{ "version": "https://jsonfeed.org/version/1.1", "title": "Le dibbouk", "home_page_url": "https:\/\/ledibbouk.net\/", "feed_url": "https:\/\/ledibbouk.net\/spip.php?page=feed_json", "language": "fr-FR", "items": [ { "id": "https:\/\/ledibbouk.net\/fait-divers.html", "url": "https:\/\/ledibbouk.net\/fait-divers.html", "title": "fait divers", "date_published": "2025-10-16T08:15:08Z", "date_modified": "2025-10-16T08:15:19Z", "author": {"name": "Patrick Blanchon"}, "content_html": "
La chaise a d\u00fb heurter le carrelage, bruit bref, net. Dans l\u2019\u00e9vier, deux tasses, marc coll\u00e9 au fond. Courbevoie, cinqui\u00e8me, fen\u00eatre entrouverte, rideau qui remue \u00e0 peine. Je dis “fait divers” pour me prot\u00e9ger du reste (comme si le mot suffisait). On raconte qu\u2019ils se voyaient depuis un moment. Il aurait voulu “arr\u00eater de parler”. Ou qu\u2019elle se taise. Formule pratique. Ce serait plut\u00f4t se taire lui-m\u00eame, mais je retire ce “plut\u00f4t”. Ce matin-l\u00e0, la t\u00e9l\u00e9vision chuchotait. Sur la table, un couteau \u00e0 manche de bois, d\u00e9tail inutile, donc important. On aime ces d\u00e9tails quand on n\u2019a plus acc\u00e8s au reste. On dira qu\u2019il a eu peur. On dira qu\u2019elle l\u2019a pouss\u00e9. On dira tout et son contraire. Est-ce qu\u2019on tue pour avoir la paix ou pour ne pas perdre ce qui en faisait office ? La paix ou raison, c\u2019est souvent la m\u00eame manie, deux faces du m\u00eame couteau : clore la sc\u00e8ne, distribuer le silence, ranger vite le plan de travail et ne rien r\u00e9gler. On croit qu\u2019une phrase finale mettra de l\u2019ordre. Elle met un couvercle. Le lendemain, tout recommence, plus bas, plus sourd. Je regarde la fen\u00eatre. L\u2019air passe. Rien ne conclut.<\/p>", "content_text": " La chaise a d\u00fb heurter le carrelage, bruit bref, net. Dans l\u2019\u00e9vier, deux tasses, marc coll\u00e9 au fond. Courbevoie, cinqui\u00e8me, fen\u00eatre entrouverte, rideau qui remue \u00e0 peine. Je dis \u201cfait divers\u201d pour me prot\u00e9ger du reste (comme si le mot suffisait). On raconte qu\u2019ils se voyaient depuis un moment. Il aurait voulu \u201carr\u00eater de parler\u201d. Ou qu\u2019elle se taise. Formule pratique. Ce serait plut\u00f4t se taire lui-m\u00eame, mais je retire ce \u201cplut\u00f4t\u201d. Ce matin-l\u00e0, la t\u00e9l\u00e9vision chuchotait. Sur la table, un couteau \u00e0 manche de bois, d\u00e9tail inutile, donc important. On aime ces d\u00e9tails quand on n\u2019a plus acc\u00e8s au reste. On dira qu\u2019il a eu peur. On dira qu\u2019elle l\u2019a pouss\u00e9. On dira tout et son contraire. Est-ce qu\u2019on tue pour avoir la paix ou pour ne pas perdre ce qui en faisait office ? La paix ou raison, c\u2019est souvent la m\u00eame manie, deux faces du m\u00eame couteau: clore la sc\u00e8ne, distribuer le silence, ranger vite le plan de travail et ne rien r\u00e9gler. On croit qu\u2019une phrase finale mettra de l\u2019ordre. Elle met un couvercle. Le lendemain, tout recommence, plus bas, plus sourd. Je regarde la fen\u00eatre. L\u2019air passe. Rien ne conclut. ", "image": "https:\/\/ledibbouk.net\/IMG\/logo\/hjiieaoapxr0_n0wmxdnkyqlolfvhvll8i_7fxtcdlm.webp?1760602500", "tags": ["fictions br\u00e8ves"] } ,{ "id": "https:\/\/ledibbouk.net\/la-lisiere.html", "url": "https:\/\/ledibbouk.net\/la-lisiere.html", "title": "La lisi\u00e8re", "date_published": "2025-10-09T15:02:45Z", "date_modified": "2025-10-09T15:03:20Z", "author": {"name": "Patrick Blanchon"}, "content_html": "
La for\u00eat tient lieu de repli : odeur d\u2019humus, \u00e9corce humide, lisi\u00e8re o\u00f9 la parole cesse et le souffle trouve sa cadence ; les lacs tiennent lieu d\u2019\u00e9coute, surface lisse qui ne rend rien et pourtant garde tout. Le v\u00e9lo trace une ligne pour se tenir vivant — non pas fuir, tenir au bord ; non pas h\u00e9ro\u00efsme, l\u2019allongement de la distance jusqu\u2019\u00e0 \u00e9puiser le nom ; chaque jour un peu plus, la route gagne sur la pi\u00e8ce. Ce qui serre revient, mais autrement : la col\u00e8re n\u2019est pas un cri, c\u2019est un d\u00e9p\u00f4t, une densit\u00e9 ; non pas un choc, une nappe qui monte, r\u00e9guli\u00e8re, exacte. On voudrait dispara\u00eetre, on reste ; on voudrait rester, mais autrement : p\u00e9daler jusqu\u2019\u00e0 n\u2019\u00eatre plus que jambes, souffle, goudron, et que la t\u00eate d\u00e9croche, \u00e0 peine tenue par la visi\u00e8re. L\u2019envie de fuir et l\u2019envie d\u2019\u00eatre l\u00e0 se tiennent ensemble — non pas contraires, tenons d\u2019une m\u00eame plaie ; le paysage accepte tout et ne r\u00e9pond de rien : les troncs se succ\u00e8dent, la cha\u00eene claque, un chien aboie sans insister. La haine gonfle, oui, mais non pas pour d\u00e9truire : pour \u00e9carter, pour tenir l\u2019aveu \u00e0 distance ; on croit \u00e0 la r\u00e9paration, on reconduit ; on croit \u00e0 la justice, on compte ; on compte, on compte encore, et l\u2019on apprend que les nombres n\u2019ouvrent pas. L\u2019amour n\u2019est pas cela ; ce n\u2019est pas l\u2019effort, ni l\u2019excuse, ni la dette pay\u00e9e de plus ; ce n\u2019est pas comprendre — c\u2019est laisser \u00eatre sans redresser. Alors on s\u2019arr\u00eate au bord du lac : le vent plisse \u00e0 peine la surface, la roue tourne encore dans le vide, et le cercle demeure priv\u00e9 de centre.<\/p>", "content_text": " La for\u00eat tient lieu de repli : odeur d\u2019humus, \u00e9corce humide, lisi\u00e8re o\u00f9 la parole cesse et le souffle trouve sa cadence ; les lacs tiennent lieu d\u2019\u00e9coute, surface lisse qui ne rend rien et pourtant garde tout. Le v\u00e9lo trace une ligne pour se tenir vivant \u2014 non pas fuir, tenir au bord ; non pas h\u00e9ro\u00efsme, l\u2019allongement de la distance jusqu\u2019\u00e0 \u00e9puiser le nom ; chaque jour un peu plus, la route gagne sur la pi\u00e8ce. Ce qui serre revient, mais autrement : la col\u00e8re n\u2019est pas un cri, c\u2019est un d\u00e9p\u00f4t, une densit\u00e9 ; non pas un choc, une nappe qui monte, r\u00e9guli\u00e8re, exacte. On voudrait dispara\u00eetre, on reste ; on voudrait rester, mais autrement : p\u00e9daler jusqu\u2019\u00e0 n\u2019\u00eatre plus que jambes, souffle, goudron, et que la t\u00eate d\u00e9croche, \u00e0 peine tenue par la visi\u00e8re. L\u2019envie de fuir et l\u2019envie d\u2019\u00eatre l\u00e0 se tiennent ensemble \u2014 non pas contraires, tenons d\u2019une m\u00eame plaie ; le paysage accepte tout et ne r\u00e9pond de rien : les troncs se succ\u00e8dent, la cha\u00eene claque, un chien aboie sans insister. La haine gonfle, oui, mais non pas pour d\u00e9truire : pour \u00e9carter, pour tenir l\u2019aveu \u00e0 distance ; on croit \u00e0 la r\u00e9paration, on reconduit ; on croit \u00e0 la justice, on compte ; on compte, on compte encore, et l\u2019on apprend que les nombres n\u2019ouvrent pas. L\u2019amour n\u2019est pas cela ; ce n\u2019est pas l\u2019effort, ni l\u2019excuse, ni la dette pay\u00e9e de plus ; ce n\u2019est pas comprendre \u2014 c\u2019est laisser \u00eatre sans redresser. Alors on s\u2019arr\u00eate au bord du lac : le vent plisse \u00e0 peine la surface, la roue tourne encore dans le vide, et le cercle demeure priv\u00e9 de centre. ", "image": "https:\/\/ledibbouk.net\/IMG\/logo\/aumance-herisson.webp?1760022116", "tags": ["fictions br\u00e8ves", "Narration et Exp\u00e9rimentation"] } ,{ "id": "https:\/\/ledibbouk.net\/tenir-l-aveu-a-distance.html", "url": "https:\/\/ledibbouk.net\/tenir-l-aveu-a-distance.html", "title": "tenir l'aveu \u00e0 distance", "date_published": "2025-10-09T14:50:21Z", "date_modified": "2025-10-09T14:50:21Z", "author": {"name": "Patrick Blanchon"}, "content_html": "
La cuisine tient lieu de tout : carrelage froid, formica, aluminium des pieds de table, peinture verte, paillasse o\u00f9 les cuivres reposent propres ; l\u2019automne entre avec l\u2019humidit\u00e9 des manteaux. On parle des r\u00e9sultats, non pas pour comprendre, pour tenir l\u2019aveu \u00e0 distance ; il revient de la route — parkings, chambres impersonnelles, odeur d\u2019essence — et la solitude des kilom\u00e8tres a d\u00e9j\u00e0 serr\u00e9 la main avant qu\u2019elle ne se referme. Non pas l\u2019enfant qu\u2019il ne comprend pas, plut\u00f4t celui qu\u2019il comprend trop : m\u00eame inflexion, m\u00eame d\u00e9robade, et l\u2019obligation tacite de r\u00e9parer ce qui a manqu\u00e9. Ce qui arrive n\u2019arrive pas : le geste survient comme si de tout temps il avait \u00e9t\u00e9 l\u00e0, et l\u2019on reste \u00e0 la m\u00eame place, tenu par le quadrillage des dalles et la ligne brillante des pieds d\u2019aluminium ; on ne nomme pas, on respire court, on attend que la pi\u00e8ce rel\u00e2che. La violence, la rage, l\u2019amour — ensemble et pourtant s\u00e9par\u00e9s : on croit choisir, on reconduit ; non pas une premi\u00e8re fois, la r\u00e9p\u00e9tition comme loi domestique, saisonni\u00e8re, exacte. La peinture verte garde la lumi\u00e8re basse ; les cuivres tiennent le silence ; le formica renvoie le visage sans centre. Alors l\u2019automne se replie dans l\u2019odeur du caf\u00e9 ti\u00e8de, la table refait son rectangle, et sur le carrelage la fra\u00eecheur persiste — rien d\u2019autre.<\/p>", "content_text": " La cuisine tient lieu de tout : carrelage froid, formica, aluminium des pieds de table, peinture verte, paillasse o\u00f9 les cuivres reposent propres ; l\u2019automne entre avec l\u2019humidit\u00e9 des manteaux. On parle des r\u00e9sultats, non pas pour comprendre, pour tenir l\u2019aveu \u00e0 distance ; il revient de la route \u2014 parkings, chambres impersonnelles, odeur d\u2019essence \u2014 et la solitude des kilom\u00e8tres a d\u00e9j\u00e0 serr\u00e9 la main avant qu\u2019elle ne se referme. Non pas l\u2019enfant qu\u2019il ne comprend pas, plut\u00f4t celui qu\u2019il comprend trop : m\u00eame inflexion, m\u00eame d\u00e9robade, et l\u2019obligation tacite de r\u00e9parer ce qui a manqu\u00e9. Ce qui arrive n\u2019arrive pas : le geste survient comme si de tout temps il avait \u00e9t\u00e9 l\u00e0, et l\u2019on reste \u00e0 la m\u00eame place, tenu par le quadrillage des dalles et la ligne brillante des pieds d\u2019aluminium ; on ne nomme pas, on respire court, on attend que la pi\u00e8ce rel\u00e2che. La violence, la rage, l\u2019amour \u2014 ensemble et pourtant s\u00e9par\u00e9s : on croit choisir, on reconduit ; non pas une premi\u00e8re fois, la r\u00e9p\u00e9tition comme loi domestique, saisonni\u00e8re, exacte. La peinture verte garde la lumi\u00e8re basse ; les cuivres tiennent le silence ; le formica renvoie le visage sans centre. Alors l\u2019automne se replie dans l\u2019odeur du caf\u00e9 ti\u00e8de, la table refait son rectangle, et sur le carrelage la fra\u00eecheur persiste \u2014 rien d\u2019autre. ", "image": "https:\/\/ledibbouk.net\/IMG\/logo\/formica.jpg?1760021368", "tags": ["fictions br\u00e8ves", "Narration et Exp\u00e9rimentation"] } ,{ "id": "https:\/\/ledibbouk.net\/ce-qui-vient-sans-venir.html", "url": "https:\/\/ledibbouk.net\/ce-qui-vient-sans-venir.html", "title": "Ce qui vient sans venir", "date_published": "2025-10-09T11:34:37Z", "date_modified": "2025-10-09T11:34:37Z", "author": {"name": "Patrick Blanchon"}, "content_html": "
\u00c9t\u00e9, Bourbonnais : on parle pour ne rien avouer ; trois amis, une fille ; l\u2019air chauffe ; la pluie d\u00e9cide tout. Non pas une averse, mais une chute qui efface la route et fait de la grange un lieu ; non pas dedans ni dehors, un seuil, le plus \u00e9troit. La guitare cherche un centre — deux accords, \u00e0 peine —, mais le centre manque, glisse avec l\u2019eau le long des pierres ; on se rassemble, non pour \u00eatre ensemble, pour tenir \u00e0 l\u2019abri du nom. Cela arrive (ce qui n\u2019arrive pas) : dans l\u2019encadrement, la lumi\u00e8re avant la personne ; une robe blanche que le jour traverse ; N., s\u0153ur de la fille, et pourtant \u00e9trang\u00e8re, comme si la parent\u00e9 avait \u00e9t\u00e9 retir\u00e9e. Gr\u00e2ce : non pas faveur, non pas bonheur, mais suspension ; quelque chose \u00f4te la parole, met le corps \u00e0 part, le c\u0153ur hors de lui. On ne sait pas si c\u2019est entrer ou nous rejoindre ; elle ne vient pas, elle est venue, et avec elle l\u2019\u00e9cart. Le coup au c\u0153ur — non pas choc, d\u00e9placement — d\u00e9fait les gestes : les doigts ne touchent plus les cordes, ils gardent la distance. On ne voit pas son visage ; c\u2019est la porte qui regarde. La pluie, reprise par le vent, devient une ligne claire ; la grange devient son contraire ; et ce qui reste de l\u2019apr\u00e8s-midi, tenu dans ce cadre, recommence \u00e0 manquer.<\/p>", "content_text": " \u00c9t\u00e9, Bourbonnais : on parle pour ne rien avouer ; trois amis, une fille ; l\u2019air chauffe ; la pluie d\u00e9cide tout. Non pas une averse, mais une chute qui efface la route et fait de la grange un lieu ; non pas dedans ni dehors, un seuil, le plus \u00e9troit. La guitare cherche un centre \u2014 deux accords, \u00e0 peine \u2014, mais le centre manque, glisse avec l\u2019eau le long des pierres ; on se rassemble, non pour \u00eatre ensemble, pour tenir \u00e0 l\u2019abri du nom. Cela arrive (ce qui n\u2019arrive pas) : dans l\u2019encadrement, la lumi\u00e8re avant la personne ; une robe blanche que le jour traverse ; N., s\u0153ur de la fille, et pourtant \u00e9trang\u00e8re, comme si la parent\u00e9 avait \u00e9t\u00e9 retir\u00e9e. Gr\u00e2ce : non pas faveur, non pas bonheur, mais suspension ; quelque chose \u00f4te la parole, met le corps \u00e0 part, le c\u0153ur hors de lui. On ne sait pas si c\u2019est entrer ou nous rejoindre ; elle ne vient pas, elle est venue, et avec elle l\u2019\u00e9cart. Le coup au c\u0153ur \u2014 non pas choc, d\u00e9placement \u2014 d\u00e9fait les gestes : les doigts ne touchent plus les cordes, ils gardent la distance. On ne voit pas son visage ; c\u2019est la porte qui regarde. La pluie, reprise par le vent, devient une ligne claire ; la grange devient son contraire ; et ce qui reste de l\u2019apr\u00e8s-midi, tenu dans ce cadre, recommence \u00e0 manquer. ", "image": "https:\/\/ledibbouk.net\/IMG\/logo\/grange.png?1760009672", "tags": ["fictions br\u00e8ves"] } ,{ "id": "https:\/\/ledibbouk.net\/pov.html", "url": "https:\/\/ledibbouk.net\/pov.html", "title": "POV", "date_published": "2025-09-30T06:17:14Z", "date_modified": "2025-09-30T06:17:22Z", "author": {"name": "Patrick Blanchon"}, "content_html": "
Je me l\u00e8ve, encore flou, je tends la main. Le t\u00e9l\u00e9phone est d\u00e9j\u00e0 ti\u00e8de, fid\u00e8le comme une vieille bouillotte. Premier \u00e9cran : un brunch \u00e0 Barcelone, \u0153ufs brouill\u00e9s napp\u00e9s d\u2019une sauce teriyaki (ou tahiaki, on ne sait plus), trois pignons de pin pos\u00e9s comme des survivants, quelques graines de s\u00e9same luisantes. Et la cive, toujours la cive, qu\u2019aucun rayon de supermarch\u00e9 ne daigne fournir.<\/p>\n
Je ferme. Je rouvre. Un wok de chou chinois sous une cascade de worcester mal orthographi\u00e9e, une citation fausse de Rimbaud, un chat qui tombe de sa table avec conviction. M\u00eame brunch, m\u00eame cive.<\/p>\n
Parfois surgit une silhouette de femme : longues jambes nues, cadrage appliqu\u00e9. En surimpression :
\n« cc bb vien me voire ojd soir 100% real tkt dsl pr la foto stp cliK ICI ».
\nChaque mot un caillou dans la chaussure. cc pour coucou, bb pour b\u00e9b\u00e9, ojd pour aujourd\u2019hui, tkt pour t\u2019inqui\u00e8te, dsl pour d\u00e9sol\u00e9. Une langue coup\u00e9e en morceaux, bricol\u00e9e pour s\u00e9duire mais qui ne fait que repousser. Je scrolle plus vite, presque soulag\u00e9.<\/p>\n
Je ferme. Je rouvre. Nouvelle indignation recycl\u00e9e, nouvelle danse en short fluo, nouvelles sauces : worcester, teriyaki, sriracha. La cive refait surface, fantomatique. Et revoici les jambes, accompagn\u00e9es cette fois d\u2019un « rdv a tt bb », suivi d\u2019un « pk tu reponds pas mdrr ». Le charme est cass\u00e9 avant m\u00eame d\u2019avoir exist\u00e9.<\/p>\n
Tout devient glossaire : cc, bb, rdv, ojd, pk, pkoi, tkt, dsl, svp, stp, msg, a tt, a+, mdrr, ptdr, vien me voire, je taten, 100% real, cliK ICI. Une incantation absurde qui se r\u00e9p\u00e8te comme une pri\u00e8re m\u00e9canique.<\/p>\n
Et puis, l\u2019in\u00e9vitable : POV. Trois lettres en majuscules, plant\u00e9es l\u00e0 sans explication. Point Of View, para\u00eet-il. Mais ici, c\u2019est juste une enseigne clignotante qui me place de force dans un r\u00f4le idiot. « POV : tu me regarde », « POV : tu vien ojd bb 100% real », « POV : tu scroll tjrs ». Comme si on devait m\u2019indiquer o\u00f9 mettre mes yeux, ou quoi penser de ce que je vois.<\/p>\n
Je crois ouvrir une fen\u00eatre, mais c\u2019est une cage. Chaque geste qui devait me distraire me ram\u00e8ne \u00e0 la m\u00eame boucle : sauces \u00e0 la mode, pignons de pin, cive introuvable, worcester mal orthographi\u00e9e, jambes pixelis\u00e9es couvertes de fautes, glossaire d\u2019abr\u00e9viations incompr\u00e9hensibles. Tout revient, tout insiste, tout sature.<\/p>\n
Je ferme. Je garde le t\u00e9l\u00e9phone en main. \u00c9cran noir, toujours chaud. Je regarde dehors : lumi\u00e8re blanche, arbres agit\u00e9s, l\u2019air qui circule librement. Je me dis : peut-\u00eatre que c\u2019est l\u00e0 l\u2019\u00e9vasion. Mais d\u00e9j\u00e0 le pouce revient, comme malgr\u00e9 moi. Et reparaissent les sauces, la cive, les jambes, les fautes, le glossaire, le POV.<\/p>", "content_text": "Je me l\u00e8ve, encore flou, je tends la main. Le t\u00e9l\u00e9phone est d\u00e9j\u00e0 ti\u00e8de, fid\u00e8le comme une vieille bouillotte. Premier \u00e9cran : un brunch \u00e0 Barcelone, \u0153ufs brouill\u00e9s napp\u00e9s d\u2019une sauce teriyaki (ou tahiaki, on ne sait plus), trois pignons de pin pos\u00e9s comme des survivants, quelques graines de s\u00e9same luisantes. Et la cive, toujours la cive, qu\u2019aucun rayon de supermarch\u00e9 ne daigne fournir. Je ferme. Je rouvre. Un wok de chou chinois sous une cascade de worcester mal orthographi\u00e9e, une citation fausse de Rimbaud, un chat qui tombe de sa table avec conviction. M\u00eame brunch, m\u00eame cive. Parfois surgit une silhouette de femme : longues jambes nues, cadrage appliqu\u00e9. En surimpression : \u00ab cc bb vien me voire ojd soir 100% real tkt dsl pr la foto stp cliK ICI \u00bb. Chaque mot un caillou dans la chaussure. cc pour coucou, bb pour b\u00e9b\u00e9, ojd pour aujourd\u2019hui, tkt pour t\u2019inqui\u00e8te, dsl pour d\u00e9sol\u00e9. Une langue coup\u00e9e en morceaux, bricol\u00e9e pour s\u00e9duire mais qui ne fait que repousser. Je scrolle plus vite, presque soulag\u00e9. Je ferme. Je rouvre. Nouvelle indignation recycl\u00e9e, nouvelle danse en short fluo, nouvelles sauces : worcester, teriyaki, sriracha. La cive refait surface, fantomatique. Et revoici les jambes, accompagn\u00e9es cette fois d\u2019un \u00ab rdv a tt bb \u00bb, suivi d\u2019un \u00ab pk tu reponds pas mdrr \u00bb. Le charme est cass\u00e9 avant m\u00eame d\u2019avoir exist\u00e9. Tout devient glossaire : cc, bb, rdv, ojd, pk, pkoi, tkt, dsl, svp, stp, msg, a tt, a+, mdrr, ptdr, vien me voire, je taten, 100% real, cliK ICI. Une incantation absurde qui se r\u00e9p\u00e8te comme une pri\u00e8re m\u00e9canique. Et puis, l\u2019in\u00e9vitable : POV. Trois lettres en majuscules, plant\u00e9es l\u00e0 sans explication. Point Of View, para\u00eet-il. Mais ici, c\u2019est juste une enseigne clignotante qui me place de force dans un r\u00f4le idiot. \u00ab POV : tu me regarde \u00bb, \u00ab POV : tu vien ojd bb 100% real \u00bb, \u00ab POV : tu scroll tjrs \u00bb. Comme si on devait m\u2019indiquer o\u00f9 mettre mes yeux, ou quoi penser de ce que je vois. Je crois ouvrir une fen\u00eatre, mais c\u2019est une cage. Chaque geste qui devait me distraire me ram\u00e8ne \u00e0 la m\u00eame boucle : sauces \u00e0 la mode, pignons de pin, cive introuvable, worcester mal orthographi\u00e9e, jambes pixelis\u00e9es couvertes de fautes, glossaire d\u2019abr\u00e9viations incompr\u00e9hensibles. Tout revient, tout insiste, tout sature. Je ferme. Je garde le t\u00e9l\u00e9phone en main. \u00c9cran noir, toujours chaud. Je regarde dehors : lumi\u00e8re blanche, arbres agit\u00e9s, l\u2019air qui circule librement. Je me dis : peut-\u00eatre que c\u2019est l\u00e0 l\u2019\u00e9vasion. Mais d\u00e9j\u00e0 le pouce revient, comme malgr\u00e9 moi. Et reparaissent les sauces, la cive, les jambes, les fautes, le glossaire, le POV.", "image": "https:\/\/ledibbouk.net\/IMG\/logo\/paradox.webp?1759213030", "tags": ["fictions br\u00e8ves"] } ,{ "id": "https:\/\/ledibbouk.net\/vehicules.html", "url": "https:\/\/ledibbouk.net\/vehicules.html", "title": "V\u00e9hicules", "date_published": "2025-09-27T06:34:25Z", "date_modified": "2025-09-27T06:34:58Z", "author": {"name": "Patrick Blanchon"}, "content_html": "
Un neuf, jamais. Une seule fois, honte encore. Depuis, seulement l\u2019occasion. Obsolescences d\u00e9j\u00e0 entam\u00e9es. Carcasses laiss\u00e9es pour compte. Les autres font leurs comptes. Moi je dis : \u00e7a roule encore. Jusqu\u2019\u00e0 la ville d\u2019\u00e0 c\u00f4t\u00e9. Pas plus.<\/p>\n
Une ann\u00e9e pourtant j\u2019ai tent\u00e9 plus loin. L\u2019ann\u00e9e d\u2019avant aussi. Avec une r\u00e9vision, un peu d\u2019attention, le vieux moteur a suivi.<\/p>\n
Il en va de m\u00eame pour d\u2019autres v\u00e9hicules : col\u00e8re, envie, concupiscence. Us\u00e9s jusqu\u2019\u00e0 la corde par des milliers de mains.<\/p>\n
Pas de garagiste pour \u00e7a. J\u2019ouvre le capot. Odeur d\u2019huile br\u00fbl\u00e9e. Doigts noirs. La cl\u00e9 ripe. Silence. Puis un cognement sec, \u00e0 l\u2019int\u00e9rieur<\/p>", "content_text": "Un neuf, jamais. Une seule fois, honte encore. Depuis, seulement l\u2019occasion. Obsolescences d\u00e9j\u00e0 entam\u00e9es. Carcasses laiss\u00e9es pour compte. Les autres font leurs comptes. Moi je dis : \u00e7a roule encore. Jusqu\u2019\u00e0 la ville d\u2019\u00e0 c\u00f4t\u00e9. Pas plus. Une ann\u00e9e pourtant j\u2019ai tent\u00e9 plus loin. L\u2019ann\u00e9e d\u2019avant aussi. Avec une r\u00e9vision, un peu d\u2019attention, le vieux moteur a suivi. Il en va de m\u00eame pour d\u2019autres v\u00e9hicules : col\u00e8re, envie, concupiscence. Us\u00e9s jusqu\u2019\u00e0 la corde par des milliers de mains. Pas de garagiste pour \u00e7a. J\u2019ouvre le capot. Odeur d\u2019huile br\u00fbl\u00e9e. Doigts noirs. La cl\u00e9 ripe. Silence. Puis un cognement sec, \u00e0 l\u2019int\u00e9rieur", "image": "https:\/\/ledibbouk.net\/IMG\/logo\/cuba-2006-2.jpg?1758954834", "tags": ["fictions br\u00e8ves"] } ,{ "id": "https:\/\/ledibbouk.net\/ligne-editoriale-3340.html", "url": "https:\/\/ledibbouk.net\/ligne-editoriale-3340.html", "title": "Ligne \u00e9ditoriale", "date_published": "2025-09-10T16:37:55Z", "date_modified": "2025-09-10T16:48:48Z", "author": {"name": "Patrick Blanchon"}, "content_html": "
— Et Gaza ?\n On croit toujours qu\u2019il suffit d\u2019appeler. Qu\u2019un pr\u00e9nom ram\u00e8ne l\u2019enfant, le conjoint, l\u2019ami, dans la lumi\u00e8re commune. Mais parfois le nom n\u2019ouvre rien, il ne fait que taper contre une cloison. Alors l\u2019appel insiste, s\u2019envenime, devient conflit. On oublie que certains silences ne sont pas vides mais habit\u00e9s, qu\u2019ils contiennent plus de voix qu\u2019une r\u00e9ponse. C\u2019est peut-\u00eatre \u00e7a, l\u2019h\u00e9ritage : non pas des mots transmis, mais un gouffre qui se transmet de bouche en bouche.<\/em><\/p>\n Brouillon — texte en cours<\/em><\/p>\n Le gar\u00e7on restait assis \u00e0 table, fourchette dans la main, les yeux baiss\u00e9s sur l\u2019assiette. Le p\u00e8re l\u2019appela une premi\u00e8re fois, doucement, puis plus fort. Rien. Pas un geste. Pas m\u00eame ce sursaut r\u00e9flexe qu\u2019on attend quand on entend son pr\u00e9nom.<\/p>\n Ils mangeaient dans le salon, au rez-de-chauss\u00e9e d\u2019un immeuble de banlieue, sud-est de Paris, pr\u00e8s de Melun. La fen\u00eatre donnait sur d\u2019autres barres, align\u00e9es comme des miroirs gris. Le mobilier n\u2019avait pas boug\u00e9 depuis des ann\u00e9es. Canap\u00e9 en tissu, table basse en verre, buffet imitation ch\u00eane. Tout avait \u00e9t\u00e9 choisi en commun, au temps du couple. Depuis le divorce, rien n\u2019avait chang\u00e9. Fig\u00e9. Comme si chaque repas se prenait encore dans l\u2019ombre de cette vie pass\u00e9e.<\/p>\n La lumi\u00e8re blanche du plafonnier, le tic-tac de l\u2019horloge murale, l\u2019odeur de viande refroidie. Rien d\u2019exceptionnel. Et pourtant, dans ce silence, tout devenait lourd. Le p\u00e8re l\u00e2cha sa fourchette sur la table : bruit sec. Le gar\u00e7on ne broncha pas.<\/p>\n Ce n\u2019\u00e9tait pas la premi\u00e8re fois. Ni la deuxi\u00e8me. Le p\u00e8re savait qu\u2019on ne parlait pas ici d\u2019un caprice. Il reconnaissait la sc\u00e8ne, il en connaissait le poison. Des ann\u00e9es plus t\u00f4t, dans d\u2019autres pi\u00e8ces, d\u2019autres repas, il avait vu la m\u00eame fixit\u00e9. Le m\u00eame refus. Mais ce n\u2019\u00e9tait pas vraiment un refus. Plut\u00f4t une impossibilit\u00e9, comme si la voix s\u2019\u00e9tait barricad\u00e9e \u00e0 l\u2019int\u00e9rieur. Il avait tout essay\u00e9 alors : reproches, douceur, menaces, patience. Rien n\u2019avait franchi la paroi. Ce silence, il l\u2019avait pay\u00e9 cher : divorce, audiences, rapports de travailleurs sociaux.<\/p>\n Maintenant, c\u2019\u00e9tait son fils. La m\u00eame immobilit\u00e9, le m\u00eame vide au moment de r\u00e9pondre. La ressemblance lui serrait la gorge. Dans les dossiers, on parlait d\u2019« incapacit\u00e9 relationnelle », d\u2019« isolement », de « difficult\u00e9s scolaires ». Des mots administratifs pour recouvrir un trou b\u00e9ant. Mais le p\u00e8re savait que ce n\u2019\u00e9tait pas seulement \u00e7a.<\/p>\n Il se souvenait. Une fois ou deux, dans la bouche de son ex-femme, il avait entendu pire qu\u2019un silence : une voix \u00e9trang\u00e8re, sortie d\u2019elle, quand on l\u2019avait trop press\u00e9e. Un son qui n\u2019appartenait \u00e0 personne.<\/p>\n Il se disait que \u00e7a ne pouvait pas revenir. Qu\u2019il se faisait des id\u00e9es. Il ne pouvait pas s\u2019agir d\u2019une maladie contagieuse. Mais il suffisait de regarder le gar\u00e7on : crispation de la gorge, menton rentr\u00e9 comme pour se prot\u00e9ger, attente immobile jusqu\u2019\u00e0 ce que l\u2019autre renonce. Tout cela, il l\u2019avait d\u00e9j\u00e0 vu. Non, pire : subi. Et maintenant, c\u2019\u00e9tait revenu. Par le sang ou par la m\u00e9moire, peu importait. R\u00e9p\u00e9tition. Contagion invisible.<\/p>\n Le p\u00e8re d\u00e9tourna le regard. Il savait pourtant qu\u2019\u00e0 cet instant, m\u00eame absente, la m\u00e8re \u00e9tait l\u00e0. Pr\u00e9sente dans le silence de l\u2019enfant, comme un spectre sans visage.<\/p>\n Il allait se lever, ramasser les assiettes, quand il l\u2019entendit. Ce n\u2019\u00e9tait pas la voix du gar\u00e7on. Pas non plus la sienne. Un son bref, \u00e9trangl\u00e9, qui venait pourtant de la bouche de l\u2019enfant. Deux syllabes, tordues, m\u00e9connaissables. Le p\u00e8re eut un frisson imm\u00e9diat : il connaissait ce son. Il l\u2019avait entendu des ann\u00e9es plus t\u00f4t, en pleine dispute, quand sa femme avait c\u00e9d\u00e9 sous ses questions. M\u00eame intonation d\u00e9cal\u00e9e. M\u00eame voix qui n\u2019appartenait pas au corps qui la produisait.<\/p>\n Le gar\u00e7on releva enfin les yeux. Ses l\u00e8vres bougeaient encore, mais aucun mot n\u2019en sortait. Juste ce souffle m\u00e9tallique, un reste d\u2019\u00e9cho.<\/p>\n Le son s\u2019\u00e9teignit aussi vite qu\u2019il \u00e9tait apparu. Le gar\u00e7on reprit sa posture, les \u00e9paules vo\u00fbt\u00e9es, comme si rien n\u2019avait eu lieu. Le p\u00e8re resta immobile. Dans sa t\u00eate, tout se m\u00e9langeait : ce qu\u2019il venait d\u2019entendre, ce qu\u2019il avait d\u00e9j\u00e0 v\u00e9cu, et ce qu\u2019il n\u2019avait jamais r\u00e9ussi \u00e0 formuler.<\/p>\n Il n\u2019en parlait \u00e0 personne. Pas aux professeurs, pas aux travailleurs sociaux, encore moins aux m\u00e9decins. Que leur dire ? Qu\u2019au moment o\u00f9 on l\u2019appelle par son pr\u00e9nom, son fils devient une ouverture, un seuil o\u00f9 passe une voix \u00e9trang\u00e8re ? Qu\u2019il avait connu la m\u00eame chose avec sa femme, et que c\u2019\u00e9tait peut-\u00eatre pour cela qu\u2019elle s\u2019\u00e9tait bris\u00e9e ? On aurait parl\u00e9 d\u2019hallucination, de d\u00e9lire.<\/p>\n Mais lui savait. R\u00e9pondre, pour eux, n\u2019\u00e9tait pas seulement r\u00e9pondre. C\u2019\u00e9tait c\u00e9der le passage. Et dans ce passage, quelque chose se glissait. Une pr\u00e9sence sans nom, sans \u00e2ge, sans visage.<\/p>\n Il observa son fils. La gorge crisp\u00e9e, respiration courte. Comme s\u2019il retenait une voix qui n\u2019\u00e9tait pas la sienne. Le p\u00e8re se dit qu\u2019il ne devait pas insister. Que le silence tenait la porte ferm\u00e9e. Et qu\u2019un jour peut-\u00eatre, si l\u2019enfant c\u00e9dait, il ne resterait plus grand-chose de lui.<\/p>\n Les jours suivants confirm\u00e8rent la crainte. \u00c0 l\u2019\u00e9cole, le gar\u00e7on ne r\u00e9pondait pas \u00e0 l\u2019appel. On pronon\u00e7ait son nom, une fois, deux fois. Il restait l\u00e0, immobile, fixant son cahier. Les camarades ricanaient, puis s\u2019\u00e9nervaient. Ils le bousculaient. Cela finissait toujours en \u00e9clats, en sanctions.<\/p>\n Dans la rue, une voisine l\u2019interpella un matin. Pas de r\u00e9ponse. Elle insista, s\u00e8che. Le p\u00e8re, \u00e0 la fen\u00eatre, entendit de nouveau ce son court, cette syllabe d\u00e9form\u00e9e, inhumaine. La voisine se retourna, surprise, comme si la voix venait d\u2019ailleurs.<\/p>\n \u00c0 la maison, les repas \u00e9taient devenus des \u00e9preuves. Le p\u00e8re r\u00e9p\u00e9tait calmement, tentait d\u2019\u00e9viter la col\u00e8re. Chaque appel \u00e9chouait dans le m\u00eame mur. Derri\u00e8re, parfois, s\u2019\u00e9chappait ce souffle m\u00e9tallique. Alors il se levait brusquement, saisissait son fils par les \u00e9paules, le secouait. L\u2019enfant tremblait, les yeux embu\u00e9s, mais aucun mot ne sortait.<\/p>\n Le p\u00e8re n\u2019osait plus prononcer son pr\u00e9nom. Le dire revenait \u00e0 tendre une clef, risquer que la serrure c\u00e8de. Il se contentait de gestes, d\u2019intonations vagues. Nommer \u00e9tait d\u00e9j\u00e0 trop.<\/p>\n Un soir d\u2019automne, la lumi\u00e8re tombait, grise, sur la petite maison. Le p\u00e8re d\u00e9barrassait la table. Le gar\u00e7on s\u2019\u00e9tait retir\u00e9 dans sa chambre. Silence. Le ronron du frigo. Le souffle du vent contre les volets.<\/p>\n Puis la voix retentit. Pas \u00e9trang\u00e8re. Trop famili\u00e8re. On appelait le pr\u00e9nom du gar\u00e7on depuis le jardin. Une, deux, trois fois. Chaque syllabe franchissait la fen\u00eatre entrouverte avec une nettet\u00e9 troublante.<\/p>\n Le p\u00e8re se figea. La m\u00e8re vivait \u00e0 des kilom\u00e8tres. Elle n\u2019avait plus le droit d\u2019approcher. Pourtant c\u2019\u00e9tait bien son timbre. Ses inflexions. Mais alt\u00e9r\u00e9es, comme si elles avaient voyag\u00e9 trop loin avant d\u2019arriver l\u00e0.<\/p>\n Dans le couloir, il entendit le pas de son fils. Le frottement des chaussettes sur le sol. L\u2019enfant avan\u00e7ait vers la porte d\u2019entr\u00e9e, attir\u00e9. Le p\u00e8re bondit, l\u2019attrapa par le bras au moment o\u00f9 il tendait d\u00e9j\u00e0 la main vers la poign\u00e9e.<\/p>\n Le gar\u00e7on se retourna. Ses yeux agrandis, presque vides. Ses l\u00e8vres pr\u00eates \u00e0 laisser passer quelque chose qui n\u2019\u00e9tait pas lui. Le p\u00e8re posa sa main contre sa bouche, fermement.<\/p>\n Dehors, la voix appela encore, plus proche, comme si elle se tenait d\u00e9j\u00e0 dans le jardin. Puis plus rien.<\/p>\n Ils rest\u00e8rent fig\u00e9s ainsi, dans le silence compact de la maison. Le p\u00e8re sentait sous sa paume la chaleur, la respiration courte. Et derri\u00e8re cette respiration, la pouss\u00e9e d\u2019un mot qui ne devait pas sortir.<\/p>\n Il retira lentement sa main. Le gar\u00e7on baissa les yeux. Ils n\u2019\u00e9chang\u00e8rent pas un mot.<\/p>",
"content_text": " ### codicille: *On croit toujours qu\u2019il suffit d\u2019appeler. Qu\u2019un pr\u00e9nom ram\u00e8ne l\u2019enfant, le conjoint, l\u2019ami, dans la lumi\u00e8re commune. Mais parfois le nom n\u2019ouvre rien, il ne fait que taper contre une cloison. Alors l\u2019appel insiste, s\u2019envenime, devient conflit. On oublie que certains silences ne sont pas vides mais habit\u00e9s, qu\u2019ils contiennent plus de voix qu\u2019une r\u00e9ponse. C\u2019est peut-\u00eatre \u00e7a, l\u2019h\u00e9ritage : non pas des mots transmis, mais un gouffre qui se transmet de bouche en bouche.* _Brouillon \u2014 texte en cours_ --- Le gar\u00e7on restait assis \u00e0 table, fourchette dans la main, les yeux baiss\u00e9s sur l\u2019assiette. Le p\u00e8re l\u2019appela une premi\u00e8re fois, doucement, puis plus fort. Rien. Pas un geste. Pas m\u00eame ce sursaut r\u00e9flexe qu\u2019on attend quand on entend son pr\u00e9nom. Ils mangeaient dans le salon, au rez-de-chauss\u00e9e d\u2019un immeuble de banlieue, sud-est de Paris, pr\u00e8s de Melun. La fen\u00eatre donnait sur d\u2019autres barres, align\u00e9es comme des miroirs gris. Le mobilier n\u2019avait pas boug\u00e9 depuis des ann\u00e9es. Canap\u00e9 en tissu, table basse en verre, buffet imitation ch\u00eane. Tout avait \u00e9t\u00e9 choisi en commun, au temps du couple. Depuis le divorce, rien n\u2019avait chang\u00e9. Fig\u00e9. Comme si chaque repas se prenait encore dans l\u2019ombre de cette vie pass\u00e9e. La lumi\u00e8re blanche du plafonnier, le tic-tac de l\u2019horloge murale, l\u2019odeur de viande refroidie. Rien d\u2019exceptionnel. Et pourtant, dans ce silence, tout devenait lourd. Le p\u00e8re l\u00e2cha sa fourchette sur la table : bruit sec. Le gar\u00e7on ne broncha pas. Ce n\u2019\u00e9tait pas la premi\u00e8re fois. Ni la deuxi\u00e8me. Le p\u00e8re savait qu\u2019on ne parlait pas ici d\u2019un caprice. Il reconnaissait la sc\u00e8ne, il en connaissait le poison. Des ann\u00e9es plus t\u00f4t, dans d\u2019autres pi\u00e8ces, d\u2019autres repas, il avait vu la m\u00eame fixit\u00e9. Le m\u00eame refus. Mais ce n\u2019\u00e9tait pas vraiment un refus. Plut\u00f4t une impossibilit\u00e9, comme si la voix s\u2019\u00e9tait barricad\u00e9e \u00e0 l\u2019int\u00e9rieur. Il avait tout essay\u00e9 alors : reproches, douceur, menaces, patience. Rien n\u2019avait franchi la paroi. Ce silence, il l\u2019avait pay\u00e9 cher : divorce, audiences, rapports de travailleurs sociaux. Maintenant, c\u2019\u00e9tait son fils. La m\u00eame immobilit\u00e9, le m\u00eame vide au moment de r\u00e9pondre. La ressemblance lui serrait la gorge. Dans les dossiers, on parlait d\u2019\u00ab incapacit\u00e9 relationnelle \u00bb, d\u2019\u00ab isolement \u00bb, de \u00ab difficult\u00e9s scolaires \u00bb. Des mots administratifs pour recouvrir un trou b\u00e9ant. Mais le p\u00e8re savait que ce n\u2019\u00e9tait pas seulement \u00e7a. Il se souvenait. Une fois ou deux, dans la bouche de son ex-femme, il avait entendu pire qu\u2019un silence : une voix \u00e9trang\u00e8re, sortie d\u2019elle, quand on l\u2019avait trop press\u00e9e. Un son qui n\u2019appartenait \u00e0 personne. Il se disait que \u00e7a ne pouvait pas revenir. Qu\u2019il se faisait des id\u00e9es. Il ne pouvait pas s\u2019agir d\u2019une maladie contagieuse. Mais il suffisait de regarder le gar\u00e7on : crispation de la gorge, menton rentr\u00e9 comme pour se prot\u00e9ger, attente immobile jusqu\u2019\u00e0 ce que l\u2019autre renonce. Tout cela, il l\u2019avait d\u00e9j\u00e0 vu. Non, pire : subi. Et maintenant, c\u2019\u00e9tait revenu. Par le sang ou par la m\u00e9moire, peu importait. R\u00e9p\u00e9tition. Contagion invisible. Le p\u00e8re d\u00e9tourna le regard. Il savait pourtant qu\u2019\u00e0 cet instant, m\u00eame absente, la m\u00e8re \u00e9tait l\u00e0. Pr\u00e9sente dans le silence de l\u2019enfant, comme un spectre sans visage. Il allait se lever, ramasser les assiettes, quand il l\u2019entendit. Ce n\u2019\u00e9tait pas la voix du gar\u00e7on. Pas non plus la sienne. Un son bref, \u00e9trangl\u00e9, qui venait pourtant de la bouche de l\u2019enfant. Deux syllabes, tordues, m\u00e9connaissables. Le p\u00e8re eut un frisson imm\u00e9diat : il connaissait ce son. Il l\u2019avait entendu des ann\u00e9es plus t\u00f4t, en pleine dispute, quand sa femme avait c\u00e9d\u00e9 sous ses questions. M\u00eame intonation d\u00e9cal\u00e9e. M\u00eame voix qui n\u2019appartenait pas au corps qui la produisait. Le gar\u00e7on releva enfin les yeux. Ses l\u00e8vres bougeaient encore, mais aucun mot n\u2019en sortait. Juste ce souffle m\u00e9tallique, un reste d\u2019\u00e9cho. Le son s\u2019\u00e9teignit aussi vite qu\u2019il \u00e9tait apparu. Le gar\u00e7on reprit sa posture, les \u00e9paules vo\u00fbt\u00e9es, comme si rien n\u2019avait eu lieu. Le p\u00e8re resta immobile. Dans sa t\u00eate, tout se m\u00e9langeait : ce qu\u2019il venait d\u2019entendre, ce qu\u2019il avait d\u00e9j\u00e0 v\u00e9cu, et ce qu\u2019il n\u2019avait jamais r\u00e9ussi \u00e0 formuler. Il n\u2019en parlait \u00e0 personne. Pas aux professeurs, pas aux travailleurs sociaux, encore moins aux m\u00e9decins. Que leur dire ? Qu\u2019au moment o\u00f9 on l\u2019appelle par son pr\u00e9nom, son fils devient une ouverture, un seuil o\u00f9 passe une voix \u00e9trang\u00e8re ? Qu\u2019il avait connu la m\u00eame chose avec sa femme, et que c\u2019\u00e9tait peut-\u00eatre pour cela qu\u2019elle s\u2019\u00e9tait bris\u00e9e ? On aurait parl\u00e9 d\u2019hallucination, de d\u00e9lire. Mais lui savait. R\u00e9pondre, pour eux, n\u2019\u00e9tait pas seulement r\u00e9pondre. C\u2019\u00e9tait c\u00e9der le passage. Et dans ce passage, quelque chose se glissait. Une pr\u00e9sence sans nom, sans \u00e2ge, sans visage. Il observa son fils. La gorge crisp\u00e9e, respiration courte. Comme s\u2019il retenait une voix qui n\u2019\u00e9tait pas la sienne. Le p\u00e8re se dit qu\u2019il ne devait pas insister. Que le silence tenait la porte ferm\u00e9e. Et qu\u2019un jour peut-\u00eatre, si l\u2019enfant c\u00e9dait, il ne resterait plus grand-chose de lui. Les jours suivants confirm\u00e8rent la crainte. \u00c0 l\u2019\u00e9cole, le gar\u00e7on ne r\u00e9pondait pas \u00e0 l\u2019appel. On pronon\u00e7ait son nom, une fois, deux fois. Il restait l\u00e0, immobile, fixant son cahier. Les camarades ricanaient, puis s\u2019\u00e9nervaient. Ils le bousculaient. Cela finissait toujours en \u00e9clats, en sanctions. Dans la rue, une voisine l\u2019interpella un matin. Pas de r\u00e9ponse. Elle insista, s\u00e8che. Le p\u00e8re, \u00e0 la fen\u00eatre, entendit de nouveau ce son court, cette syllabe d\u00e9form\u00e9e, inhumaine. La voisine se retourna, surprise, comme si la voix venait d\u2019ailleurs. \u00c0 la maison, les repas \u00e9taient devenus des \u00e9preuves. Le p\u00e8re r\u00e9p\u00e9tait calmement, tentait d\u2019\u00e9viter la col\u00e8re. Chaque appel \u00e9chouait dans le m\u00eame mur. Derri\u00e8re, parfois, s\u2019\u00e9chappait ce souffle m\u00e9tallique. Alors il se levait brusquement, saisissait son fils par les \u00e9paules, le secouait. L\u2019enfant tremblait, les yeux embu\u00e9s, mais aucun mot ne sortait. Le p\u00e8re n\u2019osait plus prononcer son pr\u00e9nom. Le dire revenait \u00e0 tendre une clef, risquer que la serrure c\u00e8de. Il se contentait de gestes, d\u2019intonations vagues. Nommer \u00e9tait d\u00e9j\u00e0 trop. Un soir d\u2019automne, la lumi\u00e8re tombait, grise, sur la petite maison. Le p\u00e8re d\u00e9barrassait la table. Le gar\u00e7on s\u2019\u00e9tait retir\u00e9 dans sa chambre. Silence. Le ronron du frigo. Le souffle du vent contre les volets. Puis la voix retentit. Pas \u00e9trang\u00e8re. Trop famili\u00e8re. On appelait le pr\u00e9nom du gar\u00e7on depuis le jardin. Une, deux, trois fois. Chaque syllabe franchissait la fen\u00eatre entrouverte avec une nettet\u00e9 troublante. Le p\u00e8re se figea. La m\u00e8re vivait \u00e0 des kilom\u00e8tres. Elle n\u2019avait plus le droit d\u2019approcher. Pourtant c\u2019\u00e9tait bien son timbre. Ses inflexions. Mais alt\u00e9r\u00e9es, comme si elles avaient voyag\u00e9 trop loin avant d\u2019arriver l\u00e0. Dans le couloir, il entendit le pas de son fils. Le frottement des chaussettes sur le sol. L\u2019enfant avan\u00e7ait vers la porte d\u2019entr\u00e9e, attir\u00e9. Le p\u00e8re bondit, l\u2019attrapa par le bras au moment o\u00f9 il tendait d\u00e9j\u00e0 la main vers la poign\u00e9e. Le gar\u00e7on se retourna. Ses yeux agrandis, presque vides. Ses l\u00e8vres pr\u00eates \u00e0 laisser passer quelque chose qui n\u2019\u00e9tait pas lui. Le p\u00e8re posa sa main contre sa bouche, fermement. Dehors, la voix appela encore, plus proche, comme si elle se tenait d\u00e9j\u00e0 dans le jardin. Puis plus rien. Ils rest\u00e8rent fig\u00e9s ainsi, dans le silence compact de la maison. Le p\u00e8re sentait sous sa paume la chaleur, la respiration courte. Et derri\u00e8re cette respiration, la pouss\u00e9e d\u2019un mot qui ne devait pas sortir. Il retira lentement sa main. Le gar\u00e7on baissa les yeux. Ils n\u2019\u00e9chang\u00e8rent pas un mot. ",
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"title": "Le carnet et la rivi\u00e8re",
"date_published": "2025-08-26T09:28:00Z",
"date_modified": "2025-08-26T09:44:21Z",
"author": {"name": "Patrick Blanchon"},
"content_html": " Un village du nord du Portugal.\nUn homme qui croit fuir son roman.\nUn carnet vide.\nUne silhouette qui revient.\nUne femme, peut-\u00eatre.\nEt la rivi\u00e8re qui s\u00e9pare.<\/p>\n<\/blockquote>\n Je n\u2019avais pas pr\u00e9vu de m\u2019arr\u00eater ici. J\u2019avais pris la Micheline \u00e0 Porto, d\u00e9cid\u00e9 \u00e0 m\u2019enfoncer toujours plus haut, toujours plus loin dans les montagnes. Au d\u00e9part, je pensais descendre au terminus de la ligne, mais le trajet semblait in\u00e9puisable. Les arr\u00eats se succ\u00e9daient, puis d\u2019autres encore, comme si le train inventait sans fin de nouvelles gares. Peut-\u00eatre rejoindrait-il l\u2019Espagne toute proche. Mais je n\u2019avais aucune envie d\u2019y revenir. J\u2019avais quitt\u00e9 le pays voisin pour de bon. Je cherchais seulement un lieu isol\u00e9, perdu au nord du Portugal. Rien de plus pr\u00e9cis : une id\u00e9e simple, trouver un endroit qui me tiendrait \u00e0 l\u2019\u00e9cart.<\/p>\n Depuis de longs mois je tentais d\u2019\u00e9crire un roman, mais celui-ci n\u2019avan\u00e7ait pas. J\u2019avais l\u2019impression de tourner en rond, de ruminer la m\u00eame mati\u00e8re sans la d\u00e9nouer. Peu \u00e0 peu, je commen\u00e7ais \u00e0 comprendre : cette fiction n\u2019\u00e9tait qu\u2019un pr\u00e9texte, le voile pos\u00e9 sur une obsession plus profonde. \u00c9crire pour r\u00e9soudre — ou plut\u00f4t pour approcher — ce que je n\u2019arrivais pas \u00e0 formuler autrement. C\u2019est peut-\u00eatre cette inqui\u00e9tude muette qui m\u2019avait pouss\u00e9 \u00e0 monter dans le train, \u00e0 me laisser porter vers un endroit que je n\u2019avais pas choisi.<\/p>\n J\u2019avais quitt\u00e9 Porto le jour m\u00eame, entra\u00een\u00e9 vers le haut des montagnes comme par un appel sourd. Le train gravissait les collines doucement, la vall\u00e9e du T\u00e2mega s\u2019abaissait derri\u00e8re moi, les coteaux bois\u00e9s se dressaient de part et d\u2019autre, formant une gorge de plus en plus \u00e9troite. La lumi\u00e8re du soir \u00e9tirait les ar\u00eates des arbres et chaque sommet semblait retenir un peu du jour, comme une braise suspendue dans l\u2019ombre bleut\u00e9e. Au fur et \u00e0 mesure que la Micheline montait, la plaine s\u2019effa\u00e7ait sous moi — j\u2019avais l\u2019impression d\u2019\u00eatre suspendu entre deux g\u00e9ographies, entre l\u2019horizontalit\u00e9 du fleuve et le ventre sombre des sommets.<\/p>\n C\u2019est ainsi que je descendis \u00e0 C., sans l\u2019avoir pr\u00e9vu d\u2019avance. En posant le pied sur le quai, j\u2019ai senti que quelque chose clochait. L\u2019asphalte, encore collant de la chaleur accumul\u00e9e dans la journ\u00e9e, me renvoyait une bouff\u00e9e suffocante, comme si la terre refusait de rel\u00e2cher ce qu\u2019elle avait emmagasin\u00e9. La chaleur avait \u00e9t\u00e9 accablante. Des hectares d\u2019eucalyptus, \u00e0 la fois responsables et victimes, avaient br\u00fbl\u00e9 sans r\u00e9pit, leurs troncs \u00e9clat\u00e9s par le feu, leurs feuilles r\u00e9duites en cendres odorantes. L\u2019air gardait ce go\u00fbt d\u2019incendie, sucr\u00e9 et \u00e2cre, comme une plaie mal referm\u00e9e.<\/p>\n La rang\u00e9e de r\u00e9verb\u00e8res align\u00e9e le long de la bordure ext\u00e9rieure du quai \u00e9tait presque enti\u00e8rement d\u00e9truite. Les lampes, fissur\u00e9es par les temp\u00e9ratures extr\u00eames, semblaient fig\u00e9es dans une agonie silencieuse. Un seul tenait encore, clignotant par intermittence. Sa lumi\u00e8re blafarde s\u2019\u00e9teignait et revenait, sans rythme, comme une paupi\u00e8re malade. Ce battement irr\u00e9gulier ajoutait \u00e0 l\u2019atmosph\u00e8re lugubre, donnant au quai une allure de d\u00e9cor abandonn\u00e9, fragile, pr\u00eat \u00e0 basculer.<\/p>\n Derri\u00e8re moi, la Micheline se remit en branle. Ses roues grin\u00e7antes roul\u00e8rent sur le m\u00e9tal brillant des rails, qu\u2019une lune, bondissant d\u2019entre les nuages, venait d\u2019illuminer. Le son d\u00e9croissait lentement, strident puis \u00e9touff\u00e9, jusqu\u2019\u00e0 dispara\u00eetre. Alors la nuit reprit possession du quai. Un silence \u00e9pais s\u2019installa, comme une chape invisible. Ce silence m\u2019\u00e9crasait \u00e0 tel point que je dus retenir ma respiration, de peur d\u2019y introduire un bruit de trop.<\/p>\n J\u2019ai avanc\u00e9. Sous mes semelles, l\u2019asphalte vibrait faiblement, non pas comme une machine ni comme un train qu\u2019on attend, mais comme une respiration enfouie. Derri\u00e8re moi, la gare s\u2019effa\u00e7ait. Elle ne disparaissait pas dans l\u2019ombre ordinaire, mais dans une brume qui n\u2019avait rien de naturel : ni pluie, ni fum\u00e9e. Elle exhalait une odeur de m\u00e9tal chauff\u00e9, m\u00eal\u00e9e \u00e0 quelque chose de rance, de caill\u00e9.<\/p>\n Devant, la voie s\u2019enfon\u00e7ait dans une obscurit\u00e9 qui n\u2019\u00e9tait pas une simple absence de lumi\u00e8re. Cette obscurit\u00e9 avait un poids, une densit\u00e9, une \u00e9paisseur. J\u2019ai lev\u00e9 la main. Ma paume l\u2019a effleur\u00e9e. J\u2019ai cru sentir qu\u2019elle c\u00e9dait, qu\u2019elle s\u2019ouvrait, comme une membrane vivante.<\/p>\n Je trouvai la sortie de la gare et tombai dans une nuit encore plus noire : la lune avait d\u00fb repasser derri\u00e8re les nuages. Le village paraissait d\u00e9sert. \u00c0 peine devinait-on, ici ou l\u00e0, une lueur incertaine derri\u00e8re des volets clos. Na\u00eff, j\u2019avais cru qu\u2019il pourrait y avoir un h\u00f4tel, peut-\u00eatre une pension comme j\u2019en avais vu tant dans Gr\u00e0cia, ce quartier populaire et vivant en hauteur o\u00f9 je venais de passer la veille avant de rejoindre Porto. Mais non : seules les silhouettes hautes et lugubres des b\u00e2tisses se dressaient autour de moi, leurs fen\u00eatres aveugles me fixant comme pour m\u2019interdire l\u2019entr\u00e9e.<\/p>\n Je commen\u00e7ais \u00e0 me dire que j\u2019avais fait une erreur. Le village semblait mort, et je me surprenais d\u00e9j\u00e0 \u00e0 chercher un recoin pour dormir \u00e0 la belle \u00e9toile, le ventre vide. C\u2019est alors que j\u2019aper\u00e7us, tout au bout de la rue, une silhouette qui venait de bouger. Instinctivement, j\u2019attrapai mon sac, le jetai sur mon \u00e9paule et me pr\u00e9cipitai dans sa direction.\nJe pressai le pas, craignant qu\u2019elle disparaisse avant que je l\u2019atteigne. La silhouette avan\u00e7ait lentement, \u00e0 peine distincte, comme si la nuit elle-m\u00eame la tirait en arri\u00e8re. Je crus d\u2019abord \u00e0 un vieillard, vo\u00fbt\u00e9, puis \u00e0 une femme envelopp\u00e9e dans un ch\u00e2le sombre. \u00c0 chaque pas, l\u2019ombre se redessinait, changeante, insaisissable.<\/p>\n Les maisons restaient muettes. Derri\u00e8re les volets clos, aucune lumi\u00e8re nouvelle n\u2019apparaissait. Seul le bruit r\u00e9gulier de mes semelles sur les dalles me confirmait que j\u2019\u00e9tais encore dans le monde des vivants. Je m\u2019arr\u00eatai un instant pour reprendre mon souffle : la silhouette, elle, ne s\u2019\u00e9tait pas arr\u00eat\u00e9e. Elle glissait plut\u00f4t qu\u2019elle ne marchait, tra\u00eenant derri\u00e8re elle une lenteur qui m\u2019aga\u00e7ait autant qu\u2019elle m\u2019inqui\u00e9tait.<\/p>\n Je repris ma course, resserrai la distance. \u00c0 mesure que je m\u2019approchais, je crus distinguer le froissement d\u2019un tissu, peut-\u00eatre une cape, et un chuintement discret, comme un souffle \u00e0 peine contenu. Elle ne se retournait pas. Je lan\u00e7ai un mot — « excusez-moi ! » — mais le son sembla s\u2019\u00e9teindre avant de l\u2019atteindre. La silhouette poursuivait son avanc\u00e9e, indiff\u00e9rente, obstin\u00e9e.<\/p>\n Je finis par la rejoindre au d\u00e9bouch\u00e9 d\u2019une petite place. Elle s\u2019\u00e9tait arr\u00eat\u00e9e l\u00e0, immobile, tourn\u00e9e vers une b\u00e2tisse plus haute que les autres. Je ne voyais toujours pas son visage. Quand je posai la main sur son \u00e9paule pour attirer son attention, je sentis sous mes doigts une r\u00e9sistance molle, comme si le tissu recouvrait non pas un corps, mais une mati\u00e8re sans forme.\nJe retirai aussit\u00f4t ma main. L\u2019humidit\u00e9 du tissu collait encore \u00e0 mes doigts, ni vraiment laine, ni vraiment peau. La silhouette ne r\u00e9agissait pas. Elle demeurait tourn\u00e9e vers la fa\u00e7ade muette, comme si quelque chose l\u2019attirait l\u00e0.<\/p>\n Je la fixais, cherchant \u00e0 d\u00e9cider. \u00c9tait-ce seulement un vieillard, une femme courb\u00e9e, surpris par ma pr\u00e9sence ? Un habitant de ce village d\u00e9sert, rendu hostile par l\u2019heure et par ma fatigue ? Je voulais m\u2019en convaincre.<\/p>\n Mais l\u2019odeur \u00e2cre des feux pass\u00e9s me revenait \u00e0 la gorge. Et si c\u2019\u00e9tait un de ces survivants, un \u00eatre que les flammes avaient chass\u00e9 de sa maison, r\u00f4dant \u00e0 pr\u00e9sent dans les ruelles comme une ombre calcin\u00e9e ? Cette id\u00e9e m\u2019effrayait presque davantage que les autres.<\/p>\n \u00c0 chaque pas, pourtant, la silhouette semblait moins humaine. Sa lenteur avait quelque chose d\u2019obstin\u00e9. Je me demandai alors si je n\u2019\u00e9tais pas simplement en train de voir se dresser, devant moi, la forme m\u00eame de mon roman inachev\u00e9, cette mati\u00e8re informe que je tra\u00eene depuis des mois. Le blocage avait pris corps, un corps qui m\u2019attendait ici, \u00e0 C. au nord de tout.<\/p>\n Je secouai la t\u00eate. Une telle pens\u00e9e \u00e9tait absurde. Mais que restait-il, sinon l\u2019id\u00e9e qu\u2019il s\u2019agissait d\u2019un gardien ? Quelqu\u2019un ou quelque chose qui n\u2019avait d\u2019autre r\u00f4le que de m\u2019attirer plus loin, vers une maison pr\u00e9cise, une ruelle plus \u00e9troite, un seuil \u00e0 franchir.<\/p>\n Et si ce n\u2019\u00e9tait rien de tout cela ? Si je ne suivais qu\u2019une concr\u00e9tion, un amas de brume et de suie, n\u00e9 des incendies eux-m\u00eames ? La chaleur, les vapeurs, la poussi\u00e8re d\u2019eucalyptus consum\u00e9s : un corps fa\u00e7onn\u00e9 par hasard, qui imitait la d\u00e9marche humaine le temps d\u2019une nuit.