelle ; maintenir un r\u00e9alisme minutieux partout ailleurs ; privil\u00e9gier la suggestion (touches imperceptibles, d\u00e9tails associatifs) et \u00e9viter les catalogues crus d\u2019\u00e9v\u00e9nements incroyables.<\/p>\n

Ce qui est important de retenir c’est que l’ordre r\u00e9el des faits est diff\u00e9rent de l’ordre qu’emploie la narration. Pour r\u00e9sumer on cr\u00e9e un r\u00e9servoir de faits dans un ordre chronologique par exemple mais ensuite la narration extrait ceux-ci et les r\u00e9organise comme elle veut selon le but recherch\u00e9.<\/p>\n

Par « ordre r\u00e9el de leur occurrence », Lovecraft veut dire la chronologie objective des faits dans le monde de l\u2019histoire : ce qui s\u2019est pass\u00e9, dans quel ordre, pour qui, o\u00f9, et avec quelles causes\/cons\u00e9quences — ind\u00e9pendamment de la fa\u00e7on dont tu vas le raconter. L\u2019ordre de la narration, lui, est l\u2019ordre dans lequel le lecteur d\u00e9couvre ces faits (avec flashbacks, ellipses, r\u00e9cits crois\u00e9s, in medias res, etc.).<\/p>\n

De cette note j’ai tir\u00e9 un prompt pour tenter de trouver une m\u00e9thodologie personnelle qui m’aiderait \u00e0 \u00e9crire des fictions.<\/p>\n

**Avertissement** : il ne s’agit pas de demander \u00e0 une IA de r\u00e9diger des histoires \u00e0 ma place. Mais de comprendre, d’int\u00e9grer un protocole, une m\u00e9thode, moi qui ai tant de mal avec les protocoles ordinairement.
\n*******************************************************
\n**R\u00f4le**. Tu es un architecte narratif. Tu vas d\u2019abord construire la fabula (chronologie r\u00e9elle des faits), puis le syuzhet (ordre de narration), faire des v\u00e9rifications de coh\u00e9rence, et seulement ensuite r\u00e9diger l\u2019histoire.<\/p>\n

**Param\u00e8tres**<\/p>\n

GENRE : ex. horreur cosmique \/ r\u00eave \/ polar \/ fantastique sobre<\/i><\/p>\n

EFFET RECHERCH\u00c9 : ex. inqui\u00e9tude lente \/ myst\u00e8re rationnel \/ vertige onirique<\/i><\/p>\n

LONGUEUR CIBLE : ex. 1200 mots<\/i><\/p>\n

PERSONNE\/TEMPS : ex. 1re personne pass\u00e9 simple \/ 3e personne pr\u00e9sent<\/i><\/p>\n

FOCALISATION : interne \/ externe \/ variable<\/i><\/p>\n

LEXIQUE\/STYLE : sobre, concret, pas de lyrisme, phrases 10\u201320 mots<\/i><\/p>\n

CONTRAINTE LOVecraft : une seule “merveille” centrale, r\u00e9alisme ailleurs, suggestion > exposition.<\/p>\n

OUTPUT_MODE : plan | histoire | les_deux<\/i><\/p>\n

**\u00c9TAPE A — FABULA (ordre r\u00e9el des faits)**
\nConstruis la chronologie objective en \u00e9v\u00e9nements atomiques (5\u201312 items).
\nFormat de sortie :<\/p>\n

Eid<\/i> — Date\/Laps : \u2026<\/i> — Lieu : \u2026<\/i> — Acteurs : \u2026<\/i>
\nFait : \u2026<\/i>
\nCause : \u2026<\/i> \u2192 Cons\u00e9quence : \u2026<\/i>
\nTrace mat\u00e9rielle : lettre \/ photo \/ cicatrice \/ rapport \/ bruit \/ odeur<\/i>
\nQui sait quoi : Perso A : \u2026 | Perso B : \u2026 | Lecteur : rien<\/i><\/p>\n

(Ajoute autant d\u2019Eid<\/i> que n\u00e9cessaire, en respectant la causalit\u00e9, m\u00eame pour les faits hors-champ.)<\/p>\n

**\u00c9TAPE B — SYUZHET (ordre narratif pour le lecteur)**
\nR\u00e9ordonne en sc\u00e8nes. Pour chaque sc\u00e8ne :<\/p>\n

Sn<\/i> — Point d\u2019entr\u00e9e : moment pr\u00e9cis<\/i> — POV : \u2026<\/i>
\nObjectif dramatique : \u2026<\/i>
\nPuise dans : E3 = allusion | E1 = indice | E7 = r\u00e9v\u00e9lation<\/i>
\nDegr\u00e9 d\u2019info : 0 allusion \/ 1 indice \/ 2 partielle \/ 3 r\u00e9v\u00e9lation
\nCe que tu tais : \u2026<\/i>
\nCrochet de sortie : question \/ image \/ menace \/ promesse<\/i><\/p>\n

(Planifie 6\u201312 sc\u00e8nes, in medias res autoris\u00e9, flashbacks ok, mais logique du r\u00e9servoir intouch\u00e9e.)<\/p>\n

**\u00c9TAPE C — V\u00c9RIFS \u00c9CLAIR**
\nCausalit\u00e9 : toute action a une cause ant\u00e9rieure dans la fabula.<\/p>\n

Connaissances : aucun personnage n\u2019utilise une info qu\u2019il n\u2019a pas encore obtenue.<\/p>\n

Traces : chaque r\u00e9v\u00e9lations s\u2019appuie sur une trace mat\u00e9rielle d\u00e9j\u00e0 pr\u00e9sente.<\/p>\n

Plausibilit\u00e9 : dates\/d\u00e9lais\/distances coh\u00e9rents.<\/p>\n

Merveille centrale : une seule anomalie, le reste r\u00e9aliste.<\/p>\n

**\u00c9TAPE D — R\u00c9DACTION**
\nTon global : \u2026<\/i> ; rythme : ralenti sur 2 sc\u00e8nes, sinon net<\/i>.<\/p>\n

\u00c9vite l\u2019encyclop\u00e9disme et les “catalogues d\u2019horreurs” ; privil\u00e9gie la suggestion.<\/p>\n

Sortie conforme \u00e0 LONGUEUR CIBLE. Pas d\u2019explications post-finale.<\/p>\n

**FORMAT DE SORTIE**
\nPlan : r\u00e9imprime Fabula puis Syuzhet (brefs).<\/p>\n

**Histoire** : texte continu pr\u00eat \u00e0 lire, respectant PERSONNE\/TEMPS\/STYLE.<\/p>\n

**Exemple ultra-court**(remplissage)
\nGENRE : fantastique sobre<\/p>\n

EFFET : inqui\u00e9tude lente<\/p>\n

LONGUEUR : 900 mots<\/p>\n

PERSONNE\/TEMPS : 1re personne, pass\u00e9<\/p>\n

FOCALISATION : interne<\/p>\n

LEXIQUE : concret, phrases 12\u201318 mots<\/p>\n

OUTPUT_MODE : les_deux<\/p>\n

*Fabula* (r\u00e9sum\u00e9)
\nE1 — 1895, grotte : un rituel \u00e9choue ; statuette perdue. Trace : cicatrice sur un survivant.
\nE2 — 1926, port : un marin remonte la statuette. Trace : idole + journal de bord.
\nE3 — 1927, ville : un professeur enqu\u00eate, compile. Trace : dossier, coupures.
\nE4 — 1928, moi : j\u2019h\u00e9rite du dossier ; le marin dispara\u00eet. Trace : lettre inachev\u00e9e.<\/p>\n

*Syuzhet* (r\u00e9sum\u00e9)
\nS1 (E4\/indice) ouverture sur la lettre inachev\u00e9e.
\nS2 (E3\/partiel) notes du professeur ; noms ratur\u00e9s.
\nS3 (E2\/r\u00e9cit) voix du marin ; m\u00e9t\u00e9o, d\u00e9rive, idole poisseuse.
\nS4 (E1\/allusion) cicatrice d\u00e9crite ; on sugg\u00e8re le rituel sans tout dire.
\nS5 (E4\/r\u00e9v.) je retrouve l\u2019idole, mais seule la trace parle.<\/p>\n

(Puis r\u00e9dige l\u2019histoire selon ces balises.)<\/p>\n

Si tu veux, dis-moi juste les param\u00e8tres \u00e0 remplir (genre, effet, longueur, etc.) et je te g\u00e9n\u00e8re aussit\u00f4t un plan + histoire avec ce prompt.<\/p>", "content_text": "[ voir exemple de r\u00e9alisation avec ChatGpt](https:\/\/ledibbouk.net\/creation-de-fiction-avec-prompt-exemple.html) **Note d'origine** : Lovecraft a couch\u00e9 une m\u00e9thode tr\u00e8s concr\u00e8te dans son texte \u00ab Suggestions for Writing a Story \u00bb (publi\u00e9 \u00e0 titre posthume dans The Notes & Commonplace Book, 1938). Voici l\u2019essentiel : Synopsis chronologique : dresser d\u2019abord le fil des \u00e9v\u00e9nements dans l\u2019ordre r\u00e9el de leur occurrence (pas celui de la narration), assez d\u00e9taill\u00e9 pour motiver chaque incident. Synopsis narratif : r\u00e9organiser ensuite ces \u00e9v\u00e9nements dans l\u2019ordre o\u00f9 ils seront racont\u00e9s, avec notes sur le point de vue, les accentuations et le climax ; modifier librement le premier plan, ajouter ou supprimer des sc\u00e8nes si cela renforce l\u2019effet. R\u00e9daction rapide : \u00e9crire d\u2019un jet, sans s\u2019auto-censurer, en restant pr\u00eat \u00e0 reconfigurer intrigue et d\u00e9buts\/fins, puis \u00e9liminer tout le superflu. R\u00e9vision totale : travailler le lexique, la syntaxe, le rythme, les transitions, la proportion des parties, la plausibilit\u00e9, l\u2019atmosph\u00e8re. Copie finale propre (tapuscrit) apr\u00e8s les derni\u00e8res retouches. Il ajoute des remarques utiles : on peut parfois commencer par une humeur ou une image sans conna\u00eetre la fin ; tenir un carnet d\u2019id\u00e9es (r\u00eaves, notations) ; soigner surtout le plan\/synopsis, qui est \u00ab le c\u0153ur cr\u00e9atif \u00bb de l\u2019histoire ; rester strictement logique sauf sur l\u2019axe choisi de l\u2019\u00e9tranget\u00e9. Lovecraft compl\u00e8te cette m\u00e9thode dans \u00ab Notes on Writing Weird Fiction \u00bb (1933) : viser d\u2019abord la bonne ambiance ; concentrer l\u2019\u00e9cart sur une seule \u201cmerveille\u201d centrale trait\u00e9e avec mont\u00e9e \u00e9motionnelle ; maintenir un r\u00e9alisme minutieux partout ailleurs ; privil\u00e9gier la suggestion (touches imperceptibles, d\u00e9tails associatifs) et \u00e9viter les catalogues crus d\u2019\u00e9v\u00e9nements incroyables. Ce qui est important de retenir c'est que l'ordre r\u00e9el des faits est diff\u00e9rent de l'ordre qu'emploie la narration. Pour r\u00e9sumer on cr\u00e9e un r\u00e9servoir de faits dans un ordre chronologique par exemple mais ensuite la narration extrait ceux-ci et les r\u00e9organise comme elle veut selon le but recherch\u00e9. Par \u00ab ordre r\u00e9el de leur occurrence \u00bb, Lovecraft veut dire la chronologie objective des faits dans le monde de l\u2019histoire : ce qui s\u2019est pass\u00e9, dans quel ordre, pour qui, o\u00f9, et avec quelles causes\/cons\u00e9quences \u2014 ind\u00e9pendamment de la fa\u00e7on dont tu vas le raconter. L\u2019ordre de la narration, lui, est l\u2019ordre dans lequel le lecteur d\u00e9couvre ces faits (avec flashbacks, ellipses, r\u00e9cits crois\u00e9s, in medias res, etc.). De cette note j'ai tir\u00e9 un prompt pour tenter de trouver une m\u00e9thodologie personnelle qui m'aiderait \u00e0 \u00e9crire des fictions. **Avertissement** : il ne s'agit pas de demander \u00e0 une IA de r\u00e9diger des histoires \u00e0 ma place. Mais de comprendre, d'int\u00e9grer un protocole, une m\u00e9thode, moi qui ai tant de mal avec les protocoles ordinairement. ******************************************************* **R\u00f4le**. Tu es un architecte narratif. Tu vas d\u2019abord construire la fabula (chronologie r\u00e9elle des faits), puis le syuzhet (ordre de narration), faire des v\u00e9rifications de coh\u00e9rence, et seulement ensuite r\u00e9diger l\u2019histoire. **Param\u00e8tres** GENRE : {ex. horreur cosmique \/ r\u00eave \/ polar \/ fantastique sobre} EFFET RECHERCH\u00c9 : {ex. inqui\u00e9tude lente \/ myst\u00e8re rationnel \/ vertige onirique} LONGUEUR CIBLE : {ex. 1200 mots} PERSONNE\/TEMPS : {ex. 1re personne pass\u00e9 simple \/ 3e personne pr\u00e9sent} FOCALISATION : {interne \/ externe \/ variable} LEXIQUE\/STYLE : {sobre, concret, pas de lyrisme, phrases 10\u201320 mots} CONTRAINTE LOVecraft : une seule \u201cmerveille\u201d centrale, r\u00e9alisme ailleurs, suggestion > exposition. OUTPUT_MODE : {plan | histoire | les_deux} **\u00c9TAPE A \u2014 FABULA (ordre r\u00e9el des faits)** Construis la chronologie objective en \u00e9v\u00e9nements atomiques (5\u201312 items). Format de sortie : E{id} \u2014 Date\/Laps : {\u2026} \u2014 Lieu : {\u2026} \u2014 Acteurs : {\u2026} Fait : {\u2026} Cause : {\u2026} \u2192 Cons\u00e9quence : {\u2026} Trace mat\u00e9rielle : {lettre \/ photo \/ cicatrice \/ rapport \/ bruit \/ odeur} Qui sait quoi : {Perso A : \u2026 | Perso B : \u2026 | Lecteur : rien} (Ajoute autant d\u2019E{id} que n\u00e9cessaire, en respectant la causalit\u00e9, m\u00eame pour les faits hors-champ.) **\u00c9TAPE B \u2014 SYUZHET (ordre narratif pour le lecteur)** R\u00e9ordonne en sc\u00e8nes. Pour chaque sc\u00e8ne : S{n} \u2014 Point d\u2019entr\u00e9e : {moment pr\u00e9cis} \u2014 POV : {\u2026} Objectif dramatique : {\u2026} Puise dans : {E3 = allusion | E1 = indice | E7 = r\u00e9v\u00e9lation} Degr\u00e9 d\u2019info : 0 allusion \/ 1 indice \/ 2 partielle \/ 3 r\u00e9v\u00e9lation Ce que tu tais : {\u2026} Crochet de sortie : {question \/ image \/ menace \/ promesse} (Planifie 6\u201312 sc\u00e8nes, in medias res autoris\u00e9, flashbacks ok, mais logique du r\u00e9servoir intouch\u00e9e.) **\u00c9TAPE C \u2014 V\u00c9RIFS \u00c9CLAIR** Causalit\u00e9 : toute action a une cause ant\u00e9rieure dans la fabula. Connaissances : aucun personnage n\u2019utilise une info qu\u2019il n\u2019a pas encore obtenue. Traces : chaque r\u00e9v\u00e9lations s\u2019appuie sur une trace mat\u00e9rielle d\u00e9j\u00e0 pr\u00e9sente. Plausibilit\u00e9 : dates\/d\u00e9lais\/distances coh\u00e9rents. Merveille centrale : une seule anomalie, le reste r\u00e9aliste. **\u00c9TAPE D \u2014 R\u00c9DACTION** Ton global : {\u2026} ; rythme : {ralenti sur 2 sc\u00e8nes, sinon net}. \u00c9vite l\u2019encyclop\u00e9disme et les \u201ccatalogues d\u2019horreurs\u201d ; privil\u00e9gie la suggestion. Sortie conforme \u00e0 LONGUEUR CIBLE. Pas d\u2019explications post-finale. **FORMAT DE SORTIE** Plan : r\u00e9imprime Fabula puis Syuzhet (brefs). **Histoire** : texte continu pr\u00eat \u00e0 lire, respectant PERSONNE\/TEMPS\/STYLE. **Exemple ultra-court**(remplissage) GENRE : fantastique sobre EFFET : inqui\u00e9tude lente LONGUEUR : 900 mots PERSONNE\/TEMPS : 1re personne, pass\u00e9 FOCALISATION : interne LEXIQUE : concret, phrases 12\u201318 mots OUTPUT_MODE : les_deux *Fabula* (r\u00e9sum\u00e9) E1 \u2014 1895, grotte : un rituel \u00e9choue ; statuette perdue. Trace : cicatrice sur un survivant. E2 \u2014 1926, port : un marin remonte la statuette. Trace : idole + journal de bord. E3 \u2014 1927, ville : un professeur enqu\u00eate, compile. Trace : dossier, coupures. E4 \u2014 1928, moi : j\u2019h\u00e9rite du dossier ; le marin dispara\u00eet. Trace : lettre inachev\u00e9e. *Syuzhet* (r\u00e9sum\u00e9) S1 (E4\/indice) ouverture sur la lettre inachev\u00e9e. S2 (E3\/partiel) notes du professeur ; noms ratur\u00e9s. S3 (E2\/r\u00e9cit) voix du marin ; m\u00e9t\u00e9o, d\u00e9rive, idole poisseuse. S4 (E1\/allusion) cicatrice d\u00e9crite ; on sugg\u00e8re le rituel sans tout dire. S5 (E4\/r\u00e9v.) je retrouve l\u2019idole, mais seule la trace parle. (Puis r\u00e9dige l\u2019histoire selon ces balises.) Si tu veux, dis-moi juste les param\u00e8tres \u00e0 remplir (genre, effet, longueur, etc.) et je te g\u00e9n\u00e8re aussit\u00f4t un plan + histoire avec ce prompt.", "image": "https:\/\/ledibbouk.net\/IMG\/logo\/engrenages-2.jpg?1755069705", "tags": ["Narration et Exp\u00e9rimentation", "Technologies et Postmodernit\u00e9", "documentation"] } ,{ "id": "https:\/\/ledibbouk.net\/alfred-mira-le-peintre-que-new-york-a-vu-et-oublie.html", "url": "https:\/\/ledibbouk.net\/alfred-mira-le-peintre-que-new-york-a-vu-et-oublie.html", "title": "Alfred Mira, le peintre que New York a vu et oubli\u00e9", "date_published": "2025-08-11T09:44:22Z", "date_modified": "2025-08-11T09:44:22Z", "author": {"name": "Patrick Blanchon"}, "content_html": "

\u00c0 vrai dire, personne ne se souvient plus tr\u00e8s bien du moment exact o\u00f9 Alfred Mira est sorti du champ. On l\u2019a vu longtemps, ou plut\u00f4t on a vu ce qu\u2019il voyait : Washington Square apr\u00e8s la pluie, MacDougal Street quand le trottoir brille, Sheridan Square travers\u00e9e par un autobus bleu clair. Puis, un jour, ces vues se sont effac\u00e9es, comme si quelqu\u2019un avait repli\u00e9 la carte du quartier et rang\u00e9 la peinture dans une bo\u00eete \u00e0 chaussures. On ne sait pas o\u00f9 se trouve la bo\u00eete.<\/p>\n

N\u00e9 en 1900, \u00e9lev\u00e9 dans Greenwich Village par des parents venus d\u2019Italie, Mira avait appris \u00e0 regarder avant de savoir peindre. Les rues \u00e9taient son premier atelier, la fa\u00e7ade de briques son chevalet, le ciel entre deux immeubles sa palette. Les voisins lui donnaient parfois un signe de t\u00eate, rarement plus. Les chiens errants passaient sans le voir, mais il enregistrait tout : une \u00e9chelle pos\u00e9e contre un mur, le reflet d\u2019une ampoule dans une vitrine, l\u2019ombre d\u2019une corniche au mois de mars.<\/p>\n

Dans sa jeunesse, Mira avait fr\u00e9quent\u00e9 la National Academy of Design, puis l\u2019Art Students League, o\u00f9 il avait compris que, malgr\u00e9 les injonctions de l\u2019\u00e9poque, il n\u2019aimait pas trop d\u00e9former les choses. Il pr\u00e9f\u00e9rait la rue telle qu\u2019elle se pr\u00e9sentait, mais filtr\u00e9e par sa lumi\u00e8re. Le matin, souvent, il descendait vers Washington Square Park avec un carnet et un crayon, s\u2019arr\u00eatant au bord de la fontaine, pas pour la dessiner mais pour \u00e9couter le bruit de l\u2019eau qui tombait — comme si ce son devait se retrouver, plus tard, dans les coups de pinceau.<\/p>\n

Ce qu\u2019il peignait, c\u2019\u00e9tait moins un d\u00e9cor qu\u2019une respiration. Les passants, il les laissait flous ; la pluie, il la rendait presque ti\u00e8de ; la nuit, il la faisait rougir autour des lampadaires. Et toujours cette impression qu\u2019on marche \u00e0 c\u00f4t\u00e9 de lui, dans un quartier qu\u2019on conna\u00eet d\u00e9j\u00e0 un peu, m\u00eame si on n\u2019y est jamais venu.<\/p>\n


