Tant mieux si le prix du chocolat augmente, personne n’en ach\u00e8tera et \u00e7a leur restera sur les bras.<\/p>\n<\/blockquote>\n
Puis un autre a dit :<\/p>\n
\n
T’as raison et \u00e7a leur rapportera moins de TVA.<\/p>\n<\/blockquote>\n
Puis tout le monde a rebu un coup et c’\u00e9tait comme avant.<\/p>",
"content_text": " Il a dit une chose neuve : > Tant mieux si le prix du chocolat augmente, personne n'en ach\u00e8tera et \u00e7a leur restera sur les bras. Puis un autre a dit : > T'as raison et \u00e7a leur rapportera moins de TVA. Puis tout le monde a rebu un coup et c'\u00e9tait comme avant. ",
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"tags": ["fictions br\u00e8ves"]
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"title": "\u00e9puiser quelque chose ",
"date_published": "2025-12-07T06:35:07Z",
"date_modified": "2025-12-07T06:35:32Z",
"author": {"name": "Patrick Blanchon"},
"content_html": "
Lui avait l’air fin une fois qu’il avait d\u00e9clar\u00e9 : <\/p>\n
\n
il faut \u00e9puiser quelque chose. <\/p>\n<\/blockquote>\n
Le simple fait de l’avoir dit l’avait comme qui dirait totalement \u00e9puis\u00e9<\/em><\/p>",
"content_text": " Lui avait l'air fin une fois qu'il avait d\u00e9clar\u00e9 : >il faut \u00e9puiser quelque chose. Le simple fait de l'avoir dit l'avait comme qui dirait *totalement \u00e9puis\u00e9* ",
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"tags": ["Essai sur la fatigue"]
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"title": "tous des chiens",
"date_published": "2025-12-07T06:20:47Z",
"date_modified": "2025-12-07T06:20:47Z",
"author": {"name": "Patrick Blanchon"},
"content_html": "
Enfin, celui-l\u00e0 est arriv\u00e9 avec son gros bonnet sur le cr\u00e2ne et il a dit que nous \u00e9tions tous devenus des chiens. <\/p>\n
\n
tous, des chiens sans \u00e2me !<\/p>\n<\/blockquote>\n
L’autre \u00e0 cet instant a voulu la ramener. Genre :<\/p>\n
\n
ah oui ? et comment sais-tu que les chiens n’ont pas d’\u00e2me ?<\/p>\n<\/blockquote>\n
Mais le gros avec son bonnet avait un regard si f\u00e9roce que la conversation s’est tout de suite arr\u00e9t\u00e9e l\u00e0.<\/p>\n
Il manquait quelque chose \u00e0 la sc\u00e8ne et je ne savais pas dire quoi. <\/p>",
"content_text": " Enfin, celui-l\u00e0 est arriv\u00e9 avec son gros bonnet sur le cr\u00e2ne et il a dit que nous \u00e9tions tous devenus des chiens. >tous, des chiens sans \u00e2me ! L'autre \u00e0 cet instant a voulu la ramener. Genre : >ah oui ? et comment sais-tu que les chiens n'ont pas d'\u00e2me ? Mais le gros avec son bonnet avait un regard si f\u00e9roce que la conversation s'est tout de suite arr\u00e9t\u00e9e l\u00e0. Il manquait quelque chose \u00e0 la sc\u00e8ne et je ne savais pas dire quoi. ",
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"title": "de soi",
"date_published": "2025-12-07T05:48:37Z",
"date_modified": "2025-12-07T05:48:37Z",
"author": {"name": "Patrick Blanchon"},
"content_html": "
Le pr\u00e9sentateur avait dit cette phrase bizarre : \u00e9crire de soi<\/em> ou quelque chose comme \u00e7a. Il ne se souvenait plus de la phrase exacte et il n’avait pas non plus envie de la retrouver. Il \u00e9tait rest\u00e9 un moment \u00e0 chercher la signification de ce de soi<\/em> puis il avait laiss\u00e9 tomber. Et maintenant il y repensait, \u00e7a revenait d’une mani\u00e8re pressante, imp\u00e9rieuse, comme une vague.<\/p>",
"content_text": " Le pr\u00e9sentateur avait dit cette phrase bizarre : *\u00e9crire de soi* ou quelque chose comme \u00e7a. Il ne se souvenait plus de la phrase exacte et il n'avait pas non plus envie de la retrouver. Il \u00e9tait rest\u00e9 un moment \u00e0 chercher la signification de ce *de soi* puis il avait laiss\u00e9 tomber. Et maintenant il y repensait, \u00e7a revenait d'une mani\u00e8re pressante, imp\u00e9rieuse, comme une vague. ",
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"title": "Sortir du spectacle",
"date_published": "2025-12-07T05:38:25Z",
"date_modified": "2025-12-07T05:38:35Z",
"author": {"name": "Patrick Blanchon"},
"content_html": "
La salle de th\u00e9\u00e2tre \u00e9tait pleine. Il s’\u00e9tait install\u00e9 en bout de rang\u00e9e, pr\u00e8s de la sortie. D\u00e8s les premi\u00e8res r\u00e9pliques, il sut que la pi\u00e8ce \u00e9tait mauvaise. Il se leva et sortit.<\/p>\n
La rue dehors \u00e9tait vide. Il pr\u00e9f\u00e9ra marcher plut\u00f4t que de prendre le m\u00e9tro.<\/p>\n
Il faisait froid et il aper\u00e7ut la lumi\u00e8re d’un caf\u00e9 au coin de la rue Custine. Il poussa la porte et alla s’installer au fond de la salle. La serveuse arriva et prit sa commande, mais quelque chose clochait dans le dialogue qu’ils \u00e9chang\u00e8rent. Tout compte fait, ce n’\u00e9taient pas exactement les mots qui se ressemblaient, mais l’intonation fatigu\u00e9e de la serveuse, qui rejoignait la fatigue des acteurs, ou la sienne, il ne savait plus.<\/p>",
"content_text": " La salle de th\u00e9\u00e2tre \u00e9tait pleine. Il s'\u00e9tait install\u00e9 en bout de rang\u00e9e, pr\u00e8s de la sortie. D\u00e8s les premi\u00e8res r\u00e9pliques, il sut que la pi\u00e8ce \u00e9tait mauvaise. Il se leva et sortit. La rue dehors \u00e9tait vide. Il pr\u00e9f\u00e9ra marcher plut\u00f4t que de prendre le m\u00e9tro. Il faisait froid et il aper\u00e7ut la lumi\u00e8re d'un caf\u00e9 au coin de la rue Custine. Il poussa la porte et alla s'installer au fond de la salle. La serveuse arriva et prit sa commande, mais quelque chose clochait dans le dialogue qu'ils \u00e9chang\u00e8rent. Tout compte fait, ce n'\u00e9taient pas exactement les mots qui se ressemblaient, mais l'intonation fatigu\u00e9e de la serveuse, qui rejoignait la fatigue des acteurs, ou la sienne, il ne savait plus. ",
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"tags": ["fictions br\u00e8ves"]
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"id": "https:\/\/ledibbouk.net\/le-flagorneur.html",
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"title": "le flagorneur ",
"date_published": "2025-11-17T08:43:25Z",
"date_modified": "2025-11-17T08:43:25Z",
"author": {"name": "Patrick Blanchon"},
"content_html": "
En dix secondes chrono, j\u2019avais capt\u00e9 le personnage. En un mot : flagorneur. Il suait la complaisance, l\u2019huile de coude linguistique, cette mani\u00e8re de sourire non pas \u00e0 vous, mais \u00e0 son propre reflet qu\u2019il vous tendait. En \u00e9tait-il seulement conscient ? J\u2019en doutais. L\u2019habitude avait d\u00fb fossiliser la posture en nature.<\/p>\n
Aussi, pour \u00eatre charitable \u2013 ou par une perversion plus profonde encore \u2013, j\u2019endossai moi-m\u00eame le costume. Je devins son thurif\u00e9raire officieux, le h\u00e9raut b\u00e9n\u00e9vole de sa gloire suppos\u00e9e. Du matin au soir, je semais son nom dans les rues de la ville. « Comment, demandais-je \u00e0 un inconnu devant l\u2019\u00e9tal du boucher, vous ne connaissez pas X ? » Et \u00e0 la boulang\u00e8re elle-m\u00eame, sur un ton de confidence douloureuse : « Ah bon, vous n\u2019avez pas lu trucbidulechouettte<\/em> ? Quelle tristesse\u2026 »<\/p>\n
Je me composais alors ma meilleure mine de componction, un masque de gravit\u00e9 qui devait faire sentir l\u2019ampleur du manque, l\u2019ab\u00eeme de leur inculture. Mon jeu \u00e9tait subtil : il ne s\u2019agissait pas de vanter X, mais de vanter mon propre bon go\u00fbt de le vanter. Je tentais, par la bande, de faire na\u00eetre un d\u00e9sir \u2013 le d\u00e9sir de ce que j\u2019\u00e9tais cens\u00e9 poss\u00e9der, moi, l\u2019initi\u00e9. Un d\u00e9sir auquel, bien s\u00fbr, je resterais associ\u00e9 dans l\u2019esprit de ces inconnus. J\u2019\u00e9tais le pr\u00eatre d\u2019un dieu dont je doutais, esp\u00e9rant qu\u2019on v\u00e9n\u00e9rerait ma foi plus que la divinit\u00e9 elle-m\u00eame.<\/p>\n
Illustration :<\/strong> : Les ambassadeurs. Hans Holbein le Jeune 1553<\/p>",
"content_text": " En dix secondes chrono, j\u2019avais capt\u00e9 le personnage. En un mot : flagorneur. Il suait la complaisance, l\u2019huile de coude linguistique, cette mani\u00e8re de sourire non pas \u00e0 vous, mais \u00e0 son propre reflet qu\u2019il vous tendait. En \u00e9tait-il seulement conscient ? J\u2019en doutais. L\u2019habitude avait d\u00fb fossiliser la posture en nature. Aussi, pour \u00eatre charitable \u2013 ou par une perversion plus profonde encore \u2013, j\u2019endossai moi-m\u00eame le costume. Je devins son thurif\u00e9raire officieux, le h\u00e9raut b\u00e9n\u00e9vole de sa gloire suppos\u00e9e. Du matin au soir, je semais son nom dans les rues de la ville. \u00ab Comment, demandais-je \u00e0 un inconnu devant l\u2019\u00e9tal du boucher, vous ne connaissez pas X ? \u00bb Et \u00e0 la boulang\u00e8re elle-m\u00eame, sur un ton de confidence douloureuse : \u00ab Ah bon, vous n\u2019avez pas lu *trucbidulechouettte* ? Quelle tristesse\u2026 \u00bb Je me composais alors ma meilleure mine de componction, un masque de gravit\u00e9 qui devait faire sentir l\u2019ampleur du manque, l\u2019ab\u00eeme de leur inculture. Mon jeu \u00e9tait subtil : il ne s\u2019agissait pas de vanter X, mais de vanter mon propre bon go\u00fbt de le vanter. Je tentais, par la bande, de faire na\u00eetre un d\u00e9sir \u2013 le d\u00e9sir de ce que j\u2019\u00e9tais cens\u00e9 poss\u00e9der, moi, l\u2019initi\u00e9. Un d\u00e9sir auquel, bien s\u00fbr, je resterais associ\u00e9 dans l\u2019esprit de ces inconnus. J\u2019\u00e9tais le pr\u00eatre d\u2019un dieu dont je doutais, esp\u00e9rant qu\u2019on v\u00e9n\u00e9rerait ma foi plus que la divinit\u00e9 elle-m\u00eame. **Illustration:** : Les ambassadeurs. Hans Holbein le Jeune 1553 ",
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"tags": ["fictions br\u00e8ves", "depuis quelle place \u00e9cris-tu ?"]
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"id": "https:\/\/ledibbouk.net\/l-eau-bout-il-est-7-h-dehors-le-jour-se-leve-une-usine-a-ete-bombardee.html",
"url": "https:\/\/ledibbouk.net\/l-eau-bout-il-est-7-h-dehors-le-jour-se-leve-une-usine-a-ete-bombardee.html",
"title": "\u00e7a ne ressemble \u00e0 rien",
"date_published": "2025-11-10T09:14:45Z",
"date_modified": "2025-11-10T09:14:45Z",
"author": {"name": "Patrick Blanchon"},
"content_html": "
L\u2019eau bout. Il est 7 h. Dehors, le jour se l\u00e8ve. Une usine a \u00e9t\u00e9 bombard\u00e9e cette nuit. Il faut que j\u2019aille acheter du beurre. Je n\u2019aimerais pas souffrir au moment de mourir ; j\u2019aimerais partir d\u2019un coup, comme on prend une sortie d\u2019autoroute au dernier moment. Il faut faire r\u00e9parer le clignotant arri\u00e8re droit. No\u00ebl approche : quoi offrir aux enfants ? Un ch\u00e8que fera peut-\u00eatre l\u2019affaire. Des oignons aussi. Il y a quelque chose d\u2019\u00e9puisant \u00e0 devoir sans cesse faire des courses, se nourrir. Il faudrait que je recr\u00e9e un rythme pour mes journ\u00e9es. Papa disait : commence par ce que tu n\u2019aimes pas, le reste suivra. Papa disait un tas de choses qu\u2019il ne faisait pas. Le nazisme existe toujours, tapi ; l\u2019Europe serait gouvern\u00e9e par les petits-enfants de nazis ; le management viendrait de th\u00e9ories nazies. Tu dois cacher que tu es juif sans l\u2019\u00eatre. Surtout ne pas aborder le sionisme. Penser aux fins de race, \u00e0 la consanguinit\u00e9. Les rejetons des milliardaires ont-ils une chance de devenir de plus en plus cons par multiplication du m\u00eame ? Quoi manger \u00e0 midi. Quelle fatigue. Heidegger est vraiment chiant \u00e0 lire. En ce moment, tout est devenu un peu chiant \u00e0 lire. Est-ce bient\u00f4t la fin du monde, et viendra-t-elle d\u2019un seul coup, sans bavure, ou verra-t-on dispara\u00eetre les gens qu\u2019on aime, l\u2019un apr\u00e8s l\u2019autre ? Y a-t-il une fa\u00e7on de rester seul face au d\u00e9sastre. On annonce 25 °C en novembre, du jamais vu. L\u2019air de contentement de F. \u00e0 la COB est insoutenable. L\u2019imb\u00e9cillit\u00e9 est la chose la mieux partag\u00e9e du monde. Je suis tellement vieux que Mathusalem est un gamin. Est-ce que je ne pourrais pas faire du riz le lundi et tenir jusqu\u2019\u00e0 mercredi, sans plus me soucier de la bouffe ? Du riz avec des oignons. Et ne pas oublier le beurre. Le gruy\u00e8re, non : je me suis mis \u00e0 d\u00e9tester le fromage sans savoir pourquoi. Hier, une femme a dit tout haut : « \u00c7a ne ressemble \u00e0 rien. » Qu\u2019est-ce que \u00e7a peut bien faire ? C\u2019\u00e9tait presque une bouff\u00e9e d\u2019espoir, une \u00e9claircie ; d\u2019ailleurs, il s\u2019est mis \u00e0 faire beau. « \u00c7a ne ressemble \u00e0 rien », et paf, dans la rue, la renaissance du monde est arriv\u00e9e d\u2019un coup, sans pr\u00e9venir. Ensuite, para\u00eet-il qu\u2019on peut sortir de son corps si l\u2019on s\u2019astreint \u00e0 une certaine vacuit\u00e9 c\u00e9r\u00e9brale. J\u2019aimerais bien voir \u00e7a. Je ne sais pas ce que \u00e7a m\u2019apportera — peut-\u00eatre que \u00e7a ne ressemblera \u00e0 rien, aussi. Chercher ce qui ne ressemble \u00e0 rien pourrait \u00eatre une saine occupation.<\/p>",
"content_text": " L\u2019eau bout. Il est 7 h. Dehors, le jour se l\u00e8ve. Une usine a \u00e9t\u00e9 bombard\u00e9e cette nuit. Il faut que j\u2019aille acheter du beurre. Je n\u2019aimerais pas souffrir au moment de mourir ; j\u2019aimerais partir d\u2019un coup, comme on prend une sortie d\u2019autoroute au dernier moment. Il faut faire r\u00e9parer le clignotant arri\u00e8re droit. No\u00ebl approche : quoi offrir aux enfants ? Un ch\u00e8que fera peut-\u00eatre l\u2019affaire. Des oignons aussi. Il y a quelque chose d\u2019\u00e9puisant \u00e0 devoir sans cesse faire des courses, se nourrir. Il faudrait que je recr\u00e9e un rythme pour mes journ\u00e9es. Papa disait : commence par ce que tu n\u2019aimes pas, le reste suivra. Papa disait un tas de choses qu\u2019il ne faisait pas. Le nazisme existe toujours, tapi ; l\u2019Europe serait gouvern\u00e9e par les petits-enfants de nazis ; le management viendrait de th\u00e9ories nazies. Tu dois cacher que tu es juif sans l\u2019\u00eatre. Surtout ne pas aborder le sionisme. Penser aux fins de race, \u00e0 la consanguinit\u00e9. Les rejetons des milliardaires ont-ils une chance de devenir de plus en plus cons par multiplication du m\u00eame ? Quoi manger \u00e0 midi. Quelle fatigue. Heidegger est vraiment chiant \u00e0 lire. En ce moment, tout est devenu un peu chiant \u00e0 lire. Est-ce bient\u00f4t la fin du monde, et viendra-t-elle d\u2019un seul coup, sans bavure, ou verra-t-on dispara\u00eetre les gens qu\u2019on aime, l\u2019un apr\u00e8s l\u2019autre ? Y a-t-il une fa\u00e7on de rester seul face au d\u00e9sastre. On annonce 25 \u00b0C en novembre, du jamais vu. L\u2019air de contentement de F. \u00e0 la COB est insoutenable. L\u2019imb\u00e9cillit\u00e9 est la chose la mieux partag\u00e9e du monde. Je suis tellement vieux que Mathusalem est un gamin. Est-ce que je ne pourrais pas faire du riz le lundi et tenir jusqu\u2019\u00e0 mercredi, sans plus me soucier de la bouffe ? Du riz avec des oignons. Et ne pas oublier le beurre. Le gruy\u00e8re, non : je me suis mis \u00e0 d\u00e9tester le fromage sans savoir pourquoi. Hier, une femme a dit tout haut : \u00ab \u00c7a ne ressemble \u00e0 rien. \u00bb Qu\u2019est-ce que \u00e7a peut bien faire ? C\u2019\u00e9tait presque une bouff\u00e9e d\u2019espoir, une \u00e9claircie ; d\u2019ailleurs, il s\u2019est mis \u00e0 faire beau. \u00ab \u00c7a ne ressemble \u00e0 rien \u00bb, et paf, dans la rue, la renaissance du monde est arriv\u00e9e d\u2019un coup, sans pr\u00e9venir. Ensuite, para\u00eet-il qu\u2019on peut sortir de son corps si l\u2019on s\u2019astreint \u00e0 une certaine vacuit\u00e9 c\u00e9r\u00e9brale. J\u2019aimerais bien voir \u00e7a. Je ne sais pas ce que \u00e7a m\u2019apportera \u2014 peut-\u00eatre que \u00e7a ne ressemblera \u00e0 rien, aussi. Chercher ce qui ne ressemble \u00e0 rien pourrait \u00eatre une saine occupation. ",
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"tags": ["fictions br\u00e8ves", "brouillons", "Narration et Exp\u00e9rimentation", "depuis quelle place \u00e9cris-tu ?"]
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"id": "https:\/\/ledibbouk.net\/dans-mon-reve-la-sonnette-a-retenti-on-venait-m-arreter.html",
"url": "https:\/\/ledibbouk.net\/dans-mon-reve-la-sonnette-a-retenti-on-venait-m-arreter.html",
"title": "Dans mon r\u00eave, la sonnette a retenti : on venait m\u2019arr\u00eater. ",
"date_published": "2025-11-10T08:41:58Z",
"date_modified": "2025-11-10T08:41:58Z",
"author": {"name": "Patrick Blanchon"},
"content_html": "
Dans mon r\u00eave, la sonnette a retenti : on venait m\u2019arr\u00eater. Pourquoi, au juste ? Aucune raison valable. Quelques jours plus t\u00f4t, en plein jour, elle avait d\u00e9j\u00e0 sonn\u00e9 ; j\u2019avais travers\u00e9 la maison, ouvert : personne \u00e0 gauche ni \u00e0 droite. J\u2019ai lu qu\u2019on peut \u00eatre arr\u00eat\u00e9 arbitrairement, sans raison : on vient, on vous prend, on vous enferme. Je ne sais pas si j\u2019en ai peur ou si, au fond, je l\u2019esp\u00e8re. Se retrouver face \u00e0 face avec un arbitraire authentique, c\u2019est autre chose. Si tu veux, je te raconte. J\u2019ai commenc\u00e9 \u00e0 en parler par petites touches. Au caf\u00e9, derri\u00e8re les vitres, le monde \u00e9tait flou. P. m\u2019a demand\u00e9 : « Alors, comment tu vas ? » J\u2019ai dit qu\u2019en ce moment je n\u2019allais pas tr\u00e8s bien. Comme introduction, c\u2019\u00e9tait commode, \u00e7a expliquait le reste. Quand je lui ai racont\u00e9 l\u2019histoire de la sonnette et de l\u2019arbitraire, il n\u2019a m\u00eame pas cill\u00e9. « C\u2019est dr\u00f4le que tu me racontes \u00e7a, a-t-il dit, c\u2019est justement la m\u00eame histoire que je m\u2019appr\u00eatais \u00e0 te raconter. »<\/p>",
"content_text": " Dans mon r\u00eave, la sonnette a retenti : on venait m\u2019arr\u00eater. Pourquoi, au juste ? Aucune raison valable. Quelques jours plus t\u00f4t, en plein jour, elle avait d\u00e9j\u00e0 sonn\u00e9 ; j\u2019avais travers\u00e9 la maison, ouvert : personne \u00e0 gauche ni \u00e0 droite. J\u2019ai lu qu\u2019on peut \u00eatre arr\u00eat\u00e9 arbitrairement, sans raison : on vient, on vous prend, on vous enferme. Je ne sais pas si j\u2019en ai peur ou si, au fond, je l\u2019esp\u00e8re. Se retrouver face \u00e0 face avec un arbitraire authentique, c\u2019est autre chose. Si tu veux, je te raconte. J\u2019ai commenc\u00e9 \u00e0 en parler par petites touches. Au caf\u00e9, derri\u00e8re les vitres, le monde \u00e9tait flou. P. m\u2019a demand\u00e9 : \u00ab Alors, comment tu vas ? \u00bb J\u2019ai dit qu\u2019en ce moment je n\u2019allais pas tr\u00e8s bien. Comme introduction, c\u2019\u00e9tait commode, \u00e7a expliquait le reste. Quand je lui ai racont\u00e9 l\u2019histoire de la sonnette et de l\u2019arbitraire, il n\u2019a m\u00eame pas cill\u00e9. \u00ab C\u2019est dr\u00f4le que tu me racontes \u00e7a, a-t-il dit, c\u2019est justement la m\u00eame histoire que je m\u2019appr\u00eatais \u00e0 te raconter. \u00bb ",
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"title": "Ce matin, en ouvrant la fen\u00eatre, l\u2019odeur de merde m\u2019a saut\u00e9 au nez. ",
"date_published": "2025-11-10T08:18:40Z",
"date_modified": "2025-11-10T08:18:40Z",
"author": {"name": "Patrick Blanchon"},
"content_html": "
Ce matin, en ouvrant la fen\u00eatre, l\u2019odeur de merde m\u2019a saut\u00e9 au nez. Rien que d\u2019y repenser, \u00e7a pique encore. Je me suis dit : tu voudrais que \u00e7a sente la rose, ou au moins ce m\u00e9lange habituel — gazole, sang, pralines — ; d\u00e8s que \u00e7a d\u00e9vie un peu, tu paniques. De l\u00e0 \u00e0 me traiter d\u2019andouille, copieusement, puis \u00e0 retourner \u00e0 la fen\u00eatre, l\u2019ouvrir, renifler encore. Tu devrais peut-\u00eatre remettre en cause tes habitudes. T\u2019habituer \u00e0 ce que \u00e7a sente la merde, ai-je pens\u00e9. Alors je me suis appuy\u00e9 \u00e0 la rambarde du balcon et j\u2019ai respir\u00e9 \u00e0 pleins poumons.<\/p>",
"content_text": " Ce matin, en ouvrant la fen\u00eatre, l\u2019odeur de merde m\u2019a saut\u00e9 au nez. Rien que d\u2019y repenser, \u00e7a pique encore. Je me suis dit : tu voudrais que \u00e7a sente la rose, ou au moins ce m\u00e9lange habituel \u2014 gazole, sang, pralines \u2014 ; d\u00e8s que \u00e7a d\u00e9vie un peu, tu paniques. De l\u00e0 \u00e0 me traiter d\u2019andouille, copieusement, puis \u00e0 retourner \u00e0 la fen\u00eatre, l\u2019ouvrir, renifler encore. Tu devrais peut-\u00eatre remettre en cause tes habitudes. T\u2019habituer \u00e0 ce que \u00e7a sente la merde, ai-je pens\u00e9. Alors je me suis appuy\u00e9 \u00e0 la rambarde du balcon et j\u2019ai respir\u00e9 \u00e0 pleins poumons. ",
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"title": "Le coin de la rue",
"date_published": "2025-11-10T08:05:48Z",
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Quand il y a trop de myst\u00e8res, l\u2019alarme se d\u00e9clenche. Ce que je refusais de voir ni d\u2019entendre, c\u2019\u00e9tait pr\u00e9cis\u00e9ment \u00e7a : un trop-plein de myst\u00e8re. Et, bien s\u00fbr, moins je voulais l\u2019entendre, plus le son montait ; certains jours, c\u2019\u00e9tait intenable. Alors je partais marcher dans la ville. Dans ces moments-l\u00e0, j\u2019\u00e9tais comme en \u00e9tat second, avec la d\u00e9marche d\u2019un ivrogne assomm\u00e9 par l\u2019\u00e9vidence. Marcher me permettait de m\u00e2cher et de rem\u00e2cher cette \u00e9vidence puis, revenu \u00e0 mon point de d\u00e9part, d\u00e8s que j\u2019atteignais le coin de notre rue, survenait le reflux. Je prenais tout sur moi, m\u2019en faisais l\u2019unique responsable ; je persistais \u00e0 vouloir voir le monde d\u00e9form\u00e9 — ce que tous nomment un mauvais \u0153il. C\u2019\u00e9tait \u00e7a, l\u2019\u00e9vidence. Au coin de la rue, je p\u00e9n\u00e9trais de plain-pied dans l\u2019idiotie et j\u2019essayais de m\u2019y habituer, quelques jours encore, avant que l\u2019insupportable ne revienne m\u2019emporter.<\/p>",
"content_text": " Quand il y a trop de myst\u00e8res, l\u2019alarme se d\u00e9clenche. Ce que je refusais de voir ni d\u2019entendre, c\u2019\u00e9tait pr\u00e9cis\u00e9ment \u00e7a : un trop-plein de myst\u00e8re. Et, bien s\u00fbr, moins je voulais l\u2019entendre, plus le son montait ; certains jours, c\u2019\u00e9tait intenable. Alors je partais marcher dans la ville. Dans ces moments-l\u00e0, j\u2019\u00e9tais comme en \u00e9tat second, avec la d\u00e9marche d\u2019un ivrogne assomm\u00e9 par l\u2019\u00e9vidence. Marcher me permettait de m\u00e2cher et de rem\u00e2cher cette \u00e9vidence puis, revenu \u00e0 mon point de d\u00e9part, d\u00e8s que j\u2019atteignais le coin de notre rue, survenait le reflux. Je prenais tout sur moi, m\u2019en faisais l\u2019unique responsable ; je persistais \u00e0 vouloir voir le monde d\u00e9form\u00e9 \u2014 ce que tous nomment un mauvais \u0153il. C\u2019\u00e9tait \u00e7a, l\u2019\u00e9vidence. Au coin de la rue, je p\u00e9n\u00e9trais de plain-pied dans l\u2019idiotie et j\u2019essayais de m\u2019y habituer, quelques jours encore, avant que l\u2019insupportable ne revienne m\u2019emporter. ",
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"title": "oscar",
"date_published": "2025-11-10T07:45:11Z",
"date_modified": "2025-11-17T04:54:03Z",
"author": {"name": "Patrick Blanchon"},
"content_html": "
\n
Elle a d\u00e9croch\u00e9 le squelette de la potence, puis elle a r\u00e9gl\u00e9 les lumi\u00e8res. Je n’arrive plus \u00e0 me souvenir si elle \u00e9tait nue au moment o\u00f9 elle s’est allong\u00e9e pr\u00e8s de ce pantin d\u00e9sarticul\u00e9. \u00c7a aurait pu \u00eatre moi j’ai tout de suite pens\u00e9. J’ai essay\u00e9 de chasser cette id\u00e9e de mon esprit , mais \u00e7a revenait par bouff\u00e9es. Ensuite ce fut un encha\u00eenement de gestes techniques : regarder dans le viseur, r\u00e9gler la mise au point, appuyer sur le d\u00e9clencheur. Des gestes anodins. Mais depuis, quelque chose ne pourra jamais plus \u00eatre comme avant. Il fallait que je parte. J’ai commenc\u00e9 \u00e0 y penser par petites bribes. C’\u00e9tait difficile parce que j’avais pris des habitudes, peut-\u00eatre m’\u00e9tais-je habitu\u00e9 \u00e0 un certain confort. Si je partais, j’allais perdre quelque chose dont je ne parvenais pas \u00e0 d\u00e9finir vraiment le nom. Et plus je m’acharnais \u00e0 tenter de trouver ce mot, plus d’autres mots parasites s’amenaient comme pour m’emp\u00e9cher de plus en plus de le trouver. Ridicule, comme d’habitude fut le mot auquel je d\u00e9cidai de m’accrocher. Grotesque \u00e9tait aussi assez pr\u00e9sent. J’aurais aussi pu me laisser aller au chagrin si ce chagrin ne m’\u00e9tait pas aussit\u00f4t apparu ridicule et grotesque. Si le ridicule et le grotesque n’avaient pas imm\u00e9diatement d\u00e9vor\u00e9 mon chagrin. Maintenant, elle \u00e9tait l\u00e0, dans le viseur allong\u00e9e nue, le corps emm\u1ebfl\u00e9 avec ce squelette. On devait l’appeler Oscar comme tous les squelettes que j’avais un jour connus. D’une certaine mani\u00e8re, elle baisait avec Oscar sur l’\u00e9cran de l’appareil. Elle baisait avec la mort, elle me baisait aussi d’une autre fa\u00e7on. J’ai embrasser toute la sc\u00e8ne d’un seul regard puis j’ai appuy\u00e9 sur le d\u00e9clencheur. <\/p>\n<\/blockquote>\n
\n
En fait cette version \"combat de sorciers \"est probablement enfantine, c’est une mani\u00e8re de botter en touche probablement encore. Transformer cette femme en sorci\u00e8re est une facilit\u00e9 tout comme dire que je suis capable \u00e0 cet instant d’\u00eatre moi aussi aussi \"malin\" et renvoyer un contre-sort, c’est pu\u00e9ril. La v\u00e9rit\u00e9 est que cette femme s’est sentie rejet\u00e9e, nous ne faisions plus l’amour depuis plusieurs semaines, alors que notre histoire \u00e9tait assez r\u00e9cente. Mais j’avais tellement de soucis en t\u00eate \u00e0 cette \u00e9poque de ma vie, parmi ceux-ci l’\u00e9criture d\u00e9j\u00e0, le fait surtout que je ne parvienne pas \u00e0 \u00e9crire r\u00e9ellement, mon impuissance \u00e0 \u00e9crire d\u00e9bordait sur ma vie toute enti\u00e8re. je ne pensais plus qu’\u00e0 cela il n’y avait plus de place pour rien d’autre....<\/p>\n
\n
Elle a d\u00e9croch\u00e9 Oscar.\nPas comme une sorci\u00e8re, mais comme une femme\nqui cherche d\u00e9sesp\u00e9r\u00e9ment un langage\nque je comprendrais peut-\u00eatre.\nQuand elle s’est allong\u00e9e nue contre les os,\nce n’\u00e9tait pas un rituel magique.\nC’\u00e9tait la seule chose qui lui restait pour me dire :\n« Regarde-moi. Je suis encore l\u00e0. »\nMais moi, j’\u00e9tais d\u00e9j\u00e0 parti.\nPas dans la mort, mais dans l’\u00e9criture.\nMes angoisses formaient une chape de plomb\nentre sa peau et mes yeux.\nDans le viseur, j’ai vu une sc\u00e8ne \u00e9trange.\nJe n’ai pas vu une femme qui criait\nque mon silence la tuait \u00e0 petit feu.\nLe d\u00e9clic de l’appareil a couvert\nle bruit de quelque chose qui se brisait.\nLe ridicule, le grotesque \u2013\ndes mots commodes pour ne pas nommer l’indicible :\n« Je pr\u00e9f\u00e8re mes phrases \u00e0 ton corps. »<\/p>\n
\n