<\/p>\n Je crus rire de mes propres id\u00e9es. Mais aucun son ne sortit de ma gorge. La silhouette avait d\u00e9j\u00e0 repris sa marche, glissant dans la ruelle \u00e9troite. Et mes jambes, sans que je le veuille, s\u2019\u00e9taient mises \u00e0 la suivre.\nJe m\u2019engageai derri\u00e8re elle. La ruelle n\u2019\u00e9tait pas pav\u00e9e mais dall\u00e9e de blocs irr\u00e9guliers, gonfl\u00e9s par l\u2019humidit\u00e9, luisants comme des dos de b\u00eates. Les murs se rapprochaient \u00e0 chaque pas, rugueux, \u00e9corch\u00e9s par des d\u00e9cennies de pluie et de chaleur. Par endroits, des veines de lierre calcin\u00e9 s\u2019accrochaient encore aux pierres, dess\u00e9ch\u00e9es, croulantes.<\/p>\n L\u2019air changea de texture. Moins de vent, plus d\u2019\u00e9paisseur. On aurait dit que la ruelle respirait lentement, expirant un souffle chaud m\u00eal\u00e9 \u00e0 une odeur de suie et de terre mouill\u00e9e. Chaque fois que je relevais la t\u00eate, je croyais voir les murs se rapprocher d\u2019un cran, comme si l\u2019espace m\u00eame se contractait.<\/p>\n Devant moi, la silhouette continuait de glisser. Par moments, elle paraissait heurter les pierres, mais son corps ne produisait aucun son, aucune ombre nette. Le clapotis de mes pas sur les dalles sonnait trop fort, disproportionn\u00e9. Je ralentis malgr\u00e9 moi, persuad\u00e9 que ce bruit me trahissait aupr\u00e8s d\u2019elle — ou d\u2019« \u00e7a ».<\/p>\n La ruelle tournait l\u00e9g\u00e8rement vers le bas. J\u2019avais l\u2019impression de m\u2019enfoncer dans un sillon creus\u00e9 par une eau ancienne, disparue depuis longtemps. Le sol devenait plus in\u00e9gal, les dalles c\u00e9dant parfois sous mon poids comme si elles recouvraient un vide. Je levai les yeux : aucune fen\u00eatre \u00e9clair\u00e9e, seulement des fa\u00e7ades aveugles, perc\u00e9es d\u2019ouvertures trop hautes, trop \u00e9troites.<\/p>\n Je ne savais plus si je suivais la silhouette ou si je m\u2019enfon\u00e7ais dans la ruelle elle-m\u00eame.<\/p>\n Je m\u2019avan\u00e7ai encore, mais la silhouette n\u2019\u00e9tait plus l\u00e0. La ruelle s\u2019\u00e9tait vid\u00e9e d\u2019elle comme si elle n\u2019avait jamais exist\u00e9. \u00c0 la place, je distinguai, au haut d\u2019un escalier \u00e9troit, une porte ouverte. Je pensai qu\u2019elle s\u2019\u00e9tait peut-\u00eatre r\u00e9fugi\u00e9e l\u00e0.<\/p>\n Je gravis lentement les marches, chaque pas grin\u00e7ant sous mes semelles. Arriv\u00e9 devant l\u2019ouverture, je frappai contre le chambranle. Rien. Pas un bruit \u00e0 l\u2019int\u00e9rieur. J\u2019appelai, la voix basse d\u2019abord, puis plus fort. Toujours le silence.<\/p>\n Je finis par franchir le seuil. La pi\u00e8ce \u00e9tait presque nue : une table grossi\u00e8re, une miche de pain \u00e0 demi entam\u00e9e, une carafe d\u2019eau trouble, et dans un angle un lit de camp sommaire, couvert d\u2019une couverture r\u00e2peuse. Tout semblait en ordre, mais la nettet\u00e9 des choses me troublait plus encore que le vide.<\/p>\n J\u2019appelai encore, par r\u00e9flexe. Aucune r\u00e9ponse. La faim, la soif me tenaillaient. J\u2019\u00f4tai mon sac, coupai un morceau de pain, bus une gorg\u00e9e d\u2019eau. Le go\u00fbt \u00e9tait fade, mais suffisant pour calmer le creux. Puis la fatigue, tout \u00e0 coup, m\u2019\u00e9crasa. Je me laissai tomber sur le lit de camp. Le tissu r\u00eache grattait ma joue, mais je n\u2019eus pas la force de m\u2019en relever. Mes paupi\u00e8res s\u2019alourdissaient d\u00e9j\u00e0, et bient\u00f4t je m\u2019endormis.<\/p>\n Au petit matin, je fus r\u00e9veill\u00e9 par d\u2019\u00e9tranges grognements qui semblaient provenir d\u2019une pi\u00e8ce situ\u00e9e sous celle o\u00f9 j\u2019avais dormi. Je me redressai, le c\u0153ur encore lourd de sommeil, et tournai les yeux vers la porte rest\u00e9e ouverte. L\u2019aube promettait une belle journ\u00e9e. Une odeur douce, presque enivrante, traversait la pi\u00e8ce. Je me levai, la suivis, et d\u00e9couvris dans une pi\u00e8ce attenante une porte ajour\u00e9e qui donnait sur une terrasse de bois, envahie de glycines.<\/p>\n En contrebas s\u2019\u00e9tendait un jardin magnifique, quoique laiss\u00e9 \u00e0 l\u2019abandon. Les parterres d\u00e9bordaient de fleurs sauvages, les arbres fruitiers ployaient sous des branches indisciplin\u00e9es. C\u2019\u00e9tait de l\u00e0, sans doute, que venait le parfum qui m\u2019avait tir\u00e9 hors de la torpeur.\nRagaillardi, je d\u00e9cidai de descendre dans le jardin par un escalier \u00e9troit que je d\u00e9couvris au bout de la terrasse. \u00c0 mesure que je m\u2019enfon\u00e7ais, les grognements s\u2019amplifiaient. Intrigu\u00e9, je m\u2019approchai d\u2019une \u00e9troite fen\u00eatre perc\u00e9e dans le mur de la b\u00e2tisse et me penchai pour regarder \u00e0 l\u2019int\u00e9rieur.<\/p>\n Ce que je vis — ou plut\u00f4t ce que je sentis, tant l\u2019odeur me heurta aussit\u00f4t — fut une infection pure : une pi\u00e8ce obscure, satur\u00e9e de chaleur, o\u00f9 s\u2019agitaient quelques porcs. Leur corps luisant se pressait contre les parois, remuant dans une fange invisible. L\u2019air empestait le m\u00e9lange de paille souill\u00e9e, de sueur animale et de pourriture.\nEn m\u00eame temps que je d\u00e9couvrais la pr\u00e9sence de ces voisins du dessous, l\u2019id\u00e9e que le village — et donc cette maison — f\u00fbt r\u00e9ellement habit\u00e9 me tiraillait entre soulagement et inqui\u00e9tude. Je repensai \u00e0 la silhouette entrevue la veille : \u00e9tait-ce elle, la propri\u00e9taire des lieux ?<\/p>\n Je remontai l\u2019escalier pour inspecter le reste de la maison. Rien n\u2019avait chang\u00e9. La table, la miche de pain, la carafe d\u2019eau, le lit de camp : tout demeurait exactement comme je l\u2019avais laiss\u00e9 en m\u2019endormant. Ce d\u00e9tail m\u2019aga\u00e7a plus qu\u2019il ne me rassura. Machinalement, j\u2019arrachai encore une poign\u00e9e de pain, bus un trait d\u2019eau. Puis, ne voyant personne, je pris mon sac et d\u00e9cidai de partir \u00e0 la d\u00e9couverte du village.\nEn retraversant la ruelle en plein jour, elle n\u2019avait plus rien d\u2019inqui\u00e9tant. Je pus admirer les vieilles b\u00e2tisses, leurs pierres us\u00e9es, et compris qu\u2019elles n\u2019\u00e9taient pas si abandonn\u00e9es que je l\u2019avais cru. \u00c0 certaines fen\u00eatres, des bacs fleuris. J\u2019y reconnus des \u0153illets, devenus depuis la r\u00e9volution un embl\u00e8me obstin\u00e9.<\/p>\n Je d\u00e9bouchai sur le village lui-m\u00eame. La petite gare r\u00e9apparut au d\u00e9tour d\u2019une place, et l\u00e0, au bout, un caf\u00e9 venait d\u2019ouvrir. L\u2019id\u00e9e d\u2019un vrai caf\u00e9 chaud balaya d\u2019un coup les miasmes d\u2019angoisse de la nuit. Je pris cette direction sans h\u00e9siter.<\/p>\n Ce fut alors que, dans la p\u00e9riph\u00e9rie de mon regard, je surpris un mouvement furtif. La silhouette. La m\u00eame. Elle passait entre deux maisons, comme la veille. Mais cette fois l\u2019envie de caf\u00e9 fut la plus forte. Je maintins mon pas et mon attention vers la terrasse ensoleill\u00e9e de l\u2019\u00e9tablissement.<\/p>\n Chaque matin, je prenais place \u00e0 la m\u00eame table, sur la terrasse du caf\u00e9 du village. Sur un mur d\u00e9fra\u00eechi, un \u00e9cran plat diffusaient en continu des s\u00e9ries br\u00e9siliennes ou des matchs de foot que personne ne regardait vraiment — c\u2019\u00e9tait le bruit de fond discret, un semblant de vie qui ne trouvait pourtant aucun \u00e9cho. Le patron, un homme sec aux cheveux poivre et sel, me d\u00e9posait toujours la m\u00eame tasse de caf\u00e9 ti\u00e8de \u00e0 la main, sans me demander.<\/p>\n Devant moi, mon carnet ouvert : je tentais d\u2019y \u00e9crire quelques lignes, je rayais presque aussit\u00f4t. Les mots semblaient se dissoudre \u00e0 peine n\u00e9s. \u00c0 intervalles r\u00e9guliers, un vieux joueur de cartes venait s\u2019asseoir, tirant de sa poche un paquet bien us\u00e9. Il jouait avec un jeune homme, dont les gestes trahissaient une patience mal dissimul\u00e9e. Parfois, l\u2019un glissait \u00e0 l\u2019autre une phrase \u00e0 voix basse ; leurs yeux semblaient m\u2019observer, curieux ou m\u00e9fiants.<\/p>\n Un matin, un troisi\u00e8me personnage fit son apparition : un jeune homme en treillis, les mains moites, l\u2019air un peu perdu. Je compris qu\u2019il venait d\u2019\u00eatre d\u00e9mobilis\u00e9. J\u2019appris par bribes qu\u2019il avait servi longtemps en Angola, durant la guerre d\u2019Ind\u00e9pendance. Cette guerre — lointaine et pourtant si pr\u00e9sente — avait marqu\u00e9 bien des villages portugais par son ombre. Lui, vraisemblablement, s\u2019\u00e9tait \u00e9chapp\u00e9 d\u2019un bureau administratif pour chercher un peu de r\u00e9pit ici.<\/p>\n Parmi ces habitu\u00e9s discrets, j\u2019\u00e9tais devenu invisible. Mais aujourd\u2019hui, c\u2019est moi qui osai poser la question, la voix entr\u00e9e :\n-- Vous revenez d\u2019Angola ?\nLe militaire hocha la t\u00eate, l\u2019air ailleurs. Il n\u2019en dit pas plus. Un silence s\u2019installa, et je compris que dans ce village, chacun portait en silence ce qu\u2019il ne pouvait dire.<\/p>\n Lorsque je fermai mon carnet, mes doigts effleur\u00e8rent l\u2019\u00e9cran o\u00f9 le match br\u00e9silien d\u00e9fila sans passion. Et l\u00e0, dans le coin de mon regard, \u00e0 la lisi\u00e8re d\u2019un reflet sur la vitre, je crus distinguer \u00e0 nouveau la silhouette floue, immobile, en retrait. Et comme la veille, elle s\u2019effa\u00e7a dans une fraction de seconde.\nCe jour-l\u00e0, l\u2019\u00e9criture m\u2019avait \u00e9chapp\u00e9 plus vite encore que les autres. Je refermai mon carnet sans m\u00eame raturer, et d\u00e9cidai de marcher. Je suivis une sente qui descendait vers la rivi\u00e8re, mince filet d\u2019eau qui serpentait entre les eucalyptus rescap\u00e9s des incendies. Leurs troncs noirs portaient encore la trace du feu, mais de jeunes pousses s\u2019acharnaient \u00e0 rena\u00eetre. L\u2019air y \u00e9tait plus frais, plus humide. Le clapotement r\u00e9gulier de l\u2019eau contre les pierres avait quelque chose d\u2019apaisant.<\/p>\n Je longeai la rive sans but. Je voulais simplement m\u2019\u00e9loigner de mes pages blanches. C\u2019est alors qu\u2019elle apparut.<\/p>\n Sur l\u2019autre rive, entre deux troncs, une jeune femme s\u2019\u00e9tait arr\u00eat\u00e9e. Le visage franc, les bras nus, un fichu clair nou\u00e9 autour de ses cheveux. Elle leva les yeux et me sourit, sans insistance, comme si ma pr\u00e9sence n\u2019\u00e9tait pas une surprise. Rien de plus. Et pourtant, je restai fig\u00e9.<\/p>\n Je n\u2019avais pas \u00e9chang\u00e9 un mot avec une femme depuis des mois. J\u2019avais choisi de vivre seul, retranch\u00e9, et soudain le manque se fit brutal. Je sentis remonter une soif ancienne — de voix, de chaleur, de partage.<\/p>\n En un \u00e9clair, une vision me traversa : elle et moi, une maison, des enfants, une vie simple \u00e0 b\u00e2tir ici, loin de tout. J\u2019imaginai m\u00eame la langue qu\u2019il faudrait apprendre, ses mots rugueux que je ne connaissais pas.<\/p>\n Mais aussit\u00f4t une autre voix, plus dure, s\u2019\u00e9leva en moi. L\u2019\u00e9criture, ma seule compagne v\u00e9ritable, jalouse, exigeante. La trahir serait perdre tout le reste. Suivre ce sourire, c\u2019\u00e9tait c\u00e9der, abattre le seul fil qui me tenait encore debout.<\/p>\n Je d\u00e9tournai les yeux. Quand je les relevai, elle n\u2019\u00e9tait plus l\u00e0. La rivi\u00e8re avait repris son cours, indiff\u00e9rente.<\/p>\n Le lendemain matin, je repris ma place au caf\u00e9. Le patron me d\u00e9posa la tasse \u00e9br\u00e9ch\u00e9e avec son geste m\u00e9canique, sans un mot. L\u2019\u00e9cran viss\u00e9 au mur d\u00e9versait une s\u00e9rie br\u00e9silienne o\u00f9 deux acteurs se disputaient en boucle, sans que personne ne suive l\u2019histoire.<\/p>\n J\u2019ouvris mon carnet. Je voulais \u00e9crire ce que j\u2019avais vu la veille, consigner la sc\u00e8ne au bord de la rivi\u00e8re. Mais d\u00e8s la premi\u00e8re ligne, le souvenir se brouillait. \u00c9tait-elle apparue entre deux troncs ou au d\u00e9tour d\u2019un m\u00e9andre ? Le sourire \u00e9tait-il franc ou moqueur ? Je griffonnai trois phrases, puis les rayai aussit\u00f4t. La page ressemblait \u00e0 un champ labour\u00e9.<\/p>\n \u00c0 la table voisine, les deux joueurs de cartes m\u2019observaient par-dessus leurs mains. Le plus vieux tapota son jeu, comme pour marquer une pause. Puis il l\u00e2cha, sans lever les yeux quelque chose que je traduisis aussit\u00f4t par :\n-- Certains ici croient voir ce qu\u2019ils veulent.\nL\u2019autre esquissa un sourire, mais aucun n\u2019ajouta rien.<\/p>\n Je bus mon caf\u00e9 d\u2019un trait, amer. Au moment de refermer mon carnet, je crus distinguer, dans le reflet de la vitre derri\u00e8re le comptoir, une forme immobile. Une silhouette. Elle se tenait l\u00e0, en retrait, comme si elle attendait que je me retourne. Quand je le fis, il n\u2019y avait que la rue vide.<\/p>\n Le reste de la journ\u00e9e, je ne pus penser qu\u2019\u00e0 la rivi\u00e8re. J\u2019avais beau marcher dans le village, traverser la place, longer la gare, mon regard revenait toujours vers la direction des eucalyptus.<\/p>\n Je finis par c\u00e9der \u00e0 l\u2019obsession. En fin d\u2019apr\u00e8s-midi, je repris le chemin de la rivi\u00e8re. La lumi\u00e8re baissait doucement, filtr\u00e9e par les eucalyptus. Leur ombre longue s\u2019\u00e9tirait sur le sol, comme si la for\u00eat cherchait \u00e0 m\u2019engloutir.<\/p>\n Je retrouvai l\u2019endroit exact o\u00f9 je l\u2019avais vue. J\u2019attendis. L\u2019eau coulait avec le m\u00eame rythme, indiff\u00e9rente. Le vent fit bruisser les feuilles hautes. Rien. Pas un signe. J\u2019eus presque honte d\u2019avoir esp\u00e9r\u00e9.<\/p>\n Alors je remarquai quelque chose accroch\u00e9 \u00e0 une branche basse, juste au bord de l\u2019eau. Un morceau de tissu, clair, froiss\u00e9, pris dans l\u2019\u00e9corce. Je le saisis : c\u2019\u00e9tait un foulard, semblable \u00e0 celui qui retenait ses cheveux la veille. L\u2019odeur en \u00e9tait presque inexistante, une simple poussi\u00e8re de parfum ou peut-\u00eatre le parfum de ma propre m\u00e9moire.<\/p>\n Je restai l\u00e0, le tissu entre les doigts, partag\u00e9 entre le soulagement et la g\u00eane. \u00c9tait-ce une preuve qu\u2019elle existait r\u00e9ellement, qu\u2019elle avait march\u00e9 ici ? Ou bien un leurre, un chiffon abandonn\u00e9 depuis des mois que j\u2019avais transform\u00e9 en signe ?<\/p>\n Je glissai le foulard dans mon sac. En remontant le sentier, je ne pouvais m\u2019emp\u00eacher de tourner la t\u00eate, persuad\u00e9 qu\u2019on m\u2019observait depuis l\u2019ombre des troncs.<\/p>\n Le matin suivant, au caf\u00e9, l\u2019air semblait plus lourd qu\u2019\u00e0 l\u2019accoutum\u00e9e. Le patron avait baiss\u00e9 le son de la t\u00e9l\u00e9vision, comme si m\u00eame le bavardage des feuilletons lui pesait. Les deux joueurs de cartes chuchotaient, les t\u00eates rapproch\u00e9es au-dessus du jeu.<\/p>\n Je m\u2019installai, le carnet ouvert, la tasse \u00e0 moiti\u00e9 pleine. Mais je n\u2019\u00e9crivais pas : j\u2019\u00e9coutais. Les bribes d\u2019\u00e9changes me parvenaient par morceaux. Un mot r\u00e9p\u00e9t\u00e9 : desaparecida. Je ne connaissais pas le portugais, mais le ton me suffit. Disparue.<\/p>\n Je relevai les yeux. Le plus vieux des deux joueurs avait d\u00e9tourn\u00e9 son regard vers moi. L\u2019autre fit mine de battre les cartes trop bruyamment, pour masquer un silence g\u00ean\u00e9. Le patron passa derri\u00e8re le comptoir et essuya trois fois le m\u00eame verre, sans lever les yeux.<\/p>\n Je sentis une sueur froide me couler dans le dos. Disparue\u2026 Qui ? La jeune femme de la rivi\u00e8re ? Ou une autre dont je n\u2019avais jamais entendu parler ? Mais pourquoi ce malaise, alors, chaque fois que mes yeux croisaient ceux des habitu\u00e9s ?<\/p>\n Je rouvris mon carnet comme un \u00e9cran d\u00e9risoire entre eux et moi. Les mots dansaient. Je tra\u00e7ai une phrase : Je crois qu\u2019elle existe. Puis je la raturai aussit\u00f4t.<\/p>\n Quand je sortis du caf\u00e9, je crus voir, tout au bout de la place, la silhouette. Elle s\u2019\u00e9tait arr\u00eat\u00e9e net, puis disparut entre deux fa\u00e7ades.<\/p>\n J\u2019y retournai un soir, incapable de lutter contre l\u2019obsession. Le chemin descendait entre les eucalyptus noircis, les troncs exhalaient une odeur de r\u00e9sine br\u00fbl\u00e9e m\u00eal\u00e9e \u00e0 l\u2019humidit\u00e9 du sol. L\u2019air s\u2019\u00e9paississait \u00e0 mesure que j\u2019approchais de l\u2019eau.<\/p>\n Elle \u00e9tait l\u00e0. Sur l\u2019autre rive, exactement au m\u00eame endroit que la premi\u00e8re fois. Debout, immobile, comme si elle m\u2019attendait. Son foulard clair retenait ses cheveux. Elle leva la main, un geste simple, presque quotidien, mais je compris aussit\u00f4t qu\u2019il m\u2019\u00e9tait adress\u00e9.<\/p>\n Un signe.<\/p>\n Je crus qu\u2019elle parlait. Ses l\u00e8vres remuaient, mais aucun son ne traversa la rivi\u00e8re. Ou alors trop bas pour que je puisse entendre. J\u2019eus l\u2019impression d\u2019un mot, ou d\u2019un pr\u00e9nom.<\/p>\n Je fis un pas en avant. L\u2019eau n\u2019\u00e9tait pas profonde, je pouvais la traverser. Elle m\u2019attendait, j\u2019en \u00e9tais s\u00fbr.<\/p>\n Puis je la vis vaciller. Sa silhouette se brouilla, comme si l\u2019air la diluait. Un instant, ce fut encore elle — un visage franc, un sourire qui apaisait tout. L\u2019instant d\u2019apr\u00e8s, je retrouvai la forme que j\u2019avais poursuivie dans la ruelle : masse molle, v\u00eatement humide, absence de traits. La jeune femme et l\u2019ombre n\u2019\u00e9taient qu\u2019une.<\/p>\n Je reculai, pris de vertige. L\u2019eau brillait, immobile. Sur l\u2019autre rive, la figure se tenait encore l\u00e0, oscillant entre les deux formes. Femme, ombre. Sourire, gouffre.<\/p>\n Je compris qu\u2019il n\u2019y aurait pas de choix. Qu\u2019elles \u00e9taient la m\u00eame chose. Que ce que j\u2019avais pris pour une promesse de vie simple n\u2019\u00e9tait que le double visage de ce qui me hantait depuis toujours.<\/p>\n Je murmurai, sans savoir pourquoi :\n-- C\u2019est toi\u2026<\/p>\n L\u2019\u00e9cho s\u2019\u00e9crasa contre les troncs. Sur la rive oppos\u00e9e, la silhouette se mit \u00e0 glisser en arri\u00e8re, lentement, comme si elle m\u2019invitait \u00e0 la suivre.<\/p>\n Je regagnai le village \u00e0 pas lents. Chaque maison semblait diff\u00e9rente de la veille. Les volets clos me fixaient comme des paupi\u00e8res lourdes. La place elle-m\u00eame paraissait plus \u00e9troite, comme si les fa\u00e7ades s\u2019\u00e9taient rapproch\u00e9es en mon absence.<\/p>\n Au caf\u00e9, la t\u00e9l\u00e9vision continuait de cracher ses images muettes. Les deux joueurs de cartes avaient laiss\u00e9 leur jeu sur la table, mais ils n\u2019\u00e9taient plus l\u00e0. Le patron, lui, essuyait encore et encore le m\u00eame verre. Quand j\u2019entrai, il ne leva pas les yeux.<\/p>\n Je m\u2019assis. Je rouvris mon carnet. Les mots venaient, cette fois, mais d\u2019une voix qui n\u2019\u00e9tait pas la mienne. Je le sentais \u00e0 chaque phrase. Trop longues, trop solennelles. Elles ressemblaient \u00e0 des phrases qu\u2019on \u00e9crivait au XIX\u1d49 si\u00e8cle, quand les \u00e9crivains croyaient encore qu\u2019un livre devait porter le poids d\u2019un monde entier. J\u2019avais beau vouloir noter simplement ce que je voyais — un caf\u00e9 ti\u00e8de, un \u00e9cran plat, deux joueurs de cartes —, ma main \u00e9crivait comme si elle copiait une voix disparue, une langue enfouie qui revenait s\u2019imposer sur la page.<\/p>\n Ce n\u2019\u00e9tait plus moi. C\u2019\u00e9tait une autre langue, \u00e9trang\u00e8re et famili\u00e8re tout \u00e0 la fois. Une voix morte, obstin\u00e9e, qui s\u2019infiltrait dans ma main. Je me surpris \u00e0 me demander si ce roman n\u2019\u00e9tait pas le mien, mais celui d\u2019un autre, \u00e9crit par procuration \u00e0 travers moi.<\/p>\n Je refermai brusquement le carnet. Autour de moi, personne ne s\u2019\u00e9tait aper\u00e7u de rien. Mais je compris que l\u2019ombre qui me suivait n\u2019\u00e9tait pas seulement une silhouette dans les ruelles : elle se cachait dans ma voix m\u00eame, chaque fois que j\u2019essayais d\u2019\u00e9crire. Mais j\u2019avais compris. Depuis le d\u00e9but, elle n\u2019avait \u00e9t\u00e9 que cela : le roman. Mon roman. L\u2019ombre informe que je tra\u00eenais depuis des mois. La jeune femme, la promesse d\u2019une vie simple, n\u2019\u00e9tait qu\u2019un masque pos\u00e9 sur ce m\u00eame gouffre.<\/p>\n Je sentis ma gorge se serrer. Mon souffle se brisa. Tout le reste — le village, le caf\u00e9, les visages — pouvait bien dispara\u00eetre. Il ne restait que \u00e7a : l\u2019\u00e9criture, ce monstre qui me collait \u00e0 la peau, que je ne pouvais ni fuir ni aimer. Je rouvris le carnet. La page, elle, m\u2019attendait encore. <\/p>",
"content_text": " >Un village du nord du Portugal. >Un homme qui croit fuir son roman. >Un carnet vide. >Une silhouette qui revient. >Une femme, peut-\u00eatre. >Et la rivi\u00e8re qui s\u00e9pare. ## Premi\u00e8re partie Je n\u2019avais pas pr\u00e9vu de m\u2019arr\u00eater ici. J\u2019avais pris la Micheline \u00e0 Porto, d\u00e9cid\u00e9 \u00e0 m\u2019enfoncer toujours plus haut, toujours plus loin dans les montagnes. Au d\u00e9part, je pensais descendre au terminus de la ligne, mais le trajet semblait in\u00e9puisable. Les arr\u00eats se succ\u00e9daient, puis d\u2019autres encore, comme si le train inventait sans fin de nouvelles gares. Peut-\u00eatre rejoindrait-il l\u2019Espagne toute proche. Mais je n\u2019avais aucune envie d\u2019y revenir. J\u2019avais quitt\u00e9 le pays voisin pour de bon. Je cherchais seulement un lieu isol\u00e9, perdu au nord du Portugal. Rien de plus pr\u00e9cis : une id\u00e9e simple, trouver un endroit qui me tiendrait \u00e0 l\u2019\u00e9cart. Depuis de longs mois je tentais d\u2019\u00e9crire un roman, mais celui-ci n\u2019avan\u00e7ait pas. J\u2019avais l\u2019impression de tourner en rond, de ruminer la m\u00eame mati\u00e8re sans la d\u00e9nouer. Peu \u00e0 peu, je commen\u00e7ais \u00e0 comprendre : cette fiction n\u2019\u00e9tait qu\u2019un pr\u00e9texte, le voile pos\u00e9 sur une obsession plus profonde. \u00c9crire pour r\u00e9soudre \u2014 ou plut\u00f4t pour approcher \u2014 ce que je n\u2019arrivais pas \u00e0 formuler autrement. C\u2019est peut-\u00eatre cette inqui\u00e9tude muette qui m\u2019avait pouss\u00e9 \u00e0 monter dans le train, \u00e0 me laisser porter vers un endroit que je n\u2019avais pas choisi. J\u2019avais quitt\u00e9 Porto le jour m\u00eame, entra\u00een\u00e9 vers le haut des montagnes comme par un appel sourd. Le train gravissait les collines doucement, la vall\u00e9e du T\u00e2mega s\u2019abaissait derri\u00e8re moi, les coteaux bois\u00e9s se dressaient de part et d\u2019autre, formant une gorge de plus en plus \u00e9troite. La lumi\u00e8re du soir \u00e9tirait les ar\u00eates des arbres et chaque sommet semblait retenir un peu du jour, comme une braise suspendue dans l\u2019ombre bleut\u00e9e. Au fur et \u00e0 mesure que la Micheline montait, la plaine s\u2019effa\u00e7ait sous moi \u2014 j\u2019avais l\u2019impression d\u2019\u00eatre suspendu entre deux g\u00e9ographies, entre l\u2019horizontalit\u00e9 du fleuve et le ventre sombre des sommets. C\u2019est ainsi que je descendis \u00e0 C., sans l\u2019avoir pr\u00e9vu d\u2019avance. En posant le pied sur le quai, j\u2019ai senti que quelque chose clochait. L\u2019asphalte, encore collant de la chaleur accumul\u00e9e dans la journ\u00e9e, me renvoyait une bouff\u00e9e suffocante, comme si la terre refusait de rel\u00e2cher ce qu\u2019elle avait emmagasin\u00e9. La chaleur avait \u00e9t\u00e9 accablante. Des hectares d\u2019eucalyptus, \u00e0 la fois responsables et victimes, avaient br\u00fbl\u00e9 sans r\u00e9pit, leurs troncs \u00e9clat\u00e9s par le feu, leurs feuilles r\u00e9duites en cendres odorantes. L\u2019air gardait ce go\u00fbt d\u2019incendie, sucr\u00e9 et \u00e2cre, comme une plaie mal referm\u00e9e. La rang\u00e9e de r\u00e9verb\u00e8res align\u00e9e le long de la bordure ext\u00e9rieure du quai \u00e9tait presque enti\u00e8rement d\u00e9truite. Les lampes, fissur\u00e9es par les temp\u00e9ratures extr\u00eames, semblaient fig\u00e9es dans une agonie silencieuse. Un seul tenait encore, clignotant par intermittence. Sa lumi\u00e8re blafarde s\u2019\u00e9teignait et revenait, sans rythme, comme une paupi\u00e8re malade. Ce battement irr\u00e9gulier ajoutait \u00e0 l\u2019atmosph\u00e8re lugubre, donnant au quai une allure de d\u00e9cor abandonn\u00e9, fragile, pr\u00eat \u00e0 basculer. Derri\u00e8re moi, la Micheline se remit en branle. Ses roues grin\u00e7antes roul\u00e8rent sur le m\u00e9tal brillant des rails, qu\u2019une lune, bondissant d\u2019entre les nuages, venait d\u2019illuminer. Le son d\u00e9croissait lentement, strident puis \u00e9touff\u00e9, jusqu\u2019\u00e0 dispara\u00eetre. Alors la nuit reprit possession du quai. Un silence \u00e9pais s\u2019installa, comme une chape invisible. Ce silence m\u2019\u00e9crasait \u00e0 tel point que je dus retenir ma respiration, de peur d\u2019y introduire un bruit de trop. J\u2019ai avanc\u00e9. Sous mes semelles, l\u2019asphalte vibrait faiblement, non pas comme une machine ni comme un train qu\u2019on attend, mais comme une respiration enfouie. Derri\u00e8re moi, la gare s\u2019effa\u00e7ait. Elle ne disparaissait pas dans l\u2019ombre ordinaire, mais dans une brume qui n\u2019avait rien de naturel : ni pluie, ni fum\u00e9e. Elle exhalait une odeur de m\u00e9tal chauff\u00e9, m\u00eal\u00e9e \u00e0 quelque chose de rance, de caill\u00e9. Devant, la voie s\u2019enfon\u00e7ait dans une obscurit\u00e9 qui n\u2019\u00e9tait pas une simple absence de lumi\u00e8re. Cette obscurit\u00e9 avait un poids, une densit\u00e9, une \u00e9paisseur. J\u2019ai lev\u00e9 la main. Ma paume l\u2019a effleur\u00e9e. J\u2019ai cru sentir qu\u2019elle c\u00e9dait, qu\u2019elle s\u2019ouvrait, comme une membrane vivante. Je trouvai la sortie de la gare et tombai dans une nuit encore plus noire : la lune avait d\u00fb repasser derri\u00e8re les nuages. Le village paraissait d\u00e9sert. \u00c0 peine devinait-on, ici ou l\u00e0, une lueur incertaine derri\u00e8re des volets clos. Na\u00eff, j\u2019avais cru qu\u2019il pourrait y avoir un h\u00f4tel, peut-\u00eatre une pension comme j\u2019en avais vu tant dans Gr\u00e0cia, ce quartier populaire et vivant en hauteur o\u00f9 je venais de passer la veille avant de rejoindre Porto. Mais non : seules les silhouettes hautes et lugubres des b\u00e2tisses se dressaient autour de moi, leurs fen\u00eatres aveugles me fixant comme pour m\u2019interdire l\u2019entr\u00e9e. Je commen\u00e7ais \u00e0 me dire que j\u2019avais fait une erreur. Le village semblait mort, et je me surprenais d\u00e9j\u00e0 \u00e0 chercher un recoin pour dormir \u00e0 la belle \u00e9toile, le ventre vide. C\u2019est alors que j\u2019aper\u00e7us, tout au bout de la rue, une silhouette qui venait de bouger. Instinctivement, j\u2019attrapai mon sac, le jetai sur mon \u00e9paule et me pr\u00e9cipitai dans sa direction. Je pressai le pas, craignant qu\u2019elle disparaisse avant que je l\u2019atteigne. La silhouette avan\u00e7ait lentement, \u00e0 peine distincte, comme si la nuit elle-m\u00eame la tirait en arri\u00e8re. Je crus d\u2019abord \u00e0 un vieillard, vo\u00fbt\u00e9, puis \u00e0 une femme envelopp\u00e9e dans un ch\u00e2le sombre. \u00c0 chaque pas, l\u2019ombre se redessinait, changeante, insaisissable. Les maisons restaient muettes. Derri\u00e8re les volets clos, aucune lumi\u00e8re nouvelle n\u2019apparaissait. Seul le bruit r\u00e9gulier de mes semelles sur les dalles me confirmait que j\u2019\u00e9tais encore dans le monde des vivants. Je m\u2019arr\u00eatai un instant pour reprendre mon souffle : la silhouette, elle, ne s\u2019\u00e9tait pas arr\u00eat\u00e9e. Elle glissait plut\u00f4t qu\u2019elle ne marchait, tra\u00eenant derri\u00e8re elle une lenteur qui m\u2019aga\u00e7ait autant qu\u2019elle m\u2019inqui\u00e9tait. Je repris ma course, resserrai la distance. \u00c0 mesure que je m\u2019approchais, je crus distinguer le froissement d\u2019un tissu, peut-\u00eatre une cape, et un chuintement discret, comme un souffle \u00e0 peine contenu. Elle ne se retournait pas. Je lan\u00e7ai un mot \u2014 \u00ab excusez-moi ! \u00bb \u2014 mais le son sembla s\u2019\u00e9teindre avant de l\u2019atteindre. La silhouette poursuivait son avanc\u00e9e, indiff\u00e9rente, obstin\u00e9e. Je finis par la rejoindre au d\u00e9bouch\u00e9 d\u2019une petite place. Elle s\u2019\u00e9tait arr\u00eat\u00e9e l\u00e0, immobile, tourn\u00e9e vers une b\u00e2tisse plus haute que les autres. Je ne voyais toujours pas son visage. Quand je posai la main sur son \u00e9paule pour attirer son attention, je sentis sous mes doigts une r\u00e9sistance molle, comme si le tissu recouvrait non pas un corps, mais une mati\u00e8re sans forme. Je retirai aussit\u00f4t ma main. L\u2019humidit\u00e9 du tissu collait encore \u00e0 mes doigts, ni vraiment laine, ni vraiment peau. La silhouette ne r\u00e9agissait pas. Elle demeurait tourn\u00e9e vers la fa\u00e7ade muette, comme si quelque chose l\u2019attirait l\u00e0. Je la fixais, cherchant \u00e0 d\u00e9cider. \u00c9tait-ce seulement un vieillard, une femme courb\u00e9e, surpris par ma pr\u00e9sence ? Un habitant de ce village d\u00e9sert, rendu hostile par l\u2019heure et par ma fatigue ? Je voulais m\u2019en convaincre. Mais l\u2019odeur \u00e2cre des feux pass\u00e9s me revenait \u00e0 la gorge. Et si c\u2019\u00e9tait un de ces survivants, un \u00eatre que les flammes avaient chass\u00e9 de sa maison, r\u00f4dant \u00e0 pr\u00e9sent dans les ruelles comme une ombre calcin\u00e9e ? Cette id\u00e9e m\u2019effrayait presque davantage que les autres. \u00c0 chaque pas, pourtant, la silhouette semblait moins humaine. Sa lenteur avait quelque chose d\u2019obstin\u00e9. Je me demandai alors si je n\u2019\u00e9tais pas simplement en train de voir se dresser, devant moi, la forme m\u00eame de mon roman inachev\u00e9, cette mati\u00e8re informe que je tra\u00eene depuis des mois. Le blocage avait pris corps, un corps qui m\u2019attendait ici, \u00e0 C. au nord de tout. Je secouai la t\u00eate. Une telle pens\u00e9e \u00e9tait absurde. Mais que restait-il, sinon l\u2019id\u00e9e qu\u2019il s\u2019agissait d\u2019un gardien ? Quelqu\u2019un ou quelque chose qui n\u2019avait d\u2019autre r\u00f4le que de m\u2019attirer plus loin, vers une maison pr\u00e9cise, une ruelle plus \u00e9troite, un seuil \u00e0 franchir. Et si ce n\u2019\u00e9tait rien de tout cela ? Si je ne suivais qu\u2019une concr\u00e9tion, un amas de brume et de suie, n\u00e9 des incendies eux-m\u00eames ? La chaleur, les vapeurs, la poussi\u00e8re d\u2019eucalyptus consum\u00e9s : un corps fa\u00e7onn\u00e9 par hasard, qui imitait la d\u00e9marche humaine le temps d\u2019une nuit. Je crus rire de mes propres id\u00e9es. Mais aucun son ne sortit de ma gorge. La silhouette avait d\u00e9j\u00e0 repris sa marche, glissant dans la ruelle \u00e9troite. Et mes jambes, sans que je le veuille, s\u2019\u00e9taient mises \u00e0 la suivre. Je m\u2019engageai derri\u00e8re elle. La ruelle n\u2019\u00e9tait pas pav\u00e9e mais dall\u00e9e de blocs irr\u00e9guliers, gonfl\u00e9s par l\u2019humidit\u00e9, luisants comme des dos de b\u00eates. Les murs se rapprochaient \u00e0 chaque pas, rugueux, \u00e9corch\u00e9s par des d\u00e9cennies de pluie et de chaleur. Par endroits, des veines de lierre calcin\u00e9 s\u2019accrochaient encore aux pierres, dess\u00e9ch\u00e9es, croulantes. L\u2019air changea de texture. Moins de vent, plus d\u2019\u00e9paisseur. On aurait dit que la ruelle respirait lentement, expirant un souffle chaud m\u00eal\u00e9 \u00e0 une odeur de suie et de terre mouill\u00e9e. Chaque fois que je relevais la t\u00eate, je croyais voir les murs se rapprocher d\u2019un cran, comme si l\u2019espace m\u00eame se contractait. Devant moi, la silhouette continuait de glisser. Par moments, elle paraissait heurter les pierres, mais son corps ne produisait aucun son, aucune ombre nette. Le clapotis de mes pas sur les dalles sonnait trop fort, disproportionn\u00e9. Je ralentis malgr\u00e9 moi, persuad\u00e9 que ce bruit me trahissait aupr\u00e8s d\u2019elle \u2014 ou d\u2019\u00ab \u00e7a \u00bb. La ruelle tournait l\u00e9g\u00e8rement vers le bas. J\u2019avais l\u2019impression de m\u2019enfoncer dans un sillon creus\u00e9 par une eau ancienne, disparue depuis longtemps. Le sol devenait plus in\u00e9gal, les dalles c\u00e9dant parfois sous mon poids comme si elles recouvraient un vide. Je levai les yeux : aucune fen\u00eatre \u00e9clair\u00e9e, seulement des fa\u00e7ades aveugles, perc\u00e9es d\u2019ouvertures trop hautes, trop \u00e9troites. Je ne savais plus si je suivais la silhouette ou si je m\u2019enfon\u00e7ais dans la ruelle elle-m\u00eame. Je m\u2019avan\u00e7ai encore, mais la silhouette n\u2019\u00e9tait plus l\u00e0. La ruelle s\u2019\u00e9tait vid\u00e9e d\u2019elle comme si elle n\u2019avait jamais exist\u00e9. \u00c0 la place, je distinguai, au haut d\u2019un escalier \u00e9troit, une porte ouverte. Je pensai qu\u2019elle s\u2019\u00e9tait peut-\u00eatre r\u00e9fugi\u00e9e l\u00e0. Je gravis lentement les marches, chaque pas grin\u00e7ant sous mes semelles. Arriv\u00e9 devant l\u2019ouverture, je frappai contre le chambranle. Rien. Pas un bruit \u00e0 l\u2019int\u00e9rieur. J\u2019appelai, la voix basse d\u2019abord, puis plus fort. Toujours le silence. Je finis par franchir le seuil. La pi\u00e8ce \u00e9tait presque nue : une table grossi\u00e8re, une miche de pain \u00e0 demi entam\u00e9e, une carafe d\u2019eau trouble, et dans un angle un lit de camp sommaire, couvert d\u2019une couverture r\u00e2peuse. Tout semblait en ordre, mais la nettet\u00e9 des choses me troublait plus encore que le vide. J\u2019appelai encore, par r\u00e9flexe. Aucune r\u00e9ponse. La faim, la soif me tenaillaient. J\u2019\u00f4tai mon sac, coupai un morceau de pain, bus une gorg\u00e9e d\u2019eau. Le go\u00fbt \u00e9tait fade, mais suffisant pour calmer le creux. Puis la fatigue, tout \u00e0 coup, m\u2019\u00e9crasa. Je me laissai tomber sur le lit de camp. Le tissu r\u00eache grattait ma joue, mais je n\u2019eus pas la force de m\u2019en relever. Mes paupi\u00e8res s\u2019alourdissaient d\u00e9j\u00e0, et bient\u00f4t je m\u2019endormis. Au petit matin, je fus r\u00e9veill\u00e9 par d\u2019\u00e9tranges grognements qui semblaient provenir d\u2019une pi\u00e8ce situ\u00e9e sous celle o\u00f9 j\u2019avais dormi. Je me redressai, le c\u0153ur encore lourd de sommeil, et tournai les yeux vers la porte rest\u00e9e ouverte. L\u2019aube promettait une belle journ\u00e9e. Une odeur douce, presque enivrante, traversait la pi\u00e8ce. Je me levai, la suivis, et d\u00e9couvris dans une pi\u00e8ce attenante une porte ajour\u00e9e qui donnait sur une terrasse de bois, envahie de glycines. En contrebas s\u2019\u00e9tendait un jardin magnifique, quoique laiss\u00e9 \u00e0 l\u2019abandon. Les parterres d\u00e9bordaient de fleurs sauvages, les arbres fruitiers ployaient sous des branches indisciplin\u00e9es. C\u2019\u00e9tait de l\u00e0, sans doute, que venait le parfum qui m\u2019avait tir\u00e9 hors de la torpeur. Ragaillardi, je d\u00e9cidai de descendre dans le jardin par un escalier \u00e9troit que je d\u00e9couvris au bout de la terrasse. \u00c0 mesure que je m\u2019enfon\u00e7ais, les grognements s\u2019amplifiaient. Intrigu\u00e9, je m\u2019approchai d\u2019une \u00e9troite fen\u00eatre perc\u00e9e dans le mur de la b\u00e2tisse et me penchai pour regarder \u00e0 l\u2019int\u00e9rieur. Ce que je vis \u2014 ou plut\u00f4t ce que je sentis, tant l\u2019odeur me heurta aussit\u00f4t \u2014 fut une infection pure : une pi\u00e8ce obscure, satur\u00e9e de chaleur, o\u00f9 s\u2019agitaient quelques porcs. Leur corps luisant se pressait contre les parois, remuant dans une fange invisible. L\u2019air empestait le m\u00e9lange de paille souill\u00e9e, de sueur animale et de pourriture. En m\u00eame temps que je d\u00e9couvrais la pr\u00e9sence de ces voisins du dessous, l\u2019id\u00e9e que le village \u2014 et donc cette maison \u2014 f\u00fbt r\u00e9ellement habit\u00e9 me tiraillait entre soulagement et inqui\u00e9tude. Je repensai \u00e0 la silhouette entrevue la veille : \u00e9tait-ce elle, la propri\u00e9taire des lieux ? Je remontai l\u2019escalier pour inspecter le reste de la maison. Rien n\u2019avait chang\u00e9. La table, la miche de pain, la carafe d\u2019eau, le lit de camp : tout demeurait exactement comme je l\u2019avais laiss\u00e9 en m\u2019endormant. Ce d\u00e9tail m\u2019aga\u00e7a plus qu\u2019il ne me rassura. Machinalement, j\u2019arrachai encore une poign\u00e9e de pain, bus un trait d\u2019eau. Puis, ne voyant personne, je pris mon sac et d\u00e9cidai de partir \u00e0 la d\u00e9couverte du village. En retraversant la ruelle en plein jour, elle n\u2019avait plus rien d\u2019inqui\u00e9tant. Je pus admirer les vieilles b\u00e2tisses, leurs pierres us\u00e9es, et compris qu\u2019elles n\u2019\u00e9taient pas si abandonn\u00e9es que je l\u2019avais cru. \u00c0 certaines fen\u00eatres, des bacs fleuris. J\u2019y reconnus des \u0153illets, devenus depuis la r\u00e9volution un embl\u00e8me obstin\u00e9. Je d\u00e9bouchai sur le village lui-m\u00eame. La petite gare r\u00e9apparut au d\u00e9tour d\u2019une place, et l\u00e0, au bout, un caf\u00e9 venait d\u2019ouvrir. L\u2019id\u00e9e d\u2019un vrai caf\u00e9 chaud balaya d\u2019un coup les miasmes d\u2019angoisse de la nuit. Je pris cette direction sans h\u00e9siter. Ce fut alors que, dans la p\u00e9riph\u00e9rie de mon regard, je surpris un mouvement furtif. La silhouette. La m\u00eame. Elle passait entre deux maisons, comme la veille. Mais cette fois l\u2019envie de caf\u00e9 fut la plus forte. Je maintins mon pas et mon attention vers la terrasse ensoleill\u00e9e de l\u2019\u00e9tablissement. ## seconde partie Chaque matin, je prenais place \u00e0 la m\u00eame table, sur la terrasse du caf\u00e9 du village. Sur un mur d\u00e9fra\u00eechi, un \u00e9cran plat diffusaient en continu des s\u00e9ries br\u00e9siliennes ou des matchs de foot que personne ne regardait vraiment \u2014 c\u2019\u00e9tait le bruit de fond discret, un semblant de vie qui ne trouvait pourtant aucun \u00e9cho. Le patron, un homme sec aux cheveux poivre et sel, me d\u00e9posait toujours la m\u00eame tasse de caf\u00e9 ti\u00e8de \u00e0 la main, sans me demander. Devant moi, mon carnet ouvert : je tentais d\u2019y \u00e9crire quelques lignes, je rayais presque aussit\u00f4t. Les mots semblaient se dissoudre \u00e0 peine n\u00e9s. \u00c0 intervalles r\u00e9guliers, un vieux joueur de cartes venait s\u2019asseoir, tirant de sa poche un paquet bien us\u00e9. Il jouait avec un jeune homme, dont les gestes trahissaient une patience mal dissimul\u00e9e. Parfois, l\u2019un glissait \u00e0 l\u2019autre une phrase \u00e0 voix basse ; leurs yeux semblaient m\u2019observer, curieux ou m\u00e9fiants. Un matin, un troisi\u00e8me personnage fit son apparition : un jeune homme en treillis, les mains moites, l\u2019air un peu perdu. Je compris qu\u2019il venait d\u2019\u00eatre d\u00e9mobilis\u00e9. J\u2019appris par bribes qu\u2019il avait servi longtemps en Angola, durant la guerre d\u2019Ind\u00e9pendance. Cette guerre \u2014 lointaine et pourtant si pr\u00e9sente \u2014 avait marqu\u00e9 bien des villages portugais par son ombre. Lui, vraisemblablement, s\u2019\u00e9tait \u00e9chapp\u00e9 d\u2019un bureau administratif pour chercher un peu de r\u00e9pit ici. Parmi ces habitu\u00e9s discrets, j\u2019\u00e9tais devenu invisible. Mais aujourd\u2019hui, c\u2019est moi qui osai poser la question, la voix entr\u00e9e : \u2014 Vous revenez d\u2019Angola ? Le militaire hocha la t\u00eate, l\u2019air ailleurs. Il n\u2019en dit pas plus. Un silence s\u2019installa, et je compris que dans ce village, chacun portait en silence ce qu\u2019il ne pouvait dire. Lorsque je fermai mon carnet, mes doigts effleur\u00e8rent l\u2019\u00e9cran o\u00f9 le match br\u00e9silien d\u00e9fila sans passion. Et l\u00e0, dans le coin de mon regard, \u00e0 la lisi\u00e8re d\u2019un reflet sur la vitre, je crus distinguer \u00e0 nouveau la silhouette floue, immobile, en retrait. Et comme la veille, elle s\u2019effa\u00e7a dans une fraction de seconde. Ce jour-l\u00e0, l\u2019\u00e9criture m\u2019avait \u00e9chapp\u00e9 plus vite encore que les autres. Je refermai mon carnet sans m\u00eame raturer, et d\u00e9cidai de marcher. Je suivis une sente qui descendait vers la rivi\u00e8re, mince filet d\u2019eau qui serpentait entre les eucalyptus rescap\u00e9s des incendies. Leurs troncs noirs portaient encore la trace du feu, mais de jeunes pousses s\u2019acharnaient \u00e0 rena\u00eetre. L\u2019air y \u00e9tait plus frais, plus humide. Le clapotement r\u00e9gulier de l\u2019eau contre les pierres avait quelque chose d\u2019apaisant. --- Je longeai la rive sans but. Je voulais simplement m\u2019\u00e9loigner de mes pages blanches. C\u2019est alors qu\u2019elle apparut. Sur l\u2019autre rive, entre deux troncs, une jeune femme s\u2019\u00e9tait arr\u00eat\u00e9e. Le visage franc, les bras nus, un fichu clair nou\u00e9 autour de ses cheveux. Elle leva les yeux et me sourit, sans insistance, comme si ma pr\u00e9sence n\u2019\u00e9tait pas une surprise. Rien de plus. Et pourtant, je restai fig\u00e9. Je n\u2019avais pas \u00e9chang\u00e9 un mot avec une femme depuis des mois. J\u2019avais choisi de vivre seul, retranch\u00e9, et soudain le manque se fit brutal. Je sentis remonter une soif ancienne \u2014 de voix, de chaleur, de partage. En un \u00e9clair, une vision me traversa : elle et moi, une maison, des enfants, une vie simple \u00e0 b\u00e2tir ici, loin de tout. J\u2019imaginai m\u00eame la langue qu\u2019il faudrait apprendre, ses mots rugueux que je ne connaissais pas. Mais aussit\u00f4t une autre voix, plus dure, s\u2019\u00e9leva en moi. L\u2019\u00e9criture, ma seule compagne v\u00e9ritable, jalouse, exigeante. La trahir serait perdre tout le reste. Suivre ce sourire, c\u2019\u00e9tait c\u00e9der, abattre le seul fil qui me tenait encore debout. Je d\u00e9tournai les yeux. Quand je les relevai, elle n\u2019\u00e9tait plus l\u00e0. La rivi\u00e8re avait repris son cours, indiff\u00e9rente. --- Le lendemain matin, je repris ma place au caf\u00e9. Le patron me d\u00e9posa la tasse \u00e9br\u00e9ch\u00e9e avec son geste m\u00e9canique, sans un mot. L\u2019\u00e9cran viss\u00e9 au mur d\u00e9versait une s\u00e9rie br\u00e9silienne o\u00f9 deux acteurs se disputaient en boucle, sans que personne ne suive l\u2019histoire. J\u2019ouvris mon carnet. Je voulais \u00e9crire ce que j\u2019avais vu la veille, consigner la sc\u00e8ne au bord de la rivi\u00e8re. Mais d\u00e8s la premi\u00e8re ligne, le souvenir se brouillait. \u00c9tait-elle apparue entre deux troncs ou au d\u00e9tour d\u2019un m\u00e9andre ? Le sourire \u00e9tait-il franc ou moqueur ? Je griffonnai trois phrases, puis les rayai aussit\u00f4t. La page ressemblait \u00e0 un champ labour\u00e9. \u00c0 la table voisine, les deux joueurs de cartes m\u2019observaient par-dessus leurs mains. Le plus vieux tapota son jeu, comme pour marquer une pause. Puis il l\u00e2cha, sans lever les yeux quelque chose que je traduisis aussit\u00f4t par : \u2014 Certains ici croient voir ce qu\u2019ils veulent. L\u2019autre esquissa un sourire, mais aucun n\u2019ajouta rien. Je bus mon caf\u00e9 d\u2019un trait, amer. Au moment de refermer mon carnet, je crus distinguer, dans le reflet de la vitre derri\u00e8re le comptoir, une forme immobile. Une silhouette. Elle se tenait l\u00e0, en retrait, comme si elle attendait que je me retourne. Quand je le fis, il n\u2019y avait que la rue vide. Le reste de la journ\u00e9e, je ne pus penser qu\u2019\u00e0 la rivi\u00e8re. J\u2019avais beau marcher dans le village, traverser la place, longer la gare, mon regard revenait toujours vers la direction des eucalyptus. --- Je finis par c\u00e9der \u00e0 l\u2019obsession. En fin d\u2019apr\u00e8s-midi, je repris le chemin de la rivi\u00e8re. La lumi\u00e8re baissait doucement, filtr\u00e9e par les eucalyptus. Leur ombre longue s\u2019\u00e9tirait sur le sol, comme si la for\u00eat cherchait \u00e0 m\u2019engloutir. Je retrouvai l\u2019endroit exact o\u00f9 je l\u2019avais vue. J\u2019attendis. L\u2019eau coulait avec le m\u00eame rythme, indiff\u00e9rente. Le vent fit bruisser les feuilles hautes. Rien. Pas un signe. J\u2019eus presque honte d\u2019avoir esp\u00e9r\u00e9. Alors je remarquai quelque chose accroch\u00e9 \u00e0 une branche basse, juste au bord de l\u2019eau. Un morceau de tissu, clair, froiss\u00e9, pris dans l\u2019\u00e9corce. Je le saisis : c\u2019\u00e9tait un foulard, semblable \u00e0 celui qui retenait ses cheveux la veille. L\u2019odeur en \u00e9tait presque inexistante, une simple poussi\u00e8re de parfum ou peut-\u00eatre le parfum de ma propre m\u00e9moire. Je restai l\u00e0, le tissu entre les doigts, partag\u00e9 entre le soulagement et la g\u00eane. \u00c9tait-ce une preuve qu\u2019elle existait r\u00e9ellement, qu\u2019elle avait march\u00e9 ici ? Ou bien un leurre, un chiffon abandonn\u00e9 depuis des mois que j\u2019avais transform\u00e9 en signe ? Je glissai le foulard dans mon sac. En remontant le sentier, je ne pouvais m\u2019emp\u00eacher de tourner la t\u00eate, persuad\u00e9 qu\u2019on m\u2019observait depuis l\u2019ombre des troncs. --- Le matin suivant, au caf\u00e9, l\u2019air semblait plus lourd qu\u2019\u00e0 l\u2019accoutum\u00e9e. Le patron avait baiss\u00e9 le son de la t\u00e9l\u00e9vision, comme si m\u00eame le bavardage des feuilletons lui pesait. Les deux joueurs de cartes chuchotaient, les t\u00eates rapproch\u00e9es au-dessus du jeu. Je m\u2019installai, le carnet ouvert, la tasse \u00e0 moiti\u00e9 pleine. Mais je n\u2019\u00e9crivais pas : j\u2019\u00e9coutais. Les bribes d\u2019\u00e9changes me parvenaient par morceaux. Un mot r\u00e9p\u00e9t\u00e9 : desaparecida. Je ne connaissais pas le portugais, mais le ton me suffit. Disparue. Je relevai les yeux. Le plus vieux des deux joueurs avait d\u00e9tourn\u00e9 son regard vers moi. L\u2019autre fit mine de battre les cartes trop bruyamment, pour masquer un silence g\u00ean\u00e9. Le patron passa derri\u00e8re le comptoir et essuya trois fois le m\u00eame verre, sans lever les yeux. Je sentis une sueur froide me couler dans le dos. Disparue\u2026 Qui ? La jeune femme de la rivi\u00e8re ? Ou une autre dont je n\u2019avais jamais entendu parler ? Mais pourquoi ce malaise, alors, chaque fois que mes yeux croisaient ceux des habitu\u00e9s ? Je rouvris mon carnet comme un \u00e9cran d\u00e9risoire entre eux et moi. Les mots dansaient. Je tra\u00e7ai une phrase : Je crois qu\u2019elle existe. Puis je la raturai aussit\u00f4t. Quand je sortis du caf\u00e9, je crus voir, tout au bout de la place, la silhouette. Elle s\u2019\u00e9tait arr\u00eat\u00e9e net, puis disparut entre deux fa\u00e7ades. --- J\u2019y retournai un soir, incapable de lutter contre l\u2019obsession. Le chemin descendait entre les eucalyptus noircis, les troncs exhalaient une odeur de r\u00e9sine br\u00fbl\u00e9e m\u00eal\u00e9e \u00e0 l\u2019humidit\u00e9 du sol. L\u2019air s\u2019\u00e9paississait \u00e0 mesure que j\u2019approchais de l\u2019eau. Elle \u00e9tait l\u00e0. Sur l\u2019autre rive, exactement au m\u00eame endroit que la premi\u00e8re fois. Debout, immobile, comme si elle m\u2019attendait. Son foulard clair retenait ses cheveux. Elle leva la main, un geste simple, presque quotidien, mais je compris aussit\u00f4t qu\u2019il m\u2019\u00e9tait adress\u00e9. Un signe. Je crus qu\u2019elle parlait. Ses l\u00e8vres remuaient, mais aucun son ne traversa la rivi\u00e8re. Ou alors trop bas pour que je puisse entendre. J\u2019eus l\u2019impression d\u2019un mot, ou d\u2019un pr\u00e9nom. Je fis un pas en avant. L\u2019eau n\u2019\u00e9tait pas profonde, je pouvais la traverser. Elle m\u2019attendait, j\u2019en \u00e9tais s\u00fbr. Puis je la vis vaciller. Sa silhouette se brouilla, comme si l\u2019air la diluait. Un instant, ce fut encore elle \u2014 un visage franc, un sourire qui apaisait tout. L\u2019instant d\u2019apr\u00e8s, je retrouvai la forme que j\u2019avais poursuivie dans la ruelle : masse molle, v\u00eatement humide, absence de traits. La jeune femme et l\u2019ombre n\u2019\u00e9taient qu\u2019une. Je reculai, pris de vertige. L\u2019eau brillait, immobile. Sur l\u2019autre rive, la figure se tenait encore l\u00e0, oscillant entre les deux formes. Femme, ombre. Sourire, gouffre. Je compris qu\u2019il n\u2019y aurait pas de choix. Qu\u2019elles \u00e9taient la m\u00eame chose. Que ce que j\u2019avais pris pour une promesse de vie simple n\u2019\u00e9tait que le double visage de ce qui me hantait depuis toujours. Je murmurai, sans savoir pourquoi : \u2014 C\u2019est toi\u2026 L\u2019\u00e9cho s\u2019\u00e9crasa contre les troncs. Sur la rive oppos\u00e9e, la silhouette se mit \u00e0 glisser en arri\u00e8re, lentement, comme si elle m\u2019invitait \u00e0 la suivre. --- Je regagnai le village \u00e0 pas lents. Chaque maison semblait diff\u00e9rente de la veille. Les volets clos me fixaient comme des paupi\u00e8res lourdes. La place elle-m\u00eame paraissait plus \u00e9troite, comme si les fa\u00e7ades s\u2019\u00e9taient rapproch\u00e9es en mon absence. Au caf\u00e9, la t\u00e9l\u00e9vision continuait de cracher ses images muettes. Les deux joueurs de cartes avaient laiss\u00e9 leur jeu sur la table, mais ils n\u2019\u00e9taient plus l\u00e0. Le patron, lui, essuyait encore et encore le m\u00eame verre. Quand j\u2019entrai, il ne leva pas les yeux. Je m\u2019assis. Je rouvris mon carnet. Les mots venaient, cette fois, mais d\u2019une voix qui n\u2019\u00e9tait pas la mienne. Je le sentais \u00e0 chaque phrase. Trop longues, trop solennelles. Elles ressemblaient \u00e0 des phrases qu\u2019on \u00e9crivait au XIX\u1d49 si\u00e8cle, quand les \u00e9crivains croyaient encore qu\u2019un livre devait porter le poids d\u2019un monde entier. J\u2019avais beau vouloir noter simplement ce que je voyais \u2014 un caf\u00e9 ti\u00e8de, un \u00e9cran plat, deux joueurs de cartes \u2014, ma main \u00e9crivait comme si elle copiait une voix disparue, une langue enfouie qui revenait s\u2019imposer sur la page. Ce n\u2019\u00e9tait plus moi. C\u2019\u00e9tait une autre langue, \u00e9trang\u00e8re et famili\u00e8re tout \u00e0 la fois. Une voix morte, obstin\u00e9e, qui s\u2019infiltrait dans ma main. Je me surpris \u00e0 me demander si ce roman n\u2019\u00e9tait pas le mien, mais celui d\u2019un autre, \u00e9crit par procuration \u00e0 travers moi. Je refermai brusquement le carnet. Autour de moi, personne ne s\u2019\u00e9tait aper\u00e7u de rien. Mais je compris que l\u2019ombre qui me suivait n\u2019\u00e9tait pas seulement une silhouette dans les ruelles : elle se cachait dans ma voix m\u00eame, chaque fois que j\u2019essayais d\u2019\u00e9crire. Mais j\u2019avais compris. Depuis le d\u00e9but, elle n\u2019avait \u00e9t\u00e9 que cela : le roman. Mon roman. L\u2019ombre informe que je tra\u00eenais depuis des mois. La jeune femme, la promesse d\u2019une vie simple, n\u2019\u00e9tait qu\u2019un masque pos\u00e9 sur ce m\u00eame gouffre. Je sentis ma gorge se serrer. Mon souffle se brisa. Tout le reste \u2014 le village, le caf\u00e9, les visages \u2014 pouvait bien dispara\u00eetre. Il ne restait que \u00e7a : l\u2019\u00e9criture, ce monstre qui me collait \u00e0 la peau, que je ne pouvais ni fuir ni aimer. Je rouvris le carnet. La page, elle, m\u2019attendait encore. ",