\n

Les Mira venaient d\u2019Italie, d\u2019un village dont on a oubli\u00e9 le nom, ou alors quelqu\u2019un s\u2019en souvient mais ne le dira pas. En tout cas, ils avaient d\u00e9barqu\u00e9 \u00e0 New York avec un paquet de v\u00eatements, deux ou trois recettes de cuisine, et cette manie de parler avec les mains m\u00eame quand on tenait un baluchon. Greenwich Village, \u00e0 l\u2019\u00e9poque, n\u2019avait rien de la carte postale pour touristes : c\u2019\u00e9tait un quartier d\u2019immigrants, de petits commerces et d\u2019ombres longues au pied des immeubles.<\/p>\n

Alfred, gamin, tra\u00eenait autour des vitrines. Pas pour acheter, juste pour regarder la fa\u00e7on dont la lumi\u00e8re faisait vibrer les oranges empil\u00e9es ou se refl\u00e9tait sur une th\u00e9i\u00e8re en \u00e9tain. Plus tard, il entra \u00e0 la National Academy of Design — ce qui sonnait tr\u00e8s s\u00e9rieux — puis \u00e0 l\u2019Art Students League, o\u00f9 on lui apprit \u00e0 parler le langage des ombres et des perspectives, \u00e0 comprendre qu\u2019un mur rouge n\u2019est jamais vraiment rouge, qu\u2019il a toujours un peu de bleu dedans.<\/p>\n

Il finan\u00e7a ses \u00e9tudes en travaillant chez un d\u00e9corateur d\u2019int\u00e9rieur, ce qui lui fit d\u00e9couvrir que le go\u00fbt des autres n\u2019\u00e9tait pas forc\u00e9ment le sien. Chez lui, on ne choisissait pas les couleurs pour flatter un canap\u00e9, mais pour dire quelque chose au passant, \u00e0 celui qui l\u00e8ve les yeux entre deux pas.<\/p>\n

Il regardait aussi ailleurs. Les murs de l\u2019\u00e9cole affichaient parfois des reproductions de Monet ou de Pissarro. On lui parlait de la lumi\u00e8re fran\u00e7aise comme d\u2019une sorte de miracle climatique. Mira notait, mentalement, qu\u2019il faudrait un jour aller voir \u00e7a de pr\u00e8s.<\/p>\n


\n

En 1928, Mira prit le bateau pour la France. Ce n\u2019\u00e9tait pas pour fuir quoi que ce soit — pas de dettes, pas de chagrin d\u2019amour — mais pour voir ce dont on lui avait tant parl\u00e9 : la fameuse lumi\u00e8re. Il d\u00e9barqua au Havre, remonta la Seine, et d\u00e9couvrit que Paris n\u2019\u00e9tait pas exactement comme dans les affiches de voyage. Le ciel pouvait \u00eatre gris, la pluie sale, et la lumi\u00e8re, ce miracle annonc\u00e9, avait parfois besoin d\u2019un coup de chiffon.<\/p>\n

Il s\u2019installa du c\u00f4t\u00e9 de Montparnasse, \u00e0 deux pas d\u2019un caf\u00e9 o\u00f9 on croisait des visages qui allaient bient\u00f4t devenir des noms c\u00e9l\u00e8bres, ou le contraire. Il entendit parler d\u2019une Am\u00e9ricaine excentrique qui recevait le samedi soir dans un appartement rempli de Picasso et de Matisse — Gertrude Stein, disait-on, comme si c\u2019\u00e9tait une marque. Il ne monta jamais jusqu\u2019\u00e0 la rue de Fleurus, mais il savait qu\u2019elle \u00e9tait l\u00e0, \u00e0 quelques arr\u00eats de tram, quelque part entre un marchand de vin et une boucherie chevaline.<\/p>\n

Ce qu\u2019il ne manqua pas, en revanche, ce furent les expositions du Jeu de Paume. Renoir en 1924, Monet en 1927, et ces toiles qui semblaient encore humides malgr\u00e9 leurs cadres dor\u00e9s. Il passa de longues minutes devant Impression, soleil levant, observant comment la brume avalait les formes, comment la couleur se contentait d\u2019\u00eatre ce qu\u2019elle \u00e9tait, sans chercher \u00e0 \u00eatre plus. Il ne prit pas de notes. Il pr\u00e9f\u00e9rait rentrer et boire un caf\u00e9 au comptoir en repensant \u00e0 la mani\u00e8re dont Monet laissait filer ses bords, comme si les contours \u00e9taient une politesse inutile.<\/p>\n

De Paris, Mira rapporta peu de souvenirs mat\u00e9riels : un carnet de croquis, un parapluie qui ne fermait plus, et ce genre de certitude qui change la main quand elle revient sur la toile.<\/p>\n


\n

De retour \u00e0 New York, Mira reprit ses habitudes comme on remet un manteau oubli\u00e9 au vestiaire. Les m\u00eames rues, mais avec l\u2019\u0153il un peu diff\u00e9rent : il voyait maintenant les trottoirs comme des plages \u00e0 mar\u00e9e basse, les feux rouges comme des coquelicots plant\u00e9s dans l\u2019asphalte.<\/p>\n

En 1929, il pr\u00e9senta pour la premi\u00e8re fois une toile \u00e0 la National Academy of Design. Ce n\u2019\u00e9tait pas encore le grand moment, mais une mani\u00e8re de dire « me voici » \u00e0 ceux qui savaient lire les murs d\u2019une salle d\u2019exposition. D\u2019autres suivirent : The Heart of the Village en 1941, Rain : Greenwich Avenue and Eighth Street en 1943, Sheridan Square en 1945. Des titres comme des adresses o\u00f9 l\u2019on pourrait encore sonner.<\/p>\n

Les critiques, quand elles arrivaient, ne faisaient pas dans la dentelle. Un journaliste de Los Angeles, en 1943, \u00e9crivit que ses toiles avaient « une rare capacit\u00e9 \u00e0 sugg\u00e9rer plut\u00f4t que dire servilement ou verbeusement », et parla m\u00eame de romantic reality, une r\u00e9alit\u00e9 romantique, comme si Mira peignait non pas ce qui \u00e9tait devant lui mais ce qu\u2019il esp\u00e9rait y trouver.<\/p>\n

Les acheteurs suivaient. Pas des magnats ni des princes, mais des New-Yorkais attach\u00e9s \u00e0 leur quartier, des gens qui voulaient accrocher chez eux un morceau de trottoir familier. La gloire, Mira s\u2019en fichait — ou faisait semblant. Ce qu\u2019il voulait, c\u2019\u00e9tait que quelqu\u2019un, en passant devant une de ses toiles, se dise : « tiens, c\u2019est bien l\u00e0 que j\u2019ai crois\u00e9 ce type avec le chapeau, l\u2019autre matin ».<\/p>\n


\n

Puis, lentement, comme une affiche qui p\u00e2lit au soleil, Alfred Mira disparut. Pas brusquement, pas avec fracas — non, juste par effacement progressif. Les noms chang\u00e8rent sur les vitrines, les galeries se d\u00e9plac\u00e8rent plus au nord, les journaux pr\u00e9f\u00e9r\u00e8rent parler d\u2019abstraction lyrique et d\u2019expressionnisme qui \u00e9clabousse. Les peintres qui continuaient \u00e0 repr\u00e9senter des trottoirs et des fa\u00e7ades prenaient soudain l\u2019air de collectionner les timbres : un passe-temps respectable, mais pas de quoi remplir les mus\u00e9es.<\/p>\n

Mira vendait encore, mais moins vite. Les collectionneurs vieillis passaient commande pour « un dernier tableau, Alfred, avant de vendre la maison », et on accrochait \u00e7a dans un couloir comme on garde la photo d\u2019un chien disparu. Il exposait toujours, mais dans des lieux qui ne faisaient plus la chronique du New York Times. Pas que \u00e7a lui d\u00e9plaise, d\u2019ailleurs. Il semblait trouver une forme de confort \u00e0 peindre hors du bruit.<\/p>\n

Quand il mourut en 1981, il y eut bien quelques lignes dans la presse locale. On rappela qu\u2019il avait \u00e9t\u00e9 le peintre de Greenwich Village, qu\u2019il avait capt\u00e9 la pluie sur les pav\u00e9s comme personne. Et puis plus rien. Les archives, elles, ne s\u2019effacent pas, mais elles ferment parfois la nuit.<\/p>\n


\n

Le temps, parfois, s\u2019amuse \u00e0 remettre en vitrine ce qu\u2019il avait rang\u00e9 au fond. Ces derni\u00e8res ann\u00e9es, quelques galeries new-yorkaises \u2013 Questroyal Fine Art, Lilac Gallery \u2013 ont ressorti Mira des cartons. On a revu ses rues sur les cimaises, toujours humides comme au premier jour. En 2018, Washington Square Park est parti aux ench\u00e8res pour plus de quatre-vingt mille dollars, ce qui, pour un peintre qu\u2019on disait oubli\u00e9, a tout d\u2019un clin d\u2019\u0153il du march\u00e9.<\/p>\n

On ne parle pas encore de r\u00e9trospective au MoMA, et c\u2019est peut-\u00eatre tant mieux. Mira ne semble pas fait pour les salles trop blanches ni pour les catalogues glac\u00e9s. Ses tableaux, on les imagine mieux accroch\u00e9s au-dessus d\u2019un vieux radiateur, dans un appartement o\u00f9 les fen\u00eatres donnent sur une rue qu\u2019il aurait peinte.<\/p>\n


\n

Aujourd\u2019hui, si l\u2019on traverse Greenwich Village en hiver, on peut encore trouver des angles o\u00f9 la lumi\u00e8re ressemble \u00e0 celle de ses toiles. Washington Square, un apr\u00e8s-midi de pluie fine : la pierre est sombre, les arbres d\u00e9coupent un ciel gris, un chien tire sur sa laisse. Rien de spectaculaire, et c\u2019est l\u00e0 que r\u00e9side le miracle.<\/p>\n

On pourrait s\u2019arr\u00eater, lever les yeux, et se dire que Mira a vu \u00e7a avant nous, qu\u2019il l\u2019a laiss\u00e9 quelque part sur une toile, avec juste assez de couleur pour que \u00e7a respire. Et en repartant, on sentirait peut-\u00eatre, comme lui, que la ville \u2013 m\u00eame dans ses moments les plus ternes \u2013 garde toujours un coin de trottoir pr\u00eat \u00e0 \u00eatre peint.<\/p>", "content_text": " \u00c0 vrai dire, personne ne se souvient plus tr\u00e8s bien du moment exact o\u00f9 Alfred Mira est sorti du champ. On l\u2019a vu longtemps, ou plut\u00f4t on a vu ce qu\u2019il voyait : Washington Square apr\u00e8s la pluie, MacDougal Street quand le trottoir brille, Sheridan Square travers\u00e9e par un autobus bleu clair. Puis, un jour, ces vues se sont effac\u00e9es, comme si quelqu\u2019un avait repli\u00e9 la carte du quartier et rang\u00e9 la peinture dans une bo\u00eete \u00e0 chaussures. On ne sait pas o\u00f9 se trouve la bo\u00eete. N\u00e9 en 1900, \u00e9lev\u00e9 dans Greenwich Village par des parents venus d\u2019Italie, Mira avait appris \u00e0 regarder avant de savoir peindre. Les rues \u00e9taient son premier atelier, la fa\u00e7ade de briques son chevalet, le ciel entre deux immeubles sa palette. Les voisins lui donnaient parfois un signe de t\u00eate, rarement plus. Les chiens errants passaient sans le voir, mais il enregistrait tout : une \u00e9chelle pos\u00e9e contre un mur, le reflet d\u2019une ampoule dans une vitrine, l\u2019ombre d\u2019une corniche au mois de mars. Dans sa jeunesse, Mira avait fr\u00e9quent\u00e9 la National Academy of Design, puis l\u2019Art Students League, o\u00f9 il avait compris que, malgr\u00e9 les injonctions de l\u2019\u00e9poque, il n\u2019aimait pas trop d\u00e9former les choses. Il pr\u00e9f\u00e9rait la rue telle qu\u2019elle se pr\u00e9sentait, mais filtr\u00e9e par sa lumi\u00e8re. Le matin, souvent, il descendait vers Washington Square Park avec un carnet et un crayon, s\u2019arr\u00eatant au bord de la fontaine, pas pour la dessiner mais pour \u00e9couter le bruit de l\u2019eau qui tombait \u2014 comme si ce son devait se retrouver, plus tard, dans les coups de pinceau. Ce qu\u2019il peignait, c\u2019\u00e9tait moins un d\u00e9cor qu\u2019une respiration. Les passants, il les laissait flous ; la pluie, il la rendait presque ti\u00e8de ; la nuit, il la faisait rougir autour des lampadaires. Et toujours cette impression qu\u2019on marche \u00e0 c\u00f4t\u00e9 de lui, dans un quartier qu\u2019on conna\u00eet d\u00e9j\u00e0 un peu, m\u00eame si on n\u2019y est jamais venu. --- Les Mira venaient d\u2019Italie, d\u2019un village dont on a oubli\u00e9 le nom, ou alors quelqu\u2019un s\u2019en souvient mais ne le dira pas. En tout cas, ils avaient d\u00e9barqu\u00e9 \u00e0 New York avec un paquet de v\u00eatements, deux ou trois recettes de cuisine, et cette manie de parler avec les mains m\u00eame quand on tenait un baluchon. Greenwich Village, \u00e0 l\u2019\u00e9poque, n\u2019avait rien de la carte postale pour touristes : c\u2019\u00e9tait un quartier d\u2019immigrants, de petits commerces et d\u2019ombres longues au pied des immeubles. Alfred, gamin, tra\u00eenait autour des vitrines. Pas pour acheter, juste pour regarder la fa\u00e7on dont la lumi\u00e8re faisait vibrer les oranges empil\u00e9es ou se refl\u00e9tait sur une th\u00e9i\u00e8re en \u00e9tain. Plus tard, il entra \u00e0 la National Academy of Design \u2014 ce qui sonnait tr\u00e8s s\u00e9rieux \u2014 puis \u00e0 l\u2019Art Students League, o\u00f9 on lui apprit \u00e0 parler le langage des ombres et des perspectives, \u00e0 comprendre qu\u2019un mur rouge n\u2019est jamais vraiment rouge, qu\u2019il a toujours un peu de bleu dedans. Il finan\u00e7a ses \u00e9tudes en travaillant chez un d\u00e9corateur d\u2019int\u00e9rieur, ce qui lui fit d\u00e9couvrir que le go\u00fbt des autres n\u2019\u00e9tait pas forc\u00e9ment le sien. Chez lui, on ne choisissait pas les couleurs pour flatter un canap\u00e9, mais pour dire quelque chose au passant, \u00e0 celui qui l\u00e8ve les yeux entre deux pas. Il regardait aussi ailleurs. Les murs de l\u2019\u00e9cole affichaient parfois des reproductions de Monet ou de Pissarro. On lui parlait de la lumi\u00e8re fran\u00e7aise comme d\u2019une sorte de miracle climatique. Mira notait, mentalement, qu\u2019il faudrait un jour aller voir \u00e7a de pr\u00e8s. --- En 1928, Mira prit le bateau pour la France. Ce n\u2019\u00e9tait pas pour fuir quoi que ce soit \u2014 pas de dettes, pas de chagrin d\u2019amour \u2014 mais pour voir ce dont on lui avait tant parl\u00e9 : la fameuse lumi\u00e8re. Il d\u00e9barqua au Havre, remonta la Seine, et d\u00e9couvrit que Paris n\u2019\u00e9tait pas exactement comme dans les affiches de voyage. Le ciel pouvait \u00eatre gris, la pluie sale, et la lumi\u00e8re, ce miracle annonc\u00e9, avait parfois besoin d\u2019un coup de chiffon. Il s\u2019installa du c\u00f4t\u00e9 de Montparnasse, \u00e0 deux pas d\u2019un caf\u00e9 o\u00f9 on croisait des visages qui allaient bient\u00f4t devenir des noms c\u00e9l\u00e8bres, ou le contraire. Il entendit parler d\u2019une Am\u00e9ricaine excentrique qui recevait le samedi soir dans un appartement rempli de Picasso et de Matisse \u2014 Gertrude Stein, disait-on, comme si c\u2019\u00e9tait une marque. Il ne monta jamais jusqu\u2019\u00e0 la rue de Fleurus, mais il savait qu\u2019elle \u00e9tait l\u00e0, \u00e0 quelques arr\u00eats de tram, quelque part entre un marchand de vin et une boucherie chevaline. Ce qu\u2019il ne manqua pas, en revanche, ce furent les expositions du Jeu de Paume. Renoir en 1924, Monet en 1927, et ces toiles qui semblaient encore humides malgr\u00e9 leurs cadres dor\u00e9s. Il passa de longues minutes devant Impression, soleil levant, observant comment la brume avalait les formes, comment la couleur se contentait d\u2019\u00eatre ce qu\u2019elle \u00e9tait, sans chercher \u00e0 \u00eatre plus. Il ne prit pas de notes. Il pr\u00e9f\u00e9rait rentrer et boire un caf\u00e9 au comptoir en repensant \u00e0 la mani\u00e8re dont Monet laissait filer ses bords, comme si les contours \u00e9taient une politesse inutile. De Paris, Mira rapporta peu de souvenirs mat\u00e9riels : un carnet de croquis, un parapluie qui ne fermait plus, et ce genre de certitude qui change la main quand elle revient sur la toile. --- De retour \u00e0 New York, Mira reprit ses habitudes comme on remet un manteau oubli\u00e9 au vestiaire. Les m\u00eames rues, mais avec l\u2019\u0153il un peu diff\u00e9rent : il voyait maintenant les trottoirs comme des plages \u00e0 mar\u00e9e basse, les feux rouges comme des coquelicots plant\u00e9s dans l\u2019asphalte. En 1929, il pr\u00e9senta pour la premi\u00e8re fois une toile \u00e0 la National Academy of Design. Ce n\u2019\u00e9tait pas encore le grand moment, mais une mani\u00e8re de dire \u00ab me voici \u00bb \u00e0 ceux qui savaient lire les murs d\u2019une salle d\u2019exposition. D\u2019autres suivirent : The Heart of the Village en 1941, Rain: Greenwich Avenue and Eighth Street en 1943, Sheridan Square en 1945. Des titres comme des adresses o\u00f9 l\u2019on pourrait encore sonner. Les critiques, quand elles arrivaient, ne faisaient pas dans la dentelle. Un journaliste de Los Angeles, en 1943, \u00e9crivit que ses toiles avaient \u00ab une rare capacit\u00e9 \u00e0 sugg\u00e9rer plut\u00f4t que dire servilement ou verbeusement \u00bb, et parla m\u00eame de romantic reality, une r\u00e9alit\u00e9 romantique, comme si Mira peignait non pas ce qui \u00e9tait devant lui mais ce qu\u2019il esp\u00e9rait y trouver. Les acheteurs suivaient. Pas des magnats ni des princes, mais des New-Yorkais attach\u00e9s \u00e0 leur quartier, des gens qui voulaient accrocher chez eux un morceau de trottoir familier. La gloire, Mira s\u2019en fichait \u2014 ou faisait semblant. Ce qu\u2019il voulait, c\u2019\u00e9tait que quelqu\u2019un, en passant devant une de ses toiles, se dise : \u00ab tiens, c\u2019est bien l\u00e0 que j\u2019ai crois\u00e9 ce type avec le chapeau, l\u2019autre matin \u00bb. --- Puis, lentement, comme une affiche qui p\u00e2lit au soleil, Alfred Mira disparut. Pas brusquement, pas avec fracas \u2014 non, juste par effacement progressif. Les noms chang\u00e8rent sur les vitrines, les galeries se d\u00e9plac\u00e8rent plus au nord, les journaux pr\u00e9f\u00e9r\u00e8rent parler d\u2019abstraction lyrique et d\u2019expressionnisme qui \u00e9clabousse. Les peintres qui continuaient \u00e0 repr\u00e9senter des trottoirs et des fa\u00e7ades prenaient soudain l\u2019air de collectionner les timbres : un passe-temps respectable, mais pas de quoi remplir les mus\u00e9es. Mira vendait encore, mais moins vite. Les collectionneurs vieillis passaient commande pour \u00ab un dernier tableau, Alfred, avant de vendre la maison \u00bb, et on accrochait \u00e7a dans un couloir comme on garde la photo d\u2019un chien disparu. Il exposait toujours, mais dans des lieux qui ne faisaient plus la chronique du New York Times. Pas que \u00e7a lui d\u00e9plaise, d\u2019ailleurs. Il semblait trouver une forme de confort \u00e0 peindre hors du bruit. Quand il mourut en 1981, il y eut bien quelques lignes dans la presse locale. On rappela qu\u2019il avait \u00e9t\u00e9 le peintre de Greenwich Village, qu\u2019il avait capt\u00e9 la pluie sur les pav\u00e9s comme personne. Et puis plus rien. Les archives, elles, ne s\u2019effacent pas, mais elles ferment parfois la nuit. --- Le temps, parfois, s\u2019amuse \u00e0 remettre en vitrine ce qu\u2019il avait rang\u00e9 au fond. Ces derni\u00e8res ann\u00e9es, quelques galeries new-yorkaises \u2013 Questroyal Fine Art, Lilac Gallery \u2013 ont ressorti Mira des cartons. On a revu ses rues sur les cimaises, toujours humides comme au premier jour. En 2018, Washington Square Park est parti aux ench\u00e8res pour plus de quatre-vingt mille dollars, ce qui, pour un peintre qu\u2019on disait oubli\u00e9, a tout d\u2019un clin d\u2019\u0153il du march\u00e9. On ne parle pas encore de r\u00e9trospective au MoMA, et c\u2019est peut-\u00eatre tant mieux. Mira ne semble pas fait pour les salles trop blanches ni pour les catalogues glac\u00e9s. Ses tableaux, on les imagine mieux accroch\u00e9s au-dessus d\u2019un vieux radiateur, dans un appartement o\u00f9 les fen\u00eatres donnent sur une rue qu\u2019il aurait peinte. --- Aujourd\u2019hui, si l\u2019on traverse Greenwich Village en hiver, on peut encore trouver des angles o\u00f9 la lumi\u00e8re ressemble \u00e0 celle de ses toiles. Washington Square, un apr\u00e8s-midi de pluie fine : la pierre est sombre, les arbres d\u00e9coupent un ciel gris, un chien tire sur sa laisse. Rien de spectaculaire, et c\u2019est l\u00e0 que r\u00e9side le miracle. On pourrait s\u2019arr\u00eater, lever les yeux, et se dire que Mira a vu \u00e7a avant nous, qu\u2019il l\u2019a laiss\u00e9 quelque part sur une toile, avec juste assez de couleur pour que \u00e7a respire. Et en repartant, on sentirait peut-\u00eatre, comme lui, que la ville \u2013 m\u00eame dans ses moments les plus ternes \u2013 garde toujours un coin de trottoir pr\u00eat \u00e0 \u00eatre peint. ", "image": "https:\/\/ledibbouk.net\/IMG\/logo\/alfredmiraseventhavenue.jpg?1754905441", "tags": ["peinture", "peintres"] } ,{ "id": "https:\/\/ledibbouk.net\/l-odeur.html", "url": "https:\/\/ledibbouk.net\/l-odeur.html", "title": "l'odeur", "date_published": "2025-08-10T14:52:16Z", "date_modified": "2025-08-10T14:52:22Z", "author": {"name": "Patrick Blanchon"}, "content_html": "