Je n’\u00e9crivais pas.\nJe fuyais.\nMes personnages n’\u00e9taient pas des compagnons,\nmais des cachettes.\nQuand elle s’est allong\u00e9e avec Oscar,\nelle ne savait pas qu’elle posait\navec le vrai squelette :\ncelui de ma capacit\u00e9 \u00e0 \u00eatre pr\u00e9sent.\nMon appareil photo \u00e9tait une machine\n\u00e0 mettre de la distance entre le monde et moi.\nChaque clic \u00e9tait un clou dans le cercueil\nde quelque chose que je n’arrivais plus \u00e0 nommer.\nL’\u00e9criture n’\u00e9tait pas mon exigence -\nelle \u00e9tait mon bouclier contre l’exigence de vivre.\nLe ridicule, le grotesque ?\nDes noms polis pour nommer l’impuissance.\nMaintenant, vingt ans apr\u00e8s,\nje dois l’admettre :\nje pr\u00e9f\u00e9rais \u00e9crire sur l’amour\nque d’aimer.\nJe pr\u00e9f\u00e9rais d\u00e9crire la vie\nque la vivre.\nCette femme ne demandait pas\nque je l’aime.\nElle demandait que j’existe\nen face d’elle.\nEt \u00e7a,\n\u00e7a me terrifiait plus\nque la mort.<\/p>",
"content_text": " >Elle a d\u00e9croch\u00e9 le squelette de la potence, puis elle a r\u00e9gl\u00e9 les lumi\u00e8res. Je n'arrive plus \u00e0 me souvenir si elle \u00e9tait nue au moment o\u00f9 elle s'est allong\u00e9e pr\u00e8s de ce pantin d\u00e9sarticul\u00e9. \u00c7a aurait pu \u00eatre moi j'ai tout de suite pens\u00e9. J'ai essay\u00e9 de chasser cette id\u00e9e de mon esprit , mais \u00e7a revenait par bouff\u00e9es. Ensuite ce fut un encha\u00eenement de gestes techniques: regarder dans le viseur, r\u00e9gler la mise au point, appuyer sur le d\u00e9clencheur. Des gestes anodins. Mais depuis, quelque chose ne pourra jamais plus \u00eatre comme avant. Il fallait que je parte. J'ai commenc\u00e9 \u00e0 y penser par petites bribes. C'\u00e9tait difficile parce que j'avais pris des habitudes, peut-\u00eatre m'\u00e9tais-je habitu\u00e9 \u00e0 un certain confort. Si je partais, j'allais perdre quelque chose dont je ne parvenais pas \u00e0 d\u00e9finir vraiment le nom. Et plus je m'acharnais \u00e0 tenter de trouver ce mot, plus d'autres mots parasites s'amenaient comme pour m'emp\u00e9cher de plus en plus de le trouver. Ridicule, comme d'habitude fut le mot auquel je d\u00e9cidai de m'accrocher. Grotesque \u00e9tait aussi assez pr\u00e9sent. J'aurais aussi pu me laisser aller au chagrin si ce chagrin ne m'\u00e9tait pas aussit\u00f4t apparu ridicule et grotesque. Si le ridicule et le grotesque n'avaient pas imm\u00e9diatement d\u00e9vor\u00e9 mon chagrin. Maintenant, elle \u00e9tait l\u00e0, dans le viseur allong\u00e9e nue, le corps emm\u1ebfl\u00e9 avec ce squelette. On devait l'appeler Oscar comme tous les squelettes que j'avais un jour connus. D'une certaine mani\u00e8re, elle baisait avec Oscar sur l'\u00e9cran de l'appareil. Elle baisait avec la mort, elle me baisait aussi d'une autre fa\u00e7on. J'ai embrasser toute la sc\u00e8ne d'un seul regard puis j'ai appuy\u00e9 sur le d\u00e9clencheur. --- En fait cette version \"combat de sorciers \"est probablement enfantine, c'est une mani\u00e8re de botter en touche probablement encore. Transformer cette femme en sorci\u00e8re est une facilit\u00e9 tout comme dire que je suis capable \u00e0 cet instant d'\u00eatre moi aussi aussi \"malin\" et renvoyer un contre-sort, c'est pu\u00e9ril. La v\u00e9rit\u00e9 est que cette femme s'est sentie rejet\u00e9e, nous ne faisions plus l'amour depuis plusieurs semaines, alors que notre histoire \u00e9tait assez r\u00e9cente. Mais j'avais tellement de soucis en t\u00eate \u00e0 cette \u00e9poque de ma vie, parmi ceux-ci l'\u00e9criture d\u00e9j\u00e0, le fait surtout que je ne parvienne pas \u00e0 \u00e9crire r\u00e9ellement, mon impuissance \u00e0 \u00e9crire d\u00e9bordait sur ma vie toute enti\u00e8re. je ne pensais plus qu'\u00e0 cela il n'y avait plus de place pour rien d'autre.... --- Elle a d\u00e9croch\u00e9 Oscar. Pas comme une sorci\u00e8re, mais comme une femme qui cherche d\u00e9sesp\u00e9r\u00e9ment un langage que je comprendrais peut-\u00eatre. Quand elle s'est allong\u00e9e nue contre les os, ce n'\u00e9tait pas un rituel magique. C'\u00e9tait la seule chose qui lui restait pour me dire : \u00ab Regarde-moi. Je suis encore l\u00e0. \u00bb Mais moi, j'\u00e9tais d\u00e9j\u00e0 parti. Pas dans la mort, mais dans l'\u00e9criture. Mes angoisses formaient une chape de plomb entre sa peau et mes yeux. Dans le viseur, j'ai vu une sc\u00e8ne \u00e9trange. Je n'ai pas vu une femme qui criait que mon silence la tuait \u00e0 petit feu. Le d\u00e9clic de l'appareil a couvert le bruit de quelque chose qui se brisait. Le ridicule, le grotesque \u2013 des mots commodes pour ne pas nommer l'indicible : \u00ab Je pr\u00e9f\u00e8re mes phrases \u00e0 ton corps. \u00bb --- Je n'\u00e9crivais pas. Je fuyais. Mes personnages n'\u00e9taient pas des compagnons, mais des cachettes. Quand elle s'est allong\u00e9e avec Oscar, elle ne savait pas qu'elle posait avec le vrai squelette : celui de ma capacit\u00e9 \u00e0 \u00eatre pr\u00e9sent. Mon appareil photo \u00e9tait une machine \u00e0 mettre de la distance entre le monde et moi. Chaque clic \u00e9tait un clou dans le cercueil de quelque chose que je n'arrivais plus \u00e0 nommer. L'\u00e9criture n'\u00e9tait pas mon exigence - elle \u00e9tait mon bouclier contre l'exigence de vivre. Le ridicule, le grotesque ? Des noms polis pour nommer l'impuissance. Maintenant, vingt ans apr\u00e8s, je dois l'admettre : je pr\u00e9f\u00e9rais \u00e9crire sur l'amour que d'aimer. Je pr\u00e9f\u00e9rais d\u00e9crire la vie que la vivre. Cette femme ne demandait pas que je l'aime. Elle demandait que j'existe en face d'elle. Et \u00e7a, \u00e7a me terrifiait plus que la mort. ",
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"title": "nom remis en relation",
"date_published": "2025-11-09T08:42:58Z",
"date_modified": "2025-11-09T08:43:20Z",
"author": {"name": "Patrick Blanchon"},
"content_html": "
\n
Dans une vieille maison, l\u2019encre refuse d\u2019adh\u00e9rer. Une voix derri\u00e8re la cloison prononce le nom d\u2019une vivante pour tenir \u00e0 sa place. Rendre au mort son nom devient la seule mani\u00e8re de rester.<\/p>\n<\/blockquote>\n
On m\u2019avait demand\u00e9 d\u2019inscrire mon nom sous la vitre jaunie du hall. J\u2019ai trac\u00e9 « Lise Arnoult » et l\u2019encre n\u2019a pas voulu prendre : elle s\u2019est rassembl\u00e9e en perles, a gliss\u00e9, s\u2019est dissoute comme sur une peau grasse. J\u2019ai pos\u00e9 la paume contre le verre pour mieux voir : un froid net m\u2019a remont\u00e9 l\u2019os du radius, un froid d\u2019atelier, pr\u00e9cis, sans po\u00e9sie. Le papier me refusait. La maison aussi. On m\u2019a donn\u00e9 la clef du troisi\u00e8me sur cour, un couloir \u00e9troit, des vitres ondul\u00e9es qui creusent la lumi\u00e8re, une armoire profonde contre la cloison mitoyenne. La concierge, p\u00e2le, m\u2019a dit de “repasser demain, l\u2019humidit\u00e9 joue des tours au registre”. Le lendemain, m\u00eame man\u00e8ge : mon nom s\u2019effa\u00e7ait au ralenti, laissait une bu\u00e9e de graphite sans lettres, puis plus rien. J\u2019ai tent\u00e9 le crayon gras, le feutre ind\u00e9l\u00e9bile, l\u2019ent\u00eatement n\u2019a rien produit sinon ce go\u00fbt m\u00e9tallique qu\u2019on garde apr\u00e8s avoir mordu sa langue. La nuit suivante a commenc\u00e9 la pente. Dans la cloison, juste derri\u00e8re l\u2019armoire, quelque chose a prononc\u00e9 mon nom en le taillant. « Li—se », un s repris et repos\u00e9, « Ar— », puis « —noult », accroch\u00e9 comme un hame\u00e7on. \u00c0 chaque syllabe, l\u2019armoire a rendu un son de gosier, souple, presque honteux. Une odeur de linge humide a gliss\u00e9 dans la pi\u00e8ce, t\u00e9nue d\u2019abord, puis plus dense, comme si on venait de tirer un drap encore mouill\u00e9 d\u2019un coffre ferm\u00e9 depuis des ann\u00e9es. J\u2019ai touch\u00e9 le mur du plat de la main : la poussi\u00e8re y collait, grasse, et laissait sur mes doigts un film froid. Le jour, l\u2019immeuble assurait sa com\u00e9die d\u2019habitudes : bois qui pr\u00eache, pas mesur\u00e9s, tuyau vertical en cour, voix de voisinage. Pourtant, des retraits minuscules se sont mis en place, nets, secs, administratifs. La sonnette, o\u00f9 la concierge avait inscrit « L. Arnoult » au marqueur, s\u2019est retrouv\u00e9e vierge au matin, plastique lisse sans trace de fibre. Ma bo\u00eete aux lettres, rectangle de plastique ordinaire, a brill\u00e9 comme neuve. \u00c0 la poste, on a renvoy\u00e9 mes courriers “absent — inconnu \u00e0 l\u2019adresse indiqu\u00e9e”. Sur mon bail, une rature p\u00e2le tra\u00e7ait \u00e0 travers mon patronyme une gomme d\u00e9licate qui ne froissait pas la feuille. La concierge a hauss\u00e9 les \u00e9paules : “Vous avez pris le troisi\u00e8me sur cour. L\u2019appartement d\u2019\u00e0 c\u00f4t\u00e9 a \u00e9t\u00e9 mur\u00e9 il y a longtemps. Le monsieur n\u2019avait pas d\u2019h\u00e9ritiers, on a effac\u00e9 son nom. \u00c7a arrive.” Le mot “effac\u00e9” a laiss\u00e9 dans la bouche la m\u00eame r\u00e2pe que la poussi\u00e8re du mur. La nuit, la r\u00e9p\u00e9tition a gagn\u00e9 en adresse. Ce n\u2019\u00e9tait plus un enfant qui \u00e9pelle : c\u2019\u00e9tait une bouche qui prend, une pratique. Le « Lise Arnoult » prononc\u00e9 derri\u00e8re la cloison avan\u00e7ait avec cette jubilation froide qu\u2019ont les machines quand elles ont trouv\u00e9 la cadence. \u00c0 chaque reprise, mon nom se tenait un peu moins dans le monde : une voisine m\u2019a crois\u00e9e sur le palier sans me saluer, puis s\u2019est excus\u00e9e parce qu\u2019elle croyait l\u2019appartement vacant. Vacant. Le mot ouvre des bouches dans la trame du r\u00e9el. J\u2019ai voulu opposer du papier \u00e0 la maison. Je suis all\u00e9e au cadastre, plafond l\u00e9zard\u00e9, guichets vides, tables qui sentent la craie. On m\u2019a donn\u00e9 deux liasses \u00e0 consulter, gants blancs, poussi\u00e8re qui sonne comme un drap qu\u2019on secoue. Dans la premi\u00e8re, une lettre de 1931, main ferme, r\u00e9clamait “la restitution du nom de M. A. Roussel au registre”. Dans la seconde, un tampon ovale de 1954 rayait ce m\u00eame nom “pour irr\u00e9gularit\u00e9s” sans motifs. Entre les deux, pas de mort. Rien, un trou propre. J\u2019ai rep\u00e9r\u00e9 plus bas une mention qui n\u2019\u00e9tait d\u2019aucune main officielle : “Mur \u00e0 \u00e9tablir. Nom \u00e0 effacer.” Le papier a claqu\u00e9 entre mes doigts au moment o\u00f9 je l\u2019ai repos\u00e9. Le go\u00fbt de fer est remont\u00e9. Je suis rentr\u00e9e avec ce vieux nom dans la bouche comme on rentre avec une t\u00eate d\u2019allumette qu\u2019on n\u2019ose pas frotter : Abelard Roussel. La nuit suivante, j\u2019ai plaqu\u00e9 l\u2019oreille contre la cloison. Mon propre nom me revenait dans une cadence pos\u00e9e, mastiqu\u00e9e, d\u00e9j\u00e0 us\u00e9e par l\u2019usage. On peut se repa\u00eetre de chair, on peut aussi se repa\u00eetre de noms. La maison mangeait. Si l\u2019appartement mur\u00e9 parasitait mon inscription pour se fixer, c\u2019est qu\u2019il n\u2019avait plus la sienne. Et s\u2019il n\u2019avait plus la sienne, c\u2019est qu\u2019on la lui avait retir\u00e9e. La logique tenait. La fatigue aussi. J\u2019ai achet\u00e9 une lampe, une pince, un marteau. J\u2019ai vid\u00e9 l\u2019armoire, d\u00e9mont\u00e9 ses planches, frapp\u00e9 au pl\u00e2tre \u00e0 la recherche d\u2019un battant peint cent fois, d\u2019un gonds oubli\u00e9. Le pl\u00e2tre a c\u00e9d\u00e9 avec ce bruit de pain rassis qu\u2019on brise, puis le bois a r\u00e9pondu, grave, comme une basse qu\u2019on accorde. L\u2019odeur est sortie, nette, froide : linge rance, m\u00e9tal, suie tenue. La pi\u00e8ce derri\u00e8re n\u2019\u00e9tait pas un volume vide : c\u2019\u00e9tait un souvenir enferm\u00e9. Une table basse et lourde avec, au centre, un cercle plus clair o\u00f9 un bol avait v\u00e9cu ; sur le chevet, une marque ovale, reste d\u2019une montre retir\u00e9e chaque soir ; au clou du mur, l\u2019absence pesante d\u2019un chapeau. Les rideaux pendaient comme des peaux sans b\u00eates. Le lit \u00e9troit gardait non pas le creux d\u2019un corps allong\u00e9 mais la courbe tass\u00e9e de quelqu\u2019un assis, qui attend, et tient son nom comme on tient une fiole. La poussi\u00e8re d\u00e9pos\u00e9e sur la table avait cette lourdeur qui vient quand la mati\u00e8re accepte d\u2019\u00eatre nomm\u00e9e. J\u2019ai su que si je pronon\u00e7ais “Abelard Roussel” dans cet espace exact, quelque chose se produirait. Le vrai nom n\u2019est pas une formule jet\u00e9e au hasard : c\u2019est un outil que l\u2019on applique \u00e0 un lieu pr\u00e9cis. Le lieu r\u00e9pond. Je me suis assise. La chaise a craqu\u00e9 comme un bois qui se souvient de la s\u00e8ve. J\u2019ai pos\u00e9 les paumes \u00e0 plat, et j\u2019ai dit : “Abelard Roussel.” Le plancher a r\u00e9pondu, creux, un battement de gosier qui remonte par les lambourdes. J\u2019ai r\u00e9p\u00e9t\u00e9 : “Abelard Roussel.” La poussi\u00e8re est devenue lourde dans ma bouche, j\u2019ai senti les grains sous la langue comme une farine froide. \u00c0 la troisi\u00e8me fois, une pointe de sang m\u2019a perl\u00e9 au nez et a laiss\u00e9 sur la peau un trait net et ti\u00e8de qui a refroidi tout de suite. Dans le hall, quelque chose inscrivait pour moi en diff\u00e9r\u00e9 : Lise. Ar. —noul—. Le papier prenait par impulsions, par vagues, pas d\u2019un bloc. Le “t” n\u2019est pas venu. Je l\u2019ai entendu pourtant, claquer dans ma bouche. Le papier l\u2019a refus\u00e9. Il l\u2019a refus\u00e9 pour toujours. Dans la chambre mur\u00e9e, une voix qui n\u2019\u00e9tait pas la mienne a tent\u00e9 une derni\u00e8re fois “Li—se Ar—noult”, avec cette fringale qui m\u2019avait tenue la nuit, puis la flamme a clign\u00e9 : on coupe un tirage, la flamme baisse d\u2019un coup, c\u2019\u00e9tait cela. J\u2019ai dit “Non. Ici, c\u2019est vous.” Et j\u2019ai r\u00e9p\u00e9t\u00e9 encore “Abelard Roussel”, jusqu\u2019\u00e0 ce que les gonds cessent de respirer comme des branchies, jusqu\u2019\u00e0 ce que l\u2019odeur de linge humide se retire par \u00e0-coups, jusqu\u2019\u00e0 ce que la poussi\u00e8re devienne s\u00e8che et simple, poussi\u00e8re de maison et plus poussi\u00e8re de nom. Dans le couloir, un pas est pass\u00e9, un seul, pesant, avec cette gravit\u00e9 que les morts gardent au talon. Il a travers\u00e9 jusqu\u2019au palier, puis rien. En bas, sous la vitre, mon nom tenait \u00e0 demi : “Lise Arnoul”. La concierge a dit “Ah, vous voil\u00e0 enfin, je vous cherchais partout hier”, et ses mains p\u00e2les ont gliss\u00e9 sur le verre avec cette comp\u00e9tence qu\u2019ont les doigts qui manipulent des papiers depuis trente ans. J\u2019ai gard\u00e9 le silence. Je suis rest\u00e9e deux mois, par \u00e9conomie et par d\u00e9fi, \u00e0 vivre dans ce troisi\u00e8me o\u00f9 l\u2019armoire refusait d\u00e9sormais de plaquer contre la cloison — comme si elle respectait un passage — et o\u00f9 les nuits redevenaient simples, \u00e0 ceci pr\u00e8s qu\u2019un craquement de lit revenait parfois, net, sec, administratif, au moment o\u00f9 l\u2019on s\u2019endort. Je sais ce que la logique propose : retrait du bois, dilatation des pi\u00e8ces, circulation de l\u2019air. La logique n\u2019habite pas seule les maisons anciennes. \u00c0 la poste, mes lettres n\u2019\u00e9taient plus refus\u00e9es ; sur la bo\u00eete, on lisait clair “L. Arnoul” ; l\u2019agent du cadastre m\u2019a confirm\u00e9 que l\u2019appartement mur\u00e9 demeurait “sans occupant”. J\u2019ai remont\u00e9 une derni\u00e8re fois. Dans la chambre, la poussi\u00e8re repos\u00e9e avait perdu sa graisse et reprenait sous la main ce grain banal qui ne colle plus. L\u2019ovale plus clair sur la table brillait doucement, comme brillent le soir les visages qu\u2019on nomme enfin. J\u2019ai retrouss\u00e9 un peu le rideau, l\u2019air est entr\u00e9 avec une odeur d\u2019eau et de pierre. J\u2019ai senti sous ma langue un petit vide, rien, la place exacte du “t” qui me manquait. Je n\u2019ai pas tent\u00e9 de l\u2019ajouter. On n\u2019appelle pas une lettre comme on appelle un chien. Je suis redescendue. Le hall, avec ses processions de noms inscrits par des mains oubli\u00e9es, avait repris son ordre. Un coin du vitrage laissait passer un souffle froid. La concierge a tourn\u00e9 une page, on a entendu le bruit propre du papier qui change de r\u00e8gne. Je suis partie plus tard. Dans la rue, l\u2019orme calcin\u00e9 \u00e0 l\u2019angle tenait debout comme tiennent debout les colonnes que la mer a oubli\u00e9es. J\u2019ai pens\u00e9 que les noms ressemblent aux amarres : ils retiennent si l\u2019on sait o\u00f9 les nouer ; ils \u00e9touffent si l\u2019on se les serre autour des poignets. La nuit, maintenant que je vis ailleurs, il m\u2019arrive de prononcer “Arnou—” et de laisser l\u2019air finir sans moi. La maison garde une syllabe. J\u2019en garde un battement. C\u2019est un march\u00e9 sans signature, un r\u00e8glement en marge. Quand je passe devant un registre sous verre, il me remonte dans l\u2019os le m\u00eame froid d\u2019atelier et, sous la langue, la farine s\u00e8che d\u2019un mot bien pos\u00e9. Si je crois \u00e0 quelque chose, ce n\u2019est pas aux liturgies : c\u2019est \u00e0 ce poids minime que poss\u00e8de un nom dit en face, dans le juste lieu, \u00e0 la bonne vitesse. Ce poids-l\u00e0 ne rel\u00e8ve ni des anges ni des juristes. Il habite les planchers, les fibres, la poussi\u00e8re, et parfois il saigne un peu au moment d\u2019agir. Alors on sait que l\u2019outil a pris. On n\u2019obtient jamais tout. On arrache juste assez pour respirer. Le “t”, lui, reste l\u00e0-bas, dans la vitre, comme une dent que la maison a voulue. \u00c7a suffit.<\/p>",
"content_text": " >Dans une vieille maison, l\u2019encre refuse d\u2019adh\u00e9rer. Une voix derri\u00e8re la cloison prononce le nom d\u2019une vivante pour tenir \u00e0 sa place. Rendre au mort son nom devient la seule mani\u00e8re de rester. On m\u2019avait demand\u00e9 d\u2019inscrire mon nom sous la vitre jaunie du hall. J\u2019ai trac\u00e9 \u00ab Lise Arnoult \u00bb et l\u2019encre n\u2019a pas voulu prendre : elle s\u2019est rassembl\u00e9e en perles, a gliss\u00e9, s\u2019est dissoute comme sur une peau grasse. J\u2019ai pos\u00e9 la paume contre le verre pour mieux voir : un froid net m\u2019a remont\u00e9 l\u2019os du radius, un froid d\u2019atelier, pr\u00e9cis, sans po\u00e9sie. Le papier me refusait. La maison aussi. On m\u2019a donn\u00e9 la clef du troisi\u00e8me sur cour, un couloir \u00e9troit, des vitres ondul\u00e9es qui creusent la lumi\u00e8re, une armoire profonde contre la cloison mitoyenne. La concierge, p\u00e2le, m\u2019a dit de \u201crepasser demain, l\u2019humidit\u00e9 joue des tours au registre\u201d. Le lendemain, m\u00eame man\u00e8ge : mon nom s\u2019effa\u00e7ait au ralenti, laissait une bu\u00e9e de graphite sans lettres, puis plus rien. J\u2019ai tent\u00e9 le crayon gras, le feutre ind\u00e9l\u00e9bile, l\u2019ent\u00eatement n\u2019a rien produit sinon ce go\u00fbt m\u00e9tallique qu\u2019on garde apr\u00e8s avoir mordu sa langue. La nuit suivante a commenc\u00e9 la pente. Dans la cloison, juste derri\u00e8re l\u2019armoire, quelque chose a prononc\u00e9 mon nom en le taillant. \u00ab Li\u2014se \u00bb, un s repris et repos\u00e9, \u00ab Ar\u2014 \u00bb, puis \u00ab \u2014noult \u00bb, accroch\u00e9 comme un hame\u00e7on. \u00c0 chaque syllabe, l\u2019armoire a rendu un son de gosier, souple, presque honteux. Une odeur de linge humide a gliss\u00e9 dans la pi\u00e8ce, t\u00e9nue d\u2019abord, puis plus dense, comme si on venait de tirer un drap encore mouill\u00e9 d\u2019un coffre ferm\u00e9 depuis des ann\u00e9es. J\u2019ai touch\u00e9 le mur du plat de la main : la poussi\u00e8re y collait, grasse, et laissait sur mes doigts un film froid. Le jour, l\u2019immeuble assurait sa com\u00e9die d\u2019habitudes : bois qui pr\u00eache, pas mesur\u00e9s, tuyau vertical en cour, voix de voisinage. Pourtant, des retraits minuscules se sont mis en place, nets, secs, administratifs. La sonnette, o\u00f9 la concierge avait inscrit \u00ab L. Arnoult \u00bb au marqueur, s\u2019est retrouv\u00e9e vierge au matin, plastique lisse sans trace de fibre. Ma bo\u00eete aux lettres, rectangle de plastique ordinaire, a brill\u00e9 comme neuve. \u00c0 la poste, on a renvoy\u00e9 mes courriers \u201cabsent \u2014 inconnu \u00e0 l\u2019adresse indiqu\u00e9e\u201d. Sur mon bail, une rature p\u00e2le tra\u00e7ait \u00e0 travers mon patronyme une gomme d\u00e9licate qui ne froissait pas la feuille. La concierge a hauss\u00e9 les \u00e9paules : \u201cVous avez pris le troisi\u00e8me sur cour. L\u2019appartement d\u2019\u00e0 c\u00f4t\u00e9 a \u00e9t\u00e9 mur\u00e9 il y a longtemps. Le monsieur n\u2019avait pas d\u2019h\u00e9ritiers, on a effac\u00e9 son nom. \u00c7a arrive.\u201d Le mot \u201ceffac\u00e9\u201d a laiss\u00e9 dans la bouche la m\u00eame r\u00e2pe que la poussi\u00e8re du mur. La nuit, la r\u00e9p\u00e9tition a gagn\u00e9 en adresse. Ce n\u2019\u00e9tait plus un enfant qui \u00e9pelle : c\u2019\u00e9tait une bouche qui prend, une pratique. Le \u00ab Lise Arnoult \u00bb prononc\u00e9 derri\u00e8re la cloison avan\u00e7ait avec cette jubilation froide qu\u2019ont les machines quand elles ont trouv\u00e9 la cadence. \u00c0 chaque reprise, mon nom se tenait un peu moins dans le monde : une voisine m\u2019a crois\u00e9e sur le palier sans me saluer, puis s\u2019est excus\u00e9e parce qu\u2019elle croyait l\u2019appartement vacant. Vacant. Le mot ouvre des bouches dans la trame du r\u00e9el. J\u2019ai voulu opposer du papier \u00e0 la maison. Je suis all\u00e9e au cadastre, plafond l\u00e9zard\u00e9, guichets vides, tables qui sentent la craie. On m\u2019a donn\u00e9 deux liasses \u00e0 consulter, gants blancs, poussi\u00e8re qui sonne comme un drap qu\u2019on secoue. Dans la premi\u00e8re, une lettre de 1931, main ferme, r\u00e9clamait \u201cla restitution du nom de M. A. Roussel au registre\u201d. Dans la seconde, un tampon ovale de 1954 rayait ce m\u00eame nom \u201cpour irr\u00e9gularit\u00e9s\u201d sans motifs. Entre les deux, pas de mort. Rien, un trou propre. J\u2019ai rep\u00e9r\u00e9 plus bas une mention qui n\u2019\u00e9tait d\u2019aucune main officielle : \u201cMur \u00e0 \u00e9tablir. Nom \u00e0 effacer.\u201d Le papier a claqu\u00e9 entre mes doigts au moment o\u00f9 je l\u2019ai repos\u00e9. Le go\u00fbt de fer est remont\u00e9. Je suis rentr\u00e9e avec ce vieux nom dans la bouche comme on rentre avec une t\u00eate d\u2019allumette qu\u2019on n\u2019ose pas frotter : Abelard Roussel. La nuit suivante, j\u2019ai plaqu\u00e9 l\u2019oreille contre la cloison. Mon propre nom me revenait dans une cadence pos\u00e9e, mastiqu\u00e9e, d\u00e9j\u00e0 us\u00e9e par l\u2019usage. On peut se repa\u00eetre de chair, on peut aussi se repa\u00eetre de noms. La maison mangeait. Si l\u2019appartement mur\u00e9 parasitait mon inscription pour se fixer, c\u2019est qu\u2019il n\u2019avait plus la sienne. Et s\u2019il n\u2019avait plus la sienne, c\u2019est qu\u2019on la lui avait retir\u00e9e. La logique tenait. La fatigue aussi. J\u2019ai achet\u00e9 une lampe, une pince, un marteau. J\u2019ai vid\u00e9 l\u2019armoire, d\u00e9mont\u00e9 ses planches, frapp\u00e9 au pl\u00e2tre \u00e0 la recherche d\u2019un battant peint cent fois, d\u2019un gonds oubli\u00e9. Le pl\u00e2tre a c\u00e9d\u00e9 avec ce bruit de pain rassis qu\u2019on brise, puis le bois a r\u00e9pondu, grave, comme une basse qu\u2019on accorde. L\u2019odeur est sortie, nette, froide : linge rance, m\u00e9tal, suie tenue. La pi\u00e8ce derri\u00e8re n\u2019\u00e9tait pas un volume vide : c\u2019\u00e9tait un souvenir enferm\u00e9. Une table basse et lourde avec, au centre, un cercle plus clair o\u00f9 un bol avait v\u00e9cu ; sur le chevet, une marque ovale, reste d\u2019une montre retir\u00e9e chaque soir ; au clou du mur, l\u2019absence pesante d\u2019un chapeau. Les rideaux pendaient comme des peaux sans b\u00eates. Le lit \u00e9troit gardait non pas le creux d\u2019un corps allong\u00e9 mais la courbe tass\u00e9e de quelqu\u2019un assis, qui attend, et tient son nom comme on tient une fiole. La poussi\u00e8re d\u00e9pos\u00e9e sur la table avait cette lourdeur qui vient quand la mati\u00e8re accepte d\u2019\u00eatre nomm\u00e9e. J\u2019ai su que si je pronon\u00e7ais \u201cAbelard Roussel\u201d dans cet espace exact, quelque chose se produirait. Le vrai nom n\u2019est pas une formule jet\u00e9e au hasard : c\u2019est un outil que l\u2019on applique \u00e0 un lieu pr\u00e9cis. Le lieu r\u00e9pond. Je me suis assise. La chaise a craqu\u00e9 comme un bois qui se souvient de la s\u00e8ve. J\u2019ai pos\u00e9 les paumes \u00e0 plat, et j\u2019ai dit : \u201cAbelard Roussel.\u201d Le plancher a r\u00e9pondu, creux, un battement de gosier qui remonte par les lambourdes. J\u2019ai r\u00e9p\u00e9t\u00e9 : \u201cAbelard Roussel.\u201d La poussi\u00e8re est devenue lourde dans ma bouche, j\u2019ai senti les grains sous la langue comme une farine froide. \u00c0 la troisi\u00e8me fois, une pointe de sang m\u2019a perl\u00e9 au nez et a laiss\u00e9 sur la peau un trait net et ti\u00e8de qui a refroidi tout de suite. Dans le hall, quelque chose inscrivait pour moi en diff\u00e9r\u00e9 : Lise. Ar. \u2014noul\u2014. Le papier prenait par impulsions, par vagues, pas d\u2019un bloc. Le \u201ct\u201d n\u2019est pas venu. Je l\u2019ai entendu pourtant, claquer dans ma bouche. Le papier l\u2019a refus\u00e9. Il l\u2019a refus\u00e9 pour toujours. Dans la chambre mur\u00e9e, une voix qui n\u2019\u00e9tait pas la mienne a tent\u00e9 une derni\u00e8re fois \u201cLi\u2014se Ar\u2014noult\u201d, avec cette fringale qui m\u2019avait tenue la nuit, puis la flamme a clign\u00e9 : on coupe un tirage, la flamme baisse d\u2019un coup, c\u2019\u00e9tait cela. J\u2019ai dit \u201cNon. Ici, c\u2019est vous.\u201d Et j\u2019ai r\u00e9p\u00e9t\u00e9 encore \u201cAbelard Roussel\u201d, jusqu\u2019\u00e0 ce que les gonds cessent de respirer comme des branchies, jusqu\u2019\u00e0 ce que l\u2019odeur de linge humide se retire par \u00e0-coups, jusqu\u2019\u00e0 ce que la poussi\u00e8re devienne s\u00e8che et simple, poussi\u00e8re de maison et plus poussi\u00e8re de nom. Dans le couloir, un pas est pass\u00e9, un seul, pesant, avec cette gravit\u00e9 que les morts gardent au talon. Il a travers\u00e9 jusqu\u2019au palier, puis rien. En bas, sous la vitre, mon nom tenait \u00e0 demi : \u201cLise Arnoul\u201d. La concierge a dit \u201cAh, vous voil\u00e0 enfin, je vous cherchais partout hier\u201d, et ses mains p\u00e2les ont gliss\u00e9 sur le verre avec cette comp\u00e9tence qu\u2019ont les doigts qui manipulent des papiers depuis trente ans. J\u2019ai gard\u00e9 le silence. Je suis rest\u00e9e deux mois, par \u00e9conomie et par d\u00e9fi, \u00e0 vivre dans ce troisi\u00e8me o\u00f9 l\u2019armoire refusait d\u00e9sormais de plaquer contre la cloison \u2014 comme si elle respectait un passage \u2014 et o\u00f9 les nuits redevenaient simples, \u00e0 ceci pr\u00e8s qu\u2019un craquement de lit revenait parfois, net, sec, administratif, au moment o\u00f9 l\u2019on s\u2019endort. Je sais ce que la logique propose : retrait du bois, dilatation des pi\u00e8ces, circulation de l\u2019air. La logique n\u2019habite pas seule les maisons anciennes. \u00c0 la poste, mes lettres n\u2019\u00e9taient plus refus\u00e9es ; sur la bo\u00eete, on lisait clair \u201cL. Arnoul\u201d ; l\u2019agent du cadastre m\u2019a confirm\u00e9 que l\u2019appartement mur\u00e9 demeurait \u201csans occupant\u201d. J\u2019ai remont\u00e9 une derni\u00e8re fois. Dans la chambre, la poussi\u00e8re repos\u00e9e avait perdu sa graisse et reprenait sous la main ce grain banal qui ne colle plus. L\u2019ovale plus clair sur la table brillait doucement, comme brillent le soir les visages qu\u2019on nomme enfin. J\u2019ai retrouss\u00e9 un peu le rideau, l\u2019air est entr\u00e9 avec une odeur d\u2019eau et de pierre. J\u2019ai senti sous ma langue un petit vide, rien, la place exacte du \u201ct\u201d qui me manquait. Je n\u2019ai pas tent\u00e9 de l\u2019ajouter. On n\u2019appelle pas une lettre comme on appelle un chien. Je suis redescendue. Le hall, avec ses processions de noms inscrits par des mains oubli\u00e9es, avait repris son ordre. Un coin du vitrage laissait passer un souffle froid. La concierge a tourn\u00e9 une page, on a entendu le bruit propre du papier qui change de r\u00e8gne. Je suis partie plus tard. Dans la rue, l\u2019orme calcin\u00e9 \u00e0 l\u2019angle tenait debout comme tiennent debout les colonnes que la mer a oubli\u00e9es. J\u2019ai pens\u00e9 que les noms ressemblent aux amarres : ils retiennent si l\u2019on sait o\u00f9 les nouer ; ils \u00e9touffent si l\u2019on se les serre autour des poignets. La nuit, maintenant que je vis ailleurs, il m\u2019arrive de prononcer \u201cArnou\u2014\u201d et de laisser l\u2019air finir sans moi. La maison garde une syllabe. J\u2019en garde un battement. C\u2019est un march\u00e9 sans signature, un r\u00e8glement en marge. Quand je passe devant un registre sous verre, il me remonte dans l\u2019os le m\u00eame froid d\u2019atelier et, sous la langue, la farine s\u00e8che d\u2019un mot bien pos\u00e9. Si je crois \u00e0 quelque chose, ce n\u2019est pas aux liturgies : c\u2019est \u00e0 ce poids minime que poss\u00e8de un nom dit en face, dans le juste lieu, \u00e0 la bonne vitesse. Ce poids-l\u00e0 ne rel\u00e8ve ni des anges ni des juristes. Il habite les planchers, les fibres, la poussi\u00e8re, et parfois il saigne un peu au moment d\u2019agir. Alors on sait que l\u2019outil a pris. On n\u2019obtient jamais tout. On arrache juste assez pour respirer. Le \u201ct\u201d, lui, reste l\u00e0-bas, dans la vitre, comme une dent que la maison a voulue. \u00c7a suffit. ",