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"title": "Cr\u00e9ation de fiction avec prompt ( exemple) ",
"date_published": "2025-08-13T07:31:14Z",
"date_modified": "2025-08-13T07:49:50Z",
"author": {"name": "Patrick Blanchon"},
"content_html": " Param\u00e8tres EFFET RECHERCH\u00c9 : inqui\u00e9tude lente, myst\u00e8re rationnel<\/p>\n LONGUEUR CIBLE : 1200 mots<\/p>\n PERSONNE\/TEMPS : 1re personne, pass\u00e9 simple<\/p>\n FOCALISATION : interne<\/p>\n LEXIQUE\/STYLE : sobre, concret, pas de lyrisme, phrases 12\u201318 mots<\/p>\n CONTRAINTE LOVECRAFT : une seule “merveille” centrale (une pierre anormalement ti\u00e8de et tr\u00e8s lisse), r\u00e9alisme partout ailleurs, suggestion > exposition<\/p>\n OUTPUT_MODE : les_deux<\/p>\n \u00c9TAPE A — FABULA (ordre r\u00e9el des faits) E2 — Date\/Laps : \u00e9t\u00e9 1986 — Lieu : cavit\u00e9 pr\u00e8s de Pont-en-Royans — Acteurs : trois sp\u00e9l\u00e9ologues (Luc, Mara, Didier) E3 — Date\/Laps : 2011\u20132012 — Lieu : Grenoble, d\u00e9partement d\u2019anthropologie — Acteurs : Professeur H., t\u00e9moins E4 — Date\/Laps : 2012 — Lieu : Grenoble — Acteurs : Professeur H., Tante du narrateur E5 — Date\/Laps : juin 2025 — Lieu : Rh\u00f4ne, pr\u00e8s du P\u00e9age-de-Roussillon — Acteurs : \u00e9quipe de dragage, service patrimoine E6 — Date\/Laps : juillet 2025 — Lieu : magasin municipal — Acteurs : Narrateur, agente du patrimoine E7 — Date\/Laps : nuit suivante, juillet 2025 — Lieu : berge du Rh\u00f4ne — Acteurs : Narrateur \u00c9TAPE B — SYUZHET (ordre narratif) S2 — Point d\u2019entr\u00e9e : magasin municipal, jour, lumi\u00e8re froide — POV : narrateur S3 — Point d\u2019entr\u00e9e : retour \u00e0 la maison, soir\u00e9e, consultation du dossier H. — POV : narrateur S4 — Point d\u2019entr\u00e9e : voix sur cassette, 1986 (flashback audio) — POV : narrateur \u00e9coutant S5 — Point d\u2019entr\u00e9e : note paroissiale de 1894 (lecture) — POV : narrateur S6 — Point d\u2019entr\u00e9e : berge du Rh\u00f4ne, nuit — POV : narrateur (6 sc\u00e8nes, in medias res en S2, flashbacks S3\u2013S5.)<\/p>\n \u00c9TAPE C — V\u00c9RIFS \u00c9CLAIR Connaissances : le narrateur ne sait rien avant la lettre ; apprend via dossier et magasin ; n\u2019emploie jamais une info qu\u2019il n\u2019a pas lue\/entendue.<\/p>\n Traces : lettre, Polaroids, rapport, note paroissiale, fiche d\u2019objet, marque au poignet : toutes introduites avant chaque r\u00e9v\u00e9lation.<\/p>\n Plausibilit\u00e9 : dates et lieux compatibles (Vercors \u2192 Rh\u00f4ne), d\u00e9lais coh\u00e9rents.<\/p>\n Merveille centrale : une seule anomalie mat\u00e9rielle r\u00e9aliste-\u00e9trange : la pierre ti\u00e8de, anormalement lisse et “docile” au milieu liquide. Le reste reste prosa\u00efque.<\/p>\n \u00c9TAPE D — R\u00c9DACTION (\u22481200 mots) Le lendemain, au magasin municipal, la responsable me fit entrer dans une pi\u00e8ce froide, \u00e9clair\u00e9e par des n\u00e9ons uniformes. Elle posa un bac plastique sur une table en inox, puis s\u2019\u00e9loigna pour remplir un registre. Sous un film de poly\u00e9thyl\u00e8ne, l\u2019objet occupait presque toute la surface : une forme ovale, plus longue que large, aucune ar\u00eate, aucune veine. Elle sembla d\u2019abord banale, une pierre polie de rivi\u00e8re, couleur d\u2019ardoise mouill\u00e9e. La responsable me tendit des gants. Je soulevai le film. La pierre n\u2019\u00e9tait pas lourde ; elle n\u2019\u00e9tait pas tout \u00e0 fait l\u00e9g\u00e8re non plus. Je la saisis \u00e0 deux mains. Elle \u00e9tait ti\u00e8de. Pas ti\u00e8de comme un objet laiss\u00e9 au soleil ; ti\u00e8de comme une peau longtemps couverte. J\u2019attendis qu\u2019un courant d\u2019air explique la sensation. Rien ne changea.<\/p>\n Je reposai la pierre et notai le num\u00e9ro de fiche. La responsable revint, me montra la mention “temp\u00e9rature l\u00e9g\u00e8rement sup\u00e9rieure \u00e0 l\u2019ambiante” inscrite en bas du formulaire. Elle sourit, un sourire de service. « Les dragages remontent de tout. On trouve des armes parfois, des poup\u00e9es, des statues de jardin. Celle-ci est propre. On n\u2019a pas su d\u2019o\u00f9 elle venait. » Elle referma le bac, me laissa recopier quelques chiffres, me fit signer. Quand j\u2019\u00f4tai les gants, la peau de mon poignet droit conservait une chaleur sourde, localis\u00e9e, comme si j\u2019avais port\u00e9 trop longtemps une montre de m\u00e9tal.<\/p>\n Chez moi, j\u2019ouvris le dossier reli\u00e9 du professeur H. La couverture indiquait « Notes Vercors \/ Rh\u00f4ne — cultes — objets lisses ? ». \u00c0 l\u2019int\u00e9rieur, des coupures de presse parlaient d\u2019un accident de sp\u00e9l\u00e9ologie en 1986, sans gravit\u00e9. Une photographie instantan\u00e9e montrait une table de camping, un thermos, trois faces jeunes et rougies. Sur la table, au centre exact, je reconnus la forme ovale. La lumi\u00e8re du flash avait aplati les ombres. La pierre paraissait l\u00e9g\u00e8rement affaiss\u00e9e vers sa base, comme si elle s\u2019\u00e9tait r\u00e9ajust\u00e9e \u00e0 la surface. Je pensai d\u2019abord \u00e0 une illusion due \u00e0 l\u2019angle. Je cherchais une ombre, un rep\u00e8re, une pliure du plastique.<\/p>\n Je glissai une cassette dans un vieux lecteur. La bande craqua, siffla, puis la voix d\u2019un homme \u00e9mergea, nette par endroits. Il se pr\u00e9sentait comme Luc, membre d\u2019un club local. Il racontait la remont\u00e9e de “quelque chose de tr\u00e8s lisse”, le plaisir imm\u00e9diat de la main qui glisse sans accrochage, la chaleur \u00e9tonnante per\u00e7ue au premier contact. Il riait en disant que c\u2019\u00e9tait “une bouillotte en pierre”. L\u2019enregistreur capta un frottement, peut-\u00eatre un v\u00eatement, peut-\u00eatre une table. Puis la voix chuta. « La pierre \u00e9tait\u2026 » Silence. La bande avait \u00e9t\u00e9 arr\u00eat\u00e9e, ou bien alt\u00e9r\u00e9e. Plus loin, la m\u00eame voix \u00e9voquait une cicatrice au poignet, “juste l\u00e0”, petite, en forme d\u2019anneau palescent. Aucun drame, aucune douleur notable. « Le lendemain, plus rien. » Il ajoutait que l\u2019objet, laiss\u00e9 dans le coffre d\u2019une voiture, avait disparu pendant la nuit. Il n\u2019\u00e9tait pas certain d\u2019avoir bien ferm\u00e9 la serrure.<\/p>\n Le dossier contenait une note br\u00e8ve, recopi\u00e9e d\u2019un registre paroissial de 1894. L\u2019\u00e9criture \u00e9tait \u00e9trangl\u00e9e, les lignes serr\u00e9es. Il \u00e9tait question d\u2019un “trouble” survenu lors d\u2019une veill\u00e9e, de “signes” mal interpr\u00e9t\u00e9s, d\u2019une pierre de taille “ind\u00e9cente par sa douceur”. Le dernier mot n\u2019\u00e9tait pas certain, l\u2019encre avait bav\u00e9. On r\u00e9solvait l\u2019affaire en jetant l\u2019objet dans un gouffre « o\u00f9 l\u2019eau reprend ce qui lui appartient ». Le professeur H. avait soulign\u00e9 trois fois le mot “siphon”. Sa plume avait griff\u00e9 le papier \u00e0 cet endroit.<\/p>\n Je revins \u00e0 la photo instantan\u00e9e. Les bords commen\u00e7aient \u00e0 virer au brun, comme le font ces papiers au bout de d\u00e9cennies. La pierre y occupait sa place exacte, centre d\u2019une sc\u00e8ne banale, presque domestique. Rien n\u2019\u00e9tait spectaculaire. Rien n\u2019invitait \u00e0 la peur. Je ne ressentais qu\u2019une suite de signes discrets, obstin\u00e9s : la ti\u00e9deur sur ma peau, la mention sur un formulaire, une phrase interrompue, un mot soulign\u00e9, un anneau incertain.<\/p>\n Je retournai au magasin deux jours plus tard, sous pr\u00e9texte de v\u00e9rifier une cote. La responsable me reconnut, me laissa remplir de nouveau le registre. La pi\u00e8ce gardait sa temp\u00e9rature stable, son odeur de papier et de plastique. La pierre, dans son bac, ne me fit aucun signe. Je posai la main gant\u00e9e dessus. La ti\u00e9deur \u00e9tait identique, localis\u00e9e, sans exc\u00e8s. Je demandai une balance, par curiosit\u00e9, pour noter un poids. Elle sourit encore, m\u2019expliqua qu\u2019on n\u2019en avait pas “sous la main”. Je notai l\u2019heure, le temps pass\u00e9, les gestes accomplis. Rien ne changea sur le papier. Au moment de partir, elle me demanda si “tout cela” avait un int\u00e9r\u00eat pour moi. Je r\u00e9pondis que j\u2019avais r\u00e9cup\u00e9r\u00e9 un dossier ancien, probablement li\u00e9. Elle haussa les \u00e9paules et me proposa, sans malice, de “la laisser tranquille, la pauvre”.<\/p>\n Le soir, la marque autour de mon poignet s\u2019\u00e9tait accentu\u00e9e. Elle n\u2019\u00e9tait pas rouge, ni en relief. Elle ressemblait \u00e0 la trace laiss\u00e9e par un bracelet qu\u2019on aurait longtemps port\u00e9, puis oubli\u00e9. Je la frottai, elle ne disparut pas. Je dormis d\u2019un sommeil interrompu, sans images nettes. Au matin, la marque avait p\u00e2li. Je reposai la cassette dans sa bo\u00eete, rangeai le Polaroid, glissai la lettre de ma tante au-dessus du dossier, comme un couvercle. La phrase interrompue restait en moi comme un ordre simple : « Va voir par toi-m\u00eame. »<\/p>\n La berge du Rh\u00f4ne, ce soir-l\u00e0, n\u2019\u00e9tait pas d\u00e9serte. Des cyclistes pass\u00e8rent, amincis par la vitesse. J\u2019attendis. La lumi\u00e8re finit par d\u00e9cro\u00eetre ; la surface du fleuve se fit compacte, sans reflets. Je portais le bac vide sous mon bras. L\u2019objet, envelopp\u00e9 dans un sac de toile, me pesait peu. Je descendis quelques marches de pierre, glissantes d\u2019algues. Mes chaussures prirent l\u2019eau. La ti\u00e9deur me gagna les mains au moment o\u00f9 je d\u00e9nouai le sac. Elle \u00e9tait moins vive que la premi\u00e8re fois, plus nette pourtant, comme si la pierre avait ajust\u00e9 sa temp\u00e9rature \u00e0 la mienne. Je pensai \u00e0 la note de 1894, au mot “siphon”, au trait sous l\u2019encre. Je n\u2019avais pas d\u2019explication \u00e0 donner. Je n\u2019en cherchai pas.<\/p>\n Je l\u00e2chai l\u2019objet au niveau d\u2019une langue d\u2019eau lente, l\u00e0 o\u00f9 le courant fait semblant de s\u2019arr\u00eater. Il coula tout de suite, sans roulis, sans h\u00e9sitation. L\u2019eau n\u2019\u00e9mit aucun bruit diff\u00e9rent. Je restai plant\u00e9 l\u00e0, les mains vides, le sac vide, l\u2019odeur d\u2019algues et de fer. Je ne me sentis pas d\u00e9charg\u00e9, ni coupable, ni triomphant. Je sentis seulement la chaleur r\u00e9siduelle de mes paumes d\u00e9cro\u00eetre jusqu\u2019\u00e0 se confondre avec l\u2019air du soir. La marque autour de mon poignet se dissipa presque, laissant un cercle \u00e0 peine perceptible, comme une p\u00e2leur dans la p\u00e2leur.<\/p>\n Je rentrai par les rues de mon enfance, droites et sans myst\u00e8re. Au-dessus des toits, le ciel n\u2019expliquait rien. J\u2019ouvris le dossier une derni\u00e8re fois, v\u00e9rifiai que la lettre inachev\u00e9e restait \u00e0 sa place. J\u2019ajoutai une feuille dat\u00e9e, propre, o\u00f9 je consignai des faits brefs : consultation au magasin, sensation de ti\u00e9deur, marque au poignet, restitution nocturne. J\u2019\u00e9crivis les mots “retour \u00e0 l\u2019eau”, puis reposai mon stylo. J\u2019\u00e9teignis la lampe. Dans le noir, ma main droite garda, encore quelques minutes, quelque chose de ti\u00e8de sans source.<\/p>\n Le lendemain, je repassai par la berge. Rien n\u2019avait chang\u00e9. Une famille pique-niquait sur l\u2019herbe, des enfants jetaient des cailloux plats qui ricochaient, ravis. Le fleuve r\u00e9pondait avec sa logique calme, qui prend, qui rend, qui reprend encore. Je regardai mes mains. La marque avait disparu. Je rentrai chez moi, remis le dossier sur son \u00e9tag\u00e8re. Je n\u2019attendis aucune suite. J\u2019avais appris ce que je pouvais apprendre sans exc\u00e8s de mots. Le reste ne me regardait plus.<\/p>\n — -<\/p>\n Texte final : La lettre n\u2019avait pas \u00e9t\u00e9 post\u00e9e. Coinc\u00e9e derri\u00e8re des bordereaux, pochette translucide, en haut d\u2019un classeur que j\u2019avais repris avec la maison. L\u2019\u00e9criture de ma tante, droite, pos\u00e9e, puis la faille nette avant la signature. Une cote griffonn\u00e9e dans la marge. Deux mots rest\u00e9s en plan : « tu verras ». Rien d\u2019autre et pourtant tout, pour me remettre en route.<\/p>\n Je notai la cote. Je cherchai le lieu. Magasin municipal, sous-sol lumineux, n\u00e9ons qui bourdonnent tr\u00e8s fin. Couloir carrel\u00e9, odeur de plastique et de carton, portes battantes, on passe deux grilles, on signe. Elle me tend des gants. Elle sort un bac en poly\u00e9thyl\u00e8ne, table inox, je lis le num\u00e9ro sur l\u2019\u00e9tiquette : m\u00eame racine que sur la lettre. On retire le film. L\u2019objet est l\u00e0.<\/p>\n Ce n\u2019est rien, une pierre ovale, plus longue que large. Aucun grain, aucune veine. Gris mouill\u00e9. Je la prends \u00e0 deux mains. Elle est ti\u00e8de. Pas ti\u00e8de de soleil. Ti\u00e8de comme une paume qui a gard\u00e9 sa chaleur sous un tissu. La responsable dit : « On a not\u00e9 un \u00e9cart l\u00e9ger, voyez en bas de la fiche. » En bas de la fiche c\u2019est \u00e9crit : temp\u00e9rature sup\u00e9rieure \u00e0 ambiante, observation \u00e0 confirmer. Sourire administratif, stylo pr\u00eat au registre. Je signe, date du jour, cr\u00e9neau d\u2019acc\u00e8s.<\/p>\n Quand je retire les gants, la peau me rend la chaleur en retard. Un cercle p\u00e2le au poignet, tr\u00e8s fin, sans douleur. Je n\u2019en dis rien. On referme le bac.<\/p>\n Je rentre avec le dossier du professeur H. — reliure souple, tranche us\u00e9e, grande \u00e9criture : Vercors \/ Rh\u00f4ne — cultes — objets lisses ?. Dedans les coupures locales, 1986, une alerte sp\u00e9l\u00e9o sans gravit\u00e9 ; deux Polaroid ; la note paroissiale de 1894 recopi\u00e9e \u00e0 l\u2019encre bleue ; des cassettes audio \u00e9tiquet\u00e9es au feutre. Rien de spectaculaire. Juste l\u2019empilement r\u00e9gulier des preuves modestes.<\/p>\n Je commence par l\u2019image. Table de camping, thermos, trois jeunes qui rient, veste polaire, front rouge de froid. Au centre, sur la toile plastique, l\u2019ovale, exactement calibr\u00e9. L\u2019ombre ne sait pas quoi faire avec lui ; on dirait qu\u2019il s\u2019enfonce tr\u00e8s l\u00e9g\u00e8rement dans la surface, illusion d\u2019optique peut-\u00eatre, peut-\u00eatre pas. Le bord brun du Polaroid commence \u00e0 migrer, chimie fatigu\u00e9e. Je glisse la photo sous une lampe plus forte. \u00c7a ne r\u00e9pond pas davantage. L\u2019\u0153il revient toujours au centre.<\/p>\n La cassette ensuite. Le vieux lecteur a un capot qui tient mal, j\u2019appuie. Bande qui souffle, voix d\u2019homme avec des « euh » et une gouaille retenue : Luc, du club, raconte la remont\u00e9e par un boyau, l\u2019eau qui vous coupe le dos, puis la trouvaille, « un truc lisse, lisse comme rien, je te jure, c\u2019\u00e9tait chaud, on a rigol\u00e9, une bouillotte en pierre ». Il rit. On entend un frottement, une table peut-\u00eatre, un v\u00eatement. Puis : « La pierre \u00e9tait\u2026 » Coupure nette. Plus loin, un mot sur une petite cicatrice au poignet — « en rond, comme si j\u2019avais port\u00e9 un bracelet, \u00e7a a disparu » — et la disparition de l\u2019objet du coffre de la voiture au matin, serrure pas s\u00fbre. Il n\u2019insiste pas. La bande poursuit sur des banalit\u00e9s de club, puis s\u2019arr\u00eate d\u2019elle-m\u00eame, clac du ressort.<\/p>\n La note de 1894. \u00c9criture serr\u00e9e, pr\u00eatre qui tient ses lignes, pas de d\u00e9bordements. On y parle d\u2019un trouble, d\u2019un rituel villageois dont le nom n\u2019est pas \u00e9crit, d\u2019une pierre de « douceur ind\u00e9cente », les mots exactement ceux-l\u00e0 ou presque — l\u2019encre a bu, on devine. D\u00e9cision prise : jeter l\u2019objet dans l\u2019aven, « o\u00f9 l\u2019eau reprend ce qui lui appartient ». Le professeur H. a soulign\u00e9 trois fois siphon. L\u2019encre a mordu le papier \u00e0 ces traits-l\u00e0.<\/p>\n Je fais un va-et-vient entre ces trois preuves : photo, bande, note. Je ne produis pas d\u2019hypoth\u00e8se. Je tiens seulement le fil des gestes. Je recopie deux dates. Je classe les feuilles d\u2019un autre ordre et reviens au premier, pour v\u00e9rifier que rien n\u2019a gliss\u00e9 dans la man\u0153uvre.<\/p>\n Deux jours apr\u00e8s je retourne au magasin. M\u00eame couloir. M\u00eame bourdonnement de n\u00e9ons. La responsable a la politesse de ne pas s\u2019\u00e9tonner. Elle m\u2019apporte le bac. Elle plaisante doucement : « Il vous pla\u00eet, votre caillou ? » Je hausse les \u00e9paules, je dis « Corr\u00e9lation probable avec un vieux dossier ». On retire le film. M\u00eame ti\u00e9deur. Je demande une balance. Elle dit qu\u2019il n\u2019y en a pas ici. Je note l\u2019heure, l\u2019angle de lumi\u00e8re, rien qui compte vraiment, je le sais, mais je note. Mon poignet, sous le gant, chauffe \u00e0 l\u2019endroit exact o\u00f9 hier s\u2019\u00e9tait inscrit le cercle. J\u2019\u00f4te un gant, effleure la surface du dos de la main. Sensation stable, pas d\u2019augmentation. Je remets le gant. On referme.<\/p>\n Chez moi, la marque a repris de la nettet\u00e9, anneau clair, comme apr\u00e8s un bijou trop serr\u00e9, puis s\u2019estompe vers le soir. Je dors mal, non pas parce que j\u2019ai peur, mais parce qu\u2019on a rang\u00e9 trop de pi\u00e8ces sur la table, qu\u2019on ne sait plus o\u00f9 poser la main. Au matin, je prends une feuille blanche, j\u2019\u00e9cris en t\u00eate : Consultation — objet ovale lisse — cote X — Rh\u00f4ne — juillet. Sous la ligne, je ne r\u00e9sume pas : je liste. Geste d\u2019archiviste sans autorit\u00e9.<\/p>\n Le fleuve, je l\u2019ai dans la t\u00eate comme on a dans la t\u00eate les rues d\u2019avant, celles o\u00f9 on allait enfant quand on ne savait pas encore les noms. Les marches de pierre ont une pellicule d\u2019algues, on marche dedans en \u00e9cartant un peu les pieds. Les cyclistes passent au-dessus, les lampes font des lignes la nuit d\u00e8s qu\u2019ils acc\u00e9l\u00e8rent. Il faut attendre. Ne pas se presser. L\u2019eau se fait dense quand la lumi\u00e8re tombe.<\/p>\n Je prends le sac de toile. Rien de clandestin, pas de secret h\u00e9ro\u00efque. Juste \u00e9viter les regards, parce que les gestes sont pauvres et qu\u2019ils se racontent mal aux passants. L\u2019objet p\u00e8se peu, moins qu\u2019on croirait. La chaleur dans la paume gagne un peu la peau du poignet, puis s\u2019arr\u00eate. Je pense au mot siphon, aux traits du professeur. Je pense \u00e0 la note o\u00f9 on dit « reprend ». Je ne pense pas \u00e0 ce que c\u2019est. J\u2019ai promis \u00e0 personne, mais la lettre m\u2019avait mis dans ce sens-l\u00e0.<\/p>\n Je l\u00e2che. La pierre n\u2019a aucun roulis. Elle coupe l\u2019eau en silence. Je regarde la surface juste apr\u00e8s, ce moment o\u00f9 une chose a disparu mais laisse sa forme en creux, dans l\u2019onde. Les cercles s\u2019ouvrent, se perdent, puis il n\u2019y a plus rien \u00e0 voir que la marche gluante, l\u2019odeur d\u2019herbe mouill\u00e9e, une canette \u00e9cras\u00e9e deux marches plus haut, bruit sourd d\u2019une p\u00e9niche invisible.<\/p>\n Je reste un temps qu\u2019on ne sait pas mesurer, sans faire de phrase. Je remonte. La marque au poignet a presque disparu au premier lampadaire. Chez moi je range le dossier \u00e0 sa place, pas trop haut, pas trop bas, l\u00e0 o\u00f9 on le retrouve sans grimper.<\/p>\n Je r\u00e9\u00e9coute la cassette, un court passage. Le « la pierre \u00e9tait\u2026 » s\u2019arr\u00eate au m\u00eame endroit, c\u2019est normal, \u00e7a ne bougera pas. Je mets la photo en quatri\u00e8me de couverture du dossier, pour qu\u2019elle apparaisse d\u2019abord quand on ouvre. Je glisse la lettre de ma tante en couverture, comme un garde-fou. Je recopie encore une fois la date du jour, j\u2019ajoute : « restitution ». Je ne cherche pas de mot mieux. Je ne cherche pas d\u2019explication. Je mets le stylo dans le dos du dossier, c\u2019est une habitude que j\u2019ai gard\u00e9e d\u2019elle.<\/p>\n Le lendemain je passe expr\u00e8s par le fleuve. Rien n\u2019insiste. Une famille sur l\u2019herbe, cris des enfants qui font sauter des cailloux plats, cinq ricochets, six, record, on applaudit. Je regarde la surface : elle a sa logique de toujours, elle prend et rend sans m\u00e9moire. J\u2019ouvre la main \u00e0 plat, paume en l\u2019air, pour voir si elle garde quelque chose. Rien. Une ti\u00e9deur ordinaire de peau au soleil, pas plus.<\/p>\n Il y a des histoires qui n\u2019acceptent pas la suite. Ce n\u2019est pas une morale. Ce n\u2019est pas une victoire. C\u2019est un point o\u00f9 on ferme les dossiers et on les laisse nous regarder de leur rayon, sans menace. J\u2019\u00e9cris encore une ligne pour moi seul — « retour \u00e0 l\u2019eau » — puis j\u2019\u00e9teins. Dans le noir, la main garde un instant la sensation d\u2019avoir port\u00e9, comme on garde la sensation d\u2019une montre qu\u2019on a enlev\u00e9e. Cela passe.<\/p>\n Je n\u2019ai pas gard\u00e9 de copie de la fiche du magasin. Je n\u2019ai pas pris de photo. Si on m\u2019avait demand\u00e9 d\u2019expliquer, j\u2019aurais repris le mot de la note, je crois : reprendre, c\u2019est suffisant. Il n\u2019y a pas d\u2019autre merveille ici que cette ti\u00e9deur sans raison. Tout le reste est papier, poussi\u00e8re propre, voix qu\u2019on entend mal. On vit assez longtemps avec \u00e7a. On range. On ferme la lumi\u00e8re. On laisse l\u2019eau faire son travail.<\/p>",
"content_text": "Param\u00e8tres GENRE : fantastique sobre \/ enqu\u00eate d\u2019archives EFFET RECHERCH\u00c9 : inqui\u00e9tude lente, myst\u00e8re rationnel LONGUEUR CIBLE : 1200 mots PERSONNE\/TEMPS : 1re personne, pass\u00e9 simple FOCALISATION : interne LEXIQUE\/STYLE : sobre, concret, pas de lyrisme, phrases 12\u201318 mots CONTRAINTE LOVECRAFT : une seule \u201cmerveille\u201d centrale (une pierre anormalement ti\u00e8de et tr\u00e8s lisse), r\u00e9alisme partout ailleurs, suggestion > exposition OUTPUT_MODE : les_deux \u00c9TAPE A \u2014 FABULA (ordre r\u00e9el des faits) E1 \u2014 Date\/Laps : 1894 \u2014 Lieu : bord d\u2019un gouffre karstique dans le Vercors \u2014 Acteurs : cur\u00e9, villageois Fait : apr\u00e8s un incident lors d\u2019un petit rituel local, une pierre sculpt\u00e9e est jet\u00e9e dans un aven. Cause : peur collective \u2192 Cons\u00e9quence : disparition de l\u2019objet dans un siphon. Trace mat\u00e9rielle : note marginale au registre paroissial. Qui sait quoi : Villageois : tout ; Cur\u00e9 : tout ; Lecteur : rien. E2 \u2014 Date\/Laps : \u00e9t\u00e9 1986 \u2014 Lieu : cavit\u00e9 pr\u00e8s de Pont-en-Royans \u2014 Acteurs : trois sp\u00e9l\u00e9ologues (Luc, Mara, Didier) Fait : ils remontent une pierre ovale parfaitement lisse ; Luc garde une cicatrice superficielle au poignet. Cause : curiosit\u00e9 \u2192 Cons\u00e9quence : l\u2019objet, stock\u00e9 dans une voiture, \u201cdispara\u00eet\u201d la nuit suivante. Trace mat\u00e9rielle : deux Polaroids, rapport d\u2019incident du club, cicatrice. Qui sait quoi : Sp\u00e9l\u00e9os : partiel ; Professeur (plus tard) : par t\u00e9moignages ; Lecteur : rien. E3 \u2014 Date\/Laps : 2011\u20132012 \u2014 Lieu : Grenoble, d\u00e9partement d\u2019anthropologie \u2014 Acteurs : Professeur H., t\u00e9moins Fait : H. compile coupures de presse locales, interroge Luc et Mara, recopie la note de 1894. Cause : int\u00e9r\u00eat scientifique \u2192 Cons\u00e9quence : constitution d\u2019un dossier avec copies et enregistrements. Trace mat\u00e9rielle : dossier reli\u00e9, cassettes audio, lettres. Qui sait quoi : H. : beaucoup ; Tante (r\u00e9gisseuse de mus\u00e9e) : inventorie ; Lecteur : rien. E4 \u2014 Date\/Laps : 2012 \u2014 Lieu : Grenoble \u2014 Acteurs : Professeur H., Tante du narrateur Fait : d\u00e9c\u00e8s de H. ; la tante r\u00e9cup\u00e8re le dossier pour pr\u00e9-inventaire mus\u00e9al. Cause : succession universitaire \u2192 Cons\u00e9quence : lettre inachev\u00e9e de la tante au narrateur, jamais envoy\u00e9e. Trace mat\u00e9rielle : lettre, bordereau d\u2019inventaire provisoire. Qui sait quoi : Tante : tout du dossier ; Narrateur : rien ; Lecteur : rien. E5 \u2014 Date\/Laps : juin 2025 \u2014 Lieu : Rh\u00f4ne, pr\u00e8s du P\u00e9age-de-Roussillon \u2014 Acteurs : \u00e9quipe de dragage, service patrimoine Fait : dragage du fleuve ; remont\u00e9e d\u2019une pierre ovale tr\u00e8s lisse, ti\u00e8de au toucher. Cause : travaux fluviaux \u2192 Cons\u00e9quence : d\u00e9p\u00f4t dans un magasin municipal s\u00e9curis\u00e9. Trace mat\u00e9rielle : fiche d\u2019entr\u00e9e d\u2019objet, photo num\u00e9rique, mini-rapport de temp\u00e9rature \u201cl\u00e9g\u00e8rement sup\u00e9rieure \u00e0 l\u2019ambiante\u201d. Qui sait quoi : Service patrimoine : partiel ; Narrateur : encore rien ; Lecteur : rien. E6 \u2014 Date\/Laps : juillet 2025 \u2014 Lieu : magasin municipal \u2014 Acteurs : Narrateur, agente du patrimoine Fait : le narrateur consulte le dossier de H., compare la pierre r\u00e9cup\u00e9r\u00e9e, la touche, constate une ti\u00e9deur persistante. Cause : lettre retrouv\u00e9e + prise de rendez-vous \u2192 Cons\u00e9quence : discr\u00e8te marque violac\u00e9e sur la peau, sans douleur. Trace mat\u00e9rielle : signature au registre des consultations, gants, notice. Qui sait quoi : Narrateur : beaucoup plus ; Lecteur : rien. E7 \u2014 Date\/Laps : nuit suivante, juillet 2025 \u2014 Lieu : berge du Rh\u00f4ne \u2014 Acteurs : Narrateur Fait : le narrateur restitue la pierre au fleuve, sans t\u00e9moin. Cause : scrupule + coh\u00e9rence avec la note de 1894 \u2192 Cons\u00e9quence : disparition de l\u2019objet, apaisement ambivalent. Trace mat\u00e9rielle : aucune, sauf la marque qui s\u2019estompe au poignet. Qui sait quoi : Narrateur : tout ; Lecteur : \u00e0 d\u00e9couvrir par fragments. \u00c9TAPE B \u2014 SYUZHET (ordre narratif) S1 \u2014 Point d\u2019entr\u00e9e : d\u00e9couverte de la lettre inachev\u00e9e (2012) \u2014 POV : narrateur Objectif dramatique : \u00e9tablir un lien familial avec le dossier et l\u2019objet. Puise dans : E4 = indice Degr\u00e9 d\u2019info : 1 Ce que tu tais : contenu d\u00e9taill\u00e9 du dossier, contexte 1894. Crochet de sortie : une cote d\u2019inventaire griffonn\u00e9e dans la marge. S2 \u2014 Point d\u2019entr\u00e9e : magasin municipal, jour, lumi\u00e8re froide \u2014 POV : narrateur Objectif dramatique : voir l\u2019objet, premier contact, premi\u00e8re sensation. Puise dans : E5 = partielle, E6 = partielle Degr\u00e9 d\u2019info : 2 Ce que tu tais : d\u00e9cision future du narrateur. Crochet de sortie : la peau encore ti\u00e8de sous le gant retir\u00e9. S3 \u2014 Point d\u2019entr\u00e9e : retour \u00e0 la maison, soir\u00e9e, consultation du dossier H. \u2014 POV : narrateur Objectif dramatique : assembler les preuves, afficher la logique des traces. Puise dans : E3 = partielle, E1 = allusion Degr\u00e9 d\u2019info : 2 Ce que tu tais : disparition 1986 d\u00e9taill\u00e9e. Crochet de sortie : un Polaroid o\u00f9 l\u2019objet semble l\u00e9g\u00e8rement affaiss\u00e9. S4 \u2014 Point d\u2019entr\u00e9e : voix sur cassette, 1986 (flashback audio) \u2014 POV : narrateur \u00e9coutant Objectif dramatique : ancrer la cicatrice, l\u2019accident mineur, la chaleur incompr\u00e9hensible. Puise dans : E2 = indice Degr\u00e9 d\u2019info : 1 Ce que tu tais : lieu exact et noms complets. Crochet de sortie : frottement de bande, phrase coup\u00e9e \u00e0 \u201cla pierre \u00e9tait\u2026\u201d. S5 \u2014 Point d\u2019entr\u00e9e : note paroissiale de 1894 (lecture) \u2014 POV : narrateur Objectif dramatique : sugg\u00e9rer une d\u00e9cision r\u00e9currente : jeter, rendre \u00e0 l\u2019eau. Puise dans : E1 = allusion Degr\u00e9 d\u2019info : 0\u20131 Ce que tu tais : nature du \u201crituel\u201d et l\u2019incident d\u00e9clencheur. Crochet de sortie : mention du \u201csiphon\u201d soulign\u00e9e trois fois. S6 \u2014 Point d\u2019entr\u00e9e : berge du Rh\u00f4ne, nuit \u2014 POV : narrateur Objectif dramatique : accomplir le geste, fermer la boucle sans l\u2019expliquer. Puise dans : E7 = r\u00e9v\u00e9lation Degr\u00e9 d\u2019info : 3 Ce que tu tais : justification morale compl\u00e8te, toute hypoth\u00e8se \u201cscientifique\u201d. Crochet de sortie : une ti\u00e9deur r\u00e9siduelle au poignet, puis rien. (6 sc\u00e8nes, in medias res en S2, flashbacks S3\u2013S5.) \u00c9TAPE C \u2014 V\u00c9RIFS \u00c9CLAIR Causalit\u00e9 : chaque action d\u00e9coule d\u2019une cause ant\u00e9rieure (peur 1894 \u2192 perte ; curiosit\u00e9 1986 \u2192 cicatrice + perte ; dragage 2025 \u2192 red\u00e9couverte ; lettre \u2192 rendez-vous ; traces \u2192 restitution). Connaissances : le narrateur ne sait rien avant la lettre ; apprend via dossier et magasin ; n\u2019emploie jamais une info qu\u2019il n\u2019a pas lue\/entendue. Traces : lettre, Polaroids, rapport, note paroissiale, fiche d\u2019objet, marque au poignet : toutes introduites avant chaque r\u00e9v\u00e9lation. Plausibilit\u00e9 : dates et lieux compatibles (Vercors \u2192 Rh\u00f4ne), d\u00e9lais coh\u00e9rents. Merveille centrale : une seule anomalie mat\u00e9rielle r\u00e9aliste-\u00e9trange : la pierre ti\u00e8de, anormalement lisse et \u201cdocile\u201d au milieu liquide. Le reste reste prosa\u00efque. \u00c9TAPE D \u2014 R\u00c9DACTION (\u22481200 mots) Je retrouvai la lettre dans une pochette translucide, coinc\u00e9e derri\u00e8re des bordereaux jaunis. L\u2019\u00e9criture de ma tante penchait \u00e0 droite, r\u00e9guli\u00e8re, puis se brisait net avant la signature. Elle m\u2019y parlait d\u2019un dossier \u201ccurieux\u201d, r\u00e9cup\u00e9r\u00e9 apr\u00e8s le d\u00e9c\u00e8s d\u2019un professeur de Grenoble, et notait dans la marge une cote d\u2019inventaire provisoire. Rien d\u2019autre qu\u2019une phrase interrompue : \u00ab Je pr\u00e9f\u00e8rerais que tu voies par toi-m\u00eame. \u00bb J\u2019ignorais pourquoi elle ne me l\u2019avait jamais envoy\u00e9e. J\u2019avais gard\u00e9 sa maison, ses livres, une logique d\u2019ordre. J\u2019eus l\u2019impression d\u2019entendre sa voix me mettre au travail. Le lendemain, au magasin municipal, la responsable me fit entrer dans une pi\u00e8ce froide, \u00e9clair\u00e9e par des n\u00e9ons uniformes. Elle posa un bac plastique sur une table en inox, puis s\u2019\u00e9loigna pour remplir un registre. Sous un film de poly\u00e9thyl\u00e8ne, l\u2019objet occupait presque toute la surface : une forme ovale, plus longue que large, aucune ar\u00eate, aucune veine. Elle sembla d\u2019abord banale, une pierre polie de rivi\u00e8re, couleur d\u2019ardoise mouill\u00e9e. La responsable me tendit des gants. Je soulevai le film. La pierre n\u2019\u00e9tait pas lourde ; elle n\u2019\u00e9tait pas tout \u00e0 fait l\u00e9g\u00e8re non plus. Je la saisis \u00e0 deux mains. Elle \u00e9tait ti\u00e8de. Pas ti\u00e8de comme un objet laiss\u00e9 au soleil ; ti\u00e8de comme une peau longtemps couverte. J\u2019attendis qu\u2019un courant d\u2019air explique la sensation. Rien ne changea. Je reposai la pierre et notai le num\u00e9ro de fiche. La responsable revint, me montra la mention \u201ctemp\u00e9rature l\u00e9g\u00e8rement sup\u00e9rieure \u00e0 l\u2019ambiante\u201d inscrite en bas du formulaire. Elle sourit, un sourire de service. \u00ab Les dragages remontent de tout. On trouve des armes parfois, des poup\u00e9es, des statues de jardin. Celle-ci est propre. On n\u2019a pas su d\u2019o\u00f9 elle venait. \u00bb Elle referma le bac, me laissa recopier quelques chiffres, me fit signer. Quand j\u2019\u00f4tai les gants, la peau de mon poignet droit conservait une chaleur sourde, localis\u00e9e, comme si j\u2019avais port\u00e9 trop longtemps une montre de m\u00e9tal. Chez moi, j\u2019ouvris le dossier reli\u00e9 du professeur H. La couverture indiquait \u00ab Notes Vercors \/ Rh\u00f4ne \u2014 cultes \u2014 objets lisses ? \u00bb. \u00c0 l\u2019int\u00e9rieur, des coupures de presse parlaient d\u2019un accident de sp\u00e9l\u00e9ologie en 1986, sans gravit\u00e9. Une photographie instantan\u00e9e montrait une table de camping, un thermos, trois faces jeunes et rougies. Sur la table, au centre exact, je reconnus la forme ovale. La lumi\u00e8re du flash avait aplati les ombres. La pierre paraissait l\u00e9g\u00e8rement affaiss\u00e9e vers sa base, comme si elle s\u2019\u00e9tait r\u00e9ajust\u00e9e \u00e0 la surface. Je pensai d\u2019abord \u00e0 une illusion due \u00e0 l\u2019angle. Je cherchais une ombre, un rep\u00e8re, une pliure du plastique. Je glissai une cassette dans un vieux lecteur. La bande craqua, siffla, puis la voix d\u2019un homme \u00e9mergea, nette par endroits. Il se pr\u00e9sentait comme Luc, membre d\u2019un club local. Il racontait la remont\u00e9e de \u201cquelque chose de tr\u00e8s lisse\u201d, le plaisir imm\u00e9diat de la main qui glisse sans accrochage, la chaleur \u00e9tonnante per\u00e7ue au premier contact. Il riait en disant que c\u2019\u00e9tait \u201cune bouillotte en pierre\u201d. L\u2019enregistreur capta un frottement, peut-\u00eatre un v\u00eatement, peut-\u00eatre une table. Puis la voix chuta. \u00ab La pierre \u00e9tait\u2026 \u00bb Silence. La bande avait \u00e9t\u00e9 arr\u00eat\u00e9e, ou bien alt\u00e9r\u00e9e. Plus loin, la m\u00eame voix \u00e9voquait une cicatrice au poignet, \u201cjuste l\u00e0\u201d, petite, en forme d\u2019anneau palescent. Aucun drame, aucune douleur notable. \u00ab Le lendemain, plus rien. \u00bb Il ajoutait que l\u2019objet, laiss\u00e9 dans le coffre d\u2019une voiture, avait disparu pendant la nuit. Il n\u2019\u00e9tait pas certain d\u2019avoir bien ferm\u00e9 la serrure. Le dossier contenait une note br\u00e8ve, recopi\u00e9e d\u2019un registre paroissial de 1894. L\u2019\u00e9criture \u00e9tait \u00e9trangl\u00e9e, les lignes serr\u00e9es. Il \u00e9tait question d\u2019un \u201ctrouble\u201d survenu lors d\u2019une veill\u00e9e, de \u201csignes\u201d mal interpr\u00e9t\u00e9s, d\u2019une pierre de taille \u201cind\u00e9cente par sa douceur\u201d. Le dernier mot n\u2019\u00e9tait pas certain, l\u2019encre avait bav\u00e9. On r\u00e9solvait l\u2019affaire en jetant l\u2019objet dans un gouffre \u00ab o\u00f9 l\u2019eau reprend ce qui lui appartient \u00bb. Le professeur H. avait soulign\u00e9 trois fois le mot \u201csiphon\u201d. Sa plume avait griff\u00e9 le papier \u00e0 cet endroit. Je revins \u00e0 la photo instantan\u00e9e. Les bords commen\u00e7aient \u00e0 virer au brun, comme le font ces papiers au bout de d\u00e9cennies. La pierre y occupait sa place exacte, centre d\u2019une sc\u00e8ne banale, presque domestique. Rien n\u2019\u00e9tait spectaculaire. Rien n\u2019invitait \u00e0 la peur. Je ne ressentais qu\u2019une suite de signes discrets, obstin\u00e9s : la ti\u00e9deur sur ma peau, la mention sur un formulaire, une phrase interrompue, un mot soulign\u00e9, un anneau incertain. Je retournai au magasin deux jours plus tard, sous pr\u00e9texte de v\u00e9rifier une cote. La responsable me reconnut, me laissa remplir de nouveau le registre. La pi\u00e8ce gardait sa temp\u00e9rature stable, son odeur de papier et de plastique. La pierre, dans son bac, ne me fit aucun signe. Je posai la main gant\u00e9e dessus. La ti\u00e9deur \u00e9tait identique, localis\u00e9e, sans exc\u00e8s. Je demandai une balance, par curiosit\u00e9, pour noter un poids. Elle sourit encore, m\u2019expliqua qu\u2019on n\u2019en avait pas \u201csous la main\u201d. Je notai l\u2019heure, le temps pass\u00e9, les gestes accomplis. Rien ne changea sur le papier. Au moment de partir, elle me demanda si \u201ctout cela\u201d avait un int\u00e9r\u00eat pour moi. Je r\u00e9pondis que j\u2019avais r\u00e9cup\u00e9r\u00e9 un dossier ancien, probablement li\u00e9. Elle haussa les \u00e9paules et me proposa, sans malice, de \u201cla laisser tranquille, la pauvre\u201d. Le soir, la marque autour de mon poignet s\u2019\u00e9tait accentu\u00e9e. Elle n\u2019\u00e9tait pas rouge, ni en relief. Elle ressemblait \u00e0 la trace laiss\u00e9e par un bracelet qu\u2019on aurait longtemps port\u00e9, puis oubli\u00e9. Je la frottai, elle ne disparut pas. Je dormis d\u2019un sommeil interrompu, sans images nettes. Au matin, la marque avait p\u00e2li. Je reposai la cassette dans sa bo\u00eete, rangeai le Polaroid, glissai la lettre de ma tante au-dessus du dossier, comme un couvercle. La phrase interrompue restait en moi comme un ordre simple : \u00ab Va voir par toi-m\u00eame. \u00bb La berge du Rh\u00f4ne, ce soir-l\u00e0, n\u2019\u00e9tait pas d\u00e9serte. Des cyclistes pass\u00e8rent, amincis par la vitesse. J\u2019attendis. La lumi\u00e8re finit par d\u00e9cro\u00eetre ; la surface du fleuve se fit compacte, sans reflets. Je portais le bac vide sous mon bras. L\u2019objet, envelopp\u00e9 dans un sac de toile, me pesait peu. Je descendis quelques marches de pierre, glissantes d\u2019algues. Mes chaussures prirent l\u2019eau. La ti\u00e9deur me gagna les mains au moment o\u00f9 je d\u00e9nouai le sac. Elle \u00e9tait moins vive que la premi\u00e8re fois, plus nette pourtant, comme si la pierre avait ajust\u00e9 sa temp\u00e9rature \u00e0 la mienne. Je pensai \u00e0 la note de 1894, au mot \u201csiphon\u201d, au trait sous l\u2019encre. Je n\u2019avais pas d\u2019explication \u00e0 donner. Je n\u2019en cherchai pas. Je l\u00e2chai l\u2019objet au niveau d\u2019une langue d\u2019eau lente, l\u00e0 o\u00f9 le courant fait semblant de s\u2019arr\u00eater. Il coula tout de suite, sans roulis, sans h\u00e9sitation. L\u2019eau n\u2019\u00e9mit aucun bruit diff\u00e9rent. Je restai plant\u00e9 l\u00e0, les mains vides, le sac vide, l\u2019odeur d\u2019algues et de fer. Je ne me sentis pas d\u00e9charg\u00e9, ni coupable, ni triomphant. Je sentis seulement la chaleur r\u00e9siduelle de mes paumes d\u00e9cro\u00eetre jusqu\u2019\u00e0 se confondre avec l\u2019air du soir. La marque autour de mon poignet se dissipa presque, laissant un cercle \u00e0 peine perceptible, comme une p\u00e2leur dans la p\u00e2leur. Je rentrai par les rues de mon enfance, droites et sans myst\u00e8re. Au-dessus des toits, le ciel n\u2019expliquait rien. J\u2019ouvris le dossier une derni\u00e8re fois, v\u00e9rifiai que la lettre inachev\u00e9e restait \u00e0 sa place. J\u2019ajoutai une feuille dat\u00e9e, propre, o\u00f9 je consignai des faits brefs : consultation au magasin, sensation de ti\u00e9deur, marque au poignet, restitution nocturne. J\u2019\u00e9crivis les mots \u201cretour \u00e0 l\u2019eau\u201d, puis reposai mon stylo. J\u2019\u00e9teignis la lampe. Dans le noir, ma main droite garda, encore quelques minutes, quelque chose de ti\u00e8de sans source. Le lendemain, je repassai par la berge. Rien n\u2019avait chang\u00e9. Une famille pique-niquait sur l\u2019herbe, des enfants jetaient des cailloux plats qui ricochaient, ravis. Le fleuve r\u00e9pondait avec sa logique calme, qui prend, qui rend, qui reprend encore. Je regardai mes mains. La marque avait disparu. Je rentrai chez moi, remis le dossier sur son \u00e9tag\u00e8re. Je n\u2019attendis aucune suite. J\u2019avais appris ce que je pouvais apprendre sans exc\u00e8s de mots. Le reste ne me regardait plus. --- Texte final : ## REGISTRE 1894 La lettre n\u2019avait pas \u00e9t\u00e9 post\u00e9e. Coinc\u00e9e derri\u00e8re des bordereaux, pochette translucide, en haut d\u2019un classeur que j\u2019avais repris avec la maison. L\u2019\u00e9criture de ma tante, droite, pos\u00e9e, puis la faille nette avant la signature. Une cote griffonn\u00e9e dans la marge. Deux mots rest\u00e9s en plan : \u00ab tu verras \u00bb. Rien d\u2019autre et pourtant tout, pour me remettre en route. Je notai la cote. Je cherchai le lieu. Magasin municipal, sous-sol lumineux, n\u00e9ons qui bourdonnent tr\u00e8s fin. Couloir carrel\u00e9, odeur de plastique et de carton, portes battantes, on passe deux grilles, on signe. Elle me tend des gants. Elle sort un bac en poly\u00e9thyl\u00e8ne, table inox, je lis le num\u00e9ro sur l\u2019\u00e9tiquette : m\u00eame racine que sur la lettre. On retire le film. L\u2019objet est l\u00e0. Ce n\u2019est rien, une pierre ovale, plus longue que large. Aucun grain, aucune veine. Gris mouill\u00e9. Je la prends \u00e0 deux mains. Elle est ti\u00e8de. Pas ti\u00e8de de soleil. Ti\u00e8de comme une paume qui a gard\u00e9 sa chaleur sous un tissu. La responsable dit : \u00ab On a not\u00e9 un \u00e9cart l\u00e9ger, voyez en bas de la fiche. \u00bb En bas de la fiche c\u2019est \u00e9crit : temp\u00e9rature sup\u00e9rieure \u00e0 ambiante, observation \u00e0 confirmer. Sourire administratif, stylo pr\u00eat au registre. Je signe, date du jour, cr\u00e9neau d\u2019acc\u00e8s. Quand je retire les gants, la peau me rend la chaleur en retard. Un cercle p\u00e2le au poignet, tr\u00e8s fin, sans douleur. Je n\u2019en dis rien. On referme le bac. Je rentre avec le dossier du professeur H. \u2014 reliure souple, tranche us\u00e9e, grande \u00e9criture : Vercors \/ Rh\u00f4ne \u2014 cultes \u2014 objets lisses ?. Dedans les coupures locales, 1986, une alerte sp\u00e9l\u00e9o sans gravit\u00e9 ; deux Polaroid ; la note paroissiale de 1894 recopi\u00e9e \u00e0 l\u2019encre bleue ; des cassettes audio \u00e9tiquet\u00e9es au feutre. Rien de spectaculaire. Juste l\u2019empilement r\u00e9gulier des preuves modestes. Je commence par l\u2019image. Table de camping, thermos, trois jeunes qui rient, veste polaire, front rouge de froid. Au centre, sur la toile plastique, l\u2019ovale, exactement calibr\u00e9. L\u2019ombre ne sait pas quoi faire avec lui ; on dirait qu\u2019il s\u2019enfonce tr\u00e8s l\u00e9g\u00e8rement dans la surface, illusion d\u2019optique peut-\u00eatre, peut-\u00eatre pas. Le bord brun du Polaroid commence \u00e0 migrer, chimie fatigu\u00e9e. Je glisse la photo sous une lampe plus forte. \u00c7a ne r\u00e9pond pas davantage. L\u2019\u0153il revient toujours au centre. La cassette ensuite. Le vieux lecteur a un capot qui tient mal, j\u2019appuie. Bande qui souffle, voix d\u2019homme avec des \u00ab euh \u00bb et une gouaille retenue : Luc, du club, raconte la remont\u00e9e par un boyau, l\u2019eau qui vous coupe le dos, puis la trouvaille, \u00ab un truc lisse, lisse comme rien, je te jure, c\u2019\u00e9tait chaud, on a rigol\u00e9, une bouillotte en pierre \u00bb. Il rit. On entend un frottement, une table peut-\u00eatre, un v\u00eatement. Puis : \u00ab La pierre \u00e9tait\u2026 \u00bb Coupure nette. Plus loin, un mot sur une petite cicatrice au poignet \u2014 \u00ab en rond, comme si j\u2019avais port\u00e9 un bracelet, \u00e7a a disparu \u00bb \u2014 et la disparition de l\u2019objet du coffre de la voiture au matin, serrure pas s\u00fbre. Il n\u2019insiste pas. La bande poursuit sur des banalit\u00e9s de club, puis s\u2019arr\u00eate d\u2019elle-m\u00eame, clac du ressort. La note de 1894. \u00c9criture serr\u00e9e, pr\u00eatre qui tient ses lignes, pas de d\u00e9bordements. On y parle d\u2019un trouble, d\u2019un rituel villageois dont le nom n\u2019est pas \u00e9crit, d\u2019une pierre de \u00ab douceur ind\u00e9cente \u00bb, les mots exactement ceux-l\u00e0 ou presque \u2014 l\u2019encre a bu, on devine. D\u00e9cision prise : jeter l\u2019objet dans l\u2019aven, \u00ab o\u00f9 l\u2019eau reprend ce qui lui appartient \u00bb. Le professeur H. a soulign\u00e9 trois fois siphon. L\u2019encre a mordu le papier \u00e0 ces traits-l\u00e0. Je fais un va-et-vient entre ces trois preuves : photo, bande, note. Je ne produis pas d\u2019hypoth\u00e8se. Je tiens seulement le fil des gestes. Je recopie deux dates. Je classe les feuilles d\u2019un autre ordre et reviens au premier, pour v\u00e9rifier que rien n\u2019a gliss\u00e9 dans la man\u0153uvre. Deux jours apr\u00e8s je retourne au magasin. M\u00eame couloir. M\u00eame bourdonnement de n\u00e9ons. La responsable a la politesse de ne pas s\u2019\u00e9tonner. Elle m\u2019apporte le bac. Elle plaisante doucement : \u00ab Il vous pla\u00eet, votre caillou ? \u00bb Je hausse les \u00e9paules, je dis \u00ab Corr\u00e9lation probable avec un vieux dossier \u00bb. On retire le film. M\u00eame ti\u00e9deur. Je demande une balance. Elle dit qu\u2019il n\u2019y en a pas ici. Je note l\u2019heure, l\u2019angle de lumi\u00e8re, rien qui compte vraiment, je le sais, mais je note. Mon poignet, sous le gant, chauffe \u00e0 l\u2019endroit exact o\u00f9 hier s\u2019\u00e9tait inscrit le cercle. J\u2019\u00f4te un gant, effleure la surface du dos de la main. Sensation stable, pas d\u2019augmentation. Je remets le gant. On referme. Chez moi, la marque a repris de la nettet\u00e9, anneau clair, comme apr\u00e8s un bijou trop serr\u00e9, puis s\u2019estompe vers le soir. Je dors mal, non pas parce que j\u2019ai peur, mais parce qu\u2019on a rang\u00e9 trop de pi\u00e8ces sur la table, qu\u2019on ne sait plus o\u00f9 poser la main. Au matin, je prends une feuille blanche, j\u2019\u00e9cris en t\u00eate : Consultation \u2014 objet ovale lisse \u2014 cote X \u2014 Rh\u00f4ne \u2014 juillet. Sous la ligne, je ne r\u00e9sume pas : je liste. Geste d\u2019archiviste sans autorit\u00e9. Le fleuve, je l\u2019ai dans la t\u00eate comme on a dans la t\u00eate les rues d\u2019avant, celles o\u00f9 on allait enfant quand on ne savait pas encore les noms. Les marches de pierre ont une pellicule d\u2019algues, on marche dedans en \u00e9cartant un peu les pieds. Les cyclistes passent au-dessus, les lampes font des lignes la nuit d\u00e8s qu\u2019ils acc\u00e9l\u00e8rent. Il faut attendre. Ne pas se presser. L\u2019eau se fait dense quand la lumi\u00e8re tombe. Je prends le sac de toile. Rien de clandestin, pas de secret h\u00e9ro\u00efque. Juste \u00e9viter les regards, parce que les gestes sont pauvres et qu\u2019ils se racontent mal aux passants. L\u2019objet p\u00e8se peu, moins qu\u2019on croirait. La chaleur dans la paume gagne un peu la peau du poignet, puis s\u2019arr\u00eate. Je pense au mot siphon, aux traits du professeur. Je pense \u00e0 la note o\u00f9 on dit \u00ab reprend \u00bb. Je ne pense pas \u00e0 ce que c\u2019est. J\u2019ai promis \u00e0 personne, mais la lettre m\u2019avait mis dans ce sens-l\u00e0. Je l\u00e2che. La pierre n\u2019a aucun roulis. Elle coupe l\u2019eau en silence. Je regarde la surface juste apr\u00e8s, ce moment o\u00f9 une chose a disparu mais laisse sa forme en creux, dans l\u2019onde. Les cercles s\u2019ouvrent, se perdent, puis il n\u2019y a plus rien \u00e0 voir que la marche gluante, l\u2019odeur d\u2019herbe mouill\u00e9e, une canette \u00e9cras\u00e9e deux marches plus haut, bruit sourd d\u2019une p\u00e9niche invisible. Je reste un temps qu\u2019on ne sait pas mesurer, sans faire de phrase. Je remonte. La marque au poignet a presque disparu au premier lampadaire. Chez moi je range le dossier \u00e0 sa place, pas trop haut, pas trop bas, l\u00e0 o\u00f9 on le retrouve sans grimper. Je r\u00e9\u00e9coute la cassette, un court passage. Le \u00ab la pierre \u00e9tait\u2026 \u00bb s\u2019arr\u00eate au m\u00eame endroit, c\u2019est normal, \u00e7a ne bougera pas. Je mets la photo en quatri\u00e8me de couverture du dossier, pour qu\u2019elle apparaisse d\u2019abord quand on ouvre. Je glisse la lettre de ma tante en couverture, comme un garde-fou. Je recopie encore une fois la date du jour, j\u2019ajoute : \u00ab restitution \u00bb. Je ne cherche pas de mot mieux. Je ne cherche pas d\u2019explication. Je mets le stylo dans le dos du dossier, c\u2019est une habitude que j\u2019ai gard\u00e9e d\u2019elle. Le lendemain je passe expr\u00e8s par le fleuve. Rien n\u2019insiste. Une famille sur l\u2019herbe, cris des enfants qui font sauter des cailloux plats, cinq ricochets, six, record, on applaudit. Je regarde la surface : elle a sa logique de toujours, elle prend et rend sans m\u00e9moire. J\u2019ouvre la main \u00e0 plat, paume en l\u2019air, pour voir si elle garde quelque chose. Rien. Une ti\u00e9deur ordinaire de peau au soleil, pas plus. Il y a des histoires qui n\u2019acceptent pas la suite. Ce n\u2019est pas une morale. Ce n\u2019est pas une victoire. C\u2019est un point o\u00f9 on ferme les dossiers et on les laisse nous regarder de leur rayon, sans menace. J\u2019\u00e9cris encore une ligne pour moi seul \u2014 \u00ab retour \u00e0 l\u2019eau \u00bb \u2014 puis j\u2019\u00e9teins. Dans le noir, la main garde un instant la sensation d\u2019avoir port\u00e9, comme on garde la sensation d\u2019une montre qu\u2019on a enlev\u00e9e. Cela passe. Je n\u2019ai pas gard\u00e9 de copie de la fiche du magasin. Je n\u2019ai pas pris de photo. Si on m\u2019avait demand\u00e9 d\u2019expliquer, j\u2019aurais repris le mot de la note, je crois : reprendre, c\u2019est suffisant. Il n\u2019y a pas d\u2019autre merveille ici que cette ti\u00e9deur sans raison. Tout le reste est papier, poussi\u00e8re propre, voix qu\u2019on entend mal. On vit assez longtemps avec \u00e7a. On range. On ferme la lumi\u00e8re. On laisse l\u2019eau faire son travail.",
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"title": " Prompt « R\u00e9servoir \u2192 Tirage » pour g\u00e9n\u00e9rer une histoire",
"date_published": "2025-08-13T07:21:55Z",
"date_modified": "2025-08-13T07:47:50Z",
"author": {"name": "Patrick Blanchon"},