Encore une fois, le bruit courut. Les poubelles avaient gagn\u00e9. Et probablement le syndic, ou l\u2019on ne savait qui encore. Peut-\u00eatre le r\u00e9parateur d\u2019ascenseurs, qui ne se pressait plus de venir. Les vieux restaient en hauteur. Et comme ils ne descendaient plus, les poubelles non plus.<\/p>\n

C\u2019est la police qui enfon\u00e7a la porte du 6\u1d49 droite. Un certain monsieur Richard. Comme il n\u2019y avait plus de gardien ni de gardienne dans l\u2019immeuble, on frappa aux portes voisines. La seule qui s\u2019ouvrit fut celle du voisin qui avait t\u00e9l\u00e9phon\u00e9 \u00e0 cause de l\u2019odeur.<\/p>\n

-- Vous sentez cette odeur ? dit-il en levant le nez au beau milieu du couloir.<\/p>\n

Parquet cir\u00e9, encaustiqu\u00e9, petit paillasson devant les portes. Murs tapiss\u00e9s d\u2019un papier peint neutre. Minuterie pour l\u2019\u00e9clairage. La porte c\u00e9da assez facilement. Un sac poubelle fit irruption sur le parquet. Puis un second. Et encore un troisi\u00e8me.<\/p>\n

Les policiers se fray\u00e8rent un passage dans l\u2019appartement en faisant la cha\u00eene. Au grand dam du voisin pr\u00e9venant, qui voyait les sacs d\u2019ordures envahir le couloir. Les brancardiers ne tard\u00e8rent pas, l\u2019un d\u2019eux avec une sorte de pulv\u00e9risateur. Une odeur chimique, assez neutre. Puis tout ce petit monde redescendit : les brancardiers avec leur brancard, les policiers avec leurs talkies-walkies.<\/p>\n

Le voisin pr\u00e9venant fit des allers-retours pour emporter les ordures au local poubelle. Le lendemain, le propri\u00e9taire fit venir une \u00e9quipe de nettoyage. En quelques heures, l\u2019appartement \u00e9tait remis au propre.<\/p>\n

Le voisin pr\u00e9venant se h\u00e2ta de r\u00e9pondre « je ne sais pas » lorsqu\u2019on lui posa la question de savoir si le vieux qui \u00e9tait d\u00e9c\u00e9d\u00e9 avait de la famille.<\/p>", "content_text": " Encore une fois, le bruit courut. Les poubelles avaient gagn\u00e9. Et probablement le syndic, ou l\u2019on ne savait qui encore. Peut-\u00eatre le r\u00e9parateur d\u2019ascenseurs, qui ne se pressait plus de venir. Les vieux restaient en hauteur. Et comme ils ne descendaient plus, les poubelles non plus. C\u2019est la police qui enfon\u00e7a la porte du 6\u1d49 droite. Un certain monsieur Richard. Comme il n\u2019y avait plus de gardien ni de gardienne dans l\u2019immeuble, on frappa aux portes voisines. La seule qui s\u2019ouvrit fut celle du voisin qui avait t\u00e9l\u00e9phon\u00e9 \u00e0 cause de l\u2019odeur. \u2014 Vous sentez cette odeur ? dit-il en levant le nez au beau milieu du couloir. Parquet cir\u00e9, encaustiqu\u00e9, petit paillasson devant les portes. Murs tapiss\u00e9s d\u2019un papier peint neutre. Minuterie pour l\u2019\u00e9clairage. La porte c\u00e9da assez facilement. Un sac poubelle fit irruption sur le parquet. Puis un second. Et encore un troisi\u00e8me. Les policiers se fray\u00e8rent un passage dans l\u2019appartement en faisant la cha\u00eene. Au grand dam du voisin pr\u00e9venant, qui voyait les sacs d\u2019ordures envahir le couloir. Les brancardiers ne tard\u00e8rent pas, l\u2019un d\u2019eux avec une sorte de pulv\u00e9risateur. Une odeur chimique, assez neutre. Puis tout ce petit monde redescendit : les brancardiers avec leur brancard, les policiers avec leurs talkies-walkies. Le voisin pr\u00e9venant fit des allers-retours pour emporter les ordures au local poubelle. Le lendemain, le propri\u00e9taire fit venir une \u00e9quipe de nettoyage. En quelques heures, l\u2019appartement \u00e9tait remis au propre. Le voisin pr\u00e9venant se h\u00e2ta de r\u00e9pondre \u00ab je ne sais pas \u00bb lorsqu\u2019on lui posa la question de savoir si le vieux qui \u00e9tait d\u00e9c\u00e9d\u00e9 avait de la famille. ", "image": "https:\/\/ledibbouk.net\/IMG\/logo\/img_3056.jpg?1754837531", "tags": ["hors-lieu"] } ,{ "id": "https:\/\/ledibbouk.net\/inventaire-des-malentendus.html", "url": "https:\/\/ledibbouk.net\/inventaire-des-malentendus.html", "title": "Inventaire des malentendus ", "date_published": "2025-08-10T06:04:03Z", "date_modified": "2025-08-10T06:04:11Z", "author": {"name": "Patrick Blanchon"}, "content_html": "

Ils me parlent. Je ne comprends rien. Ce n\u2019est pas parce que je ne veux pas les comprendre. Je ne les comprends pas. Autrefois, il y a de cela bien longtemps, j\u2019ai cru que je comprenais ce qu\u2019ils disaient. Mais c\u2019\u00e9tait une impasse. Il y a eu bien des malentendus. Tellement qu\u2019au bout d\u2019un temps, j\u2019ai d\u00fb accepter le fait \u00e9tabli : je ne les comprendrai pas, m\u00eame si je faisais des efforts, il manquerait toujours un petit quelque chose.<\/p>\n

Ils disent : ceci est un banc. Un banc public. Ils sont deux assis sur ce banc. Je crois comprendre ce que signifie public. Public, c\u2019est \u00e0 tout le monde, non ? Alors je m\u2019assieds. Ils me regardent m\u2019asseoir. Leur visage se d\u00e9forme, travers\u00e9 par la peur de me voir m\u2019asseoir.<\/p>\n

Je donne un verre de sueur \u00e0 la dame qui vend le pain. Elle refuse. Elle dit : donne ton fric ou rien. Elle a l\u2019air triste en disant cela. Je le vois bien. N\u2019y a-t-il donc aucune \u00e9chappatoire ? Le fric ou rien ? je demande. J\u2019ai des clients, elle r\u00e9pond.<\/p>\n

L\u2019homme qui collecte les imp\u00f4ts, le percepteur, intercepte une partie de mes \u00e9moluments. Parce que, dit-il, c\u2019est comme \u00e7a, c\u2019est la loi. Va y comprendre quelque chose quand c\u2019est pr\u00e9sent\u00e9 comme \u00e7a. Il m\u2019aurait dit : il faut que tu paies pour ne pas crever comme un chien dans la rue, ou pour savoir \u00e9crire une phrase sans faute, peut-\u00eatre que j\u2019aurais mieux compris. Mais moi, quand je ne comprends pas, je me cabre. L\u2019homme qui collecte les imp\u00f4ts, s\u2019il se r\u00e9fugie derri\u00e8re la loi, ne me sert \u00e0 rien.<\/p>\n

J\u2019irais bien voter si voter pouvait changer les choses. Mais l\u00e0 aussi je ne comprends pas grand-chose. J\u2019ai cru comprendre, jadis, qu\u2019on votait pour quelqu\u2019un qui d\u00e9fendait des id\u00e9es. Mais en y regardant mieux, \u00e0 deux fois, ce sont des privil\u00e8ges qui sont pr\u00e9serv\u00e9s, pas vraiment les gens.<\/p>\n

J\u2019ai cru qu\u2019il fallait vivre, vivre une vie bien remplie. Et au final, je me suis retrouv\u00e9 avec des tonnes de souvenirs qui ne me servent \u00e0 rien. J\u2019essaie d\u00e9sormais de m\u2019en d\u00e9barrasser : ne plus penser \u00e0 rien, devenir amn\u00e9sique, ne plus parler de rien.<\/p>", "content_text": " Ils me parlent. Je ne comprends rien. Ce n\u2019est pas parce que je ne veux pas les comprendre. Je ne les comprends pas. Autrefois, il y a de cela bien longtemps, j\u2019ai cru que je comprenais ce qu\u2019ils disaient. Mais c\u2019\u00e9tait une impasse. Il y a eu bien des malentendus. Tellement qu\u2019au bout d\u2019un temps, j\u2019ai d\u00fb accepter le fait \u00e9tabli : je ne les comprendrai pas, m\u00eame si je faisais des efforts, il manquerait toujours un petit quelque chose. Ils disent : ceci est un banc. Un banc public. Ils sont deux assis sur ce banc. Je crois comprendre ce que signifie public. Public, c\u2019est \u00e0 tout le monde, non ? Alors je m\u2019assieds. Ils me regardent m\u2019asseoir. Leur visage se d\u00e9forme, travers\u00e9 par la peur de me voir m\u2019asseoir. Je donne un verre de sueur \u00e0 la dame qui vend le pain. Elle refuse. Elle dit : donne ton fric ou rien. Elle a l\u2019air triste en disant cela. Je le vois bien. N\u2019y a-t-il donc aucune \u00e9chappatoire ? Le fric ou rien ? je demande. J\u2019ai des clients, elle r\u00e9pond. L\u2019homme qui collecte les imp\u00f4ts, le percepteur, intercepte une partie de mes \u00e9moluments. Parce que, dit-il, c\u2019est comme \u00e7a, c\u2019est la loi. Va y comprendre quelque chose quand c\u2019est pr\u00e9sent\u00e9 comme \u00e7a. Il m\u2019aurait dit : il faut que tu paies pour ne pas crever comme un chien dans la rue, ou pour savoir \u00e9crire une phrase sans faute, peut-\u00eatre que j\u2019aurais mieux compris. Mais moi, quand je ne comprends pas, je me cabre. L\u2019homme qui collecte les imp\u00f4ts, s\u2019il se r\u00e9fugie derri\u00e8re la loi, ne me sert \u00e0 rien. J\u2019irais bien voter si voter pouvait changer les choses. Mais l\u00e0 aussi je ne comprends pas grand-chose. J\u2019ai cru comprendre, jadis, qu\u2019on votait pour quelqu\u2019un qui d\u00e9fendait des id\u00e9es. Mais en y regardant mieux, \u00e0 deux fois, ce sont des privil\u00e8ges qui sont pr\u00e9serv\u00e9s, pas vraiment les gens. J\u2019ai cru qu\u2019il fallait vivre, vivre une vie bien remplie. Et au final, je me suis retrouv\u00e9 avec des tonnes de souvenirs qui ne me servent \u00e0 rien. J\u2019essaie d\u00e9sormais de m\u2019en d\u00e9barrasser : ne plus penser \u00e0 rien, devenir amn\u00e9sique, ne plus parler de rien. ", "image": "https:\/\/ledibbouk.net\/IMG\/logo\/gare.jpg?1754805839", "tags": ["hors-lieu"] } ,{ "id": "https:\/\/ledibbouk.net\/l-oubli.html", "url": "https:\/\/ledibbouk.net\/l-oubli.html", "title": "l'oubli", "date_published": "2025-08-09T07:08:14Z", "date_modified": "2025-08-09T07:08:30Z", "author": {"name": "Patrick Blanchon"}, "content_html": "

Il savait qu\u2019il devait partir. Au loin, on entendait les sir\u00e8nes, mais ce qui l\u2019inqui\u00e9tait le plus, c\u2019\u00e9tait l\u2019odeur \u00e2cre qui se glissait d\u00e9j\u00e0 dans la maison. Il a ouvert le sac et y a jet\u00e9 tout ce qui lui passait par la main : des v\u00eatements, un dictionnaire, deux paires de chaussures, la vieille radio, une pile de livres qu\u2019il n\u2019avait pas lus, des dossiers, une lampe de chevet, un pot de confiture entam\u00e9, un cadre photo, un jeu d\u2019\u00e9checs, une serviette de toilette, trois carnets, des couverts, une veste d\u2019hiver, une bo\u00eete \u00e0 outils. Il a essay\u00e9 de le soulever. Impossible. Il l\u2019a ouvert, a enlev\u00e9 la moiti\u00e9 : la lampe, les livres, la veste, le dictionnaire. Puis encore un peu : le jeu d\u2019\u00e9checs, le cadre photo. Il restait pourtant un sac \u00e9norme, boursoufl\u00e9, lourd comme si chaque objet, m\u00eame le plus petit, pesait plus qu\u2019il ne devrait. Il l\u2019a pass\u00e9 sur son \u00e9paule, vacillant sous le poids. Et il est sorti.<\/p>\n

Le sac pesait toujours, malgr\u00e9 tout ce qu\u2019il avait retir\u00e9. Dans le camion qui les emportait, il l\u2019avait pos\u00e9 \u00e0 ses pieds. Autour de lui, les autres n\u2019avaient presque rien : un petit sac, une couverture, parfois juste un manteau. Lui fixait son sac gonfl\u00e9, encombrant, et sentait qu\u2019il trahissait quelque chose qu\u2019il n\u2019arrivait pas \u00e0 nommer.<\/p>\n

Il est arriv\u00e9 \u00e0 la fronti\u00e8re un peu avant cinq heures. Le goudron, du c\u00f4t\u00e9 o\u00f9 il se tenait, avait \u00e9t\u00e9 r\u00e9par\u00e9 par plaques irr\u00e9guli\u00e8res, plus sombres que le reste. Une mouche tournait autour de sa main. L\u2019air sentait le plastique chauff\u00e9. Le garde n\u2019a pas lev\u00e9 la t\u00eate, il a juste dit : Vous pouvez passer, mais pas avec \u00e7a.
\n Le sac pesait lourd sur son \u00e9paule gauche. Il l\u2019a pos\u00e9. La fermeture \u00e9clair grin\u00e7ait. \u00c0 l\u2019int\u00e9rieur, il y avait un pull en laine r\u00eache, roul\u00e9 trop serr\u00e9, un paquet de biscuits mous, une photo dont le coin s\u2019\u00e9tait repli\u00e9, et une paire de chaussures d\u2019enfant, lacets nou\u00e9s ensemble. Sous le tissu, un bruit sec, comme une pi\u00e8ce de m\u00e9tal qui cogne. De l\u2019autre c\u00f4t\u00e9, on voyait un pan de colline, couvert d\u2019herbe courte. Un oiseau a travers\u00e9 le ciel, bas. Il a referm\u00e9 le sac. On attendait derri\u00e8re lui. Il a boug\u00e9 le sac d\u2019un pied, l\u2019\u00e9cartant un peu du passage. Et puis il a avanc\u00e9, une main dans la poche, sans se retourner.<\/p>", "content_text": "Il savait qu\u2019il devait partir. Au loin, on entendait les sir\u00e8nes, mais ce qui l\u2019inqui\u00e9tait le plus, c\u2019\u00e9tait l\u2019odeur \u00e2cre qui se glissait d\u00e9j\u00e0 dans la maison. Il a ouvert le sac et y a jet\u00e9 tout ce qui lui passait par la main : des v\u00eatements, un dictionnaire, deux paires de chaussures, la vieille radio, une pile de livres qu\u2019il n\u2019avait pas lus, des dossiers, une lampe de chevet, un pot de confiture entam\u00e9, un cadre photo, un jeu d\u2019\u00e9checs, une serviette de toilette, trois carnets, des couverts, une veste d\u2019hiver, une bo\u00eete \u00e0 outils. Il a essay\u00e9 de le soulever. Impossible. Il l\u2019a ouvert, a enlev\u00e9 la moiti\u00e9 : la lampe, les livres, la veste, le dictionnaire. Puis encore un peu : le jeu d\u2019\u00e9checs, le cadre photo. Il restait pourtant un sac \u00e9norme, boursoufl\u00e9, lourd comme si chaque objet, m\u00eame le plus petit, pesait plus qu\u2019il ne devrait. Il l\u2019a pass\u00e9 sur son \u00e9paule, vacillant sous le poids. Et il est sorti. Le sac pesait toujours, malgr\u00e9 tout ce qu\u2019il avait retir\u00e9. Dans le camion qui les emportait, il l\u2019avait pos\u00e9 \u00e0 ses pieds. Autour de lui, les autres n\u2019avaient presque rien : un petit sac, une couverture, parfois juste un manteau. Lui fixait son sac gonfl\u00e9, encombrant, et sentait qu\u2019il trahissait quelque chose qu\u2019il n\u2019arrivait pas \u00e0 nommer. Il est arriv\u00e9 \u00e0 la fronti\u00e8re un peu avant cinq heures. Le goudron, du c\u00f4t\u00e9 o\u00f9 il se tenait, avait \u00e9t\u00e9 r\u00e9par\u00e9 par plaques irr\u00e9guli\u00e8res, plus sombres que le reste. Une mouche tournait autour de sa main. L\u2019air sentait le plastique chauff\u00e9. Le garde n\u2019a pas lev\u00e9 la t\u00eate, il a juste dit : Vous pouvez passer, mais pas avec \u00e7a. Le sac pesait lourd sur son \u00e9paule gauche. Il l\u2019a pos\u00e9. La fermeture \u00e9clair grin\u00e7ait. \u00c0 l\u2019int\u00e9rieur, il y avait un pull en laine r\u00eache, roul\u00e9 trop serr\u00e9, un paquet de biscuits mous, une photo dont le coin s\u2019\u00e9tait repli\u00e9, et une paire de chaussures d\u2019enfant, lacets nou\u00e9s ensemble. Sous le tissu, un bruit sec, comme une pi\u00e8ce de m\u00e9tal qui cogne. De l\u2019autre c\u00f4t\u00e9, on voyait un pan de colline, couvert d\u2019herbe courte. Un oiseau a travers\u00e9 le ciel, bas. Il a referm\u00e9 le sac. On attendait derri\u00e8re lui. Il a boug\u00e9 le sac d\u2019un pied, l\u2019\u00e9cartant un peu du passage. Et puis il a avanc\u00e9, une main dans la poche, sans se retourner. ", "image": "https:\/\/ledibbouk.net\/IMG\/logo\/oubli.jpg?1754723289", "tags": ["fictions br\u00e8ves"] } ,{ "id": "https:\/\/ledibbouk.net\/10-septembre.html", "url": "https:\/\/ledibbouk.net\/10-septembre.html", "title": "10 septembre", "date_published": "2025-08-08T14:49:28Z", "date_modified": "2025-08-08T14:49:28Z", "author": {"name": "Patrick Blanchon"}, "content_html": "

Le 10 septembre, je reste chez moi. Pas travailler, pas acheter, pas sortir. C\u2019est la consigne. Je ne sais pas d\u2019o\u00f9 elle vient. Ou plut\u00f4t je le sais peut-\u00eatre, mais je ne suis pas s\u00fbr de vouloir l\u2019\u00e9crire. Ce genre de chose, une fois pos\u00e9 noir sur blanc, devient une preuve. Sur le moment, \u00e7a me para\u00eet anodin. Une curiosit\u00e9. Voir la rue vide, comme dans les films catastrophes qui commencent trop lentement. Oui, j\u2019aime l\u2019id\u00e9e d\u2019espionner un silence collectif.<\/p>\n