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"title": "bouff\u00e9es de clart\u00e9",
"date_published": "2025-10-31T08:41:07Z",
"date_modified": "2025-10-31T08:41:07Z",
"author": {"name": "Patrick Blanchon"},
"content_html": "
Toujours en \u00e9veil, le mot bouff\u00e9e revient tout \u00e0 coup, probablement accroch\u00e9 encore \u00e0 la journ\u00e9e d’hier o\u00f9 sortant dans la cour je levai les yeux au ciel qui venait d’\u00eatre comme nettoy\u00e9 de neuf par le vent. Une bouff\u00e9e de clart\u00e9, j’ai alors pens\u00e9, comme un \u00e9clair de lucidit\u00e9. Et tout de suite se sont encha\u00een\u00e9s les instants semblables o\u00f9 j’avais ainsi lev\u00e9 la t\u00eate, \u00e9prouv\u00e9 une sensation semblable. Il ne saurait y avoir de classement chronologique. ce n’est pas \u00e7a, c’est plus une id\u00e9e de fil conducteur de l’\u00e9blouissement, un \u00e9blouissement du \u00e0 un trop plein de clart\u00e9. Il serait sans doute utile de retrouver les contextes, les lieux, les \u00eatres, les phrases prononc\u00e9es et qui je n’en doute pas participent tous de la convergence d’un tel moment tax\u00e9 de spectaculaire par la limpidit\u00e9 que j’y retrouve. Mais cela non plus serait probablement st\u00e9rile, ce serait raconter des histoires. Une bien meilleure hypoth\u00e8se serait celle d’un narrateur, un personnage renon\u00e7ant syst\u00e9matiquement \u00e0 d\u00e9crire ou \u00e0 vouloir expliquer ces infimes moments de gr\u00e2ce. Une forme d’avarice se m\u00e9langeant avec une pudeur augmentant au fil des ann\u00e9es.<\/p>",
"content_text": " Toujours en \u00e9veil, le mot bouff\u00e9e revient tout \u00e0 coup, probablement accroch\u00e9 encore \u00e0 la journ\u00e9e d'hier o\u00f9 sortant dans la cour je levai les yeux au ciel qui venait d'\u00eatre comme nettoy\u00e9 de neuf par le vent. Une bouff\u00e9e de clart\u00e9, j'ai alors pens\u00e9, comme un \u00e9clair de lucidit\u00e9. Et tout de suite se sont encha\u00een\u00e9s les instants semblables o\u00f9 j'avais ainsi lev\u00e9 la t\u00eate, \u00e9prouv\u00e9 une sensation semblable. Il ne saurait y avoir de classement chronologique. ce n'est pas \u00e7a, c'est plus une id\u00e9e de fil conducteur de l'\u00e9blouissement, un \u00e9blouissement du \u00e0 un trop plein de clart\u00e9. Il serait sans doute utile de retrouver les contextes, les lieux, les \u00eatres, les phrases prononc\u00e9es et qui je n'en doute pas participent tous de la convergence d'un tel moment tax\u00e9 de spectaculaire par la limpidit\u00e9 que j'y retrouve. Mais cela non plus serait probablement st\u00e9rile, ce serait raconter des histoires. Une bien meilleure hypoth\u00e8se serait celle d'un narrateur, un personnage renon\u00e7ant syst\u00e9matiquement \u00e0 d\u00e9crire ou \u00e0 vouloir expliquer ces infimes moments de gr\u00e2ce. Une forme d'avarice se m\u00e9langeant avec une pudeur augmentant au fil des ann\u00e9es. ",
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"title": "fait divers",
"date_published": "2025-10-16T08:15:08Z",
"date_modified": "2025-10-16T08:15:19Z",
"author": {"name": "Patrick Blanchon"},
"content_html": "
La chaise a d\u00fb heurter le carrelage, bruit bref, net. Dans l\u2019\u00e9vier, deux tasses, marc coll\u00e9 au fond. Courbevoie, cinqui\u00e8me, fen\u00eatre entrouverte, rideau qui remue \u00e0 peine. Je dis “fait divers” pour me prot\u00e9ger du reste (comme si le mot suffisait). On raconte qu\u2019ils se voyaient depuis un moment. Il aurait voulu “arr\u00eater de parler”. Ou qu\u2019elle se taise. Formule pratique. Ce serait plut\u00f4t se taire lui-m\u00eame, mais je retire ce “plut\u00f4t”. Ce matin-l\u00e0, la t\u00e9l\u00e9vision chuchotait. Sur la table, un couteau \u00e0 manche de bois, d\u00e9tail inutile, donc important. On aime ces d\u00e9tails quand on n\u2019a plus acc\u00e8s au reste. On dira qu\u2019il a eu peur. On dira qu\u2019elle l\u2019a pouss\u00e9. On dira tout et son contraire. Est-ce qu\u2019on tue pour avoir la paix ou pour ne pas perdre ce qui en faisait office ? La paix ou raison, c\u2019est souvent la m\u00eame manie, deux faces du m\u00eame couteau : clore la sc\u00e8ne, distribuer le silence, ranger vite le plan de travail et ne rien r\u00e9gler. On croit qu\u2019une phrase finale mettra de l\u2019ordre. Elle met un couvercle. Le lendemain, tout recommence, plus bas, plus sourd. Je regarde la fen\u00eatre. L\u2019air passe. Rien ne conclut.<\/p>",
"content_text": " La chaise a d\u00fb heurter le carrelage, bruit bref, net. Dans l\u2019\u00e9vier, deux tasses, marc coll\u00e9 au fond. Courbevoie, cinqui\u00e8me, fen\u00eatre entrouverte, rideau qui remue \u00e0 peine. Je dis \u201cfait divers\u201d pour me prot\u00e9ger du reste (comme si le mot suffisait). On raconte qu\u2019ils se voyaient depuis un moment. Il aurait voulu \u201carr\u00eater de parler\u201d. Ou qu\u2019elle se taise. Formule pratique. Ce serait plut\u00f4t se taire lui-m\u00eame, mais je retire ce \u201cplut\u00f4t\u201d. Ce matin-l\u00e0, la t\u00e9l\u00e9vision chuchotait. Sur la table, un couteau \u00e0 manche de bois, d\u00e9tail inutile, donc important. On aime ces d\u00e9tails quand on n\u2019a plus acc\u00e8s au reste. On dira qu\u2019il a eu peur. On dira qu\u2019elle l\u2019a pouss\u00e9. On dira tout et son contraire. Est-ce qu\u2019on tue pour avoir la paix ou pour ne pas perdre ce qui en faisait office ? La paix ou raison, c\u2019est souvent la m\u00eame manie, deux faces du m\u00eame couteau: clore la sc\u00e8ne, distribuer le silence, ranger vite le plan de travail et ne rien r\u00e9gler. On croit qu\u2019une phrase finale mettra de l\u2019ordre. Elle met un couvercle. Le lendemain, tout recommence, plus bas, plus sourd. Je regarde la fen\u00eatre. L\u2019air passe. Rien ne conclut. ",
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"title": "La lisi\u00e8re",
"date_published": "2025-10-09T15:02:45Z",
"date_modified": "2025-10-09T15:03:20Z",
"author": {"name": "Patrick Blanchon"},
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La for\u00eat tient lieu de repli : odeur d\u2019humus, \u00e9corce humide, lisi\u00e8re o\u00f9 la parole cesse et le souffle trouve sa cadence ; les lacs tiennent lieu d\u2019\u00e9coute, surface lisse qui ne rend rien et pourtant garde tout. Le v\u00e9lo trace une ligne pour se tenir vivant — non pas fuir, tenir au bord ; non pas h\u00e9ro\u00efsme, l\u2019allongement de la distance jusqu\u2019\u00e0 \u00e9puiser le nom ; chaque jour un peu plus, la route gagne sur la pi\u00e8ce. Ce qui serre revient, mais autrement : la col\u00e8re n\u2019est pas un cri, c\u2019est un d\u00e9p\u00f4t, une densit\u00e9 ; non pas un choc, une nappe qui monte, r\u00e9guli\u00e8re, exacte. On voudrait dispara\u00eetre, on reste ; on voudrait rester, mais autrement : p\u00e9daler jusqu\u2019\u00e0 n\u2019\u00eatre plus que jambes, souffle, goudron, et que la t\u00eate d\u00e9croche, \u00e0 peine tenue par la visi\u00e8re. L\u2019envie de fuir et l\u2019envie d\u2019\u00eatre l\u00e0 se tiennent ensemble — non pas contraires, tenons d\u2019une m\u00eame plaie ; le paysage accepte tout et ne r\u00e9pond de rien : les troncs se succ\u00e8dent, la cha\u00eene claque, un chien aboie sans insister. La haine gonfle, oui, mais non pas pour d\u00e9truire : pour \u00e9carter, pour tenir l\u2019aveu \u00e0 distance ; on croit \u00e0 la r\u00e9paration, on reconduit ; on croit \u00e0 la justice, on compte ; on compte, on compte encore, et l\u2019on apprend que les nombres n\u2019ouvrent pas. L\u2019amour n\u2019est pas cela ; ce n\u2019est pas l\u2019effort, ni l\u2019excuse, ni la dette pay\u00e9e de plus ; ce n\u2019est pas comprendre — c\u2019est laisser \u00eatre sans redresser. Alors on s\u2019arr\u00eate au bord du lac : le vent plisse \u00e0 peine la surface, la roue tourne encore dans le vide, et le cercle demeure priv\u00e9 de centre.<\/p>",
"content_text": " La for\u00eat tient lieu de repli : odeur d\u2019humus, \u00e9corce humide, lisi\u00e8re o\u00f9 la parole cesse et le souffle trouve sa cadence ; les lacs tiennent lieu d\u2019\u00e9coute, surface lisse qui ne rend rien et pourtant garde tout. Le v\u00e9lo trace une ligne pour se tenir vivant \u2014 non pas fuir, tenir au bord ; non pas h\u00e9ro\u00efsme, l\u2019allongement de la distance jusqu\u2019\u00e0 \u00e9puiser le nom ; chaque jour un peu plus, la route gagne sur la pi\u00e8ce. Ce qui serre revient, mais autrement : la col\u00e8re n\u2019est pas un cri, c\u2019est un d\u00e9p\u00f4t, une densit\u00e9 ; non pas un choc, une nappe qui monte, r\u00e9guli\u00e8re, exacte. On voudrait dispara\u00eetre, on reste ; on voudrait rester, mais autrement : p\u00e9daler jusqu\u2019\u00e0 n\u2019\u00eatre plus que jambes, souffle, goudron, et que la t\u00eate d\u00e9croche, \u00e0 peine tenue par la visi\u00e8re. L\u2019envie de fuir et l\u2019envie d\u2019\u00eatre l\u00e0 se tiennent ensemble \u2014 non pas contraires, tenons d\u2019une m\u00eame plaie ; le paysage accepte tout et ne r\u00e9pond de rien : les troncs se succ\u00e8dent, la cha\u00eene claque, un chien aboie sans insister. La haine gonfle, oui, mais non pas pour d\u00e9truire : pour \u00e9carter, pour tenir l\u2019aveu \u00e0 distance ; on croit \u00e0 la r\u00e9paration, on reconduit ; on croit \u00e0 la justice, on compte ; on compte, on compte encore, et l\u2019on apprend que les nombres n\u2019ouvrent pas. L\u2019amour n\u2019est pas cela ; ce n\u2019est pas l\u2019effort, ni l\u2019excuse, ni la dette pay\u00e9e de plus ; ce n\u2019est pas comprendre \u2014 c\u2019est laisser \u00eatre sans redresser. Alors on s\u2019arr\u00eate au bord du lac : le vent plisse \u00e0 peine la surface, la roue tourne encore dans le vide, et le cercle demeure priv\u00e9 de centre. ",
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"tags": ["fictions br\u00e8ves", "Narration et Exp\u00e9rimentation"]
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"title": "tenir l'aveu \u00e0 distance",
"date_published": "2025-10-09T14:50:21Z",
"date_modified": "2025-10-09T14:50:21Z",
"author": {"name": "Patrick Blanchon"},
"content_html": "
La cuisine tient lieu de tout : carrelage froid, formica, aluminium des pieds de table, peinture verte, paillasse o\u00f9 les cuivres reposent propres ; l\u2019automne entre avec l\u2019humidit\u00e9 des manteaux. On parle des r\u00e9sultats, non pas pour comprendre, pour tenir l\u2019aveu \u00e0 distance ; il revient de la route — parkings, chambres impersonnelles, odeur d\u2019essence — et la solitude des kilom\u00e8tres a d\u00e9j\u00e0 serr\u00e9 la main avant qu\u2019elle ne se referme. Non pas l\u2019enfant qu\u2019il ne comprend pas, plut\u00f4t celui qu\u2019il comprend trop : m\u00eame inflexion, m\u00eame d\u00e9robade, et l\u2019obligation tacite de r\u00e9parer ce qui a manqu\u00e9. Ce qui arrive n\u2019arrive pas : le geste survient comme si de tout temps il avait \u00e9t\u00e9 l\u00e0, et l\u2019on reste \u00e0 la m\u00eame place, tenu par le quadrillage des dalles et la ligne brillante des pieds d\u2019aluminium ; on ne nomme pas, on respire court, on attend que la pi\u00e8ce rel\u00e2che. La violence, la rage, l\u2019amour — ensemble et pourtant s\u00e9par\u00e9s : on croit choisir, on reconduit ; non pas une premi\u00e8re fois, la r\u00e9p\u00e9tition comme loi domestique, saisonni\u00e8re, exacte. La peinture verte garde la lumi\u00e8re basse ; les cuivres tiennent le silence ; le formica renvoie le visage sans centre. Alors l\u2019automne se replie dans l\u2019odeur du caf\u00e9 ti\u00e8de, la table refait son rectangle, et sur le carrelage la fra\u00eecheur persiste — rien d\u2019autre.<\/p>",
"content_text": " La cuisine tient lieu de tout : carrelage froid, formica, aluminium des pieds de table, peinture verte, paillasse o\u00f9 les cuivres reposent propres ; l\u2019automne entre avec l\u2019humidit\u00e9 des manteaux. On parle des r\u00e9sultats, non pas pour comprendre, pour tenir l\u2019aveu \u00e0 distance ; il revient de la route \u2014 parkings, chambres impersonnelles, odeur d\u2019essence \u2014 et la solitude des kilom\u00e8tres a d\u00e9j\u00e0 serr\u00e9 la main avant qu\u2019elle ne se referme. Non pas l\u2019enfant qu\u2019il ne comprend pas, plut\u00f4t celui qu\u2019il comprend trop : m\u00eame inflexion, m\u00eame d\u00e9robade, et l\u2019obligation tacite de r\u00e9parer ce qui a manqu\u00e9. Ce qui arrive n\u2019arrive pas : le geste survient comme si de tout temps il avait \u00e9t\u00e9 l\u00e0, et l\u2019on reste \u00e0 la m\u00eame place, tenu par le quadrillage des dalles et la ligne brillante des pieds d\u2019aluminium ; on ne nomme pas, on respire court, on attend que la pi\u00e8ce rel\u00e2che. La violence, la rage, l\u2019amour \u2014 ensemble et pourtant s\u00e9par\u00e9s : on croit choisir, on reconduit ; non pas une premi\u00e8re fois, la r\u00e9p\u00e9tition comme loi domestique, saisonni\u00e8re, exacte. La peinture verte garde la lumi\u00e8re basse ; les cuivres tiennent le silence ; le formica renvoie le visage sans centre. Alors l\u2019automne se replie dans l\u2019odeur du caf\u00e9 ti\u00e8de, la table refait son rectangle, et sur le carrelage la fra\u00eecheur persiste \u2014 rien d\u2019autre. ",
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"title": "Ce qui vient sans venir",
"date_published": "2025-10-09T11:34:37Z",
"date_modified": "2025-10-09T11:34:37Z",
"author": {"name": "Patrick Blanchon"},
"content_html": "
\u00c9t\u00e9, Bourbonnais : on parle pour ne rien avouer ; trois amis, une fille ; l\u2019air chauffe ; la pluie d\u00e9cide tout. Non pas une averse, mais une chute qui efface la route et fait de la grange un lieu ; non pas dedans ni dehors, un seuil, le plus \u00e9troit. La guitare cherche un centre — deux accords, \u00e0 peine —, mais le centre manque, glisse avec l\u2019eau le long des pierres ; on se rassemble, non pour \u00eatre ensemble, pour tenir \u00e0 l\u2019abri du nom. Cela arrive (ce qui n\u2019arrive pas) : dans l\u2019encadrement, la lumi\u00e8re avant la personne ; une robe blanche que le jour traverse ; N., s\u0153ur de la fille, et pourtant \u00e9trang\u00e8re, comme si la parent\u00e9 avait \u00e9t\u00e9 retir\u00e9e. Gr\u00e2ce : non pas faveur, non pas bonheur, mais suspension ; quelque chose \u00f4te la parole, met le corps \u00e0 part, le c\u0153ur hors de lui. On ne sait pas si c\u2019est entrer ou nous rejoindre ; elle ne vient pas, elle est venue, et avec elle l\u2019\u00e9cart. Le coup au c\u0153ur — non pas choc, d\u00e9placement — d\u00e9fait les gestes : les doigts ne touchent plus les cordes, ils gardent la distance. On ne voit pas son visage ; c\u2019est la porte qui regarde. La pluie, reprise par le vent, devient une ligne claire ; la grange devient son contraire ; et ce qui reste de l\u2019apr\u00e8s-midi, tenu dans ce cadre, recommence \u00e0 manquer.<\/p>",
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"title": "POV",
"date_published": "2025-09-30T06:17:14Z",
"date_modified": "2025-09-30T06:17:22Z",
"author": {"name": "Patrick Blanchon"},
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Je me l\u00e8ve, encore flou, je tends la main. Le t\u00e9l\u00e9phone est d\u00e9j\u00e0 ti\u00e8de, fid\u00e8le comme une vieille bouillotte. Premier \u00e9cran : un brunch \u00e0 Barcelone, \u0153ufs brouill\u00e9s napp\u00e9s d\u2019une sauce teriyaki (ou tahiaki, on ne sait plus), trois pignons de pin pos\u00e9s comme des survivants, quelques graines de s\u00e9same luisantes. Et la cive, toujours la cive, qu\u2019aucun rayon de supermarch\u00e9 ne daigne fournir.<\/p>\n
Je ferme. Je rouvre. Un wok de chou chinois sous une cascade de worcester mal orthographi\u00e9e, une citation fausse de Rimbaud, un chat qui tombe de sa table avec conviction. M\u00eame brunch, m\u00eame cive.<\/p>\n
Parfois surgit une silhouette de femme : longues jambes nues, cadrage appliqu\u00e9. En surimpression : \n« cc bb vien me voire ojd soir 100% real tkt dsl pr la foto stp cliK ICI ». \nChaque mot un caillou dans la chaussure. cc pour coucou, bb pour b\u00e9b\u00e9, ojd pour aujourd\u2019hui, tkt pour t\u2019inqui\u00e8te, dsl pour d\u00e9sol\u00e9. Une langue coup\u00e9e en morceaux, bricol\u00e9e pour s\u00e9duire mais qui ne fait que repousser. Je scrolle plus vite, presque soulag\u00e9.<\/p>\n
Je ferme. Je rouvre. Nouvelle indignation recycl\u00e9e, nouvelle danse en short fluo, nouvelles sauces : worcester, teriyaki, sriracha. La cive refait surface, fantomatique. Et revoici les jambes, accompagn\u00e9es cette fois d\u2019un « rdv a tt bb », suivi d\u2019un « pk tu reponds pas mdrr ». Le charme est cass\u00e9 avant m\u00eame d\u2019avoir exist\u00e9.<\/p>\n
Tout devient glossaire : cc, bb, rdv, ojd, pk, pkoi, tkt, dsl, svp, stp, msg, a tt, a+, mdrr, ptdr, vien me voire, je taten, 100% real, cliK ICI. Une incantation absurde qui se r\u00e9p\u00e8te comme une pri\u00e8re m\u00e9canique.<\/p>\n
Et puis, l\u2019in\u00e9vitable : POV. Trois lettres en majuscules, plant\u00e9es l\u00e0 sans explication. Point Of View, para\u00eet-il. Mais ici, c\u2019est juste une enseigne clignotante qui me place de force dans un r\u00f4le idiot. « POV : tu me regarde », « POV : tu vien ojd bb 100% real », « POV : tu scroll tjrs ». Comme si on devait m\u2019indiquer o\u00f9 mettre mes yeux, ou quoi penser de ce que je vois.<\/p>\n
Je crois ouvrir une fen\u00eatre, mais c\u2019est une cage. Chaque geste qui devait me distraire me ram\u00e8ne \u00e0 la m\u00eame boucle : sauces \u00e0 la mode, pignons de pin, cive introuvable, worcester mal orthographi\u00e9e, jambes pixelis\u00e9es couvertes de fautes, glossaire d\u2019abr\u00e9viations incompr\u00e9hensibles. Tout revient, tout insiste, tout sature.<\/p>\n
Je ferme. Je garde le t\u00e9l\u00e9phone en main. \u00c9cran noir, toujours chaud. Je regarde dehors : lumi\u00e8re blanche, arbres agit\u00e9s, l\u2019air qui circule librement. Je me dis : peut-\u00eatre que c\u2019est l\u00e0 l\u2019\u00e9vasion. Mais d\u00e9j\u00e0 le pouce revient, comme malgr\u00e9 moi. Et reparaissent les sauces, la cive, les jambes, les fautes, le glossaire, le POV.<\/p>",
"content_text": "Je me l\u00e8ve, encore flou, je tends la main. Le t\u00e9l\u00e9phone est d\u00e9j\u00e0 ti\u00e8de, fid\u00e8le comme une vieille bouillotte. Premier \u00e9cran : un brunch \u00e0 Barcelone, \u0153ufs brouill\u00e9s napp\u00e9s d\u2019une sauce teriyaki (ou tahiaki, on ne sait plus), trois pignons de pin pos\u00e9s comme des survivants, quelques graines de s\u00e9same luisantes. Et la cive, toujours la cive, qu\u2019aucun rayon de supermarch\u00e9 ne daigne fournir. Je ferme. Je rouvre. Un wok de chou chinois sous une cascade de worcester mal orthographi\u00e9e, une citation fausse de Rimbaud, un chat qui tombe de sa table avec conviction. M\u00eame brunch, m\u00eame cive. Parfois surgit une silhouette de femme : longues jambes nues, cadrage appliqu\u00e9. En surimpression : \u00ab cc bb vien me voire ojd soir 100% real tkt dsl pr la foto stp cliK ICI \u00bb. Chaque mot un caillou dans la chaussure. cc pour coucou, bb pour b\u00e9b\u00e9, ojd pour aujourd\u2019hui, tkt pour t\u2019inqui\u00e8te, dsl pour d\u00e9sol\u00e9. Une langue coup\u00e9e en morceaux, bricol\u00e9e pour s\u00e9duire mais qui ne fait que repousser. Je scrolle plus vite, presque soulag\u00e9. Je ferme. Je rouvre. Nouvelle indignation recycl\u00e9e, nouvelle danse en short fluo, nouvelles sauces : worcester, teriyaki, sriracha. La cive refait surface, fantomatique. Et revoici les jambes, accompagn\u00e9es cette fois d\u2019un \u00ab rdv a tt bb \u00bb, suivi d\u2019un \u00ab pk tu reponds pas mdrr \u00bb. Le charme est cass\u00e9 avant m\u00eame d\u2019avoir exist\u00e9. Tout devient glossaire : cc, bb, rdv, ojd, pk, pkoi, tkt, dsl, svp, stp, msg, a tt, a+, mdrr, ptdr, vien me voire, je taten, 100% real, cliK ICI. Une incantation absurde qui se r\u00e9p\u00e8te comme une pri\u00e8re m\u00e9canique. Et puis, l\u2019in\u00e9vitable : POV. Trois lettres en majuscules, plant\u00e9es l\u00e0 sans explication. Point Of View, para\u00eet-il. Mais ici, c\u2019est juste une enseigne clignotante qui me place de force dans un r\u00f4le idiot. \u00ab POV : tu me regarde \u00bb, \u00ab POV : tu vien ojd bb 100% real \u00bb, \u00ab POV : tu scroll tjrs \u00bb. Comme si on devait m\u2019indiquer o\u00f9 mettre mes yeux, ou quoi penser de ce que je vois. Je crois ouvrir une fen\u00eatre, mais c\u2019est une cage. Chaque geste qui devait me distraire me ram\u00e8ne \u00e0 la m\u00eame boucle : sauces \u00e0 la mode, pignons de pin, cive introuvable, worcester mal orthographi\u00e9e, jambes pixelis\u00e9es couvertes de fautes, glossaire d\u2019abr\u00e9viations incompr\u00e9hensibles. Tout revient, tout insiste, tout sature. Je ferme. Je garde le t\u00e9l\u00e9phone en main. \u00c9cran noir, toujours chaud. Je regarde dehors : lumi\u00e8re blanche, arbres agit\u00e9s, l\u2019air qui circule librement. Je me dis : peut-\u00eatre que c\u2019est l\u00e0 l\u2019\u00e9vasion. Mais d\u00e9j\u00e0 le pouce revient, comme malgr\u00e9 moi. Et reparaissent les sauces, la cive, les jambes, les fautes, le glossaire, le POV.",
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"title": "V\u00e9hicules",
"date_published": "2025-09-27T06:34:25Z",
"date_modified": "2025-09-27T06:34:58Z",
"author": {"name": "Patrick Blanchon"},
"content_html": "
Un neuf, jamais. Une seule fois, honte encore. Depuis, seulement l\u2019occasion. Obsolescences d\u00e9j\u00e0 entam\u00e9es. Carcasses laiss\u00e9es pour compte. Les autres font leurs comptes. Moi je dis : \u00e7a roule encore. Jusqu\u2019\u00e0 la ville d\u2019\u00e0 c\u00f4t\u00e9. Pas plus.<\/p>\n
Une ann\u00e9e pourtant j\u2019ai tent\u00e9 plus loin. L\u2019ann\u00e9e d\u2019avant aussi. Avec une r\u00e9vision, un peu d\u2019attention, le vieux moteur a suivi.<\/p>\n
Il en va de m\u00eame pour d\u2019autres v\u00e9hicules : col\u00e8re, envie, concupiscence. Us\u00e9s jusqu\u2019\u00e0 la corde par des milliers de mains.<\/p>\n
Pas de garagiste pour \u00e7a. J\u2019ouvre le capot. Odeur d\u2019huile br\u00fbl\u00e9e. Doigts noirs. La cl\u00e9 ripe. Silence. Puis un cognement sec, \u00e0 l\u2019int\u00e9rieur<\/p>",
"content_text": "Un neuf, jamais. Une seule fois, honte encore. Depuis, seulement l\u2019occasion. Obsolescences d\u00e9j\u00e0 entam\u00e9es. Carcasses laiss\u00e9es pour compte. Les autres font leurs comptes. Moi je dis : \u00e7a roule encore. Jusqu\u2019\u00e0 la ville d\u2019\u00e0 c\u00f4t\u00e9. Pas plus. Une ann\u00e9e pourtant j\u2019ai tent\u00e9 plus loin. L\u2019ann\u00e9e d\u2019avant aussi. Avec une r\u00e9vision, un peu d\u2019attention, le vieux moteur a suivi. Il en va de m\u00eame pour d\u2019autres v\u00e9hicules : col\u00e8re, envie, concupiscence. Us\u00e9s jusqu\u2019\u00e0 la corde par des milliers de mains. Pas de garagiste pour \u00e7a. J\u2019ouvre le capot. Odeur d\u2019huile br\u00fbl\u00e9e. Doigts noirs. La cl\u00e9 ripe. Silence. Puis un cognement sec, \u00e0 l\u2019int\u00e9rieur",
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"id": "https:\/\/ledibbouk.net\/ligne-editoriale-3340.html",
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"title": "Ligne \u00e9ditoriale",
"date_published": "2025-09-10T16:37:55Z",
"date_modified": "2025-09-10T16:48:48Z",
"author": {"name": "Patrick Blanchon"},
"content_html": "
Vous superposez les images du N\u00e9pal, de l’Indon\u00e9sie avec celles de Grenoble et de Paris. Les gens doivent avoir peur. Deux minutes, pas plus. Des correspondants engageants, sourires propres. Pas de sentimentalisme, personne n\u2019en veut. Multipliez les points de vue, semez la confusion. Il faut que \u00e7a b\u00eale. Ensuite du sport, des bagnoles. Ou du cul. Ajoutez quelques recettes asiatiques : pendant qu\u2019ils feront cuire leur riz, ils nous laisseront tranquilles. Parlez aussi du virus, dites-leur de se faire vacciner. Et surtout : c\u2019est la guerre. De dix-huit \u00e0 soixante-dix-sept ans, paquetage pr\u00eat.<\/p>\n
— Et Gaza ?\n — Gaza on s\u2019en fout. Ce n\u2019est pas la priorit\u00e9. Vous \u00eates l\u00e0 pour \u00e7a. Si vous n\u2019\u00eates pas d\u2019accord, dites-le maintenant. Moi, il me suffit de shooter dans une poubelle pour que tout se mette en marche. \n<\/p>",