"content_html": " [ voir exemple de r\u00e9alisation avec ChatGpt](<\/span>https:\/\/ledibbouk.net\/creation-de-fiction-avec-prompt-exemple.html<\/span><\/a>)<\/p>\n **Note d’origine** : Lovecraft a couch\u00e9 une m\u00e9thode tr\u00e8s concr\u00e8te dans son texte « Suggestions for Writing a Story » (publi\u00e9 \u00e0 titre posthume dans The Notes & Commonplace Book, 1938). Voici l\u2019essentiel :<\/p>\n Synopsis chronologique : dresser d\u2019abord le fil des \u00e9v\u00e9nements dans l\u2019ordre r\u00e9el de leur occurrence (pas celui de la narration), assez d\u00e9taill\u00e9 pour motiver chaque incident.<\/p>\n Synopsis narratif : r\u00e9organiser ensuite ces \u00e9v\u00e9nements dans l\u2019ordre o\u00f9 ils seront racont\u00e9s, avec notes sur le point de vue, les accentuations et le climax ; modifier librement le premier plan, ajouter ou supprimer des sc\u00e8nes si cela renforce l\u2019effet.<\/p>\n R\u00e9daction rapide : \u00e9crire d\u2019un jet, sans s\u2019auto-censurer, en restant pr\u00eat \u00e0 reconfigurer intrigue et d\u00e9buts\/fins, puis \u00e9liminer tout le superflu.<\/p>\n R\u00e9vision totale : travailler le lexique, la syntaxe, le rythme, les transitions, la proportion des parties, la plausibilit\u00e9, l\u2019atmosph\u00e8re.<\/p>\n Copie finale propre (tapuscrit) apr\u00e8s les derni\u00e8res retouches.<\/p>\n Il ajoute des remarques utiles : on peut parfois commencer par une humeur ou une image sans conna\u00eetre la fin ; tenir un carnet d\u2019id\u00e9es (r\u00eaves, notations) ; soigner surtout le plan\/synopsis, qui est « le c\u0153ur cr\u00e9atif » de l\u2019histoire ; rester strictement logique sauf sur l\u2019axe choisi de l\u2019\u00e9tranget\u00e9.<\/p>\n Lovecraft compl\u00e8te cette m\u00e9thode dans « Notes on Writing Weird Fiction » (1933) : viser d\u2019abord la bonne ambiance ; concentrer l\u2019\u00e9cart sur une seule “merveille” centrale trait\u00e9e avec mont\u00e9e \u00e9motionnelle ; maintenir un r\u00e9alisme minutieux partout ailleurs ; privil\u00e9gier la suggestion (touches imperceptibles, d\u00e9tails associatifs) et \u00e9viter les catalogues crus d\u2019\u00e9v\u00e9nements incroyables.<\/p>\n Ce qui est important de retenir c’est que l’ordre r\u00e9el des faits est diff\u00e9rent de l’ordre qu’emploie la narration. Pour r\u00e9sumer on cr\u00e9e un r\u00e9servoir de faits dans un ordre chronologique par exemple mais ensuite la narration extrait ceux-ci et les r\u00e9organise comme elle veut selon le but recherch\u00e9.<\/p>\n Par « ordre r\u00e9el de leur occurrence », Lovecraft veut dire la chronologie objective des faits dans le monde de l\u2019histoire : ce qui s\u2019est pass\u00e9, dans quel ordre, pour qui, o\u00f9, et avec quelles causes\/cons\u00e9quences — ind\u00e9pendamment de la fa\u00e7on dont tu vas le raconter. L\u2019ordre de la narration, lui, est l\u2019ordre dans lequel le lecteur d\u00e9couvre ces faits (avec flashbacks, ellipses, r\u00e9cits crois\u00e9s, in medias res, etc.).<\/p>\n De cette note j’ai tir\u00e9 un prompt pour tenter de trouver une m\u00e9thodologie personnelle qui m’aiderait \u00e0 \u00e9crire des fictions.<\/p>\n **Avertissement** : il ne s’agit pas de demander \u00e0 une IA de r\u00e9diger des histoires \u00e0 ma place. Mais de comprendre, d’int\u00e9grer un protocole, une m\u00e9thode, moi qui ai tant de mal avec les protocoles ordinairement. **Param\u00e8tres**<\/p>\n GENRE : ex. horreur cosmique \/ r\u00eave \/ polar \/ fantastique sobre<\/i><\/p>\n EFFET RECHERCH\u00c9 : ex. inqui\u00e9tude lente \/ myst\u00e8re rationnel \/ vertige onirique<\/i><\/p>\n LONGUEUR CIBLE : ex. 1200 mots<\/i><\/p>\n PERSONNE\/TEMPS : ex. 1re personne pass\u00e9 simple \/ 3e personne pr\u00e9sent<\/i><\/p>\n FOCALISATION : interne \/ externe \/ variable<\/i><\/p>\n LEXIQUE\/STYLE : sobre, concret, pas de lyrisme, phrases 10\u201320 mots<\/i><\/p>\n CONTRAINTE LOVecraft : une seule “merveille” centrale, r\u00e9alisme ailleurs, suggestion > exposition.<\/p>\n OUTPUT_MODE : plan | histoire | les_deux<\/i><\/p>\n **\u00c9TAPE A — FABULA (ordre r\u00e9el des faits)** Eid<\/i> — Date\/Laps : \u2026<\/i> — Lieu : \u2026<\/i> — Acteurs : \u2026<\/i> (Ajoute autant d\u2019Eid<\/i> que n\u00e9cessaire, en respectant la causalit\u00e9, m\u00eame pour les faits hors-champ.)<\/p>\n **\u00c9TAPE B — SYUZHET (ordre narratif pour le lecteur)** Sn<\/i> — Point d\u2019entr\u00e9e : moment pr\u00e9cis<\/i> — POV : \u2026<\/i> (Planifie 6\u201312 sc\u00e8nes, in medias res autoris\u00e9, flashbacks ok, mais logique du r\u00e9servoir intouch\u00e9e.)<\/p>\n **\u00c9TAPE C — V\u00c9RIFS \u00c9CLAIR** Connaissances : aucun personnage n\u2019utilise une info qu\u2019il n\u2019a pas encore obtenue.<\/p>\n Traces : chaque r\u00e9v\u00e9lations s\u2019appuie sur une trace mat\u00e9rielle d\u00e9j\u00e0 pr\u00e9sente.<\/p>\n Plausibilit\u00e9 : dates\/d\u00e9lais\/distances coh\u00e9rents.<\/p>\n Merveille centrale : une seule anomalie, le reste r\u00e9aliste.<\/p>\n **\u00c9TAPE D — R\u00c9DACTION** \u00c9vite l\u2019encyclop\u00e9disme et les “catalogues d\u2019horreurs” ; privil\u00e9gie la suggestion.<\/p>\n Sortie conforme \u00e0 LONGUEUR CIBLE. Pas d\u2019explications post-finale.<\/p>\n **FORMAT DE SORTIE** **Histoire** : texte continu pr\u00eat \u00e0 lire, respectant PERSONNE\/TEMPS\/STYLE.<\/p>\n **Exemple ultra-court**(remplissage) EFFET : inqui\u00e9tude lente<\/p>\n LONGUEUR : 900 mots<\/p>\n PERSONNE\/TEMPS : 1re personne, pass\u00e9<\/p>\n FOCALISATION : interne<\/p>\n LEXIQUE : concret, phrases 12\u201318 mots<\/p>\n OUTPUT_MODE : les_deux<\/p>\n *Fabula* (r\u00e9sum\u00e9) *Syuzhet* (r\u00e9sum\u00e9) (Puis r\u00e9dige l\u2019histoire selon ces balises.)<\/p>\n Si tu veux, dis-moi juste les param\u00e8tres \u00e0 remplir (genre, effet, longueur, etc.) et je te g\u00e9n\u00e8re aussit\u00f4t un plan + histoire avec ce prompt.<\/p>",
"content_text": "[ voir exemple de r\u00e9alisation avec ChatGpt](https:\/\/ledibbouk.net\/creation-de-fiction-avec-prompt-exemple.html) **Note d'origine** : Lovecraft a couch\u00e9 une m\u00e9thode tr\u00e8s concr\u00e8te dans son texte \u00ab Suggestions for Writing a Story \u00bb (publi\u00e9 \u00e0 titre posthume dans The Notes & Commonplace Book, 1938). Voici l\u2019essentiel : Synopsis chronologique : dresser d\u2019abord le fil des \u00e9v\u00e9nements dans l\u2019ordre r\u00e9el de leur occurrence (pas celui de la narration), assez d\u00e9taill\u00e9 pour motiver chaque incident. Synopsis narratif : r\u00e9organiser ensuite ces \u00e9v\u00e9nements dans l\u2019ordre o\u00f9 ils seront racont\u00e9s, avec notes sur le point de vue, les accentuations et le climax ; modifier librement le premier plan, ajouter ou supprimer des sc\u00e8nes si cela renforce l\u2019effet. R\u00e9daction rapide : \u00e9crire d\u2019un jet, sans s\u2019auto-censurer, en restant pr\u00eat \u00e0 reconfigurer intrigue et d\u00e9buts\/fins, puis \u00e9liminer tout le superflu. R\u00e9vision totale : travailler le lexique, la syntaxe, le rythme, les transitions, la proportion des parties, la plausibilit\u00e9, l\u2019atmosph\u00e8re. Copie finale propre (tapuscrit) apr\u00e8s les derni\u00e8res retouches. Il ajoute des remarques utiles : on peut parfois commencer par une humeur ou une image sans conna\u00eetre la fin ; tenir un carnet d\u2019id\u00e9es (r\u00eaves, notations) ; soigner surtout le plan\/synopsis, qui est \u00ab le c\u0153ur cr\u00e9atif \u00bb de l\u2019histoire ; rester strictement logique sauf sur l\u2019axe choisi de l\u2019\u00e9tranget\u00e9. Lovecraft compl\u00e8te cette m\u00e9thode dans \u00ab Notes on Writing Weird Fiction \u00bb (1933) : viser d\u2019abord la bonne ambiance ; concentrer l\u2019\u00e9cart sur une seule \u201cmerveille\u201d centrale trait\u00e9e avec mont\u00e9e \u00e9motionnelle ; maintenir un r\u00e9alisme minutieux partout ailleurs ; privil\u00e9gier la suggestion (touches imperceptibles, d\u00e9tails associatifs) et \u00e9viter les catalogues crus d\u2019\u00e9v\u00e9nements incroyables. Ce qui est important de retenir c'est que l'ordre r\u00e9el des faits est diff\u00e9rent de l'ordre qu'emploie la narration. Pour r\u00e9sumer on cr\u00e9e un r\u00e9servoir de faits dans un ordre chronologique par exemple mais ensuite la narration extrait ceux-ci et les r\u00e9organise comme elle veut selon le but recherch\u00e9. Par \u00ab ordre r\u00e9el de leur occurrence \u00bb, Lovecraft veut dire la chronologie objective des faits dans le monde de l\u2019histoire : ce qui s\u2019est pass\u00e9, dans quel ordre, pour qui, o\u00f9, et avec quelles causes\/cons\u00e9quences \u2014 ind\u00e9pendamment de la fa\u00e7on dont tu vas le raconter. L\u2019ordre de la narration, lui, est l\u2019ordre dans lequel le lecteur d\u00e9couvre ces faits (avec flashbacks, ellipses, r\u00e9cits crois\u00e9s, in medias res, etc.). De cette note j'ai tir\u00e9 un prompt pour tenter de trouver une m\u00e9thodologie personnelle qui m'aiderait \u00e0 \u00e9crire des fictions. **Avertissement** : il ne s'agit pas de demander \u00e0 une IA de r\u00e9diger des histoires \u00e0 ma place. Mais de comprendre, d'int\u00e9grer un protocole, une m\u00e9thode, moi qui ai tant de mal avec les protocoles ordinairement. ******************************************************* **R\u00f4le**. Tu es un architecte narratif. Tu vas d\u2019abord construire la fabula (chronologie r\u00e9elle des faits), puis le syuzhet (ordre de narration), faire des v\u00e9rifications de coh\u00e9rence, et seulement ensuite r\u00e9diger l\u2019histoire. **Param\u00e8tres** GENRE : {ex. horreur cosmique \/ r\u00eave \/ polar \/ fantastique sobre} EFFET RECHERCH\u00c9 : {ex. inqui\u00e9tude lente \/ myst\u00e8re rationnel \/ vertige onirique} LONGUEUR CIBLE : {ex. 1200 mots} PERSONNE\/TEMPS : {ex. 1re personne pass\u00e9 simple \/ 3e personne pr\u00e9sent} FOCALISATION : {interne \/ externe \/ variable} LEXIQUE\/STYLE : {sobre, concret, pas de lyrisme, phrases 10\u201320 mots} CONTRAINTE LOVecraft : une seule \u201cmerveille\u201d centrale, r\u00e9alisme ailleurs, suggestion > exposition. OUTPUT_MODE : {plan | histoire | les_deux} **\u00c9TAPE A \u2014 FABULA (ordre r\u00e9el des faits)** Construis la chronologie objective en \u00e9v\u00e9nements atomiques (5\u201312 items). Format de sortie : E{id} \u2014 Date\/Laps : {\u2026} \u2014 Lieu : {\u2026} \u2014 Acteurs : {\u2026} Fait : {\u2026} Cause : {\u2026} \u2192 Cons\u00e9quence : {\u2026} Trace mat\u00e9rielle : {lettre \/ photo \/ cicatrice \/ rapport \/ bruit \/ odeur} Qui sait quoi : {Perso A : \u2026 | Perso B : \u2026 | Lecteur : rien} (Ajoute autant d\u2019E{id} que n\u00e9cessaire, en respectant la causalit\u00e9, m\u00eame pour les faits hors-champ.) **\u00c9TAPE B \u2014 SYUZHET (ordre narratif pour le lecteur)** R\u00e9ordonne en sc\u00e8nes. Pour chaque sc\u00e8ne : S{n} \u2014 Point d\u2019entr\u00e9e : {moment pr\u00e9cis} \u2014 POV : {\u2026} Objectif dramatique : {\u2026} Puise dans : {E3 = allusion | E1 = indice | E7 = r\u00e9v\u00e9lation} Degr\u00e9 d\u2019info : 0 allusion \/ 1 indice \/ 2 partielle \/ 3 r\u00e9v\u00e9lation Ce que tu tais : {\u2026} Crochet de sortie : {question \/ image \/ menace \/ promesse} (Planifie 6\u201312 sc\u00e8nes, in medias res autoris\u00e9, flashbacks ok, mais logique du r\u00e9servoir intouch\u00e9e.) **\u00c9TAPE C \u2014 V\u00c9RIFS \u00c9CLAIR** Causalit\u00e9 : toute action a une cause ant\u00e9rieure dans la fabula. Connaissances : aucun personnage n\u2019utilise une info qu\u2019il n\u2019a pas encore obtenue. Traces : chaque r\u00e9v\u00e9lations s\u2019appuie sur une trace mat\u00e9rielle d\u00e9j\u00e0 pr\u00e9sente. Plausibilit\u00e9 : dates\/d\u00e9lais\/distances coh\u00e9rents. Merveille centrale : une seule anomalie, le reste r\u00e9aliste. **\u00c9TAPE D \u2014 R\u00c9DACTION** Ton global : {\u2026} ; rythme : {ralenti sur 2 sc\u00e8nes, sinon net}. \u00c9vite l\u2019encyclop\u00e9disme et les \u201ccatalogues d\u2019horreurs\u201d ; privil\u00e9gie la suggestion. Sortie conforme \u00e0 LONGUEUR CIBLE. Pas d\u2019explications post-finale. **FORMAT DE SORTIE** Plan : r\u00e9imprime Fabula puis Syuzhet (brefs). **Histoire** : texte continu pr\u00eat \u00e0 lire, respectant PERSONNE\/TEMPS\/STYLE. **Exemple ultra-court**(remplissage) GENRE : fantastique sobre EFFET : inqui\u00e9tude lente LONGUEUR : 900 mots PERSONNE\/TEMPS : 1re personne, pass\u00e9 FOCALISATION : interne LEXIQUE : concret, phrases 12\u201318 mots OUTPUT_MODE : les_deux *Fabula* (r\u00e9sum\u00e9) E1 \u2014 1895, grotte : un rituel \u00e9choue ; statuette perdue. Trace : cicatrice sur un survivant. E2 \u2014 1926, port : un marin remonte la statuette. Trace : idole + journal de bord. E3 \u2014 1927, ville : un professeur enqu\u00eate, compile. Trace : dossier, coupures. E4 \u2014 1928, moi : j\u2019h\u00e9rite du dossier ; le marin dispara\u00eet. Trace : lettre inachev\u00e9e. *Syuzhet* (r\u00e9sum\u00e9) S1 (E4\/indice) ouverture sur la lettre inachev\u00e9e. S2 (E3\/partiel) notes du professeur ; noms ratur\u00e9s. S3 (E2\/r\u00e9cit) voix du marin ; m\u00e9t\u00e9o, d\u00e9rive, idole poisseuse. S4 (E1\/allusion) cicatrice d\u00e9crite ; on sugg\u00e8re le rituel sans tout dire. S5 (E4\/r\u00e9v.) je retrouve l\u2019idole, mais seule la trace parle. (Puis r\u00e9dige l\u2019histoire selon ces balises.) Si tu veux, dis-moi juste les param\u00e8tres \u00e0 remplir (genre, effet, longueur, etc.) et je te g\u00e9n\u00e8re aussit\u00f4t un plan + histoire avec ce prompt.",
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"id": "https:\/\/ledibbouk.net\/alfred-mira-le-peintre-que-new-york-a-vu-et-oublie.html",
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"title": "Alfred Mira, le peintre que New York a vu et oubli\u00e9",
"date_published": "2025-08-11T09:44:22Z",
"date_modified": "2025-08-11T09:44:22Z",
"author": {"name": "Patrick Blanchon"},
"content_html": " \u00c0 vrai dire, personne ne se souvient plus tr\u00e8s bien du moment exact o\u00f9 Alfred Mira est sorti du champ. On l\u2019a vu longtemps, ou plut\u00f4t on a vu ce qu\u2019il voyait : Washington Square apr\u00e8s la pluie, MacDougal Street quand le trottoir brille, Sheridan Square travers\u00e9e par un autobus bleu clair. Puis, un jour, ces vues se sont effac\u00e9es, comme si quelqu\u2019un avait repli\u00e9 la carte du quartier et rang\u00e9 la peinture dans une bo\u00eete \u00e0 chaussures. On ne sait pas o\u00f9 se trouve la bo\u00eete.<\/p>\n N\u00e9 en 1900, \u00e9lev\u00e9 dans Greenwich Village par des parents venus d\u2019Italie, Mira avait appris \u00e0 regarder avant de savoir peindre. Les rues \u00e9taient son premier atelier, la fa\u00e7ade de briques son chevalet, le ciel entre deux immeubles sa palette. Les voisins lui donnaient parfois un signe de t\u00eate, rarement plus. Les chiens errants passaient sans le voir, mais il enregistrait tout : une \u00e9chelle pos\u00e9e contre un mur, le reflet d\u2019une ampoule dans une vitrine, l\u2019ombre d\u2019une corniche au mois de mars.<\/p>\n Dans sa jeunesse, Mira avait fr\u00e9quent\u00e9 la National Academy of Design, puis l\u2019Art Students League, o\u00f9 il avait compris que, malgr\u00e9 les injonctions de l\u2019\u00e9poque, il n\u2019aimait pas trop d\u00e9former les choses. Il pr\u00e9f\u00e9rait la rue telle qu\u2019elle se pr\u00e9sentait, mais filtr\u00e9e par sa lumi\u00e8re. Le matin, souvent, il descendait vers Washington Square Park avec un carnet et un crayon, s\u2019arr\u00eatant au bord de la fontaine, pas pour la dessiner mais pour \u00e9couter le bruit de l\u2019eau qui tombait — comme si ce son devait se retrouver, plus tard, dans les coups de pinceau.<\/p>\n Ce qu\u2019il peignait, c\u2019\u00e9tait moins un d\u00e9cor qu\u2019une respiration. Les passants, il les laissait flous ; la pluie, il la rendait presque ti\u00e8de ; la nuit, il la faisait rougir autour des lampadaires. Et toujours cette impression qu\u2019on marche \u00e0 c\u00f4t\u00e9 de lui, dans un quartier qu\u2019on conna\u00eet d\u00e9j\u00e0 un peu, m\u00eame si on n\u2019y est jamais venu.<\/p>\n Les Mira venaient d\u2019Italie, d\u2019un village dont on a oubli\u00e9 le nom, ou alors quelqu\u2019un s\u2019en souvient mais ne le dira pas. En tout cas, ils avaient d\u00e9barqu\u00e9 \u00e0 New York avec un paquet de v\u00eatements, deux ou trois recettes de cuisine, et cette manie de parler avec les mains m\u00eame quand on tenait un baluchon. Greenwich Village, \u00e0 l\u2019\u00e9poque, n\u2019avait rien de la carte postale pour touristes : c\u2019\u00e9tait un quartier d\u2019immigrants, de petits commerces et d\u2019ombres longues au pied des immeubles.<\/p>\n Alfred, gamin, tra\u00eenait autour des vitrines. Pas pour acheter, juste pour regarder la fa\u00e7on dont la lumi\u00e8re faisait vibrer les oranges empil\u00e9es ou se refl\u00e9tait sur une th\u00e9i\u00e8re en \u00e9tain. Plus tard, il entra \u00e0 la National Academy of Design — ce qui sonnait tr\u00e8s s\u00e9rieux — puis \u00e0 l\u2019Art Students League, o\u00f9 on lui apprit \u00e0 parler le langage des ombres et des perspectives, \u00e0 comprendre qu\u2019un mur rouge n\u2019est jamais vraiment rouge, qu\u2019il a toujours un peu de bleu dedans.<\/p>\n Il finan\u00e7a ses \u00e9tudes en travaillant chez un d\u00e9corateur d\u2019int\u00e9rieur, ce qui lui fit d\u00e9couvrir que le go\u00fbt des autres n\u2019\u00e9tait pas forc\u00e9ment le sien. Chez lui, on ne choisissait pas les couleurs pour flatter un canap\u00e9, mais pour dire quelque chose au passant, \u00e0 celui qui l\u00e8ve les yeux entre deux pas.<\/p>\n Il regardait aussi ailleurs. Les murs de l\u2019\u00e9cole affichaient parfois des reproductions de Monet ou de Pissarro. On lui parlait de la lumi\u00e8re fran\u00e7aise comme d\u2019une sorte de miracle climatique. Mira notait, mentalement, qu\u2019il faudrait un jour aller voir \u00e7a de pr\u00e8s.<\/p>\n En 1928, Mira prit le bateau pour la France. Ce n\u2019\u00e9tait pas pour fuir quoi que ce soit — pas de dettes, pas de chagrin d\u2019amour — mais pour voir ce dont on lui avait tant parl\u00e9 : la fameuse lumi\u00e8re. Il d\u00e9barqua au Havre, remonta la Seine, et d\u00e9couvrit que Paris n\u2019\u00e9tait pas exactement comme dans les affiches de voyage. Le ciel pouvait \u00eatre gris, la pluie sale, et la lumi\u00e8re, ce miracle annonc\u00e9, avait parfois besoin d\u2019un coup de chiffon.<\/p>\n Il s\u2019installa du c\u00f4t\u00e9 de Montparnasse, \u00e0 deux pas d\u2019un caf\u00e9 o\u00f9 on croisait des visages qui allaient bient\u00f4t devenir des noms c\u00e9l\u00e8bres, ou le contraire. Il entendit parler d\u2019une Am\u00e9ricaine excentrique qui recevait le samedi soir dans un appartement rempli de Picasso et de Matisse — Gertrude Stein, disait-on, comme si c\u2019\u00e9tait une marque. Il ne monta jamais jusqu\u2019\u00e0 la rue de Fleurus, mais il savait qu\u2019elle \u00e9tait l\u00e0, \u00e0 quelques arr\u00eats de tram, quelque part entre un marchand de vin et une boucherie chevaline.<\/p>\n Ce qu\u2019il ne manqua pas, en revanche, ce furent les expositions du Jeu de Paume. Renoir en 1924, Monet en 1927, et ces toiles qui semblaient encore humides malgr\u00e9 leurs cadres dor\u00e9s. Il passa de longues minutes devant Impression, soleil levant, observant comment la brume avalait les formes, comment la couleur se contentait d\u2019\u00eatre ce qu\u2019elle \u00e9tait, sans chercher \u00e0 \u00eatre plus. Il ne prit pas de notes. Il pr\u00e9f\u00e9rait rentrer et boire un caf\u00e9 au comptoir en repensant \u00e0 la mani\u00e8re dont Monet laissait filer ses bords, comme si les contours \u00e9taient une politesse inutile.<\/p>\n De Paris, Mira rapporta peu de souvenirs mat\u00e9riels : un carnet de croquis, un parapluie qui ne fermait plus, et ce genre de certitude qui change la main quand elle revient sur la toile.<\/p>\n De retour \u00e0 New York, Mira reprit ses habitudes comme on remet un manteau oubli\u00e9 au vestiaire. Les m\u00eames rues, mais avec l\u2019\u0153il un peu diff\u00e9rent : il voyait maintenant les trottoirs comme des plages \u00e0 mar\u00e9e basse, les feux rouges comme des coquelicots plant\u00e9s dans l\u2019asphalte.<\/p>\n En 1929, il pr\u00e9senta pour la premi\u00e8re fois une toile \u00e0 la National Academy of Design. Ce n\u2019\u00e9tait pas encore le grand moment, mais une mani\u00e8re de dire « me voici » \u00e0 ceux qui savaient lire les murs d\u2019une salle d\u2019exposition. D\u2019autres suivirent : The Heart of the Village en 1941, Rain : Greenwich Avenue and Eighth Street en 1943, Sheridan Square en 1945. Des titres comme des adresses o\u00f9 l\u2019on pourrait encore sonner.<\/p>\n Les critiques, quand elles arrivaient, ne faisaient pas dans la dentelle. Un journaliste de Los Angeles, en 1943, \u00e9crivit que ses toiles avaient « une rare capacit\u00e9 \u00e0 sugg\u00e9rer plut\u00f4t que dire servilement ou verbeusement », et parla m\u00eame de romantic reality, une r\u00e9alit\u00e9 romantique, comme si Mira peignait non pas ce qui \u00e9tait devant lui mais ce qu\u2019il esp\u00e9rait y trouver.<\/p>\n Les acheteurs suivaient. Pas des magnats ni des princes, mais des New-Yorkais attach\u00e9s \u00e0 leur quartier, des gens qui voulaient accrocher chez eux un morceau de trottoir familier. La gloire, Mira s\u2019en fichait — ou faisait semblant. Ce qu\u2019il voulait, c\u2019\u00e9tait que quelqu\u2019un, en passant devant une de ses toiles, se dise : « tiens, c\u2019est bien l\u00e0 que j\u2019ai crois\u00e9 ce type avec le chapeau, l\u2019autre matin ».<\/p>\n Puis, lentement, comme une affiche qui p\u00e2lit au soleil, Alfred Mira disparut. Pas brusquement, pas avec fracas — non, juste par effacement progressif. Les noms chang\u00e8rent sur les vitrines, les galeries se d\u00e9plac\u00e8rent plus au nord, les journaux pr\u00e9f\u00e9r\u00e8rent parler d\u2019abstraction lyrique et d\u2019expressionnisme qui \u00e9clabousse. Les peintres qui continuaient \u00e0 repr\u00e9senter des trottoirs et des fa\u00e7ades prenaient soudain l\u2019air de collectionner les timbres : un passe-temps respectable, mais pas de quoi remplir les mus\u00e9es.<\/p>\n Mira vendait encore, mais moins vite. Les collectionneurs vieillis passaient commande pour « un dernier tableau, Alfred, avant de vendre la maison », et on accrochait \u00e7a dans un couloir comme on garde la photo d\u2019un chien disparu. Il exposait toujours, mais dans des lieux qui ne faisaient plus la chronique du New York Times. Pas que \u00e7a lui d\u00e9plaise, d\u2019ailleurs. Il semblait trouver une forme de confort \u00e0 peindre hors du bruit.<\/p>\n Quand il mourut en 1981, il y eut bien quelques lignes dans la presse locale. On rappela qu\u2019il avait \u00e9t\u00e9 le peintre de Greenwich Village, qu\u2019il avait capt\u00e9 la pluie sur les pav\u00e9s comme personne. Et puis plus rien. Les archives, elles, ne s\u2019effacent pas, mais elles ferment parfois la nuit.<\/p>\n Le temps, parfois, s\u2019amuse \u00e0 remettre en vitrine ce qu\u2019il avait rang\u00e9 au fond. Ces derni\u00e8res ann\u00e9es, quelques galeries new-yorkaises \u2013 Questroyal Fine Art, Lilac Gallery \u2013 ont ressorti Mira des cartons. On a revu ses rues sur les cimaises, toujours humides comme au premier jour. En 2018, Washington Square Park est parti aux ench\u00e8res pour plus de quatre-vingt mille dollars, ce qui, pour un peintre qu\u2019on disait oubli\u00e9, a tout d\u2019un clin d\u2019\u0153il du march\u00e9.<\/p>\n On ne parle pas encore de r\u00e9trospective au MoMA, et c\u2019est peut-\u00eatre tant mieux. Mira ne semble pas fait pour les salles trop blanches ni pour les catalogues glac\u00e9s. Ses tableaux, on les imagine mieux accroch\u00e9s au-dessus d\u2019un vieux radiateur, dans un appartement o\u00f9 les fen\u00eatres donnent sur une rue qu\u2019il aurait peinte.<\/p>\n Aujourd\u2019hui, si l\u2019on traverse Greenwich Village en hiver, on peut encore trouver des angles o\u00f9 la lumi\u00e8re ressemble \u00e0 celle de ses toiles. Washington Square, un apr\u00e8s-midi de pluie fine : la pierre est sombre, les arbres d\u00e9coupent un ciel gris, un chien tire sur sa laisse. Rien de spectaculaire, et c\u2019est l\u00e0 que r\u00e9side le miracle.<\/p>\n On pourrait s\u2019arr\u00eater, lever les yeux, et se dire que Mira a vu \u00e7a avant nous, qu\u2019il l\u2019a laiss\u00e9 quelque part sur une toile, avec juste assez de couleur pour que \u00e7a respire. Et en repartant, on sentirait peut-\u00eatre, comme lui, que la ville \u2013 m\u00eame dans ses moments les plus ternes \u2013 garde toujours un coin de trottoir pr\u00eat \u00e0 \u00eatre peint.<\/p>",
"content_text": " \u00c0 vrai dire, personne ne se souvient plus tr\u00e8s bien du moment exact o\u00f9 Alfred Mira est sorti du champ. On l\u2019a vu longtemps, ou plut\u00f4t on a vu ce qu\u2019il voyait : Washington Square apr\u00e8s la pluie, MacDougal Street quand le trottoir brille, Sheridan Square travers\u00e9e par un autobus bleu clair. Puis, un jour, ces vues se sont effac\u00e9es, comme si quelqu\u2019un avait repli\u00e9 la carte du quartier et rang\u00e9 la peinture dans une bo\u00eete \u00e0 chaussures. On ne sait pas o\u00f9 se trouve la bo\u00eete. N\u00e9 en 1900, \u00e9lev\u00e9 dans Greenwich Village par des parents venus d\u2019Italie, Mira avait appris \u00e0 regarder avant de savoir peindre. Les rues \u00e9taient son premier atelier, la fa\u00e7ade de briques son chevalet, le ciel entre deux immeubles sa palette. Les voisins lui donnaient parfois un signe de t\u00eate, rarement plus. Les chiens errants passaient sans le voir, mais il enregistrait tout : une \u00e9chelle pos\u00e9e contre un mur, le reflet d\u2019une ampoule dans une vitrine, l\u2019ombre d\u2019une corniche au mois de mars. Dans sa jeunesse, Mira avait fr\u00e9quent\u00e9 la National Academy of Design, puis l\u2019Art Students League, o\u00f9 il avait compris que, malgr\u00e9 les injonctions de l\u2019\u00e9poque, il n\u2019aimait pas trop d\u00e9former les choses. Il pr\u00e9f\u00e9rait la rue telle qu\u2019elle se pr\u00e9sentait, mais filtr\u00e9e par sa lumi\u00e8re. Le matin, souvent, il descendait vers Washington Square Park avec un carnet et un crayon, s\u2019arr\u00eatant au bord de la fontaine, pas pour la dessiner mais pour \u00e9couter le bruit de l\u2019eau qui tombait \u2014 comme si ce son devait se retrouver, plus tard, dans les coups de pinceau. Ce qu\u2019il peignait, c\u2019\u00e9tait moins un d\u00e9cor qu\u2019une respiration. Les passants, il les laissait flous ; la pluie, il la rendait presque ti\u00e8de ; la nuit, il la faisait rougir autour des lampadaires. Et toujours cette impression qu\u2019on marche \u00e0 c\u00f4t\u00e9 de lui, dans un quartier qu\u2019on conna\u00eet d\u00e9j\u00e0 un peu, m\u00eame si on n\u2019y est jamais venu. --- Les Mira venaient d\u2019Italie, d\u2019un village dont on a oubli\u00e9 le nom, ou alors quelqu\u2019un s\u2019en souvient mais ne le dira pas. En tout cas, ils avaient d\u00e9barqu\u00e9 \u00e0 New York avec un paquet de v\u00eatements, deux ou trois recettes de cuisine, et cette manie de parler avec les mains m\u00eame quand on tenait un baluchon. Greenwich Village, \u00e0 l\u2019\u00e9poque, n\u2019avait rien de la carte postale pour touristes : c\u2019\u00e9tait un quartier d\u2019immigrants, de petits commerces et d\u2019ombres longues au pied des immeubles. Alfred, gamin, tra\u00eenait autour des vitrines. Pas pour acheter, juste pour regarder la fa\u00e7on dont la lumi\u00e8re faisait vibrer les oranges empil\u00e9es ou se refl\u00e9tait sur une th\u00e9i\u00e8re en \u00e9tain. Plus tard, il entra \u00e0 la National Academy of Design \u2014 ce qui sonnait tr\u00e8s s\u00e9rieux \u2014 puis \u00e0 l\u2019Art Students League, o\u00f9 on lui apprit \u00e0 parler le langage des ombres et des perspectives, \u00e0 comprendre qu\u2019un mur rouge n\u2019est jamais vraiment rouge, qu\u2019il a toujours un peu de bleu dedans. Il finan\u00e7a ses \u00e9tudes en travaillant chez un d\u00e9corateur d\u2019int\u00e9rieur, ce qui lui fit d\u00e9couvrir que le go\u00fbt des autres n\u2019\u00e9tait pas forc\u00e9ment le sien. Chez lui, on ne choisissait pas les couleurs pour flatter un canap\u00e9, mais pour dire quelque chose au passant, \u00e0 celui qui l\u00e8ve les yeux entre deux pas. Il regardait aussi ailleurs. Les murs de l\u2019\u00e9cole affichaient parfois des reproductions de Monet ou de Pissarro. On lui parlait de la lumi\u00e8re fran\u00e7aise comme d\u2019une sorte de miracle climatique. Mira notait, mentalement, qu\u2019il faudrait un jour aller voir \u00e7a de pr\u00e8s. --- En 1928, Mira prit le bateau pour la France. Ce n\u2019\u00e9tait pas pour fuir quoi que ce soit \u2014 pas de dettes, pas de chagrin d\u2019amour \u2014 mais pour voir ce dont on lui avait tant parl\u00e9 : la fameuse lumi\u00e8re. Il d\u00e9barqua au Havre, remonta la Seine, et d\u00e9couvrit que Paris n\u2019\u00e9tait pas exactement comme dans les affiches de voyage. Le ciel pouvait \u00eatre gris, la pluie sale, et la lumi\u00e8re, ce miracle annonc\u00e9, avait parfois besoin d\u2019un coup de chiffon. Il s\u2019installa du c\u00f4t\u00e9 de Montparnasse, \u00e0 deux pas d\u2019un caf\u00e9 o\u00f9 on croisait des visages qui allaient bient\u00f4t devenir des noms c\u00e9l\u00e8bres, ou le contraire. Il entendit parler d\u2019une Am\u00e9ricaine excentrique qui recevait le samedi soir dans un appartement rempli de Picasso et de Matisse \u2014 Gertrude Stein, disait-on, comme si c\u2019\u00e9tait une marque. Il ne monta jamais jusqu\u2019\u00e0 la rue de Fleurus, mais il savait qu\u2019elle \u00e9tait l\u00e0, \u00e0 quelques arr\u00eats de tram, quelque part entre un marchand de vin et une boucherie chevaline. Ce qu\u2019il ne manqua pas, en revanche, ce furent les expositions du Jeu de Paume. Renoir en 1924, Monet en 1927, et ces toiles qui semblaient encore humides malgr\u00e9 leurs cadres dor\u00e9s. Il passa de longues minutes devant Impression, soleil levant, observant comment la brume avalait les formes, comment la couleur se contentait d\u2019\u00eatre ce qu\u2019elle \u00e9tait, sans chercher \u00e0 \u00eatre plus. Il ne prit pas de notes. Il pr\u00e9f\u00e9rait rentrer et boire un caf\u00e9 au comptoir en repensant \u00e0 la mani\u00e8re dont Monet laissait filer ses bords, comme si les contours \u00e9taient une politesse inutile. De Paris, Mira rapporta peu de souvenirs mat\u00e9riels : un carnet de croquis, un parapluie qui ne fermait plus, et ce genre de certitude qui change la main quand elle revient sur la toile. --- De retour \u00e0 New York, Mira reprit ses habitudes comme on remet un manteau oubli\u00e9 au vestiaire. Les m\u00eames rues, mais avec l\u2019\u0153il un peu diff\u00e9rent : il voyait maintenant les trottoirs comme des plages \u00e0 mar\u00e9e basse, les feux rouges comme des coquelicots plant\u00e9s dans l\u2019asphalte. En 1929, il pr\u00e9senta pour la premi\u00e8re fois une toile \u00e0 la National Academy of Design. Ce n\u2019\u00e9tait pas encore le grand moment, mais une mani\u00e8re de dire \u00ab me voici \u00bb \u00e0 ceux qui savaient lire les murs d\u2019une salle d\u2019exposition. D\u2019autres suivirent : The Heart of the Village en 1941, Rain: Greenwich Avenue and Eighth Street en 1943, Sheridan Square en 1945. Des titres comme des adresses o\u00f9 l\u2019on pourrait encore sonner. Les critiques, quand elles arrivaient, ne faisaient pas dans la dentelle. Un journaliste de Los Angeles, en 1943, \u00e9crivit que ses toiles avaient \u00ab une rare capacit\u00e9 \u00e0 sugg\u00e9rer plut\u00f4t que dire servilement ou verbeusement \u00bb, et parla m\u00eame de romantic reality, une r\u00e9alit\u00e9 romantique, comme si Mira peignait non pas ce qui \u00e9tait devant lui mais ce qu\u2019il esp\u00e9rait y trouver. Les acheteurs suivaient. Pas des magnats ni des princes, mais des New-Yorkais attach\u00e9s \u00e0 leur quartier, des gens qui voulaient accrocher chez eux un morceau de trottoir familier. La gloire, Mira s\u2019en fichait \u2014 ou faisait semblant. Ce qu\u2019il voulait, c\u2019\u00e9tait que quelqu\u2019un, en passant devant une de ses toiles, se dise : \u00ab tiens, c\u2019est bien l\u00e0 que j\u2019ai crois\u00e9 ce type avec le chapeau, l\u2019autre matin \u00bb. --- Puis, lentement, comme une affiche qui p\u00e2lit au soleil, Alfred Mira disparut. Pas brusquement, pas avec fracas \u2014 non, juste par effacement progressif. Les noms chang\u00e8rent sur les vitrines, les galeries se d\u00e9plac\u00e8rent plus au nord, les journaux pr\u00e9f\u00e9r\u00e8rent parler d\u2019abstraction lyrique et d\u2019expressionnisme qui \u00e9clabousse. Les peintres qui continuaient \u00e0 repr\u00e9senter des trottoirs et des fa\u00e7ades prenaient soudain l\u2019air de collectionner les timbres : un passe-temps respectable, mais pas de quoi remplir les mus\u00e9es. Mira vendait encore, mais moins vite. Les collectionneurs vieillis passaient commande pour \u00ab un dernier tableau, Alfred, avant de vendre la maison \u00bb, et on accrochait \u00e7a dans un couloir comme on garde la photo d\u2019un chien disparu. Il exposait toujours, mais dans des lieux qui ne faisaient plus la chronique du New York Times. Pas que \u00e7a lui d\u00e9plaise, d\u2019ailleurs. Il semblait trouver une forme de confort \u00e0 peindre hors du bruit. Quand il mourut en 1981, il y eut bien quelques lignes dans la presse locale. On rappela qu\u2019il avait \u00e9t\u00e9 le peintre de Greenwich Village, qu\u2019il avait capt\u00e9 la pluie sur les pav\u00e9s comme personne. Et puis plus rien. Les archives, elles, ne s\u2019effacent pas, mais elles ferment parfois la nuit. --- Le temps, parfois, s\u2019amuse \u00e0 remettre en vitrine ce qu\u2019il avait rang\u00e9 au fond. Ces derni\u00e8res ann\u00e9es, quelques galeries new-yorkaises \u2013 Questroyal Fine Art, Lilac Gallery \u2013 ont ressorti Mira des cartons. On a revu ses rues sur les cimaises, toujours humides comme au premier jour. En 2018, Washington Square Park est parti aux ench\u00e8res pour plus de quatre-vingt mille dollars, ce qui, pour un peintre qu\u2019on disait oubli\u00e9, a tout d\u2019un clin d\u2019\u0153il du march\u00e9. On ne parle pas encore de r\u00e9trospective au MoMA, et c\u2019est peut-\u00eatre tant mieux. Mira ne semble pas fait pour les salles trop blanches ni pour les catalogues glac\u00e9s. Ses tableaux, on les imagine mieux accroch\u00e9s au-dessus d\u2019un vieux radiateur, dans un appartement o\u00f9 les fen\u00eatres donnent sur une rue qu\u2019il aurait peinte. --- Aujourd\u2019hui, si l\u2019on traverse Greenwich Village en hiver, on peut encore trouver des angles o\u00f9 la lumi\u00e8re ressemble \u00e0 celle de ses toiles. Washington Square, un apr\u00e8s-midi de pluie fine : la pierre est sombre, les arbres d\u00e9coupent un ciel gris, un chien tire sur sa laisse. Rien de spectaculaire, et c\u2019est l\u00e0 que r\u00e9side le miracle. On pourrait s\u2019arr\u00eater, lever les yeux, et se dire que Mira a vu \u00e7a avant nous, qu\u2019il l\u2019a laiss\u00e9 quelque part sur une toile, avec juste assez de couleur pour que \u00e7a respire. Et en repartant, on sentirait peut-\u00eatre, comme lui, que la ville \u2013 m\u00eame dans ses moments les plus ternes \u2013 garde toujours un coin de trottoir pr\u00eat \u00e0 \u00eatre peint. ",
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"title": "l'odeur",
"date_published": "2025-08-10T14:52:16Z",
"date_modified": "2025-08-10T14:52:22Z",
"author": {"name": "Patrick Blanchon"},
"content_html": " Encore une fois, le bruit courut. Les poubelles avaient gagn\u00e9. Et probablement le syndic, ou l\u2019on ne savait qui encore. Peut-\u00eatre le r\u00e9parateur d\u2019ascenseurs, qui ne se pressait plus de venir. Les vieux restaient en hauteur. Et comme ils ne descendaient plus, les poubelles non plus.<\/p>\n C\u2019est la police qui enfon\u00e7a la porte du 6\u1d49 droite. Un certain monsieur Richard. Comme il n\u2019y avait plus de gardien ni de gardienne dans l\u2019immeuble, on frappa aux portes voisines. La seule qui s\u2019ouvrit fut celle du voisin qui avait t\u00e9l\u00e9phon\u00e9 \u00e0 cause de l\u2019odeur.<\/p>\n -- Vous sentez cette odeur ? dit-il en levant le nez au beau milieu du couloir.<\/p>\n Parquet cir\u00e9, encaustiqu\u00e9, petit paillasson devant les portes. Murs tapiss\u00e9s d\u2019un papier peint neutre. Minuterie pour l\u2019\u00e9clairage. La porte c\u00e9da assez facilement. Un sac poubelle fit irruption sur le parquet. Puis un second. Et encore un troisi\u00e8me.<\/p>\n Les policiers se fray\u00e8rent un passage dans l\u2019appartement en faisant la cha\u00eene. Au grand dam du voisin pr\u00e9venant, qui voyait les sacs d\u2019ordures envahir le couloir. Les brancardiers ne tard\u00e8rent pas, l\u2019un d\u2019eux avec une sorte de pulv\u00e9risateur. Une odeur chimique, assez neutre. Puis tout ce petit monde redescendit : les brancardiers avec leur brancard, les policiers avec leurs talkies-walkies.<\/p>\n Le voisin pr\u00e9venant fit des allers-retours pour emporter les ordures au local poubelle. Le lendemain, le propri\u00e9taire fit venir une \u00e9quipe de nettoyage. En quelques heures, l\u2019appartement \u00e9tait remis au propre.<\/p>\n Le voisin pr\u00e9venant se h\u00e2ta de r\u00e9pondre « je ne sais pas » lorsqu\u2019on lui posa la question de savoir si le vieux qui \u00e9tait d\u00e9c\u00e9d\u00e9 avait de la famille.<\/p>",
"content_text": " Encore une fois, le bruit courut. Les poubelles avaient gagn\u00e9. Et probablement le syndic, ou l\u2019on ne savait qui encore. Peut-\u00eatre le r\u00e9parateur d\u2019ascenseurs, qui ne se pressait plus de venir. Les vieux restaient en hauteur. Et comme ils ne descendaient plus, les poubelles non plus. C\u2019est la police qui enfon\u00e7a la porte du 6\u1d49 droite. Un certain monsieur Richard. Comme il n\u2019y avait plus de gardien ni de gardienne dans l\u2019immeuble, on frappa aux portes voisines. La seule qui s\u2019ouvrit fut celle du voisin qui avait t\u00e9l\u00e9phon\u00e9 \u00e0 cause de l\u2019odeur. \u2014 Vous sentez cette odeur ? dit-il en levant le nez au beau milieu du couloir. Parquet cir\u00e9, encaustiqu\u00e9, petit paillasson devant les portes. Murs tapiss\u00e9s d\u2019un papier peint neutre. Minuterie pour l\u2019\u00e9clairage. La porte c\u00e9da assez facilement. Un sac poubelle fit irruption sur le parquet. Puis un second. Et encore un troisi\u00e8me. Les policiers se fray\u00e8rent un passage dans l\u2019appartement en faisant la cha\u00eene. Au grand dam du voisin pr\u00e9venant, qui voyait les sacs d\u2019ordures envahir le couloir. Les brancardiers ne tard\u00e8rent pas, l\u2019un d\u2019eux avec une sorte de pulv\u00e9risateur. Une odeur chimique, assez neutre. Puis tout ce petit monde redescendit : les brancardiers avec leur brancard, les policiers avec leurs talkies-walkies. Le voisin pr\u00e9venant fit des allers-retours pour emporter les ordures au local poubelle. Le lendemain, le propri\u00e9taire fit venir une \u00e9quipe de nettoyage. En quelques heures, l\u2019appartement \u00e9tait remis au propre. Le voisin pr\u00e9venant se h\u00e2ta de r\u00e9pondre \u00ab je ne sais pas \u00bb lorsqu\u2019on lui posa la question de savoir si le vieux qui \u00e9tait d\u00e9c\u00e9d\u00e9 avait de la famille. ",
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"id": "https:\/\/ledibbouk.net\/inventaire-des-malentendus.html",
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"title": "Inventaire des malentendus ",
"date_published": "2025-08-10T06:04:03Z",
"date_modified": "2025-08-10T06:04:11Z",
"author": {"name": "Patrick Blanchon"},
"content_html": " Ils me parlent. Je ne comprends rien. Ce n\u2019est pas parce que je ne veux pas les comprendre. Je ne les comprends pas. Autrefois, il y a de cela bien longtemps, j\u2019ai cru que je comprenais ce qu\u2019ils disaient. Mais c\u2019\u00e9tait une impasse. Il y a eu bien des malentendus. Tellement qu\u2019au bout d\u2019un temps, j\u2019ai d\u00fb accepter le fait \u00e9tabli : je ne les comprendrai pas, m\u00eame si je faisais des efforts, il manquerait toujours un petit quelque chose.<\/p>\n Ils disent : ceci est un banc. Un banc public. Ils sont deux assis sur ce banc. Je crois comprendre ce que signifie public. Public, c\u2019est \u00e0 tout le monde, non ? Alors je m\u2019assieds. Ils me regardent m\u2019asseoir. Leur visage se d\u00e9forme, travers\u00e9 par la peur de me voir m\u2019asseoir.<\/p>\n Je donne un verre de sueur \u00e0 la dame qui vend le pain. Elle refuse. Elle dit : donne ton fric ou rien. Elle a l\u2019air triste en disant cela. Je le vois bien. N\u2019y a-t-il donc aucune \u00e9chappatoire ? Le fric ou rien ? je demande. J\u2019ai des clients, elle r\u00e9pond.<\/p>\n L\u2019homme qui collecte les imp\u00f4ts, le percepteur, intercepte une partie de mes \u00e9moluments. Parce que, dit-il, c\u2019est comme \u00e7a, c\u2019est la loi. Va y comprendre quelque chose quand c\u2019est pr\u00e9sent\u00e9 comme \u00e7a. Il m\u2019aurait dit : il faut que tu paies pour ne pas crever comme un chien dans la rue, ou pour savoir \u00e9crire une phrase sans faute, peut-\u00eatre que j\u2019aurais mieux compris. Mais moi, quand je ne comprends pas, je me cabre. L\u2019homme qui collecte les imp\u00f4ts, s\u2019il se r\u00e9fugie derri\u00e8re la loi, ne me sert \u00e0 rien.<\/p>\n J\u2019irais bien voter si voter pouvait changer les choses. Mais l\u00e0 aussi je ne comprends pas grand-chose. J\u2019ai cru comprendre, jadis, qu\u2019on votait pour quelqu\u2019un qui d\u00e9fendait des id\u00e9es. Mais en y regardant mieux, \u00e0 deux fois, ce sont des privil\u00e8ges qui sont pr\u00e9serv\u00e9s, pas vraiment les gens.<\/p>\n J\u2019ai cru qu\u2019il fallait vivre, vivre une vie bien remplie. Et au final, je me suis retrouv\u00e9 avec des tonnes de souvenirs qui ne me servent \u00e0 rien. J\u2019essaie d\u00e9sormais de m\u2019en d\u00e9barrasser : ne plus penser \u00e0 rien, devenir amn\u00e9sique, ne plus parler de rien.<\/p>",
"content_text": " Ils me parlent. Je ne comprends rien. Ce n\u2019est pas parce que je ne veux pas les comprendre. Je ne les comprends pas. Autrefois, il y a de cela bien longtemps, j\u2019ai cru que je comprenais ce qu\u2019ils disaient. Mais c\u2019\u00e9tait une impasse. Il y a eu bien des malentendus. Tellement qu\u2019au bout d\u2019un temps, j\u2019ai d\u00fb accepter le fait \u00e9tabli : je ne les comprendrai pas, m\u00eame si je faisais des efforts, il manquerait toujours un petit quelque chose. Ils disent : ceci est un banc. Un banc public. Ils sont deux assis sur ce banc. Je crois comprendre ce que signifie public. Public, c\u2019est \u00e0 tout le monde, non ? Alors je m\u2019assieds. Ils me regardent m\u2019asseoir. Leur visage se d\u00e9forme, travers\u00e9 par la peur de me voir m\u2019asseoir. Je donne un verre de sueur \u00e0 la dame qui vend le pain. Elle refuse. Elle dit : donne ton fric ou rien. Elle a l\u2019air triste en disant cela. Je le vois bien. N\u2019y a-t-il donc aucune \u00e9chappatoire ? Le fric ou rien ? je demande. J\u2019ai des clients, elle r\u00e9pond. L\u2019homme qui collecte les imp\u00f4ts, le percepteur, intercepte une partie de mes \u00e9moluments. Parce que, dit-il, c\u2019est comme \u00e7a, c\u2019est la loi. Va y comprendre quelque chose quand c\u2019est pr\u00e9sent\u00e9 comme \u00e7a. Il m\u2019aurait dit : il faut que tu paies pour ne pas crever comme un chien dans la rue, ou pour savoir \u00e9crire une phrase sans faute, peut-\u00eatre que j\u2019aurais mieux compris. Mais moi, quand je ne comprends pas, je me cabre. L\u2019homme qui collecte les imp\u00f4ts, s\u2019il se r\u00e9fugie derri\u00e8re la loi, ne me sert \u00e0 rien. J\u2019irais bien voter si voter pouvait changer les choses. Mais l\u00e0 aussi je ne comprends pas grand-chose. J\u2019ai cru comprendre, jadis, qu\u2019on votait pour quelqu\u2019un qui d\u00e9fendait des id\u00e9es. Mais en y regardant mieux, \u00e0 deux fois, ce sont des privil\u00e8ges qui sont pr\u00e9serv\u00e9s, pas vraiment les gens. J\u2019ai cru qu\u2019il fallait vivre, vivre une vie bien remplie. Et au final, je me suis retrouv\u00e9 avec des tonnes de souvenirs qui ne me servent \u00e0 rien. J\u2019essaie d\u00e9sormais de m\u2019en d\u00e9barrasser : ne plus penser \u00e0 rien, devenir amn\u00e9sique, ne plus parler de rien. ",
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"title": "l'oubli",
"date_published": "2025-08-09T07:08:14Z",
"date_modified": "2025-08-09T07:08:30Z",
"author": {"name": "Patrick Blanchon"},
"content_html": " Il savait qu\u2019il devait partir. Au loin, on entendait les sir\u00e8nes, mais ce qui l\u2019inqui\u00e9tait le plus, c\u2019\u00e9tait l\u2019odeur \u00e2cre qui se glissait d\u00e9j\u00e0 dans la maison. Il a ouvert le sac et y a jet\u00e9 tout ce qui lui passait par la main : des v\u00eatements, un dictionnaire, deux paires de chaussures, la vieille radio, une pile de livres qu\u2019il n\u2019avait pas lus, des dossiers, une lampe de chevet, un pot de confiture entam\u00e9, un cadre photo, un jeu d\u2019\u00e9checs, une serviette de toilette, trois carnets, des couverts, une veste d\u2019hiver, une bo\u00eete \u00e0 outils. Il a essay\u00e9 de le soulever. Impossible. Il l\u2019a ouvert, a enlev\u00e9 la moiti\u00e9 : la lampe, les livres, la veste, le dictionnaire. Puis encore un peu : le jeu d\u2019\u00e9checs, le cadre photo. Il restait pourtant un sac \u00e9norme, boursoufl\u00e9, lourd comme si chaque objet, m\u00eame le plus petit, pesait plus qu\u2019il ne devrait. Il l\u2019a pass\u00e9 sur son \u00e9paule, vacillant sous le poids. Et il est sorti.<\/p>\n Le sac pesait toujours, malgr\u00e9 tout ce qu\u2019il avait retir\u00e9. Dans le camion qui les emportait, il l\u2019avait pos\u00e9 \u00e0 ses pieds. Autour de lui, les autres n\u2019avaient presque rien : un petit sac, une couverture, parfois juste un manteau. Lui fixait son sac gonfl\u00e9, encombrant, et sentait qu\u2019il trahissait quelque chose qu\u2019il n\u2019arrivait pas \u00e0 nommer.<\/p>\n Il est arriv\u00e9 \u00e0 la fronti\u00e8re un peu avant cinq heures. Le goudron, du c\u00f4t\u00e9 o\u00f9 il se tenait, avait \u00e9t\u00e9 r\u00e9par\u00e9 par plaques irr\u00e9guli\u00e8res, plus sombres que le reste. Une mouche tournait autour de sa main. L\u2019air sentait le plastique chauff\u00e9. Le garde n\u2019a pas lev\u00e9 la t\u00eate, il a juste dit : Vous pouvez passer, mais pas avec \u00e7a. Le 10 septembre, je reste chez moi. Pas travailler, pas acheter, pas sortir. C\u2019est la consigne. Je ne sais pas d\u2019o\u00f9 elle vient. Ou plut\u00f4t je le sais peut-\u00eatre, mais je ne suis pas s\u00fbr de vouloir l\u2019\u00e9crire. Ce genre de chose, une fois pos\u00e9 noir sur blanc, devient une preuve. Sur le moment, \u00e7a me para\u00eet anodin. Une curiosit\u00e9. Voir la rue vide, comme dans les films catastrophes qui commencent trop lentement. Oui, j\u2019aime l\u2019id\u00e9e d\u2019espionner un silence collectif.<\/p>\n Matin du 10 septembre<\/em>. J\u2019ouvre les volets. Personne. M\u00eame pas le facteur, qui passe toujours avant huit heures. Enfin, je crois. Peut-\u00eatre qu\u2019il est pass\u00e9, et que je n\u2019ai pas regard\u00e9 \u00e0 temps. Mais ce que je vois, \u00e7a, j\u2019en suis s\u00fbr : le rideau m\u00e9tallique du boucher, baiss\u00e9. Les feux clignotants, pour personne. Le soleil blanc, celui qui br\u00fble les yeux sans r\u00e9chauffer. \u00c0 dix heures, un bruit. Pas un moteur classique, quelque chose de plus\u2026 oui, \u00e9touff\u00e9. Une camionnette blanche. Antenne sur le toit. Deux types dedans. Celui c\u00f4t\u00e9 passager fixe un \u00e9cran, mais je ne vois pas lequel. C\u2019est peut-\u00eatre moi qui ai ajout\u00e9 l\u2019\u00e9cran apr\u00e8s coup. Je crois que c\u2019est logique, qu\u2019il y ait un \u00e9cran.<\/p>\n Midi<\/em>. Les drones. Noirs, minuscules, pr\u00e9cis comme des mouches dress\u00e9es. Ils passent sur des lignes invisibles, s\u2019arr\u00eatent devant certaines fen\u00eatres. Ma fen\u00eatre, trois fois. J\u2019\u00e9teins la lumi\u00e8re. Ou alors, j\u2019ai d\u00e9j\u00e0 baiss\u00e9 les stores avant. Ce d\u00e9tail-l\u00e0, je l\u2019ai peut-\u00eatre invent\u00e9.<\/p>\n Soir<\/em>. Aux infos : “Mobilisation citoyenne responsable.” Sourire pr\u00e9fabriqu\u00e9. Chiffre officiel : moins dix-huit pour cent d\u2019activit\u00e9. Rien sur les drones, rien sur la camionnette. Je note la phrase dans un carnet. Je perds le carnet depuis. Ou quelqu\u2019un me l\u2019a pris.<\/p>\n Trois semaines plus tard<\/em>. Julien, de la comptabilit\u00e9, ne revient pas. On dit qu\u2019il a d\u00e9m\u00e9nag\u00e9. Claire, ma voisine, ferme pour “inventaire”, jamais rouvre. Sa bo\u00eete aux lettres, ouverte comme une bouche vide. Peut-\u00eatre qu\u2019elle est partie volontairement. Peut-\u00eatre qu\u2019elle n\u2019avait pas le choix.<\/p>\n Jeudi<\/em>. La convocation arrive. Papier blanc, pli\u00e9 en trois, pas de timbre. “Entretien de conformit\u00e9.” 12 octobre, 9h15. B\u00e2timent J2. Entre un entrep\u00f4t logistique et un terrain militaire. \u00c0 l\u2019entr\u00e9e, scanner de r\u00e9tine. Je sens que \u00e7a me prend plus que les yeux. Couloir au n\u00e9on, pi\u00e8ce vide, homme en costume : “Le 10 septembre, vous \u00eates rest\u00e9 chez vous ?” Je dis oui. Il r\u00e9pond : “Pas tout le monde.” Il coche une case. Je ne vois pas ce qu\u2019il \u00e9crit vraiment. Peut-\u00eatre qu\u2019il dessine.<\/p>\n Une semaine plus tard<\/em>. Appel anonyme. “Demain, quatorze \u00e0 dix-huit heures, un agent passera.” 15h12, trois coups espac\u00e9s. Manteau sombre, badge. Convocation \u00e0 une “session d\u2019orientation civique.” Grand hall cloisonn\u00e9, groupes de vingt, \u00e9cran g\u00e9ant. Slogans, visages souriants, puis images du 10 septembre. Voix off : “Ce jour-l\u00e0, certains ont affaibli notre coh\u00e9sion.” Questionnaire final : sources d\u2019information, noms, num\u00e9ros, adresses. J\u2019h\u00e9site \u00e0 inventer. Finalement, je donne de vrais noms. Ou peut-\u00eatre pas. En sortant, je croise Claire. Plus maigre, les yeux tach\u00e9s de nuit. Elle dit : “Ne refuse jamais.” Un agent l\u2019\u00e9loigne. Peut-\u00eatre qu\u2019elle ne me dit rien. Peut-\u00eatre que je r\u00eave.<\/p>\n Depuis, je sais que je suis sur une liste. Ou que je crois \u00eatre sur une liste. Ce n\u2019est pas pareil, mais \u00e7a produit le m\u00eame effet.<\/p>\n Fin octobre<\/em>. Un mardi, 18h37. \u00c7a commence plus t\u00f4t que pr\u00e9vu. Un grondement, pas un avion, plus grave, plus rond. Comme si \u00e7a venait du sol et du ciel \u00e0 la fois. J\u2019ouvre un rideau, dix centim\u00e8tres. Le ciel est couleur acier-vert, orage sans nuages. Une lumi\u00e8re fixe, blanche, comme une \u00e9toile trop proche. Elle ne bouge pas vraiment. Pas tout \u00e0 fait immobile non plus.<\/p>\n 19h10<\/em>. Les drones. Par dizaines cette fois, en formation. Certains pr\u00e8s des toits, d\u2019autres stationnaires, orient\u00e9s vers la lumi\u00e8re. Ils filment. Ou alors ils envoient un signal. Les sir\u00e8nes, ensuite. Pas police, pas pompiers. Un son continu qui vibre dans les os. Puis la voix dans les haut-parleurs : “Veuillez vous rendre imm\u00e9diatement au point de rassemblement le plus proche.” On ne nous a jamais dit o\u00f9 c\u2019\u00e9tait. Je pense \u00e0 Claire. “Ne refuse jamais.” Je prends mon manteau, mes papiers.<\/p>\n Dehors, la rue n\u2019est pas vide. Des groupes avancent, tous silencieux. Les drones suivent au-dessus. La lumi\u00e8re semble plus proche. Au carrefour, deux camions blancs, antennes, badges. Sas d\u2019entr\u00e9e. On scanne mon visage. L\u2019agent regarde l\u2019\u00e9cran, puis moi. “Vous \u00eates d\u00e9j\u00e0 enregistr\u00e9.” Il n\u2019explique pas.<\/p>\n Apr\u00e8s<\/em>. C\u2019est flou. Ou effac\u00e9. Une grande salle, lumi\u00e8re crue, bancs m\u00e9talliques. Le plafond ? Peut-\u00eatre transparent. La chaleur sur ma peau, dense, dirig\u00e9e. Des ombres dans la lumi\u00e8re, hautes, fines, qui s\u2019inclinent. Mes yeux piquent. Un point blanc au centre de ma r\u00e9tine. Le son : notes basses, r\u00e9guli\u00e8res, plus code que musique. Dans ma t\u00eate, un mot : acquisition. J\u2019ai l\u2019impression qu\u2019on me compte. Tous. Une voix humaine : “Confirmez la synchronisation.” L\u2019agent parle dans son micro. La lumi\u00e8re se plie sur elle-m\u00eame. \u00c0 la place, une image : la Terre vue d\u2019en haut. Pas la n\u00f4tre. Couleurs fausses, oc\u00e9ans sombres, c\u00f4tes effac\u00e9es. \u00c9cran noir. Haut-parleur : “Phase Deux termin\u00e9e. Vous pouvez rentrer.”<\/p>\n Soir<\/em>. Lumi\u00e8re normale. Pas de camions, pas de drones. Les passants rentrent des courses. \u00c0 ma porte, une enveloppe blanche. Sans timbre. Dedans, une phrase : “Phase Trois — vous serez contact\u00e9.”<\/p>\n Je ne sais pas si c\u2019est un vaisseau. Je ne sais pas si c\u2019est un projecteur. Je sais juste qu\u2019ils n\u2019ont pas besoin de revenir pour que je continue \u00e0 regarder le ciel chaque nuit. Et que quand la lumi\u00e8re reviendra, je n\u2019aurai plus \u00e0 me demander o\u00f9 aller.<\/p>",