Matin du 10 septembre<\/em>. J\u2019ouvre les volets. Personne. M\u00eame pas le facteur, qui passe toujours avant huit heures. Enfin, je crois. Peut-\u00eatre qu\u2019il est pass\u00e9, et que je n\u2019ai pas regard\u00e9 \u00e0 temps. Mais ce que je vois, \u00e7a, j\u2019en suis s\u00fbr : le rideau m\u00e9tallique du boucher, baiss\u00e9. Les feux clignotants, pour personne. Le soleil blanc, celui qui br\u00fble les yeux sans r\u00e9chauffer. \u00c0 dix heures, un bruit. Pas un moteur classique, quelque chose de plus\u2026 oui, \u00e9touff\u00e9. Une camionnette blanche. Antenne sur le toit. Deux types dedans. Celui c\u00f4t\u00e9 passager fixe un \u00e9cran, mais je ne vois pas lequel. C\u2019est peut-\u00eatre moi qui ai ajout\u00e9 l\u2019\u00e9cran apr\u00e8s coup. Je crois que c\u2019est logique, qu\u2019il y ait un \u00e9cran.<\/p>\n

Midi<\/em>. Les drones. Noirs, minuscules, pr\u00e9cis comme des mouches dress\u00e9es. Ils passent sur des lignes invisibles, s\u2019arr\u00eatent devant certaines fen\u00eatres. Ma fen\u00eatre, trois fois. J\u2019\u00e9teins la lumi\u00e8re. Ou alors, j\u2019ai d\u00e9j\u00e0 baiss\u00e9 les stores avant. Ce d\u00e9tail-l\u00e0, je l\u2019ai peut-\u00eatre invent\u00e9.<\/p>\n

Soir<\/em>. Aux infos : “Mobilisation citoyenne responsable.” Sourire pr\u00e9fabriqu\u00e9. Chiffre officiel : moins dix-huit pour cent d\u2019activit\u00e9. Rien sur les drones, rien sur la camionnette. Je note la phrase dans un carnet. Je perds le carnet depuis. Ou quelqu\u2019un me l\u2019a pris.<\/p>\n

Trois semaines plus tard<\/em>. Julien, de la comptabilit\u00e9, ne revient pas. On dit qu\u2019il a d\u00e9m\u00e9nag\u00e9. Claire, ma voisine, ferme pour “inventaire”, jamais rouvre. Sa bo\u00eete aux lettres, ouverte comme une bouche vide. Peut-\u00eatre qu\u2019elle est partie volontairement. Peut-\u00eatre qu\u2019elle n\u2019avait pas le choix.<\/p>\n

Jeudi<\/em>. La convocation arrive. Papier blanc, pli\u00e9 en trois, pas de timbre. “Entretien de conformit\u00e9.” 12 octobre, 9h15. B\u00e2timent J2. Entre un entrep\u00f4t logistique et un terrain militaire. \u00c0 l\u2019entr\u00e9e, scanner de r\u00e9tine. Je sens que \u00e7a me prend plus que les yeux. Couloir au n\u00e9on, pi\u00e8ce vide, homme en costume : “Le 10 septembre, vous \u00eates rest\u00e9 chez vous ?” Je dis oui. Il r\u00e9pond : “Pas tout le monde.” Il coche une case. Je ne vois pas ce qu\u2019il \u00e9crit vraiment. Peut-\u00eatre qu\u2019il dessine.<\/p>\n

Une semaine plus tard<\/em>. Appel anonyme. “Demain, quatorze \u00e0 dix-huit heures, un agent passera.” 15h12, trois coups espac\u00e9s. Manteau sombre, badge. Convocation \u00e0 une “session d\u2019orientation civique.” Grand hall cloisonn\u00e9, groupes de vingt, \u00e9cran g\u00e9ant. Slogans, visages souriants, puis images du 10 septembre. Voix off : “Ce jour-l\u00e0, certains ont affaibli notre coh\u00e9sion.” Questionnaire final : sources d\u2019information, noms, num\u00e9ros, adresses. J\u2019h\u00e9site \u00e0 inventer. Finalement, je donne de vrais noms. Ou peut-\u00eatre pas. En sortant, je croise Claire. Plus maigre, les yeux tach\u00e9s de nuit. Elle dit : “Ne refuse jamais.” Un agent l\u2019\u00e9loigne. Peut-\u00eatre qu\u2019elle ne me dit rien. Peut-\u00eatre que je r\u00eave.<\/p>\n

Depuis, je sais que je suis sur une liste. Ou que je crois \u00eatre sur une liste. Ce n\u2019est pas pareil, mais \u00e7a produit le m\u00eame effet.<\/p>\n

Fin octobre<\/em>. Un mardi, 18h37. \u00c7a commence plus t\u00f4t que pr\u00e9vu. Un grondement, pas un avion, plus grave, plus rond. Comme si \u00e7a venait du sol et du ciel \u00e0 la fois. J\u2019ouvre un rideau, dix centim\u00e8tres. Le ciel est couleur acier-vert, orage sans nuages. Une lumi\u00e8re fixe, blanche, comme une \u00e9toile trop proche. Elle ne bouge pas vraiment. Pas tout \u00e0 fait immobile non plus.<\/p>\n

19h10<\/em>. Les drones. Par dizaines cette fois, en formation. Certains pr\u00e8s des toits, d\u2019autres stationnaires, orient\u00e9s vers la lumi\u00e8re. Ils filment. Ou alors ils envoient un signal. Les sir\u00e8nes, ensuite. Pas police, pas pompiers. Un son continu qui vibre dans les os. Puis la voix dans les haut-parleurs : “Veuillez vous rendre imm\u00e9diatement au point de rassemblement le plus proche.” On ne nous a jamais dit o\u00f9 c\u2019\u00e9tait. Je pense \u00e0 Claire. “Ne refuse jamais.” Je prends mon manteau, mes papiers.<\/p>\n

Dehors, la rue n\u2019est pas vide. Des groupes avancent, tous silencieux. Les drones suivent au-dessus. La lumi\u00e8re semble plus proche. Au carrefour, deux camions blancs, antennes, badges. Sas d\u2019entr\u00e9e. On scanne mon visage. L\u2019agent regarde l\u2019\u00e9cran, puis moi. “Vous \u00eates d\u00e9j\u00e0 enregistr\u00e9.” Il n\u2019explique pas.<\/p>\n

Apr\u00e8s<\/em>. C\u2019est flou. Ou effac\u00e9. Une grande salle, lumi\u00e8re crue, bancs m\u00e9talliques. Le plafond ? Peut-\u00eatre transparent. La chaleur sur ma peau, dense, dirig\u00e9e. Des ombres dans la lumi\u00e8re, hautes, fines, qui s\u2019inclinent. Mes yeux piquent. Un point blanc au centre de ma r\u00e9tine. Le son : notes basses, r\u00e9guli\u00e8res, plus code que musique. Dans ma t\u00eate, un mot : acquisition. J\u2019ai l\u2019impression qu\u2019on me compte. Tous. Une voix humaine : “Confirmez la synchronisation.” L\u2019agent parle dans son micro. La lumi\u00e8re se plie sur elle-m\u00eame. \u00c0 la place, une image : la Terre vue d\u2019en haut. Pas la n\u00f4tre. Couleurs fausses, oc\u00e9ans sombres, c\u00f4tes effac\u00e9es. \u00c9cran noir. Haut-parleur : “Phase Deux termin\u00e9e. Vous pouvez rentrer.”<\/p>\n

Soir<\/em>. Lumi\u00e8re normale. Pas de camions, pas de drones. Les passants rentrent des courses. \u00c0 ma porte, une enveloppe blanche. Sans timbre. Dedans, une phrase : “Phase Trois — vous serez contact\u00e9.”<\/p>\n

Je ne sais pas si c\u2019est un vaisseau. Je ne sais pas si c\u2019est un projecteur. Je sais juste qu\u2019ils n\u2019ont pas besoin de revenir pour que je continue \u00e0 regarder le ciel chaque nuit. Et que quand la lumi\u00e8re reviendra, je n\u2019aurai plus \u00e0 me demander o\u00f9 aller.<\/p>", "content_text": " Le 10 septembre, je reste chez moi. Pas travailler, pas acheter, pas sortir. C\u2019est la consigne. Je ne sais pas d\u2019o\u00f9 elle vient. Ou plut\u00f4t je le sais peut-\u00eatre, mais je ne suis pas s\u00fbr de vouloir l\u2019\u00e9crire. Ce genre de chose, une fois pos\u00e9 noir sur blanc, devient une preuve. Sur le moment, \u00e7a me para\u00eet anodin. Une curiosit\u00e9. Voir la rue vide, comme dans les films catastrophes qui commencent trop lentement. Oui, j\u2019aime l\u2019id\u00e9e d\u2019espionner un silence collectif. *Matin du 10 septembre*. J\u2019ouvre les volets. Personne. M\u00eame pas le facteur, qui passe toujours avant huit heures. Enfin, je crois. Peut-\u00eatre qu\u2019il est pass\u00e9, et que je n\u2019ai pas regard\u00e9 \u00e0 temps. Mais ce que je vois, \u00e7a, j\u2019en suis s\u00fbr : le rideau m\u00e9tallique du boucher, baiss\u00e9. Les feux clignotants, pour personne. Le soleil blanc, celui qui br\u00fble les yeux sans r\u00e9chauffer. \u00c0 dix heures, un bruit. Pas un moteur classique, quelque chose de plus\u2026 oui, \u00e9touff\u00e9. Une camionnette blanche. Antenne sur le toit. Deux types dedans. Celui c\u00f4t\u00e9 passager fixe un \u00e9cran, mais je ne vois pas lequel. C\u2019est peut-\u00eatre moi qui ai ajout\u00e9 l\u2019\u00e9cran apr\u00e8s coup. Je crois que c\u2019est logique, qu\u2019il y ait un \u00e9cran. *Midi*. Les drones. Noirs, minuscules, pr\u00e9cis comme des mouches dress\u00e9es. Ils passent sur des lignes invisibles, s\u2019arr\u00eatent devant certaines fen\u00eatres. Ma fen\u00eatre, trois fois. J\u2019\u00e9teins la lumi\u00e8re. Ou alors, j\u2019ai d\u00e9j\u00e0 baiss\u00e9 les stores avant. Ce d\u00e9tail-l\u00e0, je l\u2019ai peut-\u00eatre invent\u00e9. *Soir*. Aux infos : \u201cMobilisation citoyenne responsable.\u201d Sourire pr\u00e9fabriqu\u00e9. Chiffre officiel : moins dix-huit pour cent d\u2019activit\u00e9. Rien sur les drones, rien sur la camionnette. Je note la phrase dans un carnet. Je perds le carnet depuis. Ou quelqu\u2019un me l\u2019a pris. *Trois semaines plus tard*. Julien, de la comptabilit\u00e9, ne revient pas. On dit qu\u2019il a d\u00e9m\u00e9nag\u00e9. Claire, ma voisine, ferme pour \u201cinventaire\u201d, jamais rouvre. Sa bo\u00eete aux lettres, ouverte comme une bouche vide. Peut-\u00eatre qu\u2019elle est partie volontairement. Peut-\u00eatre qu\u2019elle n\u2019avait pas le choix. *Jeudi*. La convocation arrive. Papier blanc, pli\u00e9 en trois, pas de timbre. \u201cEntretien de conformit\u00e9.\u201d 12 octobre, 9h15. B\u00e2timent J2. Entre un entrep\u00f4t logistique et un terrain militaire. \u00c0 l\u2019entr\u00e9e, scanner de r\u00e9tine. Je sens que \u00e7a me prend plus que les yeux. Couloir au n\u00e9on, pi\u00e8ce vide, homme en costume : \u201cLe 10 septembre, vous \u00eates rest\u00e9 chez vous ?\u201d Je dis oui. Il r\u00e9pond : \u201cPas tout le monde.\u201d Il coche une case. Je ne vois pas ce qu\u2019il \u00e9crit vraiment. Peut-\u00eatre qu\u2019il dessine. *Une semaine plus tard*. Appel anonyme. \u201cDemain, quatorze \u00e0 dix-huit heures, un agent passera.\u201d 15h12, trois coups espac\u00e9s. Manteau sombre, badge. Convocation \u00e0 une \u201csession d\u2019orientation civique.\u201d Grand hall cloisonn\u00e9, groupes de vingt, \u00e9cran g\u00e9ant. Slogans, visages souriants, puis images du 10 septembre. Voix off : \u201cCe jour-l\u00e0, certains ont affaibli notre coh\u00e9sion.\u201d Questionnaire final : sources d\u2019information, noms, num\u00e9ros, adresses. J\u2019h\u00e9site \u00e0 inventer. Finalement, je donne de vrais noms. Ou peut-\u00eatre pas. En sortant, je croise Claire. Plus maigre, les yeux tach\u00e9s de nuit. Elle dit : \u201cNe refuse jamais.\u201d Un agent l\u2019\u00e9loigne. Peut-\u00eatre qu\u2019elle ne me dit rien. Peut-\u00eatre que je r\u00eave. Depuis, je sais que je suis sur une liste. Ou que je crois \u00eatre sur une liste. Ce n\u2019est pas pareil, mais \u00e7a produit le m\u00eame effet. *Fin octobre*. Un mardi, 18h37. \u00c7a commence plus t\u00f4t que pr\u00e9vu. Un grondement, pas un avion, plus grave, plus rond. Comme si \u00e7a venait du sol et du ciel \u00e0 la fois. J\u2019ouvre un rideau, dix centim\u00e8tres. Le ciel est couleur acier-vert, orage sans nuages. Une lumi\u00e8re fixe, blanche, comme une \u00e9toile trop proche. Elle ne bouge pas vraiment. Pas tout \u00e0 fait immobile non plus. *19h10*. Les drones. Par dizaines cette fois, en formation. Certains pr\u00e8s des toits, d\u2019autres stationnaires, orient\u00e9s vers la lumi\u00e8re. Ils filment. Ou alors ils envoient un signal. Les sir\u00e8nes, ensuite. Pas police, pas pompiers. Un son continu qui vibre dans les os. Puis la voix dans les haut-parleurs : \u201cVeuillez vous rendre imm\u00e9diatement au point de rassemblement le plus proche.\u201d On ne nous a jamais dit o\u00f9 c\u2019\u00e9tait. Je pense \u00e0 Claire. \u201cNe refuse jamais.\u201d Je prends mon manteau, mes papiers. Dehors, la rue n\u2019est pas vide. Des groupes avancent, tous silencieux. Les drones suivent au-dessus. La lumi\u00e8re semble plus proche. Au carrefour, deux camions blancs, antennes, badges. Sas d\u2019entr\u00e9e. On scanne mon visage. L\u2019agent regarde l\u2019\u00e9cran, puis moi. \u201cVous \u00eates d\u00e9j\u00e0 enregistr\u00e9.\u201d Il n\u2019explique pas. *Apr\u00e8s*. C\u2019est flou. Ou effac\u00e9. Une grande salle, lumi\u00e8re crue, bancs m\u00e9talliques. Le plafond ? Peut-\u00eatre transparent. La chaleur sur ma peau, dense, dirig\u00e9e. Des ombres dans la lumi\u00e8re, hautes, fines, qui s\u2019inclinent. Mes yeux piquent. Un point blanc au centre de ma r\u00e9tine. Le son : notes basses, r\u00e9guli\u00e8res, plus code que musique. Dans ma t\u00eate, un mot : acquisition. J\u2019ai l\u2019impression qu\u2019on me compte. Tous. Une voix humaine : \u201cConfirmez la synchronisation.\u201d L\u2019agent parle dans son micro. La lumi\u00e8re se plie sur elle-m\u00eame. \u00c0 la place, une image : la Terre vue d\u2019en haut. Pas la n\u00f4tre. Couleurs fausses, oc\u00e9ans sombres, c\u00f4tes effac\u00e9es. \u00c9cran noir. Haut-parleur : \u201cPhase Deux termin\u00e9e. Vous pouvez rentrer.\u201d *Soir*. Lumi\u00e8re normale. Pas de camions, pas de drones. Les passants rentrent des courses. \u00c0 ma porte, une enveloppe blanche. Sans timbre. 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Je regarde un replay de Zoom. Les interventions cr\u00e9ent en moi un malaise dont je n\u2019arrive pas \u00e0 me d\u00e9barrasser jusqu\u2019\u00e0 la fin. Mais je le reconnais, je suis hors contexte. Ce malaise vient peut-\u00eatre de l\u00e0. Dans ce genre de situation, je m\u2019accroche \u00e0 quantit\u00e9 de d\u00e9tails microscopiques, et c\u2019est assez affligeant. Par exemple, la mani\u00e8re de parler de cette femme. Ce n\u2019est pas tant ce qu\u2019elle dit. C\u2019est l\u2019intonation, presque th\u00e9\u00e2trale, qui tranche avec la torsion de sa l\u00e8vre sup\u00e9rieure. Et ce regard fixe, hallucin\u00e9, face cam\u00e9ra, m\u2019effraie d\u2019embl\u00e9e. L\u2019animateur, que je trouve par ailleurs sympathique, devient peu \u00e0 peu un personnage ambigu. Et me retrouver face \u00e0 cette ambigu\u00eft\u00e9 ajoute encore au malaise. J\u2019ai l\u2019impression de saisir, en m\u00eame temps qu\u2019il parle, tout le malaise qu\u2019il \u00e9prouve \u00e0 parler. Il cherche ses mots, il balbutie, il parle \u00e0 mi-voix. \u00c7a produit une double strate de communication. Quelque chose comme : bordel de merde, je suis le seul \u00e0 parler, quand vont-ils s\u2019y mettre ? soyons clair, l\u00e0 tout de suite, je me fais bien chier.<\/p>\n

Mais ce qui fonctionne dans le d\u00e9plaisir peut aussi fonctionner \u00e0 l\u2019inverse. Sans quitter le ph\u00e9nom\u00e8ne en train de se jouer, qui est purement auto-r\u00e9flexif. Cette femme, par exemple, celle qui regarde partout sauf la cam\u00e9ra, dont je vois le corps secou\u00e9 de tensions irr\u00e9pressibles li\u00e9es au fait d\u2019avoir \u00e0 parler, et qui semble vouloir le faire avec mille pr\u00e9cautions. Elle m\u2019appara\u00eet soudain sympathique. J\u2019aurais presque envie de lui dire : t\u2019inqui\u00e8te pas, on est tous ridicules de toute fa\u00e7on d\u00e8s qu\u2019on est sur un \u00e9cran, c\u2019est juste un sale petit moment \u00e0 passer.<\/p>\n