"content_text": "Vous superposez les images du N\u00e9pal, de l'Indon\u00e9sie avec celles de Grenoble et de Paris. Les gens doivent avoir peur. Deux minutes, pas plus. Des correspondants engageants, sourires propres. Pas de sentimentalisme, personne n\u2019en veut. Multipliez les points de vue, semez la confusion. Il faut que \u00e7a b\u00eale. Ensuite du sport, des bagnoles. Ou du cul. Ajoutez quelques recettes asiatiques : pendant qu\u2019ils feront cuire leur riz, ils nous laisseront tranquilles. Parlez aussi du virus, dites-leur de se faire vacciner. Et surtout : c\u2019est la guerre. De dix-huit \u00e0 soixante-dix-sept ans, paquetage pr\u00eat. \u2014Et Gaza ? \u2014 Gaza on s\u2019en fout. Ce n\u2019est pas la priorit\u00e9. Vous \u00eates l\u00e0 pour \u00e7a. Si vous n\u2019\u00eates pas d\u2019accord, dites-le maintenant. Moi, il me suffit de shooter dans une poubelle pour que tout se mette en marche. ",
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"id": "https:\/\/ledibbouk.net\/transmission.html",
"url": "https:\/\/ledibbouk.net\/transmission.html",
"title": "Transmission",
"date_published": "2025-08-26T15:24:25Z",
"date_modified": "2025-08-26T15:55:52Z",
"author": {"name": "Patrick Blanchon"},
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codicille :<\/h3>\n
On croit toujours qu\u2019il suffit d\u2019appeler. Qu\u2019un pr\u00e9nom ram\u00e8ne l\u2019enfant, le conjoint, l\u2019ami, dans la lumi\u00e8re commune. Mais parfois le nom n\u2019ouvre rien, il ne fait que taper contre une cloison. Alors l\u2019appel insiste, s\u2019envenime, devient conflit. On oublie que certains silences ne sont pas vides mais habit\u00e9s, qu\u2019ils contiennent plus de voix qu\u2019une r\u00e9ponse. C\u2019est peut-\u00eatre \u00e7a, l\u2019h\u00e9ritage : non pas des mots transmis, mais un gouffre qui se transmet de bouche en bouche.<\/em><\/p>\n
Brouillon — texte en cours<\/em><\/p>\n\n
Le gar\u00e7on restait assis \u00e0 table, fourchette dans la main, les yeux baiss\u00e9s sur l\u2019assiette. Le p\u00e8re l\u2019appela une premi\u00e8re fois, doucement, puis plus fort. Rien. Pas un geste. Pas m\u00eame ce sursaut r\u00e9flexe qu\u2019on attend quand on entend son pr\u00e9nom.<\/p>\n
Ils mangeaient dans le salon, au rez-de-chauss\u00e9e d\u2019un immeuble de banlieue, sud-est de Paris, pr\u00e8s de Melun. La fen\u00eatre donnait sur d\u2019autres barres, align\u00e9es comme des miroirs gris. Le mobilier n\u2019avait pas boug\u00e9 depuis des ann\u00e9es. Canap\u00e9 en tissu, table basse en verre, buffet imitation ch\u00eane. Tout avait \u00e9t\u00e9 choisi en commun, au temps du couple. Depuis le divorce, rien n\u2019avait chang\u00e9. Fig\u00e9. Comme si chaque repas se prenait encore dans l\u2019ombre de cette vie pass\u00e9e.<\/p>\n
La lumi\u00e8re blanche du plafonnier, le tic-tac de l\u2019horloge murale, l\u2019odeur de viande refroidie. Rien d\u2019exceptionnel. Et pourtant, dans ce silence, tout devenait lourd. Le p\u00e8re l\u00e2cha sa fourchette sur la table : bruit sec. Le gar\u00e7on ne broncha pas.<\/p>\n
Ce n\u2019\u00e9tait pas la premi\u00e8re fois. Ni la deuxi\u00e8me. Le p\u00e8re savait qu\u2019on ne parlait pas ici d\u2019un caprice. Il reconnaissait la sc\u00e8ne, il en connaissait le poison. Des ann\u00e9es plus t\u00f4t, dans d\u2019autres pi\u00e8ces, d\u2019autres repas, il avait vu la m\u00eame fixit\u00e9. Le m\u00eame refus. Mais ce n\u2019\u00e9tait pas vraiment un refus. Plut\u00f4t une impossibilit\u00e9, comme si la voix s\u2019\u00e9tait barricad\u00e9e \u00e0 l\u2019int\u00e9rieur. Il avait tout essay\u00e9 alors : reproches, douceur, menaces, patience. Rien n\u2019avait franchi la paroi. Ce silence, il l\u2019avait pay\u00e9 cher : divorce, audiences, rapports de travailleurs sociaux.<\/p>\n
Maintenant, c\u2019\u00e9tait son fils. La m\u00eame immobilit\u00e9, le m\u00eame vide au moment de r\u00e9pondre. La ressemblance lui serrait la gorge. Dans les dossiers, on parlait d\u2019« incapacit\u00e9 relationnelle », d\u2019« isolement », de « difficult\u00e9s scolaires ». Des mots administratifs pour recouvrir un trou b\u00e9ant. Mais le p\u00e8re savait que ce n\u2019\u00e9tait pas seulement \u00e7a.<\/p>\n
Il se souvenait. Une fois ou deux, dans la bouche de son ex-femme, il avait entendu pire qu\u2019un silence : une voix \u00e9trang\u00e8re, sortie d\u2019elle, quand on l\u2019avait trop press\u00e9e. Un son qui n\u2019appartenait \u00e0 personne.<\/p>\n
Il se disait que \u00e7a ne pouvait pas revenir. Qu\u2019il se faisait des id\u00e9es. Il ne pouvait pas s\u2019agir d\u2019une maladie contagieuse. Mais il suffisait de regarder le gar\u00e7on : crispation de la gorge, menton rentr\u00e9 comme pour se prot\u00e9ger, attente immobile jusqu\u2019\u00e0 ce que l\u2019autre renonce. Tout cela, il l\u2019avait d\u00e9j\u00e0 vu. Non, pire : subi. Et maintenant, c\u2019\u00e9tait revenu. Par le sang ou par la m\u00e9moire, peu importait. R\u00e9p\u00e9tition. Contagion invisible.<\/p>\n
Le p\u00e8re d\u00e9tourna le regard. Il savait pourtant qu\u2019\u00e0 cet instant, m\u00eame absente, la m\u00e8re \u00e9tait l\u00e0. Pr\u00e9sente dans le silence de l\u2019enfant, comme un spectre sans visage.<\/p>\n
Il allait se lever, ramasser les assiettes, quand il l\u2019entendit. Ce n\u2019\u00e9tait pas la voix du gar\u00e7on. Pas non plus la sienne. Un son bref, \u00e9trangl\u00e9, qui venait pourtant de la bouche de l\u2019enfant. Deux syllabes, tordues, m\u00e9connaissables. Le p\u00e8re eut un frisson imm\u00e9diat : il connaissait ce son. Il l\u2019avait entendu des ann\u00e9es plus t\u00f4t, en pleine dispute, quand sa femme avait c\u00e9d\u00e9 sous ses questions. M\u00eame intonation d\u00e9cal\u00e9e. M\u00eame voix qui n\u2019appartenait pas au corps qui la produisait.<\/p>\n
Le gar\u00e7on releva enfin les yeux. Ses l\u00e8vres bougeaient encore, mais aucun mot n\u2019en sortait. Juste ce souffle m\u00e9tallique, un reste d\u2019\u00e9cho.<\/p>\n
Le son s\u2019\u00e9teignit aussi vite qu\u2019il \u00e9tait apparu. Le gar\u00e7on reprit sa posture, les \u00e9paules vo\u00fbt\u00e9es, comme si rien n\u2019avait eu lieu. Le p\u00e8re resta immobile. Dans sa t\u00eate, tout se m\u00e9langeait : ce qu\u2019il venait d\u2019entendre, ce qu\u2019il avait d\u00e9j\u00e0 v\u00e9cu, et ce qu\u2019il n\u2019avait jamais r\u00e9ussi \u00e0 formuler.<\/p>\n
Il n\u2019en parlait \u00e0 personne. Pas aux professeurs, pas aux travailleurs sociaux, encore moins aux m\u00e9decins. Que leur dire ? Qu\u2019au moment o\u00f9 on l\u2019appelle par son pr\u00e9nom, son fils devient une ouverture, un seuil o\u00f9 passe une voix \u00e9trang\u00e8re ? Qu\u2019il avait connu la m\u00eame chose avec sa femme, et que c\u2019\u00e9tait peut-\u00eatre pour cela qu\u2019elle s\u2019\u00e9tait bris\u00e9e ? On aurait parl\u00e9 d\u2019hallucination, de d\u00e9lire.<\/p>\n
Mais lui savait. R\u00e9pondre, pour eux, n\u2019\u00e9tait pas seulement r\u00e9pondre. C\u2019\u00e9tait c\u00e9der le passage. Et dans ce passage, quelque chose se glissait. Une pr\u00e9sence sans nom, sans \u00e2ge, sans visage.<\/p>\n
Il observa son fils. La gorge crisp\u00e9e, respiration courte. Comme s\u2019il retenait une voix qui n\u2019\u00e9tait pas la sienne. Le p\u00e8re se dit qu\u2019il ne devait pas insister. Que le silence tenait la porte ferm\u00e9e. Et qu\u2019un jour peut-\u00eatre, si l\u2019enfant c\u00e9dait, il ne resterait plus grand-chose de lui.<\/p>\n
Les jours suivants confirm\u00e8rent la crainte. \u00c0 l\u2019\u00e9cole, le gar\u00e7on ne r\u00e9pondait pas \u00e0 l\u2019appel. On pronon\u00e7ait son nom, une fois, deux fois. Il restait l\u00e0, immobile, fixant son cahier. Les camarades ricanaient, puis s\u2019\u00e9nervaient. Ils le bousculaient. Cela finissait toujours en \u00e9clats, en sanctions.<\/p>\n
Dans la rue, une voisine l\u2019interpella un matin. Pas de r\u00e9ponse. Elle insista, s\u00e8che. Le p\u00e8re, \u00e0 la fen\u00eatre, entendit de nouveau ce son court, cette syllabe d\u00e9form\u00e9e, inhumaine. La voisine se retourna, surprise, comme si la voix venait d\u2019ailleurs.<\/p>\n
\u00c0 la maison, les repas \u00e9taient devenus des \u00e9preuves. Le p\u00e8re r\u00e9p\u00e9tait calmement, tentait d\u2019\u00e9viter la col\u00e8re. Chaque appel \u00e9chouait dans le m\u00eame mur. Derri\u00e8re, parfois, s\u2019\u00e9chappait ce souffle m\u00e9tallique. Alors il se levait brusquement, saisissait son fils par les \u00e9paules, le secouait. L\u2019enfant tremblait, les yeux embu\u00e9s, mais aucun mot ne sortait.<\/p>\n
Le p\u00e8re n\u2019osait plus prononcer son pr\u00e9nom. Le dire revenait \u00e0 tendre une clef, risquer que la serrure c\u00e8de. Il se contentait de gestes, d\u2019intonations vagues. Nommer \u00e9tait d\u00e9j\u00e0 trop.<\/p>\n
Un soir d\u2019automne, la lumi\u00e8re tombait, grise, sur la petite maison. Le p\u00e8re d\u00e9barrassait la table. Le gar\u00e7on s\u2019\u00e9tait retir\u00e9 dans sa chambre. Silence. Le ronron du frigo. Le souffle du vent contre les volets.<\/p>\n
Puis la voix retentit. Pas \u00e9trang\u00e8re. Trop famili\u00e8re. On appelait le pr\u00e9nom du gar\u00e7on depuis le jardin. Une, deux, trois fois. Chaque syllabe franchissait la fen\u00eatre entrouverte avec une nettet\u00e9 troublante.<\/p>\n
Le p\u00e8re se figea. La m\u00e8re vivait \u00e0 des kilom\u00e8tres. Elle n\u2019avait plus le droit d\u2019approcher. Pourtant c\u2019\u00e9tait bien son timbre. Ses inflexions. Mais alt\u00e9r\u00e9es, comme si elles avaient voyag\u00e9 trop loin avant d\u2019arriver l\u00e0.<\/p>\n
Dans le couloir, il entendit le pas de son fils. Le frottement des chaussettes sur le sol. L\u2019enfant avan\u00e7ait vers la porte d\u2019entr\u00e9e, attir\u00e9. Le p\u00e8re bondit, l\u2019attrapa par le bras au moment o\u00f9 il tendait d\u00e9j\u00e0 la main vers la poign\u00e9e.<\/p>\n
Le gar\u00e7on se retourna. Ses yeux agrandis, presque vides. Ses l\u00e8vres pr\u00eates \u00e0 laisser passer quelque chose qui n\u2019\u00e9tait pas lui. Le p\u00e8re posa sa main contre sa bouche, fermement.<\/p>\n
Dehors, la voix appela encore, plus proche, comme si elle se tenait d\u00e9j\u00e0 dans le jardin. Puis plus rien.<\/p>\n
Ils rest\u00e8rent fig\u00e9s ainsi, dans le silence compact de la maison. Le p\u00e8re sentait sous sa paume la chaleur, la respiration courte. Et derri\u00e8re cette respiration, la pouss\u00e9e d\u2019un mot qui ne devait pas sortir.<\/p>\n
Il retira lentement sa main. Le gar\u00e7on baissa les yeux. Ils n\u2019\u00e9chang\u00e8rent pas un mot.<\/p>",
"content_text": " ### codicille: *On croit toujours qu\u2019il suffit d\u2019appeler. Qu\u2019un pr\u00e9nom ram\u00e8ne l\u2019enfant, le conjoint, l\u2019ami, dans la lumi\u00e8re commune. Mais parfois le nom n\u2019ouvre rien, il ne fait que taper contre une cloison. Alors l\u2019appel insiste, s\u2019envenime, devient conflit. On oublie que certains silences ne sont pas vides mais habit\u00e9s, qu\u2019ils contiennent plus de voix qu\u2019une r\u00e9ponse. C\u2019est peut-\u00eatre \u00e7a, l\u2019h\u00e9ritage : non pas des mots transmis, mais un gouffre qui se transmet de bouche en bouche.* _Brouillon \u2014 texte en cours_ --- Le gar\u00e7on restait assis \u00e0 table, fourchette dans la main, les yeux baiss\u00e9s sur l\u2019assiette. Le p\u00e8re l\u2019appela une premi\u00e8re fois, doucement, puis plus fort. Rien. Pas un geste. Pas m\u00eame ce sursaut r\u00e9flexe qu\u2019on attend quand on entend son pr\u00e9nom. Ils mangeaient dans le salon, au rez-de-chauss\u00e9e d\u2019un immeuble de banlieue, sud-est de Paris, pr\u00e8s de Melun. La fen\u00eatre donnait sur d\u2019autres barres, align\u00e9es comme des miroirs gris. Le mobilier n\u2019avait pas boug\u00e9 depuis des ann\u00e9es. Canap\u00e9 en tissu, table basse en verre, buffet imitation ch\u00eane. Tout avait \u00e9t\u00e9 choisi en commun, au temps du couple. Depuis le divorce, rien n\u2019avait chang\u00e9. Fig\u00e9. Comme si chaque repas se prenait encore dans l\u2019ombre de cette vie pass\u00e9e. La lumi\u00e8re blanche du plafonnier, le tic-tac de l\u2019horloge murale, l\u2019odeur de viande refroidie. Rien d\u2019exceptionnel. Et pourtant, dans ce silence, tout devenait lourd. Le p\u00e8re l\u00e2cha sa fourchette sur la table : bruit sec. Le gar\u00e7on ne broncha pas. Ce n\u2019\u00e9tait pas la premi\u00e8re fois. Ni la deuxi\u00e8me. Le p\u00e8re savait qu\u2019on ne parlait pas ici d\u2019un caprice. Il reconnaissait la sc\u00e8ne, il en connaissait le poison. Des ann\u00e9es plus t\u00f4t, dans d\u2019autres pi\u00e8ces, d\u2019autres repas, il avait vu la m\u00eame fixit\u00e9. Le m\u00eame refus. Mais ce n\u2019\u00e9tait pas vraiment un refus. Plut\u00f4t une impossibilit\u00e9, comme si la voix s\u2019\u00e9tait barricad\u00e9e \u00e0 l\u2019int\u00e9rieur. Il avait tout essay\u00e9 alors : reproches, douceur, menaces, patience. Rien n\u2019avait franchi la paroi. Ce silence, il l\u2019avait pay\u00e9 cher : divorce, audiences, rapports de travailleurs sociaux. Maintenant, c\u2019\u00e9tait son fils. La m\u00eame immobilit\u00e9, le m\u00eame vide au moment de r\u00e9pondre. La ressemblance lui serrait la gorge. Dans les dossiers, on parlait d\u2019\u00ab incapacit\u00e9 relationnelle \u00bb, d\u2019\u00ab isolement \u00bb, de \u00ab difficult\u00e9s scolaires \u00bb. Des mots administratifs pour recouvrir un trou b\u00e9ant. Mais le p\u00e8re savait que ce n\u2019\u00e9tait pas seulement \u00e7a. Il se souvenait. Une fois ou deux, dans la bouche de son ex-femme, il avait entendu pire qu\u2019un silence : une voix \u00e9trang\u00e8re, sortie d\u2019elle, quand on l\u2019avait trop press\u00e9e. Un son qui n\u2019appartenait \u00e0 personne. Il se disait que \u00e7a ne pouvait pas revenir. Qu\u2019il se faisait des id\u00e9es. Il ne pouvait pas s\u2019agir d\u2019une maladie contagieuse. Mais il suffisait de regarder le gar\u00e7on : crispation de la gorge, menton rentr\u00e9 comme pour se prot\u00e9ger, attente immobile jusqu\u2019\u00e0 ce que l\u2019autre renonce. Tout cela, il l\u2019avait d\u00e9j\u00e0 vu. Non, pire : subi. Et maintenant, c\u2019\u00e9tait revenu. Par le sang ou par la m\u00e9moire, peu importait. R\u00e9p\u00e9tition. Contagion invisible. Le p\u00e8re d\u00e9tourna le regard. Il savait pourtant qu\u2019\u00e0 cet instant, m\u00eame absente, la m\u00e8re \u00e9tait l\u00e0. Pr\u00e9sente dans le silence de l\u2019enfant, comme un spectre sans visage. Il allait se lever, ramasser les assiettes, quand il l\u2019entendit. Ce n\u2019\u00e9tait pas la voix du gar\u00e7on. Pas non plus la sienne. Un son bref, \u00e9trangl\u00e9, qui venait pourtant de la bouche de l\u2019enfant. Deux syllabes, tordues, m\u00e9connaissables. Le p\u00e8re eut un frisson imm\u00e9diat : il connaissait ce son. Il l\u2019avait entendu des ann\u00e9es plus t\u00f4t, en pleine dispute, quand sa femme avait c\u00e9d\u00e9 sous ses questions. M\u00eame intonation d\u00e9cal\u00e9e. M\u00eame voix qui n\u2019appartenait pas au corps qui la produisait. Le gar\u00e7on releva enfin les yeux. Ses l\u00e8vres bougeaient encore, mais aucun mot n\u2019en sortait. Juste ce souffle m\u00e9tallique, un reste d\u2019\u00e9cho. Le son s\u2019\u00e9teignit aussi vite qu\u2019il \u00e9tait apparu. Le gar\u00e7on reprit sa posture, les \u00e9paules vo\u00fbt\u00e9es, comme si rien n\u2019avait eu lieu. Le p\u00e8re resta immobile. Dans sa t\u00eate, tout se m\u00e9langeait : ce qu\u2019il venait d\u2019entendre, ce qu\u2019il avait d\u00e9j\u00e0 v\u00e9cu, et ce qu\u2019il n\u2019avait jamais r\u00e9ussi \u00e0 formuler. Il n\u2019en parlait \u00e0 personne. Pas aux professeurs, pas aux travailleurs sociaux, encore moins aux m\u00e9decins. Que leur dire ? Qu\u2019au moment o\u00f9 on l\u2019appelle par son pr\u00e9nom, son fils devient une ouverture, un seuil o\u00f9 passe une voix \u00e9trang\u00e8re ? Qu\u2019il avait connu la m\u00eame chose avec sa femme, et que c\u2019\u00e9tait peut-\u00eatre pour cela qu\u2019elle s\u2019\u00e9tait bris\u00e9e ? On aurait parl\u00e9 d\u2019hallucination, de d\u00e9lire. Mais lui savait. R\u00e9pondre, pour eux, n\u2019\u00e9tait pas seulement r\u00e9pondre. C\u2019\u00e9tait c\u00e9der le passage. Et dans ce passage, quelque chose se glissait. Une pr\u00e9sence sans nom, sans \u00e2ge, sans visage. Il observa son fils. La gorge crisp\u00e9e, respiration courte. Comme s\u2019il retenait une voix qui n\u2019\u00e9tait pas la sienne. Le p\u00e8re se dit qu\u2019il ne devait pas insister. Que le silence tenait la porte ferm\u00e9e. Et qu\u2019un jour peut-\u00eatre, si l\u2019enfant c\u00e9dait, il ne resterait plus grand-chose de lui. Les jours suivants confirm\u00e8rent la crainte. \u00c0 l\u2019\u00e9cole, le gar\u00e7on ne r\u00e9pondait pas \u00e0 l\u2019appel. On pronon\u00e7ait son nom, une fois, deux fois. Il restait l\u00e0, immobile, fixant son cahier. Les camarades ricanaient, puis s\u2019\u00e9nervaient. Ils le bousculaient. Cela finissait toujours en \u00e9clats, en sanctions. Dans la rue, une voisine l\u2019interpella un matin. Pas de r\u00e9ponse. Elle insista, s\u00e8che. Le p\u00e8re, \u00e0 la fen\u00eatre, entendit de nouveau ce son court, cette syllabe d\u00e9form\u00e9e, inhumaine. La voisine se retourna, surprise, comme si la voix venait d\u2019ailleurs. \u00c0 la maison, les repas \u00e9taient devenus des \u00e9preuves. Le p\u00e8re r\u00e9p\u00e9tait calmement, tentait d\u2019\u00e9viter la col\u00e8re. Chaque appel \u00e9chouait dans le m\u00eame mur. Derri\u00e8re, parfois, s\u2019\u00e9chappait ce souffle m\u00e9tallique. Alors il se levait brusquement, saisissait son fils par les \u00e9paules, le secouait. L\u2019enfant tremblait, les yeux embu\u00e9s, mais aucun mot ne sortait. Le p\u00e8re n\u2019osait plus prononcer son pr\u00e9nom. Le dire revenait \u00e0 tendre une clef, risquer que la serrure c\u00e8de. Il se contentait de gestes, d\u2019intonations vagues. Nommer \u00e9tait d\u00e9j\u00e0 trop. Un soir d\u2019automne, la lumi\u00e8re tombait, grise, sur la petite maison. Le p\u00e8re d\u00e9barrassait la table. Le gar\u00e7on s\u2019\u00e9tait retir\u00e9 dans sa chambre. Silence. Le ronron du frigo. Le souffle du vent contre les volets. Puis la voix retentit. Pas \u00e9trang\u00e8re. Trop famili\u00e8re. On appelait le pr\u00e9nom du gar\u00e7on depuis le jardin. Une, deux, trois fois. Chaque syllabe franchissait la fen\u00eatre entrouverte avec une nettet\u00e9 troublante. Le p\u00e8re se figea. La m\u00e8re vivait \u00e0 des kilom\u00e8tres. Elle n\u2019avait plus le droit d\u2019approcher. Pourtant c\u2019\u00e9tait bien son timbre. Ses inflexions. Mais alt\u00e9r\u00e9es, comme si elles avaient voyag\u00e9 trop loin avant d\u2019arriver l\u00e0. Dans le couloir, il entendit le pas de son fils. Le frottement des chaussettes sur le sol. L\u2019enfant avan\u00e7ait vers la porte d\u2019entr\u00e9e, attir\u00e9. Le p\u00e8re bondit, l\u2019attrapa par le bras au moment o\u00f9 il tendait d\u00e9j\u00e0 la main vers la poign\u00e9e. Le gar\u00e7on se retourna. Ses yeux agrandis, presque vides. Ses l\u00e8vres pr\u00eates \u00e0 laisser passer quelque chose qui n\u2019\u00e9tait pas lui. Le p\u00e8re posa sa main contre sa bouche, fermement. Dehors, la voix appela encore, plus proche, comme si elle se tenait d\u00e9j\u00e0 dans le jardin. Puis plus rien. Ils rest\u00e8rent fig\u00e9s ainsi, dans le silence compact de la maison. Le p\u00e8re sentait sous sa paume la chaleur, la respiration courte. Et derri\u00e8re cette respiration, la pouss\u00e9e d\u2019un mot qui ne devait pas sortir. Il retira lentement sa main. Le gar\u00e7on baissa les yeux. Ils n\u2019\u00e9chang\u00e8rent pas un mot. ",
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"title": "Le carnet et la rivi\u00e8re",
"date_published": "2025-08-26T09:28:00Z",
"date_modified": "2025-08-26T09:44:21Z",
"author": {"name": "Patrick Blanchon"},
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\n
Un village du nord du Portugal.\nUn homme qui croit fuir son roman.\nUn carnet vide.\nUne silhouette qui revient.\nUne femme, peut-\u00eatre.\nEt la rivi\u00e8re qui s\u00e9pare.<\/p>\n<\/blockquote>\n
Premi\u00e8re partie<\/h2>\n
Je n\u2019avais pas pr\u00e9vu de m\u2019arr\u00eater ici. J\u2019avais pris la Micheline \u00e0 Porto, d\u00e9cid\u00e9 \u00e0 m\u2019enfoncer toujours plus haut, toujours plus loin dans les montagnes. Au d\u00e9part, je pensais descendre au terminus de la ligne, mais le trajet semblait in\u00e9puisable. Les arr\u00eats se succ\u00e9daient, puis d\u2019autres encore, comme si le train inventait sans fin de nouvelles gares. Peut-\u00eatre rejoindrait-il l\u2019Espagne toute proche. Mais je n\u2019avais aucune envie d\u2019y revenir. J\u2019avais quitt\u00e9 le pays voisin pour de bon. Je cherchais seulement un lieu isol\u00e9, perdu au nord du Portugal. Rien de plus pr\u00e9cis : une id\u00e9e simple, trouver un endroit qui me tiendrait \u00e0 l\u2019\u00e9cart.<\/p>\n
Depuis de longs mois je tentais d\u2019\u00e9crire un roman, mais celui-ci n\u2019avan\u00e7ait pas. J\u2019avais l\u2019impression de tourner en rond, de ruminer la m\u00eame mati\u00e8re sans la d\u00e9nouer. Peu \u00e0 peu, je commen\u00e7ais \u00e0 comprendre : cette fiction n\u2019\u00e9tait qu\u2019un pr\u00e9texte, le voile pos\u00e9 sur une obsession plus profonde. \u00c9crire pour r\u00e9soudre — ou plut\u00f4t pour approcher — ce que je n\u2019arrivais pas \u00e0 formuler autrement. C\u2019est peut-\u00eatre cette inqui\u00e9tude muette qui m\u2019avait pouss\u00e9 \u00e0 monter dans le train, \u00e0 me laisser porter vers un endroit que je n\u2019avais pas choisi.<\/p>\n
J\u2019avais quitt\u00e9 Porto le jour m\u00eame, entra\u00een\u00e9 vers le haut des montagnes comme par un appel sourd. Le train gravissait les collines doucement, la vall\u00e9e du T\u00e2mega s\u2019abaissait derri\u00e8re moi, les coteaux bois\u00e9s se dressaient de part et d\u2019autre, formant une gorge de plus en plus \u00e9troite. La lumi\u00e8re du soir \u00e9tirait les ar\u00eates des arbres et chaque sommet semblait retenir un peu du jour, comme une braise suspendue dans l\u2019ombre bleut\u00e9e. Au fur et \u00e0 mesure que la Micheline montait, la plaine s\u2019effa\u00e7ait sous moi — j\u2019avais l\u2019impression d\u2019\u00eatre suspendu entre deux g\u00e9ographies, entre l\u2019horizontalit\u00e9 du fleuve et le ventre sombre des sommets.<\/p>\n
C\u2019est ainsi que je descendis \u00e0 C., sans l\u2019avoir pr\u00e9vu d\u2019avance. En posant le pied sur le quai, j\u2019ai senti que quelque chose clochait. L\u2019asphalte, encore collant de la chaleur accumul\u00e9e dans la journ\u00e9e, me renvoyait une bouff\u00e9e suffocante, comme si la terre refusait de rel\u00e2cher ce qu\u2019elle avait emmagasin\u00e9. La chaleur avait \u00e9t\u00e9 accablante. Des hectares d\u2019eucalyptus, \u00e0 la fois responsables et victimes, avaient br\u00fbl\u00e9 sans r\u00e9pit, leurs troncs \u00e9clat\u00e9s par le feu, leurs feuilles r\u00e9duites en cendres odorantes. L\u2019air gardait ce go\u00fbt d\u2019incendie, sucr\u00e9 et \u00e2cre, comme une plaie mal referm\u00e9e.<\/p>\n
La rang\u00e9e de r\u00e9verb\u00e8res align\u00e9e le long de la bordure ext\u00e9rieure du quai \u00e9tait presque enti\u00e8rement d\u00e9truite. Les lampes, fissur\u00e9es par les temp\u00e9ratures extr\u00eames, semblaient fig\u00e9es dans une agonie silencieuse. Un seul tenait encore, clignotant par intermittence. Sa lumi\u00e8re blafarde s\u2019\u00e9teignait et revenait, sans rythme, comme une paupi\u00e8re malade. Ce battement irr\u00e9gulier ajoutait \u00e0 l\u2019atmosph\u00e8re lugubre, donnant au quai une allure de d\u00e9cor abandonn\u00e9, fragile, pr\u00eat \u00e0 basculer.<\/p>\n
Derri\u00e8re moi, la Micheline se remit en branle. Ses roues grin\u00e7antes roul\u00e8rent sur le m\u00e9tal brillant des rails, qu\u2019une lune, bondissant d\u2019entre les nuages, venait d\u2019illuminer. Le son d\u00e9croissait lentement, strident puis \u00e9touff\u00e9, jusqu\u2019\u00e0 dispara\u00eetre. Alors la nuit reprit possession du quai. Un silence \u00e9pais s\u2019installa, comme une chape invisible. Ce silence m\u2019\u00e9crasait \u00e0 tel point que je dus retenir ma respiration, de peur d\u2019y introduire un bruit de trop.<\/p>\n
J\u2019ai avanc\u00e9. Sous mes semelles, l\u2019asphalte vibrait faiblement, non pas comme une machine ni comme un train qu\u2019on attend, mais comme une respiration enfouie. Derri\u00e8re moi, la gare s\u2019effa\u00e7ait. Elle ne disparaissait pas dans l\u2019ombre ordinaire, mais dans une brume qui n\u2019avait rien de naturel : ni pluie, ni fum\u00e9e. Elle exhalait une odeur de m\u00e9tal chauff\u00e9, m\u00eal\u00e9e \u00e0 quelque chose de rance, de caill\u00e9.<\/p>\n
Devant, la voie s\u2019enfon\u00e7ait dans une obscurit\u00e9 qui n\u2019\u00e9tait pas une simple absence de lumi\u00e8re. Cette obscurit\u00e9 avait un poids, une densit\u00e9, une \u00e9paisseur. J\u2019ai lev\u00e9 la main. Ma paume l\u2019a effleur\u00e9e. J\u2019ai cru sentir qu\u2019elle c\u00e9dait, qu\u2019elle s\u2019ouvrait, comme une membrane vivante.<\/p>\n
Je trouvai la sortie de la gare et tombai dans une nuit encore plus noire : la lune avait d\u00fb repasser derri\u00e8re les nuages. Le village paraissait d\u00e9sert. \u00c0 peine devinait-on, ici ou l\u00e0, une lueur incertaine derri\u00e8re des volets clos. Na\u00eff, j\u2019avais cru qu\u2019il pourrait y avoir un h\u00f4tel, peut-\u00eatre une pension comme j\u2019en avais vu tant dans Gr\u00e0cia, ce quartier populaire et vivant en hauteur o\u00f9 je venais de passer la veille avant de rejoindre Porto. Mais non : seules les silhouettes hautes et lugubres des b\u00e2tisses se dressaient autour de moi, leurs fen\u00eatres aveugles me fixant comme pour m\u2019interdire l\u2019entr\u00e9e.<\/p>\n
Je commen\u00e7ais \u00e0 me dire que j\u2019avais fait une erreur. Le village semblait mort, et je me surprenais d\u00e9j\u00e0 \u00e0 chercher un recoin pour dormir \u00e0 la belle \u00e9toile, le ventre vide. C\u2019est alors que j\u2019aper\u00e7us, tout au bout de la rue, une silhouette qui venait de bouger. Instinctivement, j\u2019attrapai mon sac, le jetai sur mon \u00e9paule et me pr\u00e9cipitai dans sa direction.\nJe pressai le pas, craignant qu\u2019elle disparaisse avant que je l\u2019atteigne. La silhouette avan\u00e7ait lentement, \u00e0 peine distincte, comme si la nuit elle-m\u00eame la tirait en arri\u00e8re. Je crus d\u2019abord \u00e0 un vieillard, vo\u00fbt\u00e9, puis \u00e0 une femme envelopp\u00e9e dans un ch\u00e2le sombre. \u00c0 chaque pas, l\u2019ombre se redessinait, changeante, insaisissable.<\/p>\n
Les maisons restaient muettes. Derri\u00e8re les volets clos, aucune lumi\u00e8re nouvelle n\u2019apparaissait. Seul le bruit r\u00e9gulier de mes semelles sur les dalles me confirmait que j\u2019\u00e9tais encore dans le monde des vivants. Je m\u2019arr\u00eatai un instant pour reprendre mon souffle : la silhouette, elle, ne s\u2019\u00e9tait pas arr\u00eat\u00e9e. Elle glissait plut\u00f4t qu\u2019elle ne marchait, tra\u00eenant derri\u00e8re elle une lenteur qui m\u2019aga\u00e7ait autant qu\u2019elle m\u2019inqui\u00e9tait.<\/p>\n
Je repris ma course, resserrai la distance. \u00c0 mesure que je m\u2019approchais, je crus distinguer le froissement d\u2019un tissu, peut-\u00eatre une cape, et un chuintement discret, comme un souffle \u00e0 peine contenu. Elle ne se retournait pas. Je lan\u00e7ai un mot — « excusez-moi ! » — mais le son sembla s\u2019\u00e9teindre avant de l\u2019atteindre. La silhouette poursuivait son avanc\u00e9e, indiff\u00e9rente, obstin\u00e9e.<\/p>\n