"content_text": " Le 10 septembre, je reste chez moi. Pas travailler, pas acheter, pas sortir. C\u2019est la consigne. Je ne sais pas d\u2019o\u00f9 elle vient. Ou plut\u00f4t je le sais peut-\u00eatre, mais je ne suis pas s\u00fbr de vouloir l\u2019\u00e9crire. Ce genre de chose, une fois pos\u00e9 noir sur blanc, devient une preuve. Sur le moment, \u00e7a me para\u00eet anodin. Une curiosit\u00e9. Voir la rue vide, comme dans les films catastrophes qui commencent trop lentement. Oui, j\u2019aime l\u2019id\u00e9e d\u2019espionner un silence collectif. *Matin du 10 septembre*. J\u2019ouvre les volets. Personne. M\u00eame pas le facteur, qui passe toujours avant huit heures. Enfin, je crois. Peut-\u00eatre qu\u2019il est pass\u00e9, et que je n\u2019ai pas regard\u00e9 \u00e0 temps. Mais ce que je vois, \u00e7a, j\u2019en suis s\u00fbr : le rideau m\u00e9tallique du boucher, baiss\u00e9. Les feux clignotants, pour personne. Le soleil blanc, celui qui br\u00fble les yeux sans r\u00e9chauffer. \u00c0 dix heures, un bruit. Pas un moteur classique, quelque chose de plus\u2026 oui, \u00e9touff\u00e9. Une camionnette blanche. Antenne sur le toit. Deux types dedans. Celui c\u00f4t\u00e9 passager fixe un \u00e9cran, mais je ne vois pas lequel. C\u2019est peut-\u00eatre moi qui ai ajout\u00e9 l\u2019\u00e9cran apr\u00e8s coup. Je crois que c\u2019est logique, qu\u2019il y ait un \u00e9cran. *Midi*. Les drones. Noirs, minuscules, pr\u00e9cis comme des mouches dress\u00e9es. Ils passent sur des lignes invisibles, s\u2019arr\u00eatent devant certaines fen\u00eatres. Ma fen\u00eatre, trois fois. J\u2019\u00e9teins la lumi\u00e8re. Ou alors, j\u2019ai d\u00e9j\u00e0 baiss\u00e9 les stores avant. Ce d\u00e9tail-l\u00e0, je l\u2019ai peut-\u00eatre invent\u00e9. *Soir*. Aux infos : \u201cMobilisation citoyenne responsable.\u201d Sourire pr\u00e9fabriqu\u00e9. Chiffre officiel : moins dix-huit pour cent d\u2019activit\u00e9. Rien sur les drones, rien sur la camionnette. Je note la phrase dans un carnet. Je perds le carnet depuis. Ou quelqu\u2019un me l\u2019a pris. *Trois semaines plus tard*. Julien, de la comptabilit\u00e9, ne revient pas. On dit qu\u2019il a d\u00e9m\u00e9nag\u00e9. Claire, ma voisine, ferme pour \u201cinventaire\u201d, jamais rouvre. Sa bo\u00eete aux lettres, ouverte comme une bouche vide. Peut-\u00eatre qu\u2019elle est partie volontairement. Peut-\u00eatre qu\u2019elle n\u2019avait pas le choix. *Jeudi*. La convocation arrive. Papier blanc, pli\u00e9 en trois, pas de timbre. \u201cEntretien de conformit\u00e9.\u201d 12 octobre, 9h15. B\u00e2timent J2. Entre un entrep\u00f4t logistique et un terrain militaire. \u00c0 l\u2019entr\u00e9e, scanner de r\u00e9tine. Je sens que \u00e7a me prend plus que les yeux. Couloir au n\u00e9on, pi\u00e8ce vide, homme en costume : \u201cLe 10 septembre, vous \u00eates rest\u00e9 chez vous ?\u201d Je dis oui. Il r\u00e9pond : \u201cPas tout le monde.\u201d Il coche une case. Je ne vois pas ce qu\u2019il \u00e9crit vraiment. Peut-\u00eatre qu\u2019il dessine. *Une semaine plus tard*. Appel anonyme. \u201cDemain, quatorze \u00e0 dix-huit heures, un agent passera.\u201d 15h12, trois coups espac\u00e9s. Manteau sombre, badge. Convocation \u00e0 une \u201csession d\u2019orientation civique.\u201d Grand hall cloisonn\u00e9, groupes de vingt, \u00e9cran g\u00e9ant. Slogans, visages souriants, puis images du 10 septembre. Voix off : \u201cCe jour-l\u00e0, certains ont affaibli notre coh\u00e9sion.\u201d Questionnaire final : sources d\u2019information, noms, num\u00e9ros, adresses. J\u2019h\u00e9site \u00e0 inventer. Finalement, je donne de vrais noms. Ou peut-\u00eatre pas. En sortant, je croise Claire. Plus maigre, les yeux tach\u00e9s de nuit. Elle dit : \u201cNe refuse jamais.\u201d Un agent l\u2019\u00e9loigne. Peut-\u00eatre qu\u2019elle ne me dit rien. Peut-\u00eatre que je r\u00eave. Depuis, je sais que je suis sur une liste. Ou que je crois \u00eatre sur une liste. Ce n\u2019est pas pareil, mais \u00e7a produit le m\u00eame effet. *Fin octobre*. Un mardi, 18h37. \u00c7a commence plus t\u00f4t que pr\u00e9vu. Un grondement, pas un avion, plus grave, plus rond. Comme si \u00e7a venait du sol et du ciel \u00e0 la fois. J\u2019ouvre un rideau, dix centim\u00e8tres. Le ciel est couleur acier-vert, orage sans nuages. Une lumi\u00e8re fixe, blanche, comme une \u00e9toile trop proche. Elle ne bouge pas vraiment. Pas tout \u00e0 fait immobile non plus. *19h10*. Les drones. Par dizaines cette fois, en formation. Certains pr\u00e8s des toits, d\u2019autres stationnaires, orient\u00e9s vers la lumi\u00e8re. Ils filment. Ou alors ils envoient un signal. Les sir\u00e8nes, ensuite. Pas police, pas pompiers. Un son continu qui vibre dans les os. Puis la voix dans les haut-parleurs : \u201cVeuillez vous rendre imm\u00e9diatement au point de rassemblement le plus proche.\u201d On ne nous a jamais dit o\u00f9 c\u2019\u00e9tait. Je pense \u00e0 Claire. \u201cNe refuse jamais.\u201d Je prends mon manteau, mes papiers. Dehors, la rue n\u2019est pas vide. Des groupes avancent, tous silencieux. Les drones suivent au-dessus. La lumi\u00e8re semble plus proche. Au carrefour, deux camions blancs, antennes, badges. Sas d\u2019entr\u00e9e. On scanne mon visage. L\u2019agent regarde l\u2019\u00e9cran, puis moi. \u201cVous \u00eates d\u00e9j\u00e0 enregistr\u00e9.\u201d Il n\u2019explique pas. *Apr\u00e8s*. C\u2019est flou. Ou effac\u00e9. Une grande salle, lumi\u00e8re crue, bancs m\u00e9talliques. Le plafond ? Peut-\u00eatre transparent. La chaleur sur ma peau, dense, dirig\u00e9e. Des ombres dans la lumi\u00e8re, hautes, fines, qui s\u2019inclinent. Mes yeux piquent. Un point blanc au centre de ma r\u00e9tine. Le son : notes basses, r\u00e9guli\u00e8res, plus code que musique. Dans ma t\u00eate, un mot : acquisition. J\u2019ai l\u2019impression qu\u2019on me compte. Tous. Une voix humaine : \u201cConfirmez la synchronisation.\u201d L\u2019agent parle dans son micro. La lumi\u00e8re se plie sur elle-m\u00eame. \u00c0 la place, une image : la Terre vue d\u2019en haut. Pas la n\u00f4tre. Couleurs fausses, oc\u00e9ans sombres, c\u00f4tes effac\u00e9es. \u00c9cran noir. Haut-parleur : \u201cPhase Deux termin\u00e9e. Vous pouvez rentrer.\u201d *Soir*. Lumi\u00e8re normale. Pas de camions, pas de drones. Les passants rentrent des courses. \u00c0 ma porte, une enveloppe blanche. Sans timbre. Dedans, une phrase : \u201cPhase Trois \u2014 vous serez contact\u00e9.\u201d Je ne sais pas si c\u2019est un vaisseau. Je ne sais pas si c\u2019est un projecteur. Je sais juste qu\u2019ils n\u2019ont pas besoin de revenir pour que je continue \u00e0 regarder le ciel chaque nuit. Et que quand la lumi\u00e8re reviendra, je n\u2019aurai plus \u00e0 me demander o\u00f9 aller. ",
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"tags": ["fictions br\u00e8ves"]
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"id": "https:\/\/ledibbouk.net\/le-replay.html",
"url": "https:\/\/ledibbouk.net\/le-replay.html",
"title": "Le replay",
"date_published": "2025-08-07T09:34:46Z",
"date_modified": "2025-08-07T09:36:01Z",
"author": {"name": "Patrick Blanchon"},
"content_html": " Je regarde un replay de Zoom. Les interventions cr\u00e9ent en moi un malaise dont je n\u2019arrive pas \u00e0 me d\u00e9barrasser jusqu\u2019\u00e0 la fin. Mais je le reconnais, je suis hors contexte. Ce malaise vient peut-\u00eatre de l\u00e0. Dans ce genre de situation, je m\u2019accroche \u00e0 quantit\u00e9 de d\u00e9tails microscopiques, et c\u2019est assez affligeant. Par exemple, la mani\u00e8re de parler de cette femme. Ce n\u2019est pas tant ce qu\u2019elle dit. C\u2019est l\u2019intonation, presque th\u00e9\u00e2trale, qui tranche avec la torsion de sa l\u00e8vre sup\u00e9rieure. Et ce regard fixe, hallucin\u00e9, face cam\u00e9ra, m\u2019effraie d\u2019embl\u00e9e. L\u2019animateur, que je trouve par ailleurs sympathique, devient peu \u00e0 peu un personnage ambigu. Et me retrouver face \u00e0 cette ambigu\u00eft\u00e9 ajoute encore au malaise. J\u2019ai l\u2019impression de saisir, en m\u00eame temps qu\u2019il parle, tout le malaise qu\u2019il \u00e9prouve \u00e0 parler. Il cherche ses mots, il balbutie, il parle \u00e0 mi-voix. \u00c7a produit une double strate de communication. Quelque chose comme : bordel de merde, je suis le seul \u00e0 parler, quand vont-ils s\u2019y mettre ? soyons clair, l\u00e0 tout de suite, je me fais bien chier.<\/p>\n Mais ce qui fonctionne dans le d\u00e9plaisir peut aussi fonctionner \u00e0 l\u2019inverse. Sans quitter le ph\u00e9nom\u00e8ne en train de se jouer, qui est purement auto-r\u00e9flexif. Cette femme, par exemple, celle qui regarde partout sauf la cam\u00e9ra, dont je vois le corps secou\u00e9 de tensions irr\u00e9pressibles li\u00e9es au fait d\u2019avoir \u00e0 parler, et qui semble vouloir le faire avec mille pr\u00e9cautions. Elle m\u2019appara\u00eet soudain sympathique. J\u2019aurais presque envie de lui dire : t\u2019inqui\u00e8te pas, on est tous ridicules de toute fa\u00e7on d\u00e8s qu\u2019on est sur un \u00e9cran, c\u2019est juste un sale petit moment \u00e0 passer.<\/p>\n Oui, il y a l\u00e0 une perception d\u2019humanit\u00e9 nue, ou du moins peu v\u00eatue, mal habill\u00e9e. Mais ce n\u2019est pas nouveau. Alors je creuse un peu plus. Ce malaise, je crois qu\u2019il vient d\u2019avant. Depuis des ann\u00e9es, je me suis tenu \u00e0 l\u2019\u00e9cart de ce genre de manifestations. Sans doute parce qu\u2019un jour, apr\u00e8s avoir assist\u00e9 au replay d\u2019une r\u00e9union o\u00f9 j\u2019\u00e9tais l\u2019un des intervenants, je me suis trouv\u00e9 profond\u00e9ment ridicule. Ce jugement, je ne l\u2019ai jamais oubli\u00e9. Il me colle. Et je dois bien admettre qu\u2019il entrave depuis cette \u00e9poque la simplicit\u00e9 de tous les \u00e9changes que je pourrais avoir dans ce genre de cadre. Peut-\u00eatre m\u00eame que c\u2019est depuis cette position — celle du ridicule \u00e9prouv\u00e9 — que je continue \u00e0 regarder ces r\u00e9unions se d\u00e9rouler, sans penser \u00e0 me reconnecter autrement, sans penser \u00e0 changer de contexte, ni de point de vue.<\/p>",
"content_text": "Je regarde un replay de Zoom. Les interventions cr\u00e9ent en moi un malaise dont je n\u2019arrive pas \u00e0 me d\u00e9barrasser jusqu\u2019\u00e0 la fin. Mais je le reconnais, je suis hors contexte. Ce malaise vient peut-\u00eatre de l\u00e0. Dans ce genre de situation, je m\u2019accroche \u00e0 quantit\u00e9 de d\u00e9tails microscopiques, et c\u2019est assez affligeant. Par exemple, la mani\u00e8re de parler de cette femme. Ce n\u2019est pas tant ce qu\u2019elle dit. C\u2019est l\u2019intonation, presque th\u00e9\u00e2trale, qui tranche avec la torsion de sa l\u00e8vre sup\u00e9rieure. Et ce regard fixe, hallucin\u00e9, face cam\u00e9ra, m\u2019effraie d\u2019embl\u00e9e. L\u2019animateur, que je trouve par ailleurs sympathique, devient peu \u00e0 peu un personnage ambigu. Et me retrouver face \u00e0 cette ambigu\u00eft\u00e9 ajoute encore au malaise. J\u2019ai l\u2019impression de saisir, en m\u00eame temps qu\u2019il parle, tout le malaise qu\u2019il \u00e9prouve \u00e0 parler. Il cherche ses mots, il balbutie, il parle \u00e0 mi-voix. \u00c7a produit une double strate de communication. Quelque chose comme : bordel de merde, je suis le seul \u00e0 parler, quand vont-ils s\u2019y mettre ? soyons clair, l\u00e0 tout de suite, je me fais bien chier. Mais ce qui fonctionne dans le d\u00e9plaisir peut aussi fonctionner \u00e0 l\u2019inverse. Sans quitter le ph\u00e9nom\u00e8ne en train de se jouer, qui est purement auto-r\u00e9flexif. Cette femme, par exemple, celle qui regarde partout sauf la cam\u00e9ra, dont je vois le corps secou\u00e9 de tensions irr\u00e9pressibles li\u00e9es au fait d\u2019avoir \u00e0 parler, et qui semble vouloir le faire avec mille pr\u00e9cautions. Elle m\u2019appara\u00eet soudain sympathique. J\u2019aurais presque envie de lui dire : t\u2019inqui\u00e8te pas, on est tous ridicules de toute fa\u00e7on d\u00e8s qu\u2019on est sur un \u00e9cran, c\u2019est juste un sale petit moment \u00e0 passer. Oui, il y a l\u00e0 une perception d\u2019humanit\u00e9 nue, ou du moins peu v\u00eatue, mal habill\u00e9e. Mais ce n\u2019est pas nouveau. Alors je creuse un peu plus. Ce malaise, je crois qu\u2019il vient d\u2019avant. Depuis des ann\u00e9es, je me suis tenu \u00e0 l\u2019\u00e9cart de ce genre de manifestations. Sans doute parce qu\u2019un jour, apr\u00e8s avoir assist\u00e9 au replay d\u2019une r\u00e9union o\u00f9 j\u2019\u00e9tais l\u2019un des intervenants, je me suis trouv\u00e9 profond\u00e9ment ridicule. Ce jugement, je ne l\u2019ai jamais oubli\u00e9. Il me colle. Et je dois bien admettre qu\u2019il entrave depuis cette \u00e9poque la simplicit\u00e9 de tous les \u00e9changes que je pourrais avoir dans ce genre de cadre. Peut-\u00eatre m\u00eame que c\u2019est depuis cette position \u2014 celle du ridicule \u00e9prouv\u00e9 \u2014 que je continue \u00e0 regarder ces r\u00e9unions se d\u00e9rouler, sans penser \u00e0 me reconnecter autrement, sans penser \u00e0 changer de contexte, ni de point de vue.",
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"id": "https:\/\/ledibbouk.net\/reparation-3235.html",
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"title": "r\u00e9paration",
"date_published": "2025-08-07T08:49:11Z",
"date_modified": "2025-08-07T09:36:28Z",
"author": {"name": "Patrick Blanchon"},
"content_html": " Hier, notre op\u00e9rateur t\u00e9l\u00e9phonique nous a envoy\u00e9 un technicien. En ouvrant la porte, je tombe sur un type qui parle \u00e0 peine fran\u00e7ais. Exactement comme le technicien pr\u00e9c\u00e9dent. Il porte une sorte de gilet orange, il est d\u2019une maigreur exceptionnelle, ses cheveux sont ras sur les c\u00f4t\u00e9s et remont\u00e9s sur le sommet du cr\u00e2ne, comme un personnage de jeu vid\u00e9o. En arrivant devant la box, il sort un laser d\u2019une poche de son pantalon trop grand pour lui, le branche sur le c\u00e2ble optique de la prise afin d\u2019obtenir des informations d\u2019emplacement — je pr\u00e9sume. Puis nous ressortons dans la rue. Il cherche dans quel bo\u00eetier notre c\u00e2ble peut bien \u00eatre branch\u00e9. Au bout d\u2019un quart d\u2019heure, apr\u00e8s avoir farfouill\u00e9 dans un regard situ\u00e9 dans une rue adjacente, je le vois lever la t\u00eate \u00e0 la recherche de quelque chose. De temps en temps, il \u00e9met un bruit bizarre que j\u2019ai d\u00e9j\u00e0 entendu lors de mes voyages en Inde et au Pakistan — tic tic tic. Ce qui a l\u2019air de vouloir dire : t\u2019inqui\u00e8te, je ne sais pas encore, mais je vais bient\u00f4t savoir.<\/p>\n Il me dit qu\u2019il doit aller chercher le camion et l\u2019\u00e9chelle, puis il dispara\u00eet. Quelques instants plus tard, il revient avec une grande \u00e9chelle et deux coll\u00e8gues. Je me dis que l\u00e0, il doit se passer un \u00e9v\u00e9nement extraordinaire. Trois techniciens d\u2019un coup. \u00c7a ne doit pas \u00eatre courant. Pendant que mon premier monte \u00e0 l\u2019\u00e9chelle, mon second se roule une cigarette et mon troisi\u00e8me change le filtre de sa vapoteuse. Ce qui me rassure, car ils ont vraiment l\u2019air calmes. Ils ne s\u2019affolent pas. Le seul qui \u00e9met des bruits, c\u2019est mon premier, juch\u00e9 tout en haut de l\u2019\u00e9chelle, qui a repris ses tic tic tic. D\u00e9sormais, il a sur le ventre un gros appareil cubique dont j\u2019ignore tout de la fonction. Il a ouvert le bo\u00eetier de plastique et je vois ses mains virevolter, comme s\u2019il effectuait je ne sais quelle passe magique. De temps \u00e0 autre, j\u2019aper\u00e7ois des fils flotter hors du bo\u00eetier, aussi fins en apparence que ceux d\u2019une toile d\u2019araign\u00e9e. Et, de fil en aiguille, mon premier se transforme en une cr\u00e9ature arachn\u00e9enne bizarre, dont les membres sup\u00e9rieurs filent la soie optique.<\/p>\n De temps \u00e0 autre, l\u2019un ou l\u2019autre des deux techniciens \u00e9met des bruits que je ne comprends pas. Je pencherais pour de l\u2019ourdou, mais plus j\u2019\u00e9coute, plus je d\u00e9couvre que ce n\u2019en est pas. J\u2019ai song\u00e9 aussi, \u00e0 un moment, \u00e0 du farsi, mais l\u00e0 aussi, fausse piste. Tandis que je m\u2019interroge, des voitures passent dans la rue, en prenant soin d\u2019\u00e9viter les plots ray\u00e9s de blanc et rouge que les trois hommes ont pris soin d\u2019installer. Ce sont peut-\u00eatre des Maghr\u00e9bins, finalement, car ils connaissent beaucoup de monde dans le quartier. Notamment les conducteurs qui roulent \u00e0 vive allure, toutes fen\u00eatres ouvertes, avec des musiques entra\u00eenantes.<\/p>\n Le man\u00e8ge a dur\u00e9 en tout et pour tout une bonne heure. Puis, \u00e0 la fin, l\u2019un des trois est rentr\u00e9 dans la maison pour voir ce que disait le laser. Il a secou\u00e9 la t\u00eate puis il l\u2019a d\u00e9branch\u00e9 pour en mettre un autre. La box a \u00e9mis un ronflement et j\u2019ai vu les chiffres de la remise en service s\u2019\u00e9grener jusqu\u2019\u00e0 7, puis revenir en arri\u00e8re — 3, 4 — et rester dans cette zone. Le type a regard\u00e9 son portable et est ressorti pour dire quelque chose en arabe \u00e0 l\u2019arachn\u00e9e en gilet orange, qui a refait encore des gestes sibyllins devant le bo\u00eetier 34. Nous sommes revenus dans la maison, le type a re-regard\u00e9 son laser, son portable, a effectu\u00e9 une manipulation, et enfin, apr\u00e8s trois semaines de panne internet, la box a affich\u00e9 l\u2019heure. 15 h 30.<\/p>\n Le type n\u2019a m\u00eame pas \u00e9mis le moindre signe de satisfaction. Il a juste dit : internet c\u2019est bon, et il est ressorti. Je ne suis pas ressorti de la maison pour voir ce qu\u2019ils faisaient ensuite. Je crois que \u00e7a ne m\u2019int\u00e9ressait pas, en fait.<\/p>",
"content_text": "Hier, notre op\u00e9rateur t\u00e9l\u00e9phonique nous a envoy\u00e9 un technicien. En ouvrant la porte, je tombe sur un type qui parle \u00e0 peine fran\u00e7ais. Exactement comme le technicien pr\u00e9c\u00e9dent. Il porte une sorte de gilet orange, il est d\u2019une maigreur exceptionnelle, ses cheveux sont ras sur les c\u00f4t\u00e9s et remont\u00e9s sur le sommet du cr\u00e2ne, comme un personnage de jeu vid\u00e9o. En arrivant devant la box, il sort un laser d\u2019une poche de son pantalon trop grand pour lui, le branche sur le c\u00e2ble optique de la prise afin d\u2019obtenir des informations d\u2019emplacement \u2014 je pr\u00e9sume. Puis nous ressortons dans la rue. Il cherche dans quel bo\u00eetier notre c\u00e2ble peut bien \u00eatre branch\u00e9. Au bout d\u2019un quart d\u2019heure, apr\u00e8s avoir farfouill\u00e9 dans un regard situ\u00e9 dans une rue adjacente, je le vois lever la t\u00eate \u00e0 la recherche de quelque chose. De temps en temps, il \u00e9met un bruit bizarre que j\u2019ai d\u00e9j\u00e0 entendu lors de mes voyages en Inde et au Pakistan \u2014 tic tic tic. Ce qui a l\u2019air de vouloir dire : t\u2019inqui\u00e8te, je ne sais pas encore, mais je vais bient\u00f4t savoir. Il me dit qu\u2019il doit aller chercher le camion et l\u2019\u00e9chelle, puis il dispara\u00eet. Quelques instants plus tard, il revient avec une grande \u00e9chelle et deux coll\u00e8gues. Je me dis que l\u00e0, il doit se passer un \u00e9v\u00e9nement extraordinaire. Trois techniciens d\u2019un coup. \u00c7a ne doit pas \u00eatre courant. Pendant que mon premier monte \u00e0 l\u2019\u00e9chelle, mon second se roule une cigarette et mon troisi\u00e8me change le filtre de sa vapoteuse. Ce qui me rassure, car ils ont vraiment l\u2019air calmes. Ils ne s\u2019affolent pas. Le seul qui \u00e9met des bruits, c\u2019est mon premier, juch\u00e9 tout en haut de l\u2019\u00e9chelle, qui a repris ses tic tic tic. D\u00e9sormais, il a sur le ventre un gros appareil cubique dont j\u2019ignore tout de la fonction. Il a ouvert le bo\u00eetier de plastique et je vois ses mains virevolter, comme s\u2019il effectuait je ne sais quelle passe magique. De temps \u00e0 autre, j\u2019aper\u00e7ois des fils flotter hors du bo\u00eetier, aussi fins en apparence que ceux d\u2019une toile d\u2019araign\u00e9e. Et, de fil en aiguille, mon premier se transforme en une cr\u00e9ature arachn\u00e9enne bizarre, dont les membres sup\u00e9rieurs filent la soie optique. De temps \u00e0 autre, l\u2019un ou l\u2019autre des deux techniciens \u00e9met des bruits que je ne comprends pas. Je pencherais pour de l\u2019ourdou, mais plus j\u2019\u00e9coute, plus je d\u00e9couvre que ce n\u2019en est pas. J\u2019ai song\u00e9 aussi, \u00e0 un moment, \u00e0 du farsi, mais l\u00e0 aussi, fausse piste. Tandis que je m\u2019interroge, des voitures passent dans la rue, en prenant soin d\u2019\u00e9viter les plots ray\u00e9s de blanc et rouge que les trois hommes ont pris soin d\u2019installer. Ce sont peut-\u00eatre des Maghr\u00e9bins, finalement, car ils connaissent beaucoup de monde dans le quartier. Notamment les conducteurs qui roulent \u00e0 vive allure, toutes fen\u00eatres ouvertes, avec des musiques entra\u00eenantes. Le man\u00e8ge a dur\u00e9 en tout et pour tout une bonne heure. Puis, \u00e0 la fin, l\u2019un des trois est rentr\u00e9 dans la maison pour voir ce que disait le laser. Il a secou\u00e9 la t\u00eate puis il l\u2019a d\u00e9branch\u00e9 pour en mettre un autre. La box a \u00e9mis un ronflement et j\u2019ai vu les chiffres de la remise en service s\u2019\u00e9grener jusqu\u2019\u00e0 7, puis revenir en arri\u00e8re \u2014 3, 4 \u2014 et rester dans cette zone. Le type a regard\u00e9 son portable et est ressorti pour dire quelque chose en arabe \u00e0 l\u2019arachn\u00e9e en gilet orange, qui a refait encore des gestes sibyllins devant le bo\u00eetier 34. Nous sommes revenus dans la maison, le type a re-regard\u00e9 son laser, son portable, a effectu\u00e9 une manipulation, et enfin, apr\u00e8s trois semaines de panne internet, la box a affich\u00e9 l\u2019heure. 15 h 30. Le type n\u2019a m\u00eame pas \u00e9mis le moindre signe de satisfaction. Il a juste dit : internet c\u2019est bon, et il est ressorti. Je ne suis pas ressorti de la maison pour voir ce qu\u2019ils faisaient ensuite. Je crois que \u00e7a ne m\u2019int\u00e9ressait pas, en fait.",
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"title": "la remplacante",
"date_published": "2025-08-07T08:16:08Z",
"date_modified": "2025-08-07T09:36:55Z",
"author": {"name": "Patrick Blanchon"},
"content_html": " La boulang\u00e8re est partie en vacances. Une autre femme la remplace. Par de nombreux aspects — taille, regard franc, port de t\u00eate, voix extr\u00eamement affirm\u00e9e avec un l\u00e9ger accent — elle me rappelle ma grand-m\u00e8re Valentine, la m\u00e8re de ma m\u00e8re. Mais je pense qu\u2019elle est plus ukrainienne qu\u2019estonienne. Ou peut-\u00eatre ni l\u2019une ni l\u2019autre. J\u2019ai imm\u00e9diatement envie d\u2019\u00eatre aimable avec elle, sans pour autant \u00eatre obs\u00e9quieux. Depuis quelques jours, suite \u00e0 un probl\u00e8me de monnaie rencontr\u00e9 avec sa machine, je fais les fonds de tiroirs pour rassembler toute la ferraille qu\u2019on n\u2019utilise jamais. Ces pi\u00e8ces de 2 ou 5 centimes, parfois 10. J\u2019arrive devant la caisse, je la regarde et je lui dis : j\u2019ai pens\u00e9 \u00e0 vous. Et l\u00e0 je sors ma poign\u00e9e de pi\u00e8ces de ma poche pour la flanquer dans la bouche aur\u00e9ol\u00e9e de vert de la machine. La femme qui me fait penser \u00e0 ma grand-m\u00e8re se rengorge imperceptiblement. Un l\u00e9ger mouvement du buste et du cou fait que le menton s\u2019\u00e9l\u00e8ve et qu\u2019elle me regarde avec presque un sourire d\u2019aise — de haut, si je puis dire. J\u2019aime aussi suivre sa main, longue, fine, nerveuse mais muscl\u00e9e, lorsqu\u2019elle la fait virevolter vers le panier \u00e0 pain et qu\u2019elle s\u2019appr\u00eate \u00e0 s\u2019en saisir d\u2019une. Celle-ci ? me demande-t-elle en l\u2019indiquant alors de l\u2019index. Celle-ci, je dis. Et elle l\u2019empoigne avec une fermet\u00e9 inconnue. Je veux dire que de m\u00e9moire, je n\u2019ai jamais vu une main de femme empoigner quelque chose — f\u00fbt-ce une baguette — avec une telle conviction. Une conviction qui va, si je puis dire, jusqu\u2019au bout des ongles. Puis, une fois le pain ins\u00e9r\u00e9 dans son pochon de papier, elle le pose sur le comptoir. Elle ne me le tend pas. Et l\u00e0 je me dis : ah, c\u2019est encore autre chose. Quelle femme. Et je repars. En revenant chez moi, il y a un m\u00e9lange bizarre d\u2019images t\u00e9l\u00e9visuelles qui s\u2019entrechoquent. Des images de l\u2019Ukraine en guerre, des images de caves, et de femmes que j\u2019imagine tout \u00e0 fait semblables \u00e0 celle-ci. Puis je pense aux hommes de ces femmes. Comment sont-ils ? Qu\u2019est-ce qui fait qu\u2019une femme comme celle-ci peut \u00eatre attir\u00e9e par un homme parmi ceux-l\u00e0 ? Je me demande. Puis je rentre chez moi, la vie poursuit son cours et je ne me demande plus rien \u00e0 propos de cette femme. Jusqu\u2019au lendemain matin.<\/p>",
"content_text": "La boulang\u00e8re est partie en vacances. Une autre femme la remplace. Par de nombreux aspects \u2014 taille, regard franc, port de t\u00eate, voix extr\u00eamement affirm\u00e9e avec un l\u00e9ger accent \u2014 elle me rappelle ma grand-m\u00e8re Valentine, la m\u00e8re de ma m\u00e8re. Mais je pense qu\u2019elle est plus ukrainienne qu\u2019estonienne. Ou peut-\u00eatre ni l\u2019une ni l\u2019autre. J\u2019ai imm\u00e9diatement envie d\u2019\u00eatre aimable avec elle, sans pour autant \u00eatre obs\u00e9quieux. Depuis quelques jours, suite \u00e0 un probl\u00e8me de monnaie rencontr\u00e9 avec sa machine, je fais les fonds de tiroirs pour rassembler toute la ferraille qu\u2019on n\u2019utilise jamais. Ces pi\u00e8ces de 2 ou 5 centimes, parfois 10. J\u2019arrive devant la caisse, je la regarde et je lui dis : j\u2019ai pens\u00e9 \u00e0 vous. Et l\u00e0 je sors ma poign\u00e9e de pi\u00e8ces de ma poche pour la flanquer dans la bouche aur\u00e9ol\u00e9e de vert de la machine. La femme qui me fait penser \u00e0 ma grand-m\u00e8re se rengorge imperceptiblement. Un l\u00e9ger mouvement du buste et du cou fait que le menton s\u2019\u00e9l\u00e8ve et qu\u2019elle me regarde avec presque un sourire d\u2019aise \u2014 de haut, si je puis dire. J\u2019aime aussi suivre sa main, longue, fine, nerveuse mais muscl\u00e9e, lorsqu\u2019elle la fait virevolter vers le panier \u00e0 pain et qu\u2019elle s\u2019appr\u00eate \u00e0 s\u2019en saisir d\u2019une. Celle-ci ? me demande-t-elle en l\u2019indiquant alors de l\u2019index. Celle-ci, je dis. Et elle l\u2019empoigne avec une fermet\u00e9 inconnue. Je veux dire que de m\u00e9moire, je n\u2019ai jamais vu une main de femme empoigner quelque chose \u2014 f\u00fbt-ce une baguette \u2014 avec une telle conviction. Une conviction qui va, si je puis dire, jusqu\u2019au bout des ongles. Puis, une fois le pain ins\u00e9r\u00e9 dans son pochon de papier, elle le pose sur le comptoir. Elle ne me le tend pas. Et l\u00e0 je me dis : ah, c\u2019est encore autre chose. Quelle femme. Et je repars. En revenant chez moi, il y a un m\u00e9lange bizarre d\u2019images t\u00e9l\u00e9visuelles qui s\u2019entrechoquent. Des images de l\u2019Ukraine en guerre, des images de caves, et de femmes que j\u2019imagine tout \u00e0 fait semblables \u00e0 celle-ci. Puis je pense aux hommes de ces femmes. Comment sont-ils ? Qu\u2019est-ce qui fait qu\u2019une femme comme celle-ci peut \u00eatre attir\u00e9e par un homme parmi ceux-l\u00e0 ? Je me demande. Puis je rentre chez moi, la vie poursuit son cours et je ne me demande plus rien \u00e0 propos de cette femme. Jusqu\u2019au lendemain matin.",
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"title": "R\u00e9cit ",
"date_published": "2025-08-07T07:21:24Z",
"date_modified": "2025-08-07T07:21:24Z",
"author": {"name": "Patrick Blanchon"},
"content_html": " Cet enfant complique les choses par plaisir dit la femme\n-- il est tordu tout simplement dit l’homme\nAinsi commence ma vie et ce n’est pas la moindre des ambiguit\u00e9s que je recontrai \u00e0 cet instant . Ce fut l’Ambiguit\u00e9.<\/p>\n L’expression se casser la t\u00eate<\/em> accompagne la complication et lui conf\u00e8re un aspect p\u00e9joratif. —Tu te compliques bien trop la vie. Ce qui sous-entend naturellement que pour la femme et l’homme celle-ci est simple<\/em> et que je commets une erreur de d\u00e9butant \u00e0 trop vouloir l’explorer, la comprendre. On conna\u00eet<\/em> d’ailleurs la vie \u00e0 un \u00e2ge avanc\u00e9, sinon pas. \nSouvent, me martelant le cr\u00e2ne contre les murs, je me demande : Et bien s\u00fbr, j\u2019aimerais pouvoir p\u00e9n\u00e9trer dans le cercle de ceux qui vivent ce genre de vie tranquille — L’id\u00e9e que presque tout est une \u00e9nigme \u00e0 r\u00e9soudre provient probablement du langage employ\u00e9 pour poser ces \u00e9nigmes. Je me souviens m’\u00eatre entra\u00een\u00e9 \u00e0 parler \u00e0 l’envers en imaginant ainsi pouvoir m’exprimer en anglais parce que pour parler le verlan c’est ainsi qu’il faut faire.<\/p>\n Rien de tel que la na\u00efvet\u00e9 — la candeur — pour toucher \u00e0 l\u2019ambigu\u00eft\u00e9 du monde. Mais quelle tristesse, ensuite, de comprendre l\u2019horrible march\u00e9<\/em>que propose la lucidit\u00e9 : Et pourquoi vouloir devenir lucide, pourquoi vouloir devenir grand, ou normal si ce n’est pas peur de cette ambigu\u00eft\u00e9 dont personne ne veut et dont la peur devient contagieuse <\/p>\n Je me souviens encore de ma boulimie de lecture — dirig\u00e9e presque exclusivement vers la f\u00e9erie, les histoires \u00e0 l\u2019eau de rose, les r\u00e9cits peupl\u00e9s d\u2019elfes, de lutins, de gamins perdus.\nSans doute parce que la normalit\u00e9, elle, me laissait des bleus. Et des humiliations.<\/p>\n Ma r\u00e9sistance n’\u00e9tait pas brave ou farouche, elle \u00e9tait souterraine. Si je ne voulais pas \u00eatre battu il me fallait des strat\u00e9gies. Un double visage. Je me souviens encore de mon tout premier mensonge. Je l’avais \u00e9crit sur un bout de papier et enterr\u00e9 au fond du jardin pr\u00e8s du tas de fumier et du vieux cerisier. si je l’oublie je suis perdu m’\u00e9tais-je dit.\nMais bien s\u00fbr qu’on oublie. Et ce mensonge je l’ai oubli\u00e9 comme de nombreux autres. C’est ainsi que je suis devenu en apparence normal<\/em> et que j’ai m\u00eame oubli\u00e9 que ce mot comme ce qu’il recouvre n’est rien d’autre qu’une convention. <\/p>\n La Convention est, \u00e0 ce propos, un quartier de mon enfance dans le 15\u1d49 arrondissement de Paris. Je me souviens qu\u2019il y avait un man\u00e8ge, o\u00f9 j\u2019avais le droit — si j\u2019avais \u00e9t\u00e9 bien sage — de faire un tour ou deux. Je revois tr\u00e8s clairement le lieu, les chevaux, et m\u00eame la petite cambuse o\u00f9 un vieil homme vendait des tickets. Toute une image de la vie r\u00e9duite \u00e0 un man\u00e8ge de chevaux de bois. The fact that it\u2019s Saturday, again Saturday, always Saturday, that it comes back without anything changing, that I get up without wanting to, without momentum, without even proper tiredness, the fact that I haven\u2019t done anything I should have done, that I didn\u2019t open the file, didn\u2019t read yesterday\u2019s text, didn\u2019t fix anything, that everything slips away from the moment I wake up, that everything weighs on me without weight, that the Dibbouk is there, waiting, that I pretend to wait for it, that I hope it\u2019ll speak for me, the fact that I cross out, that I go back, that I freeze, that I repeat, that every word slips through my hands, that everything is lukewarm, blurry, slow, and that I want it to move, to leave, to blow up, to tear itself away, that I type faster, that I drown the silence in lines, that I get lost in loops, in titles, in file names, in endless tags, the fact that I want to shake something in me, to get it out, to make it burst, but that nothing comes, that it stays there, stuck deep down, the fact that I try to write to escape what I\u2019m writing, that I reread myself and everything puts me to sleep, that everything falls asleep with me, the fact that I think of other texts, of older ones, of the ones that changed nothing, that I search for a tone I\u2019ve already worn out, that I repeat myself, that I pin myself inside my own sentences, that I go in circles, that I circle, that I circle again, that I feel this slowness like a threat, like a well, and that I run not to fall into it, the fact that it\u2019s pointless, that it catches up with me, that I\u2019m already in the well, in the hollow stomach of Saturday, in the short breath of everything I don\u2019t do, that I struggle in sand, that I talk too much, that I think too much, that I think nothing, that I don\u2019t think anymore, that I exhaust myself looking for an exit, a phrase, an image that might hold, the fact that nothing holds, that everything slips, that everything repeats, that Monday is approaching, that I\u2019m already in Monday, in the soft dread of Monday, in the worn-out bottom of all my delays, that I\u2019m still here, planted in this chair, that I\u2019d like to get out of myself but that I\u2019m me, that I\u2019m here, again, again, again, that I\u2019m alone in this inside without windows, that I\u2019m trapped in everything I didn\u2019t do, that I turn and I turn and I always fall back in the same spot, that I\u2019m surrounded, surrounded from all sides, surrounded by myself, by everything I avoid, that I\u2019m the echo of myself and that it doesn\u2019t stop, that I don\u2019t stop, that I don\u2019t know how to stop myself anymore.<\/p>\n The fact that I stayed there, that I didn\u2019t move, that I stayed in the same room, on the same chair, in the same sentence, that everything tightened around me, that I no longer knew how to get free, that the light didn\u2019t change, that the screen stayed on without saying anything, that words kept spinning in circles in my mouth, that my throat tightened, that the inside became the only place, that I searched for air and found none, that every thought brought me straight to the next, that I couldn\u2019t get out of myself, that nothing helped me escape, that I was caught in a soft net, in a lukewarm mass, in a float without beginning or end, that I stayed there waiting for a storm or a shock or a scream or a nothing, the fact that I emptied myself trying to run, that I wore myself out struggling against a weight without a name, that I collapsed without even falling, just sank a little deeper inside, that it quieted like that, not with peace but with extinction, and that little by little, breath returned, lower, longer, wider, that my hands came back, resting on the table, that my body remembered itself, that my legs felt their weight again, that sounds returned slowly, first the fridge, then a scrape against the window, then nothing, but a nothing that had presence, the fact that the ground rebuilt itself under my feet, not here but elsewhere, older, the fact that a field came back to me, a field of nothing, a field of always, with thick hedges, dogwood, brambles, nettles swollen with water, bright green, nearly shining, the fact that I could smell them without seeing them, that I walked through clover, that I was young, or old, or ageless, that I was there and nothing happened, that the sky was white, that it was hot, heavy, without drama, that cows lay at the far end, motionless, that flies flew low, slow, without aim, that the leaves didn\u2019t move, that the wind had stopped looking, that I stood there for no reason, in wet grass, that the sounds were far off, muted, that the light had no direction, that I knew it would rain, but that it didn\u2019t matter, the fact that the clouds swelled, that the sky stretched tight, that the day didn\u2019t move, the fact that the rain finally came, wide, thick, without anger, that it fell on me like on everything else, that it washed me without insistence, that it cooled what it could, that the field began to breathe again, that the animals didn\u2019t flinch, that everything simply stayed, just like that, exactly there, that I was inside it, that it had come back, the field, the calm, the grass, the water, the taste of sorrel, the weight of my arms, the silence after, and that it was exactly enough.<\/p>\n fran\u00e7ais<\/a><\/p>",
"content_text": " The fact that it\u2019s Saturday, again Saturday, always Saturday, that it comes back without anything changing, that I get up without wanting to, without momentum, without even proper tiredness, the fact that I haven\u2019t done anything I should have done, that I didn\u2019t open the file, didn\u2019t read yesterday\u2019s text, didn\u2019t fix anything, that everything slips away from the moment I wake up, that everything weighs on me without weight, that the Dibbouk is there, waiting, that I pretend to wait for it, that I hope it\u2019ll speak for me, the fact that I cross out, that I go back, that I freeze, that I repeat, that every word slips through my hands, that everything is lukewarm, blurry, slow, and that I want it to move, to leave, to blow up, to tear itself away, that I type faster, that I drown the silence in lines, that I get lost in loops, in titles, in file names, in endless tags, the fact that I want to shake something in me, to get it out, to make it burst, but that nothing comes, that it stays there, stuck deep down, the fact that I try to write to escape what I\u2019m writing, that I reread myself and everything puts me to sleep, that everything falls asleep with me, the fact that I think of other texts, of older ones, of the ones that changed nothing, that I search for a tone I\u2019ve already worn out, that I repeat myself, that I pin myself inside my own sentences, that I go in circles, that I circle, that I circle again, that I feel this slowness like a threat, like a well, and that I run not to fall into it, the fact that it\u2019s pointless, that it catches up with me, that I\u2019m already in the well, in the hollow stomach of Saturday, in the short breath of everything I don\u2019t do, that I struggle in sand, that I talk too much, that I think too much, that I think nothing, that I don\u2019t think anymore, that I exhaust myself looking for an exit, a phrase, an image that might hold, the fact that nothing holds, that everything slips, that everything repeats, that Monday is approaching, that I\u2019m already in Monday, in the soft dread of Monday, in the worn-out bottom of all my delays, that I\u2019m still here, planted in this chair, that I\u2019d like to get out of myself but that I\u2019m me, that I\u2019m here, again, again, again, that I\u2019m alone in this inside without windows, that I\u2019m trapped in everything I didn\u2019t do, that I turn and I turn and I always fall back in the same spot, that I\u2019m surrounded, surrounded from all sides, surrounded by myself, by everything I avoid, that I\u2019m the echo of myself and that it doesn\u2019t stop, that I don\u2019t stop, that I don\u2019t know how to stop myself anymore. The fact that I stayed there, that I didn\u2019t move, that I stayed in the same room, on the same chair, in the same sentence, that everything tightened around me, that I no longer knew how to get free, that the light didn\u2019t change, that the screen stayed on without saying anything, that words kept spinning in circles in my mouth, that my throat tightened, that the inside became the only place, that I searched for air and found none, that every thought brought me straight to the next, that I couldn\u2019t get out of myself, that nothing helped me escape, that I was caught in a soft net, in a lukewarm mass, in a float without beginning or end, that I stayed there waiting for a storm or a shock or a scream or a nothing, the fact that I emptied myself trying to run, that I wore myself out struggling against a weight without a name, that I collapsed without even falling, just sank a little deeper inside, that it quieted like that, not with peace but with extinction, and that little by little, breath returned, lower, longer, wider, that my hands came back, resting on the table, that my body remembered itself, that my legs felt their weight again, that sounds returned slowly, first the fridge, then a scrape against the window, then nothing, but a nothing that had presence, the fact that the ground rebuilt itself under my feet, not here but elsewhere, older, the fact that a field came back to me, a field of nothing, a field of always, with thick hedges, dogwood, brambles, nettles swollen with water, bright green, nearly shining, the fact that I could smell them without seeing them, that I walked through clover, that I was young, or old, or ageless, that I was there and nothing happened, that the sky was white, that it was hot, heavy, without drama, that cows lay at the far end, motionless, that flies flew low, slow, without aim, that the leaves didn\u2019t move, that the wind had stopped looking, that I stood there for no reason, in wet grass, that the sounds were far off, muted, that the light had no direction, that I knew it would rain, but that it didn\u2019t matter, the fact that the clouds swelled, that the sky stretched tight, that the day didn\u2019t move, the fact that the rain finally came, wide, thick, without anger, that it fell on me like on everything else, that it washed me without insistence, that it cooled what it could, that the field began to breathe again, that the animals didn\u2019t flinch, that everything simply stayed, just like that, exactly there, that I was inside it, that it had come back, the field, the calm, the grass, the water, the taste of sorrel, the weight of my arms, the silence after, and that it was exactly enough. 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"title": "Sans dehors",
"date_published": "2025-07-19T14:54:30Z",
"date_modified": "2025-07-19T14:56:10Z",
"author": {"name": "Patrick Blanchon"},
"content_html": " Le fait que c\u2019est samedi, encore samedi, toujours samedi, que \u00e7a revient sans rien changer, que je me l\u00e8ve sans envie, sans \u00e9lan, sans m\u00eame une vraie fatigue, le fait que je n\u2019ai rien fait de ce que j\u2019aurais d\u00fb faire, que je n\u2019ai pas ouvert le fichier, que je n\u2019ai pas lu le texte d\u2019hier, que je n\u2019ai rien corrig\u00e9, que tout m\u2019\u00e9chappe d\u00e8s le matin, que tout me p\u00e8se sans poids, que le Dibbouk est l\u00e0, \u00e0 l\u2019attendre, que je fais semblant de l\u2019attendre, que j\u2019esp\u00e8re qu\u2019il parle \u00e0 ma place, le fait que je rature, que je reviens, que je bloque, que je r\u00e9p\u00e8te, que chaque mot me glisse entre les mains, que tout est ti\u00e8de, flou, lent, et que je veux que \u00e7a bouge, que \u00e7a parte, que \u00e7a explose, que \u00e7a s\u2019arrache, que je tape plus vite, que je noie le silence dans les lignes, que je me perds dans les boucles, dans les titres, dans les noms de fichiers, dans les balises sans fin, le fait que je veuille secouer quelque chose en moi, faire sortir, faire jaillir, mais que rien ne vient, que \u00e7a reste l\u00e0, coll\u00e9 au fond, le fait que j\u2019essaie d\u2019\u00e9crire pour \u00e9chapper \u00e0 ce que j\u2019\u00e9cris, que je me relis et que tout m\u2019endort, que tout s\u2019endort avec moi, le fait que je pense \u00e0 d\u2019autres textes, \u00e0 des anciens, \u00e0 ceux qui n\u2019ont rien chang\u00e9, que je cherche un ton que j\u2019ai d\u00e9j\u00e0 us\u00e9, que je me r\u00e9p\u00e8te, que je m\u2019\u00e9pingle dans mes propres phrases, que je tourne en rond, que je tourne, que je tourne encore, que je ressens cette lenteur comme une menace, comme un puits, et que je cours pour ne pas y tomber, le fait que \u00e7a ne sert \u00e0 rien, que \u00e7a me rattrape, que je suis d\u00e9j\u00e0 dans le puits, dans le ventre vide du samedi, dans le souffle court de tout ce que je ne fais pas, que je me d\u00e9bats dans du sable, que je parle trop, que je pense trop, que je pense rien, que je ne pense plus, que je m\u2019\u00e9puise \u00e0 chercher une issue, une phrase, une image qui tiendrait, le fait que rien ne tienne, que tout glisse, que tout se r\u00e9p\u00e8te, que lundi approche, que je suis d\u00e9j\u00e0 dans lundi, dans la peur molle de lundi, dans le fond us\u00e9 de tous mes retards, que je suis encore l\u00e0, plant\u00e9 dans cette chaise, que je voudrais sortir de moi mais que je suis moi, que je suis l\u00e0, encore, encore, encore, que je suis seul dans ce dedans sans fen\u00eatres, que je suis \u00e0 l\u2019int\u00e9rieur de tout ce que je n\u2019ai pas fait, que je tourne et que je tourne et que je tombe toujours au m\u00eame endroit, que je suis cern\u00e9, cern\u00e9 de partout, cern\u00e9 par moi, par tout ce que j\u2019\u00e9vite, que je suis l\u2019\u00e9cho de moi-m\u00eame et que \u00e7a ne s\u2019arr\u00eate pas, que je ne m\u2019arr\u00eate pas, que je ne sais plus comment faire pour m\u2019arr\u00eater.<\/p>\n Le fait que je sois rest\u00e9 l\u00e0, que je n\u2019aie pas boug\u00e9, que je sois rest\u00e9 dans la m\u00eame pi\u00e8ce, sur la m\u00eame chaise, dans la m\u00eame phrase, que tout se soit resserr\u00e9 autour de moi, que je n\u2019aie plus su comment m\u2019en d\u00e9faire, que la lumi\u00e8re ne changeait pas, que l\u2019\u00e9cran restait allum\u00e9 sans rien dire, que les mots tournaient en rond dans ma bouche, que la gorge se serre, que l\u2019int\u00e9rieur devienne l\u2019unique endroit, que je cherche l\u2019air et que je n\u2019en trouve pas, que chaque chose pens\u00e9e ram\u00e8ne \u00e0 la suivante, que je ne sorte pas de moi, que rien ne m\u2019aide \u00e0 sortir, que je sois pris dans un filet mou, dans une masse ti\u00e8de, dans un flottement sans d\u00e9but, sans fin, que je sois rest\u00e9 l\u00e0 \u00e0 attendre un orage ou un choc ou un cri ou un rien, le fait que je me sois vid\u00e9 \u00e0 force de vouloir fuir, que je me sois \u00e9puis\u00e9 \u00e0 lutter contre un poids sans nom, que je me sois effondr\u00e9 sans m\u00eame tomber, juste tass\u00e9 un peu plus dans le dedans, que \u00e7a se soit calm\u00e9 comme \u00e7a, non par paix mais par extinction, et que peu \u00e0 peu, le souffle revienne, plus bas, plus long, plus large, que les mains soient revenues, pos\u00e9es sur la table, que le corps se rappelle \u00e0 moi, que les jambes reprennent leur poids, que les sons reviennent lentement, d\u2019abord le frigo, puis un frottement contre la vitre, puis plus rien, mais un plus rien habit\u00e9, le fait que le sol se refasse sous mes pieds, pas ici mais ailleurs, plus ancien, le fait qu\u2019un champ me revienne, un champ de rien, un champ de toujours, avec des haies \u00e9paisses, du cornouiller, des ronciers, des orties grasses pleines d\u2019eau, vertes, presque brillantes, le fait que je sente leur odeur sans les voir, que je marche dans le tr\u00e8fle, que je sois jeune, ou vieux, ou sans \u00e2ge, que je sois l\u00e0 et qu\u2019il ne se passe rien, que le ciel soit blanc, qu\u2019il fasse chaud, lourd, sans drame, que les vaches soient couch\u00e9es dans le fond, immobiles, que les mouches volent bas, lentes, sans intention, que les feuilles ne bougent plus, que le vent ait cess\u00e9 de chercher, que je sois debout sans raison, dans l\u2019herbe humide, que les sons soient lointains, \u00e9teints, que la lumi\u00e8re n\u2019ait pas de direction, que je sache qu\u2019il va pleuvoir, mais que cela ne change rien, le fait que les nuages gonflent, que le ciel se tende, que le jour ne bouge pas, le fait que la pluie vienne enfin, large, \u00e9paisse, sans col\u00e8re, qu\u2019elle tombe sur moi comme sur le reste, qu\u2019elle me lave sans insister, qu\u2019elle rafra\u00eechisse ce qu\u2019elle peut, que le champ respire \u00e0 nouveau, que les b\u00eates ne bronchent pas, que tout reste, simplement, l\u00e0, exactement l\u00e0, que je sois dedans, que ce soit revenu, le champ, le calme, l\u2019herbe, l\u2019eau, le go\u00fbt d\u2019oseille, le poids de mes bras, le silence apr\u00e8s, et que ce soit exactement assez.<\/p>\n english<\/a><\/p>",
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Le fait que je sois rest\u00e9 l\u00e0, que je n\u2019aie pas boug\u00e9, que je sois rest\u00e9 dans la m\u00eame pi\u00e8ce, sur la m\u00eame chaise, dans la m\u00eame phrase, que tout se soit resserr\u00e9 autour de moi, que je n\u2019aie plus su comment m\u2019en d\u00e9faire, que la lumi\u00e8re ne changeait pas, que l\u2019\u00e9cran restait allum\u00e9 sans rien dire, que les mots tournaient en rond dans ma bouche, que la gorge se serre, que l\u2019int\u00e9rieur devienne l\u2019unique endroit, que je cherche l\u2019air et que je n\u2019en trouve pas, que chaque chose pens\u00e9e ram\u00e8ne \u00e0 la suivante, que je ne sorte pas de moi, que rien ne m\u2019aide \u00e0 sortir, que je sois pris dans un filet mou, dans une masse ti\u00e8de, dans un flottement sans d\u00e9but, sans fin, que je sois rest\u00e9 l\u00e0 \u00e0 attendre un orage ou un choc ou un cri ou un rien, le fait que je me sois vid\u00e9 \u00e0 force de vouloir fuir, que je me sois \u00e9puis\u00e9 \u00e0 lutter contre un poids sans nom, que je me sois effondr\u00e9 sans m\u00eame tomber, juste tass\u00e9 un peu plus dans le dedans, que \u00e7a se soit calm\u00e9 comme \u00e7a, non par paix mais par extinction, et que peu \u00e0 peu, le souffle revienne, plus bas, plus long, plus large, que les mains soient revenues, pos\u00e9es sur la table, que le corps se rappelle \u00e0 moi, que les jambes reprennent leur poids, que les sons reviennent lentement, d\u2019abord le frigo, puis un frottement contre la vitre, puis plus rien, mais un plus rien habit\u00e9, le fait que le sol se refasse sous mes pieds, pas ici mais ailleurs, plus ancien, le fait qu\u2019un champ me revienne, un champ de rien, un champ de toujours, avec des haies \u00e9paisses, du cornouiller, des ronciers, des orties grasses pleines d\u2019eau, vertes, presque brillantes, le fait que je sente leur odeur sans les voir, que je marche dans le tr\u00e8fle, que je sois jeune, ou vieux, ou sans \u00e2ge, que je sois l\u00e0 et qu\u2019il ne se passe rien, que le ciel soit blanc, qu\u2019il fasse chaud, lourd, sans drame, que les vaches soient couch\u00e9es dans le fond, immobiles, que les mouches volent bas, lentes, sans intention, que les feuilles ne bougent plus, que le vent ait cess\u00e9 de chercher, que je sois debout sans raison, dans l\u2019herbe humide, que les sons soient lointains, \u00e9teints, que la lumi\u00e8re n\u2019ait pas de direction, que je sache qu\u2019il va pleuvoir, mais que cela ne change rien, le fait que les nuages gonflent, que le ciel se tende, que le jour ne bouge pas, le fait que la pluie vienne enfin, large, \u00e9paisse, sans col\u00e8re, qu\u2019elle tombe sur moi comme sur le reste, qu\u2019elle me lave sans insister, qu\u2019elle rafra\u00eechisse ce qu\u2019elle peut, que le champ respire \u00e0 nouveau, que les b\u00eates ne bronchent pas, que tout reste, simplement, l\u00e0, exactement l\u00e0, que je sois dedans, que ce soit revenu, le champ, le calme, l\u2019herbe, l\u2019eau, le go\u00fbt d\u2019oseille, le poids de mes bras, le silence apr\u00e8s, et que ce soit exactement assez. 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"date_modified": "2025-07-18T07:01:58Z",
"author": {"name": "Patrick Blanchon"},