Oui, il y a l\u00e0 une perception d\u2019humanit\u00e9 nue, ou du moins peu v\u00eatue, mal habill\u00e9e. Mais ce n\u2019est pas nouveau. Alors je creuse un peu plus. Ce malaise, je crois qu\u2019il vient d\u2019avant. Depuis des ann\u00e9es, je me suis tenu \u00e0 l\u2019\u00e9cart de ce genre de manifestations. Sans doute parce qu\u2019un jour, apr\u00e8s avoir assist\u00e9 au replay d\u2019une r\u00e9union o\u00f9 j\u2019\u00e9tais l\u2019un des intervenants, je me suis trouv\u00e9 profond\u00e9ment ridicule. Ce jugement, je ne l\u2019ai jamais oubli\u00e9. Il me colle. Et je dois bien admettre qu\u2019il entrave depuis cette \u00e9poque la simplicit\u00e9 de tous les \u00e9changes que je pourrais avoir dans ce genre de cadre. Peut-\u00eatre m\u00eame que c\u2019est depuis cette position — celle du ridicule \u00e9prouv\u00e9 — que je continue \u00e0 regarder ces r\u00e9unions se d\u00e9rouler, sans penser \u00e0 me reconnecter autrement, sans penser \u00e0 changer de contexte, ni de point de vue.<\/p>", "content_text": "Je regarde un replay de Zoom. Les interventions cr\u00e9ent en moi un malaise dont je n\u2019arrive pas \u00e0 me d\u00e9barrasser jusqu\u2019\u00e0 la fin. Mais je le reconnais, je suis hors contexte. Ce malaise vient peut-\u00eatre de l\u00e0. Dans ce genre de situation, je m\u2019accroche \u00e0 quantit\u00e9 de d\u00e9tails microscopiques, et c\u2019est assez affligeant. Par exemple, la mani\u00e8re de parler de cette femme. Ce n\u2019est pas tant ce qu\u2019elle dit. C\u2019est l\u2019intonation, presque th\u00e9\u00e2trale, qui tranche avec la torsion de sa l\u00e8vre sup\u00e9rieure. Et ce regard fixe, hallucin\u00e9, face cam\u00e9ra, m\u2019effraie d\u2019embl\u00e9e. L\u2019animateur, que je trouve par ailleurs sympathique, devient peu \u00e0 peu un personnage ambigu. Et me retrouver face \u00e0 cette ambigu\u00eft\u00e9 ajoute encore au malaise. J\u2019ai l\u2019impression de saisir, en m\u00eame temps qu\u2019il parle, tout le malaise qu\u2019il \u00e9prouve \u00e0 parler. Il cherche ses mots, il balbutie, il parle \u00e0 mi-voix. \u00c7a produit une double strate de communication. Quelque chose comme : bordel de merde, je suis le seul \u00e0 parler, quand vont-ils s\u2019y mettre ? soyons clair, l\u00e0 tout de suite, je me fais bien chier. Mais ce qui fonctionne dans le d\u00e9plaisir peut aussi fonctionner \u00e0 l\u2019inverse. Sans quitter le ph\u00e9nom\u00e8ne en train de se jouer, qui est purement auto-r\u00e9flexif. Cette femme, par exemple, celle qui regarde partout sauf la cam\u00e9ra, dont je vois le corps secou\u00e9 de tensions irr\u00e9pressibles li\u00e9es au fait d\u2019avoir \u00e0 parler, et qui semble vouloir le faire avec mille pr\u00e9cautions. Elle m\u2019appara\u00eet soudain sympathique. J\u2019aurais presque envie de lui dire : t\u2019inqui\u00e8te pas, on est tous ridicules de toute fa\u00e7on d\u00e8s qu\u2019on est sur un \u00e9cran, c\u2019est juste un sale petit moment \u00e0 passer. Oui, il y a l\u00e0 une perception d\u2019humanit\u00e9 nue, ou du moins peu v\u00eatue, mal habill\u00e9e. Mais ce n\u2019est pas nouveau. Alors je creuse un peu plus. Ce malaise, je crois qu\u2019il vient d\u2019avant. Depuis des ann\u00e9es, je me suis tenu \u00e0 l\u2019\u00e9cart de ce genre de manifestations. Sans doute parce qu\u2019un jour, apr\u00e8s avoir assist\u00e9 au replay d\u2019une r\u00e9union o\u00f9 j\u2019\u00e9tais l\u2019un des intervenants, je me suis trouv\u00e9 profond\u00e9ment ridicule. Ce jugement, je ne l\u2019ai jamais oubli\u00e9. Il me colle. Et je dois bien admettre qu\u2019il entrave depuis cette \u00e9poque la simplicit\u00e9 de tous les \u00e9changes que je pourrais avoir dans ce genre de cadre. Peut-\u00eatre m\u00eame que c\u2019est depuis cette position \u2014 celle du ridicule \u00e9prouv\u00e9 \u2014 que je continue \u00e0 regarder ces r\u00e9unions se d\u00e9rouler, sans penser \u00e0 me reconnecter autrement, sans penser \u00e0 changer de contexte, ni de point de vue.", "image": "https:\/\/ledibbouk.net\/IMG\/logo\/visage_encre.jpg?1754559281", "tags": ["fictions br\u00e8ves", "complications"] } ,{ "id": "https:\/\/ledibbouk.net\/reparation-3235.html", "url": "https:\/\/ledibbouk.net\/reparation-3235.html", "title": "r\u00e9paration", "date_published": "2025-08-07T08:49:11Z", "date_modified": "2025-08-07T09:36:28Z", "author": {"name": "Patrick Blanchon"}, "content_html": "

Hier, notre op\u00e9rateur t\u00e9l\u00e9phonique nous a envoy\u00e9 un technicien. En ouvrant la porte, je tombe sur un type qui parle \u00e0 peine fran\u00e7ais. Exactement comme le technicien pr\u00e9c\u00e9dent. Il porte une sorte de gilet orange, il est d\u2019une maigreur exceptionnelle, ses cheveux sont ras sur les c\u00f4t\u00e9s et remont\u00e9s sur le sommet du cr\u00e2ne, comme un personnage de jeu vid\u00e9o. En arrivant devant la box, il sort un laser d\u2019une poche de son pantalon trop grand pour lui, le branche sur le c\u00e2ble optique de la prise afin d\u2019obtenir des informations d\u2019emplacement — je pr\u00e9sume. Puis nous ressortons dans la rue. Il cherche dans quel bo\u00eetier notre c\u00e2ble peut bien \u00eatre branch\u00e9. Au bout d\u2019un quart d\u2019heure, apr\u00e8s avoir farfouill\u00e9 dans un regard situ\u00e9 dans une rue adjacente, je le vois lever la t\u00eate \u00e0 la recherche de quelque chose. De temps en temps, il \u00e9met un bruit bizarre que j\u2019ai d\u00e9j\u00e0 entendu lors de mes voyages en Inde et au Pakistan — tic tic tic. Ce qui a l\u2019air de vouloir dire : t\u2019inqui\u00e8te, je ne sais pas encore, mais je vais bient\u00f4t savoir.<\/p>\n

Il me dit qu\u2019il doit aller chercher le camion et l\u2019\u00e9chelle, puis il dispara\u00eet. Quelques instants plus tard, il revient avec une grande \u00e9chelle et deux coll\u00e8gues. Je me dis que l\u00e0, il doit se passer un \u00e9v\u00e9nement extraordinaire. Trois techniciens d\u2019un coup. \u00c7a ne doit pas \u00eatre courant. Pendant que mon premier monte \u00e0 l\u2019\u00e9chelle, mon second se roule une cigarette et mon troisi\u00e8me change le filtre de sa vapoteuse. Ce qui me rassure, car ils ont vraiment l\u2019air calmes. Ils ne s\u2019affolent pas. Le seul qui \u00e9met des bruits, c\u2019est mon premier, juch\u00e9 tout en haut de l\u2019\u00e9chelle, qui a repris ses tic tic tic. D\u00e9sormais, il a sur le ventre un gros appareil cubique dont j\u2019ignore tout de la fonction. Il a ouvert le bo\u00eetier de plastique et je vois ses mains virevolter, comme s\u2019il effectuait je ne sais quelle passe magique. De temps \u00e0 autre, j\u2019aper\u00e7ois des fils flotter hors du bo\u00eetier, aussi fins en apparence que ceux d\u2019une toile d\u2019araign\u00e9e. Et, de fil en aiguille, mon premier se transforme en une cr\u00e9ature arachn\u00e9enne bizarre, dont les membres sup\u00e9rieurs filent la soie optique.<\/p>\n

De temps \u00e0 autre, l\u2019un ou l\u2019autre des deux techniciens \u00e9met des bruits que je ne comprends pas. Je pencherais pour de l\u2019ourdou, mais plus j\u2019\u00e9coute, plus je d\u00e9couvre que ce n\u2019en est pas. J\u2019ai song\u00e9 aussi, \u00e0 un moment, \u00e0 du farsi, mais l\u00e0 aussi, fausse piste. Tandis que je m\u2019interroge, des voitures passent dans la rue, en prenant soin d\u2019\u00e9viter les plots ray\u00e9s de blanc et rouge que les trois hommes ont pris soin d\u2019installer. Ce sont peut-\u00eatre des Maghr\u00e9bins, finalement, car ils connaissent beaucoup de monde dans le quartier. Notamment les conducteurs qui roulent \u00e0 vive allure, toutes fen\u00eatres ouvertes, avec des musiques entra\u00eenantes.<\/p>\n

Le man\u00e8ge a dur\u00e9 en tout et pour tout une bonne heure. Puis, \u00e0 la fin, l\u2019un des trois est rentr\u00e9 dans la maison pour voir ce que disait le laser. Il a secou\u00e9 la t\u00eate puis il l\u2019a d\u00e9branch\u00e9 pour en mettre un autre. La box a \u00e9mis un ronflement et j\u2019ai vu les chiffres de la remise en service s\u2019\u00e9grener jusqu\u2019\u00e0 7, puis revenir en arri\u00e8re — 3, 4 — et rester dans cette zone. Le type a regard\u00e9 son portable et est ressorti pour dire quelque chose en arabe \u00e0 l\u2019arachn\u00e9e en gilet orange, qui a refait encore des gestes sibyllins devant le bo\u00eetier 34. Nous sommes revenus dans la maison, le type a re-regard\u00e9 son laser, son portable, a effectu\u00e9 une manipulation, et enfin, apr\u00e8s trois semaines de panne internet, la box a affich\u00e9 l\u2019heure. 15 h 30.<\/p>\n

Le type n\u2019a m\u00eame pas \u00e9mis le moindre signe de satisfaction. Il a juste dit : internet c\u2019est bon, et il est ressorti. Je ne suis pas ressorti de la maison pour voir ce qu\u2019ils faisaient ensuite. Je crois que \u00e7a ne m\u2019int\u00e9ressait pas, en fait.<\/p>", "content_text": "Hier, notre op\u00e9rateur t\u00e9l\u00e9phonique nous a envoy\u00e9 un technicien. En ouvrant la porte, je tombe sur un type qui parle \u00e0 peine fran\u00e7ais. Exactement comme le technicien pr\u00e9c\u00e9dent. Il porte une sorte de gilet orange, il est d\u2019une maigreur exceptionnelle, ses cheveux sont ras sur les c\u00f4t\u00e9s et remont\u00e9s sur le sommet du cr\u00e2ne, comme un personnage de jeu vid\u00e9o. En arrivant devant la box, il sort un laser d\u2019une poche de son pantalon trop grand pour lui, le branche sur le c\u00e2ble optique de la prise afin d\u2019obtenir des informations d\u2019emplacement \u2014 je pr\u00e9sume. Puis nous ressortons dans la rue. Il cherche dans quel bo\u00eetier notre c\u00e2ble peut bien \u00eatre branch\u00e9. Au bout d\u2019un quart d\u2019heure, apr\u00e8s avoir farfouill\u00e9 dans un regard situ\u00e9 dans une rue adjacente, je le vois lever la t\u00eate \u00e0 la recherche de quelque chose. De temps en temps, il \u00e9met un bruit bizarre que j\u2019ai d\u00e9j\u00e0 entendu lors de mes voyages en Inde et au Pakistan \u2014 tic tic tic. Ce qui a l\u2019air de vouloir dire : t\u2019inqui\u00e8te, je ne sais pas encore, mais je vais bient\u00f4t savoir. Il me dit qu\u2019il doit aller chercher le camion et l\u2019\u00e9chelle, puis il dispara\u00eet. Quelques instants plus tard, il revient avec une grande \u00e9chelle et deux coll\u00e8gues. Je me dis que l\u00e0, il doit se passer un \u00e9v\u00e9nement extraordinaire. Trois techniciens d\u2019un coup. \u00c7a ne doit pas \u00eatre courant. Pendant que mon premier monte \u00e0 l\u2019\u00e9chelle, mon second se roule une cigarette et mon troisi\u00e8me change le filtre de sa vapoteuse. Ce qui me rassure, car ils ont vraiment l\u2019air calmes. Ils ne s\u2019affolent pas. Le seul qui \u00e9met des bruits, c\u2019est mon premier, juch\u00e9 tout en haut de l\u2019\u00e9chelle, qui a repris ses tic tic tic. D\u00e9sormais, il a sur le ventre un gros appareil cubique dont j\u2019ignore tout de la fonction. Il a ouvert le bo\u00eetier de plastique et je vois ses mains virevolter, comme s\u2019il effectuait je ne sais quelle passe magique. De temps \u00e0 autre, j\u2019aper\u00e7ois des fils flotter hors du bo\u00eetier, aussi fins en apparence que ceux d\u2019une toile d\u2019araign\u00e9e. Et, de fil en aiguille, mon premier se transforme en une cr\u00e9ature arachn\u00e9enne bizarre, dont les membres sup\u00e9rieurs filent la soie optique. De temps \u00e0 autre, l\u2019un ou l\u2019autre des deux techniciens \u00e9met des bruits que je ne comprends pas. Je pencherais pour de l\u2019ourdou, mais plus j\u2019\u00e9coute, plus je d\u00e9couvre que ce n\u2019en est pas. J\u2019ai song\u00e9 aussi, \u00e0 un moment, \u00e0 du farsi, mais l\u00e0 aussi, fausse piste. Tandis que je m\u2019interroge, des voitures passent dans la rue, en prenant soin d\u2019\u00e9viter les plots ray\u00e9s de blanc et rouge que les trois hommes ont pris soin d\u2019installer. Ce sont peut-\u00eatre des Maghr\u00e9bins, finalement, car ils connaissent beaucoup de monde dans le quartier. Notamment les conducteurs qui roulent \u00e0 vive allure, toutes fen\u00eatres ouvertes, avec des musiques entra\u00eenantes. Le man\u00e8ge a dur\u00e9 en tout et pour tout une bonne heure. Puis, \u00e0 la fin, l\u2019un des trois est rentr\u00e9 dans la maison pour voir ce que disait le laser. Il a secou\u00e9 la t\u00eate puis il l\u2019a d\u00e9branch\u00e9 pour en mettre un autre. La box a \u00e9mis un ronflement et j\u2019ai vu les chiffres de la remise en service s\u2019\u00e9grener jusqu\u2019\u00e0 7, puis revenir en arri\u00e8re \u2014 3, 4 \u2014 et rester dans cette zone. Le type a regard\u00e9 son portable et est ressorti pour dire quelque chose en arabe \u00e0 l\u2019arachn\u00e9e en gilet orange, qui a refait encore des gestes sibyllins devant le bo\u00eetier 34. Nous sommes revenus dans la maison, le type a re-regard\u00e9 son laser, son portable, a effectu\u00e9 une manipulation, et enfin, apr\u00e8s trois semaines de panne internet, la box a affich\u00e9 l\u2019heure. 15 h 30. Le type n\u2019a m\u00eame pas \u00e9mis le moindre signe de satisfaction. Il a juste dit : internet c\u2019est bon, et il est ressorti. Je ne suis pas ressorti de la maison pour voir ce qu\u2019ils faisaient ensuite. Je crois que \u00e7a ne m\u2019int\u00e9ressait pas, en fait.", "image": "https:\/\/ledibbouk.net\/IMG\/logo\/reparation.jpg?1754556546", "tags": ["fictions br\u00e8ves", "R\u00e9cit ", "complications"] } ,{ "id": "https:\/\/ledibbouk.net\/la-remplacante.html", "url": "https:\/\/ledibbouk.net\/la-remplacante.html", "title": "la remplacante", "date_published": "2025-08-07T08:16:08Z", "date_modified": "2025-08-07T09:36:55Z", "author": {"name": "Patrick Blanchon"}, "content_html": "

La boulang\u00e8re est partie en vacances. Une autre femme la remplace. Par de nombreux aspects — taille, regard franc, port de t\u00eate, voix extr\u00eamement affirm\u00e9e avec un l\u00e9ger accent — elle me rappelle ma grand-m\u00e8re Valentine, la m\u00e8re de ma m\u00e8re. Mais je pense qu\u2019elle est plus ukrainienne qu\u2019estonienne. Ou peut-\u00eatre ni l\u2019une ni l\u2019autre. J\u2019ai imm\u00e9diatement envie d\u2019\u00eatre aimable avec elle, sans pour autant \u00eatre obs\u00e9quieux. Depuis quelques jours, suite \u00e0 un probl\u00e8me de monnaie rencontr\u00e9 avec sa machine, je fais les fonds de tiroirs pour rassembler toute la ferraille qu\u2019on n\u2019utilise jamais. Ces pi\u00e8ces de 2 ou 5 centimes, parfois 10. J\u2019arrive devant la caisse, je la regarde et je lui dis : j\u2019ai pens\u00e9 \u00e0 vous. Et l\u00e0 je sors ma poign\u00e9e de pi\u00e8ces de ma poche pour la flanquer dans la bouche aur\u00e9ol\u00e9e de vert de la machine. La femme qui me fait penser \u00e0 ma grand-m\u00e8re se rengorge imperceptiblement. Un l\u00e9ger mouvement du buste et du cou fait que le menton s\u2019\u00e9l\u00e8ve et qu\u2019elle me regarde avec presque un sourire d\u2019aise — de haut, si je puis dire. J\u2019aime aussi suivre sa main, longue, fine, nerveuse mais muscl\u00e9e, lorsqu\u2019elle la fait virevolter vers le panier \u00e0 pain et qu\u2019elle s\u2019appr\u00eate \u00e0 s\u2019en saisir d\u2019une. Celle-ci ? me demande-t-elle en l\u2019indiquant alors de l\u2019index. Celle-ci, je dis. Et elle l\u2019empoigne avec une fermet\u00e9 inconnue. Je veux dire que de m\u00e9moire, je n\u2019ai jamais vu une main de femme empoigner quelque chose — f\u00fbt-ce une baguette — avec une telle conviction. Une conviction qui va, si je puis dire, jusqu\u2019au bout des ongles. Puis, une fois le pain ins\u00e9r\u00e9 dans son pochon de papier, elle le pose sur le comptoir. Elle ne me le tend pas. Et l\u00e0 je me dis : ah, c\u2019est encore autre chose. Quelle femme. Et je repars. En revenant chez moi, il y a un m\u00e9lange bizarre d\u2019images t\u00e9l\u00e9visuelles qui s\u2019entrechoquent. Des images de l\u2019Ukraine en guerre, des images de caves, et de femmes que j\u2019imagine tout \u00e0 fait semblables \u00e0 celle-ci. Puis je pense aux hommes de ces femmes. Comment sont-ils ? Qu\u2019est-ce qui fait qu\u2019une femme comme celle-ci peut \u00eatre attir\u00e9e par un homme parmi ceux-l\u00e0 ? Je me demande. Puis je rentre chez moi, la vie poursuit son cours et je ne me demande plus rien \u00e0 propos de cette femme. Jusqu\u2019au lendemain matin.<\/p>", "content_text": "La boulang\u00e8re est partie en vacances. Une autre femme la remplace. Par de nombreux aspects \u2014 taille, regard franc, port de t\u00eate, voix extr\u00eamement affirm\u00e9e avec un l\u00e9ger accent \u2014 elle me rappelle ma grand-m\u00e8re Valentine, la m\u00e8re de ma m\u00e8re. Mais je pense qu\u2019elle est plus ukrainienne qu\u2019estonienne. Ou peut-\u00eatre ni l\u2019une ni l\u2019autre. J\u2019ai imm\u00e9diatement envie d\u2019\u00eatre aimable avec elle, sans pour autant \u00eatre obs\u00e9quieux. Depuis quelques jours, suite \u00e0 un probl\u00e8me de monnaie rencontr\u00e9 avec sa machine, je fais les fonds de tiroirs pour rassembler toute la ferraille qu\u2019on n\u2019utilise jamais. Ces pi\u00e8ces de 2 ou 5 centimes, parfois 10. J\u2019arrive devant la caisse, je la regarde et je lui dis : j\u2019ai pens\u00e9 \u00e0 vous. Et l\u00e0 je sors ma poign\u00e9e de pi\u00e8ces de ma poche pour la flanquer dans la bouche aur\u00e9ol\u00e9e de vert de la machine. La femme qui me fait penser \u00e0 ma grand-m\u00e8re se rengorge imperceptiblement. Un l\u00e9ger mouvement du buste et du cou fait que le menton s\u2019\u00e9l\u00e8ve et qu\u2019elle me regarde avec presque un sourire d\u2019aise \u2014 de haut, si je puis dire. J\u2019aime aussi suivre sa main, longue, fine, nerveuse mais muscl\u00e9e, lorsqu\u2019elle la fait virevolter vers le panier \u00e0 pain et qu\u2019elle s\u2019appr\u00eate \u00e0 s\u2019en saisir d\u2019une. Celle-ci ? me demande-t-elle en l\u2019indiquant alors de l\u2019index. Celle-ci, je dis. Et elle l\u2019empoigne avec une fermet\u00e9 inconnue. Je veux dire que de m\u00e9moire, je n\u2019ai jamais vu une main de femme empoigner quelque chose \u2014 f\u00fbt-ce une baguette \u2014 avec une telle conviction. Une conviction qui va, si je puis dire, jusqu\u2019au bout des ongles. Puis, une fois le pain ins\u00e9r\u00e9 dans son pochon de papier, elle le pose sur le comptoir. Elle ne me le tend pas. Et l\u00e0 je me dis : ah, c\u2019est encore autre chose. Quelle femme. Et je repars. En revenant chez moi, il y a un m\u00e9lange bizarre d\u2019images t\u00e9l\u00e9visuelles qui s\u2019entrechoquent. Des images de l\u2019Ukraine en guerre, des images de caves, et de femmes que j\u2019imagine tout \u00e0 fait semblables \u00e0 celle-ci. Puis je pense aux hommes de ces femmes. Comment sont-ils ? Qu\u2019est-ce qui fait qu\u2019une femme comme celle-ci peut \u00eatre attir\u00e9e par un homme parmi ceux-l\u00e0 ? Je me demande. Puis je rentre chez moi, la vie poursuit son cours et je ne me demande plus rien \u00e0 propos de cette femme. Jusqu\u2019au lendemain matin.", "image": "https:\/\/ledibbouk.net\/IMG\/logo\/l_enfer.jpg?1754554521", "tags": ["fictions br\u00e8ves", "complications"] } ,{ "id": "https:\/\/ledibbouk.net\/recit.html", "url": "https:\/\/ledibbouk.net\/recit.html", "title": "R\u00e9cit ", "date_published": "2025-08-07T07:21:24Z", "date_modified": "2025-08-07T07:21:24Z", "author": {"name": "Patrick Blanchon"}, "content_html": "

R\u00e9cit<\/h2>\n

Cet enfant complique les choses par plaisir dit la femme\n-- il est tordu tout simplement dit l’homme\nAinsi commence ma vie et ce n’est pas la moindre des ambiguit\u00e9s que je recontrai \u00e0 cet instant . Ce fut l’Ambiguit\u00e9.<\/p>\n