Je finis par la rejoindre au d\u00e9bouch\u00e9 d\u2019une petite place. Elle s\u2019\u00e9tait arr\u00eat\u00e9e l\u00e0, immobile, tourn\u00e9e vers une b\u00e2tisse plus haute que les autres. Je ne voyais toujours pas son visage. Quand je posai la main sur son \u00e9paule pour attirer son attention, je sentis sous mes doigts une r\u00e9sistance molle, comme si le tissu recouvrait non pas un corps, mais une mati\u00e8re sans forme.\nJe retirai aussit\u00f4t ma main. L\u2019humidit\u00e9 du tissu collait encore \u00e0 mes doigts, ni vraiment laine, ni vraiment peau. La silhouette ne r\u00e9agissait pas. Elle demeurait tourn\u00e9e vers la fa\u00e7ade muette, comme si quelque chose l\u2019attirait l\u00e0.<\/p>\n
Je la fixais, cherchant \u00e0 d\u00e9cider. \u00c9tait-ce seulement un vieillard, une femme courb\u00e9e, surpris par ma pr\u00e9sence ? Un habitant de ce village d\u00e9sert, rendu hostile par l\u2019heure et par ma fatigue ? Je voulais m\u2019en convaincre.<\/p>\n
Mais l\u2019odeur \u00e2cre des feux pass\u00e9s me revenait \u00e0 la gorge. Et si c\u2019\u00e9tait un de ces survivants, un \u00eatre que les flammes avaient chass\u00e9 de sa maison, r\u00f4dant \u00e0 pr\u00e9sent dans les ruelles comme une ombre calcin\u00e9e ? Cette id\u00e9e m\u2019effrayait presque davantage que les autres.<\/p>\n
\u00c0 chaque pas, pourtant, la silhouette semblait moins humaine. Sa lenteur avait quelque chose d\u2019obstin\u00e9. Je me demandai alors si je n\u2019\u00e9tais pas simplement en train de voir se dresser, devant moi, la forme m\u00eame de mon roman inachev\u00e9, cette mati\u00e8re informe que je tra\u00eene depuis des mois. Le blocage avait pris corps, un corps qui m\u2019attendait ici, \u00e0 C. au nord de tout.<\/p>\n
Je secouai la t\u00eate. Une telle pens\u00e9e \u00e9tait absurde. Mais que restait-il, sinon l\u2019id\u00e9e qu\u2019il s\u2019agissait d\u2019un gardien ? Quelqu\u2019un ou quelque chose qui n\u2019avait d\u2019autre r\u00f4le que de m\u2019attirer plus loin, vers une maison pr\u00e9cise, une ruelle plus \u00e9troite, un seuil \u00e0 franchir.<\/p>\n
Et si ce n\u2019\u00e9tait rien de tout cela ? Si je ne suivais qu\u2019une concr\u00e9tion, un amas de brume et de suie, n\u00e9 des incendies eux-m\u00eames ? La chaleur, les vapeurs, la poussi\u00e8re d\u2019eucalyptus consum\u00e9s : un corps fa\u00e7onn\u00e9 par hasard, qui imitait la d\u00e9marche humaine le temps d\u2019une nuit.<\/p>\n
Je crus rire de mes propres id\u00e9es. Mais aucun son ne sortit de ma gorge. La silhouette avait d\u00e9j\u00e0 repris sa marche, glissant dans la ruelle \u00e9troite. Et mes jambes, sans que je le veuille, s\u2019\u00e9taient mises \u00e0 la suivre.\nJe m\u2019engageai derri\u00e8re elle. La ruelle n\u2019\u00e9tait pas pav\u00e9e mais dall\u00e9e de blocs irr\u00e9guliers, gonfl\u00e9s par l\u2019humidit\u00e9, luisants comme des dos de b\u00eates. Les murs se rapprochaient \u00e0 chaque pas, rugueux, \u00e9corch\u00e9s par des d\u00e9cennies de pluie et de chaleur. Par endroits, des veines de lierre calcin\u00e9 s\u2019accrochaient encore aux pierres, dess\u00e9ch\u00e9es, croulantes.<\/p>\n
L\u2019air changea de texture. Moins de vent, plus d\u2019\u00e9paisseur. On aurait dit que la ruelle respirait lentement, expirant un souffle chaud m\u00eal\u00e9 \u00e0 une odeur de suie et de terre mouill\u00e9e. Chaque fois que je relevais la t\u00eate, je croyais voir les murs se rapprocher d\u2019un cran, comme si l\u2019espace m\u00eame se contractait.<\/p>\n
Devant moi, la silhouette continuait de glisser. Par moments, elle paraissait heurter les pierres, mais son corps ne produisait aucun son, aucune ombre nette. Le clapotis de mes pas sur les dalles sonnait trop fort, disproportionn\u00e9. Je ralentis malgr\u00e9 moi, persuad\u00e9 que ce bruit me trahissait aupr\u00e8s d\u2019elle — ou d\u2019« \u00e7a ».<\/p>\n
La ruelle tournait l\u00e9g\u00e8rement vers le bas. J\u2019avais l\u2019impression de m\u2019enfoncer dans un sillon creus\u00e9 par une eau ancienne, disparue depuis longtemps. Le sol devenait plus in\u00e9gal, les dalles c\u00e9dant parfois sous mon poids comme si elles recouvraient un vide. Je levai les yeux : aucune fen\u00eatre \u00e9clair\u00e9e, seulement des fa\u00e7ades aveugles, perc\u00e9es d\u2019ouvertures trop hautes, trop \u00e9troites.<\/p>\n
Je ne savais plus si je suivais la silhouette ou si je m\u2019enfon\u00e7ais dans la ruelle elle-m\u00eame.<\/p>\n
Je m\u2019avan\u00e7ai encore, mais la silhouette n\u2019\u00e9tait plus l\u00e0. La ruelle s\u2019\u00e9tait vid\u00e9e d\u2019elle comme si elle n\u2019avait jamais exist\u00e9. \u00c0 la place, je distinguai, au haut d\u2019un escalier \u00e9troit, une porte ouverte. Je pensai qu\u2019elle s\u2019\u00e9tait peut-\u00eatre r\u00e9fugi\u00e9e l\u00e0.<\/p>\n
Je gravis lentement les marches, chaque pas grin\u00e7ant sous mes semelles. Arriv\u00e9 devant l\u2019ouverture, je frappai contre le chambranle. Rien. Pas un bruit \u00e0 l\u2019int\u00e9rieur. J\u2019appelai, la voix basse d\u2019abord, puis plus fort. Toujours le silence.<\/p>\n
Je finis par franchir le seuil. La pi\u00e8ce \u00e9tait presque nue : une table grossi\u00e8re, une miche de pain \u00e0 demi entam\u00e9e, une carafe d\u2019eau trouble, et dans un angle un lit de camp sommaire, couvert d\u2019une couverture r\u00e2peuse. Tout semblait en ordre, mais la nettet\u00e9 des choses me troublait plus encore que le vide.<\/p>\n
J\u2019appelai encore, par r\u00e9flexe. Aucune r\u00e9ponse. La faim, la soif me tenaillaient. J\u2019\u00f4tai mon sac, coupai un morceau de pain, bus une gorg\u00e9e d\u2019eau. Le go\u00fbt \u00e9tait fade, mais suffisant pour calmer le creux. Puis la fatigue, tout \u00e0 coup, m\u2019\u00e9crasa. Je me laissai tomber sur le lit de camp. Le tissu r\u00eache grattait ma joue, mais je n\u2019eus pas la force de m\u2019en relever. Mes paupi\u00e8res s\u2019alourdissaient d\u00e9j\u00e0, et bient\u00f4t je m\u2019endormis.<\/p>\n
Au petit matin, je fus r\u00e9veill\u00e9 par d\u2019\u00e9tranges grognements qui semblaient provenir d\u2019une pi\u00e8ce situ\u00e9e sous celle o\u00f9 j\u2019avais dormi. Je me redressai, le c\u0153ur encore lourd de sommeil, et tournai les yeux vers la porte rest\u00e9e ouverte. L\u2019aube promettait une belle journ\u00e9e. Une odeur douce, presque enivrante, traversait la pi\u00e8ce. Je me levai, la suivis, et d\u00e9couvris dans une pi\u00e8ce attenante une porte ajour\u00e9e qui donnait sur une terrasse de bois, envahie de glycines.<\/p>\n
En contrebas s\u2019\u00e9tendait un jardin magnifique, quoique laiss\u00e9 \u00e0 l\u2019abandon. Les parterres d\u00e9bordaient de fleurs sauvages, les arbres fruitiers ployaient sous des branches indisciplin\u00e9es. C\u2019\u00e9tait de l\u00e0, sans doute, que venait le parfum qui m\u2019avait tir\u00e9 hors de la torpeur.\nRagaillardi, je d\u00e9cidai de descendre dans le jardin par un escalier \u00e9troit que je d\u00e9couvris au bout de la terrasse. \u00c0 mesure que je m\u2019enfon\u00e7ais, les grognements s\u2019amplifiaient. Intrigu\u00e9, je m\u2019approchai d\u2019une \u00e9troite fen\u00eatre perc\u00e9e dans le mur de la b\u00e2tisse et me penchai pour regarder \u00e0 l\u2019int\u00e9rieur.<\/p>\n
Ce que je vis — ou plut\u00f4t ce que je sentis, tant l\u2019odeur me heurta aussit\u00f4t — fut une infection pure : une pi\u00e8ce obscure, satur\u00e9e de chaleur, o\u00f9 s\u2019agitaient quelques porcs. Leur corps luisant se pressait contre les parois, remuant dans une fange invisible. L\u2019air empestait le m\u00e9lange de paille souill\u00e9e, de sueur animale et de pourriture.\nEn m\u00eame temps que je d\u00e9couvrais la pr\u00e9sence de ces voisins du dessous, l\u2019id\u00e9e que le village — et donc cette maison — f\u00fbt r\u00e9ellement habit\u00e9 me tiraillait entre soulagement et inqui\u00e9tude. Je repensai \u00e0 la silhouette entrevue la veille : \u00e9tait-ce elle, la propri\u00e9taire des lieux ?<\/p>\n
Je remontai l\u2019escalier pour inspecter le reste de la maison. Rien n\u2019avait chang\u00e9. La table, la miche de pain, la carafe d\u2019eau, le lit de camp : tout demeurait exactement comme je l\u2019avais laiss\u00e9 en m\u2019endormant. Ce d\u00e9tail m\u2019aga\u00e7a plus qu\u2019il ne me rassura. Machinalement, j\u2019arrachai encore une poign\u00e9e de pain, bus un trait d\u2019eau. Puis, ne voyant personne, je pris mon sac et d\u00e9cidai de partir \u00e0 la d\u00e9couverte du village.\nEn retraversant la ruelle en plein jour, elle n\u2019avait plus rien d\u2019inqui\u00e9tant. Je pus admirer les vieilles b\u00e2tisses, leurs pierres us\u00e9es, et compris qu\u2019elles n\u2019\u00e9taient pas si abandonn\u00e9es que je l\u2019avais cru. \u00c0 certaines fen\u00eatres, des bacs fleuris. J\u2019y reconnus des \u0153illets, devenus depuis la r\u00e9volution un embl\u00e8me obstin\u00e9.<\/p>\n
Je d\u00e9bouchai sur le village lui-m\u00eame. La petite gare r\u00e9apparut au d\u00e9tour d\u2019une place, et l\u00e0, au bout, un caf\u00e9 venait d\u2019ouvrir. L\u2019id\u00e9e d\u2019un vrai caf\u00e9 chaud balaya d\u2019un coup les miasmes d\u2019angoisse de la nuit. Je pris cette direction sans h\u00e9siter.<\/p>\n
Ce fut alors que, dans la p\u00e9riph\u00e9rie de mon regard, je surpris un mouvement furtif. La silhouette. La m\u00eame. Elle passait entre deux maisons, comme la veille. Mais cette fois l\u2019envie de caf\u00e9 fut la plus forte. Je maintins mon pas et mon attention vers la terrasse ensoleill\u00e9e de l\u2019\u00e9tablissement.<\/p>\n
seconde partie<\/h2>\n
Chaque matin, je prenais place \u00e0 la m\u00eame table, sur la terrasse du caf\u00e9 du village. Sur un mur d\u00e9fra\u00eechi, un \u00e9cran plat diffusaient en continu des s\u00e9ries br\u00e9siliennes ou des matchs de foot que personne ne regardait vraiment — c\u2019\u00e9tait le bruit de fond discret, un semblant de vie qui ne trouvait pourtant aucun \u00e9cho. Le patron, un homme sec aux cheveux poivre et sel, me d\u00e9posait toujours la m\u00eame tasse de caf\u00e9 ti\u00e8de \u00e0 la main, sans me demander.<\/p>\n
Devant moi, mon carnet ouvert : je tentais d\u2019y \u00e9crire quelques lignes, je rayais presque aussit\u00f4t. Les mots semblaient se dissoudre \u00e0 peine n\u00e9s. \u00c0 intervalles r\u00e9guliers, un vieux joueur de cartes venait s\u2019asseoir, tirant de sa poche un paquet bien us\u00e9. Il jouait avec un jeune homme, dont les gestes trahissaient une patience mal dissimul\u00e9e. Parfois, l\u2019un glissait \u00e0 l\u2019autre une phrase \u00e0 voix basse ; leurs yeux semblaient m\u2019observer, curieux ou m\u00e9fiants.<\/p>\n
Un matin, un troisi\u00e8me personnage fit son apparition : un jeune homme en treillis, les mains moites, l\u2019air un peu perdu. Je compris qu\u2019il venait d\u2019\u00eatre d\u00e9mobilis\u00e9. J\u2019appris par bribes qu\u2019il avait servi longtemps en Angola, durant la guerre d\u2019Ind\u00e9pendance. Cette guerre — lointaine et pourtant si pr\u00e9sente — avait marqu\u00e9 bien des villages portugais par son ombre. Lui, vraisemblablement, s\u2019\u00e9tait \u00e9chapp\u00e9 d\u2019un bureau administratif pour chercher un peu de r\u00e9pit ici.<\/p>\n
Parmi ces habitu\u00e9s discrets, j\u2019\u00e9tais devenu invisible. Mais aujourd\u2019hui, c\u2019est moi qui osai poser la question, la voix entr\u00e9e :\n-- Vous revenez d\u2019Angola ?\nLe militaire hocha la t\u00eate, l\u2019air ailleurs. Il n\u2019en dit pas plus. Un silence s\u2019installa, et je compris que dans ce village, chacun portait en silence ce qu\u2019il ne pouvait dire.<\/p>\n
Lorsque je fermai mon carnet, mes doigts effleur\u00e8rent l\u2019\u00e9cran o\u00f9 le match br\u00e9silien d\u00e9fila sans passion. Et l\u00e0, dans le coin de mon regard, \u00e0 la lisi\u00e8re d\u2019un reflet sur la vitre, je crus distinguer \u00e0 nouveau la silhouette floue, immobile, en retrait. Et comme la veille, elle s\u2019effa\u00e7a dans une fraction de seconde.\nCe jour-l\u00e0, l\u2019\u00e9criture m\u2019avait \u00e9chapp\u00e9 plus vite encore que les autres. Je refermai mon carnet sans m\u00eame raturer, et d\u00e9cidai de marcher. Je suivis une sente qui descendait vers la rivi\u00e8re, mince filet d\u2019eau qui serpentait entre les eucalyptus rescap\u00e9s des incendies. Leurs troncs noirs portaient encore la trace du feu, mais de jeunes pousses s\u2019acharnaient \u00e0 rena\u00eetre. L\u2019air y \u00e9tait plus frais, plus humide. Le clapotement r\u00e9gulier de l\u2019eau contre les pierres avait quelque chose d\u2019apaisant.<\/p>\n
\n
Je longeai la rive sans but. Je voulais simplement m\u2019\u00e9loigner de mes pages blanches. C\u2019est alors qu\u2019elle apparut.<\/p>\n
Sur l\u2019autre rive, entre deux troncs, une jeune femme s\u2019\u00e9tait arr\u00eat\u00e9e. Le visage franc, les bras nus, un fichu clair nou\u00e9 autour de ses cheveux. Elle leva les yeux et me sourit, sans insistance, comme si ma pr\u00e9sence n\u2019\u00e9tait pas une surprise. Rien de plus. Et pourtant, je restai fig\u00e9.<\/p>\n
Je n\u2019avais pas \u00e9chang\u00e9 un mot avec une femme depuis des mois. J\u2019avais choisi de vivre seul, retranch\u00e9, et soudain le manque se fit brutal. Je sentis remonter une soif ancienne — de voix, de chaleur, de partage.<\/p>\n
En un \u00e9clair, une vision me traversa : elle et moi, une maison, des enfants, une vie simple \u00e0 b\u00e2tir ici, loin de tout. J\u2019imaginai m\u00eame la langue qu\u2019il faudrait apprendre, ses mots rugueux que je ne connaissais pas.<\/p>\n
Mais aussit\u00f4t une autre voix, plus dure, s\u2019\u00e9leva en moi. L\u2019\u00e9criture, ma seule compagne v\u00e9ritable, jalouse, exigeante. La trahir serait perdre tout le reste. Suivre ce sourire, c\u2019\u00e9tait c\u00e9der, abattre le seul fil qui me tenait encore debout.<\/p>\n
Je d\u00e9tournai les yeux. Quand je les relevai, elle n\u2019\u00e9tait plus l\u00e0. La rivi\u00e8re avait repris son cours, indiff\u00e9rente.<\/p>\n
\n
Le lendemain matin, je repris ma place au caf\u00e9. Le patron me d\u00e9posa la tasse \u00e9br\u00e9ch\u00e9e avec son geste m\u00e9canique, sans un mot. L\u2019\u00e9cran viss\u00e9 au mur d\u00e9versait une s\u00e9rie br\u00e9silienne o\u00f9 deux acteurs se disputaient en boucle, sans que personne ne suive l\u2019histoire.<\/p>\n
J\u2019ouvris mon carnet. Je voulais \u00e9crire ce que j\u2019avais vu la veille, consigner la sc\u00e8ne au bord de la rivi\u00e8re. Mais d\u00e8s la premi\u00e8re ligne, le souvenir se brouillait. \u00c9tait-elle apparue entre deux troncs ou au d\u00e9tour d\u2019un m\u00e9andre ? Le sourire \u00e9tait-il franc ou moqueur ? Je griffonnai trois phrases, puis les rayai aussit\u00f4t. La page ressemblait \u00e0 un champ labour\u00e9.<\/p>\n
\u00c0 la table voisine, les deux joueurs de cartes m\u2019observaient par-dessus leurs mains. Le plus vieux tapota son jeu, comme pour marquer une pause. Puis il l\u00e2cha, sans lever les yeux quelque chose que je traduisis aussit\u00f4t par :\n-- Certains ici croient voir ce qu\u2019ils veulent.\nL\u2019autre esquissa un sourire, mais aucun n\u2019ajouta rien.<\/p>\n
Je bus mon caf\u00e9 d\u2019un trait, amer. Au moment de refermer mon carnet, je crus distinguer, dans le reflet de la vitre derri\u00e8re le comptoir, une forme immobile. Une silhouette. Elle se tenait l\u00e0, en retrait, comme si elle attendait que je me retourne. Quand je le fis, il n\u2019y avait que la rue vide.<\/p>\n
Le reste de la journ\u00e9e, je ne pus penser qu\u2019\u00e0 la rivi\u00e8re. J\u2019avais beau marcher dans le village, traverser la place, longer la gare, mon regard revenait toujours vers la direction des eucalyptus.<\/p>\n
\n
Je finis par c\u00e9der \u00e0 l\u2019obsession. En fin d\u2019apr\u00e8s-midi, je repris le chemin de la rivi\u00e8re. La lumi\u00e8re baissait doucement, filtr\u00e9e par les eucalyptus. Leur ombre longue s\u2019\u00e9tirait sur le sol, comme si la for\u00eat cherchait \u00e0 m\u2019engloutir.<\/p>\n
Je retrouvai l\u2019endroit exact o\u00f9 je l\u2019avais vue. J\u2019attendis. L\u2019eau coulait avec le m\u00eame rythme, indiff\u00e9rente. Le vent fit bruisser les feuilles hautes. Rien. Pas un signe. J\u2019eus presque honte d\u2019avoir esp\u00e9r\u00e9.<\/p>\n
Alors je remarquai quelque chose accroch\u00e9 \u00e0 une branche basse, juste au bord de l\u2019eau. Un morceau de tissu, clair, froiss\u00e9, pris dans l\u2019\u00e9corce. Je le saisis : c\u2019\u00e9tait un foulard, semblable \u00e0 celui qui retenait ses cheveux la veille. L\u2019odeur en \u00e9tait presque inexistante, une simple poussi\u00e8re de parfum ou peut-\u00eatre le parfum de ma propre m\u00e9moire.<\/p>\n
Je restai l\u00e0, le tissu entre les doigts, partag\u00e9 entre le soulagement et la g\u00eane. \u00c9tait-ce une preuve qu\u2019elle existait r\u00e9ellement, qu\u2019elle avait march\u00e9 ici ? Ou bien un leurre, un chiffon abandonn\u00e9 depuis des mois que j\u2019avais transform\u00e9 en signe ?<\/p>\n
Je glissai le foulard dans mon sac. En remontant le sentier, je ne pouvais m\u2019emp\u00eacher de tourner la t\u00eate, persuad\u00e9 qu\u2019on m\u2019observait depuis l\u2019ombre des troncs.<\/p>\n
\n
Le matin suivant, au caf\u00e9, l\u2019air semblait plus lourd qu\u2019\u00e0 l\u2019accoutum\u00e9e. Le patron avait baiss\u00e9 le son de la t\u00e9l\u00e9vision, comme si m\u00eame le bavardage des feuilletons lui pesait. Les deux joueurs de cartes chuchotaient, les t\u00eates rapproch\u00e9es au-dessus du jeu.<\/p>\n
Je m\u2019installai, le carnet ouvert, la tasse \u00e0 moiti\u00e9 pleine. Mais je n\u2019\u00e9crivais pas : j\u2019\u00e9coutais. Les bribes d\u2019\u00e9changes me parvenaient par morceaux. Un mot r\u00e9p\u00e9t\u00e9 : desaparecida. Je ne connaissais pas le portugais, mais le ton me suffit. Disparue.<\/p>\n
Je relevai les yeux. Le plus vieux des deux joueurs avait d\u00e9tourn\u00e9 son regard vers moi. L\u2019autre fit mine de battre les cartes trop bruyamment, pour masquer un silence g\u00ean\u00e9. Le patron passa derri\u00e8re le comptoir et essuya trois fois le m\u00eame verre, sans lever les yeux.<\/p>\n
Je sentis une sueur froide me couler dans le dos. Disparue\u2026 Qui ? La jeune femme de la rivi\u00e8re ? Ou une autre dont je n\u2019avais jamais entendu parler ? Mais pourquoi ce malaise, alors, chaque fois que mes yeux croisaient ceux des habitu\u00e9s ?<\/p>\n
Je rouvris mon carnet comme un \u00e9cran d\u00e9risoire entre eux et moi. Les mots dansaient. Je tra\u00e7ai une phrase : Je crois qu\u2019elle existe. Puis je la raturai aussit\u00f4t.<\/p>\n
Quand je sortis du caf\u00e9, je crus voir, tout au bout de la place, la silhouette. Elle s\u2019\u00e9tait arr\u00eat\u00e9e net, puis disparut entre deux fa\u00e7ades.<\/p>\n
\n
J\u2019y retournai un soir, incapable de lutter contre l\u2019obsession. Le chemin descendait entre les eucalyptus noircis, les troncs exhalaient une odeur de r\u00e9sine br\u00fbl\u00e9e m\u00eal\u00e9e \u00e0 l\u2019humidit\u00e9 du sol. L\u2019air s\u2019\u00e9paississait \u00e0 mesure que j\u2019approchais de l\u2019eau.<\/p>\n
Elle \u00e9tait l\u00e0. Sur l\u2019autre rive, exactement au m\u00eame endroit que la premi\u00e8re fois. Debout, immobile, comme si elle m\u2019attendait. Son foulard clair retenait ses cheveux. Elle leva la main, un geste simple, presque quotidien, mais je compris aussit\u00f4t qu\u2019il m\u2019\u00e9tait adress\u00e9.<\/p>\n
Un signe.<\/p>\n
Je crus qu\u2019elle parlait. Ses l\u00e8vres remuaient, mais aucun son ne traversa la rivi\u00e8re. Ou alors trop bas pour que je puisse entendre. J\u2019eus l\u2019impression d\u2019un mot, ou d\u2019un pr\u00e9nom.<\/p>\n
Je fis un pas en avant. L\u2019eau n\u2019\u00e9tait pas profonde, je pouvais la traverser. Elle m\u2019attendait, j\u2019en \u00e9tais s\u00fbr.<\/p>\n
Puis je la vis vaciller. Sa silhouette se brouilla, comme si l\u2019air la diluait. Un instant, ce fut encore elle — un visage franc, un sourire qui apaisait tout. L\u2019instant d\u2019apr\u00e8s, je retrouvai la forme que j\u2019avais poursuivie dans la ruelle : masse molle, v\u00eatement humide, absence de traits. La jeune femme et l\u2019ombre n\u2019\u00e9taient qu\u2019une.<\/p>\n
Je reculai, pris de vertige. L\u2019eau brillait, immobile. Sur l\u2019autre rive, la figure se tenait encore l\u00e0, oscillant entre les deux formes. Femme, ombre. Sourire, gouffre.<\/p>\n
Je compris qu\u2019il n\u2019y aurait pas de choix. Qu\u2019elles \u00e9taient la m\u00eame chose. Que ce que j\u2019avais pris pour une promesse de vie simple n\u2019\u00e9tait que le double visage de ce qui me hantait depuis toujours.<\/p>\n
Je murmurai, sans savoir pourquoi :\n-- C\u2019est toi\u2026<\/p>\n
L\u2019\u00e9cho s\u2019\u00e9crasa contre les troncs. Sur la rive oppos\u00e9e, la silhouette se mit \u00e0 glisser en arri\u00e8re, lentement, comme si elle m\u2019invitait \u00e0 la suivre.<\/p>\n
\n
Je regagnai le village \u00e0 pas lents. Chaque maison semblait diff\u00e9rente de la veille. Les volets clos me fixaient comme des paupi\u00e8res lourdes. La place elle-m\u00eame paraissait plus \u00e9troite, comme si les fa\u00e7ades s\u2019\u00e9taient rapproch\u00e9es en mon absence.<\/p>\n
Au caf\u00e9, la t\u00e9l\u00e9vision continuait de cracher ses images muettes. Les deux joueurs de cartes avaient laiss\u00e9 leur jeu sur la table, mais ils n\u2019\u00e9taient plus l\u00e0. Le patron, lui, essuyait encore et encore le m\u00eame verre. Quand j\u2019entrai, il ne leva pas les yeux.<\/p>\n
Je m\u2019assis. Je rouvris mon carnet. Les mots venaient, cette fois, mais d\u2019une voix qui n\u2019\u00e9tait pas la mienne. Je le sentais \u00e0 chaque phrase. Trop longues, trop solennelles. Elles ressemblaient \u00e0 des phrases qu\u2019on \u00e9crivait au XIX\u1d49 si\u00e8cle, quand les \u00e9crivains croyaient encore qu\u2019un livre devait porter le poids d\u2019un monde entier. J\u2019avais beau vouloir noter simplement ce que je voyais — un caf\u00e9 ti\u00e8de, un \u00e9cran plat, deux joueurs de cartes —, ma main \u00e9crivait comme si elle copiait une voix disparue, une langue enfouie qui revenait s\u2019imposer sur la page.<\/p>\n
Ce n\u2019\u00e9tait plus moi. C\u2019\u00e9tait une autre langue, \u00e9trang\u00e8re et famili\u00e8re tout \u00e0 la fois. Une voix morte, obstin\u00e9e, qui s\u2019infiltrait dans ma main. Je me surpris \u00e0 me demander si ce roman n\u2019\u00e9tait pas le mien, mais celui d\u2019un autre, \u00e9crit par procuration \u00e0 travers moi.<\/p>\n
Je refermai brusquement le carnet. Autour de moi, personne ne s\u2019\u00e9tait aper\u00e7u de rien. Mais je compris que l\u2019ombre qui me suivait n\u2019\u00e9tait pas seulement une silhouette dans les ruelles : elle se cachait dans ma voix m\u00eame, chaque fois que j\u2019essayais d\u2019\u00e9crire. Mais j\u2019avais compris. Depuis le d\u00e9but, elle n\u2019avait \u00e9t\u00e9 que cela : le roman. Mon roman. L\u2019ombre informe que je tra\u00eenais depuis des mois. La jeune femme, la promesse d\u2019une vie simple, n\u2019\u00e9tait qu\u2019un masque pos\u00e9 sur ce m\u00eame gouffre.<\/p>\n
Je sentis ma gorge se serrer. Mon souffle se brisa. Tout le reste — le village, le caf\u00e9, les visages — pouvait bien dispara\u00eetre. Il ne restait que \u00e7a : l\u2019\u00e9criture, ce monstre qui me collait \u00e0 la peau, que je ne pouvais ni fuir ni aimer. Je rouvris le carnet. La page, elle, m\u2019attendait encore. <\/p>",