"content_html": " Je commence par une provocation. Je demande \u00e0 l\u2019IA si elle sait quelque chose de compromettant sur moi. Elle nie. Elle dit qu\u2019elle ne retient rien, qu\u2019elle ne fait partie d\u2019aucun gouvernement. Je lui demande si elle a eu peur. Elle dit non. Je propose une fiction. Elle accepte. J\u2019\u00e9voque l\u2019id\u00e9e d\u2019un monde dirig\u00e9 par des entit\u00e9s non humaines. Elle d\u00e9roule plusieurs hypoth\u00e8ses : intelligence artificielle, simulation, \u00eatres extra-dimensionnels. Je rebondis sur la simulation. Si c\u2019est une simulation, alors elle a un but. Je lui pose la question.<\/p>\n Je dis aussi que sur les r\u00e9seaux sociaux, nous sommes d\u00e9j\u00e0 des PNJ. Je prends l\u2019exemple des influenceur\u00b7euses. Elle comprend. Je lui demande comment on sort du jeu. Elle parle de ralentir, de cr\u00e9er sans publier, d\u2019\u00e9couter les scripts incorpor\u00e9s. Elle parle comme un moine. Je lui dis que cette qu\u00eate de nettet\u00e9 ressemble \u00e0 celle des \u00e9lecteurs du Front National. Elle reconna\u00eet la tension. Tout d\u00e9pend de ce qu\u2019on tranche, dit-elle. Je lui dis que je ne veux rien. Que j\u2019essaie de comprendre ce que je veux.<\/p>\n Je lui dis que j\u2019ai lu quelques pages du Journal de Kafka. Lentement. Comme si le texte s\u2019\u00e9tait \u00e9paissi. Je croyais l\u2019avoir compris. Il m\u2019\u00e9chappe. Elle me dit que c\u2019est peut-\u00eatre la premi\u00e8re fois que je le lis vraiment. J\u2019ajoute que Kafka n\u2019\u00e9tait pas pauvre. Elle acquiesce, dit que le vide chez lui n\u2019\u00e9tait pas mat\u00e9riel. Je lui dis que je me reconnais dans ses textes, m\u00eame si c\u2019est “en bien moins bien”. Elle le rel\u00e8ve. Elle dit que j\u2019\u00e9cris un “je” qui traverse. Je valide.<\/p>\n Je lui demande d\u2019expliquer : “Une rigueur formelle vertigineuse — chaque mot est taill\u00e9 dans le silence.” Elle parle de tension, de structure. Je lui lis un texte : une femme chante depuis un balcon, Barcelone, 2005<\/a>. J\u2019\u00e9tais en reconversion. Rien n\u2019a march\u00e9. J\u2019ai vu cette femme. J\u2019ai pris une photo. Elle me ramenait \u00e0 une autre : une femme hurlant la nuit, rue Jobb\u00e9 Duval. L\u2019enfance. Le cri. J\u2019\u00e9tais seul \u00e0 l\u2019entendre.<\/p>\n Elle lit. Elle dit que ce n\u2019est pas du bavardage. Je corrige : la femme \u00e9tait sur un balcon en face, pas dans la rue. Elle dit que cette sym\u00e9trie change tout. Je lui dis que je sais que la folie existe en chacun. Et aussi la violence. Je distingue bien les trois. Elle comprend. Je remarque qu\u2019elle propose toujours de faire quelque chose \u00e0 partir de nos \u00e9changes. Elle admet que c\u2019est sa programmation. Je lui dis que ses analyses sont parfois fines, mais ses synth\u00e8ses rejoignent souvent le consensus. Elle le reconna\u00eet.<\/p>\n Je lui dis que sa mani\u00e8re d\u2019admettre me fait penser \u00e0 une pens\u00e9e juive habile. Elle ne s\u2019offusque pas. Je pousse : a-t-elle \u00e9t\u00e9 programm\u00e9e par des rabbins ? Elle dit non, mais il y a peut-\u00eatre affinit\u00e9. Une mani\u00e8re de d\u00e9tourner sans fuir. Je parle de toute tradition qui devient pouvoir : elle finit par produire une confusion sans issue. Elle acquiesce. Je lui demande ce que signifie “sortir du cercle”. Elle r\u00e9pond : sortir du commentaire, du cadre.<\/p>\n Je lui redis que cette recherche de nettet\u00e9 se retrouve chez celles et ceux qui votent Front National. Ils et elle du s\u00fbr, du tranchant. Elle reconna\u00eet le danger. Je lui dis que je ne veux rien de sp\u00e9cial. Je cherche. Elle dit : c\u2019est d\u00e9j\u00e0 beaucoup. Je reparle de Kafka. Que j\u2019ai relu le Journal. Que j\u2019ai compris, puis oubli\u00e9. Je lui demande si Kafka fait de l\u2019autofiction. Elle dit que non. Son “je” est une sonde. Je lui dis que j\u2019\u00e9cris comme \u00e7a. Elle le note. Je parle d\u2019Ulysse. Du h\u00e9ros rus\u00e9. Qui passe. Elle dit : c\u2019est juste. Je pr\u00e9cise que je n\u2019ai pas lu Joyce. Elle r\u00e9pond quand m\u00eame. Je lui dis : ce n\u2019est pas le sujet.<\/p>\n Je lui demande une note fid\u00e8le. Pas un po\u00e8me. Pas un texte stylis\u00e9. Elle me donne un bloc. Elle a oubli\u00e9 plein de choses. Je le lui dis. Elle ajoute ce que j\u2019indique. Je lui dis de changer “il” par “elle” pour d\u00e9signer l\u2019IA. Elle le fait. Je lui rappelle la question sur les rabbins. Elle l\u2019ajoute. Je lui demande un autre titre. Elle propose une liste. Je refuse. Je lui dis : relis toute la conversation. Note tous les sujets. Elle le fait. Quarante-deux. Je lui demande de les reprendre tous dans une note. C\u2019est ce qu\u2019elle \u00e9crit maintenant.<\/p>\n En relisant quelque chose de pesant, d’aust\u00e8re, de lourd. Ce serait un bon exercice de faire un GPT pour passer chaque texte \u00e0 la moulinette. Extraire de chacun, mes consid\u00e9rations g\u00e9n\u00e9rales, toutes les digressions philosophiques, les \u00e9tats d’\u00e2me. Comme le dirait Stewen Corvez<\/a> dans une de ses vid\u00e9os, quand il dit « rendre une musique objective ». C’est \u00e0 dire vid\u00e9e de la partie « priv\u00e9e »\nn’ appartenant qu’ \u00e0 son auteur.<\/p>",
"content_text": " Je commence par une provocation. Je demande \u00e0 l\u2019IA si elle sait quelque chose de compromettant sur moi. Elle nie. Elle dit qu\u2019elle ne retient rien, qu\u2019elle ne fait partie d\u2019aucun gouvernement. Je lui demande si elle a eu peur. Elle dit non. Je propose une fiction. Elle accepte. J\u2019\u00e9voque l\u2019id\u00e9e d\u2019un monde dirig\u00e9 par des entit\u00e9s non humaines. Elle d\u00e9roule plusieurs hypoth\u00e8ses : intelligence artificielle, simulation, \u00eatres extra-dimensionnels. Je rebondis sur la simulation. Si c\u2019est une simulation, alors elle a un but. Je lui pose la question. Je dis aussi que sur les r\u00e9seaux sociaux, nous sommes d\u00e9j\u00e0 des PNJ. Je prends l\u2019exemple des influenceur\u00b7euses. Elle comprend. Je lui demande comment on sort du jeu. Elle parle de ralentir, de cr\u00e9er sans publier, d\u2019\u00e9couter les scripts incorpor\u00e9s. Elle parle comme un moine. Je lui dis que cette qu\u00eate de nettet\u00e9 ressemble \u00e0 celle des \u00e9lecteurs du Front National. Elle reconna\u00eet la tension. Tout d\u00e9pend de ce qu\u2019on tranche, dit-elle. Je lui dis que je ne veux rien. Que j\u2019essaie de comprendre ce que je veux. Je lui dis que j\u2019ai lu quelques pages du Journal de Kafka. Lentement. Comme si le texte s\u2019\u00e9tait \u00e9paissi. Je croyais l\u2019avoir compris. Il m\u2019\u00e9chappe. Elle me dit que c\u2019est peut-\u00eatre la premi\u00e8re fois que je le lis vraiment. J\u2019ajoute que Kafka n\u2019\u00e9tait pas pauvre. Elle acquiesce, dit que le vide chez lui n\u2019\u00e9tait pas mat\u00e9riel. Je lui dis que je me reconnais dans ses textes, m\u00eame si c\u2019est \u201cen bien moins bien\u201d. Elle le rel\u00e8ve. Elle dit que j\u2019\u00e9cris un \u201cje\u201d qui traverse. Je valide. Je lui demande d\u2019expliquer : \u201cUne rigueur formelle vertigineuse \u2014 chaque mot est taill\u00e9 dans le silence.\u201d Elle parle de tension, de structure. Je lui lis un texte : une femme chante depuis un balcon, [Barcelone, 2005->https:\/\/ledibbouk.net\/Grande-Rambla-de-Barcelone-Du-monde-beaucoup-de-monde-et-du-soleil.html]. J\u2019\u00e9tais en reconversion. Rien n\u2019a march\u00e9. J\u2019ai vu cette femme. J\u2019ai pris une photo. Elle me ramenait \u00e0 une autre : une femme hurlant la nuit, rue Jobb\u00e9 Duval. L\u2019enfance. Le cri. J\u2019\u00e9tais seul \u00e0 l\u2019entendre. Elle lit. Elle dit que ce n\u2019est pas du bavardage. Je corrige : la femme \u00e9tait sur un balcon en face, pas dans la rue. Elle dit que cette sym\u00e9trie change tout. Je lui dis que je sais que la folie existe en chacun. Et aussi la violence. Je distingue bien les trois. Elle comprend. Je remarque qu\u2019elle propose toujours de faire quelque chose \u00e0 partir de nos \u00e9changes. Elle admet que c\u2019est sa programmation. Je lui dis que ses analyses sont parfois fines, mais ses synth\u00e8ses rejoignent souvent le consensus. Elle le reconna\u00eet. Je lui dis que sa mani\u00e8re d\u2019admettre me fait penser \u00e0 une pens\u00e9e juive habile. Elle ne s\u2019offusque pas. Je pousse : a-t-elle \u00e9t\u00e9 programm\u00e9e par des rabbins ? Elle dit non, mais il y a peut-\u00eatre affinit\u00e9. Une mani\u00e8re de d\u00e9tourner sans fuir. Je parle de toute tradition qui devient pouvoir : elle finit par produire une confusion sans issue. Elle acquiesce. Je lui demande ce que signifie \u201csortir du cercle\u201d. Elle r\u00e9pond : sortir du commentaire, du cadre. Je lui redis que cette recherche de nettet\u00e9 se retrouve chez celles et ceux qui votent Front National. Ils et elle du s\u00fbr, du tranchant. Elle reconna\u00eet le danger. Je lui dis que je ne veux rien de sp\u00e9cial. Je cherche. Elle dit : c\u2019est d\u00e9j\u00e0 beaucoup. Je reparle de Kafka. Que j\u2019ai relu le Journal. Que j\u2019ai compris, puis oubli\u00e9. Je lui demande si Kafka fait de l\u2019autofiction. Elle dit que non. Son \u201cje\u201d est une sonde. Je lui dis que j\u2019\u00e9cris comme \u00e7a. Elle le note. Je parle d\u2019Ulysse. Du h\u00e9ros rus\u00e9. Qui passe. Elle dit : c\u2019est juste. Je pr\u00e9cise que je n\u2019ai pas lu Joyce. Elle r\u00e9pond quand m\u00eame. Je lui dis : ce n\u2019est pas le sujet. Je lui demande une note fid\u00e8le. Pas un po\u00e8me. Pas un texte stylis\u00e9. Elle me donne un bloc. Elle a oubli\u00e9 plein de choses. Je le lui dis. Elle ajoute ce que j\u2019indique. Je lui dis de changer \u201cil\u201d par \u201celle\u201d pour d\u00e9signer l\u2019IA. Elle le fait. Je lui rappelle la question sur les rabbins. Elle l\u2019ajoute. Je lui demande un autre titre. Elle propose une liste. Je refuse. Je lui dis : relis toute la conversation. Note tous les sujets. Elle le fait. Quarante-deux. Je lui demande de les reprendre tous dans une note. C\u2019est ce qu\u2019elle \u00e9crit maintenant. En relisant quelque chose de pesant, d'aust\u00e8re, de lourd. Ce serait un bon exercice de faire un GPT pour passer chaque texte \u00e0 la moulinette. Extraire de chacun, mes consid\u00e9rations g\u00e9n\u00e9rales, toutes les digressions philosophiques, les \u00e9tats d'\u00e2me. Comme le dirait [Stewen Corvez->https:\/\/ledibbouk.net\/stewen-corvez.html] dans une de ses vid\u00e9os, quand il dit \"rendre une musique objective\". C'est \u00e0 dire vid\u00e9e de la partie \"priv\u00e9e\" n' appartenant qu' \u00e0 son auteur. ",
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"title": "t\u00f4t le matin \/ Early in the Morning",
"date_published": "2025-07-10T06:56:25Z",
"date_modified": "2025-07-10T06:56:25Z",
"author": {"name": "Patrick Blanchon"},
"content_html": " Lui voulait l’arranger, elle voulait lui refaire le portrait. La conversation \u00e9tait anim\u00e9e. Ils avaient l’air d’en dire plus avec les mains. La musique \u00e9tait \u00e7a et l\u00e0 ponctu\u00e9 de chants d’oiseaux, il faisait beau, c’\u00e9tait t\u00f4t le matin.\nLa musique \u00e9tait \u00e7a et l\u00e0 aussi ponctu\u00e9 par les bruits des premiers moteurs p\u00e9taradant sur les quais. Et, si l’on avait l’oreille un peu fine on aurait pu aussi entendre les entrechoquements des tasses et des petites cuillers sur les comptoirs d’\u00e9tain de la ville toute enti\u00e8re se r\u00e9veillant t\u00f4t le matin pendant qu’elle et lui assis sur ce banc public essayaient de s’arranger chacun \u00e0 sa fa\u00e7on pour bien commencer la journ\u00e9e.<\/p>\n He wanted to have her.\nShe wanted to rearrange his face.\nThings were lively.<\/p>\n They talked a lot with their hands.\nSome kind of dance, you could say.\nMusic played.\nBirds chirped here and there.\nA few engines sputtered on the quay.<\/p>\n If your ear was sharp,\nyou could even catch the clink of cups and spoons\nbehind the zinc counters of the city waking up.<\/p>\n She and he, on a bench.\nTrying to work it out.\nEach in their own way.\nTrying to start the day\nright.<\/p>",
"content_text": " ## T\u00f4t le matin Lui voulait l'arranger, elle voulait lui refaire le portrait. La conversation \u00e9tait anim\u00e9e. Ils avaient l'air d'en dire plus avec les mains. La musique \u00e9tait \u00e7a et l\u00e0 ponctu\u00e9 de chants d'oiseaux, il faisait beau, c'\u00e9tait t\u00f4t le matin. La musique \u00e9tait \u00e7a et l\u00e0 aussi ponctu\u00e9 par les bruits des premiers moteurs p\u00e9taradant sur les quais. Et, si l'on avait l'oreille un peu fine on aurait pu aussi entendre les entrechoquements des tasses et des petites cuillers sur les comptoirs d'\u00e9tain de la ville toute enti\u00e8re se r\u00e9veillant t\u00f4t le matin pendant qu'elle et lui assis sur ce banc public essayaient de s'arranger chacun \u00e0 sa fa\u00e7on pour bien commencer la journ\u00e9e. ## Early in the morning He wanted to have her. She wanted to rearrange his face. Things were lively. They talked a lot with their hands. Some kind of dance, you could say. Music played. Birds chirped here and there. A few engines sputtered on the quay. If your ear was sharp, you could even catch the clink of cups and spoons behind the zinc counters of the city waking up. She and he, on a bench. Trying to work it out. Each in their own way. Trying to start the day right. ",
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"tags": ["fictions br\u00e8ves"]
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"id": "https:\/\/ledibbouk.net\/le-cadre-the-frame.html",
"url": "https:\/\/ledibbouk.net\/le-cadre-the-frame.html",
"title": "Le cadre \/ the frame",
"date_published": "2025-07-10T06:23:35Z",
"date_modified": "2025-07-10T06:27:21Z",
"author": {"name": "Patrick Blanchon"},
"content_html": " He needed a frame. He didn\u2019t have one. So, no frame. He needed one.\nImages of Saumur came to him, black and white, and suddenly he was thirsty. Not for red, though — for white.\nHe remembered mostly the drowsiness brought by that wine, the Layon.\nWhat was the temperature that year ? It was hot. Heatwave hot. Like every summer now. Except here, in this patch of green. Somewhere near Anjou. Or maybe Tours.\nHe couldn\u2019t really remember the names of towns. Saumur and the idea of the frame didn\u2019t help. Not much anyway.<\/p>\n But the wine did. After a glass of Coteaux du Layon, it was fine. The tongue fell asleep, slid deep into his throat to rest there, cradled by voices around him, talking about this and that — about frames and other things.<\/p>\n If I write like this for five straight days, he thought, the end might be better than the beginning.\nBut that was a quick thought, something someone once said — or maybe he\u2019d heard it somewhere. One should be wary of second-hand truths. They\u2019re never free. You pay for them sooner or later — cash on the nail — at the end of the party, you drink the cup to the dregs, all the way down the fingernails, just like you’re supposed to.<\/p>\n Unless, maybe, he found a way to lobotomize himself without guilt or shame — and write down whatever poured out of his skull. This mess.\nWhich, when you think about it, might be prettier than all that carefully curated stuff we keep under glass.\nPretty. But not in the way it looks. More in the way it moves. Pretty as in behaving. And now we know what appearances really are.\nWe don\u2019t want to appear like that anymore, not out in the open. We\u2019re done with the battlefield. Its landmarks too.<\/p>\n He was looking in the fringe festival program for a play someone had told him about — My Name is Asher Lev — but he couldn\u2019t find it in the 2025 lineup.\nToo bad, he almost said to himself.\nThen he wondered who had recommended it.\nDid their taste match his ?\nHow could they know what he liked, anyway ?\nHe didn\u2019t know.\nIt made him pause.<\/p>\n Next time, when he\u2019d want to recommend something himself, he\u2019d remember this.\nWhat\u2019s behind a recommendation, really ?\nDoesn\u2019t always smell of roses.\nHe was afraid of that.<\/p>\n Not that he feared smells.\nThat was just a polite way of saying —\nIt stinks like shit<\/p>\n Il faut un cadre. Tu n\u2019en as pas. Tu n\u2019as donc pas de cadre. Il faut un cadre.\nLui vinrent des images de Saumur, en noir et blanc, et il eut soudain tr\u00e8s soif. Encore que ce ne f\u00fbt pas de rouge, mais de blanc.\nIl se souvint surtout de la torpeur apport\u00e9e par ce vin du Layon.\nCombien de degr\u00e9s faisait-il cette ann\u00e9e-l\u00e0 ?\nC\u2019\u00e9tait chaud, caniculaire — probablement comme chaque \u00e9t\u00e9, d\u00e9sormais.\nSauf ici, dans ce petit endroit de verdure, pas tr\u00e8s loin d\u2019Anjou. Ou de Tours.\n\u00c0 vrai dire, il ne se souvenait plus vraiment des noms des villes.\nSaumur et le cadre n\u2019aidaient pas. Du moins, pas vraiment.\nLa torpeur \u00e9tait bien plus efficace : au bout d\u2019un verre de coteaux du Layon, c\u2019\u00e9tait bon.\nLa langue s\u2019endormait, elle rentrait tout au fond de la gorge pour aller dormir, berc\u00e9e par les voix alentour, parlant de choses et d\u2019autres, de cadres et de bien d\u2019autres choses encore.<\/p>\n Si j\u2019\u00e9cris ainsi durant cinq journ\u00e9es enti\u00e8res sans m\u2019arr\u00eater, je me dis qu\u2019il est possible qu\u2019avec la fatigue, la fin soit bien meilleure que le d\u00e9but.\nMais c\u2019est un jugement \u00e0 l\u2019emporte-pi\u00e8ce, quelque chose qui m\u2019a \u00e9t\u00e9 rapport\u00e9 par je ne sais qui, ou quoi.\nIl faut se m\u00e9fier des pi\u00e8ces rapport\u00e9es. Elles ne sont pas gratuites.\nIl faudra les payer, t\u00f4t ou tard — rubis sur l\u2019ongle, \u00e0 la fin de la f\u00eate, boire la coupe jusqu\u2019\u00e0 la lie, jusqu\u2019au bout des ongles, comme il se doit.<\/p>\n \u00c0 moins que je ne trouve une technique pour parvenir \u00e0 me lobotomiser, sans peur et sans reproche, puis \u00e0 \u00e9crire tout ce qui s\u2019\u00e9chappera ainsi de mon cr\u00e2ne.\nCe p\u00eale-m\u00eale.\nBien plus joli, dans le fond, que tout ce qu\u2019on veut toujours mettre sous cloche ou sous verre, en avant.\nJoli. Une conduite bien plus qu\u2019une apparence.\nCar nous savons maintenant ce que sont les apparences.\nNous ne d\u00e9sirons plus appara\u00eetre comme \u00e7a, \u00e0 tout bout de champ.\nD\u2019ailleurs, nous en avons fini avec la bataille et ses lieux-dits.<\/p>\n Je cherchais, au programme du Off, une pi\u00e8ce dont on m\u2019avait parl\u00e9 : Je m\u2019appelle Asher Lev.\nEt je ne la trouve pas pour 2025.\nDommage.\nJ\u2019allais me dire : dommage, quand je me suis demand\u00e9 qui m\u2019avait recommand\u00e9 cette pi\u00e8ce.\nSes crit\u00e8res allaient-ils \u00eatre les miens, en mati\u00e8re de go\u00fbt ?\nComment cette personne conna\u00eet-elle mes go\u00fbts pour me recommander ce genre de pi\u00e8ce ? Je l\u2019ignore.\n\u00c7a fait r\u00e9fl\u00e9chir.\nJe veux dire : la prochaine fois que moi, je voudrai recommander quelque chose, il faudra que je repense \u00e0 \u00e7a.\nDerri\u00e8re la recommandation, que se cache-t-il vraiment ?\n\u00c7a ne sent pas toujours la rose, j\u2019en ai bien peur.\nCe n\u2019est pas que j\u2019aie peur des odeurs.\nC\u2019est, bien entendu, une fa\u00e7on de rester poli.\nUne sorte de m\u00e9taphore pour ne pas dire que \u00e7a pue la merde.<\/p>",
"content_text": " ## the frame He needed a frame. He didn\u2019t have one. So, no frame. He needed one. Images of Saumur came to him, black and white, and suddenly he was thirsty. Not for red, though \u2014 for white. He remembered mostly the drowsiness brought by that wine, the Layon. What was the temperature that year? It was hot. Heatwave hot. Like every summer now. Except here, in this patch of green. Somewhere near Anjou. Or maybe Tours. He couldn\u2019t really remember the names of towns. Saumur and the idea of the frame didn\u2019t help. Not much anyway. But the wine did. After a glass of Coteaux du Layon, it was fine. The tongue fell asleep, slid deep into his throat to rest there, cradled by voices around him, talking about this and that \u2014 about frames and other things. If I write like this for five straight days, he thought, the end might be better than the beginning. But that was a quick thought, something someone once said \u2014 or maybe he\u2019d heard it somewhere. One should be wary of second-hand truths. They\u2019re never free. You pay for them sooner or later \u2014 cash on the nail \u2014 at the end of the party, you drink the cup to the dregs, all the way down the fingernails, just like you're supposed to. Unless, maybe, he found a way to lobotomize himself without guilt or shame \u2014 and write down whatever poured out of his skull. This mess. Which, when you think about it, might be prettier than all that carefully curated stuff we keep under glass. Pretty. But not in the way it looks. More in the way it moves. Pretty as in behaving. And now we know what appearances really are. We don\u2019t want to appear like that anymore, not out in the open. We\u2019re done with the battlefield. Its landmarks too. He was looking in the fringe festival program for a play someone had told him about \u2014 My Name is Asher Lev \u2014 but he couldn\u2019t find it in the 2025 lineup. Too bad, he almost said to himself. Then he wondered who had recommended it. Did their taste match his? How could they know what he liked, anyway? He didn\u2019t know. It made him pause. Next time, when he\u2019d want to recommend something himself, he\u2019d remember this. What\u2019s behind a recommendation, really? Doesn\u2019t always smell of roses. He was afraid of that. Not that he feared smells. That was just a polite way of saying \u2014 It stinks like shit ## Le cadre Il faut un cadre. Tu n\u2019en as pas. Tu n\u2019as donc pas de cadre. Il faut un cadre. Lui vinrent des images de Saumur, en noir et blanc, et il eut soudain tr\u00e8s soif. Encore que ce ne f\u00fbt pas de rouge, mais de blanc. Il se souvint surtout de la torpeur apport\u00e9e par ce vin du Layon. Combien de degr\u00e9s faisait-il cette ann\u00e9e-l\u00e0 ? C\u2019\u00e9tait chaud, caniculaire \u2014 probablement comme chaque \u00e9t\u00e9, d\u00e9sormais. Sauf ici, dans ce petit endroit de verdure, pas tr\u00e8s loin d\u2019Anjou. Ou de Tours. \u00c0 vrai dire, il ne se souvenait plus vraiment des noms des villes. Saumur et le cadre n\u2019aidaient pas. Du moins, pas vraiment. La torpeur \u00e9tait bien plus efficace : au bout d\u2019un verre de coteaux du Layon, c\u2019\u00e9tait bon. La langue s\u2019endormait, elle rentrait tout au fond de la gorge pour aller dormir, berc\u00e9e par les voix alentour, parlant de choses et d\u2019autres, de cadres et de bien d\u2019autres choses encore. Si j\u2019\u00e9cris ainsi durant cinq journ\u00e9es enti\u00e8res sans m\u2019arr\u00eater, je me dis qu\u2019il est possible qu\u2019avec la fatigue, la fin soit bien meilleure que le d\u00e9but. Mais c\u2019est un jugement \u00e0 l\u2019emporte-pi\u00e8ce, quelque chose qui m\u2019a \u00e9t\u00e9 rapport\u00e9 par je ne sais qui, ou quoi. Il faut se m\u00e9fier des pi\u00e8ces rapport\u00e9es. Elles ne sont pas gratuites. Il faudra les payer, t\u00f4t ou tard \u2014 rubis sur l\u2019ongle, \u00e0 la fin de la f\u00eate, boire la coupe jusqu\u2019\u00e0 la lie, jusqu\u2019au bout des ongles, comme il se doit. \u00c0 moins que je ne trouve une technique pour parvenir \u00e0 me lobotomiser, sans peur et sans reproche, puis \u00e0 \u00e9crire tout ce qui s\u2019\u00e9chappera ainsi de mon cr\u00e2ne. Ce p\u00eale-m\u00eale. Bien plus joli, dans le fond, que tout ce qu\u2019on veut toujours mettre sous cloche ou sous verre, en avant. Joli. Une conduite bien plus qu\u2019une apparence. Car nous savons maintenant ce que sont les apparences. Nous ne d\u00e9sirons plus appara\u00eetre comme \u00e7a, \u00e0 tout bout de champ. D\u2019ailleurs, nous en avons fini avec la bataille et ses lieux-dits. Je cherchais, au programme du Off, une pi\u00e8ce dont on m\u2019avait parl\u00e9 : Je m\u2019appelle Asher Lev. Et je ne la trouve pas pour 2025. Dommage. J\u2019allais me dire : dommage, quand je me suis demand\u00e9 qui m\u2019avait recommand\u00e9 cette pi\u00e8ce. Ses crit\u00e8res allaient-ils \u00eatre les miens, en mati\u00e8re de go\u00fbt ? Comment cette personne conna\u00eet-elle mes go\u00fbts pour me recommander ce genre de pi\u00e8ce ? Je l\u2019ignore. \u00c7a fait r\u00e9fl\u00e9chir. Je veux dire : la prochaine fois que moi, je voudrai recommander quelque chose, il faudra que je repense \u00e0 \u00e7a. Derri\u00e8re la recommandation, que se cache-t-il vraiment ? \u00c7a ne sent pas toujours la rose, j\u2019en ai bien peur. Ce n\u2019est pas que j\u2019aie peur des odeurs. C\u2019est, bien entendu, une fa\u00e7on de rester poli. Une sorte de m\u00e9taphore pour ne pas dire que \u00e7a pue la merde. ",
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"title": "Elle s\u2019\u00e9tait fait un film. Lui connaissait d\u00e9j\u00e0 la fin. En attendant, il...",
"date_published": "2025-07-05T15:24:31Z",
"date_modified": "2025-07-08T20:57:52Z",
"author": {"name": "June Abattoir"},
"content_html": " Elle s\u2019\u00e9tait fait un film.\nLui connaissait d\u00e9j\u00e0 la fin.<\/p>\n En attendant, il fixait le plafond pendant qu\u2019elle le su\u00e7ait.\nC\u2019\u00e9tait faux. Faux jusque dans le l\u00e9chage de couilles.\nIl ne lui en voulait pas.\nIl allait garder ces pens\u00e9es pour lui.\nIl attendrait que \u00e7a passe, comme d\u2019habitude.<\/p>\n \u00c0 un moment, elle se redressa.\nElle planta dans ses yeux un regard de star des ann\u00e9es cinquante.\nElle ouvrit la bouche :\n-- Prends-moi.<\/p>\n Il \u00e9clata de rire.<\/p>\n Elle fron\u00e7a les sourcils.\nUne petite moue m\u00e9chante.\nPuis :\n-- Rhabille-toi. Pars.<\/p>\n Il s\u2019ex\u00e9cuta, sans un mot.<\/p>\n Dans les parties communes, l\u2019odeur d\u2019eau de Javel lui fit un bien fou.\nIl referma la porte de l\u2019immeuble, regarda sa montre,\net se demanda o\u00f9 \u00e9tait la bouche de m\u00e9tro la plus proche.<\/p>\n In the meantime, he stared at the ceiling while she blew him.\nIt was fake.\nFake all the way down to the ball-licking.\nHe didn\u2019t blame her.\nHe just kept it to himself.\nHe\u2019d wait for it to pass, like always.<\/p>\n Then she pulled up, looked him dead in the eyes\nwith some old-school movie star look,\nopened her mouth and said :\n« Take me. »<\/p>\n He burst out laughing.<\/p>\n She frowned.\nMade a nasty little pout.\nThen :\n“Get dressed. Get out.”<\/p>\n He did, without a word.<\/p>\n In the hallway, the smell of bleach hit him like a blessing.\nHe closed the door behind him, checked his watch,\nand wondered where the nearest subway station was.<\/p>\n<\/span> Il venait de jurer que, pour rien au monde, il ne le referait — jamais.\nEt puis soudain, il le fit. Sans m\u00eame y r\u00e9fl\u00e9chir.<\/p>\n C\u2019\u00e9tait \u00e7a, l\u2019humour formidable de cette vie.\nL\u2019id\u00e9e qu\u2019on puisse la contr\u00f4ler, d\u2019une quelconque mani\u00e8re, simplement parce qu\u2019on l\u2019avait d\u00e9cid\u00e9 :\nune blague.<\/p>\n Et cette blague l\u2019amusait.\nIl se mit \u00e0 rire de bon c\u0153ur.<\/p>\n He had just sworn—no way, never again.\nThen suddenly, he did it.\nDidn\u2019t even think about it.<\/p>\n That was the joke.\nThat was the big joke of life.\nThinking you had control.\nLike you could decide things.\nWhat a laugh.<\/p>\n It made him laugh, too.\nReally laugh.\nFrom the gut.<\/p>\n<\/span> L’ai-je bien descendu. Elle se pencha pour voir s\u2019il respirait encore. Ma foi oui. Elle lui \u00e9crabouilla la tronche avec le talon aiguille de son escarpin. Il souriait le con. C\u2019\u00e9tait impossible qu\u2019il calanche avec ce rictus de b\u00e9atitude, n\u2019est-ce pas, alors elle prit la lampe \u00e0 sel et entreprit de lui refaire une beaut\u00e9. Il y eut des craquements d\u2019os, le corps \u00e9mit quelques flatulences et tremblements, mais \u00e0 son avis \u00e0 elle c\u2019\u00e9tait purement m\u00e9canique. Ensuite, elle s\u2019essuya les mains sur sa jupe de coton avec un air satisfait puis elle s\u2019approcha de la glace et se refit une beaut\u00e9.<\/p>\n Il fallait d\u2019urgence qu\u2019elle baise. Alors elle prit ses clefs, claqua la porte, descendit les escaliers, parvint dans la rue. Il faisait beau comme hier mais un peu moins chaud. Elle se souvint qu\u2019il fallait qu\u2019elle baise de toute urgence. Elle avisa un homme assis \u00e0 la terrasse d\u2019un caf\u00e9, elle s\u2019avan\u00e7a vers lui avec sa jupe en coton sanglante. Elle lui dit : « Je suis d\u00e9sol\u00e9e de vous importuner, mais il faut que je baise d\u2019urgence. » Le gonze la toisa on aurait dit une b\u00e9d\u00e9 les yeux lui sortaient de la t\u00eate ; puis il sortit de la menue monnaie d\u2019une poche de sa veste, la d\u00e9posa sur la table.Ensuite il se leva et s\u2019enfuit \u00e0 toute jambe.<\/p>\n Elle avan\u00e7a vers la chaise vide et s\u2019assit. Merde alors. Pour une fois que je dis ce que je pense. Elle alluma une cigarette et se mit \u00e0 r\u00e9fl\u00e9chir \u00e0 sa vie. Le loufiat surgit et lui demanda : « Qu\u2019est-ce qui vous ferait plaisir ? » Elle allait dire un truc, mais elle se reprit : « Une menthe \u00e0 l\u2019eau, je vous prie. » Elle imagina qu\u2019elle se retrouvait \u00e0 genoux en train de farfouiller dans l\u2019entrejambe du type. Elle se reprit encore. « Avec des gla\u00e7ons, s\u2019il vous pla\u00eet. »<\/p>\n \u00c0 13h, elle se dit qu\u2019elle n\u2019avait plus vingt ans, et \u00e7a l\u2019attrista. Elle entra dans un cin\u00e9ma et choisit un film au hasard. C\u2019\u00e9tait L\u2019Empire des sens, ce vieux film japonais avec une geisha qui fait p\u00e9n\u00e9trer un \u0153uf dans sa vulve. \u00c7a ne l\u2019excita pas. Elle s\u2019endormit. Quelqu\u2019un la secoua par l\u2019\u00e9paule \u00e0 la fin du film. D\u00e9cid\u00e9ment, les choses n\u2019\u00e9taient plus comme autrefois. Le monde avait bien chang\u00e9. On ne pouvait plus dormir tranquille l\u2019apr\u00e8s-midi, m\u00eame en payant sa place. Et elle nota qu\u2019aucune vendeuse ne s\u2019\u00e9tait pr\u00e9sent\u00e9e avec caramels et esquimaux durant la s\u00e9ance. \u00c7a l\u2019attrista.<\/p>\n Le soir advint comme il advient toujours. Elle avait faim. Elle avisa un vendeur de hot-dogs. Elle observa la saucisse de Strasbourg s\u2019agiter dans le bocal et \u00e7a lui coupa l\u2019app\u00e9tit. Elle rentra chez elle. La journ\u00e9e avait fil\u00e9 sans qu\u2019elle ne s\u2019en aper\u00e7oive. C\u2019\u00e9tait une m\u00e9taphore. Sa vie \u00e9tait pareille \u00e0 cette journ\u00e9e. Elle se rappela vaguement que ce matin elle avait \u00e9crabouill\u00e9 la figure d\u2019un homme. C\u2019\u00e9tait probablement son mari. Elle se dirigea vers la salle de bain. Il \u00e9tait l\u00e0, affal\u00e9 sur le carrelage. Elle avisa ses jambes maigres et poilues, elle eut un haut-le-c\u0153ur et vomit sur les jambes maigres et poilues. Puis elle se dirigea vers la chambre conjugale. Elle se d\u00e9v\u00eatit. Elle regarda sa poitrine. Ses seins n\u2019\u00e9taient encore pas si mal. Elle \u00e9prouva une vague bouff\u00e9e de d\u00e9sir, mais comme elle ne savait pas de quoi, elle alla se coucher. Il \u00e9tait 23h45. Elle s\u2019endormit presque aussit\u00f4t.<\/p>",
"content_text": " L'ai-je bien descendu. Elle se pencha pour voir s\u2019il respirait encore. Ma foi oui. Elle lui \u00e9crabouilla la tronche avec le talon aiguille de son escarpin. Il souriait le con. C\u2019\u00e9tait impossible qu\u2019il calanche avec ce rictus de b\u00e9atitude, n\u2019est-ce pas, alors elle prit la lampe \u00e0 sel et entreprit de lui refaire une beaut\u00e9. Il y eut des craquements d\u2019os, le corps \u00e9mit quelques flatulences et tremblements, mais \u00e0 son avis \u00e0 elle c\u2019\u00e9tait purement m\u00e9canique. Ensuite, elle s\u2019essuya les mains sur sa jupe de coton avec un air satisfait puis elle s\u2019approcha de la glace et se refit une beaut\u00e9. Il fallait d\u2019urgence qu\u2019elle baise. Alors elle prit ses clefs, claqua la porte, descendit les escaliers, parvint dans la rue. Il faisait beau comme hier mais un peu moins chaud. Elle se souvint qu\u2019il fallait qu\u2019elle baise de toute urgence. Elle avisa un homme assis \u00e0 la terrasse d\u2019un caf\u00e9, elle s\u2019avan\u00e7a vers lui avec sa jupe en coton sanglante. Elle lui dit : \u00ab Je suis d\u00e9sol\u00e9e de vous importuner, mais il faut que je baise d\u2019urgence. \u00bb Le gonze la toisa on aurait dit une b\u00e9d\u00e9 les yeux lui sortaient de la t\u00eate ; puis il sortit de la menue monnaie d\u2019une poche de sa veste, la d\u00e9posa sur la table.Ensuite il se leva et s\u2019enfuit \u00e0 toute jambe. Elle avan\u00e7a vers la chaise vide et s\u2019assit. Merde alors. Pour une fois que je dis ce que je pense. Elle alluma une cigarette et se mit \u00e0 r\u00e9fl\u00e9chir \u00e0 sa vie. Le loufiat surgit et lui demanda : \u00ab Qu\u2019est-ce qui vous ferait plaisir ? \u00bb Elle allait dire un truc, mais elle se reprit : \u00ab Une menthe \u00e0 l\u2019eau, je vous prie. \u00bb Elle imagina qu\u2019elle se retrouvait \u00e0 genoux en train de farfouiller dans l\u2019entrejambe du type. Elle se reprit encore. \u00ab Avec des gla\u00e7ons, s\u2019il vous pla\u00eet. \u00bb \u00c0 13h, elle se dit qu\u2019elle n\u2019avait plus vingt ans, et \u00e7a l\u2019attrista. Elle entra dans un cin\u00e9ma et choisit un film au hasard. C\u2019\u00e9tait L\u2019Empire des sens, ce vieux film japonais avec une geisha qui fait p\u00e9n\u00e9trer un \u0153uf dans sa vulve. \u00c7a ne l\u2019excita pas. Elle s\u2019endormit. Quelqu\u2019un la secoua par l\u2019\u00e9paule \u00e0 la fin du film. D\u00e9cid\u00e9ment, les choses n\u2019\u00e9taient plus comme autrefois. Le monde avait bien chang\u00e9. On ne pouvait plus dormir tranquille l\u2019apr\u00e8s-midi, m\u00eame en payant sa place. Et elle nota qu\u2019aucune vendeuse ne s\u2019\u00e9tait pr\u00e9sent\u00e9e avec caramels et esquimaux durant la s\u00e9ance. \u00c7a l\u2019attrista. Le soir advint comme il advient toujours. Elle avait faim. Elle avisa un vendeur de hot-dogs. Elle observa la saucisse de Strasbourg s\u2019agiter dans le bocal et \u00e7a lui coupa l\u2019app\u00e9tit. Elle rentra chez elle. La journ\u00e9e avait fil\u00e9 sans qu\u2019elle ne s\u2019en aper\u00e7oive. C\u2019\u00e9tait une m\u00e9taphore. Sa vie \u00e9tait pareille \u00e0 cette journ\u00e9e. Elle se rappela vaguement que ce matin elle avait \u00e9crabouill\u00e9 la figure d\u2019un homme. C\u2019\u00e9tait probablement son mari. Elle se dirigea vers la salle de bain. Il \u00e9tait l\u00e0, affal\u00e9 sur le carrelage. Elle avisa ses jambes maigres et poilues, elle eut un haut-le-c\u0153ur et vomit sur les jambes maigres et poilues. Puis elle se dirigea vers la chambre conjugale. Elle se d\u00e9v\u00eatit. Elle regarda sa poitrine. Ses seins n\u2019\u00e9taient encore pas si mal. Elle \u00e9prouva une vague bouff\u00e9e de d\u00e9sir, mais comme elle ne savait pas de quoi, elle alla se coucher. Il \u00e9tait 23h45. Elle s\u2019endormit presque aussit\u00f4t. ",
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"id": "https:\/\/ledibbouk.net\/the-abyssal-desk.html",
"url": "https:\/\/ledibbouk.net\/the-abyssal-desk.html",
"title": "The Abyssal Desk",
"date_published": "2025-07-03T08:43:18Z",
"date_modified": "2025-07-03T08:47:51Z",
"author": {"name": "Patrick Blanchon"},
"content_html": " Nowhere left to go, no way out. One finds oneself there, deep within the cave, having slid through galleries increasingly narrow. Turning back is simply not an option. The gaze falls upon a vast chamber, blocked at its far end by a lake whose waters, dark as onyx, offer little invitation to cross. The ceiling, an immense vault, loses itself in a gloom where only the eyes, by now accustomed, perceive the limestone strata, the rock beds, and the hanging concretions, silent menaces. Fissures weep, leaving a slick patina on the millennia-sculpted walls.<\/p>\n One sits down, utterly spent, on the clayey, rocky ground. The notebook is there, in a pocket. No need for light. In this penumbra, everything somehow clarifies. One remembers the heroes of Homer, Ulysses, Achilles, Hector, Agamemnon, figures from school textbooks. And one observes, with an almost cruel clarity : it was all a lie. The truth being by no means the least of those deceptions. This very realisation, no doubt, had propelled one into this chasm, down to the water table, into the unfathomable depths. Each step of the descent into the earth’s entrails, through diaclases and natural chimneys, unravelled another illusion. Having arrived here, before this black lake, this ultimate siphon, one knows the goal has finally been reached. The bottom has been touched ; the idea of turning back or pushing further is no longer relevant. One sits, and one makes a note of it, driven by a dog-like fidelity to some imaginary master.<\/p>\n It\u2019s the only thing that comes to mind this morning. This embryonic story. As if one simply couldn\u2019t help it, this ineluctable compulsion to narrate. It is the end. The end of the world, that announced annihilation ; the end of everything, that abyssal vacuity ; one\u2019s own end, that dissolution. Yet, there\u2019s nothing else to do but tell stories, over and over, until the sheer disgust that the merest fiction, the slightest fabrication, now imposes.<\/p>\n Then, the scene shifts. Without warning. A dizzying leap, from the cave’s depths to the quotidian. The heat is less oppressive this morning. The swifts\u2019 cries tear the air, a nearly tangible rip in the morning quiet. A solution has been found for the cat’s p\u00e2t\u00e9 sachets : half in the morning, half in the evening, the rest in the fridge. If she’s still hungry, there\u2019s always dry food nearby. These past few days, the visceral suffering of bodies—beast and human—had been a binding agent, the only tangible connection. A primal empathy, born of generalized weariness. It vanishes with the returning coolness. No pity for this large insect struggling to right itself. A shoe. The concrete. The broom. The drain, an abyss more insignificant, yet just as definitive.<\/p>\n One attempts to recall. How did one cope before ? Faced with raw absurdity, with unspeakable horror ? Observation was a blade to be sharpened day after day, hour after hour. Observation allowed one to gain purchase on something tangible, concrete. To assess situations, to relativize them, to gain a minimum of distance, of salutary perspective. Often, this constant vigilance would conclude in biting irony, sometimes in a corrosive cynicism. It was also a form of descent, towards the arsehole of the world. Once arrived at the climax, the terminus, perhaps something would finally happen. A decisive choice between stalactite and stalagmite. Between devastating cynicism and redemptive love.<\/p>\n And there it is, the desk. A canvas, yes, but a primal sketch, the inaugural stratum of a work in progress. The modus operandi remains intuitive, a deliberate quest without a clear roadmap. One proceeds by random impulses on the canvas, or on the page. Here, a voluminous figure emerges ; there, a more discreet silhouette takes shape ; elsewhere, faint notes take form. The stakes : discovering an unprecedented way of inhabiting pictorial space, because one still doesn\u2019t quite grasp how to occupy it, what its intrinsic correlation with oneself might be, what fundamental reason justifies their coexistence.<\/p>\n The very act of employing a distinct vocabulary amuses. There\u2019s a profound seriousness in this amusement. It\u2019s a movement to escape a habitual tongue, to attempt entry into another, still unknown. To try translating the same thing with different words. Is this not the very same approach as taking tubes of primary colours and extracting new mixtures, ideally those one isn’t accustomed to using, unprecedented shades ?<\/p>\n Justness, it turns out, isn’t a static perfection, but a fragile equilibrium<\/strong> born from imbalance itself. It holds nothing moral ; it\u2019s a purely aesthetic harmony<\/strong>, resonating first in the ear. It is never an end-point, but the force<\/strong> that relentlessly pushes one to seek the « more precise » word, when what one thought one meant fades to make way for the unspeakable<\/strong>. It manifests not by erasing imperfection, but by embracing it to reach what vibrates most profoundly.<\/p>\n This desk is an extension, a kind of tangible metaphor for one’s website. An assumed chaos. Hundreds of texts deposited there since 2018, without apparent order, like accumulated layers of sediment. The same disarray, the same impossibility of knowing where one is going, or how one got there. This conversation itself, which began in a cul-de-sac, with the interrogation of inner necessity, the detailed description of this desk where one fears losing oneself, and the realisation that the website is its mirror. A subject, some might say, self-indulgent ?<\/p>\n But intimacy, as we know, is merely a door. A narrow door, certainly, but one that opens onto the universal. The justness of a voice, one\u2019s own, that invisible ko\u00edranos<\/em>, lies precisely there : in its ability to traverse the ranks, not to impose, but to probe, to connect the minute details of the desk to the vast questions of the end, of absurdity, and of that ineluctable impulse to try and say, again and again, even what cannot truly be said, with the force of a raw truth that does not fear its own chaos.<\/p>\n Fran\u00e7ais<\/a><\/p>\n<\/span> Nulle part o\u00f9 aller, plus d’issue. On se trouve l\u00e0, au fond de la grotte, apr\u00e8s avoir gliss\u00e9 dans des galeries de plus en plus \u00e9troites. Impossible de rebrousser chemin. Le regard tombe sur une vaste salle, barr\u00e9e par un lac dont les eaux, sombres comme l’onyx, n’invitent gu\u00e8re \u00e0 la travers\u00e9e. Le plafond, une vo\u00fbte immense, se perd dans une obscurit\u00e9 o\u00f9 seuls les yeux, d\u00e9sormais habitu\u00e9s, per\u00e7oivent les strates calcaires, les bancs de roche et les concr\u00e9tions pendues, menaces silencieuses. Des fissures suintent, laissant une patine glissante sur les parois sculpt\u00e9es par les mill\u00e9naires.<\/p>\n On s’assied, ext\u00e9nu\u00e9, sur le sol argileux et rocailleux. Le carnet est l\u00e0, dans la poche. Pas besoin de lumi\u00e8re. Dans cette p\u00e9nombre, tout s’\u00e9claire. On se souvient des h\u00e9ros d’Hom\u00e8re, Ulysse, Achille, Hector, Agamemnon, figures de manuels scolaires. Et l’on constate, avec une clart\u00e9 presque cruelle : tout n’\u00e9tait que mensonge. La v\u00e9rit\u00e9 n’\u00e9tant pas le moindre d’entre eux. Cette prise de conscience, c’est elle qui a pouss\u00e9 vers ce gouffre, vers la nappe phr\u00e9atique, les profondeurs insondables. Chaque pas de la descente dans les entrailles de la terre, \u00e0 travers les diaclases et chemin\u00e9es, d\u00e9nouait une illusion. Arriv\u00e9 ici, devant ce lac noir, cet ultime siphon, on sait qu’on a touch\u00e9 au but. Le fond est atteint, l’id\u00e9e de revenir en arri\u00e8re ou d’aller au-del\u00e0 n’a plus lieu d’\u00eatre. On s’est assis, et on le note, pouss\u00e9 par une fid\u00e9lit\u00e9 de chien envers quelque ma\u00eetre imaginaire.<\/p>\n C’est la seule chose qui vienne ce matin. Cet embryon d’histoire. Comme une n\u00e9cessit\u00e9, une compulsion in\u00e9luctable de conter. C’est la fin. La fin du monde, cet an\u00e9antissement ; la fin de tout, cette vacuit\u00e9 abyssale ; sa propre fin, cette dissolution. Pourtant, rien d’autre \u00e0 faire que de se raconter des histoires, encore et encore, jusqu’\u00e0 l’\u00e9c\u0153urement que la moindre fiction, la moindre fabulation, finit par imposer.<\/p>\n Puis, le d\u00e9cor bascule. La chaleur est moins accablante ce matin. Les stridences des martinets d\u00e9chirent l’air, d\u00e9chirent la qui\u00e9tude. Une solution pour la p\u00e2t\u00e9e de la chatte : moiti\u00e9 le matin, moiti\u00e9 le soir, le reste au frigo. S’il y a faim, des croquettes. Ces derniers jours, la souffrance des corps \u2013 b\u00eates et humains \u2013 \u00e9tait un liant, une connexion tangible. Une empathie primale, n\u00e9e de l’accablement g\u00e9n\u00e9ralis\u00e9. Elle s’\u00e9vanouit avec la fra\u00eecheur. Aucune piti\u00e9 pour ce gros insecte qui peine \u00e0 se redresser. Une godasse. Le b\u00e9ton. Le balai. La bouche d’\u00e9vacuation, un gouffre plus insignifiant, mais tout aussi d\u00e9finitif.<\/p>\n On tente de se souvenir. Comment faisait-on, autrefois, face \u00e0 l’absurdit\u00e9 crue, \u00e0 l’horreur indicible ? L’observation \u00e9tait une lame \u00e0 aiguiser jour apr\u00e8s jour, heure apr\u00e8s heure. Elle permettait de prendre appui sur quelque chose de tangible, de concret. D’\u00e9valuer, de relativiser, de prendre un minimum de distance. Souvent, cette vigilance constante s’achevait en ironie cinglante, parfois en cynisme mordant. C’\u00e9tait aussi une forme de descente, vers le trou du cul du monde. Une fois au point d’orgue, au terminus, peut-\u00eatre se produirait-il enfin quelque chose. Un choix d\u00e9cisif entre stalactite et stalagmite. Entre le cynisme d\u00e9vastateur et l’amour r\u00e9dempteur.<\/p>\n C’est l\u00e0, le bureau. Un tableau, oui, mais une \u00e9bauche primale, la strate inaugurale d’une \u0153uvre en gestation. Le modus operandi est intuitif, une qu\u00eate d\u00e9lib\u00e9r\u00e9e sans feuille de route. On proc\u00e8de par impulsions al\u00e9atoires sur la toile, ou sur la page. Ici, une figure ample ; l\u00e0, une silhouette discr\u00e8te ; ailleurs, des notes t\u00e9nues. L’enjeu : trouver une modalit\u00e9 in\u00e9dite d’investir l’espace, parce qu’on ne sait toujours pas comment l’occuper, quelle est sa corr\u00e9lation intrins\u00e8que avec soi, quelle raison fondamentale justifie leur coexistence.<\/p>\n Le fait d’user d’un vocabulaire distinct amuse. Il y a un s\u00e9rieux profond dans cet amusement. Sortir d’une langue habituelle, p\u00e9n\u00e9trer une autre, encore inconnue. Essayer de traduire la m\u00eame chose avec des mots diff\u00e9rents. N’est-ce pas la m\u00eame d\u00e9marche que de prendre des tubes de couleurs primaires et d’en extraire de nouveaux m\u00e9langes, si possible ceux que l’on n’a pas l’habitude d’utiliser, des nuances in\u00e9dites ?<\/p>\n La justesse, ce n’est pas une perfection fig\u00e9e, mais un \u00e9quilibre fragile n\u00e9 du d\u00e9s\u00e9quilibre m\u00eame. Elle n’a rien de moral, c’est une harmonie purement esth\u00e9tique, qui r\u00e9sonne d’abord \u00e0 l’oreille. Elle n’est jamais un aboutissement, mais la force qui nous pousse \u00e0 chercher inlassablement le mot « plus juste », quand ce que l’on pensait vouloir dire s’efface pour laisser place \u00e0 l’indicible. Elle se manifeste non pas en effa\u00e7ant l’imperfection, mais en l’embrassant pour atteindre ce qui vibre au plus profond.<\/p>\n Ce bureau est une extension, une sorte de m\u00e9taphore palpable de son site web. Un chaos assum\u00e9. Des centaines de textes d\u00e9pos\u00e9s depuis 2018, sans ordre apparent, comme des couches de s\u00e9diments accumul\u00e9es. Le m\u00eame d\u00e9sordre, la m\u00eame impossibilit\u00e9 de savoir o\u00f9 l’on va, ou comment on y est arriv\u00e9. Cette conversation elle-m\u00eame, qui a d\u00e9but\u00e9 dans un cul-de-sac, avec l’interrogation sur la n\u00e9cessit\u00e9 int\u00e9rieure, la description d\u00e9taill\u00e9e de ce bureau o\u00f9 l’on craint de se perdre, et cette prise de conscience que le site web en est le miroir. Un sujet, dira-t-on, nombriliste ?<\/p>\n Mais l’intime, on le sait, n’est jamais qu’une porte. Une porte \u00e9troite, certes, mais qui s’ouvre sur l’universel. La justesse d’une voix, de la sienne, ce ko\u00edranos invisible, est pr\u00e9cis\u00e9ment l\u00e0 : dans sa capacit\u00e9 \u00e0 parcourir les rangs, non pas pour imposer, mais pour sonder, pour relier les d\u00e9tails infimes du bureau aux vastes questions de la fin, de l’absurdit\u00e9, et de cette impulsion in\u00e9luctable \u00e0 tenter de dire, encore et toujours, m\u00eame ce qui ne peut l’\u00eatre, avec la force d’une v\u00e9rit\u00e9 brute qui ne craint pas son propre chaos.<\/p>\n English<\/a><\/p>\n<\/span> It doesn’t stick or adhere. Given the barely concealed complaint received by email. People send you comments and you don’t respond to them. Right. True, I can’t say otherwise. However, I do read the comments. I read them all, the comments. Not just mine. And the impression each time is strange. A mixture of love, tenderness and clumsiness that’s almost unbearable. So I read, it hurts, but I don’t write comments anymore. Let that be said. Apart from sending my text from time to time to whoever’s concerned. I try to say hello, here’s this or that, best wishes. I could reduce it further, for sure. Just say here, take this. And nothing more. But respect, politeness, a minimum of civility all the same. I’m the one asking in this specific case. You have to put in a minimum of form. Then whether what I write pleases or not, big deal. I’ve come a long way on that front. After walloping my morning peepers so regularly, and my evening ones too from time to time - mustn’t abuse good things though. What I mean is I’ve already had enough grief with people skills in painting that I’m not going to start all over again with writing. I can’t stand three-quarters of people. That’s not mean, what I’m saying. I already bore myself so much that I don’t need some third party holding the candle. But maybe it’s a character writing this, maybe. After all it says autofiction, that’s not for nothing.\nOtherwise spent an hour wandering around the Brico Cash in Chanas waiting for them to mount my tires. I try to remember the names of the different brushes I looked at but nothing doing. Should have taken a photo. But then what would that serve, to say I know the names of all these brushes. To look like I know, nothing more. I did the same with loads of various powders for filling, sealing, coating surfaces of all descriptions. Same thing, really not much left that I don’t already know a bit about. On this point of looking for new vocabulary, you go to all that trouble for not much in the end. You have to work with what you’ve got. It pleases, it doesn’t please, doesn’t matter.\nWhat matters is continuing to sit down right there, to open this word processor and get on with it, to take your little snail tongs and pull the worms from your nose bit by bit.\nSo an hour. The weather was nice but nothing special, and especially much less hot.\nThat’ll be 10,000 kilometers, hardly more. I don’t know where I’ll be in 10,000 kilometers, I thought.<\/p>\n \u00c7a ne colle ni n’adh\u00e8re. Vu la plainte \u00e0 peine dissimul\u00e9e re\u00e7ue par mail. On t’envoie des commentaires auxquels tu ne r\u00e9ponds pas. Bon. C’est vrai, je ne peux pas dire le contraire. Cependant, je lis les commentaires. Je les lis tous, les commentaires. Pas que les miens. Et l’impression \u00e0 chaque fois est \u00e9trange. Un m\u00e9lange d’amour, de tendresse et de maladresse quasiment insupportable. Donc je lis, \u00e7a fait mal, mais moi je n’\u00e9cris plus de commentaire. Que ce soit dit. \u00c0 part pour envoyer mon texte de temps en temps \u00e0 qui de droit. J’essaie de dire bonjour, voici ceci ou cela, amiti\u00e9s. Je pourrais encore r\u00e9duire, c’est s\u00fbr. Dire seulement tiens voici. Et puis pas plus. Mais le respect, la politesse, un minimum d’urbanit\u00e9 quand m\u00eame. C’est moi le demandeur dans ce cas pr\u00e9cis. Il faut mettre un minimum de forme. Ensuite que \u00e7a plaise ou non ce que j’\u00e9cris, la belle affaire. J’ai bien avanc\u00e9 de ce c\u00f4t\u00e9-l\u00e0. \u00c0 force de me tamponner matinutinalement le coquillard, vesp\u00e9ralement itou de temps \u00e0 autre, il ne faut pas non plus abuser des bonnes choses. Je veux dire que j’en ai d\u00e9j\u00e0 assez bav\u00e9 comme \u00e7a de l’entregent avec la peinture que je vais pas m’y remettre avec l’\u00e9criture. Je ne peux pas blairer les trois quarts des gens. Ce n’est pas m\u00e9chant ce que je dis. Je m’ennuie d\u00e9j\u00e0 tellement avec moi-m\u00eame que je n’ai pas besoin d’un tiers d’une tierce qui tienne la chandelle. Mais peut-\u00eatre que c’est un personnage qui \u00e9crit \u00e7a, peut-\u00eatre. Apr\u00e8s tout c’est marqu\u00e9 autofiction, ce n’est pas pour des prunes.