L’expression se casser la t\u00eate<\/em> accompagne la complication et lui conf\u00e8re un aspect p\u00e9joratif. —Tu te compliques bien trop la vie. Ce qui sous-entend naturellement que pour la femme et l’homme celle-ci est simple<\/em> et que je commets une erreur de d\u00e9butant \u00e0 trop vouloir l’explorer, la comprendre. On conna\u00eet<\/em> d’ailleurs la vie \u00e0 un \u00e2ge avanc\u00e9, sinon pas. \nSouvent, me martelant le cr\u00e2ne contre les murs, je me demande :
\nPourquoi ma vie est-elle si compliqu\u00e9e ? Pourquoi est-ce que je me complique autant l\u2019existence ?<\/em><\/p>\n

Et bien s\u00fbr, j\u2019aimerais pouvoir p\u00e9n\u00e9trer dans le cercle de ceux qui vivent ce genre de vie tranquille —
\nceux qui ne se posent que des questions simples, et les r\u00e9solvent.<\/em><\/p>\n

L’id\u00e9e que presque tout est une \u00e9nigme \u00e0 r\u00e9soudre provient probablement du langage employ\u00e9 pour poser ces \u00e9nigmes. Je me souviens m’\u00eatre entra\u00een\u00e9 \u00e0 parler \u00e0 l’envers en imaginant ainsi pouvoir m’exprimer en anglais parce que pour parler le verlan c’est ainsi qu’il faut faire.<\/p>\n

Rien de tel que la na\u00efvet\u00e9 — la candeur — pour toucher \u00e0 l\u2019ambigu\u00eft\u00e9 du monde.
\nEt, bien s\u00fbr, \u00e0 celle du langage.<\/p>\n

Mais quelle tristesse, ensuite, de comprendre l\u2019horrible march\u00e9<\/em>que propose la lucidit\u00e9 :
\nvivre normalement<\/em> — au prix de cette candeur perdue.<\/p>\n

Et pourquoi vouloir devenir lucide, pourquoi vouloir devenir grand, ou normal si ce n’est pas peur de cette ambigu\u00eft\u00e9 dont personne ne veut et dont la peur devient contagieuse <\/p>\n

Je me souviens encore de ma boulimie de lecture — dirig\u00e9e presque exclusivement vers la f\u00e9erie, les histoires \u00e0 l\u2019eau de rose, les r\u00e9cits peupl\u00e9s d\u2019elfes, de lutins, de gamins perdus.\nSans doute parce que la normalit\u00e9, elle, me laissait des bleus. Et des humiliations.<\/p>\n

Ma r\u00e9sistance n’\u00e9tait pas brave ou farouche, elle \u00e9tait souterraine. Si je ne voulais pas \u00eatre battu il me fallait des strat\u00e9gies. Un double visage. Je me souviens encore de mon tout premier mensonge. Je l’avais \u00e9crit sur un bout de papier et enterr\u00e9 au fond du jardin pr\u00e8s du tas de fumier et du vieux cerisier. si je l’oublie je suis perdu m’\u00e9tais-je dit.\nMais bien s\u00fbr qu’on oublie. Et ce mensonge je l’ai oubli\u00e9 comme de nombreux autres. C’est ainsi que je suis devenu en apparence normal<\/em> et que j’ai m\u00eame oubli\u00e9 que ce mot comme ce qu’il recouvre n’est rien d’autre qu’une convention. <\/p>\n

La Convention est, \u00e0 ce propos, un quartier de mon enfance dans le 15\u1d49 arrondissement de Paris. Je me souviens qu\u2019il y avait un man\u00e8ge, o\u00f9 j\u2019avais le droit — si j\u2019avais \u00e9t\u00e9 bien sage — de faire un tour ou deux. Je revois tr\u00e8s clairement le lieu, les chevaux, et m\u00eame la petite cambuse o\u00f9 un vieil homme vendait des tickets. Toute une image de la vie r\u00e9duite \u00e0 un man\u00e8ge de chevaux de bois.
\nEt j\u2019en redemandais, bien s\u00fbr.<\/p>", "content_text": " ## R\u00e9cit Cet enfant complique les choses par plaisir dit la femme \u2014 il est tordu tout simplement dit l'homme Ainsi commence ma vie et ce n'est pas la moindre des ambiguit\u00e9s que je recontrai \u00e0 cet instant . Ce fut l'Ambiguit\u00e9. L'expression *se casser la t\u00eate* accompagne la complication et lui conf\u00e8re un aspect p\u00e9joratif. \u2014Tu te compliques bien trop la vie. Ce qui sous-entend naturellement que pour la femme et l'homme celle-ci est *simple* et que je commets une erreur de d\u00e9butant \u00e0 trop vouloir l'explorer, la comprendre. On *conna\u00eet* d'ailleurs la vie \u00e0 un \u00e2ge avanc\u00e9, sinon pas. Souvent, me martelant le cr\u00e2ne contre les murs, je me demande : _Pourquoi ma vie est-elle si compliqu\u00e9e ? Pourquoi est-ce que je me complique autant l\u2019existence ?_ Et bien s\u00fbr, j\u2019aimerais pouvoir p\u00e9n\u00e9trer dans le cercle de ceux qui vivent ce genre de vie tranquille \u2014 *ceux qui ne se posent que des questions simples, et les r\u00e9solvent.* L'id\u00e9e que presque tout est une \u00e9nigme \u00e0 r\u00e9soudre provient probablement du langage employ\u00e9 pour poser ces \u00e9nigmes. Je me souviens m'\u00eatre entra\u00een\u00e9 \u00e0 parler \u00e0 l'envers en imaginant ainsi pouvoir m'exprimer en anglais parce que pour parler le verlan c'est ainsi qu'il faut faire. Rien de tel que la na\u00efvet\u00e9 \u2014 la candeur \u2014 pour toucher \u00e0 l\u2019ambigu\u00eft\u00e9 du monde. Et, bien s\u00fbr, \u00e0 celle du langage. Mais quelle tristesse, ensuite, de comprendre *l\u2019horrible march\u00e9*que propose la lucidit\u00e9 : vivre _normalement_ \u2014 au prix de cette candeur perdue. Et pourquoi vouloir devenir lucide, pourquoi vouloir devenir grand, ou normal si ce n'est pas peur de cette ambigu\u00eft\u00e9 dont personne ne veut et dont la peur devient contagieuse Je me souviens encore de ma boulimie de lecture \u2014 dirig\u00e9e presque exclusivement vers la f\u00e9erie, les histoires \u00e0 l\u2019eau de rose, les r\u00e9cits peupl\u00e9s d\u2019elfes, de lutins, de gamins perdus. Sans doute parce que la normalit\u00e9, elle, me laissait des bleus. Et des humiliations. Ma r\u00e9sistance n'\u00e9tait pas brave ou farouche, elle \u00e9tait souterraine. Si je ne voulais pas \u00eatre battu il me fallait des strat\u00e9gies. Un double visage. Je me souviens encore de mon tout premier mensonge. Je l'avais \u00e9crit sur un bout de papier et enterr\u00e9 au fond du jardin pr\u00e8s du tas de fumier et du vieux cerisier. si je l'oublie je suis perdu m'\u00e9tais-je dit. Mais bien s\u00fbr qu'on oublie. Et ce mensonge je l'ai oubli\u00e9 comme de nombreux autres. C'est ainsi que je suis devenu en apparence *normal* et que j'ai m\u00eame oubli\u00e9 que ce mot comme ce qu'il recouvre n'est rien d'autre qu'une convention. La Convention est, \u00e0 ce propos, un quartier de mon enfance dans le 15\u1d49 arrondissement de Paris. Je me souviens qu\u2019il y avait un man\u00e8ge, o\u00f9 j\u2019avais le droit \u2014 si j\u2019avais \u00e9t\u00e9 bien sage \u2014 de faire un tour ou deux. Je revois tr\u00e8s clairement le lieu, les chevaux, et m\u00eame la petite cambuse o\u00f9 un vieil homme vendait des tickets. Toute une image de la vie r\u00e9duite \u00e0 un man\u00e8ge de chevaux de bois. Et j\u2019en redemandais, bien s\u00fbr. ", "image": "https:\/\/ledibbouk.net\/IMG\/logo\/manege.jpg?1754551238", "tags": ["R\u00e9cit "] } ,{ "id": "https:\/\/ledibbouk.net\/no-outside.html", "url": "https:\/\/ledibbouk.net\/no-outside.html", "title": "No Outside", "date_published": "2025-07-19T14:55:04Z", "date_modified": "2025-07-19T14:58:48Z", "author": {"name": "Patrick Blanchon"}, "content_html": "

The fact that it\u2019s Saturday, again Saturday, always Saturday, that it comes back without anything changing, that I get up without wanting to, without momentum, without even proper tiredness, the fact that I haven\u2019t done anything I should have done, that I didn\u2019t open the file, didn\u2019t read yesterday\u2019s text, didn\u2019t fix anything, that everything slips away from the moment I wake up, that everything weighs on me without weight, that the Dibbouk is there, waiting, that I pretend to wait for it, that I hope it\u2019ll speak for me, the fact that I cross out, that I go back, that I freeze, that I repeat, that every word slips through my hands, that everything is lukewarm, blurry, slow, and that I want it to move, to leave, to blow up, to tear itself away, that I type faster, that I drown the silence in lines, that I get lost in loops, in titles, in file names, in endless tags, the fact that I want to shake something in me, to get it out, to make it burst, but that nothing comes, that it stays there, stuck deep down, the fact that I try to write to escape what I\u2019m writing, that I reread myself and everything puts me to sleep, that everything falls asleep with me, the fact that I think of other texts, of older ones, of the ones that changed nothing, that I search for a tone I\u2019ve already worn out, that I repeat myself, that I pin myself inside my own sentences, that I go in circles, that I circle, that I circle again, that I feel this slowness like a threat, like a well, and that I run not to fall into it, the fact that it\u2019s pointless, that it catches up with me, that I\u2019m already in the well, in the hollow stomach of Saturday, in the short breath of everything I don\u2019t do, that I struggle in sand, that I talk too much, that I think too much, that I think nothing, that I don\u2019t think anymore, that I exhaust myself looking for an exit, a phrase, an image that might hold, the fact that nothing holds, that everything slips, that everything repeats, that Monday is approaching, that I\u2019m already in Monday, in the soft dread of Monday, in the worn-out bottom of all my delays, that I\u2019m still here, planted in this chair, that I\u2019d like to get out of myself but that I\u2019m me, that I\u2019m here, again, again, again, that I\u2019m alone in this inside without windows, that I\u2019m trapped in everything I didn\u2019t do, that I turn and I turn and I always fall back in the same spot, that I\u2019m surrounded, surrounded from all sides, surrounded by myself, by everything I avoid, that I\u2019m the echo of myself and that it doesn\u2019t stop, that I don\u2019t stop, that I don\u2019t know how to stop myself anymore.<\/p>\n

The fact that I stayed there, that I didn\u2019t move, that I stayed in the same room, on the same chair, in the same sentence, that everything tightened around me, that I no longer knew how to get free, that the light didn\u2019t change, that the screen stayed on without saying anything, that words kept spinning in circles in my mouth, that my throat tightened, that the inside became the only place, that I searched for air and found none, that every thought brought me straight to the next, that I couldn\u2019t get out of myself, that nothing helped me escape, that I was caught in a soft net, in a lukewarm mass, in a float without beginning or end, that I stayed there waiting for a storm or a shock or a scream or a nothing, the fact that I emptied myself trying to run, that I wore myself out struggling against a weight without a name, that I collapsed without even falling, just sank a little deeper inside, that it quieted like that, not with peace but with extinction, and that little by little, breath returned, lower, longer, wider, that my hands came back, resting on the table, that my body remembered itself, that my legs felt their weight again, that sounds returned slowly, first the fridge, then a scrape against the window, then nothing, but a nothing that had presence, the fact that the ground rebuilt itself under my feet, not here but elsewhere, older, the fact that a field came back to me, a field of nothing, a field of always, with thick hedges, dogwood, brambles, nettles swollen with water, bright green, nearly shining, the fact that I could smell them without seeing them, that I walked through clover, that I was young, or old, or ageless, that I was there and nothing happened, that the sky was white, that it was hot, heavy, without drama, that cows lay at the far end, motionless, that flies flew low, slow, without aim, that the leaves didn\u2019t move, that the wind had stopped looking, that I stood there for no reason, in wet grass, that the sounds were far off, muted, that the light had no direction, that I knew it would rain, but that it didn\u2019t matter, the fact that the clouds swelled, that the sky stretched tight, that the day didn\u2019t move, the fact that the rain finally came, wide, thick, without anger, that it fell on me like on everything else, that it washed me without insistence, that it cooled what it could, that the field began to breathe again, that the animals didn\u2019t flinch, that everything simply stayed, just like that, exactly there, that I was inside it, that it had come back, the field, the calm, the grass, the water, the taste of sorrel, the weight of my arms, the silence after, and that it was exactly enough.<\/p>\n

fran\u00e7ais<\/a><\/p>", "content_text": " The fact that it\u2019s Saturday, again Saturday, always Saturday, that it comes back without anything changing, that I get up without wanting to, without momentum, without even proper tiredness, the fact that I haven\u2019t done anything I should have done, that I didn\u2019t open the file, didn\u2019t read yesterday\u2019s text, didn\u2019t fix anything, that everything slips away from the moment I wake up, that everything weighs on me without weight, that the Dibbouk is there, waiting, that I pretend to wait for it, that I hope it\u2019ll speak for me, the fact that I cross out, that I go back, that I freeze, that I repeat, that every word slips through my hands, that everything is lukewarm, blurry, slow, and that I want it to move, to leave, to blow up, to tear itself away, that I type faster, that I drown the silence in lines, that I get lost in loops, in titles, in file names, in endless tags, the fact that I want to shake something in me, to get it out, to make it burst, but that nothing comes, that it stays there, stuck deep down, the fact that I try to write to escape what I\u2019m writing, that I reread myself and everything puts me to sleep, that everything falls asleep with me, the fact that I think of other texts, of older ones, of the ones that changed nothing, that I search for a tone I\u2019ve already worn out, that I repeat myself, that I pin myself inside my own sentences, that I go in circles, that I circle, that I circle again, that I feel this slowness like a threat, like a well, and that I run not to fall into it, the fact that it\u2019s pointless, that it catches up with me, that I\u2019m already in the well, in the hollow stomach of Saturday, in the short breath of everything I don\u2019t do, that I struggle in sand, that I talk too much, that I think too much, that I think nothing, that I don\u2019t think anymore, that I exhaust myself looking for an exit, a phrase, an image that might hold, the fact that nothing holds, that everything slips, that everything repeats, that Monday is approaching, that I\u2019m already in Monday, in the soft dread of Monday, in the worn-out bottom of all my delays, that I\u2019m still here, planted in this chair, that I\u2019d like to get out of myself but that I\u2019m me, that I\u2019m here, again, again, again, that I\u2019m alone in this inside without windows, that I\u2019m trapped in everything I didn\u2019t do, that I turn and I turn and I always fall back in the same spot, that I\u2019m surrounded, surrounded from all sides, surrounded by myself, by everything I avoid, that I\u2019m the echo of myself and that it doesn\u2019t stop, that I don\u2019t stop, that I don\u2019t know how to stop myself anymore. The fact that I stayed there, that I didn\u2019t move, that I stayed in the same room, on the same chair, in the same sentence, that everything tightened around me, that I no longer knew how to get free, that the light didn\u2019t change, that the screen stayed on without saying anything, that words kept spinning in circles in my mouth, that my throat tightened, that the inside became the only place, that I searched for air and found none, that every thought brought me straight to the next, that I couldn\u2019t get out of myself, that nothing helped me escape, that I was caught in a soft net, in a lukewarm mass, in a float without beginning or end, that I stayed there waiting for a storm or a shock or a scream or a nothing, the fact that I emptied myself trying to run, that I wore myself out struggling against a weight without a name, that I collapsed without even falling, just sank a little deeper inside, that it quieted like that, not with peace but with extinction, and that little by little, breath returned, lower, longer, wider, that my hands came back, resting on the table, that my body remembered itself, that my legs felt their weight again, that sounds returned slowly, first the fridge, then a scrape against the window, then nothing, but a nothing that had presence, the fact that the ground rebuilt itself under my feet, not here but elsewhere, older, the fact that a field came back to me, a field of nothing, a field of always, with thick hedges, dogwood, brambles, nettles swollen with water, bright green, nearly shining, the fact that I could smell them without seeing them, that I walked through clover, that I was young, or old, or ageless, that I was there and nothing happened, that the sky was white, that it was hot, heavy, without drama, that cows lay at the far end, motionless, that flies flew low, slow, without aim, that the leaves didn\u2019t move, that the wind had stopped looking, that I stood there for no reason, in wet grass, that the sounds were far off, muted, that the light had no direction, that I knew it would rain, but that it didn\u2019t matter, the fact that the clouds swelled, that the sky stretched tight, that the day didn\u2019t move, the fact that the rain finally came, wide, thick, without anger, that it fell on me like on everything else, that it washed me without insistence, that it cooled what it could, that the field began to breathe again, that the animals didn\u2019t flinch, that everything simply stayed, just like that, exactly there, that I was inside it, that it had come back, the field, the calm, the grass, the water, the taste of sorrel, the weight of my arms, the silence after, and that it was exactly enough. 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Le fait que c\u2019est samedi, encore samedi, toujours samedi, que \u00e7a revient sans rien changer, que je me l\u00e8ve sans envie, sans \u00e9lan, sans m\u00eame une vraie fatigue, le fait que je n\u2019ai rien fait de ce que j\u2019aurais d\u00fb faire, que je n\u2019ai pas ouvert le fichier, que je n\u2019ai pas lu le texte d\u2019hier, que je n\u2019ai rien corrig\u00e9, que tout m\u2019\u00e9chappe d\u00e8s le matin, que tout me p\u00e8se sans poids, que le Dibbouk est l\u00e0, \u00e0 l\u2019attendre, que je fais semblant de l\u2019attendre, que j\u2019esp\u00e8re qu\u2019il parle \u00e0 ma place, le fait que je rature, que je reviens, que je bloque, que je r\u00e9p\u00e8te, que chaque mot me glisse entre les mains, que tout est ti\u00e8de, flou, lent, et que je veux que \u00e7a bouge, que \u00e7a parte, que \u00e7a explose, que \u00e7a s\u2019arrache, que je tape plus vite, que je noie le silence dans les lignes, que je me perds dans les boucles, dans les titres, dans les noms de fichiers, dans les balises sans fin, le fait que je veuille secouer quelque chose en moi, faire sortir, faire jaillir, mais que rien ne vient, que \u00e7a reste l\u00e0, coll\u00e9 au fond, le fait que j\u2019essaie d\u2019\u00e9crire pour \u00e9chapper \u00e0 ce que j\u2019\u00e9cris, que je me relis et que tout m\u2019endort, que tout s\u2019endort avec moi, le fait que je pense \u00e0 d\u2019autres textes, \u00e0 des anciens, \u00e0 ceux qui n\u2019ont rien chang\u00e9, que je cherche un ton que j\u2019ai d\u00e9j\u00e0 us\u00e9, que je me r\u00e9p\u00e8te, que je m\u2019\u00e9pingle dans mes propres phrases, que je tourne en rond, que je tourne, que je tourne encore, que je ressens cette lenteur comme une menace, comme un puits, et que je cours pour ne pas y tomber, le fait que \u00e7a ne sert \u00e0 rien, que \u00e7a me rattrape, que je suis d\u00e9j\u00e0 dans le puits, dans le ventre vide du samedi, dans le souffle court de tout ce que je ne fais pas, que je me d\u00e9bats dans du sable, que je parle trop, que je pense trop, que je pense rien, que je ne pense plus, que je m\u2019\u00e9puise \u00e0 chercher une issue, une phrase, une image qui tiendrait, le fait que rien ne tienne, que tout glisse, que tout se r\u00e9p\u00e8te, que lundi approche, que je suis d\u00e9j\u00e0 dans lundi, dans la peur molle de lundi, dans le fond us\u00e9 de tous mes retards, que je suis encore l\u00e0, plant\u00e9 dans cette chaise, que je voudrais sortir de moi mais que je suis moi, que je suis l\u00e0, encore, encore, encore, que je suis seul dans ce dedans sans fen\u00eatres, que je suis \u00e0 l\u2019int\u00e9rieur de tout ce que je n\u2019ai pas fait, que je tourne et que je tourne et que je tombe toujours au m\u00eame endroit, que je suis cern\u00e9, cern\u00e9 de partout, cern\u00e9 par moi, par tout ce que j\u2019\u00e9vite, que je suis l\u2019\u00e9cho de moi-m\u00eame et que \u00e7a ne s\u2019arr\u00eate pas, que je ne m\u2019arr\u00eate pas, que je ne sais plus comment faire pour m\u2019arr\u00eater.<\/p>\n