"content_text": " >Un village du nord du Portugal. >Un homme qui croit fuir son roman. >Un carnet vide. >Une silhouette qui revient. >Une femme, peut-\u00eatre. >Et la rivi\u00e8re qui s\u00e9pare. ## Premi\u00e8re partie Je n\u2019avais pas pr\u00e9vu de m\u2019arr\u00eater ici. J\u2019avais pris la Micheline \u00e0 Porto, d\u00e9cid\u00e9 \u00e0 m\u2019enfoncer toujours plus haut, toujours plus loin dans les montagnes. Au d\u00e9part, je pensais descendre au terminus de la ligne, mais le trajet semblait in\u00e9puisable. Les arr\u00eats se succ\u00e9daient, puis d\u2019autres encore, comme si le train inventait sans fin de nouvelles gares. Peut-\u00eatre rejoindrait-il l\u2019Espagne toute proche. Mais je n\u2019avais aucune envie d\u2019y revenir. J\u2019avais quitt\u00e9 le pays voisin pour de bon. Je cherchais seulement un lieu isol\u00e9, perdu au nord du Portugal. Rien de plus pr\u00e9cis : une id\u00e9e simple, trouver un endroit qui me tiendrait \u00e0 l\u2019\u00e9cart. Depuis de longs mois je tentais d\u2019\u00e9crire un roman, mais celui-ci n\u2019avan\u00e7ait pas. J\u2019avais l\u2019impression de tourner en rond, de ruminer la m\u00eame mati\u00e8re sans la d\u00e9nouer. Peu \u00e0 peu, je commen\u00e7ais \u00e0 comprendre : cette fiction n\u2019\u00e9tait qu\u2019un pr\u00e9texte, le voile pos\u00e9 sur une obsession plus profonde. \u00c9crire pour r\u00e9soudre \u2014 ou plut\u00f4t pour approcher \u2014 ce que je n\u2019arrivais pas \u00e0 formuler autrement. C\u2019est peut-\u00eatre cette inqui\u00e9tude muette qui m\u2019avait pouss\u00e9 \u00e0 monter dans le train, \u00e0 me laisser porter vers un endroit que je n\u2019avais pas choisi. J\u2019avais quitt\u00e9 Porto le jour m\u00eame, entra\u00een\u00e9 vers le haut des montagnes comme par un appel sourd. Le train gravissait les collines doucement, la vall\u00e9e du T\u00e2mega s\u2019abaissait derri\u00e8re moi, les coteaux bois\u00e9s se dressaient de part et d\u2019autre, formant une gorge de plus en plus \u00e9troite. La lumi\u00e8re du soir \u00e9tirait les ar\u00eates des arbres et chaque sommet semblait retenir un peu du jour, comme une braise suspendue dans l\u2019ombre bleut\u00e9e. Au fur et \u00e0 mesure que la Micheline montait, la plaine s\u2019effa\u00e7ait sous moi \u2014 j\u2019avais l\u2019impression d\u2019\u00eatre suspendu entre deux g\u00e9ographies, entre l\u2019horizontalit\u00e9 du fleuve et le ventre sombre des sommets. C\u2019est ainsi que je descendis \u00e0 C., sans l\u2019avoir pr\u00e9vu d\u2019avance. En posant le pied sur le quai, j\u2019ai senti que quelque chose clochait. L\u2019asphalte, encore collant de la chaleur accumul\u00e9e dans la journ\u00e9e, me renvoyait une bouff\u00e9e suffocante, comme si la terre refusait de rel\u00e2cher ce qu\u2019elle avait emmagasin\u00e9. La chaleur avait \u00e9t\u00e9 accablante. Des hectares d\u2019eucalyptus, \u00e0 la fois responsables et victimes, avaient br\u00fbl\u00e9 sans r\u00e9pit, leurs troncs \u00e9clat\u00e9s par le feu, leurs feuilles r\u00e9duites en cendres odorantes. L\u2019air gardait ce go\u00fbt d\u2019incendie, sucr\u00e9 et \u00e2cre, comme une plaie mal referm\u00e9e. La rang\u00e9e de r\u00e9verb\u00e8res align\u00e9e le long de la bordure ext\u00e9rieure du quai \u00e9tait presque enti\u00e8rement d\u00e9truite. Les lampes, fissur\u00e9es par les temp\u00e9ratures extr\u00eames, semblaient fig\u00e9es dans une agonie silencieuse. Un seul tenait encore, clignotant par intermittence. Sa lumi\u00e8re blafarde s\u2019\u00e9teignait et revenait, sans rythme, comme une paupi\u00e8re malade. Ce battement irr\u00e9gulier ajoutait \u00e0 l\u2019atmosph\u00e8re lugubre, donnant au quai une allure de d\u00e9cor abandonn\u00e9, fragile, pr\u00eat \u00e0 basculer. Derri\u00e8re moi, la Micheline se remit en branle. Ses roues grin\u00e7antes roul\u00e8rent sur le m\u00e9tal brillant des rails, qu\u2019une lune, bondissant d\u2019entre les nuages, venait d\u2019illuminer. Le son d\u00e9croissait lentement, strident puis \u00e9touff\u00e9, jusqu\u2019\u00e0 dispara\u00eetre. Alors la nuit reprit possession du quai. Un silence \u00e9pais s\u2019installa, comme une chape invisible. Ce silence m\u2019\u00e9crasait \u00e0 tel point que je dus retenir ma respiration, de peur d\u2019y introduire un bruit de trop. J\u2019ai avanc\u00e9. Sous mes semelles, l\u2019asphalte vibrait faiblement, non pas comme une machine ni comme un train qu\u2019on attend, mais comme une respiration enfouie. Derri\u00e8re moi, la gare s\u2019effa\u00e7ait. Elle ne disparaissait pas dans l\u2019ombre ordinaire, mais dans une brume qui n\u2019avait rien de naturel : ni pluie, ni fum\u00e9e. Elle exhalait une odeur de m\u00e9tal chauff\u00e9, m\u00eal\u00e9e \u00e0 quelque chose de rance, de caill\u00e9. Devant, la voie s\u2019enfon\u00e7ait dans une obscurit\u00e9 qui n\u2019\u00e9tait pas une simple absence de lumi\u00e8re. Cette obscurit\u00e9 avait un poids, une densit\u00e9, une \u00e9paisseur. J\u2019ai lev\u00e9 la main. Ma paume l\u2019a effleur\u00e9e. J\u2019ai cru sentir qu\u2019elle c\u00e9dait, qu\u2019elle s\u2019ouvrait, comme une membrane vivante. Je trouvai la sortie de la gare et tombai dans une nuit encore plus noire : la lune avait d\u00fb repasser derri\u00e8re les nuages. Le village paraissait d\u00e9sert. \u00c0 peine devinait-on, ici ou l\u00e0, une lueur incertaine derri\u00e8re des volets clos. Na\u00eff, j\u2019avais cru qu\u2019il pourrait y avoir un h\u00f4tel, peut-\u00eatre une pension comme j\u2019en avais vu tant dans Gr\u00e0cia, ce quartier populaire et vivant en hauteur o\u00f9 je venais de passer la veille avant de rejoindre Porto. Mais non : seules les silhouettes hautes et lugubres des b\u00e2tisses se dressaient autour de moi, leurs fen\u00eatres aveugles me fixant comme pour m\u2019interdire l\u2019entr\u00e9e. Je commen\u00e7ais \u00e0 me dire que j\u2019avais fait une erreur. Le village semblait mort, et je me surprenais d\u00e9j\u00e0 \u00e0 chercher un recoin pour dormir \u00e0 la belle \u00e9toile, le ventre vide. C\u2019est alors que j\u2019aper\u00e7us, tout au bout de la rue, une silhouette qui venait de bouger. Instinctivement, j\u2019attrapai mon sac, le jetai sur mon \u00e9paule et me pr\u00e9cipitai dans sa direction. Je pressai le pas, craignant qu\u2019elle disparaisse avant que je l\u2019atteigne. La silhouette avan\u00e7ait lentement, \u00e0 peine distincte, comme si la nuit elle-m\u00eame la tirait en arri\u00e8re. Je crus d\u2019abord \u00e0 un vieillard, vo\u00fbt\u00e9, puis \u00e0 une femme envelopp\u00e9e dans un ch\u00e2le sombre. \u00c0 chaque pas, l\u2019ombre se redessinait, changeante, insaisissable. Les maisons restaient muettes. Derri\u00e8re les volets clos, aucune lumi\u00e8re nouvelle n\u2019apparaissait. Seul le bruit r\u00e9gulier de mes semelles sur les dalles me confirmait que j\u2019\u00e9tais encore dans le monde des vivants. Je m\u2019arr\u00eatai un instant pour reprendre mon souffle : la silhouette, elle, ne s\u2019\u00e9tait pas arr\u00eat\u00e9e. Elle glissait plut\u00f4t qu\u2019elle ne marchait, tra\u00eenant derri\u00e8re elle une lenteur qui m\u2019aga\u00e7ait autant qu\u2019elle m\u2019inqui\u00e9tait. Je repris ma course, resserrai la distance. \u00c0 mesure que je m\u2019approchais, je crus distinguer le froissement d\u2019un tissu, peut-\u00eatre une cape, et un chuintement discret, comme un souffle \u00e0 peine contenu. Elle ne se retournait pas. Je lan\u00e7ai un mot \u2014 \u00ab excusez-moi ! \u00bb \u2014 mais le son sembla s\u2019\u00e9teindre avant de l\u2019atteindre. La silhouette poursuivait son avanc\u00e9e, indiff\u00e9rente, obstin\u00e9e. Je finis par la rejoindre au d\u00e9bouch\u00e9 d\u2019une petite place. Elle s\u2019\u00e9tait arr\u00eat\u00e9e l\u00e0, immobile, tourn\u00e9e vers une b\u00e2tisse plus haute que les autres. Je ne voyais toujours pas son visage. Quand je posai la main sur son \u00e9paule pour attirer son attention, je sentis sous mes doigts une r\u00e9sistance molle, comme si le tissu recouvrait non pas un corps, mais une mati\u00e8re sans forme. Je retirai aussit\u00f4t ma main. L\u2019humidit\u00e9 du tissu collait encore \u00e0 mes doigts, ni vraiment laine, ni vraiment peau. La silhouette ne r\u00e9agissait pas. Elle demeurait tourn\u00e9e vers la fa\u00e7ade muette, comme si quelque chose l\u2019attirait l\u00e0. Je la fixais, cherchant \u00e0 d\u00e9cider. \u00c9tait-ce seulement un vieillard, une femme courb\u00e9e, surpris par ma pr\u00e9sence ? Un habitant de ce village d\u00e9sert, rendu hostile par l\u2019heure et par ma fatigue ? Je voulais m\u2019en convaincre. Mais l\u2019odeur \u00e2cre des feux pass\u00e9s me revenait \u00e0 la gorge. Et si c\u2019\u00e9tait un de ces survivants, un \u00eatre que les flammes avaient chass\u00e9 de sa maison, r\u00f4dant \u00e0 pr\u00e9sent dans les ruelles comme une ombre calcin\u00e9e ? Cette id\u00e9e m\u2019effrayait presque davantage que les autres. \u00c0 chaque pas, pourtant, la silhouette semblait moins humaine. Sa lenteur avait quelque chose d\u2019obstin\u00e9. Je me demandai alors si je n\u2019\u00e9tais pas simplement en train de voir se dresser, devant moi, la forme m\u00eame de mon roman inachev\u00e9, cette mati\u00e8re informe que je tra\u00eene depuis des mois. Le blocage avait pris corps, un corps qui m\u2019attendait ici, \u00e0 C. au nord de tout. Je secouai la t\u00eate. Une telle pens\u00e9e \u00e9tait absurde. Mais que restait-il, sinon l\u2019id\u00e9e qu\u2019il s\u2019agissait d\u2019un gardien ? Quelqu\u2019un ou quelque chose qui n\u2019avait d\u2019autre r\u00f4le que de m\u2019attirer plus loin, vers une maison pr\u00e9cise, une ruelle plus \u00e9troite, un seuil \u00e0 franchir. Et si ce n\u2019\u00e9tait rien de tout cela ? Si je ne suivais qu\u2019une concr\u00e9tion, un amas de brume et de suie, n\u00e9 des incendies eux-m\u00eames ? La chaleur, les vapeurs, la poussi\u00e8re d\u2019eucalyptus consum\u00e9s : un corps fa\u00e7onn\u00e9 par hasard, qui imitait la d\u00e9marche humaine le temps d\u2019une nuit. Je crus rire de mes propres id\u00e9es. Mais aucun son ne sortit de ma gorge. La silhouette avait d\u00e9j\u00e0 repris sa marche, glissant dans la ruelle \u00e9troite. Et mes jambes, sans que je le veuille, s\u2019\u00e9taient mises \u00e0 la suivre. Je m\u2019engageai derri\u00e8re elle. La ruelle n\u2019\u00e9tait pas pav\u00e9e mais dall\u00e9e de blocs irr\u00e9guliers, gonfl\u00e9s par l\u2019humidit\u00e9, luisants comme des dos de b\u00eates. Les murs se rapprochaient \u00e0 chaque pas, rugueux, \u00e9corch\u00e9s par des d\u00e9cennies de pluie et de chaleur. Par endroits, des veines de lierre calcin\u00e9 s\u2019accrochaient encore aux pierres, dess\u00e9ch\u00e9es, croulantes. L\u2019air changea de texture. Moins de vent, plus d\u2019\u00e9paisseur. On aurait dit que la ruelle respirait lentement, expirant un souffle chaud m\u00eal\u00e9 \u00e0 une odeur de suie et de terre mouill\u00e9e. Chaque fois que je relevais la t\u00eate, je croyais voir les murs se rapprocher d\u2019un cran, comme si l\u2019espace m\u00eame se contractait. Devant moi, la silhouette continuait de glisser. Par moments, elle paraissait heurter les pierres, mais son corps ne produisait aucun son, aucune ombre nette. Le clapotis de mes pas sur les dalles sonnait trop fort, disproportionn\u00e9. Je ralentis malgr\u00e9 moi, persuad\u00e9 que ce bruit me trahissait aupr\u00e8s d\u2019elle \u2014 ou d\u2019\u00ab \u00e7a \u00bb. La ruelle tournait l\u00e9g\u00e8rement vers le bas. J\u2019avais l\u2019impression de m\u2019enfoncer dans un sillon creus\u00e9 par une eau ancienne, disparue depuis longtemps. Le sol devenait plus in\u00e9gal, les dalles c\u00e9dant parfois sous mon poids comme si elles recouvraient un vide. Je levai les yeux : aucune fen\u00eatre \u00e9clair\u00e9e, seulement des fa\u00e7ades aveugles, perc\u00e9es d\u2019ouvertures trop hautes, trop \u00e9troites. Je ne savais plus si je suivais la silhouette ou si je m\u2019enfon\u00e7ais dans la ruelle elle-m\u00eame. Je m\u2019avan\u00e7ai encore, mais la silhouette n\u2019\u00e9tait plus l\u00e0. La ruelle s\u2019\u00e9tait vid\u00e9e d\u2019elle comme si elle n\u2019avait jamais exist\u00e9. \u00c0 la place, je distinguai, au haut d\u2019un escalier \u00e9troit, une porte ouverte. Je pensai qu\u2019elle s\u2019\u00e9tait peut-\u00eatre r\u00e9fugi\u00e9e l\u00e0. Je gravis lentement les marches, chaque pas grin\u00e7ant sous mes semelles. Arriv\u00e9 devant l\u2019ouverture, je frappai contre le chambranle. Rien. Pas un bruit \u00e0 l\u2019int\u00e9rieur. J\u2019appelai, la voix basse d\u2019abord, puis plus fort. Toujours le silence. Je finis par franchir le seuil. La pi\u00e8ce \u00e9tait presque nue : une table grossi\u00e8re, une miche de pain \u00e0 demi entam\u00e9e, une carafe d\u2019eau trouble, et dans un angle un lit de camp sommaire, couvert d\u2019une couverture r\u00e2peuse. Tout semblait en ordre, mais la nettet\u00e9 des choses me troublait plus encore que le vide. J\u2019appelai encore, par r\u00e9flexe. Aucune r\u00e9ponse. La faim, la soif me tenaillaient. J\u2019\u00f4tai mon sac, coupai un morceau de pain, bus une gorg\u00e9e d\u2019eau. Le go\u00fbt \u00e9tait fade, mais suffisant pour calmer le creux. Puis la fatigue, tout \u00e0 coup, m\u2019\u00e9crasa. Je me laissai tomber sur le lit de camp. Le tissu r\u00eache grattait ma joue, mais je n\u2019eus pas la force de m\u2019en relever. Mes paupi\u00e8res s\u2019alourdissaient d\u00e9j\u00e0, et bient\u00f4t je m\u2019endormis. Au petit matin, je fus r\u00e9veill\u00e9 par d\u2019\u00e9tranges grognements qui semblaient provenir d\u2019une pi\u00e8ce situ\u00e9e sous celle o\u00f9 j\u2019avais dormi. Je me redressai, le c\u0153ur encore lourd de sommeil, et tournai les yeux vers la porte rest\u00e9e ouverte. L\u2019aube promettait une belle journ\u00e9e. Une odeur douce, presque enivrante, traversait la pi\u00e8ce. Je me levai, la suivis, et d\u00e9couvris dans une pi\u00e8ce attenante une porte ajour\u00e9e qui donnait sur une terrasse de bois, envahie de glycines. En contrebas s\u2019\u00e9tendait un jardin magnifique, quoique laiss\u00e9 \u00e0 l\u2019abandon. Les parterres d\u00e9bordaient de fleurs sauvages, les arbres fruitiers ployaient sous des branches indisciplin\u00e9es. C\u2019\u00e9tait de l\u00e0, sans doute, que venait le parfum qui m\u2019avait tir\u00e9 hors de la torpeur. Ragaillardi, je d\u00e9cidai de descendre dans le jardin par un escalier \u00e9troit que je d\u00e9couvris au bout de la terrasse. \u00c0 mesure que je m\u2019enfon\u00e7ais, les grognements s\u2019amplifiaient. Intrigu\u00e9, je m\u2019approchai d\u2019une \u00e9troite fen\u00eatre perc\u00e9e dans le mur de la b\u00e2tisse et me penchai pour regarder \u00e0 l\u2019int\u00e9rieur. Ce que je vis \u2014 ou plut\u00f4t ce que je sentis, tant l\u2019odeur me heurta aussit\u00f4t \u2014 fut une infection pure : une pi\u00e8ce obscure, satur\u00e9e de chaleur, o\u00f9 s\u2019agitaient quelques porcs. Leur corps luisant se pressait contre les parois, remuant dans une fange invisible. L\u2019air empestait le m\u00e9lange de paille souill\u00e9e, de sueur animale et de pourriture. En m\u00eame temps que je d\u00e9couvrais la pr\u00e9sence de ces voisins du dessous, l\u2019id\u00e9e que le village \u2014 et donc cette maison \u2014 f\u00fbt r\u00e9ellement habit\u00e9 me tiraillait entre soulagement et inqui\u00e9tude. Je repensai \u00e0 la silhouette entrevue la veille : \u00e9tait-ce elle, la propri\u00e9taire des lieux ? Je remontai l\u2019escalier pour inspecter le reste de la maison. Rien n\u2019avait chang\u00e9. La table, la miche de pain, la carafe d\u2019eau, le lit de camp : tout demeurait exactement comme je l\u2019avais laiss\u00e9 en m\u2019endormant. Ce d\u00e9tail m\u2019aga\u00e7a plus qu\u2019il ne me rassura. Machinalement, j\u2019arrachai encore une poign\u00e9e de pain, bus un trait d\u2019eau. Puis, ne voyant personne, je pris mon sac et d\u00e9cidai de partir \u00e0 la d\u00e9couverte du village. En retraversant la ruelle en plein jour, elle n\u2019avait plus rien d\u2019inqui\u00e9tant. Je pus admirer les vieilles b\u00e2tisses, leurs pierres us\u00e9es, et compris qu\u2019elles n\u2019\u00e9taient pas si abandonn\u00e9es que je l\u2019avais cru. \u00c0 certaines fen\u00eatres, des bacs fleuris. J\u2019y reconnus des \u0153illets, devenus depuis la r\u00e9volution un embl\u00e8me obstin\u00e9. Je d\u00e9bouchai sur le village lui-m\u00eame. La petite gare r\u00e9apparut au d\u00e9tour d\u2019une place, et l\u00e0, au bout, un caf\u00e9 venait d\u2019ouvrir. L\u2019id\u00e9e d\u2019un vrai caf\u00e9 chaud balaya d\u2019un coup les miasmes d\u2019angoisse de la nuit. Je pris cette direction sans h\u00e9siter. Ce fut alors que, dans la p\u00e9riph\u00e9rie de mon regard, je surpris un mouvement furtif. La silhouette. La m\u00eame. Elle passait entre deux maisons, comme la veille. Mais cette fois l\u2019envie de caf\u00e9 fut la plus forte. Je maintins mon pas et mon attention vers la terrasse ensoleill\u00e9e de l\u2019\u00e9tablissement. ## seconde partie Chaque matin, je prenais place \u00e0 la m\u00eame table, sur la terrasse du caf\u00e9 du village. Sur un mur d\u00e9fra\u00eechi, un \u00e9cran plat diffusaient en continu des s\u00e9ries br\u00e9siliennes ou des matchs de foot que personne ne regardait vraiment \u2014 c\u2019\u00e9tait le bruit de fond discret, un semblant de vie qui ne trouvait pourtant aucun \u00e9cho. Le patron, un homme sec aux cheveux poivre et sel, me d\u00e9posait toujours la m\u00eame tasse de caf\u00e9 ti\u00e8de \u00e0 la main, sans me demander. Devant moi, mon carnet ouvert : je tentais d\u2019y \u00e9crire quelques lignes, je rayais presque aussit\u00f4t. Les mots semblaient se dissoudre \u00e0 peine n\u00e9s. \u00c0 intervalles r\u00e9guliers, un vieux joueur de cartes venait s\u2019asseoir, tirant de sa poche un paquet bien us\u00e9. Il jouait avec un jeune homme, dont les gestes trahissaient une patience mal dissimul\u00e9e. Parfois, l\u2019un glissait \u00e0 l\u2019autre une phrase \u00e0 voix basse ; leurs yeux semblaient m\u2019observer, curieux ou m\u00e9fiants. Un matin, un troisi\u00e8me personnage fit son apparition : un jeune homme en treillis, les mains moites, l\u2019air un peu perdu. Je compris qu\u2019il venait d\u2019\u00eatre d\u00e9mobilis\u00e9. J\u2019appris par bribes qu\u2019il avait servi longtemps en Angola, durant la guerre d\u2019Ind\u00e9pendance. Cette guerre \u2014 lointaine et pourtant si pr\u00e9sente \u2014 avait marqu\u00e9 bien des villages portugais par son ombre. Lui, vraisemblablement, s\u2019\u00e9tait \u00e9chapp\u00e9 d\u2019un bureau administratif pour chercher un peu de r\u00e9pit ici. Parmi ces habitu\u00e9s discrets, j\u2019\u00e9tais devenu invisible. Mais aujourd\u2019hui, c\u2019est moi qui osai poser la question, la voix entr\u00e9e : \u2014 Vous revenez d\u2019Angola ? Le militaire hocha la t\u00eate, l\u2019air ailleurs. Il n\u2019en dit pas plus. Un silence s\u2019installa, et je compris que dans ce village, chacun portait en silence ce qu\u2019il ne pouvait dire. Lorsque je fermai mon carnet, mes doigts effleur\u00e8rent l\u2019\u00e9cran o\u00f9 le match br\u00e9silien d\u00e9fila sans passion. Et l\u00e0, dans le coin de mon regard, \u00e0 la lisi\u00e8re d\u2019un reflet sur la vitre, je crus distinguer \u00e0 nouveau la silhouette floue, immobile, en retrait. Et comme la veille, elle s\u2019effa\u00e7a dans une fraction de seconde. Ce jour-l\u00e0, l\u2019\u00e9criture m\u2019avait \u00e9chapp\u00e9 plus vite encore que les autres. Je refermai mon carnet sans m\u00eame raturer, et d\u00e9cidai de marcher. Je suivis une sente qui descendait vers la rivi\u00e8re, mince filet d\u2019eau qui serpentait entre les eucalyptus rescap\u00e9s des incendies. Leurs troncs noirs portaient encore la trace du feu, mais de jeunes pousses s\u2019acharnaient \u00e0 rena\u00eetre. L\u2019air y \u00e9tait plus frais, plus humide. Le clapotement r\u00e9gulier de l\u2019eau contre les pierres avait quelque chose d\u2019apaisant. --- Je longeai la rive sans but. Je voulais simplement m\u2019\u00e9loigner de mes pages blanches. C\u2019est alors qu\u2019elle apparut. Sur l\u2019autre rive, entre deux troncs, une jeune femme s\u2019\u00e9tait arr\u00eat\u00e9e. Le visage franc, les bras nus, un fichu clair nou\u00e9 autour de ses cheveux. Elle leva les yeux et me sourit, sans insistance, comme si ma pr\u00e9sence n\u2019\u00e9tait pas une surprise. Rien de plus. Et pourtant, je restai fig\u00e9. Je n\u2019avais pas \u00e9chang\u00e9 un mot avec une femme depuis des mois. J\u2019avais choisi de vivre seul, retranch\u00e9, et soudain le manque se fit brutal. Je sentis remonter une soif ancienne \u2014 de voix, de chaleur, de partage. En un \u00e9clair, une vision me traversa : elle et moi, une maison, des enfants, une vie simple \u00e0 b\u00e2tir ici, loin de tout. J\u2019imaginai m\u00eame la langue qu\u2019il faudrait apprendre, ses mots rugueux que je ne connaissais pas. Mais aussit\u00f4t une autre voix, plus dure, s\u2019\u00e9leva en moi. L\u2019\u00e9criture, ma seule compagne v\u00e9ritable, jalouse, exigeante. La trahir serait perdre tout le reste. Suivre ce sourire, c\u2019\u00e9tait c\u00e9der, abattre le seul fil qui me tenait encore debout. Je d\u00e9tournai les yeux. Quand je les relevai, elle n\u2019\u00e9tait plus l\u00e0. La rivi\u00e8re avait repris son cours, indiff\u00e9rente. --- Le lendemain matin, je repris ma place au caf\u00e9. Le patron me d\u00e9posa la tasse \u00e9br\u00e9ch\u00e9e avec son geste m\u00e9canique, sans un mot. L\u2019\u00e9cran viss\u00e9 au mur d\u00e9versait une s\u00e9rie br\u00e9silienne o\u00f9 deux acteurs se disputaient en boucle, sans que personne ne suive l\u2019histoire. J\u2019ouvris mon carnet. Je voulais \u00e9crire ce que j\u2019avais vu la veille, consigner la sc\u00e8ne au bord de la rivi\u00e8re. Mais d\u00e8s la premi\u00e8re ligne, le souvenir se brouillait. \u00c9tait-elle apparue entre deux troncs ou au d\u00e9tour d\u2019un m\u00e9andre ? Le sourire \u00e9tait-il franc ou moqueur ? Je griffonnai trois phrases, puis les rayai aussit\u00f4t. La page ressemblait \u00e0 un champ labour\u00e9. \u00c0 la table voisine, les deux joueurs de cartes m\u2019observaient par-dessus leurs mains. Le plus vieux tapota son jeu, comme pour marquer une pause. Puis il l\u00e2cha, sans lever les yeux quelque chose que je traduisis aussit\u00f4t par : \u2014 Certains ici croient voir ce qu\u2019ils veulent. L\u2019autre esquissa un sourire, mais aucun n\u2019ajouta rien. Je bus mon caf\u00e9 d\u2019un trait, amer. Au moment de refermer mon carnet, je crus distinguer, dans le reflet de la vitre derri\u00e8re le comptoir, une forme immobile. Une silhouette. Elle se tenait l\u00e0, en retrait, comme si elle attendait que je me retourne. Quand je le fis, il n\u2019y avait que la rue vide. Le reste de la journ\u00e9e, je ne pus penser qu\u2019\u00e0 la rivi\u00e8re. J\u2019avais beau marcher dans le village, traverser la place, longer la gare, mon regard revenait toujours vers la direction des eucalyptus. --- Je finis par c\u00e9der \u00e0 l\u2019obsession. En fin d\u2019apr\u00e8s-midi, je repris le chemin de la rivi\u00e8re. La lumi\u00e8re baissait doucement, filtr\u00e9e par les eucalyptus. Leur ombre longue s\u2019\u00e9tirait sur le sol, comme si la for\u00eat cherchait \u00e0 m\u2019engloutir. Je retrouvai l\u2019endroit exact o\u00f9 je l\u2019avais vue. J\u2019attendis. L\u2019eau coulait avec le m\u00eame rythme, indiff\u00e9rente. Le vent fit bruisser les feuilles hautes. Rien. Pas un signe. J\u2019eus presque honte d\u2019avoir esp\u00e9r\u00e9. Alors je remarquai quelque chose accroch\u00e9 \u00e0 une branche basse, juste au bord de l\u2019eau. Un morceau de tissu, clair, froiss\u00e9, pris dans l\u2019\u00e9corce. Je le saisis : c\u2019\u00e9tait un foulard, semblable \u00e0 celui qui retenait ses cheveux la veille. L\u2019odeur en \u00e9tait presque inexistante, une simple poussi\u00e8re de parfum ou peut-\u00eatre le parfum de ma propre m\u00e9moire. Je restai l\u00e0, le tissu entre les doigts, partag\u00e9 entre le soulagement et la g\u00eane. \u00c9tait-ce une preuve qu\u2019elle existait r\u00e9ellement, qu\u2019elle avait march\u00e9 ici ? Ou bien un leurre, un chiffon abandonn\u00e9 depuis des mois que j\u2019avais transform\u00e9 en signe ? Je glissai le foulard dans mon sac. En remontant le sentier, je ne pouvais m\u2019emp\u00eacher de tourner la t\u00eate, persuad\u00e9 qu\u2019on m\u2019observait depuis l\u2019ombre des troncs. --- Le matin suivant, au caf\u00e9, l\u2019air semblait plus lourd qu\u2019\u00e0 l\u2019accoutum\u00e9e. Le patron avait baiss\u00e9 le son de la t\u00e9l\u00e9vision, comme si m\u00eame le bavardage des feuilletons lui pesait. Les deux joueurs de cartes chuchotaient, les t\u00eates rapproch\u00e9es au-dessus du jeu. Je m\u2019installai, le carnet ouvert, la tasse \u00e0 moiti\u00e9 pleine. Mais je n\u2019\u00e9crivais pas : j\u2019\u00e9coutais. Les bribes d\u2019\u00e9changes me parvenaient par morceaux. Un mot r\u00e9p\u00e9t\u00e9 : desaparecida. Je ne connaissais pas le portugais, mais le ton me suffit. Disparue. Je relevai les yeux. Le plus vieux des deux joueurs avait d\u00e9tourn\u00e9 son regard vers moi. L\u2019autre fit mine de battre les cartes trop bruyamment, pour masquer un silence g\u00ean\u00e9. Le patron passa derri\u00e8re le comptoir et essuya trois fois le m\u00eame verre, sans lever les yeux. Je sentis une sueur froide me couler dans le dos. Disparue\u2026 Qui ? La jeune femme de la rivi\u00e8re ? Ou une autre dont je n\u2019avais jamais entendu parler ? Mais pourquoi ce malaise, alors, chaque fois que mes yeux croisaient ceux des habitu\u00e9s ? Je rouvris mon carnet comme un \u00e9cran d\u00e9risoire entre eux et moi. Les mots dansaient. Je tra\u00e7ai une phrase : Je crois qu\u2019elle existe. Puis je la raturai aussit\u00f4t. Quand je sortis du caf\u00e9, je crus voir, tout au bout de la place, la silhouette. Elle s\u2019\u00e9tait arr\u00eat\u00e9e net, puis disparut entre deux fa\u00e7ades. --- J\u2019y retournai un soir, incapable de lutter contre l\u2019obsession. Le chemin descendait entre les eucalyptus noircis, les troncs exhalaient une odeur de r\u00e9sine br\u00fbl\u00e9e m\u00eal\u00e9e \u00e0 l\u2019humidit\u00e9 du sol. L\u2019air s\u2019\u00e9paississait \u00e0 mesure que j\u2019approchais de l\u2019eau. Elle \u00e9tait l\u00e0. Sur l\u2019autre rive, exactement au m\u00eame endroit que la premi\u00e8re fois. Debout, immobile, comme si elle m\u2019attendait. Son foulard clair retenait ses cheveux. Elle leva la main, un geste simple, presque quotidien, mais je compris aussit\u00f4t qu\u2019il m\u2019\u00e9tait adress\u00e9. Un signe. Je crus qu\u2019elle parlait. Ses l\u00e8vres remuaient, mais aucun son ne traversa la rivi\u00e8re. Ou alors trop bas pour que je puisse entendre. J\u2019eus l\u2019impression d\u2019un mot, ou d\u2019un pr\u00e9nom. Je fis un pas en avant. L\u2019eau n\u2019\u00e9tait pas profonde, je pouvais la traverser. Elle m\u2019attendait, j\u2019en \u00e9tais s\u00fbr. Puis je la vis vaciller. Sa silhouette se brouilla, comme si l\u2019air la diluait. Un instant, ce fut encore elle \u2014 un visage franc, un sourire qui apaisait tout. L\u2019instant d\u2019apr\u00e8s, je retrouvai la forme que j\u2019avais poursuivie dans la ruelle : masse molle, v\u00eatement humide, absence de traits. La jeune femme et l\u2019ombre n\u2019\u00e9taient qu\u2019une. Je reculai, pris de vertige. L\u2019eau brillait, immobile. Sur l\u2019autre rive, la figure se tenait encore l\u00e0, oscillant entre les deux formes. Femme, ombre. Sourire, gouffre. Je compris qu\u2019il n\u2019y aurait pas de choix. Qu\u2019elles \u00e9taient la m\u00eame chose. Que ce que j\u2019avais pris pour une promesse de vie simple n\u2019\u00e9tait que le double visage de ce qui me hantait depuis toujours. Je murmurai, sans savoir pourquoi : \u2014 C\u2019est toi\u2026 L\u2019\u00e9cho s\u2019\u00e9crasa contre les troncs. Sur la rive oppos\u00e9e, la silhouette se mit \u00e0 glisser en arri\u00e8re, lentement, comme si elle m\u2019invitait \u00e0 la suivre. --- Je regagnai le village \u00e0 pas lents. Chaque maison semblait diff\u00e9rente de la veille. Les volets clos me fixaient comme des paupi\u00e8res lourdes. La place elle-m\u00eame paraissait plus \u00e9troite, comme si les fa\u00e7ades s\u2019\u00e9taient rapproch\u00e9es en mon absence. Au caf\u00e9, la t\u00e9l\u00e9vision continuait de cracher ses images muettes. Les deux joueurs de cartes avaient laiss\u00e9 leur jeu sur la table, mais ils n\u2019\u00e9taient plus l\u00e0. Le patron, lui, essuyait encore et encore le m\u00eame verre. Quand j\u2019entrai, il ne leva pas les yeux. Je m\u2019assis. Je rouvris mon carnet. Les mots venaient, cette fois, mais d\u2019une voix qui n\u2019\u00e9tait pas la mienne. Je le sentais \u00e0 chaque phrase. Trop longues, trop solennelles. Elles ressemblaient \u00e0 des phrases qu\u2019on \u00e9crivait au XIX\u1d49 si\u00e8cle, quand les \u00e9crivains croyaient encore qu\u2019un livre devait porter le poids d\u2019un monde entier. J\u2019avais beau vouloir noter simplement ce que je voyais \u2014 un caf\u00e9 ti\u00e8de, un \u00e9cran plat, deux joueurs de cartes \u2014, ma main \u00e9crivait comme si elle copiait une voix disparue, une langue enfouie qui revenait s\u2019imposer sur la page. Ce n\u2019\u00e9tait plus moi. C\u2019\u00e9tait une autre langue, \u00e9trang\u00e8re et famili\u00e8re tout \u00e0 la fois. Une voix morte, obstin\u00e9e, qui s\u2019infiltrait dans ma main. Je me surpris \u00e0 me demander si ce roman n\u2019\u00e9tait pas le mien, mais celui d\u2019un autre, \u00e9crit par procuration \u00e0 travers moi. Je refermai brusquement le carnet. Autour de moi, personne ne s\u2019\u00e9tait aper\u00e7u de rien. Mais je compris que l\u2019ombre qui me suivait n\u2019\u00e9tait pas seulement une silhouette dans les ruelles : elle se cachait dans ma voix m\u00eame, chaque fois que j\u2019essayais d\u2019\u00e9crire. Mais j\u2019avais compris. Depuis le d\u00e9but, elle n\u2019avait \u00e9t\u00e9 que cela : le roman. Mon roman. L\u2019ombre informe que je tra\u00eenais depuis des mois. La jeune femme, la promesse d\u2019une vie simple, n\u2019\u00e9tait qu\u2019un masque pos\u00e9 sur ce m\u00eame gouffre. Je sentis ma gorge se serrer. Mon souffle se brisa. Tout le reste \u2014 le village, le caf\u00e9, les visages \u2014 pouvait bien dispara\u00eetre. Il ne restait que \u00e7a : l\u2019\u00e9criture, ce monstre qui me collait \u00e0 la peau, que je ne pouvais ni fuir ni aimer. Je rouvris le carnet. La page, elle, m\u2019attendait encore. ",