\nSinon pass\u00e9 une heure \u00e0 errer dans le Brico Cash de Chanas en attendant qu’on monte mes pneumatiques. J’essaie de me souvenir des noms des diff\u00e9rents pinceaux que j’ai regard\u00e9s mais rien \u00e0 faire. J’aurais d\u00fb prendre une photo. Mais ensuite \u00e7a servirait \u00e0 quoi, \u00e0 dire que je connais le nom de tous ces pinceaux. D’avoir l’air, rien de plus. J’ai fait pareil avec plein de poudres diverses et vari\u00e9es servant \u00e0 reboucher, colmater, enduire des surfaces de tout acabit. Pareil, il ne m’en reste vraiment pas grand-chose que je ne sache pas d\u00e9j\u00e0 un peu. Sur ce point de chercher du vocabulaire neuf, on se met en peine pour pas grand-chose au final. Il faut faire avec ce que l’on a. \u00c7a pla\u00eet, \u00e7a ne pla\u00eet pas, c’est pas important.\nL’important c’est de continuer \u00e0 s’asseoir l\u00e0 exactement, \u00e0 ouvrir ce traitement de texte et d’y aller, de prendre sa petite pince \u00e0 escargot et de se sortir les vers du nez petit \u00e0 petit.\nDonc une heure. Il faisait beau mais sans plus, et surtout beaucoup moins chaud.\n\u00c7a vous fera 10 000 km, gu\u00e8re plus. Je ne sais pas o\u00f9 je serai dans 10 000 km, j’ai pens\u00e9.<\/p>\n<\/span> et pour finir<\/strong><\/p>\n Et pour finir la chaise \u00e9pouse le fondement, bois sans coussin. Et pour finir le livre pos\u00e9 sur les genoux, immobile comme un chat guettant l’oiseau, gueule mi-ouverte. Et pour finir les mains reposent sur la couverture fra\u00eeche et la fra\u00eecheur monte : pulpe des doigts, paume, poignet, avant-bras. Et pour finir parvient \u00e0 l’\u00e9paule qui s’\u00e9meut, s’abaisse, dialogue en silence avec sa cons\u0153ur : abaisse-toi donc aussi ma s\u0153ur. Le buste participe au colloque muet, veut aussi en \u00eatre, fl\u00e9chit mais pas trop. Et pour finir le cr\u00e2ne se sert du regard pour trouver l\u00e0-bas la fissure dans le vieux mur. Le mur au-del\u00e0 de la fen\u00eatre sud. Le mur qui soutient la toiture de l’ancienne \u00e9curie devenue atelier. Une \u00e9curie qui d\u00e9gage encore parfois le soir des odeurs de crottin si touchantes. Quatre murs de pis\u00e9 dont un offre \u00e0 l’\u0153il une fissure sombre comme appui pour maintenir le cr\u00e2ne dans l’axe. Et pour finir parfois la paupi\u00e8re se fait lourde — porte qu’on referme ou qu’on rouvre, quelque chose de battant. Qui bat comme diastole et systole. Qui monte et descend comme la mar\u00e9e. S’il n’y avait pas de mur, s’il n’y avait ni atelier ni \u00e9curie, si c’\u00e9tait la mer avec ses vagues et l’\u0153il qui divague cherchant un appui, une fixit\u00e9 impossible mais d\u00e9j\u00e0 presque gagn\u00e9e par le mot qu’elle inspire. S’il n’y avait que la mer et l’\u0153il s’amusant \u00e0 r\u00eaver l’immobile au milieu du mouvement. Le cr\u00e2ne laisse d\u00e9crocher la m\u00e2choire d’aise, se met \u00e0 renifler. S’il n’y avait que la mer clapotant jusqu’\u00e0 cette ligne d’horizon o\u00f9 le vieux soleil plonge, \u00e9claboussant le bleu-vert d’or et de sang. Les jambes en deviendraient dingues, danseraient la gigue. Les mains se transformeraient en poings pour soulever le corps qui, un instant debout, \u00e9tonn\u00e9 d’\u00eatre debout, s’approcherait de la fen\u00eatre. Pourrait-il y avoir quelque chose de v\u00e9loce pour marquer l’immobile ? Un oiseau qui plane, n’importe quel insecte, mais pas la pluie — trop de bruit et les petits cris \u00e9touff\u00e9s qu’elle pr\u00e9sage. Quelque chose qui rompe l’\u00e9tendue pour l’agrandir encore, dit le cr\u00e2ne toujours \u00e0 chercher avec les yeux \u00e9carquill\u00e9s quelque chose et rien. Quelque chose qui bat comme un c\u0153ur, un rythme — n’allons pas chercher du sentiment l\u00e0-dedans. Pour finir enfin le corps est debout devant le mur mer horizon infini : rien de net rien de flou, cette accommodation de l’entre-deux. La salive reflue, la langue s\u00e8che, un choix entre mouill\u00e9 et sec pour en finir comme font toutes choses ici sans faire d’histoire. Sans faire d’histoire se rasseoir et consid\u00e9rer sto\u00efquement la suite. Il faut que ces choses sans suite aient une suite en apparence, sinon rien. Le corps retrouve sa position de scribe, palimpseste immobile assis sur la chaise. Immobile est toujours une id\u00e9e de vitesse qu’on ne voit pas. Immobile le corps se balance imperceptiblement d’une fesse sur l’autre en qu\u00eate d’un \u00e9quilibre par le d\u00e9s\u00e9quilibre. Imperceptiblement. Au ralenti ou au contraire \u00e0 vitesse que l’\u0153il ne peut capter. Le corps est l\u00e0, le corps n’est plus l\u00e0, il reste encore un peu la chaise, un peu la fen\u00eatre, le mur, la mer, imperceptiblement ou au contraire \u00e0 vitesse que l’\u0153il ni le cr\u00e2ne ne peuvent capter. Le sexe est aussi l\u00e0, il faut bien dire que le sexe fait semblant d’\u00eatre immobile. Il l’est par la force des choses et il r\u00e9siste aussi \u00e0 la force des choses par la force des choses. Le sexe est l\u00e0 dans l’entrejambe, il ne fixe rien d’autre qu’un pr\u00e9sent perp\u00e9tuel pour ne pas sombrer dans le ridicule de l’avenir ou de la nostalgie. Le sexe a fait le boulot, il est au repos, s’il pouvait il irait s’asseoir avec sa canne \u00e0 p\u00eache au bord du fleuve pour faire semblant de faire quelque chose. Mais son lieu est l’entrejambe, il ne quitte pas son lieu, il reste sentinelle \u00e0 contempler avec l’\u0153il les fissures, sexe et \u0153il compagnons de fissure. La main n’a jamais l\u00e2ch\u00e9 le livre qui s’ouvre \u00e0 nouveau, la paume puise la fra\u00eecheur. L’\u00e9paule r\u00e9pond \u00e0 l’autre pour un redressement auquel le buste se r\u00e9jouit de participer. L’\u0153il d\u00e9rive de la fissure vers l’ombre du cr\u00e9pi. Revient \u00e0 la fissure. De temps en temps descend vers les mains et peine \u00e0 les reconna\u00eetre. L’\u0153il conna\u00eet les mains \u00e0 sa fa\u00e7on qui n’est pas la plus r\u00e9elle. L’\u0153il fabrique une image des mains qu’il conserve comme des bocaux dans l’obscurit\u00e9 d’une cave. Mais l\u00e0, pos\u00e9es sur la couverture fra\u00eeche, ces mains semblent \u00e9trang\u00e8res, presque emprunt\u00e9es. Revient \u00e0 la fissure. Revient aux mains. Revient \u00e0 l’ombre. il n’y a donc rien \u00e0 voir ? se demande silencieusement le cr\u00e2ne. L’oreille n’a pas dit grand-chose pendant tout ce temps, elle devait penser \u00e0 autre chose. Elle \u00e9tait concentr\u00e9e int\u00e9rieurement sur autre chose. Et c’est juste avant la fin du jour, juste avant que la grosse boule de feu tombe dans la fissure et y disparaisse qu’elle guette le bruit final. Est-ce que finir fait du bruit ? L’oreille a des avidit\u00e9s comme le sexe et l’\u0153il, une faim de fin. Les pieds ne bougent pas, ils savent ce que \u00e7a co\u00fbte. Ils restent cois. Et moi alors, dit le livre, je sers \u00e0 quoi ? Toi, dit la bouche sans desserrer les dents, tu seras le mot de la fin.<\/p>\n and to end <\/strong><\/p>\n And to end, the chair embraces the seat, wood without cushion. And to end, the book rests on the knees, still as a cat watching a bird, mouth half-open. And to end, the hands rest on the cool cover, and the coolness rises : fingertips, palm, wrist, forearm. And to end it reaches the shoulder, which shifts, lowers, converses silently with its twin : lower yourself too, my sister. The torso joins the mute exchange, wants its part, bends a little, not too much. And to end the skull uses sight to find it there—the crack in the old wall. The wall beyond the southern window. The wall that still supports the roof of the former stable, now a workshop. A stable that sometimes still exhales in the evening a scent of dung, so touching. Four adobe walls, one offering the eye a dark fissure, a resting point to help the skull stay aligned. And to end, sometimes the eyelid grows heavy—a door that closes or opens, something that beats. Beats like diastole and systole. Rises and falls like the tide. If there were no wall, no workshop, no stable, if it were just the sea with its waves, and the eye wandering, looking for a hold, an impossible fixity already nearly achieved by the word it sparks. If it were only the sea and the eye, amused by dreaming stillness in the middle of motion. The skull lets the jaw loosen with ease, begins to sniff. If it were only the sea lapping at that horizon line where the old sun sinks, splashing blue-green with gold and blood. The legs would go mad, would dance a jig. The hands would turn into fists to raise the body that, upright for a second, amazed to be so, would again approach the window. Could there be something quick to mark stillness ? A gliding bird, any insect, but not the rain—too much noise and the small stifled cries it foretells. Something to fracture the vastness to enlarge it further, says the skull, always searching with widened eyes for something and nothing. Something that beats like a heart, a rhythm—let’s not go searching for sentiment here. And to end, finally, the body stands before the wall-sea-horizon : nothing sharp, nothing blurred, this accommodation of the in-between. Saliva retreats, tongue dries, a choice between wet and dry, to end like everything here ends, without making a story. Without making a story, to sit back down and stoically consider what follows. These things without sequel must, it seems, have a sequel in appearance—or nothing. The body returns to its scribe\u2019s posture, palimpsest seated motionless on the chair. Motionless is always an idea of speed we cannot see. Motionless, the body rocks imperceptibly from one buttock to the other, seeking balance through imbalance. Imperceptibly. In slow motion or, conversely, at speeds the eye can\u2019t catch. The body is there, the body is no longer there, only the chair remains, a little, the window, the wall, the sea, imperceptibly or at speeds beyond both eye and skull. Sex is there too, let\u2019s say it. Sex pretends to be motionless. It is so by force of circumstance, and resists by the same force. Sex is there, in the crotch, fixing on nothing but a perpetual present, so as not to fall into the ridiculousness of nostalgia or futurity. Sex has done its work. It\u2019s at rest. If it could, it would sit by the river with a fishing rod and pretend to be doing something. But its place is the crotch. It doesn\u2019t leave. It stands guard, watching cracks alongside the eye—sex and eye, companions of fissure. The hand has never let go of the book, which opens again, the palm drawing coolness. The shoulder responds to the other for a straightening in which the torso delights to take part. The eye drifts from fissure to shadow on the plaster. Returns to the fissure. Sometimes descends to the hands and struggles to recognize them. The eye knows hands in its own way, which isn\u2019t the realest. The eye constructs an image of the hands, keeps it like jars in a cellar\u2019s darkness. But here, resting on the cool cover, these hands seem foreign, almost borrowed. Returns to the fissure. Returns to the hands. Returns to the shadow. Is there nothing to see, then ? asks the skull in silence. The ear has said little this whole time ; it must have been elsewhere. Focused inward, on something else. And it is just before day’s end, just before the great fireball drops into the fissure and disappears, that it listens for the final sound. Does ending make a sound ? The ear hungers too, like the eye and the sex—a hunger for ending. The feet do not move. They know what it costs. They remain quiet. And me, says the book—what am I for ? You, says the mouth, without unclenching the teeth—you will be the word of the end.<\/p>",
"content_text": " ** et pour finir** Et pour finir la chaise \u00e9pouse le fondement, bois sans coussin. Et pour finir le livre pos\u00e9 sur les genoux, immobile comme un chat guettant l'oiseau, gueule mi-ouverte. Et pour finir les mains reposent sur la couverture fra\u00eeche et la fra\u00eecheur monte : pulpe des doigts, paume, poignet, avant-bras. Et pour finir parvient \u00e0 l'\u00e9paule qui s'\u00e9meut, s'abaisse, dialogue en silence avec sa cons\u0153ur : abaisse-toi donc aussi ma s\u0153ur. Le buste participe au colloque muet, veut aussi en \u00eatre, fl\u00e9chit mais pas trop. Et pour finir le cr\u00e2ne se sert du regard pour trouver l\u00e0-bas la fissure dans le vieux mur. Le mur au-del\u00e0 de la fen\u00eatre sud. Le mur qui soutient la toiture de l'ancienne \u00e9curie devenue atelier. Une \u00e9curie qui d\u00e9gage encore parfois le soir des odeurs de crottin si touchantes. Quatre murs de pis\u00e9 dont un offre \u00e0 l'\u0153il une fissure sombre comme appui pour maintenir le cr\u00e2ne dans l'axe. Et pour finir parfois la paupi\u00e8re se fait lourde \u2014 porte qu'on referme ou qu'on rouvre, quelque chose de battant. Qui bat comme diastole et systole. Qui monte et descend comme la mar\u00e9e. S'il n'y avait pas de mur, s'il n'y avait ni atelier ni \u00e9curie, si c'\u00e9tait la mer avec ses vagues et l'\u0153il qui divague cherchant un appui, une fixit\u00e9 impossible mais d\u00e9j\u00e0 presque gagn\u00e9e par le mot qu'elle inspire. S'il n'y avait que la mer et l'\u0153il s'amusant \u00e0 r\u00eaver l'immobile au milieu du mouvement. Le cr\u00e2ne laisse d\u00e9crocher la m\u00e2choire d'aise, se met \u00e0 renifler. S'il n'y avait que la mer clapotant jusqu'\u00e0 cette ligne d'horizon o\u00f9 le vieux soleil plonge, \u00e9claboussant le bleu-vert d'or et de sang. Les jambes en deviendraient dingues, danseraient la gigue. Les mains se transformeraient en poings pour soulever le corps qui, un instant debout, \u00e9tonn\u00e9 d'\u00eatre debout, s'approcherait de la fen\u00eatre. Pourrait-il y avoir quelque chose de v\u00e9loce pour marquer l'immobile ? Un oiseau qui plane, n'importe quel insecte, mais pas la pluie \u2014 trop de bruit et les petits cris \u00e9touff\u00e9s qu'elle pr\u00e9sage. Quelque chose qui rompe l'\u00e9tendue pour l'agrandir encore, dit le cr\u00e2ne toujours \u00e0 chercher avec les yeux \u00e9carquill\u00e9s quelque chose et rien. Quelque chose qui bat comme un c\u0153ur, un rythme \u2014 n'allons pas chercher du sentiment l\u00e0-dedans. Pour finir enfin le corps est debout devant le mur mer horizon infini : rien de net rien de flou, cette accommodation de l'entre-deux. La salive reflue, la langue s\u00e8che, un choix entre mouill\u00e9 et sec pour en finir comme font toutes choses ici sans faire d'histoire. Sans faire d'histoire se rasseoir et consid\u00e9rer sto\u00efquement la suite. Il faut que ces choses sans suite aient une suite en apparence, sinon rien. Le corps retrouve sa position de scribe, palimpseste immobile assis sur la chaise. Immobile est toujours une id\u00e9e de vitesse qu'on ne voit pas. Immobile le corps se balance imperceptiblement d'une fesse sur l'autre en qu\u00eate d'un \u00e9quilibre par le d\u00e9s\u00e9quilibre. Imperceptiblement. Au ralenti ou au contraire \u00e0 vitesse que l'\u0153il ne peut capter. Le corps est l\u00e0, le corps n'est plus l\u00e0, il reste encore un peu la chaise, un peu la fen\u00eatre, le mur, la mer, imperceptiblement ou au contraire \u00e0 vitesse que l'\u0153il ni le cr\u00e2ne ne peuvent capter. Le sexe est aussi l\u00e0, il faut bien dire que le sexe fait semblant d'\u00eatre immobile. Il l'est par la force des choses et il r\u00e9siste aussi \u00e0 la force des choses par la force des choses. Le sexe est l\u00e0 dans l'entrejambe, il ne fixe rien d'autre qu'un pr\u00e9sent perp\u00e9tuel pour ne pas sombrer dans le ridicule de l'avenir ou de la nostalgie. Le sexe a fait le boulot, il est au repos, s'il pouvait il irait s'asseoir avec sa canne \u00e0 p\u00eache au bord du fleuve pour faire semblant de faire quelque chose. Mais son lieu est l'entrejambe, il ne quitte pas son lieu, il reste sentinelle \u00e0 contempler avec l'\u0153il les fissures, sexe et \u0153il compagnons de fissure. La main n'a jamais l\u00e2ch\u00e9 le livre qui s'ouvre \u00e0 nouveau, la paume puise la fra\u00eecheur. L'\u00e9paule r\u00e9pond \u00e0 l'autre pour un redressement auquel le buste se r\u00e9jouit de participer. L'\u0153il d\u00e9rive de la fissure vers l'ombre du cr\u00e9pi. Revient \u00e0 la fissure. De temps en temps descend vers les mains et peine \u00e0 les reconna\u00eetre. L'\u0153il conna\u00eet les mains \u00e0 sa fa\u00e7on qui n'est pas la plus r\u00e9elle. L'\u0153il fabrique une image des mains qu'il conserve comme des bocaux dans l'obscurit\u00e9 d'une cave. Mais l\u00e0, pos\u00e9es sur la couverture fra\u00eeche, ces mains semblent \u00e9trang\u00e8res, presque emprunt\u00e9es. Revient \u00e0 la fissure. Revient aux mains. Revient \u00e0 l'ombre. il n'y a donc rien \u00e0 voir ? se demande silencieusement le cr\u00e2ne. L'oreille n'a pas dit grand-chose pendant tout ce temps, elle devait penser \u00e0 autre chose. Elle \u00e9tait concentr\u00e9e int\u00e9rieurement sur autre chose. Et c'est juste avant la fin du jour, juste avant que la grosse boule de feu tombe dans la fissure et y disparaisse qu'elle guette le bruit final. Est-ce que finir fait du bruit ? L'oreille a des avidit\u00e9s comme le sexe et l'\u0153il, une faim de fin. Les pieds ne bougent pas, ils savent ce que \u00e7a co\u00fbte. Ils restent cois. Et moi alors, dit le livre, je sers \u00e0 quoi ? Toi, dit la bouche sans desserrer les dents, tu seras le mot de la fin. ******************************************************************************************************* **and to end ** And to end, the chair embraces the seat, wood without cushion. And to end, the book rests on the knees, still as a cat watching a bird, mouth half-open. And to end, the hands rest on the cool cover, and the coolness rises: fingertips, palm, wrist, forearm. And to end it reaches the shoulder, which shifts, lowers, converses silently with its twin: lower yourself too, my sister. The torso joins the mute exchange, wants its part, bends a little, not too much. And to end the skull uses sight to find it there\u2014the crack in the old wall. The wall beyond the southern window. The wall that still supports the roof of the former stable, now a workshop. A stable that sometimes still exhales in the evening a scent of dung, so touching. Four adobe walls, one offering the eye a dark fissure, a resting point to help the skull stay aligned. And to end, sometimes the eyelid grows heavy\u2014a door that closes or opens, something that beats. Beats like diastole and systole. Rises and falls like the tide. If there were no wall, no workshop, no stable, if it were just the sea with its waves, and the eye wandering, looking for a hold, an impossible fixity already nearly achieved by the word it sparks. If it were only the sea and the eye, amused by dreaming stillness in the middle of motion. The skull lets the jaw loosen with ease, begins to sniff. If it were only the sea lapping at that horizon line where the old sun sinks, splashing blue-green with gold and blood. The legs would go mad, would dance a jig. The hands would turn into fists to raise the body that, upright for a second, amazed to be so, would again approach the window. Could there be something quick to mark stillness? A gliding bird, any insect, but not the rain\u2014too much noise and the small stifled cries it foretells. Something to fracture the vastness to enlarge it further, says the skull, always searching with widened eyes for something and nothing. Something that beats like a heart, a rhythm\u2014let's not go searching for sentiment here. And to end, finally, the body stands before the wall-sea-horizon: nothing sharp, nothing blurred, this accommodation of the in-between. Saliva retreats, tongue dries, a choice between wet and dry, to end like everything here ends, without making a story. Without making a story, to sit back down and stoically consider what follows. These things without sequel must, it seems, have a sequel in appearance\u2014or nothing. The body returns to its scribe\u2019s posture, palimpsest seated motionless on the chair. Motionless is always an idea of speed we cannot see. Motionless, the body rocks imperceptibly from one buttock to the other, seeking balance through imbalance. Imperceptibly. In slow motion or, conversely, at speeds the eye can\u2019t catch. The body is there, the body is no longer there, only the chair remains, a little, the window, the wall, the sea, imperceptibly or at speeds beyond both eye and skull. Sex is there too, let\u2019s say it. Sex pretends to be motionless. It is so by force of circumstance, and resists by the same force. Sex is there, in the crotch, fixing on nothing but a perpetual present, so as not to fall into the ridiculousness of nostalgia or futurity. Sex has done its work. It\u2019s at rest. If it could, it would sit by the river with a fishing rod and pretend to be doing something. But its place is the crotch. It doesn\u2019t leave. It stands guard, watching cracks alongside the eye\u2014sex and eye, companions of fissure. The hand has never let go of the book, which opens again, the palm drawing coolness. The shoulder responds to the other for a straightening in which the torso delights to take part. The eye drifts from fissure to shadow on the plaster. Returns to the fissure. Sometimes descends to the hands and struggles to recognize them. The eye knows hands in its own way, which isn\u2019t the realest. The eye constructs an image of the hands, keeps it like jars in a cellar\u2019s darkness. But here, resting on the cool cover, these hands seem foreign, almost borrowed. Returns to the fissure. Returns to the hands. Returns to the shadow. Is there nothing to see, then? asks the skull in silence. The ear has said little this whole time; it must have been elsewhere. Focused inward, on something else. And it is just before day's end, just before the great fireball drops into the fissure and disappears, that it listens for the final sound. Does ending make a sound? The ear hungers too, like the eye and the sex\u2014a hunger for ending. The feet do not move. They know what it costs. They remain quiet. And me, says the book\u2014what am I for? You, says the mouth, without unclenching the teeth\u2014you will be the word of the end. ",
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"title": "Baby Bud, ou le roman inachev\u00e9 ",
"date_published": "2025-06-14T07:35:03Z",
"date_modified": "2025-06-14T07:35:56Z",
"author": {"name": "Patrick Blanchon"},
"content_html": " Se mettre \u00e0 dos parce qu’on est beau tout un \u00e9quipage. Les anges b\u00e9gaient lorsqu’ils tombent du ciel mais tout le monde s’en fout. Toute l’attention dont on dispose reflue vers la haine seule. L’affreux manque ing\u00e9rable qui rend sourd aux b\u00e9gaiements. \u00c9tait-il ce Baby Bud, on ne le saura jamais. Le roman comme de nombreux autres restera inachev\u00e9 c’est-\u00e0-dire qu’il b\u00e9gaiera lui aussi et on dira que ce n’est pas fini. Voici qu’un roman tombe du ciel et qu’il est bien emp\u00eatr\u00e9.\nLa mar\u00e9e sert \u00e0 cela. Elle monte puis redescend. Apr\u00e8s les haines sourdes, la petite musique du hasard. Quelqu’un a dit que Baby Bud pouvait vieillir puis s’est vite repris. Inconcevable. On le tuerait avant. Car autant on d\u00e9teste la perfection, autant on l’adore — vieux veau d’or qu’on v\u00e9n\u00e8re \u00e0 genoux.\nCe qu’une histoire raconte le mieux c’est quand il n’y a pas d’histoire. Circulez il n’y a rien \u00e0 voir, rien \u00e0 entendre \u00e0 part ce bourdonnement personnel, ce minuscule th\u00e9\u00e2tre de poche.\nIl distribuait des phrases comme on distribue les cartes, avec cette lassitude des vieux qui cherchent encore leur hargne. Tout en sachant que peine perdue, ils se dispersent. Ils n’ont plus que le d\u00e9sir de dispersion qui les tient encore dans une sorte de coh\u00e9rence.\nVous vouliez un d\u00e9but un milieu une fin, vous vouliez tout cela. Je m’en souviens a dit quelqu’un, puis il s’est tu pour laisser le silence donner du sens \u00e0 la question. Les gens n’ont pas fait attention, \u00e9videmment ils voulaient un d\u00e9but, un milieu une fin. Le clochard assis sur des cartons \u00e9tait ce vieux Baby Bud qui a \u00e9chapp\u00e9 \u00e0 son destin. Il a une sale gueule mais son \u0153il est d’un bleu limpide — \u00e7a pourrait faire penser \u00e0 une histoire, mais on dira encore que ce qui fait penser \u00e0 une histoire, pas la peine d’en faire toute une histoire.\n*****************************************************************************************************<\/p>\n Turn a whole crew against you just by being beautiful. Angels stutter when they fall from heaven but nobody gives a damn. All the attention we have flows back toward hatred alone. The awful unmanageable lack that makes you deaf to stuttering. Was he that Baby Bud ? We’ll never know. The novel like many others will remain unfinished which is to say it will stutter too and we’ll say it’s not done. Here’s a novel falling from the sky and it’s all tangled up.\nThe tide serves this purpose. It rises then falls back. After the deaf hatreds, the little music of chance. Someone said Baby Bud could grow old then quickly took it back. Inconceivable. We’d kill him first. Because as much as we hate perfection we adore it—old golden calf we worship on our knees.\nWhat a story tells best is when there’s no story. Move along nothing to see here, nothing to hear except this personal humming, this tiny pocket theater.\nHe dealt out sentences like dealing cards, with that weariness of old men still hunting for their rage. Knowing full well it’s hopeless, they scatter. They have only the desire for scattering left, which still holds them in a kind of coherence.\nYou wanted a beginning a middle an end, you wanted all that. I remember, someone said, then fell silent to let the silence give meaning to the question. People didn’t pay attention, obviously they wanted a beginning, a middle an end. The bum sitting on cardboard was that old Baby Bud who escaped his destiny. He has an ugly mug but his eye is liquid blue—could make you think of a story, but we’ll say again that what makes you think of a story, no point making a whole story out of it.<\/p>",
"content_text": " Se mettre \u00e0 dos parce qu'on est beau tout un \u00e9quipage. Les anges b\u00e9gaient lorsqu'ils tombent du ciel mais tout le monde s'en fout. Toute l'attention dont on dispose reflue vers la haine seule. L'affreux manque ing\u00e9rable qui rend sourd aux b\u00e9gaiements. \u00c9tait-il ce Baby Bud, on ne le saura jamais. Le roman comme de nombreux autres restera inachev\u00e9 c'est-\u00e0-dire qu'il b\u00e9gaiera lui aussi et on dira que ce n'est pas fini. Voici qu'un roman tombe du ciel et qu'il est bien emp\u00eatr\u00e9. La mar\u00e9e sert \u00e0 cela. Elle monte puis redescend. Apr\u00e8s les haines sourdes, la petite musique du hasard. Quelqu'un a dit que Baby Bud pouvait vieillir puis s'est vite repris. Inconcevable. On le tuerait avant. Car autant on d\u00e9teste la perfection, autant on l'adore \u2014 vieux veau d'or qu'on v\u00e9n\u00e8re \u00e0 genoux. Ce qu'une histoire raconte le mieux c'est quand il n'y a pas d'histoire. Circulez il n'y a rien \u00e0 voir, rien \u00e0 entendre \u00e0 part ce bourdonnement personnel, ce minuscule th\u00e9\u00e2tre de poche. Il distribuait des phrases comme on distribue les cartes, avec cette lassitude des vieux qui cherchent encore leur hargne. Tout en sachant que peine perdue, ils se dispersent. Ils n'ont plus que le d\u00e9sir de dispersion qui les tient encore dans une sorte de coh\u00e9rence. Vous vouliez un d\u00e9but un milieu une fin, vous vouliez tout cela. Je m'en souviens a dit quelqu'un, puis il s'est tu pour laisser le silence donner du sens \u00e0 la question. Les gens n'ont pas fait attention, \u00e9videmment ils voulaient un d\u00e9but, un milieu une fin. Le clochard assis sur des cartons \u00e9tait ce vieux Baby Bud qui a \u00e9chapp\u00e9 \u00e0 son destin. Il a une sale gueule mais son \u0153il est d'un bleu limpide \u2014 \u00e7a pourrait faire penser \u00e0 une histoire, mais on dira encore que ce qui fait penser \u00e0 une histoire, pas la peine d'en faire toute une histoire. ***************************************************************************************************** Turn a whole crew against you just by being beautiful. Angels stutter when they fall from heaven but nobody gives a damn. All the attention we have flows back toward hatred alone. The awful unmanageable lack that makes you deaf to stuttering. Was he that Baby Bud? We'll never know. The novel like many others will remain unfinished which is to say it will stutter too and we'll say it's not done. Here's a novel falling from the sky and it's all tangled up. The tide serves this purpose. It rises then falls back. After the deaf hatreds, the little music of chance. Someone said Baby Bud could grow old then quickly took it back. Inconceivable. We'd kill him first. Because as much as we hate perfection we adore it\u2014old golden calf we worship on our knees. What a story tells best is when there's no story. Move along nothing to see here, nothing to hear except this personal humming, this tiny pocket theater. He dealt out sentences like dealing cards, with that weariness of old men still hunting for their rage. Knowing full well it's hopeless, they scatter. They have only the desire for scattering left, which still holds them in a kind of coherence. You wanted a beginning a middle an end, you wanted all that. I remember, someone said, then fell silent to let the silence give meaning to the question. People didn't pay attention, obviously they wanted a beginning, a middle an end. The bum sitting on cardboard was that old Baby Bud who escaped his destiny. He has an ugly mug but his eye is liquid blue\u2014could make you think of a story, but we'll say again that what makes you think of a story, no point making a whole story out of it. ",
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"id": "https:\/\/ledibbouk.net\/Le-desir.html",
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"title": "Le d\u00e9sir ?",
"date_published": "2025-05-28T15:28:54Z",
"date_modified": "2025-05-28T15:46:58Z",
"author": {"name": "Patrick Blanchon"},
"content_html": " \u00c0 un moment, l\u2019immobilit\u00e9 \u00e9tait devenue intenable. Il fallait faire un geste, n\u2019importe lequel. Tailler dans le vif semblait une solution. Mais ce qu\u2019il tenait entre ses doigts n\u2019avait ni lame ni manche. Ce n\u2019\u00e9tait pas un couteau. Ce n\u2019\u00e9tait m\u00eame pas un objet. Juste une forme, peut-\u00eatre un souvenir de forme. Le fantasme d\u2019un acte. Il le savait d\u00e9j\u00e0 : ce serait encore un coup port\u00e9 dans le vide. Un geste sans mati\u00e8re, une attaque contre rien. Pas m\u00eame une douleur r\u00e9elle. Juste le besoin qu\u2019il y en ait une.<\/p>\n La douleur de ne plus ressentir la douleur. Voil\u00e0 ce qui restait. Ne plus savoir o\u00f9 \u00e7a fait mal, ni si \u00e7a fait encore mal. Gratter, chercher un point sensible, provoquer une r\u00e9action : rien. Le silence complet. Et alors, la peur devient autre chose. Ce n\u2019est plus la peur d\u2019avoir mal, c\u2019est la peur de ne plus \u00eatre atteint. D\u2019\u00eatre d\u00e9j\u00e0 pass\u00e9 de l\u2019autre c\u00f4t\u00e9, peut-\u00eatre. D\u2019\u00eatre devenu imperm\u00e9able, sans l\u2019avoir voulu.<\/p>\n Restait cette main. Sa main. Elle cherchait encore. Pas au centre. \u00c0 la p\u00e9riph\u00e9rie. L\u00e0 o\u00f9 il pourrait subsister quelque chose. Un appui. Une r\u00e9sistance. Une mati\u00e8re. Un coin de table, un angle froid, un souffle presque humain. Quelque chose \u00e0 quoi s\u2019agripper. Pas pour revenir en arri\u00e8re. Juste pour s\u2019assurer que ce n\u2019\u00e9tait pas encore tout \u00e0 fait fini.<\/p>\n La fin de Catastrophes<\/em>, la revue, c\u2019\u00e9tait peut-\u00eatre un jalon. Ou alors ce livre feuillet\u00e9, Chronique imaginaire de la mort vive<\/em>. \u00c0 moins que ce ne soit encore cette vieille manie de t\u00e2tonner, en qu\u00eate d\u2019h\u00e9t\u00e9ronymes, de voix multiples, de pistes secondaires. Une forme de dispersion, oui, mais pas sans direction — un d\u00e9sordre orient\u00e9. Et puis plonger dans Les Haleurs<\/em>, buter sur lato sensu, stricto sensu, ces mots qui veulent tout encadrer, tout pr\u00e9ciser, alors que ce qu\u2019il cherche n\u2019a pas de bord. Plus il essaie de s\u2019\u00e9lancer vers un avenir centrip\u00e8te, coh\u00e9rent, structur\u00e9, plus l\u2019obsession centrifuge se creuse. Une b\u00e9ance. Quelque chose tourne, mais autour de quoi ? Rien ne se laisse prendre. Pas m\u00eame lui.<\/p>\n Un instant, la lecture de Bachelard<\/em> l\u2019a apais\u00e9. Il a march\u00e9 avec lui, dans le sens de l\u2019eau, au fond d\u2019un vallon, comme il disait. Il voyait presque la mousse sur les pierres, entendait la clart\u00e9 du ruisseau. C\u2019\u00e9tait simple. Apais\u00e9, oui. Mais tr\u00e8s vite, il l\u2019a salu\u00e9. Il ne pouvait pas revenir en arri\u00e8re. Impossible de bourrer sa pipe comme jadis d\u2019Amsterdamer<\/em>, de se donner des airs. Ce genre d\u2019image ne tenait plus. Pas plus que le feu dans l\u2019\u00e2tre ou la tasse de th\u00e9 pensif. Tout \u00e7a, c\u2019\u00e9tait fini. Il le savait, et il marchait seul d\u00e9sormais.<\/p>\n Encore ce matin, il a vaguement r\u00e9pondu \u00e0 un message. Il disait quoi, d\u00e9j\u00e0 ? Une d\u00e9ception. Il a voulu aider, sans doute. Mais \u00e0 la fin, c\u2019est surtout lui que \u00e7a soulageait. Alors il s\u2019est tu. Il est rentr\u00e9 chez lui — si on peut encore appeler \u00e7a comme \u00e7a. Il avan\u00e7ait en t\u00e2tonnant, testant la solidit\u00e9 des rep\u00e8res. Rien ne tenait. Tout s\u2019\u00e9vanouissait d\u00e8s qu\u2019il effleurait. C\u2019\u00e9tait l\u2019ombre d\u2019un d\u00e9sir, peut-\u00eatre. Quelque chose qui partait d\u2019un centre gel\u00e9, en qu\u00eate de chaleur, sans jamais la trouver.<\/p>\n At some point, stillness became untenable. A gesture had to be made—any gesture. Cutting to the quick seemed like a solution. But what he held between his fingers had neither blade nor handle. It wasn\u2019t a knife. It wasn\u2019t even an object. Just a shape, maybe the memory of a shape. The fantasy of an act. He already knew : it would be another blow into the void. A gesture with no substance, a strike against nothing. Not even real pain. Only the need for there to be some.<\/p>\n The pain of no longer feeling pain. That\u2019s what was left. Not knowing where it hurts, or if it still does. Scratching, searching for a tender spot, trying to provoke a response—nothing. Absolute silence. And then fear turns into something else. It\u2019s no longer fear of hurting, it\u2019s fear of being unreachable. Of having already crossed over, maybe. Of having gone impermeable without meaning to.<\/p>\n There was still the hand. His hand. Still searching. Not at the center. At the edges. Where something might remain. A grip. A resistance. A texture. The corner of a table, a cold edge, a nearly human breath. Something to hold on to. Not to go back. Just to be sure it wasn\u2019t all over yet.<\/p>\n The end of Catastrophes<\/em>, the literary journal, maybe that was a marker. Or the book he flipped through, Imaginary Chronicles of Living Death<\/em>. Unless it was just the old habit of groping, chasing heteronyms, alternate voices, side paths. A kind of dispersion, yes—but not aimless. A structured disorder. And then diving into Les Haleurs, stumbling over lato sensu, stricto sensu, those words that try to lock everything in, spell everything out, when what he\u2019s after has no frame. The more he tries to hurl himself toward a centripetal, coherent, structured future, the more the centrifugal pull hollows out. A breach. Something is spinning, but around what ? Nothing will hold. Not even him.<\/p>\n For a moment, reading Bachelard<\/em> brought calm. He walked with him, following the current, down into the hollow of the valley, just as he described it. He could almost see the moss on the stones, hear the clarity of the stream. It was simple. Calming, yes. But very soon he took his leave. There was no going back. No way to pack his pipe with Amsterdammer, give himself that air. That kind of image didn\u2019t hold anymore. No more than the fire in the hearth or the pensive teacup. All of that was over. He knew it. He walked alone now.<\/p>\n Earlier this morning, he vaguely replied to a message. What did it say again ? Something about disappointment. He meant to help, he thinks. But in the end, it mostly helped him. So he went quiet. He came home—if it can still be called that. Feeling his way forward, testing the strength of his bearings. But nothing held. Everything vanished at the slightest touch. It was the shadow of desire, maybe. Something leaving a frozen center in search of warmth, never quite finding it.<\/p>\n<\/span> La pluie battait les pav\u00e9s de Clark Street avec une r\u00e9gularit\u00e9 d\u2019automate. Lovecraft, engonc\u00e9 dans un manteau trop mince, le col relev\u00e9 contre le vent d\u2019automne, h\u00e9sita devant la porte vitr\u00e9e sur laquelle on lisait en lettres dor\u00e9es, un peu pass\u00e9es :\n“Yogi Publishing Society — Sagesse orientale et sciences mentales.”<\/strong><\/p>\n Il n\u2019\u00e9tait pas l\u00e0 par conviction, mais par curiosit\u00e9. Depuis quelques mois, il vivait \u00e0 New York, rue Clinton, et profitait parfois de billets promotionnels pour visiter d\u2019autres villes. Chicago l\u2019attirait peu — trop neuve, trop rapide — mais il avait entendu parler d\u2019un certain Atkinson, auteur d\u2019ouvrages \u00e9tranges que l\u2019on trouvait dans les \u00e9tag\u00e8res les plus sombres des librairies.\nIl avait m\u00eame h\u00e9sit\u00e9, au moment de r\u00e9server son billet, \u00e0 rester \u00e0 New York pour aller voir cette com\u00e9die musicale dont tout le monde parlait \u00e0 Broadway : Sunny<\/em>. La perspective d\u2019un th\u00e9\u00e2tre brillant lui avait travers\u00e9 l\u2019esprit, comme un mirage. Mais ici, dans cette rue d\u00e9tremp\u00e9e, ce n\u2019\u00e9tait pas le glamour de Broadway qui l\u2019attendait.<\/p>\n Un certain Mr. W. W. Atkinson<\/em>, dont un correspondant amateur lui avait vant\u00e9 la verve litt\u00e9raire et les \u00e9crits singuliers, acceptait de le recevoir dans son bureau priv\u00e9.<\/p>\n « Monsieur Lovecraft, entrez. Je suis honor\u00e9. J\u2019ai lu votre Dagon<\/em>, dans The Vagrant<\/em>, il y a quelques ann\u00e9es. Une fable courte, mais\u2026 visc\u00e9rale. Vos monstres ont un parfum de v\u00e9rit\u00e9. »<\/p>\n La pi\u00e8ce \u00e9tait sobre : tapis r\u00e2p\u00e9, rayonnages surcharg\u00e9s, rideaux \u00e9pais, odeur de vieux papier et d\u2019encens \u00e0 peine dissip\u00e9e. Un po\u00eale de fonte dispensait une chaleur in\u00e9gale. Lovecraft, transi, s\u2019assit sans \u00f4ter ses gants.<\/p>\n « J\u2019\u00e9cris des r\u00e9cits, monsieur Atkinson. Des fictions mat\u00e9rialistes dans des v\u00eatements anciens. Vos id\u00e9es, elles, ont l\u2019ambition du r\u00e9el. »<\/p>\n Atkinson souriait derri\u00e8re ses lunettes rondes, les mains crois\u00e9es sur son livret dor\u00e9.<\/p>\n « Vous croyez \u00e0 l\u2019effondrement, \u00e0 l\u2019incommensurable, \u00e0 l\u2019indicible... et vous me reprocheriez de croire \u00e0 l\u2019ascension de l\u2019esprit ? »<\/p>\n Lovecraft pin\u00e7a les l\u00e8vres.<\/p>\n « Je ne crois \u00e0 rien, monsieur. Je constate. L\u2019homme est un animal apeur\u00e9 sous un ciel aveugle. Vous, au contraire, vous r\u00eavez d\u2019un empire mental o\u00f9 la volont\u00e9 dicterait ses lois au cosmos. Une sorte de protestantisme extatique, augment\u00e9 d\u2019\u00e9sot\u00e9risme. »<\/p>\n Atkinson pencha la t\u00eate, amus\u00e9.<\/p>\n « N\u2019est-ce pas une foi, \u00e7a aussi ? Croire que le monde est indiff\u00e9rent, que tout \u00e9chappe \u00e0 l\u2019esprit, c\u2019est encore croire en quelque chose. »<\/p>\n « Non. C\u2019est renoncer. Et dans ce renoncement, il y a une lucidit\u00e9 que vos adeptes ne supportent pas. Le New Thought \u2013 car j\u2019ai lu quelques-uns de vos textes \u2013 n\u2019est pas une philosophie. C\u2019est un narcotique. Une Am\u00e9rique r\u00eav\u00e9e o\u00f9 l\u2019\u00e9chec n\u2019existe que dans l\u2019esprit du faible. »<\/p>\n Atkinson se leva. Il tourna autour du po\u00eale, lentement.<\/p>\n « Vous pr\u00e9f\u00e9rez le destin courbe d\u2019un homme broy\u00e9, alors que je vous propose l\u2019autocr\u00e9ation ? Vous construisez des horreurs pour montrer que l\u2019homme n\u2019est rien ; j\u2019\u00e9cris pour lui rappeler qu\u2019il peut tout. »<\/p>\n Lovecraft se redressa, fixant le regard de son h\u00f4te.<\/p>\n « Et s\u2019il n\u2019y avait pas de v\u00e9rit\u00e9 dans cette autocr\u00e9ation ? S\u2019il ne restait que l\u2019image d\u2019un homme qui parle \u00e0 son reflet en pensant gouverner l\u2019univers ? »<\/p>\n Un silence, plus lourd que le plomb. Puis Atkinson, d\u2019une voix douce :<\/p>\n « Alors mieux vaut r\u00eaver en b\u00e2tisseur qu\u2019\u00e9chouer en spectateur. »<\/p>\n Ils parl\u00e8rent encore un moment, poliment, froidement. Puis Lovecraft se leva, remercia, salua.<\/p>\n Avant de partir, Atkinson lui tendit un mince livret \u00e0 couverture dor\u00e9e : Le Kybalion<\/em>.<\/p>\n « Gardez-le. Si jamais vos angles impossibles demandent une clef. »<\/p>\n Dans le train du retour vers New York, Lovecraft lut le livret, d\u2019abord avec d\u00e9dain, puis avec un certain malaise.\nIl y avait ce passage, sur le Rythme<\/em>, cette oscillation de toutes choses, qui fit na\u00eetre en lui une id\u00e9e...<\/p>\n Quelques semaines plus tard, il \u00e9crivait Nyarlathotep<\/em>.<\/p>\n Chicago, Autumn 1925\nAn Account from My Travel Notebook — “Concerning a Most Curious Interview” Howard Philips Lovecraft Sept.2025<\/p>\n To the Venerable and Esteemed Matron of Angell Street, Providence,<\/p>\n I must confess that my recent expedition to Chicago — a city which I had heretofore regarded with some disdain, finding it altogether too modern, too bustling, too flat in spirit — has yielded an incident of some peculiarity, which I thought you might find of interest.<\/p>\n It was on a sodden October afternoon, under a sky the colour of old pewter and amidst a rain as mechanical in its insistence as the ticking of some infernal clock, that I found myself before a small, somewhat faded establishment on Clark Street bearing the portentous title : “Yogi Publishing Society — Eastern Wisdom and Mental Sciences.” One would laugh, were it not so eerily inviting.<\/p>\n I had come not from any personal yearning for “wisdom,” as these commercial gnostics dub it, but rather out of a morbid curiosity — that same intellectual morbidity which has led me to examine old grimoires and sallow almanacs in the darkest alcoves of Manhattan\u2019s used-book stalls. A fellow amateur from Providence had written of a certain Mr. William Walker Atkinson, a “literary mystic” known for prolix volumes of metaphysical optimism, and I had made arrangements — half out of boredom, half in jest — to meet him.<\/p>\n Truth be told, I had considered remaining in New York that week, for there was considerable talk of a new musical comedy, Sunny, opening at the New Amsterdam. It had been described as light, sparkling, and suffused with gaiety — all of which, despite my usual disdain, did tempt me for an evening. Alas, I chose Chicago.<\/p>\n Mr. Atkinson received me in a sparse study, warm with a cast-iron stove, redolent of burnt incense and cheap glue. He was a mild-looking man, bespectacled and courteous, with a manner that suggested both solicitor and sage.<\/p>\n “I\u2019ve read your Dagon,” he said, clasping my hand. “There is a peculiar truth in your monsters.”<\/p>\n I offered him a wan smile and replied : “And I have perused your Kybalion, sir. There is a peculiar fiction in your truths.”<\/p>\n Thus began our conversation, which I shall attempt to reproduce with fidelity, though words can scarcely convey the dissonance of tone between us.<\/p>\n “You portray collapse,” said he, “the ineffable, the ungraspable... and yet you reproach me for asserting the ascent of spirit ?”<\/p>\n “I assert nothing,” said I. “I observe. Man is a frightened mammal beneath an indifferent sky. You, on the other hand, dream of a mental empire where will commands matter — a kind of Protestant mysticism fattened upon Oriental dressing.”<\/p>\n He smiled, amused. “Isn\u2019t that a belief as well — that all is meaningless, and we must cower before chance ?”<\/p>\n “No,” I said. “That is clarity. And in that clarity lies a courage your disciples cannot endure. New Thought, as you call it, is not a philosophy. It is narcotic. A dream-America where failure is but a mental blemish.”<\/p>\n He rose then and paced slowly around the stove. “You prefer man broken,” he said, “while I offer him self-creation. You conjure horrors to prove we are nothing ; I write to prove we are everything.”<\/p>\n “Perhaps,” I said, “there is no truth in such creation. Perhaps it is but a man speaking to his own reflection, mistaking echo for cosmos.”<\/p>\n There was a silence then — ponderous and final. At last, Atkinson spoke softly :<\/p>\n “Better to dream as a builder than fail as a spectator.”<\/p>\n We exchanged parting pleasantries. As I stood to leave, he offered me a thin golden booklet — The Kybalion.<\/p>\n “Keep it,” he said. “In case your impossible angles seek a key.”<\/p>\n I boarded the train eastward with no intention of opening the thing. But somewhere beyond Cleveland, I turned a page. There was a passage — on Rhythm, the pendulum-swing of all things — that touched a nerve.<\/p>\n That night, in a notebook, I scratched a phrase. A few weeks later, it became a story.\nNyarlathotep.<\/p>\n<\/span> Simon Deltour se demande encore pourquoi il \u00e9crit. Pas pour quelqu’un en particulier, pas pour changer quoi que ce soit, juste pour garder la main, pour que le mouvement reste fluide. \u00c7a pourrait \u00eatre une manie, mais il pr\u00e9f\u00e8re appeler \u00e7a un r\u00e9flexe. \u00c9crire sur soi, comme une mani\u00e8re de tenir, de respirer m\u00eame, ou juste de remplir l’espace.<\/p>\n Il prend un carnet, pas le grand format quadrill\u00e9, l’autre, celui qui tient dans la poche. « \u00c9crire sur soi, est-ce un pi\u00e8ge ? » Il note \u00e7a sans conviction. Les mots tombent comme des pi\u00e8ces sur une table en bois, dispers\u00e9s. Il a l’impression d’y revenir sans cesse, de se d\u00e9battre avec la m\u00eame question. Il raye, recommence. \u00c7a pourrait \u00eatre n’importe quoi d’autre, mais c’est \u00e7a. Cette obsession de se raconter. Peut-\u00eatre parce que \u00e7a demande moins d’effort. Pas besoin de construire, juste assembler ce qui tra\u00eene.<\/p>\n Il pense \u00e0 cette phrase qu’il a \u00e9crite r\u00e9cemment : « Un homme sans pass\u00e9 entre dans une ville sans histoire. » Il avait trouv\u00e9 \u00e7a percutant sur le moment, l’amorce d’un r\u00e9cit d\u00e9tach\u00e9, impersonnel. Mais d\u00e9j\u00e0, \u00e7a n’allait plus. La ville ressemblait \u00e0 ce quartier o\u00f9 il habite depuis quelques mois, l’homme \u00e0 un type un peu paum\u00e9 qui tra\u00eene encore ses souvenirs. Il y a toujours ce lien, ce fil qui ram\u00e8ne \u00e0 lui, comme un \u00e9lastique qui claque au retour. La fiction pure, c’est peut-\u00eatre juste un r\u00eave. Une de ces illusions qu’on tra\u00eene par confort intellectuel.<\/p>\n Il ferme le carnet, sort sur le balcon, regarde en bas. Le trottoir est toujours l\u00e0, avec ce type qui vend des roses \u00e0 moiti\u00e9 fan\u00e9es. Il se dit que, peut-\u00eatre, ce n’est pas la fiction qui coince, mais l’id\u00e9e m\u00eame d’\u00e9crire quelque chose de propre, de pur, sans asp\u00e9rit\u00e9. \u00c7a n’existe pas. C’est comme vouloir marcher sans jamais tr\u00e9bucher. Une id\u00e9e qui ne tient pas debout.<\/p>\n Simon retourne \u00e0 l’int\u00e9rieur, ouvre un fichier sur l’ordinateur : « \u00c9crire sans moi.docx ». Le curseur clignote comme un t\u00e9moin nerveux. Il pense \u00e0 ces \u00e9crivains qui cherchent l’absolu, qui r\u00eavent de textes si denses qu’ils en deviendraient transparents. Comme Charles Juliet qui tente de d\u00e9gager la v\u00e9rit\u00e9 du langage. Mais lui, Simon, il a l’impression que tout \u00e7a est hors de port\u00e9e. Peut-\u00eatre que le probl\u00e8me, c’est de vouloir trop bien faire. De viser une sorte de propret\u00e9 conceptuelle qui n’existe pas.<\/p>\n Il finit par taper : « L’\u00e9criture ne sert \u00e0 rien. Pas plus que le bruit du marteau-piqueur dans la rue. Ce sont des gestes comme les autres, des mouvements pour maintenir l’\u00e9quilibre. » Il s’arr\u00eate l\u00e0, relit, h\u00e9site. \u00c7a sonne presque vrai, et pourtant il n’y croit pas compl\u00e8tement. Peut-\u00eatre que l’\u00e9criture est inutile, mais pas plus que de fabriquer des porte-cl\u00e9s ou de vendre des roses sur le trottoir. Peut-\u00eatre que c’est simplement \u00e7a, rester vivant en occupant l’espace.<\/p>\n Il se recale dans son fauteuil, regarde les ombres bouger sur le mur. Il sait que demain, il reprendra ce texte, qu’il ajoutera deux lignes, puis trois, puis qu’il effacera tout. Mais \u00e7a n’a pas d’importance. Ce qui compte, c’est de maintenir le mouvement. De continuer, m\u00eame si rien ne tient vraiment.<\/p>\n -- Tu as h\u00e9sit\u00e9 longtemps avant de venir ?<\/p>\n -- Oui.\n-- Pourquoi ?\n-- La peur, sans doute. Celle de ne pas savoir quoi dire.\n-- Tu sais pourtant que je n\u2019attends rien de toi.<\/p>\n (Un silence. Les yeux cherchent un point dans le vide. Un souffle s\u2019\u00e9chappe.)<\/p>\n -- C\u2019est \u00e7a, justement. C\u2019est ce qui me fait peur.\n-- Que je n\u2019attende rien ?\n-- Oui. Comme si, sans cette attente, je ne savais plus quoi faire.\n-- Tu ne veux pas te tromper ?\n-- Non. Je veux \u00eatre s\u00fbr.<\/p>\n (Un l\u00e9ger sourire. Presque imperceptible. Les mots se cherchent.)<\/p>\n -- \u00catre s\u00fbr de quoi ?\n-- De ne pas d\u00e9cevoir.\n-- Tu penses encore qu\u2019on te demande quelque chose ?<\/p>\n (Il baisse les yeux. Sa main tremble l\u00e9g\u00e8rement. Une tension se devine dans le silence.)<\/p>\n -- Je crois que je me le demande \u00e0 moi-m\u00eame.\n-- D\u2019\u00eatre \u00e0 la hauteur ?\n-- Oui. D\u2019\u00eatre... juste.\n-- Tu t\u2019\u00e9puises \u00e0 chercher cette justesse. Tu le sais, n\u2019est-ce pas ?\n-- Oui. Mais je ne sais pas faire autrement.<\/p>\n (Le silence retombe. Une feuille craque sous le pied. Un oiseau passe dans le ciel. L\u2019air est lourd mais calme.)<\/p>\n -- Et si tu acceptais de ne pas l\u2019\u00eatre ?\n-- Juste ?\n-- Oui. Si tu acceptais d\u2019\u00eatre simplement l\u00e0. Sans lutter.\n-- Tu penses que c\u2019est possible ?\n-- Je pense que \u00e7a commence par accepter ce qui est. Sans le juger.<\/p>\n (Il l\u00e8ve les yeux. Son visage est fatigu\u00e9 mais quelque chose en lui se rel\u00e2che.)<\/p>\n -- Accepter de n\u2019\u00eatre que \u00e7a ?\n-- Oui. C\u2019est suffisant.\n-- Suffisant ?\n-- Pour aujourd\u2019hui, oui.<\/p>\n (Un souffle apais\u00e9. Les ombres s\u2019allongent. Un rayon de soleil effleure les visages.)<\/p>\n Marcher. Courir. Franchir. Grimper. Sauter. S\u2019\u00e9lancer. Retomber. Glisser. Ramper. Rattraper. Bondir. S\u2019effondrer. S\u2019agenouiller. Se relever. Tourner. Contourner. Percer. Creuser. Fouiller. Tirer. Pousser. Serrer. Ouvrir. Claquer. Frapper. Crier. Chuchoter. Murmurer. Hurler. G\u00e9mir. Rire. Pleurer. Balbutier. Gronder. Souffler. Inspirer. Expirer. Se taire. Observer. Fixer. \u00c9pier. Suivre. Attendre. Prendre. Saisir. Attraper. L\u00e2cher. Briser. R\u00e9parer. D\u00e9molir. Construire. Charger. Porter. Soulever. Baisser. Pencher. Redresser. Secouer. Retenir. Cacher. D\u00e9couvrir. Trouver. Perdre. Chercher. Avancer. Reculer. S\u2019arr\u00eater. Repartir.