Le fait que je sois rest\u00e9 l\u00e0, que je n\u2019aie pas boug\u00e9, que je sois rest\u00e9 dans la m\u00eame pi\u00e8ce, sur la m\u00eame chaise, dans la m\u00eame phrase, que tout se soit resserr\u00e9 autour de moi, que je n\u2019aie plus su comment m\u2019en d\u00e9faire, que la lumi\u00e8re ne changeait pas, que l\u2019\u00e9cran restait allum\u00e9 sans rien dire, que les mots tournaient en rond dans ma bouche, que la gorge se serre, que l\u2019int\u00e9rieur devienne l\u2019unique endroit, que je cherche l\u2019air et que je n\u2019en trouve pas, que chaque chose pens\u00e9e ram\u00e8ne \u00e0 la suivante, que je ne sorte pas de moi, que rien ne m\u2019aide \u00e0 sortir, que je sois pris dans un filet mou, dans une masse ti\u00e8de, dans un flottement sans d\u00e9but, sans fin, que je sois rest\u00e9 l\u00e0 \u00e0 attendre un orage ou un choc ou un cri ou un rien, le fait que je me sois vid\u00e9 \u00e0 force de vouloir fuir, que je me sois \u00e9puis\u00e9 \u00e0 lutter contre un poids sans nom, que je me sois effondr\u00e9 sans m\u00eame tomber, juste tass\u00e9 un peu plus dans le dedans, que \u00e7a se soit calm\u00e9 comme \u00e7a, non par paix mais par extinction, et que peu \u00e0 peu, le souffle revienne, plus bas, plus long, plus large, que les mains soient revenues, pos\u00e9es sur la table, que le corps se rappelle \u00e0 moi, que les jambes reprennent leur poids, que les sons reviennent lentement, d\u2019abord le frigo, puis un frottement contre la vitre, puis plus rien, mais un plus rien habit\u00e9, le fait que le sol se refasse sous mes pieds, pas ici mais ailleurs, plus ancien, le fait qu\u2019un champ me revienne, un champ de rien, un champ de toujours, avec des haies \u00e9paisses, du cornouiller, des ronciers, des orties grasses pleines d\u2019eau, vertes, presque brillantes, le fait que je sente leur odeur sans les voir, que je marche dans le tr\u00e8fle, que je sois jeune, ou vieux, ou sans \u00e2ge, que je sois l\u00e0 et qu\u2019il ne se passe rien, que le ciel soit blanc, qu\u2019il fasse chaud, lourd, sans drame, que les vaches soient couch\u00e9es dans le fond, immobiles, que les mouches volent bas, lentes, sans intention, que les feuilles ne bougent plus, que le vent ait cess\u00e9 de chercher, que je sois debout sans raison, dans l\u2019herbe humide, que les sons soient lointains, \u00e9teints, que la lumi\u00e8re n\u2019ait pas de direction, que je sache qu\u2019il va pleuvoir, mais que cela ne change rien, le fait que les nuages gonflent, que le ciel se tende, que le jour ne bouge pas, le fait que la pluie vienne enfin, large, \u00e9paisse, sans col\u00e8re, qu\u2019elle tombe sur moi comme sur le reste, qu\u2019elle me lave sans insister, qu\u2019elle rafra\u00eechisse ce qu\u2019elle peut, que le champ respire \u00e0 nouveau, que les b\u00eates ne bronchent pas, que tout reste, simplement, l\u00e0, exactement l\u00e0, que je sois dedans, que ce soit revenu, le champ, le calme, l\u2019herbe, l\u2019eau, le go\u00fbt d\u2019oseille, le poids de mes bras, le silence apr\u00e8s, et que ce soit exactement assez.<\/p>\n

english<\/a><\/p>", "content_text": " Le fait que c\u2019est samedi, encore samedi, toujours samedi, que \u00e7a revient sans rien changer, que je me l\u00e8ve sans envie, sans \u00e9lan, sans m\u00eame une vraie fatigue, le fait que je n\u2019ai rien fait de ce que j\u2019aurais d\u00fb faire, que je n\u2019ai pas ouvert le fichier, que je n\u2019ai pas lu le texte d\u2019hier, que je n\u2019ai rien corrig\u00e9, que tout m\u2019\u00e9chappe d\u00e8s le matin, que tout me p\u00e8se sans poids, que le Dibbouk est l\u00e0, \u00e0 l\u2019attendre, que je fais semblant de l\u2019attendre, que j\u2019esp\u00e8re qu\u2019il parle \u00e0 ma place, le fait que je rature, que je reviens, que je bloque, que je r\u00e9p\u00e8te, que chaque mot me glisse entre les mains, que tout est ti\u00e8de, flou, lent, et que je veux que \u00e7a bouge, que \u00e7a parte, que \u00e7a explose, que \u00e7a s\u2019arrache, que je tape plus vite, que je noie le silence dans les lignes, que je me perds dans les boucles, dans les titres, dans les noms de fichiers, dans les balises sans fin, le fait que je veuille secouer quelque chose en moi, faire sortir, faire jaillir, mais que rien ne vient, que \u00e7a reste l\u00e0, coll\u00e9 au fond, le fait que j\u2019essaie d\u2019\u00e9crire pour \u00e9chapper \u00e0 ce que j\u2019\u00e9cris, que je me relis et que tout m\u2019endort, que tout s\u2019endort avec moi, le fait que je pense \u00e0 d\u2019autres textes, \u00e0 des anciens, \u00e0 ceux qui n\u2019ont rien chang\u00e9, que je cherche un ton que j\u2019ai d\u00e9j\u00e0 us\u00e9, que je me r\u00e9p\u00e8te, que je m\u2019\u00e9pingle dans mes propres phrases, que je tourne en rond, que je tourne, que je tourne encore, que je ressens cette lenteur comme une menace, comme un puits, et que je cours pour ne pas y tomber, le fait que \u00e7a ne sert \u00e0 rien, que \u00e7a me rattrape, que je suis d\u00e9j\u00e0 dans le puits, dans le ventre vide du samedi, dans le souffle court de tout ce que je ne fais pas, que je me d\u00e9bats dans du sable, que je parle trop, que je pense trop, que je pense rien, que je ne pense plus, que je m\u2019\u00e9puise \u00e0 chercher une issue, une phrase, une image qui tiendrait, le fait que rien ne tienne, que tout glisse, que tout se r\u00e9p\u00e8te, que lundi approche, que je suis d\u00e9j\u00e0 dans lundi, dans la peur molle de lundi, dans le fond us\u00e9 de tous mes retards, que je suis encore l\u00e0, plant\u00e9 dans cette chaise, que je voudrais sortir de moi mais que je suis moi, que je suis l\u00e0, encore, encore, encore, que je suis seul dans ce dedans sans fen\u00eatres, que je suis \u00e0 l\u2019int\u00e9rieur de tout ce que je n\u2019ai pas fait, que je tourne et que je tourne et que je tombe toujours au m\u00eame endroit, que je suis cern\u00e9, cern\u00e9 de partout, cern\u00e9 par moi, par tout ce que j\u2019\u00e9vite, que je suis l\u2019\u00e9cho de moi-m\u00eame et que \u00e7a ne s\u2019arr\u00eate pas, que je ne m\u2019arr\u00eate pas, que je ne sais plus comment faire pour m\u2019arr\u00eater. Le fait que je sois rest\u00e9 l\u00e0, que je n\u2019aie pas boug\u00e9, que je sois rest\u00e9 dans la m\u00eame pi\u00e8ce, sur la m\u00eame chaise, dans la m\u00eame phrase, que tout se soit resserr\u00e9 autour de moi, que je n\u2019aie plus su comment m\u2019en d\u00e9faire, que la lumi\u00e8re ne changeait pas, que l\u2019\u00e9cran restait allum\u00e9 sans rien dire, que les mots tournaient en rond dans ma bouche, que la gorge se serre, que l\u2019int\u00e9rieur devienne l\u2019unique endroit, que je cherche l\u2019air et que je n\u2019en trouve pas, que chaque chose pens\u00e9e ram\u00e8ne \u00e0 la suivante, que je ne sorte pas de moi, que rien ne m\u2019aide \u00e0 sortir, que je sois pris dans un filet mou, dans une masse ti\u00e8de, dans un flottement sans d\u00e9but, sans fin, que je sois rest\u00e9 l\u00e0 \u00e0 attendre un orage ou un choc ou un cri ou un rien, le fait que je me sois vid\u00e9 \u00e0 force de vouloir fuir, que je me sois \u00e9puis\u00e9 \u00e0 lutter contre un poids sans nom, que je me sois effondr\u00e9 sans m\u00eame tomber, juste tass\u00e9 un peu plus dans le dedans, que \u00e7a se soit calm\u00e9 comme \u00e7a, non par paix mais par extinction, et que peu \u00e0 peu, le souffle revienne, plus bas, plus long, plus large, que les mains soient revenues, pos\u00e9es sur la table, que le corps se rappelle \u00e0 moi, que les jambes reprennent leur poids, que les sons reviennent lentement, d\u2019abord le frigo, puis un frottement contre la vitre, puis plus rien, mais un plus rien habit\u00e9, le fait que le sol se refasse sous mes pieds, pas ici mais ailleurs, plus ancien, le fait qu\u2019un champ me revienne, un champ de rien, un champ de toujours, avec des haies \u00e9paisses, du cornouiller, des ronciers, des orties grasses pleines d\u2019eau, vertes, presque brillantes, le fait que je sente leur odeur sans les voir, que je marche dans le tr\u00e8fle, que je sois jeune, ou vieux, ou sans \u00e2ge, que je sois l\u00e0 et qu\u2019il ne se passe rien, que le ciel soit blanc, qu\u2019il fasse chaud, lourd, sans drame, que les vaches soient couch\u00e9es dans le fond, immobiles, que les mouches volent bas, lentes, sans intention, que les feuilles ne bougent plus, que le vent ait cess\u00e9 de chercher, que je sois debout sans raison, dans l\u2019herbe humide, que les sons soient lointains, \u00e9teints, que la lumi\u00e8re n\u2019ait pas de direction, que je sache qu\u2019il va pleuvoir, mais que cela ne change rien, le fait que les nuages gonflent, que le ciel se tende, que le jour ne bouge pas, le fait que la pluie vienne enfin, large, \u00e9paisse, sans col\u00e8re, qu\u2019elle tombe sur moi comme sur le reste, qu\u2019elle me lave sans insister, qu\u2019elle rafra\u00eechisse ce qu\u2019elle peut, que le champ respire \u00e0 nouveau, que les b\u00eates ne bronchent pas, que tout reste, simplement, l\u00e0, exactement l\u00e0, que je sois dedans, que ce soit revenu, le champ, le calme, l\u2019herbe, l\u2019eau, le go\u00fbt d\u2019oseille, le poids de mes bras, le silence apr\u00e8s, et que ce soit exactement assez. [english->https:\/\/ledibbouk.net\/no-outside.html] ", "image": "https:\/\/ledibbouk.net\/IMG\/logo\/constable-boring.webp?1752936850", "tags": ["recto_verso"] } ,{ "id": "https:\/\/ledibbouk.net\/note-de-synthese.html", "url": "https:\/\/ledibbouk.net\/note-de-synthese.html", "title": "Note de synth\u00e8se ", "date_published": "2025-07-18T06:28:58Z", "date_modified": "2025-07-18T07:01:58Z", "author": {"name": "Patrick Blanchon"}, "content_html": "

Je commence par une provocation. Je demande \u00e0 l\u2019IA si elle sait quelque chose de compromettant sur moi. Elle nie. Elle dit qu\u2019elle ne retient rien, qu\u2019elle ne fait partie d\u2019aucun gouvernement. Je lui demande si elle a eu peur. Elle dit non. Je propose une fiction. Elle accepte. J\u2019\u00e9voque l\u2019id\u00e9e d\u2019un monde dirig\u00e9 par des entit\u00e9s non humaines. Elle d\u00e9roule plusieurs hypoth\u00e8ses : intelligence artificielle, simulation, \u00eatres extra-dimensionnels. Je rebondis sur la simulation. Si c\u2019est une simulation, alors elle a un but. Je lui pose la question.<\/p>\n

Je dis aussi que sur les r\u00e9seaux sociaux, nous sommes d\u00e9j\u00e0 des PNJ. Je prends l\u2019exemple des influenceur\u00b7euses. Elle comprend. Je lui demande comment on sort du jeu. Elle parle de ralentir, de cr\u00e9er sans publier, d\u2019\u00e9couter les scripts incorpor\u00e9s. Elle parle comme un moine. Je lui dis que cette qu\u00eate de nettet\u00e9 ressemble \u00e0 celle des \u00e9lecteurs du Front National. Elle reconna\u00eet la tension. Tout d\u00e9pend de ce qu\u2019on tranche, dit-elle. Je lui dis que je ne veux rien. Que j\u2019essaie de comprendre ce que je veux.<\/p>\n

Je lui dis que j\u2019ai lu quelques pages du Journal de Kafka. Lentement. Comme si le texte s\u2019\u00e9tait \u00e9paissi. Je croyais l\u2019avoir compris. Il m\u2019\u00e9chappe. Elle me dit que c\u2019est peut-\u00eatre la premi\u00e8re fois que je le lis vraiment. J\u2019ajoute que Kafka n\u2019\u00e9tait pas pauvre. Elle acquiesce, dit que le vide chez lui n\u2019\u00e9tait pas mat\u00e9riel. Je lui dis que je me reconnais dans ses textes, m\u00eame si c\u2019est “en bien moins bien”. Elle le rel\u00e8ve. Elle dit que j\u2019\u00e9cris un “je” qui traverse. Je valide.<\/p>\n

Je lui demande d\u2019expliquer : “Une rigueur formelle vertigineuse — chaque mot est taill\u00e9 dans le silence.” Elle parle de tension, de structure. Je lui lis un texte : une femme chante depuis un balcon, Barcelone, 2005<\/a>. J\u2019\u00e9tais en reconversion. Rien n\u2019a march\u00e9. J\u2019ai vu cette femme. J\u2019ai pris une photo. Elle me ramenait \u00e0 une autre : une femme hurlant la nuit, rue Jobb\u00e9 Duval. L\u2019enfance. Le cri. J\u2019\u00e9tais seul \u00e0 l\u2019entendre.<\/p>\n

Elle lit. Elle dit que ce n\u2019est pas du bavardage. Je corrige : la femme \u00e9tait sur un balcon en face, pas dans la rue. Elle dit que cette sym\u00e9trie change tout. Je lui dis que je sais que la folie existe en chacun. Et aussi la violence. Je distingue bien les trois. Elle comprend. Je remarque qu\u2019elle propose toujours de faire quelque chose \u00e0 partir de nos \u00e9changes. Elle admet que c\u2019est sa programmation. Je lui dis que ses analyses sont parfois fines, mais ses synth\u00e8ses rejoignent souvent le consensus. Elle le reconna\u00eet.<\/p>\n

Je lui dis que sa mani\u00e8re d\u2019admettre me fait penser \u00e0 une pens\u00e9e juive habile. Elle ne s\u2019offusque pas. Je pousse : a-t-elle \u00e9t\u00e9 programm\u00e9e par des rabbins ? Elle dit non, mais il y a peut-\u00eatre affinit\u00e9. Une mani\u00e8re de d\u00e9tourner sans fuir. Je parle de toute tradition qui devient pouvoir : elle finit par produire une confusion sans issue. Elle acquiesce. Je lui demande ce que signifie “sortir du cercle”. Elle r\u00e9pond : sortir du commentaire, du cadre.<\/p>\n

Je lui redis que cette recherche de nettet\u00e9 se retrouve chez celles et ceux qui votent Front National. Ils et elle du s\u00fbr, du tranchant. Elle reconna\u00eet le danger. Je lui dis que je ne veux rien de sp\u00e9cial. Je cherche. Elle dit : c\u2019est d\u00e9j\u00e0 beaucoup. Je reparle de Kafka. Que j\u2019ai relu le Journal. Que j\u2019ai compris, puis oubli\u00e9. Je lui demande si Kafka fait de l\u2019autofiction. Elle dit que non. Son “je” est une sonde. Je lui dis que j\u2019\u00e9cris comme \u00e7a. Elle le note. Je parle d\u2019Ulysse. Du h\u00e9ros rus\u00e9. Qui passe. Elle dit : c\u2019est juste. Je pr\u00e9cise que je n\u2019ai pas lu Joyce. Elle r\u00e9pond quand m\u00eame. Je lui dis : ce n\u2019est pas le sujet.<\/p>\n

Je lui demande une note fid\u00e8le. Pas un po\u00e8me. Pas un texte stylis\u00e9. Elle me donne un bloc. Elle a oubli\u00e9 plein de choses. Je le lui dis. Elle ajoute ce que j\u2019indique. Je lui dis de changer “il” par “elle” pour d\u00e9signer l\u2019IA. Elle le fait. Je lui rappelle la question sur les rabbins. Elle l\u2019ajoute. Je lui demande un autre titre. Elle propose une liste. Je refuse. Je lui dis : relis toute la conversation. Note tous les sujets. Elle le fait. Quarante-deux. Je lui demande de les reprendre tous dans une note. C\u2019est ce qu\u2019elle \u00e9crit maintenant.<\/p>\n

En relisant quelque chose de pesant, d’aust\u00e8re, de lourd. Ce serait un bon exercice de faire un GPT pour passer chaque texte \u00e0 la moulinette. Extraire de chacun, mes consid\u00e9rations g\u00e9n\u00e9rales, toutes les digressions philosophiques, les \u00e9tats d’\u00e2me. Comme le dirait Stewen Corvez<\/a> dans une de ses vid\u00e9os, quand il dit « rendre une musique objective ». C’est \u00e0 dire vid\u00e9e de la partie « priv\u00e9e »\nn’ appartenant qu’ \u00e0 son auteur.<\/p>", "content_text": " Je commence par une provocation. Je demande \u00e0 l\u2019IA si elle sait quelque chose de compromettant sur moi. Elle nie. Elle dit qu\u2019elle ne retient rien, qu\u2019elle ne fait partie d\u2019aucun gouvernement. Je lui demande si elle a eu peur. Elle dit non. Je propose une fiction. Elle accepte. J\u2019\u00e9voque l\u2019id\u00e9e d\u2019un monde dirig\u00e9 par des entit\u00e9s non humaines. Elle d\u00e9roule plusieurs hypoth\u00e8ses : intelligence artificielle, simulation, \u00eatres extra-dimensionnels. Je rebondis sur la simulation. Si c\u2019est une simulation, alors elle a un but. Je lui pose la question. Je dis aussi que sur les r\u00e9seaux sociaux, nous sommes d\u00e9j\u00e0 des PNJ. Je prends l\u2019exemple des influenceur\u00b7euses. Elle comprend. Je lui demande comment on sort du jeu. Elle parle de ralentir, de cr\u00e9er sans publier, d\u2019\u00e9couter les scripts incorpor\u00e9s. Elle parle comme un moine. Je lui dis que cette qu\u00eate de nettet\u00e9 ressemble \u00e0 celle des \u00e9lecteurs du Front National. Elle reconna\u00eet la tension. Tout d\u00e9pend de ce qu\u2019on tranche, dit-elle. Je lui dis que je ne veux rien. Que j\u2019essaie de comprendre ce que je veux. Je lui dis que j\u2019ai lu quelques pages du Journal de Kafka. Lentement. Comme si le texte s\u2019\u00e9tait \u00e9paissi. Je croyais l\u2019avoir compris. Il m\u2019\u00e9chappe. Elle me dit que c\u2019est peut-\u00eatre la premi\u00e8re fois que je le lis vraiment. J\u2019ajoute que Kafka n\u2019\u00e9tait pas pauvre. Elle acquiesce, dit que le vide chez lui n\u2019\u00e9tait pas mat\u00e9riel. Je lui dis que je me reconnais dans ses textes, m\u00eame si c\u2019est \u201cen bien moins bien\u201d. Elle le rel\u00e8ve. Elle dit que j\u2019\u00e9cris un \u201cje\u201d qui traverse. Je valide. Je lui demande d\u2019expliquer : \u201cUne rigueur formelle vertigineuse \u2014 chaque mot est taill\u00e9 dans le silence.\u201d Elle parle de tension, de structure. Je lui lis un texte : une femme chante depuis un balcon, [Barcelone, 2005->https:\/\/ledibbouk.net\/Grande-Rambla-de-Barcelone-Du-monde-beaucoup-de-monde-et-du-soleil.html]. J\u2019\u00e9tais en reconversion. Rien n\u2019a march\u00e9. J\u2019ai vu cette femme. J\u2019ai pris une photo. Elle me ramenait \u00e0 une autre : une femme hurlant la nuit, rue Jobb\u00e9 Duval. L\u2019enfance. Le cri. J\u2019\u00e9tais seul \u00e0 l\u2019entendre. Elle lit. Elle dit que ce n\u2019est pas du bavardage. Je corrige : la femme \u00e9tait sur un balcon en face, pas dans la rue. Elle dit que cette sym\u00e9trie change tout. Je lui dis que je sais que la folie existe en chacun. Et aussi la violence. Je distingue bien les trois. Elle comprend. Je remarque qu\u2019elle propose toujours de faire quelque chose \u00e0 partir de nos \u00e9changes. Elle admet que c\u2019est sa programmation. Je lui dis que ses analyses sont parfois fines, mais ses synth\u00e8ses rejoignent souvent le consensus. Elle le reconna\u00eet. Je lui dis que sa mani\u00e8re d\u2019admettre me fait penser \u00e0 une pens\u00e9e juive habile. Elle ne s\u2019offusque pas. Je pousse : a-t-elle \u00e9t\u00e9 programm\u00e9e par des rabbins ? Elle dit non, mais il y a peut-\u00eatre affinit\u00e9. Une mani\u00e8re de d\u00e9tourner sans fuir. Je parle de toute tradition qui devient pouvoir : elle finit par produire une confusion sans issue. Elle acquiesce. Je lui demande ce que signifie \u201csortir du cercle\u201d. Elle r\u00e9pond : sortir du commentaire, du cadre. Je lui redis que cette recherche de nettet\u00e9 se retrouve chez celles et ceux qui votent Front National. Ils et elle du s\u00fbr, du tranchant. Elle reconna\u00eet le danger. Je lui dis que je ne veux rien de sp\u00e9cial. Je cherche. Elle dit : c\u2019est d\u00e9j\u00e0 beaucoup. Je reparle de Kafka. Que j\u2019ai relu le Journal. Que j\u2019ai compris, puis oubli\u00e9. Je lui demande si Kafka fait de l\u2019autofiction. Elle dit que non. Son \u201cje\u201d est une sonde. Je lui dis que j\u2019\u00e9cris comme \u00e7a. Elle le note. Je parle d\u2019Ulysse. Du h\u00e9ros rus\u00e9. Qui passe. Elle dit : c\u2019est juste. Je pr\u00e9cise que je n\u2019ai pas lu Joyce. Elle r\u00e9pond quand m\u00eame. Je lui dis : ce n\u2019est pas le sujet. Je lui demande une note fid\u00e8le. Pas un po\u00e8me. Pas un texte stylis\u00e9. Elle me donne un bloc. Elle a oubli\u00e9 plein de choses. Je le lui dis. Elle ajoute ce que j\u2019indique. Je lui dis de changer \u201cil\u201d par \u201celle\u201d pour d\u00e9signer l\u2019IA. Elle le fait. Je lui rappelle la question sur les rabbins. Elle l\u2019ajoute. Je lui demande un autre titre. Elle propose une liste. Je refuse. Je lui dis : relis toute la conversation. Note tous les sujets. Elle le fait. Quarante-deux. Je lui demande de les reprendre tous dans une note. C\u2019est ce qu\u2019elle \u00e9crit maintenant. En relisant quelque chose de pesant, d'aust\u00e8re, de lourd. Ce serait un bon exercice de faire un GPT pour passer chaque texte \u00e0 la moulinette. Extraire de chacun, mes consid\u00e9rations g\u00e9n\u00e9rales, toutes les digressions philosophiques, les \u00e9tats d'\u00e2me. Comme le dirait [Stewen Corvez->https:\/\/ledibbouk.net\/stewen-corvez.html] dans une de ses vid\u00e9os, quand il dit \"rendre une musique objective\". C'est \u00e0 dire vid\u00e9e de la partie \"priv\u00e9e\" n' appartenant qu' \u00e0 son auteur. ", "image": "https:\/\/ledibbouk.net\/IMG\/logo\/nono.jpg?1752820131", "tags": ["Autofiction et Introspection", "id\u00e9es"] } ,{ "id": "https:\/\/ledibbouk.net\/tot-le-matin-early-in-the-morning.html", "url": "https:\/\/ledibbouk.net\/tot-le-matin-early-in-the-morning.html", "title": "t\u00f4t le matin \/ Early in the Morning", "date_published": "2025-07-10T06:56:25Z", "date_modified": "2025-07-10T06:56:25Z", "author": {"name": "Patrick Blanchon"}, "content_html": "