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"title": "Cr\u00e9ation de fiction avec prompt ( exemple) ",
"date_published": "2025-08-13T07:31:14Z",
"date_modified": "2025-08-13T07:49:50Z",
"author": {"name": "Patrick Blanchon"},
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Param\u00e8tres \nGENRE : fantastique sobre \/ enqu\u00eate d\u2019archives<\/p>\n
LEXIQUE\/STYLE : sobre, concret, pas de lyrisme, phrases 12\u201318 mots<\/p>\n
CONTRAINTE LOVECRAFT : une seule “merveille” centrale (une pierre anormalement ti\u00e8de et tr\u00e8s lisse), r\u00e9alisme partout ailleurs, suggestion > exposition<\/p>\n
OUTPUT_MODE : les_deux<\/p>\n
\u00c9TAPE A — FABULA (ordre r\u00e9el des faits) \nE1 — Date\/Laps : 1894 — Lieu : bord d\u2019un gouffre karstique dans le Vercors — Acteurs : cur\u00e9, villageois \nFait : apr\u00e8s un incident lors d\u2019un petit rituel local, une pierre sculpt\u00e9e est jet\u00e9e dans un aven. \nCause : peur collective \u2192 Cons\u00e9quence : disparition de l\u2019objet dans un siphon. \nTrace mat\u00e9rielle : note marginale au registre paroissial. \nQui sait quoi : Villageois : tout ; Cur\u00e9 : tout ; Lecteur : rien.<\/p>\n
E2 — Date\/Laps : \u00e9t\u00e9 1986 — Lieu : cavit\u00e9 pr\u00e8s de Pont-en-Royans — Acteurs : trois sp\u00e9l\u00e9ologues (Luc, Mara, Didier) \nFait : ils remontent une pierre ovale parfaitement lisse ; Luc garde une cicatrice superficielle au poignet. \nCause : curiosit\u00e9 \u2192 Cons\u00e9quence : l\u2019objet, stock\u00e9 dans une voiture, “dispara\u00eet” la nuit suivante. \nTrace mat\u00e9rielle : deux Polaroids, rapport d\u2019incident du club, cicatrice. \nQui sait quoi : Sp\u00e9l\u00e9os : partiel ; Professeur (plus tard) : par t\u00e9moignages ; Lecteur : rien.<\/p>\n
E3 — Date\/Laps : 2011\u20132012 — Lieu : Grenoble, d\u00e9partement d\u2019anthropologie — Acteurs : Professeur H., t\u00e9moins \nFait : H. compile coupures de presse locales, interroge Luc et Mara, recopie la note de 1894. \nCause : int\u00e9r\u00eat scientifique \u2192 Cons\u00e9quence : constitution d\u2019un dossier avec copies et enregistrements. \nTrace mat\u00e9rielle : dossier reli\u00e9, cassettes audio, lettres. \nQui sait quoi : H. : beaucoup ; Tante (r\u00e9gisseuse de mus\u00e9e) : inventorie ; Lecteur : rien.<\/p>\n
E4 — Date\/Laps : 2012 — Lieu : Grenoble — Acteurs : Professeur H., Tante du narrateur \nFait : d\u00e9c\u00e8s de H. ; la tante r\u00e9cup\u00e8re le dossier pour pr\u00e9-inventaire mus\u00e9al. \nCause : succession universitaire \u2192 Cons\u00e9quence : lettre inachev\u00e9e de la tante au narrateur, jamais envoy\u00e9e. \nTrace mat\u00e9rielle : lettre, bordereau d\u2019inventaire provisoire. \nQui sait quoi : Tante : tout du dossier ; Narrateur : rien ; Lecteur : rien.<\/p>\n
E5 — Date\/Laps : juin 2025 — Lieu : Rh\u00f4ne, pr\u00e8s du P\u00e9age-de-Roussillon — Acteurs : \u00e9quipe de dragage, service patrimoine \nFait : dragage du fleuve ; remont\u00e9e d\u2019une pierre ovale tr\u00e8s lisse, ti\u00e8de au toucher. \nCause : travaux fluviaux \u2192 Cons\u00e9quence : d\u00e9p\u00f4t dans un magasin municipal s\u00e9curis\u00e9. \nTrace mat\u00e9rielle : fiche d\u2019entr\u00e9e d\u2019objet, photo num\u00e9rique, mini-rapport de temp\u00e9rature “l\u00e9g\u00e8rement sup\u00e9rieure \u00e0 l\u2019ambiante”. \nQui sait quoi : Service patrimoine : partiel ; Narrateur : encore rien ; Lecteur : rien.<\/p>\n
E6 — Date\/Laps : juillet 2025 — Lieu : magasin municipal — Acteurs : Narrateur, agente du patrimoine \nFait : le narrateur consulte le dossier de H., compare la pierre r\u00e9cup\u00e9r\u00e9e, la touche, constate une ti\u00e9deur persistante. \nCause : lettre retrouv\u00e9e + prise de rendez-vous \u2192 Cons\u00e9quence : discr\u00e8te marque violac\u00e9e sur la peau, sans douleur. \nTrace mat\u00e9rielle : signature au registre des consultations, gants, notice. \nQui sait quoi : Narrateur : beaucoup plus ; Lecteur : rien.<\/p>\n
E7 — Date\/Laps : nuit suivante, juillet 2025 — Lieu : berge du Rh\u00f4ne — Acteurs : Narrateur \nFait : le narrateur restitue la pierre au fleuve, sans t\u00e9moin. \nCause : scrupule + coh\u00e9rence avec la note de 1894 \u2192 Cons\u00e9quence : disparition de l\u2019objet, apaisement ambivalent. \nTrace mat\u00e9rielle : aucune, sauf la marque qui s\u2019estompe au poignet. \nQui sait quoi : Narrateur : tout ; Lecteur : \u00e0 d\u00e9couvrir par fragments.<\/p>\n
\u00c9TAPE B — SYUZHET (ordre narratif) \nS1 — Point d\u2019entr\u00e9e : d\u00e9couverte de la lettre inachev\u00e9e (2012) — POV : narrateur \nObjectif dramatique : \u00e9tablir un lien familial avec le dossier et l\u2019objet. \nPuise dans : E4 = indice \nDegr\u00e9 d\u2019info : 1 \nCe que tu tais : contenu d\u00e9taill\u00e9 du dossier, contexte 1894. \nCrochet de sortie : une cote d\u2019inventaire griffonn\u00e9e dans la marge.<\/p>\n
S2 — Point d\u2019entr\u00e9e : magasin municipal, jour, lumi\u00e8re froide — POV : narrateur \nObjectif dramatique : voir l\u2019objet, premier contact, premi\u00e8re sensation. \nPuise dans : E5 = partielle, E6 = partielle \nDegr\u00e9 d\u2019info : 2 \nCe que tu tais : d\u00e9cision future du narrateur. \nCrochet de sortie : la peau encore ti\u00e8de sous le gant retir\u00e9.<\/p>\n
S3 — Point d\u2019entr\u00e9e : retour \u00e0 la maison, soir\u00e9e, consultation du dossier H. — POV : narrateur \nObjectif dramatique : assembler les preuves, afficher la logique des traces. \nPuise dans : E3 = partielle, E1 = allusion \nDegr\u00e9 d\u2019info : 2 \nCe que tu tais : disparition 1986 d\u00e9taill\u00e9e. \nCrochet de sortie : un Polaroid o\u00f9 l\u2019objet semble l\u00e9g\u00e8rement affaiss\u00e9.<\/p>\n
S4 — Point d\u2019entr\u00e9e : voix sur cassette, 1986 (flashback audio) — POV : narrateur \u00e9coutant \nObjectif dramatique : ancrer la cicatrice, l\u2019accident mineur, la chaleur incompr\u00e9hensible. \nPuise dans : E2 = indice \nDegr\u00e9 d\u2019info : 1 \nCe que tu tais : lieu exact et noms complets. \nCrochet de sortie : frottement de bande, phrase coup\u00e9e \u00e0 “la pierre \u00e9tait\u2026”.<\/p>\n
S5 — Point d\u2019entr\u00e9e : note paroissiale de 1894 (lecture) — POV : narrateur \nObjectif dramatique : sugg\u00e9rer une d\u00e9cision r\u00e9currente : jeter, rendre \u00e0 l\u2019eau. \nPuise dans : E1 = allusion \nDegr\u00e9 d\u2019info : 0\u20131 \nCe que tu tais : nature du “rituel” et l\u2019incident d\u00e9clencheur. \nCrochet de sortie : mention du “siphon” soulign\u00e9e trois fois.<\/p>\n
S6 — Point d\u2019entr\u00e9e : berge du Rh\u00f4ne, nuit — POV : narrateur \nObjectif dramatique : accomplir le geste, fermer la boucle sans l\u2019expliquer. \nPuise dans : E7 = r\u00e9v\u00e9lation \nDegr\u00e9 d\u2019info : 3 \nCe que tu tais : justification morale compl\u00e8te, toute hypoth\u00e8se “scientifique”. \nCrochet de sortie : une ti\u00e9deur r\u00e9siduelle au poignet, puis rien.<\/p>\n
(6 sc\u00e8nes, in medias res en S2, flashbacks S3\u2013S5.)<\/p>\n
Connaissances : le narrateur ne sait rien avant la lettre ; apprend via dossier et magasin ; n\u2019emploie jamais une info qu\u2019il n\u2019a pas lue\/entendue.<\/p>\n
Traces : lettre, Polaroids, rapport, note paroissiale, fiche d\u2019objet, marque au poignet : toutes introduites avant chaque r\u00e9v\u00e9lation.<\/p>\n
Merveille centrale : une seule anomalie mat\u00e9rielle r\u00e9aliste-\u00e9trange : la pierre ti\u00e8de, anormalement lisse et “docile” au milieu liquide. Le reste reste prosa\u00efque.<\/p>\n
\u00c9TAPE D — R\u00c9DACTION (\u22481200 mots) \nJe retrouvai la lettre dans une pochette translucide, coinc\u00e9e derri\u00e8re des bordereaux jaunis. L\u2019\u00e9criture de ma tante penchait \u00e0 droite, r\u00e9guli\u00e8re, puis se brisait net avant la signature. Elle m\u2019y parlait d\u2019un dossier “curieux”, r\u00e9cup\u00e9r\u00e9 apr\u00e8s le d\u00e9c\u00e8s d\u2019un professeur de Grenoble, et notait dans la marge une cote d\u2019inventaire provisoire. Rien d\u2019autre qu\u2019une phrase interrompue : « Je pr\u00e9f\u00e8rerais que tu voies par toi-m\u00eame. » J\u2019ignorais pourquoi elle ne me l\u2019avait jamais envoy\u00e9e. J\u2019avais gard\u00e9 sa maison, ses livres, une logique d\u2019ordre. J\u2019eus l\u2019impression d\u2019entendre sa voix me mettre au travail.<\/p>\n
Le lendemain, au magasin municipal, la responsable me fit entrer dans une pi\u00e8ce froide, \u00e9clair\u00e9e par des n\u00e9ons uniformes. Elle posa un bac plastique sur une table en inox, puis s\u2019\u00e9loigna pour remplir un registre. Sous un film de poly\u00e9thyl\u00e8ne, l\u2019objet occupait presque toute la surface : une forme ovale, plus longue que large, aucune ar\u00eate, aucune veine. Elle sembla d\u2019abord banale, une pierre polie de rivi\u00e8re, couleur d\u2019ardoise mouill\u00e9e. La responsable me tendit des gants. Je soulevai le film. La pierre n\u2019\u00e9tait pas lourde ; elle n\u2019\u00e9tait pas tout \u00e0 fait l\u00e9g\u00e8re non plus. Je la saisis \u00e0 deux mains. Elle \u00e9tait ti\u00e8de. Pas ti\u00e8de comme un objet laiss\u00e9 au soleil ; ti\u00e8de comme une peau longtemps couverte. J\u2019attendis qu\u2019un courant d\u2019air explique la sensation. Rien ne changea.<\/p>\n
Je reposai la pierre et notai le num\u00e9ro de fiche. La responsable revint, me montra la mention “temp\u00e9rature l\u00e9g\u00e8rement sup\u00e9rieure \u00e0 l\u2019ambiante” inscrite en bas du formulaire. Elle sourit, un sourire de service. « Les dragages remontent de tout. On trouve des armes parfois, des poup\u00e9es, des statues de jardin. Celle-ci est propre. On n\u2019a pas su d\u2019o\u00f9 elle venait. » Elle referma le bac, me laissa recopier quelques chiffres, me fit signer. Quand j\u2019\u00f4tai les gants, la peau de mon poignet droit conservait une chaleur sourde, localis\u00e9e, comme si j\u2019avais port\u00e9 trop longtemps une montre de m\u00e9tal.<\/p>\n
Chez moi, j\u2019ouvris le dossier reli\u00e9 du professeur H. La couverture indiquait « Notes Vercors \/ Rh\u00f4ne — cultes — objets lisses ? ». \u00c0 l\u2019int\u00e9rieur, des coupures de presse parlaient d\u2019un accident de sp\u00e9l\u00e9ologie en 1986, sans gravit\u00e9. Une photographie instantan\u00e9e montrait une table de camping, un thermos, trois faces jeunes et rougies. Sur la table, au centre exact, je reconnus la forme ovale. La lumi\u00e8re du flash avait aplati les ombres. La pierre paraissait l\u00e9g\u00e8rement affaiss\u00e9e vers sa base, comme si elle s\u2019\u00e9tait r\u00e9ajust\u00e9e \u00e0 la surface. Je pensai d\u2019abord \u00e0 une illusion due \u00e0 l\u2019angle. Je cherchais une ombre, un rep\u00e8re, une pliure du plastique.<\/p>\n
Je glissai une cassette dans un vieux lecteur. La bande craqua, siffla, puis la voix d\u2019un homme \u00e9mergea, nette par endroits. Il se pr\u00e9sentait comme Luc, membre d\u2019un club local. Il racontait la remont\u00e9e de “quelque chose de tr\u00e8s lisse”, le plaisir imm\u00e9diat de la main qui glisse sans accrochage, la chaleur \u00e9tonnante per\u00e7ue au premier contact. Il riait en disant que c\u2019\u00e9tait “une bouillotte en pierre”. L\u2019enregistreur capta un frottement, peut-\u00eatre un v\u00eatement, peut-\u00eatre une table. Puis la voix chuta. « La pierre \u00e9tait\u2026 » Silence. La bande avait \u00e9t\u00e9 arr\u00eat\u00e9e, ou bien alt\u00e9r\u00e9e. Plus loin, la m\u00eame voix \u00e9voquait une cicatrice au poignet, “juste l\u00e0”, petite, en forme d\u2019anneau palescent. Aucun drame, aucune douleur notable. « Le lendemain, plus rien. » Il ajoutait que l\u2019objet, laiss\u00e9 dans le coffre d\u2019une voiture, avait disparu pendant la nuit. Il n\u2019\u00e9tait pas certain d\u2019avoir bien ferm\u00e9 la serrure.<\/p>\n
Le dossier contenait une note br\u00e8ve, recopi\u00e9e d\u2019un registre paroissial de 1894. L\u2019\u00e9criture \u00e9tait \u00e9trangl\u00e9e, les lignes serr\u00e9es. Il \u00e9tait question d\u2019un “trouble” survenu lors d\u2019une veill\u00e9e, de “signes” mal interpr\u00e9t\u00e9s, d\u2019une pierre de taille “ind\u00e9cente par sa douceur”. Le dernier mot n\u2019\u00e9tait pas certain, l\u2019encre avait bav\u00e9. On r\u00e9solvait l\u2019affaire en jetant l\u2019objet dans un gouffre « o\u00f9 l\u2019eau reprend ce qui lui appartient ». Le professeur H. avait soulign\u00e9 trois fois le mot “siphon”. Sa plume avait griff\u00e9 le papier \u00e0 cet endroit.<\/p>\n
Je revins \u00e0 la photo instantan\u00e9e. Les bords commen\u00e7aient \u00e0 virer au brun, comme le font ces papiers au bout de d\u00e9cennies. La pierre y occupait sa place exacte, centre d\u2019une sc\u00e8ne banale, presque domestique. Rien n\u2019\u00e9tait spectaculaire. Rien n\u2019invitait \u00e0 la peur. Je ne ressentais qu\u2019une suite de signes discrets, obstin\u00e9s : la ti\u00e9deur sur ma peau, la mention sur un formulaire, une phrase interrompue, un mot soulign\u00e9, un anneau incertain.<\/p>\n
Je retournai au magasin deux jours plus tard, sous pr\u00e9texte de v\u00e9rifier une cote. La responsable me reconnut, me laissa remplir de nouveau le registre. La pi\u00e8ce gardait sa temp\u00e9rature stable, son odeur de papier et de plastique. La pierre, dans son bac, ne me fit aucun signe. Je posai la main gant\u00e9e dessus. La ti\u00e9deur \u00e9tait identique, localis\u00e9e, sans exc\u00e8s. Je demandai une balance, par curiosit\u00e9, pour noter un poids. Elle sourit encore, m\u2019expliqua qu\u2019on n\u2019en avait pas “sous la main”. Je notai l\u2019heure, le temps pass\u00e9, les gestes accomplis. Rien ne changea sur le papier. Au moment de partir, elle me demanda si “tout cela” avait un int\u00e9r\u00eat pour moi. Je r\u00e9pondis que j\u2019avais r\u00e9cup\u00e9r\u00e9 un dossier ancien, probablement li\u00e9. Elle haussa les \u00e9paules et me proposa, sans malice, de “la laisser tranquille, la pauvre”.<\/p>\n
Le soir, la marque autour de mon poignet s\u2019\u00e9tait accentu\u00e9e. Elle n\u2019\u00e9tait pas rouge, ni en relief. Elle ressemblait \u00e0 la trace laiss\u00e9e par un bracelet qu\u2019on aurait longtemps port\u00e9, puis oubli\u00e9. Je la frottai, elle ne disparut pas. Je dormis d\u2019un sommeil interrompu, sans images nettes. Au matin, la marque avait p\u00e2li. Je reposai la cassette dans sa bo\u00eete, rangeai le Polaroid, glissai la lettre de ma tante au-dessus du dossier, comme un couvercle. La phrase interrompue restait en moi comme un ordre simple : « Va voir par toi-m\u00eame. »<\/p>\n
La berge du Rh\u00f4ne, ce soir-l\u00e0, n\u2019\u00e9tait pas d\u00e9serte. Des cyclistes pass\u00e8rent, amincis par la vitesse. J\u2019attendis. La lumi\u00e8re finit par d\u00e9cro\u00eetre ; la surface du fleuve se fit compacte, sans reflets. Je portais le bac vide sous mon bras. L\u2019objet, envelopp\u00e9 dans un sac de toile, me pesait peu. Je descendis quelques marches de pierre, glissantes d\u2019algues. Mes chaussures prirent l\u2019eau. La ti\u00e9deur me gagna les mains au moment o\u00f9 je d\u00e9nouai le sac. Elle \u00e9tait moins vive que la premi\u00e8re fois, plus nette pourtant, comme si la pierre avait ajust\u00e9 sa temp\u00e9rature \u00e0 la mienne. Je pensai \u00e0 la note de 1894, au mot “siphon”, au trait sous l\u2019encre. Je n\u2019avais pas d\u2019explication \u00e0 donner. Je n\u2019en cherchai pas.<\/p>\n
Je l\u00e2chai l\u2019objet au niveau d\u2019une langue d\u2019eau lente, l\u00e0 o\u00f9 le courant fait semblant de s\u2019arr\u00eater. Il coula tout de suite, sans roulis, sans h\u00e9sitation. L\u2019eau n\u2019\u00e9mit aucun bruit diff\u00e9rent. Je restai plant\u00e9 l\u00e0, les mains vides, le sac vide, l\u2019odeur d\u2019algues et de fer. Je ne me sentis pas d\u00e9charg\u00e9, ni coupable, ni triomphant. Je sentis seulement la chaleur r\u00e9siduelle de mes paumes d\u00e9cro\u00eetre jusqu\u2019\u00e0 se confondre avec l\u2019air du soir. La marque autour de mon poignet se dissipa presque, laissant un cercle \u00e0 peine perceptible, comme une p\u00e2leur dans la p\u00e2leur.<\/p>\n
Je rentrai par les rues de mon enfance, droites et sans myst\u00e8re. Au-dessus des toits, le ciel n\u2019expliquait rien. J\u2019ouvris le dossier une derni\u00e8re fois, v\u00e9rifiai que la lettre inachev\u00e9e restait \u00e0 sa place. J\u2019ajoutai une feuille dat\u00e9e, propre, o\u00f9 je consignai des faits brefs : consultation au magasin, sensation de ti\u00e9deur, marque au poignet, restitution nocturne. J\u2019\u00e9crivis les mots “retour \u00e0 l\u2019eau”, puis reposai mon stylo. J\u2019\u00e9teignis la lampe. Dans le noir, ma main droite garda, encore quelques minutes, quelque chose de ti\u00e8de sans source.<\/p>\n
Le lendemain, je repassai par la berge. Rien n\u2019avait chang\u00e9. Une famille pique-niquait sur l\u2019herbe, des enfants jetaient des cailloux plats qui ricochaient, ravis. Le fleuve r\u00e9pondait avec sa logique calme, qui prend, qui rend, qui reprend encore. Je regardai mes mains. La marque avait disparu. Je rentrai chez moi, remis le dossier sur son \u00e9tag\u00e8re. Je n\u2019attendis aucune suite. J\u2019avais appris ce que je pouvais apprendre sans exc\u00e8s de mots. Le reste ne me regardait plus.<\/p>\n
— -<\/p>\n
Texte final : \n## REGISTRE 1894<\/p>\n
La lettre n\u2019avait pas \u00e9t\u00e9 post\u00e9e. Coinc\u00e9e derri\u00e8re des bordereaux, pochette translucide, en haut d\u2019un classeur que j\u2019avais repris avec la maison. L\u2019\u00e9criture de ma tante, droite, pos\u00e9e, puis la faille nette avant la signature. Une cote griffonn\u00e9e dans la marge. Deux mots rest\u00e9s en plan : « tu verras ». Rien d\u2019autre et pourtant tout, pour me remettre en route.<\/p>\n
Je notai la cote. Je cherchai le lieu. Magasin municipal, sous-sol lumineux, n\u00e9ons qui bourdonnent tr\u00e8s fin. Couloir carrel\u00e9, odeur de plastique et de carton, portes battantes, on passe deux grilles, on signe. Elle me tend des gants. Elle sort un bac en poly\u00e9thyl\u00e8ne, table inox, je lis le num\u00e9ro sur l\u2019\u00e9tiquette : m\u00eame racine que sur la lettre. On retire le film. L\u2019objet est l\u00e0.<\/p>\n
Ce n\u2019est rien, une pierre ovale, plus longue que large. Aucun grain, aucune veine. Gris mouill\u00e9. Je la prends \u00e0 deux mains. Elle est ti\u00e8de. Pas ti\u00e8de de soleil. Ti\u00e8de comme une paume qui a gard\u00e9 sa chaleur sous un tissu. La responsable dit : « On a not\u00e9 un \u00e9cart l\u00e9ger, voyez en bas de la fiche. » En bas de la fiche c\u2019est \u00e9crit : temp\u00e9rature sup\u00e9rieure \u00e0 ambiante, observation \u00e0 confirmer. Sourire administratif, stylo pr\u00eat au registre. Je signe, date du jour, cr\u00e9neau d\u2019acc\u00e8s.<\/p>\n
Quand je retire les gants, la peau me rend la chaleur en retard. Un cercle p\u00e2le au poignet, tr\u00e8s fin, sans douleur. Je n\u2019en dis rien. On referme le bac.<\/p>\n
Je rentre avec le dossier du professeur H. — reliure souple, tranche us\u00e9e, grande \u00e9criture : Vercors \/ Rh\u00f4ne — cultes — objets lisses ?. Dedans les coupures locales, 1986, une alerte sp\u00e9l\u00e9o sans gravit\u00e9 ; deux Polaroid ; la note paroissiale de 1894 recopi\u00e9e \u00e0 l\u2019encre bleue ; des cassettes audio \u00e9tiquet\u00e9es au feutre. Rien de spectaculaire. Juste l\u2019empilement r\u00e9gulier des preuves modestes.<\/p>\n
Je commence par l\u2019image. Table de camping, thermos, trois jeunes qui rient, veste polaire, front rouge de froid. Au centre, sur la toile plastique, l\u2019ovale, exactement calibr\u00e9. L\u2019ombre ne sait pas quoi faire avec lui ; on dirait qu\u2019il s\u2019enfonce tr\u00e8s l\u00e9g\u00e8rement dans la surface, illusion d\u2019optique peut-\u00eatre, peut-\u00eatre pas. Le bord brun du Polaroid commence \u00e0 migrer, chimie fatigu\u00e9e. Je glisse la photo sous une lampe plus forte. \u00c7a ne r\u00e9pond pas davantage. L\u2019\u0153il revient toujours au centre.<\/p>\n
La cassette ensuite. Le vieux lecteur a un capot qui tient mal, j\u2019appuie. Bande qui souffle, voix d\u2019homme avec des « euh » et une gouaille retenue : Luc, du club, raconte la remont\u00e9e par un boyau, l\u2019eau qui vous coupe le dos, puis la trouvaille, « un truc lisse, lisse comme rien, je te jure, c\u2019\u00e9tait chaud, on a rigol\u00e9, une bouillotte en pierre ». Il rit. On entend un frottement, une table peut-\u00eatre, un v\u00eatement. Puis : « La pierre \u00e9tait\u2026 » Coupure nette. Plus loin, un mot sur une petite cicatrice au poignet — « en rond, comme si j\u2019avais port\u00e9 un bracelet, \u00e7a a disparu » — et la disparition de l\u2019objet du coffre de la voiture au matin, serrure pas s\u00fbre. Il n\u2019insiste pas. La bande poursuit sur des banalit\u00e9s de club, puis s\u2019arr\u00eate d\u2019elle-m\u00eame, clac du ressort.<\/p>\n
La note de 1894. \u00c9criture serr\u00e9e, pr\u00eatre qui tient ses lignes, pas de d\u00e9bordements. On y parle d\u2019un trouble, d\u2019un rituel villageois dont le nom n\u2019est pas \u00e9crit, d\u2019une pierre de « douceur ind\u00e9cente », les mots exactement ceux-l\u00e0 ou presque — l\u2019encre a bu, on devine. D\u00e9cision prise : jeter l\u2019objet dans l\u2019aven, « o\u00f9 l\u2019eau reprend ce qui lui appartient ». Le professeur H. a soulign\u00e9 trois fois siphon. L\u2019encre a mordu le papier \u00e0 ces traits-l\u00e0.<\/p>\n
Je fais un va-et-vient entre ces trois preuves : photo, bande, note. Je ne produis pas d\u2019hypoth\u00e8se. Je tiens seulement le fil des gestes. Je recopie deux dates. Je classe les feuilles d\u2019un autre ordre et reviens au premier, pour v\u00e9rifier que rien n\u2019a gliss\u00e9 dans la man\u0153uvre.<\/p>\n
Deux jours apr\u00e8s je retourne au magasin. M\u00eame couloir. M\u00eame bourdonnement de n\u00e9ons. La responsable a la politesse de ne pas s\u2019\u00e9tonner. Elle m\u2019apporte le bac. Elle plaisante doucement : « Il vous pla\u00eet, votre caillou ? » Je hausse les \u00e9paules, je dis « Corr\u00e9lation probable avec un vieux dossier ». On retire le film. M\u00eame ti\u00e9deur. Je demande une balance. Elle dit qu\u2019il n\u2019y en a pas ici. Je note l\u2019heure, l\u2019angle de lumi\u00e8re, rien qui compte vraiment, je le sais, mais je note. Mon poignet, sous le gant, chauffe \u00e0 l\u2019endroit exact o\u00f9 hier s\u2019\u00e9tait inscrit le cercle. J\u2019\u00f4te un gant, effleure la surface du dos de la main. Sensation stable, pas d\u2019augmentation. Je remets le gant. On referme.<\/p>\n
Chez moi, la marque a repris de la nettet\u00e9, anneau clair, comme apr\u00e8s un bijou trop serr\u00e9, puis s\u2019estompe vers le soir. Je dors mal, non pas parce que j\u2019ai peur, mais parce qu\u2019on a rang\u00e9 trop de pi\u00e8ces sur la table, qu\u2019on ne sait plus o\u00f9 poser la main. Au matin, je prends une feuille blanche, j\u2019\u00e9cris en t\u00eate : Consultation — objet ovale lisse — cote X — Rh\u00f4ne — juillet. Sous la ligne, je ne r\u00e9sume pas : je liste. Geste d\u2019archiviste sans autorit\u00e9.<\/p>\n
Le fleuve, je l\u2019ai dans la t\u00eate comme on a dans la t\u00eate les rues d\u2019avant, celles o\u00f9 on allait enfant quand on ne savait pas encore les noms. Les marches de pierre ont une pellicule d\u2019algues, on marche dedans en \u00e9cartant un peu les pieds. Les cyclistes passent au-dessus, les lampes font des lignes la nuit d\u00e8s qu\u2019ils acc\u00e9l\u00e8rent. Il faut attendre. Ne pas se presser. L\u2019eau se fait dense quand la lumi\u00e8re tombe.<\/p>\n
Je prends le sac de toile. Rien de clandestin, pas de secret h\u00e9ro\u00efque. Juste \u00e9viter les regards, parce que les gestes sont pauvres et qu\u2019ils se racontent mal aux passants. L\u2019objet p\u00e8se peu, moins qu\u2019on croirait. La chaleur dans la paume gagne un peu la peau du poignet, puis s\u2019arr\u00eate. Je pense au mot siphon, aux traits du professeur. Je pense \u00e0 la note o\u00f9 on dit « reprend ». Je ne pense pas \u00e0 ce que c\u2019est. J\u2019ai promis \u00e0 personne, mais la lettre m\u2019avait mis dans ce sens-l\u00e0.<\/p>\n
Je l\u00e2che. La pierre n\u2019a aucun roulis. Elle coupe l\u2019eau en silence. Je regarde la surface juste apr\u00e8s, ce moment o\u00f9 une chose a disparu mais laisse sa forme en creux, dans l\u2019onde. Les cercles s\u2019ouvrent, se perdent, puis il n\u2019y a plus rien \u00e0 voir que la marche gluante, l\u2019odeur d\u2019herbe mouill\u00e9e, une canette \u00e9cras\u00e9e deux marches plus haut, bruit sourd d\u2019une p\u00e9niche invisible.<\/p>\n
Je reste un temps qu\u2019on ne sait pas mesurer, sans faire de phrase. Je remonte. La marque au poignet a presque disparu au premier lampadaire. Chez moi je range le dossier \u00e0 sa place, pas trop haut, pas trop bas, l\u00e0 o\u00f9 on le retrouve sans grimper.<\/p>\n
Je r\u00e9\u00e9coute la cassette, un court passage. Le « la pierre \u00e9tait\u2026 » s\u2019arr\u00eate au m\u00eame endroit, c\u2019est normal, \u00e7a ne bougera pas. Je mets la photo en quatri\u00e8me de couverture du dossier, pour qu\u2019elle apparaisse d\u2019abord quand on ouvre. Je glisse la lettre de ma tante en couverture, comme un garde-fou. Je recopie encore une fois la date du jour, j\u2019ajoute : « restitution ». Je ne cherche pas de mot mieux. Je ne cherche pas d\u2019explication. Je mets le stylo dans le dos du dossier, c\u2019est une habitude que j\u2019ai gard\u00e9e d\u2019elle.<\/p>\n
Le lendemain je passe expr\u00e8s par le fleuve. Rien n\u2019insiste. Une famille sur l\u2019herbe, cris des enfants qui font sauter des cailloux plats, cinq ricochets, six, record, on applaudit. Je regarde la surface : elle a sa logique de toujours, elle prend et rend sans m\u00e9moire. J\u2019ouvre la main \u00e0 plat, paume en l\u2019air, pour voir si elle garde quelque chose. Rien. Une ti\u00e9deur ordinaire de peau au soleil, pas plus.<\/p>\n
Il y a des histoires qui n\u2019acceptent pas la suite. Ce n\u2019est pas une morale. Ce n\u2019est pas une victoire. C\u2019est un point o\u00f9 on ferme les dossiers et on les laisse nous regarder de leur rayon, sans menace. J\u2019\u00e9cris encore une ligne pour moi seul — « retour \u00e0 l\u2019eau » — puis j\u2019\u00e9teins. Dans le noir, la main garde un instant la sensation d\u2019avoir port\u00e9, comme on garde la sensation d\u2019une montre qu\u2019on a enlev\u00e9e. Cela passe.<\/p>\n
Je n\u2019ai pas gard\u00e9 de copie de la fiche du magasin. Je n\u2019ai pas pris de photo. Si on m\u2019avait demand\u00e9 d\u2019expliquer, j\u2019aurais repris le mot de la note, je crois : reprendre, c\u2019est suffisant. Il n\u2019y a pas d\u2019autre merveille ici que cette ti\u00e9deur sans raison. Tout le reste est papier, poussi\u00e8re propre, voix qu\u2019on entend mal. On vit assez longtemps avec \u00e7a. On range. On ferme la lumi\u00e8re. On laisse l\u2019eau faire son travail.<\/p>",