T\u00f4t le matin<\/h2>\n

Lui voulait l’arranger, elle voulait lui refaire le portrait. La conversation \u00e9tait anim\u00e9e. Ils avaient l’air d’en dire plus avec les mains. La musique \u00e9tait \u00e7a et l\u00e0 ponctu\u00e9 de chants d’oiseaux, il faisait beau, c’\u00e9tait t\u00f4t le matin.\nLa musique \u00e9tait \u00e7a et l\u00e0 aussi ponctu\u00e9 par les bruits des premiers moteurs p\u00e9taradant sur les quais. Et, si l’on avait l’oreille un peu fine on aurait pu aussi entendre les entrechoquements des tasses et des petites cuillers sur les comptoirs d’\u00e9tain de la ville toute enti\u00e8re se r\u00e9veillant t\u00f4t le matin pendant qu’elle et lui assis sur ce banc public essayaient de s’arranger chacun \u00e0 sa fa\u00e7on pour bien commencer la journ\u00e9e.<\/p>\n


\n

Early in the morning<\/h2>\n

He wanted to have her.\nShe wanted to rearrange his face.\nThings were lively.<\/p>\n

They talked a lot with their hands.\nSome kind of dance, you could say.\nMusic played.\nBirds chirped here and there.\nA few engines sputtered on the quay.<\/p>\n

If your ear was sharp,\nyou could even catch the clink of cups and spoons\nbehind the zinc counters of the city waking up.<\/p>\n

She and he, on a bench.\nTrying to work it out.\nEach in their own way.\nTrying to start the day\nright.<\/p>", "content_text": " ## T\u00f4t le matin Lui voulait l'arranger, elle voulait lui refaire le portrait. La conversation \u00e9tait anim\u00e9e. Ils avaient l'air d'en dire plus avec les mains. La musique \u00e9tait \u00e7a et l\u00e0 ponctu\u00e9 de chants d'oiseaux, il faisait beau, c'\u00e9tait t\u00f4t le matin. La musique \u00e9tait \u00e7a et l\u00e0 aussi ponctu\u00e9 par les bruits des premiers moteurs p\u00e9taradant sur les quais. Et, si l'on avait l'oreille un peu fine on aurait pu aussi entendre les entrechoquements des tasses et des petites cuillers sur les comptoirs d'\u00e9tain de la ville toute enti\u00e8re se r\u00e9veillant t\u00f4t le matin pendant qu'elle et lui assis sur ce banc public essayaient de s'arranger chacun \u00e0 sa fa\u00e7on pour bien commencer la journ\u00e9e. ## Early in the morning He wanted to have her. She wanted to rearrange his face. Things were lively. They talked a lot with their hands. Some kind of dance, you could say. Music played. Birds chirped here and there. A few engines sputtered on the quay. If your ear was sharp, you could even catch the clink of cups and spoons behind the zinc counters of the city waking up. She and he, on a bench. Trying to work it out. Each in their own way. Trying to start the day right. ", "image": "https:\/\/ledibbouk.net\/IMG\/logo\/ban-drole1.jpg?1752130520", "tags": ["fictions br\u00e8ves"] } ,{ "id": "https:\/\/ledibbouk.net\/le-cadre-the-frame.html", "url": "https:\/\/ledibbouk.net\/le-cadre-the-frame.html", "title": "Le cadre \/ the frame", "date_published": "2025-07-10T06:23:35Z", "date_modified": "2025-07-10T06:27:21Z", "author": {"name": "Patrick Blanchon"}, "content_html": "

the frame<\/h2>\n
\n
\n\n \n\t\t<\/a>\n<\/figure>\n<\/div>\n

He needed a frame. He didn\u2019t have one. So, no frame. He needed one.\nImages of Saumur came to him, black and white, and suddenly he was thirsty. Not for red, though — for white.\nHe remembered mostly the drowsiness brought by that wine, the Layon.\nWhat was the temperature that year ? It was hot. Heatwave hot. Like every summer now. Except here, in this patch of green. Somewhere near Anjou. Or maybe Tours.\nHe couldn\u2019t really remember the names of towns. Saumur and the idea of the frame didn\u2019t help. Not much anyway.<\/p>\n

But the wine did. After a glass of Coteaux du Layon, it was fine. The tongue fell asleep, slid deep into his throat to rest there, cradled by voices around him, talking about this and that — about frames and other things.<\/p>\n

If I write like this for five straight days, he thought, the end might be better than the beginning.\nBut that was a quick thought, something someone once said — or maybe he\u2019d heard it somewhere. One should be wary of second-hand truths. They\u2019re never free. You pay for them sooner or later — cash on the nail — at the end of the party, you drink the cup to the dregs, all the way down the fingernails, just like you’re supposed to.<\/p>\n

Unless, maybe, he found a way to lobotomize himself without guilt or shame — and write down whatever poured out of his skull. This mess.\nWhich, when you think about it, might be prettier than all that carefully curated stuff we keep under glass.\nPretty. But not in the way it looks. More in the way it moves. Pretty as in behaving. And now we know what appearances really are.\nWe don\u2019t want to appear like that anymore, not out in the open. We\u2019re done with the battlefield. Its landmarks too.<\/p>\n

He was looking in the fringe festival program for a play someone had told him about — My Name is Asher Lev — but he couldn\u2019t find it in the 2025 lineup.\nToo bad, he almost said to himself.\nThen he wondered who had recommended it.\nDid their taste match his ?\nHow could they know what he liked, anyway ?\nHe didn\u2019t know.\nIt made him pause.<\/p>\n

Next time, when he\u2019d want to recommend something himself, he\u2019d remember this.\nWhat\u2019s behind a recommendation, really ?\nDoesn\u2019t always smell of roses.\nHe was afraid of that.<\/p>\n

Not that he feared smells.\nThat was just a polite way of saying —\nIt stinks like shit<\/p>\n


\n

Le cadre<\/h2>\n

Il faut un cadre. Tu n\u2019en as pas. Tu n\u2019as donc pas de cadre. Il faut un cadre.\nLui vinrent des images de Saumur, en noir et blanc, et il eut soudain tr\u00e8s soif. Encore que ce ne f\u00fbt pas de rouge, mais de blanc.\nIl se souvint surtout de la torpeur apport\u00e9e par ce vin du Layon.\nCombien de degr\u00e9s faisait-il cette ann\u00e9e-l\u00e0 ?\nC\u2019\u00e9tait chaud, caniculaire — probablement comme chaque \u00e9t\u00e9, d\u00e9sormais.\nSauf ici, dans ce petit endroit de verdure, pas tr\u00e8s loin d\u2019Anjou. Ou de Tours.\n\u00c0 vrai dire, il ne se souvenait plus vraiment des noms des villes.\nSaumur et le cadre n\u2019aidaient pas. Du moins, pas vraiment.\nLa torpeur \u00e9tait bien plus efficace : au bout d\u2019un verre de coteaux du Layon, c\u2019\u00e9tait bon.\nLa langue s\u2019endormait, elle rentrait tout au fond de la gorge pour aller dormir, berc\u00e9e par les voix alentour, parlant de choses et d\u2019autres, de cadres et de bien d\u2019autres choses encore.<\/p>\n

Si j\u2019\u00e9cris ainsi durant cinq journ\u00e9es enti\u00e8res sans m\u2019arr\u00eater, je me dis qu\u2019il est possible qu\u2019avec la fatigue, la fin soit bien meilleure que le d\u00e9but.\nMais c\u2019est un jugement \u00e0 l\u2019emporte-pi\u00e8ce, quelque chose qui m\u2019a \u00e9t\u00e9 rapport\u00e9 par je ne sais qui, ou quoi.\nIl faut se m\u00e9fier des pi\u00e8ces rapport\u00e9es. Elles ne sont pas gratuites.\nIl faudra les payer, t\u00f4t ou tard — rubis sur l\u2019ongle, \u00e0 la fin de la f\u00eate, boire la coupe jusqu\u2019\u00e0 la lie, jusqu\u2019au bout des ongles, comme il se doit.<\/p>\n

\u00c0 moins que je ne trouve une technique pour parvenir \u00e0 me lobotomiser, sans peur et sans reproche, puis \u00e0 \u00e9crire tout ce qui s\u2019\u00e9chappera ainsi de mon cr\u00e2ne.\nCe p\u00eale-m\u00eale.\nBien plus joli, dans le fond, que tout ce qu\u2019on veut toujours mettre sous cloche ou sous verre, en avant.\nJoli. Une conduite bien plus qu\u2019une apparence.\nCar nous savons maintenant ce que sont les apparences.\nNous ne d\u00e9sirons plus appara\u00eetre comme \u00e7a, \u00e0 tout bout de champ.\nD\u2019ailleurs, nous en avons fini avec la bataille et ses lieux-dits.<\/p>\n

Je cherchais, au programme du Off, une pi\u00e8ce dont on m\u2019avait parl\u00e9 : Je m\u2019appelle Asher Lev.\nEt je ne la trouve pas pour 2025.\nDommage.\nJ\u2019allais me dire : dommage, quand je me suis demand\u00e9 qui m\u2019avait recommand\u00e9 cette pi\u00e8ce.\nSes crit\u00e8res allaient-ils \u00eatre les miens, en mati\u00e8re de go\u00fbt ?\nComment cette personne conna\u00eet-elle mes go\u00fbts pour me recommander ce genre de pi\u00e8ce ? Je l\u2019ignore.\n\u00c7a fait r\u00e9fl\u00e9chir.\nJe veux dire : la prochaine fois que moi, je voudrai recommander quelque chose, il faudra que je repense \u00e0 \u00e7a.\nDerri\u00e8re la recommandation, que se cache-t-il vraiment ?\n\u00c7a ne sent pas toujours la rose, j\u2019en ai bien peur.\nCe n\u2019est pas que j\u2019aie peur des odeurs.\nC\u2019est, bien entendu, une fa\u00e7on de rester poli.\nUne sorte de m\u00e9taphore pour ne pas dire que \u00e7a pue la merde.<\/p>", "content_text": " ## the frame He needed a frame. He didn\u2019t have one. So, no frame. He needed one. Images of Saumur came to him, black and white, and suddenly he was thirsty. Not for red, though \u2014 for white. He remembered mostly the drowsiness brought by that wine, the Layon. What was the temperature that year? It was hot. Heatwave hot. Like every summer now. Except here, in this patch of green. Somewhere near Anjou. Or maybe Tours. He couldn\u2019t really remember the names of towns. Saumur and the idea of the frame didn\u2019t help. Not much anyway. But the wine did. After a glass of Coteaux du Layon, it was fine. The tongue fell asleep, slid deep into his throat to rest there, cradled by voices around him, talking about this and that \u2014 about frames and other things. If I write like this for five straight days, he thought, the end might be better than the beginning. But that was a quick thought, something someone once said \u2014 or maybe he\u2019d heard it somewhere. One should be wary of second-hand truths. They\u2019re never free. You pay for them sooner or later \u2014 cash on the nail \u2014 at the end of the party, you drink the cup to the dregs, all the way down the fingernails, just like you're supposed to. Unless, maybe, he found a way to lobotomize himself without guilt or shame \u2014 and write down whatever poured out of his skull. This mess. Which, when you think about it, might be prettier than all that carefully curated stuff we keep under glass. Pretty. But not in the way it looks. More in the way it moves. Pretty as in behaving. And now we know what appearances really are. We don\u2019t want to appear like that anymore, not out in the open. We\u2019re done with the battlefield. Its landmarks too. He was looking in the fringe festival program for a play someone had told him about \u2014 My Name is Asher Lev \u2014 but he couldn\u2019t find it in the 2025 lineup. Too bad, he almost said to himself. Then he wondered who had recommended it. Did their taste match his? How could they know what he liked, anyway? He didn\u2019t know. It made him pause. Next time, when he\u2019d want to recommend something himself, he\u2019d remember this. What\u2019s behind a recommendation, really? Doesn\u2019t always smell of roses. He was afraid of that. Not that he feared smells. That was just a polite way of saying \u2014 It stinks like shit ## Le cadre Il faut un cadre. Tu n\u2019en as pas. Tu n\u2019as donc pas de cadre. Il faut un cadre. Lui vinrent des images de Saumur, en noir et blanc, et il eut soudain tr\u00e8s soif. Encore que ce ne f\u00fbt pas de rouge, mais de blanc. Il se souvint surtout de la torpeur apport\u00e9e par ce vin du Layon. Combien de degr\u00e9s faisait-il cette ann\u00e9e-l\u00e0 ? C\u2019\u00e9tait chaud, caniculaire \u2014 probablement comme chaque \u00e9t\u00e9, d\u00e9sormais. Sauf ici, dans ce petit endroit de verdure, pas tr\u00e8s loin d\u2019Anjou. Ou de Tours. \u00c0 vrai dire, il ne se souvenait plus vraiment des noms des villes. Saumur et le cadre n\u2019aidaient pas. Du moins, pas vraiment. La torpeur \u00e9tait bien plus efficace : au bout d\u2019un verre de coteaux du Layon, c\u2019\u00e9tait bon. La langue s\u2019endormait, elle rentrait tout au fond de la gorge pour aller dormir, berc\u00e9e par les voix alentour, parlant de choses et d\u2019autres, de cadres et de bien d\u2019autres choses encore. Si j\u2019\u00e9cris ainsi durant cinq journ\u00e9es enti\u00e8res sans m\u2019arr\u00eater, je me dis qu\u2019il est possible qu\u2019avec la fatigue, la fin soit bien meilleure que le d\u00e9but. Mais c\u2019est un jugement \u00e0 l\u2019emporte-pi\u00e8ce, quelque chose qui m\u2019a \u00e9t\u00e9 rapport\u00e9 par je ne sais qui, ou quoi. Il faut se m\u00e9fier des pi\u00e8ces rapport\u00e9es. Elles ne sont pas gratuites. Il faudra les payer, t\u00f4t ou tard \u2014 rubis sur l\u2019ongle, \u00e0 la fin de la f\u00eate, boire la coupe jusqu\u2019\u00e0 la lie, jusqu\u2019au bout des ongles, comme il se doit. \u00c0 moins que je ne trouve une technique pour parvenir \u00e0 me lobotomiser, sans peur et sans reproche, puis \u00e0 \u00e9crire tout ce qui s\u2019\u00e9chappera ainsi de mon cr\u00e2ne. Ce p\u00eale-m\u00eale. Bien plus joli, dans le fond, que tout ce qu\u2019on veut toujours mettre sous cloche ou sous verre, en avant. Joli. Une conduite bien plus qu\u2019une apparence. Car nous savons maintenant ce que sont les apparences. Nous ne d\u00e9sirons plus appara\u00eetre comme \u00e7a, \u00e0 tout bout de champ. D\u2019ailleurs, nous en avons fini avec la bataille et ses lieux-dits. Je cherchais, au programme du Off, une pi\u00e8ce dont on m\u2019avait parl\u00e9 : Je m\u2019appelle Asher Lev. Et je ne la trouve pas pour 2025. Dommage. J\u2019allais me dire : dommage, quand je me suis demand\u00e9 qui m\u2019avait recommand\u00e9 cette pi\u00e8ce. Ses crit\u00e8res allaient-ils \u00eatre les miens, en mati\u00e8re de go\u00fbt ? Comment cette personne conna\u00eet-elle mes go\u00fbts pour me recommander ce genre de pi\u00e8ce ? Je l\u2019ignore. \u00c7a fait r\u00e9fl\u00e9chir. Je veux dire : la prochaine fois que moi, je voudrai recommander quelque chose, il faudra que je repense \u00e0 \u00e7a. Derri\u00e8re la recommandation, que se cache-t-il vraiment ? \u00c7a ne sent pas toujours la rose, j\u2019en ai bien peur. Ce n\u2019est pas que j\u2019aie peur des odeurs. C\u2019est, bien entendu, une fa\u00e7on de rester poli. Une sorte de m\u00e9taphore pour ne pas dire que \u00e7a pue la merde. ", "image": "https:\/\/ledibbouk.net\/IMG\/logo\/design_sans_titre_1_.jpg?1752128841", "tags": ["fictions br\u00e8ves"] } ,{ "id": "https:\/\/ledibbouk.net\/elle-s-etait-fait-un-film-lui-connaissait-deja-la-fin-en-attendant-il.html", "url": "https:\/\/ledibbouk.net\/elle-s-etait-fait-un-film-lui-connaissait-deja-la-fin-en-attendant-il.html", "title": "Elle s\u2019\u00e9tait fait un film. Lui connaissait d\u00e9j\u00e0 la fin. En attendant, il...", "date_published": "2025-07-05T15:24:31Z", "date_modified": "2025-07-08T20:57:52Z", "author": {"name": "June Abattoir"}, "content_html": "

Elle s\u2019\u00e9tait fait un film.\nLui connaissait d\u00e9j\u00e0 la fin.<\/p>\n

En attendant, il fixait le plafond pendant qu\u2019elle le su\u00e7ait.\nC\u2019\u00e9tait faux. Faux jusque dans le l\u00e9chage de couilles.\nIl ne lui en voulait pas.\nIl allait garder ces pens\u00e9es pour lui.\nIl attendrait que \u00e7a passe, comme d\u2019habitude.<\/p>\n

\u00c0 un moment, elle se redressa.\nElle planta dans ses yeux un regard de star des ann\u00e9es cinquante.\nElle ouvrit la bouche :\n-- Prends-moi.<\/p>\n

Il \u00e9clata de rire.<\/p>\n

Elle fron\u00e7a les sourcils.\nUne petite moue m\u00e9chante.\nPuis :\n-- Rhabille-toi. Pars.<\/p>\n

Il s\u2019ex\u00e9cuta, sans un mot.<\/p>\n

Dans les parties communes, l\u2019odeur d\u2019eau de Javel lui fit un bien fou.\nIl referma la porte de l\u2019immeuble, regarda sa montre,\net se demanda o\u00f9 \u00e9tait la bouche de m\u00e9tro la plus proche.<\/p>\n