"content_text": "Param\u00e8tres GENRE : fantastique sobre \/ enqu\u00eate d\u2019archives EFFET RECHERCH\u00c9 : inqui\u00e9tude lente, myst\u00e8re rationnel LONGUEUR CIBLE : 1200 mots PERSONNE\/TEMPS : 1re personne, pass\u00e9 simple FOCALISATION : interne LEXIQUE\/STYLE : sobre, concret, pas de lyrisme, phrases 12\u201318 mots CONTRAINTE LOVECRAFT : une seule \u201cmerveille\u201d centrale (une pierre anormalement ti\u00e8de et tr\u00e8s lisse), r\u00e9alisme partout ailleurs, suggestion > exposition OUTPUT_MODE : les_deux \u00c9TAPE A \u2014 FABULA (ordre r\u00e9el des faits) E1 \u2014 Date\/Laps : 1894 \u2014 Lieu : bord d\u2019un gouffre karstique dans le Vercors \u2014 Acteurs : cur\u00e9, villageois Fait : apr\u00e8s un incident lors d\u2019un petit rituel local, une pierre sculpt\u00e9e est jet\u00e9e dans un aven. Cause : peur collective \u2192 Cons\u00e9quence : disparition de l\u2019objet dans un siphon. Trace mat\u00e9rielle : note marginale au registre paroissial. Qui sait quoi : Villageois : tout ; Cur\u00e9 : tout ; Lecteur : rien. E2 \u2014 Date\/Laps : \u00e9t\u00e9 1986 \u2014 Lieu : cavit\u00e9 pr\u00e8s de Pont-en-Royans \u2014 Acteurs : trois sp\u00e9l\u00e9ologues (Luc, Mara, Didier) Fait : ils remontent une pierre ovale parfaitement lisse ; Luc garde une cicatrice superficielle au poignet. Cause : curiosit\u00e9 \u2192 Cons\u00e9quence : l\u2019objet, stock\u00e9 dans une voiture, \u201cdispara\u00eet\u201d la nuit suivante. Trace mat\u00e9rielle : deux Polaroids, rapport d\u2019incident du club, cicatrice. Qui sait quoi : Sp\u00e9l\u00e9os : partiel ; Professeur (plus tard) : par t\u00e9moignages ; Lecteur : rien. E3 \u2014 Date\/Laps : 2011\u20132012 \u2014 Lieu : Grenoble, d\u00e9partement d\u2019anthropologie \u2014 Acteurs : Professeur H., t\u00e9moins Fait : H. compile coupures de presse locales, interroge Luc et Mara, recopie la note de 1894. Cause : int\u00e9r\u00eat scientifique \u2192 Cons\u00e9quence : constitution d\u2019un dossier avec copies et enregistrements. Trace mat\u00e9rielle : dossier reli\u00e9, cassettes audio, lettres. Qui sait quoi : H. : beaucoup ; Tante (r\u00e9gisseuse de mus\u00e9e) : inventorie ; Lecteur : rien. E4 \u2014 Date\/Laps : 2012 \u2014 Lieu : Grenoble \u2014 Acteurs : Professeur H., Tante du narrateur Fait : d\u00e9c\u00e8s de H. ; la tante r\u00e9cup\u00e8re le dossier pour pr\u00e9-inventaire mus\u00e9al. Cause : succession universitaire \u2192 Cons\u00e9quence : lettre inachev\u00e9e de la tante au narrateur, jamais envoy\u00e9e. Trace mat\u00e9rielle : lettre, bordereau d\u2019inventaire provisoire. Qui sait quoi : Tante : tout du dossier ; Narrateur : rien ; Lecteur : rien. E5 \u2014 Date\/Laps : juin 2025 \u2014 Lieu : Rh\u00f4ne, pr\u00e8s du P\u00e9age-de-Roussillon \u2014 Acteurs : \u00e9quipe de dragage, service patrimoine Fait : dragage du fleuve ; remont\u00e9e d\u2019une pierre ovale tr\u00e8s lisse, ti\u00e8de au toucher. Cause : travaux fluviaux \u2192 Cons\u00e9quence : d\u00e9p\u00f4t dans un magasin municipal s\u00e9curis\u00e9. Trace mat\u00e9rielle : fiche d\u2019entr\u00e9e d\u2019objet, photo num\u00e9rique, mini-rapport de temp\u00e9rature \u201cl\u00e9g\u00e8rement sup\u00e9rieure \u00e0 l\u2019ambiante\u201d. Qui sait quoi : Service patrimoine : partiel ; Narrateur : encore rien ; Lecteur : rien. E6 \u2014 Date\/Laps : juillet 2025 \u2014 Lieu : magasin municipal \u2014 Acteurs : Narrateur, agente du patrimoine Fait : le narrateur consulte le dossier de H., compare la pierre r\u00e9cup\u00e9r\u00e9e, la touche, constate une ti\u00e9deur persistante. Cause : lettre retrouv\u00e9e + prise de rendez-vous \u2192 Cons\u00e9quence : discr\u00e8te marque violac\u00e9e sur la peau, sans douleur. Trace mat\u00e9rielle : signature au registre des consultations, gants, notice. Qui sait quoi : Narrateur : beaucoup plus ; Lecteur : rien. E7 \u2014 Date\/Laps : nuit suivante, juillet 2025 \u2014 Lieu : berge du Rh\u00f4ne \u2014 Acteurs : Narrateur Fait : le narrateur restitue la pierre au fleuve, sans t\u00e9moin. Cause : scrupule + coh\u00e9rence avec la note de 1894 \u2192 Cons\u00e9quence : disparition de l\u2019objet, apaisement ambivalent. Trace mat\u00e9rielle : aucune, sauf la marque qui s\u2019estompe au poignet. Qui sait quoi : Narrateur : tout ; Lecteur : \u00e0 d\u00e9couvrir par fragments. \u00c9TAPE B \u2014 SYUZHET (ordre narratif) S1 \u2014 Point d\u2019entr\u00e9e : d\u00e9couverte de la lettre inachev\u00e9e (2012) \u2014 POV : narrateur Objectif dramatique : \u00e9tablir un lien familial avec le dossier et l\u2019objet. Puise dans : E4 = indice Degr\u00e9 d\u2019info : 1 Ce que tu tais : contenu d\u00e9taill\u00e9 du dossier, contexte 1894. Crochet de sortie : une cote d\u2019inventaire griffonn\u00e9e dans la marge. S2 \u2014 Point d\u2019entr\u00e9e : magasin municipal, jour, lumi\u00e8re froide \u2014 POV : narrateur Objectif dramatique : voir l\u2019objet, premier contact, premi\u00e8re sensation. Puise dans : E5 = partielle, E6 = partielle Degr\u00e9 d\u2019info : 2 Ce que tu tais : d\u00e9cision future du narrateur. Crochet de sortie : la peau encore ti\u00e8de sous le gant retir\u00e9. S3 \u2014 Point d\u2019entr\u00e9e : retour \u00e0 la maison, soir\u00e9e, consultation du dossier H. \u2014 POV : narrateur Objectif dramatique : assembler les preuves, afficher la logique des traces. Puise dans : E3 = partielle, E1 = allusion Degr\u00e9 d\u2019info : 2 Ce que tu tais : disparition 1986 d\u00e9taill\u00e9e. Crochet de sortie : un Polaroid o\u00f9 l\u2019objet semble l\u00e9g\u00e8rement affaiss\u00e9. S4 \u2014 Point d\u2019entr\u00e9e : voix sur cassette, 1986 (flashback audio) \u2014 POV : narrateur \u00e9coutant Objectif dramatique : ancrer la cicatrice, l\u2019accident mineur, la chaleur incompr\u00e9hensible. Puise dans : E2 = indice Degr\u00e9 d\u2019info : 1 Ce que tu tais : lieu exact et noms complets. Crochet de sortie : frottement de bande, phrase coup\u00e9e \u00e0 \u201cla pierre \u00e9tait\u2026\u201d. S5 \u2014 Point d\u2019entr\u00e9e : note paroissiale de 1894 (lecture) \u2014 POV : narrateur Objectif dramatique : sugg\u00e9rer une d\u00e9cision r\u00e9currente : jeter, rendre \u00e0 l\u2019eau. Puise dans : E1 = allusion Degr\u00e9 d\u2019info : 0\u20131 Ce que tu tais : nature du \u201crituel\u201d et l\u2019incident d\u00e9clencheur. Crochet de sortie : mention du \u201csiphon\u201d soulign\u00e9e trois fois. S6 \u2014 Point d\u2019entr\u00e9e : berge du Rh\u00f4ne, nuit \u2014 POV : narrateur Objectif dramatique : accomplir le geste, fermer la boucle sans l\u2019expliquer. Puise dans : E7 = r\u00e9v\u00e9lation Degr\u00e9 d\u2019info : 3 Ce que tu tais : justification morale compl\u00e8te, toute hypoth\u00e8se \u201cscientifique\u201d. Crochet de sortie : une ti\u00e9deur r\u00e9siduelle au poignet, puis rien. (6 sc\u00e8nes, in medias res en S2, flashbacks S3\u2013S5.) \u00c9TAPE C \u2014 V\u00c9RIFS \u00c9CLAIR Causalit\u00e9 : chaque action d\u00e9coule d\u2019une cause ant\u00e9rieure (peur 1894 \u2192 perte ; curiosit\u00e9 1986 \u2192 cicatrice + perte ; dragage 2025 \u2192 red\u00e9couverte ; lettre \u2192 rendez-vous ; traces \u2192 restitution). Connaissances : le narrateur ne sait rien avant la lettre ; apprend via dossier et magasin ; n\u2019emploie jamais une info qu\u2019il n\u2019a pas lue\/entendue. Traces : lettre, Polaroids, rapport, note paroissiale, fiche d\u2019objet, marque au poignet : toutes introduites avant chaque r\u00e9v\u00e9lation. Plausibilit\u00e9 : dates et lieux compatibles (Vercors \u2192 Rh\u00f4ne), d\u00e9lais coh\u00e9rents. Merveille centrale : une seule anomalie mat\u00e9rielle r\u00e9aliste-\u00e9trange : la pierre ti\u00e8de, anormalement lisse et \u201cdocile\u201d au milieu liquide. Le reste reste prosa\u00efque. \u00c9TAPE D \u2014 R\u00c9DACTION (\u22481200 mots) Je retrouvai la lettre dans une pochette translucide, coinc\u00e9e derri\u00e8re des bordereaux jaunis. L\u2019\u00e9criture de ma tante penchait \u00e0 droite, r\u00e9guli\u00e8re, puis se brisait net avant la signature. Elle m\u2019y parlait d\u2019un dossier \u201ccurieux\u201d, r\u00e9cup\u00e9r\u00e9 apr\u00e8s le d\u00e9c\u00e8s d\u2019un professeur de Grenoble, et notait dans la marge une cote d\u2019inventaire provisoire. Rien d\u2019autre qu\u2019une phrase interrompue : \u00ab Je pr\u00e9f\u00e8rerais que tu voies par toi-m\u00eame. \u00bb J\u2019ignorais pourquoi elle ne me l\u2019avait jamais envoy\u00e9e. J\u2019avais gard\u00e9 sa maison, ses livres, une logique d\u2019ordre. J\u2019eus l\u2019impression d\u2019entendre sa voix me mettre au travail. Le lendemain, au magasin municipal, la responsable me fit entrer dans une pi\u00e8ce froide, \u00e9clair\u00e9e par des n\u00e9ons uniformes. Elle posa un bac plastique sur une table en inox, puis s\u2019\u00e9loigna pour remplir un registre. Sous un film de poly\u00e9thyl\u00e8ne, l\u2019objet occupait presque toute la surface : une forme ovale, plus longue que large, aucune ar\u00eate, aucune veine. Elle sembla d\u2019abord banale, une pierre polie de rivi\u00e8re, couleur d\u2019ardoise mouill\u00e9e. La responsable me tendit des gants. Je soulevai le film. La pierre n\u2019\u00e9tait pas lourde ; elle n\u2019\u00e9tait pas tout \u00e0 fait l\u00e9g\u00e8re non plus. Je la saisis \u00e0 deux mains. Elle \u00e9tait ti\u00e8de. Pas ti\u00e8de comme un objet laiss\u00e9 au soleil ; ti\u00e8de comme une peau longtemps couverte. J\u2019attendis qu\u2019un courant d\u2019air explique la sensation. Rien ne changea. Je reposai la pierre et notai le num\u00e9ro de fiche. La responsable revint, me montra la mention \u201ctemp\u00e9rature l\u00e9g\u00e8rement sup\u00e9rieure \u00e0 l\u2019ambiante\u201d inscrite en bas du formulaire. Elle sourit, un sourire de service. \u00ab Les dragages remontent de tout. On trouve des armes parfois, des poup\u00e9es, des statues de jardin. Celle-ci est propre. On n\u2019a pas su d\u2019o\u00f9 elle venait. \u00bb Elle referma le bac, me laissa recopier quelques chiffres, me fit signer. Quand j\u2019\u00f4tai les gants, la peau de mon poignet droit conservait une chaleur sourde, localis\u00e9e, comme si j\u2019avais port\u00e9 trop longtemps une montre de m\u00e9tal. Chez moi, j\u2019ouvris le dossier reli\u00e9 du professeur H. La couverture indiquait \u00ab Notes Vercors \/ Rh\u00f4ne \u2014 cultes \u2014 objets lisses ? \u00bb. \u00c0 l\u2019int\u00e9rieur, des coupures de presse parlaient d\u2019un accident de sp\u00e9l\u00e9ologie en 1986, sans gravit\u00e9. Une photographie instantan\u00e9e montrait une table de camping, un thermos, trois faces jeunes et rougies. Sur la table, au centre exact, je reconnus la forme ovale. La lumi\u00e8re du flash avait aplati les ombres. La pierre paraissait l\u00e9g\u00e8rement affaiss\u00e9e vers sa base, comme si elle s\u2019\u00e9tait r\u00e9ajust\u00e9e \u00e0 la surface. Je pensai d\u2019abord \u00e0 une illusion due \u00e0 l\u2019angle. Je cherchais une ombre, un rep\u00e8re, une pliure du plastique. Je glissai une cassette dans un vieux lecteur. La bande craqua, siffla, puis la voix d\u2019un homme \u00e9mergea, nette par endroits. Il se pr\u00e9sentait comme Luc, membre d\u2019un club local. Il racontait la remont\u00e9e de \u201cquelque chose de tr\u00e8s lisse\u201d, le plaisir imm\u00e9diat de la main qui glisse sans accrochage, la chaleur \u00e9tonnante per\u00e7ue au premier contact. Il riait en disant que c\u2019\u00e9tait \u201cune bouillotte en pierre\u201d. L\u2019enregistreur capta un frottement, peut-\u00eatre un v\u00eatement, peut-\u00eatre une table. Puis la voix chuta. \u00ab La pierre \u00e9tait\u2026 \u00bb Silence. La bande avait \u00e9t\u00e9 arr\u00eat\u00e9e, ou bien alt\u00e9r\u00e9e. Plus loin, la m\u00eame voix \u00e9voquait une cicatrice au poignet, \u201cjuste l\u00e0\u201d, petite, en forme d\u2019anneau palescent. Aucun drame, aucune douleur notable. \u00ab Le lendemain, plus rien. \u00bb Il ajoutait que l\u2019objet, laiss\u00e9 dans le coffre d\u2019une voiture, avait disparu pendant la nuit. Il n\u2019\u00e9tait pas certain d\u2019avoir bien ferm\u00e9 la serrure. Le dossier contenait une note br\u00e8ve, recopi\u00e9e d\u2019un registre paroissial de 1894. L\u2019\u00e9criture \u00e9tait \u00e9trangl\u00e9e, les lignes serr\u00e9es. Il \u00e9tait question d\u2019un \u201ctrouble\u201d survenu lors d\u2019une veill\u00e9e, de \u201csignes\u201d mal interpr\u00e9t\u00e9s, d\u2019une pierre de taille \u201cind\u00e9cente par sa douceur\u201d. Le dernier mot n\u2019\u00e9tait pas certain, l\u2019encre avait bav\u00e9. On r\u00e9solvait l\u2019affaire en jetant l\u2019objet dans un gouffre \u00ab o\u00f9 l\u2019eau reprend ce qui lui appartient \u00bb. Le professeur H. avait soulign\u00e9 trois fois le mot \u201csiphon\u201d. Sa plume avait griff\u00e9 le papier \u00e0 cet endroit. Je revins \u00e0 la photo instantan\u00e9e. Les bords commen\u00e7aient \u00e0 virer au brun, comme le font ces papiers au bout de d\u00e9cennies. La pierre y occupait sa place exacte, centre d\u2019une sc\u00e8ne banale, presque domestique. Rien n\u2019\u00e9tait spectaculaire. Rien n\u2019invitait \u00e0 la peur. Je ne ressentais qu\u2019une suite de signes discrets, obstin\u00e9s : la ti\u00e9deur sur ma peau, la mention sur un formulaire, une phrase interrompue, un mot soulign\u00e9, un anneau incertain. Je retournai au magasin deux jours plus tard, sous pr\u00e9texte de v\u00e9rifier une cote. La responsable me reconnut, me laissa remplir de nouveau le registre. La pi\u00e8ce gardait sa temp\u00e9rature stable, son odeur de papier et de plastique. La pierre, dans son bac, ne me fit aucun signe. Je posai la main gant\u00e9e dessus. La ti\u00e9deur \u00e9tait identique, localis\u00e9e, sans exc\u00e8s. Je demandai une balance, par curiosit\u00e9, pour noter un poids. Elle sourit encore, m\u2019expliqua qu\u2019on n\u2019en avait pas \u201csous la main\u201d. Je notai l\u2019heure, le temps pass\u00e9, les gestes accomplis. Rien ne changea sur le papier. Au moment de partir, elle me demanda si \u201ctout cela\u201d avait un int\u00e9r\u00eat pour moi. Je r\u00e9pondis que j\u2019avais r\u00e9cup\u00e9r\u00e9 un dossier ancien, probablement li\u00e9. Elle haussa les \u00e9paules et me proposa, sans malice, de \u201cla laisser tranquille, la pauvre\u201d. Le soir, la marque autour de mon poignet s\u2019\u00e9tait accentu\u00e9e. Elle n\u2019\u00e9tait pas rouge, ni en relief. Elle ressemblait \u00e0 la trace laiss\u00e9e par un bracelet qu\u2019on aurait longtemps port\u00e9, puis oubli\u00e9. Je la frottai, elle ne disparut pas. Je dormis d\u2019un sommeil interrompu, sans images nettes. Au matin, la marque avait p\u00e2li. Je reposai la cassette dans sa bo\u00eete, rangeai le Polaroid, glissai la lettre de ma tante au-dessus du dossier, comme un couvercle. La phrase interrompue restait en moi comme un ordre simple : \u00ab Va voir par toi-m\u00eame. \u00bb La berge du Rh\u00f4ne, ce soir-l\u00e0, n\u2019\u00e9tait pas d\u00e9serte. Des cyclistes pass\u00e8rent, amincis par la vitesse. J\u2019attendis. La lumi\u00e8re finit par d\u00e9cro\u00eetre ; la surface du fleuve se fit compacte, sans reflets. Je portais le bac vide sous mon bras. L\u2019objet, envelopp\u00e9 dans un sac de toile, me pesait peu. Je descendis quelques marches de pierre, glissantes d\u2019algues. Mes chaussures prirent l\u2019eau. La ti\u00e9deur me gagna les mains au moment o\u00f9 je d\u00e9nouai le sac. Elle \u00e9tait moins vive que la premi\u00e8re fois, plus nette pourtant, comme si la pierre avait ajust\u00e9 sa temp\u00e9rature \u00e0 la mienne. Je pensai \u00e0 la note de 1894, au mot \u201csiphon\u201d, au trait sous l\u2019encre. Je n\u2019avais pas d\u2019explication \u00e0 donner. Je n\u2019en cherchai pas. Je l\u00e2chai l\u2019objet au niveau d\u2019une langue d\u2019eau lente, l\u00e0 o\u00f9 le courant fait semblant de s\u2019arr\u00eater. Il coula tout de suite, sans roulis, sans h\u00e9sitation. L\u2019eau n\u2019\u00e9mit aucun bruit diff\u00e9rent. Je restai plant\u00e9 l\u00e0, les mains vides, le sac vide, l\u2019odeur d\u2019algues et de fer. Je ne me sentis pas d\u00e9charg\u00e9, ni coupable, ni triomphant. Je sentis seulement la chaleur r\u00e9siduelle de mes paumes d\u00e9cro\u00eetre jusqu\u2019\u00e0 se confondre avec l\u2019air du soir. La marque autour de mon poignet se dissipa presque, laissant un cercle \u00e0 peine perceptible, comme une p\u00e2leur dans la p\u00e2leur. Je rentrai par les rues de mon enfance, droites et sans myst\u00e8re. Au-dessus des toits, le ciel n\u2019expliquait rien. J\u2019ouvris le dossier une derni\u00e8re fois, v\u00e9rifiai que la lettre inachev\u00e9e restait \u00e0 sa place. J\u2019ajoutai une feuille dat\u00e9e, propre, o\u00f9 je consignai des faits brefs : consultation au magasin, sensation de ti\u00e9deur, marque au poignet, restitution nocturne. J\u2019\u00e9crivis les mots \u201cretour \u00e0 l\u2019eau\u201d, puis reposai mon stylo. J\u2019\u00e9teignis la lampe. Dans le noir, ma main droite garda, encore quelques minutes, quelque chose de ti\u00e8de sans source. Le lendemain, je repassai par la berge. Rien n\u2019avait chang\u00e9. Une famille pique-niquait sur l\u2019herbe, des enfants jetaient des cailloux plats qui ricochaient, ravis. Le fleuve r\u00e9pondait avec sa logique calme, qui prend, qui rend, qui reprend encore. Je regardai mes mains. La marque avait disparu. Je rentrai chez moi, remis le dossier sur son \u00e9tag\u00e8re. Je n\u2019attendis aucune suite. J\u2019avais appris ce que je pouvais apprendre sans exc\u00e8s de mots. Le reste ne me regardait plus. --- Texte final : ## REGISTRE 1894 La lettre n\u2019avait pas \u00e9t\u00e9 post\u00e9e. Coinc\u00e9e derri\u00e8re des bordereaux, pochette translucide, en haut d\u2019un classeur que j\u2019avais repris avec la maison. L\u2019\u00e9criture de ma tante, droite, pos\u00e9e, puis la faille nette avant la signature. Une cote griffonn\u00e9e dans la marge. Deux mots rest\u00e9s en plan : \u00ab tu verras \u00bb. Rien d\u2019autre et pourtant tout, pour me remettre en route. Je notai la cote. Je cherchai le lieu. Magasin municipal, sous-sol lumineux, n\u00e9ons qui bourdonnent tr\u00e8s fin. Couloir carrel\u00e9, odeur de plastique et de carton, portes battantes, on passe deux grilles, on signe. Elle me tend des gants. Elle sort un bac en poly\u00e9thyl\u00e8ne, table inox, je lis le num\u00e9ro sur l\u2019\u00e9tiquette : m\u00eame racine que sur la lettre. On retire le film. L\u2019objet est l\u00e0. Ce n\u2019est rien, une pierre ovale, plus longue que large. Aucun grain, aucune veine. Gris mouill\u00e9. Je la prends \u00e0 deux mains. Elle est ti\u00e8de. Pas ti\u00e8de de soleil. Ti\u00e8de comme une paume qui a gard\u00e9 sa chaleur sous un tissu. La responsable dit : \u00ab On a not\u00e9 un \u00e9cart l\u00e9ger, voyez en bas de la fiche. \u00bb En bas de la fiche c\u2019est \u00e9crit : temp\u00e9rature sup\u00e9rieure \u00e0 ambiante, observation \u00e0 confirmer. Sourire administratif, stylo pr\u00eat au registre. Je signe, date du jour, cr\u00e9neau d\u2019acc\u00e8s. Quand je retire les gants, la peau me rend la chaleur en retard. Un cercle p\u00e2le au poignet, tr\u00e8s fin, sans douleur. Je n\u2019en dis rien. On referme le bac. Je rentre avec le dossier du professeur H. \u2014 reliure souple, tranche us\u00e9e, grande \u00e9criture : Vercors \/ Rh\u00f4ne \u2014 cultes \u2014 objets lisses ?. Dedans les coupures locales, 1986, une alerte sp\u00e9l\u00e9o sans gravit\u00e9 ; deux Polaroid ; la note paroissiale de 1894 recopi\u00e9e \u00e0 l\u2019encre bleue ; des cassettes audio \u00e9tiquet\u00e9es au feutre. Rien de spectaculaire. Juste l\u2019empilement r\u00e9gulier des preuves modestes. Je commence par l\u2019image. Table de camping, thermos, trois jeunes qui rient, veste polaire, front rouge de froid. Au centre, sur la toile plastique, l\u2019ovale, exactement calibr\u00e9. L\u2019ombre ne sait pas quoi faire avec lui ; on dirait qu\u2019il s\u2019enfonce tr\u00e8s l\u00e9g\u00e8rement dans la surface, illusion d\u2019optique peut-\u00eatre, peut-\u00eatre pas. Le bord brun du Polaroid commence \u00e0 migrer, chimie fatigu\u00e9e. Je glisse la photo sous une lampe plus forte. \u00c7a ne r\u00e9pond pas davantage. L\u2019\u0153il revient toujours au centre. La cassette ensuite. Le vieux lecteur a un capot qui tient mal, j\u2019appuie. Bande qui souffle, voix d\u2019homme avec des \u00ab euh \u00bb et une gouaille retenue : Luc, du club, raconte la remont\u00e9e par un boyau, l\u2019eau qui vous coupe le dos, puis la trouvaille, \u00ab un truc lisse, lisse comme rien, je te jure, c\u2019\u00e9tait chaud, on a rigol\u00e9, une bouillotte en pierre \u00bb. Il rit. On entend un frottement, une table peut-\u00eatre, un v\u00eatement. Puis : \u00ab La pierre \u00e9tait\u2026 \u00bb Coupure nette. Plus loin, un mot sur une petite cicatrice au poignet \u2014 \u00ab en rond, comme si j\u2019avais port\u00e9 un bracelet, \u00e7a a disparu \u00bb \u2014 et la disparition de l\u2019objet du coffre de la voiture au matin, serrure pas s\u00fbre. Il n\u2019insiste pas. La bande poursuit sur des banalit\u00e9s de club, puis s\u2019arr\u00eate d\u2019elle-m\u00eame, clac du ressort. La note de 1894. \u00c9criture serr\u00e9e, pr\u00eatre qui tient ses lignes, pas de d\u00e9bordements. On y parle d\u2019un trouble, d\u2019un rituel villageois dont le nom n\u2019est pas \u00e9crit, d\u2019une pierre de \u00ab douceur ind\u00e9cente \u00bb, les mots exactement ceux-l\u00e0 ou presque \u2014 l\u2019encre a bu, on devine. D\u00e9cision prise : jeter l\u2019objet dans l\u2019aven, \u00ab o\u00f9 l\u2019eau reprend ce qui lui appartient \u00bb. Le professeur H. a soulign\u00e9 trois fois siphon. L\u2019encre a mordu le papier \u00e0 ces traits-l\u00e0. Je fais un va-et-vient entre ces trois preuves : photo, bande, note. Je ne produis pas d\u2019hypoth\u00e8se. Je tiens seulement le fil des gestes. Je recopie deux dates. Je classe les feuilles d\u2019un autre ordre et reviens au premier, pour v\u00e9rifier que rien n\u2019a gliss\u00e9 dans la man\u0153uvre. Deux jours apr\u00e8s je retourne au magasin. M\u00eame couloir. M\u00eame bourdonnement de n\u00e9ons. La responsable a la politesse de ne pas s\u2019\u00e9tonner. Elle m\u2019apporte le bac. Elle plaisante doucement : \u00ab Il vous pla\u00eet, votre caillou ? \u00bb Je hausse les \u00e9paules, je dis \u00ab Corr\u00e9lation probable avec un vieux dossier \u00bb. On retire le film. M\u00eame ti\u00e9deur. Je demande une balance. Elle dit qu\u2019il n\u2019y en a pas ici. Je note l\u2019heure, l\u2019angle de lumi\u00e8re, rien qui compte vraiment, je le sais, mais je note. Mon poignet, sous le gant, chauffe \u00e0 l\u2019endroit exact o\u00f9 hier s\u2019\u00e9tait inscrit le cercle. J\u2019\u00f4te un gant, effleure la surface du dos de la main. Sensation stable, pas d\u2019augmentation. Je remets le gant. On referme. Chez moi, la marque a repris de la nettet\u00e9, anneau clair, comme apr\u00e8s un bijou trop serr\u00e9, puis s\u2019estompe vers le soir. Je dors mal, non pas parce que j\u2019ai peur, mais parce qu\u2019on a rang\u00e9 trop de pi\u00e8ces sur la table, qu\u2019on ne sait plus o\u00f9 poser la main. Au matin, je prends une feuille blanche, j\u2019\u00e9cris en t\u00eate : Consultation \u2014 objet ovale lisse \u2014 cote X \u2014 Rh\u00f4ne \u2014 juillet. Sous la ligne, je ne r\u00e9sume pas : je liste. Geste d\u2019archiviste sans autorit\u00e9. Le fleuve, je l\u2019ai dans la t\u00eate comme on a dans la t\u00eate les rues d\u2019avant, celles o\u00f9 on allait enfant quand on ne savait pas encore les noms. Les marches de pierre ont une pellicule d\u2019algues, on marche dedans en \u00e9cartant un peu les pieds. Les cyclistes passent au-dessus, les lampes font des lignes la nuit d\u00e8s qu\u2019ils acc\u00e9l\u00e8rent. Il faut attendre. Ne pas se presser. L\u2019eau se fait dense quand la lumi\u00e8re tombe. Je prends le sac de toile. Rien de clandestin, pas de secret h\u00e9ro\u00efque. Juste \u00e9viter les regards, parce que les gestes sont pauvres et qu\u2019ils se racontent mal aux passants. L\u2019objet p\u00e8se peu, moins qu\u2019on croirait. La chaleur dans la paume gagne un peu la peau du poignet, puis s\u2019arr\u00eate. Je pense au mot siphon, aux traits du professeur. Je pense \u00e0 la note o\u00f9 on dit \u00ab reprend \u00bb. Je ne pense pas \u00e0 ce que c\u2019est. J\u2019ai promis \u00e0 personne, mais la lettre m\u2019avait mis dans ce sens-l\u00e0. Je l\u00e2che. La pierre n\u2019a aucun roulis. Elle coupe l\u2019eau en silence. Je regarde la surface juste apr\u00e8s, ce moment o\u00f9 une chose a disparu mais laisse sa forme en creux, dans l\u2019onde. Les cercles s\u2019ouvrent, se perdent, puis il n\u2019y a plus rien \u00e0 voir que la marche gluante, l\u2019odeur d\u2019herbe mouill\u00e9e, une canette \u00e9cras\u00e9e deux marches plus haut, bruit sourd d\u2019une p\u00e9niche invisible. Je reste un temps qu\u2019on ne sait pas mesurer, sans faire de phrase. Je remonte. La marque au poignet a presque disparu au premier lampadaire. Chez moi je range le dossier \u00e0 sa place, pas trop haut, pas trop bas, l\u00e0 o\u00f9 on le retrouve sans grimper. Je r\u00e9\u00e9coute la cassette, un court passage. Le \u00ab la pierre \u00e9tait\u2026 \u00bb s\u2019arr\u00eate au m\u00eame endroit, c\u2019est normal, \u00e7a ne bougera pas. Je mets la photo en quatri\u00e8me de couverture du dossier, pour qu\u2019elle apparaisse d\u2019abord quand on ouvre. Je glisse la lettre de ma tante en couverture, comme un garde-fou. Je recopie encore une fois la date du jour, j\u2019ajoute : \u00ab restitution \u00bb. Je ne cherche pas de mot mieux. Je ne cherche pas d\u2019explication. Je mets le stylo dans le dos du dossier, c\u2019est une habitude que j\u2019ai gard\u00e9e d\u2019elle. Le lendemain je passe expr\u00e8s par le fleuve. Rien n\u2019insiste. Une famille sur l\u2019herbe, cris des enfants qui font sauter des cailloux plats, cinq ricochets, six, record, on applaudit. Je regarde la surface : elle a sa logique de toujours, elle prend et rend sans m\u00e9moire. J\u2019ouvre la main \u00e0 plat, paume en l\u2019air, pour voir si elle garde quelque chose. Rien. Une ti\u00e9deur ordinaire de peau au soleil, pas plus. Il y a des histoires qui n\u2019acceptent pas la suite. Ce n\u2019est pas une morale. Ce n\u2019est pas une victoire. C\u2019est un point o\u00f9 on ferme les dossiers et on les laisse nous regarder de leur rayon, sans menace. J\u2019\u00e9cris encore une ligne pour moi seul \u2014 \u00ab retour \u00e0 l\u2019eau \u00bb \u2014 puis j\u2019\u00e9teins. Dans le noir, la main garde un instant la sensation d\u2019avoir port\u00e9, comme on garde la sensation d\u2019une montre qu\u2019on a enlev\u00e9e. Cela passe. Je n\u2019ai pas gard\u00e9 de copie de la fiche du magasin. Je n\u2019ai pas pris de photo. Si on m\u2019avait demand\u00e9 d\u2019expliquer, j\u2019aurais repris le mot de la note, je crois : reprendre, c\u2019est suffisant. Il n\u2019y a pas d\u2019autre merveille ici que cette ti\u00e9deur sans raison. Tout le reste est papier, poussi\u00e8re propre, voix qu\u2019on entend mal. On vit assez longtemps avec \u00e7a. On range. On ferme la lumi\u00e8re. On laisse l\u2019eau faire son travail.",
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