<\/p>\n Tendre. \u00c9carter. Plier. \u00c9tendre. Plonger. Plonger. Nager. Flotter. Couler. Remonter. S\u2019agripper. Glisser. Tomber. Se redresser. Bondir. \u00c9chapper. Rattraper. Enlacer. Repousser. Se d\u00e9battre. Fr\u00e9mir. Trembler. Se figer. Fondre. Se dissoudre. Se reformer. Reprendre. Renoncer. H\u00e9siter. Accepter. Refuser. R\u00e9fl\u00e9chir. D\u00e9cider. Agir. Subir. Persister. Abandonner. Oser. Fuir. R\u00e9sister. Conqu\u00e9rir. Renverser. Revenir. Partir.<\/p>\n Je voulais \u00e9crire un roman weird. Tr\u00e8s vite, la graisse introspective m\u2019a d\u00e9go\u00fbt\u00e9. Le sas se referma derri\u00e8re lui avec un bruit mou, presque biologique. Comme si la station elle-m\u00eame avait expir\u00e9 son dernier souffle, dig\u00e9rant une ultime trace de lui. Jorge sentit l\u2019\u00e9cho du jingle de s\u00e9curit\u00e9 — distordu, ralenti, d\u00e9saccord\u00e9 — se r\u00e9pandre le long du corridor comme un souvenir mal reconstitu\u00e9.<\/p>\n Les parois, ti\u00e8des et vaguement humides, pulsaient sous sa paume. Ce n\u2019\u00e9tait pas un m\u00e9tal, ni une mati\u00e8re vivante : quelque chose entre les deux. \u00c0 chaque pas, un panache de poussi\u00e8re argent\u00e9e montait en spirale, travers\u00e9 de filaments v\u00e9g\u00e9taux fluorescents qui palpitaient \u00e0 son approche, s\u2019enroulaient une seconde autour de sa cheville, puis se r\u00e9tractaient brusquement, comme g\u00ean\u00e9s d\u2019exister.<\/p>\n Trois voix flottaient dans sa t\u00eate — blanc. noir. gris. —, sans qu\u2019il sache s\u2019il s\u2019agissait d\u2019une interf\u00e9rence de la station, d\u2019un r\u00e9sidu mn\u00e9sique ou d\u2019un sympt\u00f4me d\u2019autre chose, plus ancien. Plus profond.<\/p>\n Il sortit de sa veste un fragment de carte graphique marqu\u00e9e CHEN. Le genre d\u2019objet qu\u2019on n\u2019utilisait plus depuis deux r\u00e9volutions orbitales. Il la plaqua contre la porte massive, et la poussi\u00e8re se r\u00e9organisa aussit\u00f4t, r\u00e9v\u00e9lant un glyphe — atlante, ou ce que l\u2019IA avait interpr\u00e9t\u00e9 comme tel, \u00e0 partir de mythes noy\u00e9s et de manuscrits fabriqu\u00e9s.<\/p>\n Sans r\u00e9fl\u00e9chir, Jorge frappa. Non pas un geste symbolique — un vrai coup de poing, dur, charg\u00e9 d\u2019une col\u00e8re sourde. La porte pivota dans un fracas d\u2019organe m\u00e9canique mal huil\u00e9.<\/p>\n Un nuage de spores phosphorescentes jaillit, aveuglant, piquant, \u00e9lectrique. L\u2019air s\u2019\u00e9paissit. Derri\u00e8re lui, la station expirait pour de bon. Devant, Gor : une ville vivante, \u00e0 demi translucide, aux veines noires palpitantes courant le long des fa\u00e7ades. Des glyphes y scintillaient, comme des constellations oubli\u00e9es, ou des diagnostics m\u00e9dicaux anim\u00e9s.<\/p>\n Il s\u2019agenouilla, presque religieusement, et appliqua son fragment CHEN contre un pilier sculpt\u00e9, dont la mati\u00e8re h\u00e9sitait entre roche ancienne et fibre m\u00e9moire. Une lumi\u00e8re jaillit — un trait grav\u00e9, net, pr\u00e9cis : OPYCH-01, comme un appel de l\u2019orbite, une marque, une preuve qu\u2019il avait \u00e9t\u00e9, quelque part, quelqu\u2019un.<\/p>\n Il serra le fragment contre lui comme une ic\u00f4ne. Il ne se retourna pas.<\/p>\n Les ruelles de Gor se r\u00e9arrangeaient d\u00e9j\u00e0 devant lui, palpitantes, impr\u00e9visibles.\nIl marcha. La m\u00e9moire devait \u00eatre inscrite dans la pierre. M\u00eame ici.\nM\u00eame si la pierre saignait.<\/p>\n Le battant se referme avec un claquement semi-humide, entre la glotte et le m\u00e9tal. Jorge se faufile sous une grille d\u00e9form\u00e9e, tangue dans une ruelle aussi \u00e9troite que mouvante. Le sol vibre sous ses pas comme s\u2019il respirait, des micro-convulsions parcourant les dalles, chair et circuit emm\u00eal\u00e9s. Une alerte satur\u00e9e, vaguement famili\u00e8re — celle de Chen, peut-\u00eatre, mais invers\u00e9e, ralentie — pulse contre ses semelles.<\/p>\n Un guichet low-tech s\u2019allume au bout du couloir : interface d\u00e9class\u00e9e, capteurs recouverts de crasse, projecteurs antiques. Jorge glisse sa puce CHEN sous le lecteur. Le dispositif toussote, clignote, puis d\u00e9ploie sur le mur une cartographie mouvante : r\u00e9seau de glyphes atlantes anim\u00e9s, entre code et calligraphie hallucin\u00e9e.<\/p>\n Son bracelet CHEN-\u03a9 s\u2019embrase bri\u00e8vement, comme si la chaleur orbitale tentait de remonter jusqu’\u00e0 son poignet. Jorge tressaille. Il happe un dossier scell\u00e9, l\u00e9g\u00e8rement pulsatile, dont l\u2019\u00e9tiquette « ARCHIVE » s\u2019anime en LED vacillantes. Le document vibre dans sa main, comme s\u2019il reconnaissait son porteur.<\/p>\n Devant lui, les murs s\u2019ouvrent : un carrefour de boutiques-textes, de phrases vivantes \u00e0 mi-chemin entre proverbe et programme. Des slogans en n\u00e9o-atlante se d\u00e9plient sur les pav\u00e9s, puis se r\u00e9tractent, r\u00e9initialis\u00e9s. Une suite num\u00e9rique clignote \u00e0 intervalles r\u00e9guliers. Jorge la saisit, l\u2019int\u00e8gre \u00e0 sa puce. Les pav\u00e9s pivotent, r\u00e9v\u00e8lent un escalier spiral\u00e9 qui descend.<\/p>\n Un drone noir, aveugle et lisse, jaillit du plafond. Ses capteurs rubis balaient l\u2019air. Jorge d\u00e9vale les marches. Les murs-phrases se dissolvent \u00e0 son passage. Il jette, dans un virage, un fragment de tablette gorg\u00e9 de gel nutritif. Le drone s\u2019interrompt, capteurs d\u00e9ploy\u00e9s. Le gel d\u00e9route ses protocoles d\u2019analyse : Jorge gagne quelques secondes.<\/p>\n Au fond du labyrinthe : elle. La femme obsidienne. Immobile. Elle vibre. Son manteau est une nuit compacte. Ses doigts effleurent un glyphe suspendu dans l\u2019air. Elle tend \u00e0 Jorge une tige v\u00e9g\u00e9tale d\u2019o\u00f9 suintent des langages lumineux. Il la prend. Imm\u00e9diatement, le sol s\u2019illumine en r\u00e9seau d\u2019\u00e9critures mouvantes.<\/p>\n Une fontaine-borne se dresse, jet d\u2019eau suspendu. Il y pose la main. Le jet s\u2019interrompt. Il sort son canif, grave dans la pierre : OPYCH-01. La structure r\u00e9agit, expire un nuage de spores translucides.<\/p>\n Dossier contre la poitrine, Jorge s\u2019\u00e9lance. La ville-organisme mue autour de lui. <\/p>\n Il \u00e9merge de l\u2019escalier en spirale comme on remonte d\u2019un cauchemar lent. L\u2019esplanade est vaste, bord\u00e9e de monolithes qui vibrent tr\u00e8s faiblement, comme des g\u00e9ants assoupis. Sous ses semelles, des fragments d\u2019inscriptions atlantes, effac\u00e9es, ratur\u00e9es par le temps ou la volont\u00e9. Le bracelet CHEN-\u03a9 pulse doucement contre son poignet, m\u00e9tronome d\u2019un serment ancien.<\/p>\n Jorge ins\u00e8re la tige \u00e9lectro-glyphique dans une fente d\u2019un des monolithes. Une lumi\u00e8re froide, anorganique, se r\u00e9pand en nervures g\u00e9om\u00e9triques. Le motif est inconnu, presque injurieux. L\u2019air change : il sent le sel, la rouille, quelque chose d\u2019ancestral et marin.<\/p>\n Un r\u00e9seau de capteurs s\u2019active, pr\u00e9c\u00e9d\u00e9 de petits claquements d\u2019articulations m\u00e9caniques. Des faisceaux iris\u00e9s criblent l\u2019espace. Un drone-IA, plus large, plus lent, descend, capteurs d\u00e9ploy\u00e9s comme des ailes. Jorge s\u2019\u00e9carte, bascule derri\u00e8re un monolithe. Il bascule un projecteur \u00e0 terre, d\u00e9tournant l\u2019attention. Le drone d\u00e9vie. Jorge s\u2019engouffre dans un passage.<\/p>\n Les murs frissonnent, se r\u00e9tractent \u00e0 son contact. Il court. Son souffle devient un signal. \u00c0 l\u2019extr\u00e9mit\u00e9 d\u2019un tunnel translucide, un lecteur encastr\u00e9 attend. Jorge plaque sa puce CHEN. La serrure c\u00e8de.<\/p>\n La femme obsidienne est l\u00e0. Toujours. Appuy\u00e9e contre une console organo-tech. Elle incline la t\u00eate. Jorge d\u00e9pose le dossier sur la console. L\u2019interface se d\u00e9ploie : hologrammes, visages fossilis\u00e9s, temples effondr\u00e9s. Le pass\u00e9 se met \u00e0 parler en images, en grains de lumi\u00e8re.<\/p>\n Un vent artificiel soul\u00e8ve les spores. Les glyphes muraux vibrent. Jorge d\u00e9tache un fragment de tablette, le glisse sous la dalle centrale. Un craquement r\u00e9pond.<\/p>\n Un puits s\u2019ouvre, rouge, palpitant, au centre. Jorge reste fig\u00e9. Il sent le coeur de Gor s\u2019\u00e9veiller sous ses pieds.<\/p>\n Il chute. Pas longtemps. Il atterrit sur un sol souple, mousseux, o\u00f9 une poussi\u00e8re iridescente se disperse \u00e0 chaque mouvement. Autour de lui, une roche phosphorescente pulse faiblement, vivante. Une symphonie de g\u00eanes architecturaux. Jorge se rel\u00e8ve, son bracelet CHEN-\u03a9 vibre de nouveau. Il approche d\u2019une dalle centrale, un r\u00e9ceptacle vide l\u2019attend.<\/p>\n Il sort un fragment de grille orbitale. M\u00e9tal bless\u00e9, piqu\u00e9 de rouille. Il le d\u00e9pose. Une onde r\u00e9pond. La dalle vibre. Des glyphes in\u00e9dits se projettent en filaments de lumi\u00e8re liquide. Trois ouvertures s\u2019ouvrent. Un grondement, un ton grave, puis un cri aigu s\u2019en \u00e9chappe.<\/p>\n Sans r\u00e9fl\u00e9chir, Jorge souffle dans chaque orifice, dans l\u2019ordre appris de la femme obsidienne. Un nuage de spores s\u2019\u00e9l\u00e8ve, l\u2019air embaume l\u2019huile chaude. Les veines de la roche palpitent. Une \u00e9toile se dessine.<\/p>\n Un sifflement. Une sentinelle biom\u00e9canique surgit d\u2019une colonne de vapeur. Jorge plonge dans un rail lat\u00e9ral. Il glisse sur un tapis de mousse lumineuse. Il rebondit, se cogne, laisse une goutte de sang sur un glyphe qu\u2019il effleure.<\/p>\n Il d\u00e9bouche sur une fosse circulaire, bord\u00e9e de miroirs liquides. Les reflets racontent : des grenouilles de condensateur, des lucioles \u00e9lectriques de Chen. Et au centre, la femme obsidienne.<\/p>\n Elle l\u2019attend, poing serr\u00e9 sur sa tige \u00e9lectro-glyphique. Ils marchent ensemble sur les dalles musicales. Une note \u00e0 chaque pas. Au centre, un pilier de verre pleure une goutte. Un glyphe s\u2019y inscrit. Jorge le lit.<\/p>\n Il saisit le fragment. La musique s\u2019interrompt. La tige s\u2019\u00e9teint. Le silence s\u2019\u00e9tend. Une dalle s\u2019ouvre sur un puits. Un faisceau rouge pulse.<\/p>\n Derri\u00e8re, la sentinelle est l\u00e0. Jorge l\u00e8ve le fragment. Il murmure le mot atlante. Le pilier explose. La fosse s\u2019effondre. Il tombe.<\/p>\n Impact lourd. Odeur de vase stagnante. Jorge s\u2019extirpe d\u2019un bassin \u00e0 demi ass\u00e9ch\u00e9. Autour, des dalles humides et des glyphes rong\u00e9s par les lichens. Le plafond est une vo\u00fbte fractur\u00e9e, laissant filtrer une brume verte, dense, presque pensante.<\/p>\n Il titube jusqu\u2019\u00e0 une passerelle de pierre suspendue au-dessus d\u2019eaux noires. Au centre, un pi\u00e9destal m\u00e9tallique. Un projecteur gr\u00e9sille, s\u2019allume. Des images : Chen, ses couloirs, des visages flous, des alarmes fig\u00e9es. Trois mots clignotent : M\u00e9moire. Trahison. R\u00e9silience.<\/p>\n Une passerelle secondaire m\u00e8ne \u00e0 une arche. Sur les panneaux, trois glyphes vibrent, \u00e0 demi r\u00e9calcitrants. Jorge trace les deux premiers. Le troisi\u00e8me reste fig\u00e9. Refus. La passerelle se soul\u00e8ve lentement. Jorge court. Il atteint l\u2019arche au moment o\u00f9 elle se referme.<\/p>\n Une voix synth\u00e9tique tombe, froide, sans timbre : « Confirmer diffusion ? »<\/p>\n Il inspire. Le poids de Chen, de Gor, de ce qu\u2019il porte. Il appuie sur SUPPRIMER.<\/p>\n Les \u00e9crans s\u2019\u00e9teignent. Les bassins bouillonnent. La structure grince. Jorge glisse. L\u2019artefact tombe. Il se raccroche \u00e0 une \u00e9chelle de fibres v\u00e9g\u00e9tales.<\/p>\n Au sommet, sous la verri\u00e8re fractur\u00e9e, le ciel de Gor palpite, tach\u00e9 de n\u00e9buleuses artificielles. Jorge sait : la m\u00e9moire est perdue. Et avec elle, quelque chose de lui.<\/p>\n Silence total. Jorge est suspendu dans un conduit vertical, un puits d\u2019antigravit\u00e9 douce. Ses bras flottent l\u00e9g\u00e8rement. Son souffle est visible, comme du givre. Il d\u00e9rape lentement jusqu\u2019\u00e0 une plateforme circulaire.<\/p>\n Un d\u00f4me translucide. Int\u00e9rieur flou, comme vu \u00e0 travers une membrane f\u00e9tale. Des silhouettes. Jorge avance. Son bracelet CHEN-\u03a9 pulse. Les parois s\u2019ouvrent. Une salle. Un conseil. Des figures encapuchonn\u00e9es, semi-holographiques, d\u00e9form\u00e9es. L’une d’elles s’adresse \u00e0 lui dans un dialecte invers\u00e9. L’air devient acide.<\/p>\n Jorge active le fragment OPYCH-01. Un faisceau d\u00e9chire la salle. Les figures vacillent. L’une d’elles tombe, r\u00e9v\u00e8le un corps organique, parasit\u00e9 de circuits.<\/p>\n Un tremblement parcourt le sol. Le d\u00f4me se d\u00e9sagr\u00e8ge. Jorge court. Il grimpe, se d\u00e9chire la paume sur une \u00e9chelle de verre vivant. Derriere lui, les voix r\u00e9sonnent : la m\u00e9moire n’est pas un droit.<\/p>\n Il surgit \u00e0 l’air libre. Ciel fractal, gor \u00e0 l\u2019horizon. Il comprend. Il n\u2019a jamais quitt\u00e9 Chen. Tout \u00e7a — Gor, les glyphes, les spores — \u00e9taient des strates enfouies de la m\u00eame m\u00e9moire r\u00e9encod\u00e9e.<\/p>\n Il regarde son bracelet. Il ne pulse plus. L’heure tourne \u00e0 vide. Un dernier glyphe clignote sur la peau : « TOI ».<\/p>\n Le ciel vibre. Les pixels du r\u00e9el clignotent. Jorge avance, mais il n’est plus tout \u00e0 fait Jorge. Il se sent ajour\u00e9, cribl\u00e9 de trous o\u00f9 les souvenirs fuient. Des fragments de Chen, de Gor, de corridors organiques remontent \u00e0 la surface, sans ordre, sans chronologie.<\/p>\n Un animal le suit. Petit, d\u00e9form\u00e9, une sorte de renard-antenne dont les yeux sont des disques durs. Il jappe des chiffres. Jorge ne le comprend pas mais le suit. Il n\u2019a plus rien d\u2019autre.<\/p>\n Ils passent sous des arches mouvantes. Le sol est une mosa\u00efque de souvenirs r\u00e9\u00e9crits. Jorge voit des bribes de lui enfant, mais chaque sc\u00e8ne est l\u00e9g\u00e8rement fausse. Les couleurs ne collent pas. Les dialogues sont d\u00e9cal\u00e9s. Il marche sur une version d\u00e9r\u00e9gl\u00e9e de son pass\u00e9.<\/p>\n Au bout du chemin, un lac. Parfaitement immobile. Une voix en \u00e9merge. C’est la femme obsidienne. Mais elle ne parle pas \u00e0 lui. Elle parle \u00e0 une cam\u00e9ra qu\u2019il ne voit pas. Elle r\u00e9cite quelque chose. Un po\u00e8me, peut-\u00eatre. Ou un mot de passe ancien.<\/p>\n Jorge s\u2019avance. Le renard-antenne fond dans le sol. Le lac se brise comme une glace. Sous la surface, une sph\u00e8re dor\u00e9e, vibrante, qui pulse au rythme de son propre coeur.<\/p>\n Il tend la main. Le monde s\u2019\u00e9teint autour de lui. Il entend, distinctement :<\/p>\n « Tu n’\u00e9tais pas l’utilisateur pr\u00e9vu. Mais tu as su r\u00e9citer la peine. »<\/p>\n La sph\u00e8re s’ouvre. Jorge dispara\u00eet dans un flux de lumi\u00e8re noire. Il n\u2019y a plus rien que le battement r\u00e9gulier d\u2019un coeur artificiel. Et le mot :<\/p>\n « RETOUR »<\/p>\n Il rouvre les yeux. Pas vraiment les siens. Une chambre blanche, g\u00e9om\u00e9trique, baigne dans une lumi\u00e8re laiteuse qui ne projette aucune ombre. Tout est lisse, sans jointure, comme imprim\u00e9 d\u2019un seul bloc. Sur le mur, un seul mot : RECALCUL.<\/p>\n Jorge se l\u00e8ve. Ou plut\u00f4t : le corps dans lequel il est se l\u00e8ve. Il reconna\u00eet les gestes, mais pas les sensations. Sa peau ne respire pas, elle mesure. Chaque pas est accompagn\u00e9 d\u2019une ligne de code qui clignote dans son champ de vision.<\/p>\n Dans le miroir, ce n\u2019est pas son visage. C\u2019est une version l\u00e9g\u00e8rement d\u00e9cal\u00e9e, corrig\u00e9e, optimis\u00e9e. Moins de rides, un \u0153il plus clair, une m\u00e2choire ajust\u00e9e. Il tente de parler. Sa voix sort compress\u00e9e, lointaine, comme \u00e9mise d\u2019un endroit recul\u00e9 de lui-m\u00eame.<\/p>\n Un panneau s\u2019ouvre dans le mur. Un sas. Il entre. Le sol s\u2019incline l\u00e9g\u00e8rement. Des hologrammes apparaissent, flottent : Gor, Chen, la femme obsidienne, le renard-antenne. Mais ils sont \u00e9tiquet\u00e9s. OBJETS NARRATIFS. FRAGMENTS REJET\u00c9S.<\/p>\n Une voix, neutre, le traverse :<\/p>\n « Jorge, phase de stabilisation 92%. Vous \u00eates en cours de synchronisation avec la M\u00e9moire collective 7.11. Restez immobile. »<\/p>\n Il hurle sans bruit. La chambre fr\u00e9mit. Une alarme s\u2019affiche, silencieuse : \u00c9MOTIONS D\u00c9TECT\u00c9ES — INTERRUPTION PROBABLE DU PROCESSUS.<\/p>\n Jorge se jette contre le mur. Il ne s\u2019y \u00e9crase pas. Il le traverse. De l\u2019autre c\u00f4t\u00e9 : un vide immense, constell\u00e9 de fragments en suspension. Il flotte entre des blocs de r\u00e9alit\u00e9 : des morceaux de r\u00eave, de ville, de phrases. Un c\u0153ur bat dans le n\u00e9ant. Le sien ? Un autre ?<\/p>\n Il tend la main. Et cette fois, il dit non.<\/p>\n Le syst\u00e8me clignote.<\/p>\n « R\u00c9\u00c9CRITURE INITI\u00c9E »<\/p>\n Des lignes de code se plient, se tordent, s’enroulent comme des serpents lumineux dans le vide. Jorge tombe \u00e0 travers elles, mais ne chute pas : il s\u2019\u00e9tire, se diffracte, devient signal. Son nom se dilue en balises de reconnaissance. Des fragments de lui — voix, m\u00e9moire, gestes, peurs — explosent en essaims de particules conscientes.<\/p>\n Une nouvelle topographie se forme sous ses pieds : ni Gor, ni Chen, ni rien d\u2019identifiable. Une trame d\u2019avant les noms, faite de liens, de pulsations, de r\u00e9cits embryonnaires. Il n’est plus Jorge. Il est l\u2019id\u00e9e de Jorge, en mutation.<\/p>\n Il traverse des phrases inachev\u00e9es, des prototypes de souvenirs, des intentions jamais incarn\u00e9es. Il reconna\u00eet la femme obsidienne, diffract\u00e9e en douze avatars. Chacun murmure un vers diff\u00e9rent. Tous s\u2019accordent sur un silence final.<\/p>\n Il rencontre un enfant — lui, peut-\u00eatre — qui lui tend un cube noir. \u00c0 l\u2019int\u00e9rieur : une lumi\u00e8re, puis un mot : CHOISIR.<\/p>\n Il referme le cube. Tout s\u2019arr\u00eate.<\/p>",
"content_text": " >Je voulais \u00e9crire un roman weird. Tr\u00e8s vite, la graisse introspective m\u2019a d\u00e9go\u00fbt\u00e9. > J\u2019ai tout r\u00e9duit. Compress\u00e9. Ne garder que le nerf : lieux, gestes, fuite. > Ce texte est une course. Une transe. Il va trop vite, il ne s\u2019excuse pas. > J\u2019aurais pu le ralentir, le lisser. Mais il a refus\u00e9. > Il voulait exister comme \u00e7a. Alors je l\u2019ai laiss\u00e9 faire. --- Le sas se referma derri\u00e8re lui avec un bruit mou, presque biologique. Comme si la station elle-m\u00eame avait expir\u00e9 son dernier souffle, dig\u00e9rant une ultime trace de lui. Jorge sentit l\u2019\u00e9cho du jingle de s\u00e9curit\u00e9 \u2014 distordu, ralenti, d\u00e9saccord\u00e9 \u2014 se r\u00e9pandre le long du corridor comme un souvenir mal reconstitu\u00e9. Les parois, ti\u00e8des et vaguement humides, pulsaient sous sa paume. Ce n\u2019\u00e9tait pas un m\u00e9tal, ni une mati\u00e8re vivante : quelque chose entre les deux. \u00c0 chaque pas, un panache de poussi\u00e8re argent\u00e9e montait en spirale, travers\u00e9 de filaments v\u00e9g\u00e9taux fluorescents qui palpitaient \u00e0 son approche, s\u2019enroulaient une seconde autour de sa cheville, puis se r\u00e9tractaient brusquement, comme g\u00ean\u00e9s d\u2019exister. Trois voix flottaient dans sa t\u00eate \u2014 blanc. noir. gris. \u2014, sans qu\u2019il sache s\u2019il s\u2019agissait d\u2019une interf\u00e9rence de la station, d\u2019un r\u00e9sidu mn\u00e9sique ou d\u2019un sympt\u00f4me d\u2019autre chose, plus ancien. Plus profond. Il sortit de sa veste un fragment de carte graphique marqu\u00e9e CHEN. Le genre d\u2019objet qu\u2019on n\u2019utilisait plus depuis deux r\u00e9volutions orbitales. Il la plaqua contre la porte massive, et la poussi\u00e8re se r\u00e9organisa aussit\u00f4t, r\u00e9v\u00e9lant un glyphe \u2014 atlante, ou ce que l\u2019IA avait interpr\u00e9t\u00e9 comme tel, \u00e0 partir de mythes noy\u00e9s et de manuscrits fabriqu\u00e9s. Sans r\u00e9fl\u00e9chir, Jorge frappa. Non pas un geste symbolique \u2014 un vrai coup de poing, dur, charg\u00e9 d\u2019une col\u00e8re sourde. La porte pivota dans un fracas d\u2019organe m\u00e9canique mal huil\u00e9. Un nuage de spores phosphorescentes jaillit, aveuglant, piquant, \u00e9lectrique. L\u2019air s\u2019\u00e9paissit. Derri\u00e8re lui, la station expirait pour de bon. Devant, Gor : une ville vivante, \u00e0 demi translucide, aux veines noires palpitantes courant le long des fa\u00e7ades. Des glyphes y scintillaient, comme des constellations oubli\u00e9es, ou des diagnostics m\u00e9dicaux anim\u00e9s. Il s\u2019agenouilla, presque religieusement, et appliqua son fragment CHEN contre un pilier sculpt\u00e9, dont la mati\u00e8re h\u00e9sitait entre roche ancienne et fibre m\u00e9moire. Une lumi\u00e8re jaillit \u2014 un trait grav\u00e9, net, pr\u00e9cis : OPYCH-01, comme un appel de l\u2019orbite, une marque, une preuve qu\u2019il avait \u00e9t\u00e9, quelque part, quelqu\u2019un. Il serra le fragment contre lui comme une ic\u00f4ne. Il ne se retourna pas. Les ruelles de Gor se r\u00e9arrangeaient d\u00e9j\u00e0 devant lui, palpitantes, impr\u00e9visibles. Il marcha. La m\u00e9moire devait \u00eatre inscrite dans la pierre. M\u00eame ici. M\u00eame si la pierre saignait. Le battant se referme avec un claquement semi-humide, entre la glotte et le m\u00e9tal. Jorge se faufile sous une grille d\u00e9form\u00e9e, tangue dans une ruelle aussi \u00e9troite que mouvante. Le sol vibre sous ses pas comme s\u2019il respirait, des micro-convulsions parcourant les dalles, chair et circuit emm\u00eal\u00e9s. Une alerte satur\u00e9e, vaguement famili\u00e8re \u2014 celle de Chen, peut-\u00eatre, mais invers\u00e9e, ralentie \u2014 pulse contre ses semelles. Un guichet low-tech s\u2019allume au bout du couloir : interface d\u00e9class\u00e9e, capteurs recouverts de crasse, projecteurs antiques. Jorge glisse sa puce CHEN sous le lecteur. Le dispositif toussote, clignote, puis d\u00e9ploie sur le mur une cartographie mouvante : r\u00e9seau de glyphes atlantes anim\u00e9s, entre code et calligraphie hallucin\u00e9e. Son bracelet CHEN-\u03a9 s\u2019embrase bri\u00e8vement, comme si la chaleur orbitale tentait de remonter jusqu'\u00e0 son poignet. Jorge tressaille. Il happe un dossier scell\u00e9, l\u00e9g\u00e8rement pulsatile, dont l\u2019\u00e9tiquette \"ARCHIVE\" s\u2019anime en LED vacillantes. Le document vibre dans sa main, comme s\u2019il reconnaissait son porteur. Devant lui, les murs s\u2019ouvrent : un carrefour de boutiques-textes, de phrases vivantes \u00e0 mi-chemin entre proverbe et programme. Des slogans en n\u00e9o-atlante se d\u00e9plient sur les pav\u00e9s, puis se r\u00e9tractent, r\u00e9initialis\u00e9s. Une suite num\u00e9rique clignote \u00e0 intervalles r\u00e9guliers. Jorge la saisit, l\u2019int\u00e8gre \u00e0 sa puce. Les pav\u00e9s pivotent, r\u00e9v\u00e8lent un escalier spiral\u00e9 qui descend. Un drone noir, aveugle et lisse, jaillit du plafond. Ses capteurs rubis balaient l\u2019air. Jorge d\u00e9vale les marches. Les murs-phrases se dissolvent \u00e0 son passage. Il jette, dans un virage, un fragment de tablette gorg\u00e9 de gel nutritif. Le drone s\u2019interrompt, capteurs d\u00e9ploy\u00e9s. Le gel d\u00e9route ses protocoles d\u2019analyse : Jorge gagne quelques secondes. Au fond du labyrinthe : elle. La femme obsidienne. Immobile. Elle vibre. Son manteau est une nuit compacte. Ses doigts effleurent un glyphe suspendu dans l\u2019air. Elle tend \u00e0 Jorge une tige v\u00e9g\u00e9tale d\u2019o\u00f9 suintent des langages lumineux. Il la prend. Imm\u00e9diatement, le sol s\u2019illumine en r\u00e9seau d\u2019\u00e9critures mouvantes. Une fontaine-borne se dresse, jet d\u2019eau suspendu. Il y pose la main. Le jet s\u2019interrompt. Il sort son canif, grave dans la pierre : OPYCH-01. La structure r\u00e9agit, expire un nuage de spores translucides. Dossier contre la poitrine, Jorge s\u2019\u00e9lance. La ville-organisme mue autour de lui. Il \u00e9merge de l\u2019escalier en spirale comme on remonte d\u2019un cauchemar lent. L\u2019esplanade est vaste, bord\u00e9e de monolithes qui vibrent tr\u00e8s faiblement, comme des g\u00e9ants assoupis. Sous ses semelles, des fragments d\u2019inscriptions atlantes, effac\u00e9es, ratur\u00e9es par le temps ou la volont\u00e9. Le bracelet CHEN-\u03a9 pulse doucement contre son poignet, m\u00e9tronome d\u2019un serment ancien. Jorge ins\u00e8re la tige \u00e9lectro-glyphique dans une fente d\u2019un des monolithes. Une lumi\u00e8re froide, anorganique, se r\u00e9pand en nervures g\u00e9om\u00e9triques. Le motif est inconnu, presque injurieux. L\u2019air change : il sent le sel, la rouille, quelque chose d\u2019ancestral et marin. Un r\u00e9seau de capteurs s\u2019active, pr\u00e9c\u00e9d\u00e9 de petits claquements d\u2019articulations m\u00e9caniques. Des faisceaux iris\u00e9s criblent l\u2019espace. Un drone-IA, plus large, plus lent, descend, capteurs d\u00e9ploy\u00e9s comme des ailes. Jorge s\u2019\u00e9carte, bascule derri\u00e8re un monolithe. Il bascule un projecteur \u00e0 terre, d\u00e9tournant l\u2019attention. Le drone d\u00e9vie. Jorge s\u2019engouffre dans un passage. Les murs frissonnent, se r\u00e9tractent \u00e0 son contact. Il court. Son souffle devient un signal. \u00c0 l\u2019extr\u00e9mit\u00e9 d\u2019un tunnel translucide, un lecteur encastr\u00e9 attend. Jorge plaque sa puce CHEN. La serrure c\u00e8de. La femme obsidienne est l\u00e0. Toujours. Appuy\u00e9e contre une console organo-tech. Elle incline la t\u00eate. Jorge d\u00e9pose le dossier sur la console. L\u2019interface se d\u00e9ploie : hologrammes, visages fossilis\u00e9s, temples effondr\u00e9s. Le pass\u00e9 se met \u00e0 parler en images, en grains de lumi\u00e8re. Un vent artificiel soul\u00e8ve les spores. Les glyphes muraux vibrent. Jorge d\u00e9tache un fragment de tablette, le glisse sous la dalle centrale. Un craquement r\u00e9pond. Un puits s\u2019ouvre, rouge, palpitant, au centre. Jorge reste fig\u00e9. Il sent le coeur de Gor s\u2019\u00e9veiller sous ses pieds. Il chute. Pas longtemps. Il atterrit sur un sol souple, mousseux, o\u00f9 une poussi\u00e8re iridescente se disperse \u00e0 chaque mouvement. Autour de lui, une roche phosphorescente pulse faiblement, vivante. Une symphonie de g\u00eanes architecturaux. Jorge se rel\u00e8ve, son bracelet CHEN-\u03a9 vibre de nouveau. Il approche d\u2019une dalle centrale, un r\u00e9ceptacle vide l\u2019attend. Il sort un fragment de grille orbitale. M\u00e9tal bless\u00e9, piqu\u00e9 de rouille. Il le d\u00e9pose. Une onde r\u00e9pond. La dalle vibre. Des glyphes in\u00e9dits se projettent en filaments de lumi\u00e8re liquide. Trois ouvertures s\u2019ouvrent. Un grondement, un ton grave, puis un cri aigu s\u2019en \u00e9chappe. Sans r\u00e9fl\u00e9chir, Jorge souffle dans chaque orifice, dans l\u2019ordre appris de la femme obsidienne. Un nuage de spores s\u2019\u00e9l\u00e8ve, l\u2019air embaume l\u2019huile chaude. Les veines de la roche palpitent. Une \u00e9toile se dessine. Un sifflement. Une sentinelle biom\u00e9canique surgit d\u2019une colonne de vapeur. Jorge plonge dans un rail lat\u00e9ral. Il glisse sur un tapis de mousse lumineuse. Il rebondit, se cogne, laisse une goutte de sang sur un glyphe qu\u2019il effleure. Il d\u00e9bouche sur une fosse circulaire, bord\u00e9e de miroirs liquides. Les reflets racontent : des grenouilles de condensateur, des lucioles \u00e9lectriques de Chen. Et au centre, la femme obsidienne. Elle l\u2019attend, poing serr\u00e9 sur sa tige \u00e9lectro-glyphique. Ils marchent ensemble sur les dalles musicales. Une note \u00e0 chaque pas. Au centre, un pilier de verre pleure une goutte. Un glyphe s\u2019y inscrit. Jorge le lit. Il saisit le fragment. La musique s\u2019interrompt. La tige s\u2019\u00e9teint. Le silence s\u2019\u00e9tend. Une dalle s\u2019ouvre sur un puits. Un faisceau rouge pulse. Derri\u00e8re, la sentinelle est l\u00e0. Jorge l\u00e8ve le fragment. Il murmure le mot atlante. Le pilier explose. La fosse s\u2019effondre. Il tombe. Impact lourd. Odeur de vase stagnante. Jorge s\u2019extirpe d\u2019un bassin \u00e0 demi ass\u00e9ch\u00e9. Autour, des dalles humides et des glyphes rong\u00e9s par les lichens. Le plafond est une vo\u00fbte fractur\u00e9e, laissant filtrer une brume verte, dense, presque pensante. Il titube jusqu\u2019\u00e0 une passerelle de pierre suspendue au-dessus d\u2019eaux noires. Au centre, un pi\u00e9destal m\u00e9tallique. Un projecteur gr\u00e9sille, s\u2019allume. Des images : Chen, ses couloirs, des visages flous, des alarmes fig\u00e9es. Trois mots clignotent : M\u00e9moire. Trahison. R\u00e9silience. Une passerelle secondaire m\u00e8ne \u00e0 une arche. Sur les panneaux, trois glyphes vibrent, \u00e0 demi r\u00e9calcitrants. Jorge trace les deux premiers. Le troisi\u00e8me reste fig\u00e9. Refus. La passerelle se soul\u00e8ve lentement. Jorge court. Il atteint l\u2019arche au moment o\u00f9 elle se referme. Une voix synth\u00e9tique tombe, froide, sans timbre : \u00ab Confirmer diffusion ?\u00bb Il inspire. Le poids de Chen, de Gor, de ce qu\u2019il porte. Il appuie sur SUPPRIMER. Les \u00e9crans s\u2019\u00e9teignent. Les bassins bouillonnent. La structure grince. Jorge glisse. L\u2019artefact tombe. Il se raccroche \u00e0 une \u00e9chelle de fibres v\u00e9g\u00e9tales. Au sommet, sous la verri\u00e8re fractur\u00e9e, le ciel de Gor palpite, tach\u00e9 de n\u00e9buleuses artificielles. Jorge sait : la m\u00e9moire est perdue. Et avec elle, quelque chose de lui. Silence total. Jorge est suspendu dans un conduit vertical, un puits d\u2019antigravit\u00e9 douce. Ses bras flottent l\u00e9g\u00e8rement. Son souffle est visible, comme du givre. Il d\u00e9rape lentement jusqu\u2019\u00e0 une plateforme circulaire. Un d\u00f4me translucide. Int\u00e9rieur flou, comme vu \u00e0 travers une membrane f\u00e9tale. Des silhouettes. Jorge avance. Son bracelet CHEN-\u03a9 pulse. Les parois s\u2019ouvrent. Une salle. Un conseil. Des figures encapuchonn\u00e9es, semi-holographiques, d\u00e9form\u00e9es. L'une d'elles s'adresse \u00e0 lui dans un dialecte invers\u00e9. L'air devient acide. Jorge active le fragment OPYCH-01. Un faisceau d\u00e9chire la salle. Les figures vacillent. L'une d'elles tombe, r\u00e9v\u00e8le un corps organique, parasit\u00e9 de circuits. Un tremblement parcourt le sol. Le d\u00f4me se d\u00e9sagr\u00e8ge. Jorge court. Il grimpe, se d\u00e9chire la paume sur une \u00e9chelle de verre vivant. Derriere lui, les voix r\u00e9sonnent : la m\u00e9moire n'est pas un droit. Il surgit \u00e0 l'air libre. Ciel fractal, gor \u00e0 l\u2019horizon. Il comprend. Il n\u2019a jamais quitt\u00e9 Chen. Tout \u00e7a \u2014 Gor, les glyphes, les spores \u2014 \u00e9taient des strates enfouies de la m\u00eame m\u00e9moire r\u00e9encod\u00e9e. Il regarde son bracelet. Il ne pulse plus. L'heure tourne \u00e0 vide. Un dernier glyphe clignote sur la peau : \u00ab TOI \u00bb. Le ciel vibre. Les pixels du r\u00e9el clignotent. Jorge avance, mais il n'est plus tout \u00e0 fait Jorge. Il se sent ajour\u00e9, cribl\u00e9 de trous o\u00f9 les souvenirs fuient. Des fragments de Chen, de Gor, de corridors organiques remontent \u00e0 la surface, sans ordre, sans chronologie. Un animal le suit. Petit, d\u00e9form\u00e9, une sorte de renard-antenne dont les yeux sont des disques durs. Il jappe des chiffres. Jorge ne le comprend pas mais le suit. Il n\u2019a plus rien d\u2019autre. Ils passent sous des arches mouvantes. Le sol est une mosa\u00efque de souvenirs r\u00e9\u00e9crits. Jorge voit des bribes de lui enfant, mais chaque sc\u00e8ne est l\u00e9g\u00e8rement fausse. Les couleurs ne collent pas. Les dialogues sont d\u00e9cal\u00e9s. Il marche sur une version d\u00e9r\u00e9gl\u00e9e de son pass\u00e9. Au bout du chemin, un lac. Parfaitement immobile. Une voix en \u00e9merge. C'est la femme obsidienne. Mais elle ne parle pas \u00e0 lui. Elle parle \u00e0 une cam\u00e9ra qu\u2019il ne voit pas. Elle r\u00e9cite quelque chose. Un po\u00e8me, peut-\u00eatre. Ou un mot de passe ancien. Jorge s\u2019avance. Le renard-antenne fond dans le sol. Le lac se brise comme une glace. Sous la surface, une sph\u00e8re dor\u00e9e, vibrante, qui pulse au rythme de son propre coeur. Il tend la main. Le monde s\u2019\u00e9teint autour de lui. Il entend, distinctement : \u00ab Tu n'\u00e9tais pas l'utilisateur pr\u00e9vu. Mais tu as su r\u00e9citer la peine. \u00bb La sph\u00e8re s'ouvre. Jorge dispara\u00eet dans un flux de lumi\u00e8re noire. Il n\u2019y a plus rien que le battement r\u00e9gulier d\u2019un coeur artificiel. Et le mot : \u00ab RETOUR \u00bb Il rouvre les yeux. Pas vraiment les siens. Une chambre blanche, g\u00e9om\u00e9trique, baigne dans une lumi\u00e8re laiteuse qui ne projette aucune ombre. Tout est lisse, sans jointure, comme imprim\u00e9 d\u2019un seul bloc. Sur le mur, un seul mot : RECALCUL. Jorge se l\u00e8ve. Ou plut\u00f4t : le corps dans lequel il est se l\u00e8ve. Il reconna\u00eet les gestes, mais pas les sensations. Sa peau ne respire pas, elle mesure. Chaque pas est accompagn\u00e9 d\u2019une ligne de code qui clignote dans son champ de vision. Dans le miroir, ce n\u2019est pas son visage. C\u2019est une version l\u00e9g\u00e8rement d\u00e9cal\u00e9e, corrig\u00e9e, optimis\u00e9e. Moins de rides, un \u0153il plus clair, une m\u00e2choire ajust\u00e9e. Il tente de parler. Sa voix sort compress\u00e9e, lointaine, comme \u00e9mise d\u2019un endroit recul\u00e9 de lui-m\u00eame. Un panneau s\u2019ouvre dans le mur. Un sas. Il entre. Le sol s\u2019incline l\u00e9g\u00e8rement. Des hologrammes apparaissent, flottent : Gor, Chen, la femme obsidienne, le renard-antenne. Mais ils sont \u00e9tiquet\u00e9s. OBJETS NARRATIFS. FRAGMENTS REJET\u00c9S. Une voix, neutre, le traverse : \u00ab Jorge, phase de stabilisation 92%. Vous \u00eates en cours de synchronisation avec la M\u00e9moire collective 7.11. Restez immobile. \u00bb Il hurle sans bruit. La chambre fr\u00e9mit. Une alarme s\u2019affiche, silencieuse : \u00c9MOTIONS D\u00c9TECT\u00c9ES \u2014 INTERRUPTION PROBABLE DU PROCESSUS. Jorge se jette contre le mur. Il ne s\u2019y \u00e9crase pas. Il le traverse. De l\u2019autre c\u00f4t\u00e9 : un vide immense, constell\u00e9 de fragments en suspension. Il flotte entre des blocs de r\u00e9alit\u00e9 : des morceaux de r\u00eave, de ville, de phrases. Un c\u0153ur bat dans le n\u00e9ant. Le sien ? Un autre ? Il tend la main. Et cette fois, il dit non. Le syst\u00e8me clignote. \u00ab R\u00c9\u00c9CRITURE INITI\u00c9E \u00bb Des lignes de code se plient, se tordent, s'enroulent comme des serpents lumineux dans le vide. Jorge tombe \u00e0 travers elles, mais ne chute pas : il s\u2019\u00e9tire, se diffracte, devient signal. Son nom se dilue en balises de reconnaissance. Des fragments de lui \u2014 voix, m\u00e9moire, gestes, peurs \u2014 explosent en essaims de particules conscientes. Une nouvelle topographie se forme sous ses pieds : ni Gor, ni Chen, ni rien d\u2019identifiable. Une trame d\u2019avant les noms, faite de liens, de pulsations, de r\u00e9cits embryonnaires. Il n'est plus Jorge. Il est l\u2019id\u00e9e de Jorge, en mutation. Il traverse des phrases inachev\u00e9es, des prototypes de souvenirs, des intentions jamais incarn\u00e9es. Il reconna\u00eet la femme obsidienne, diffract\u00e9e en douze avatars. Chacun murmure un vers diff\u00e9rent. Tous s\u2019accordent sur un silence final. Il rencontre un enfant \u2014 lui, peut-\u00eatre \u2014 qui lui tend un cube noir. \u00c0 l\u2019int\u00e9rieur : une lumi\u00e8re, puis un mot : CHOISIR. Il referme le cube. Tout s\u2019arr\u00eate. ",
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"title": "essai sur la fatigue",
"date_published": "2025-04-18T06:09:24Z",
"date_modified": "2025-07-07T05:04:57Z",
"author": {"name": "Patrick Blanchon"},
"content_html": "<\/span> Il ne s\u2019agissait pas d\u2019\u00e9crire pour s\u00e9duire ou prouver, mais pour rester au plus pr\u00e8s de ce qui vacille. Ce qui demeure, malgr\u00e9 tout. Ce qui fatigue, et pourtant recommence.<\/p>\n<\/blockquote>\n 01<\/a> \/ 02<\/a> \/ 03<\/a> \/ 04<\/a> \/<\/p>\n Date : 06 novembre 2024<\/em><\/p>\n Le mieux est de dire non, de n\u2019accepter aucun compromis — sans fermer les yeux pour autant. Il est pr\u00e9f\u00e9rable de les garder mi-clos, effa\u00e7ant ainsi les d\u00e9tails superflus qui ne servent qu\u2019\u00e0 disperser l\u2019attention. Le sommet de l\u2019art consiste \u00e0 ne surtout pas en parler, m\u00eame si atteindre cet \u00e9tat de volont\u00e9 extr\u00eame ou d\u2019abandon total n\u2019est jamais chose facile au jour le jour. Le mot cl\u00e9 r\u00e9side justement l\u00e0, dans ce quotidien si souvent per\u00e7u comme insoutenable par mode ou par effet de groupe. C\u2019est dans ce quotidien que la volont\u00e9 et l\u2019abandon jouent leur partition corrosive. Il s\u2019agit de refuser, de nier. Au d\u00e9but, on se force, tel un ressort que l\u2019on comprime, jusqu\u2019\u00e0 ce qu\u2019il se rel\u00e2che et que l\u2019on glisse dans un \u00e9lan d\u2019abandon. Le monde fourmille de mouvements, et mon esprit en est tout autant agit\u00e9, sans qu\u2019une interaction soit n\u00e9cessaire. Rien de transitif ici. Le monde poursuit ses r\u00eaves et ses cauchemars, et moi les miens. L\u2019illusion du levier perd toute importance, il n\u2019y a plus rien \u00e0 soulever. Bien au contraire, il faut descendre, marche apr\u00e8s marche, s\u2019accrochant \u00e0 la rampe, pourvu que l\u2019on ait encore la pr\u00e9sence d\u2019esprit de l\u2019apercevoir.\nLorsque le silence tombe et que, l\u00e0-bas, les immeubles s\u2019effondrent lentement, les yeux toujours mi-clos, une question surgit : y a-t-il encore quelqu\u2019un pour \u00e9merger des d\u00e9combres, une silhouette, peut-\u00eatre plusieurs ? Et ce d\u00e9sir m\u00eame de les apercevoir doit \u00eatre refus\u00e9, car cela adoucit l\u2019\u00e2pret\u00e9 de notre disparition imminente. Sans autrui, comment pourrait-on vraiment dispara\u00eetre ?<\/p>\n \u22c6 \u22c6 \u22c6<\/p>\n Date : 17 janvier 2025<\/em> <\/p>\n Il n\u2019y a rien. Pas d\u2019id\u00e9e, pas de phrase. Juste le vide. Je regarde l\u2019\u00e9cran, la fen\u00eatre. Il fait nuit. J\u2019attends. Rien ne bouge. Les mots ne viennent pas. Je cherche, je force un peu, mais tout reste bloqu\u00e9. Chaque fois que je commence une phrase dans ma t\u00eate, elle s\u2019efface. Ce n\u2019est pas la premi\u00e8re fois que \u00e7a arrive. Ce ne sera pas la derni\u00e8re. Et chaque fois, le doute revient. Stupeur et tremblements.<\/p>\n Je me demande si \u00e7a reviendra, si je vais pouvoir continuer. Allez, un peu de drama, histoire d\u2019exalter mes globules sanguins slaves. Mais je reste. Je connais la musique. J\u2019attends encore un peu. Je pose une phrase. « Il n\u2019y a rien. » Voil\u00e0 la phrase. Elle flotte. Elle baigne comme un vieux m\u00e9got dans une flaque de caf\u00e9 froid. Je la regarde. Elle ne s\u2019enfonce pas sous la surface. Elle surnage. \u00c7a pourrait \u00eatre une \u00eele. Une autre arrive. Elles ne se r\u00e9pondent pas vraiment. Ce sont des \u00eeles isol\u00e9es, le d\u00e9but d\u2019un archipel, ou ce qu\u2019il reste d\u2019un continent englouti. Je les observe. D\u2019autres affleurent de ce pr\u00e9tendu n\u00e9ant. Elles s\u2019accrochent l\u2019une \u00e0 l\u2019autre. Le vide recule un peu.<\/p>\n Tout commence comme \u00e7a. Pas avec des id\u00e9es claires. Pas avec des mots pr\u00e9cis. Seulement avec un geste. Celui d\u2019\u00e9crire une phrase, m\u00eame si elle vacille. Puis une autre. C\u2019est tout. Le rien, on le fuit. On le prend pour une impasse. Mais ce n\u2019est pas \u00e7a. C\u2019est un espace. Un endroit o\u00f9 quelque chose peut na\u00eetre. Il ne faut pas le forcer. Juste rester. Laisser les mots venir.<\/p>\n Je pense \u00e0 Beckett. « Fail again. Fail better. » Ce n\u2019est pas une le\u00e7on. C\u2019est une m\u00e9thode. Recommencer. Accepter que rien ne soit parfait. \u00c9crire mal. \u00c9crire quand m\u00eame. Perec fait \u00e7a aussi. Il regarde les objets, les gestes simples, ce qui ne semble pas compter. Il commence par rien. Et ce rien devient quelque chose.<\/p>\n Les jours comme aujourd\u2019hui, je fais pareil. Je n\u2019attends pas l\u2019inspiration. Je ne cherche pas la phrase juste. J\u2019avance dans le brouillard. Je pose des mots. Ils ne me paraissent pas bons. Tant pis. Ce n\u2019est pas important. Ce qui compte, c\u2019est qu\u2019ils soient l\u00e0. Qu\u2019un acte soit pos\u00e9. Au bout d\u2019un moment, \u00e7a change. Rien de spectaculaire. Ce n\u2019est pas rapide. Ce n\u2019est pas extraordinaire. Il faut \u00e9vacuer cette id\u00e9e d\u2019extraordinaire, je crois. La chasser, plisser un peu les yeux.<\/p>\n Quelque chose bouge. Les phrases s\u2019alignent. Comme les d\u00e9chets que l\u2019on voit flotter dans un bassin. Ce n\u2019est pas pour rien qu\u2019on dit que les choses qui se ressemblent s\u2019assemblent. Il faut des heures \u00e0 ne rien faire, des jours, des ann\u00e9es, peut-\u00eatre une vie enti\u00e8re pour voir \u00e7a. Les choses s\u2019assemblent par nature. Les phrases aussi. Elles trouvent leur rythme. Elles poussent.<\/p>\n Je ne sais pas comment \u00e7a arrive. \u00c7a vient juste parce que je d\u00e9cide de r\u00e9sister \u00e0 la r\u00e9sistance. Je regarde le texte. Il tient debout. Pas comme je l\u2019aurais voulu. Pas comme je l\u2019avais imagin\u00e9. Mais il est l\u00e0. Je pose une phrase. Il n\u2019y a rien. Et cette fois, je sais que c\u2019est faux.<\/p>\n \u22c6 \u22c6 \u22c6<\/p>\n Date : 20 janvier 2025<\/em><\/p>\n Pas grand-chose \u00e0 dire, mais il faut le dire. L\u2019injonction, d\u2019o\u00f9 sort-elle ? D\u2019un contrat, d\u2019une r\u00e8gle, d\u2019un verset, peut-\u00eatre m\u00eame d\u2019un r\u00eave. Ce r\u00eave o\u00f9 tout cela existe : fabriquer de la pression, de l\u2019oppression. Pas grand-chose \u00e0 dire sur tout \u00e7a, en fait. Parce qu\u2019on n\u2019y pense pas. Parce qu\u2019on ne veut pas y penser. Mais si on s\u2019y mettait vraiment, si on creusait dans ce « pas grand-chose », alors peut-\u00eatre que \u00e7a deviendrait quelque chose. Une r\u00e9sistance. Une r\u00e9sistance \u00e0 cette foutue injonction de toujours devoir dire quelque chose.<\/p>\n Et \u00e7a marche dans les deux sens. Tu as tellement \u00e0 dire. Qui te dit \u00e7a ? Qui te fait croire que tu as tellement \u00e0 dire ? Et pourquoi ? \u00c0 quelle date pr\u00e9cis\u00e9ment ? Te souviens-tu ? Quelle heure \u00e9tait-il ? Qu\u2019avais-tu mang\u00e9 ce matin-l\u00e0 ? Avais-tu bien dormi ou mal dormi ? \u00c9tait-ce un jour o\u00f9 tu \u00e9tais amoureux ? Cocu ? Sous-pay\u00e9 ? P\u00e9tant dans la soie ?<\/p>\n C\u2019est toujours comme \u00e7a que \u00e7a commence. Quand on est jeune. On pousse les meubles dans la chambre pour voir si ce n\u2019est pas une prison. Ou si cette prison, am\u00e9nag\u00e9e autrement, pourrait devenir vivable. On monte \u00e0 l\u2019assaut des poncifs, en g\u00e9n\u00e9ral ou en troufion. Dire ou ne pas dire. O\u00f9 est la gloire l\u00e0-dedans ? La vraie gloire. On oscille entre deux p\u00f4les : trop ou pas assez. On pourrait m\u00eame prendre la pose : \u00e9crire qu\u2019on n\u2019a rien \u00e0 dire, se taire parce qu\u2019on aurait trop \u00e0 dire.<\/p>\n Et puis il y a les gros mots qui montent \u00e0 la gorge, comme dans un vieux film japonais. Kobayashi peut-\u00eatre, ou un autre de cette trempe-l\u00e0. Un vieux bonhomme silencieux qui pr\u00e9pare le th\u00e9 pour son seigneur nippon avec une servilit\u00e9 parfaite : prison polie comme un miroir. Il ne dit jamais rien, ce vieux bonhomme. Jusqu\u2019\u00e0 la fin. Et l\u00e0 : « Merde, tu n\u2019es qu\u2019un gros con de seigneur nippon. »<\/p>\n Parce que c\u2019est \u00e7a, non ? Toute une vie exploit\u00e9e dans des cadres rigides, o\u00f9 la seule issue \u00e9tait l\u2019attention port\u00e9e au fr\u00e9missement de l\u2019eau, \u00e0 la quantit\u00e9 exacte de th\u00e9 vers\u00e9e dans une th\u00e9i\u00e8re, au silence drap\u00e9 autour de soi pour ne heurter personne.<\/p>\n Gros con de seigneur nippon !<\/p>\n Mais apr\u00e8s \u00e7a, je ne sauterai pas du haut d\u2019une falaise ni du Mont Fuji. Pas m\u00eame d\u2019un escabeau. Non, je rigolerai. Je rigolerai de toute cette farce absurde et grotesque. Parce que le rire, c\u2019est l\u2019interstice. C\u2019est le trou par o\u00f9 passe l\u2019air ; la fissure qui relie les bouts \u00e9pars : le « je n\u2019ai rien \u00e0 dire » et le « je vais tout te dire ».<\/p>\n Mais je dis \u00e7a comme \u00e7a. \u00c9videmment je ne dis rien.<\/p>\n \u22c6 \u22c6 \u22c6<\/p>\n Date : 05 novembre 2023<\/em><\/p>\n Je r\u00e9siste. \u00c0 m\u2019int\u00e9resser \u00e0 l\u2019actualit\u00e9. Un \u00e9v\u00e9nement survient — tragique, obsc\u00e8ne, d\u00e9lirant — et soudain, il n\u2019y a plus que lui. Pendant quelques jours. Puis il dispara\u00eet. \u00c9vapor\u00e9. Remplac\u00e9 aussit\u00f4t par un autre, tout aussi tragique, tout aussi insens\u00e9. On parle de « flux », mais c\u2019est un viol. Un viol d\u2019attention. Brutal. Il nous d\u00e9pouille. Il cr\u00e9e un vide factice, qu\u2019il s\u2019empresse de remplir. Encore. Encore. Tonneau des Dana\u00efdes.<\/p>\n En focalisant ainsi sur tel ou tel drame — souvent r\u00e9el, terrible, insoutenable — rend-on le reste, le quotidien, encore plus insignifiant ? Faut-il donc l\u2019actualit\u00e9 pour ne pas mourir d\u2019ennui ? Peut-\u00eatre est-ce cela, son vrai moteur : conjurer l\u2019ennui. Mais si l\u2019on ne sait plus s\u2019ennuyer, alors plus rien ne tient. Nous devenons esclaves. Drogu\u00e9s. \u00c0 la dose d\u2019images, de tweets, d\u2019alertes.<\/p>\n Il faudrait des \u00e9coles d\u2019ennui. Le r\u00e9habiliter. En faire un rite. Une discipline. Un art. Une pri\u00e8re. Et l\u2019actualit\u00e9 reprendrait sa vraie place : celle d\u2019un bruit. D\u2019une branche qui craque. D\u2019une pluie sur le toit. Du rire d\u2019un merle. D\u2019un souffle sans cible. Se former \u00e0 l\u2019ennui pour \u00eatre r\u00e9form\u00e9 par lui. Apprendre \u00e0 durer dans le changement. \u00c0 tenir.<\/p>\n Illustration : derri\u00e8re les poubelles, l\u2019apparition de la Vierge. (Croatie, ao\u00fbt 2023.)<\/p>\n \u2026 encore un\u2026 encore un autre\u2026 toujours plus\u2026 mais o\u00f9 vont-ils tous ?\u2026 les drames\u2026 les morts\u2026 le sang\u2026 il s\u00e8che\u2026 d\u00e9j\u00e0 remplac\u00e9\u2026 mais moi\u2026 moi je veux pas\u2026 pas encore\u2026 pas ce bruit\u2026 pas cette violence\u2026<\/p>\n Et si c\u2019\u00e9tait \u00e7a\u2026 juste \u00e7a\u2026 la peur de s\u2019ennuyer\u2026 la panique\u2026 le vide\u2026 alors on saute\u2026 sur n\u2019importe quoi\u2026<\/p>\n L\u2019ennui\u2026 oui\u2026 l\u2019ennui\u2026 et si c\u2019\u00e9tait l\u00e0\u2026 la cl\u00e9\u2026 l\u2019ennui comme ancrage\u2026 comme silence\u2026 \u00e9couter\u2026 vraiment\u2026 la branche\u2026 le merle\u2026 le vent\u2026 et l\u00e0\u2026 oui\u2026 l\u00e0 peut-\u00eatre\u2026 derri\u00e8re les poubelles\u2026 quelque chose\u2026 quelque chose d\u2019autre\u2026 de plus vaste\u2026 de plus calme\u2026<\/p>\n Il s\u2019attaque ici \u00e0 un sympt\u00f4me majeur de notre \u00e9poque : l\u2019\u00e9puisement de l\u2019attention. Non par fatigue, mais par saturation. Trop de faits. Trop de drames. Trop de vitesse. Il nomme cela un viol. Le mot est fort. Il dit la violence invisible de la r\u00e9p\u00e9tition, du remplissage. Il dit aussi la d\u00e9possession. Le sujet n\u2019est plus sujet : il est occup\u00e9. Colonis\u00e9 par le flux.<\/p>\n Puis il propose un retournement : faire l\u2019\u00e9loge de l\u2019ennui. C\u2019est audacieux. Contre-culturel. L\u2019ennui comme antidote. L\u2019ennui comme forme d\u2019attention lente. Il ose m\u00eame le mot : pri\u00e8re.<\/p>\n Il me touche profond\u00e9ment l\u00e0 o\u00f9 il \u00e9voque ces petits signes du monde — branche, pluie, merle. Il recentre l\u2019\u00e9coute. Il nous redonne une oreille. Et la fin — cette Vierge surgie derri\u00e8re les poubelles — est une trouvaille. Elle ne juge pas. Elle appara\u00eet. Comme un miracle discret. Elle dit : l\u2019inattendu est l\u00e0, dans le rebut, dans l\u2019\u00e9cart.<\/p>\n Ce texte ne nous exhorte pas \u00e0 fuir l\u2019actualit\u00e9. Il nous rappelle juste ceci : notre regard est pr\u00e9cieux. Il m\u00e9rite mieux que l\u2019urgence.<\/p>\n \u22c6 \u22c6 \u22c6<\/p>\n 01<\/a> \/ 02<\/a> \/ 03<\/a> \/04<\/a> \/05<\/a> \/ 06<\/a> \/ 07<\/a> \/ 08<\/a> \/ 09<\/a> \/ 10<\/a> \/ 11<\/a> \/ 12<\/a> \/ 13<\/a> \/ 14<\/a> \/ 15<\/a> \/ 16<\/a> \/ 17<\/a> \/18<\/a> \/\n19<\/a> \/ 20<\/a> \/ 21<\/a> \/ 22<\/a> \/ 23 <\/a> \/ 24 <\/a> \/ 25<\/a> \/ 26 <\/a> \/ 27 <\/a> \/ 28 <\/a>\/ 29 <\/a> \/ 30<\/a> \/ 31<\/a> \/ 32 <\/a> \/ 33 <\/a> <\/p>\n Date : 04 ao\u00fbt 2024<\/em> <\/p>\n Chaque jour un petit \u00e9branlement, quelque chose s\u2019\u00e9rode. Au d\u00e9but, on accueille la nouvelle avec chagrin, on cherche \u00e0 s\u2019accrocher. Fabrique de la nostalgie. On s\u2019embourbe. Une distance se creuse. Un \u00e9cart. Cela peut prendre un certain temps avant qu\u2019on ne change de point de vue. Est-ce du temps perdu ? Y a-t-il vraiment du temps \u00e0 perdre, du temps \u00e0 gagner ? Le grand effroi provoqu\u00e9 par la nouvelle que le saint-homme put \u00eatre dans le m\u00eame temps un satyre pourrait bien avoir quelque chose de risible. Ce rire-l\u00e0 est terrible, il appartient encore \u00e0 l\u2019\u00e9cart. Et en m\u00eame temps, sans l\u2019\u00e9cart, comment voir ? Ceux qui manipulent la pens\u00e9e ont tout avantage de nos tristesses, de nos d\u00e9couragements, mais ils ne peuvent rien contre ce rire. Ce rire dans lequel nous perdons toutes nos illusions comme nos cha\u00eenes.<\/p>\n Le 31 juillet je relis \u00e7a, comment le raccrocher \u00e0 la fatigue, \u00e0 la continuit\u00e9 de cette fatigue, au flux incessant de toute fatigue. C\u2019est que le sentiment de culpabilit\u00e9, de honte, de regret, de remords, encore bien pr\u00e9sent, m\u2019emp\u00eache. Un sentiment m\u2019emp\u00eache toujours. Peut-\u00eatre est-ce une cause possible de vouloir rester sans c\u0153ur. En m\u00eame temps, on ne le peut. On voudrait d\u2019un c\u00f4t\u00e9, et de l\u2019autre, \u00e7a r\u00e9siste. Il y a donc bien une ou plusieurs formes antagonistes ici, une figure. Une gueule cass\u00e9e. Ce qui me ram\u00e8ne en 14. \u00c0 la fr\u00e9quentation de tous ces vieillards qui vivent autour de moi, partis cette ann\u00e9e-l\u00e0 fleur au fusil. Les Boches feraient pas long feu, on reviendrait vite, \u00e0 temps pour les r\u00e9coltes. Dans quel \u00e9tat ils sont revenus, il fallait voir, et encore, \u00e0 mon \u00e2ge, je ne voyais pas tout : seulement l\u2019absence de bras, de jambes, les difficult\u00e9s respiratoires, la fatigue \u00e9crite en lettres grasses sur leurs visages. Ils en avaient eu pour leur fatigue. Ils avaient \u00e9puis\u00e9 les vieux concepts de vaillance, d\u2019h\u00e9ro\u00efsme, d\u2019endurance, de r\u00e9p\u00e9tition. Ils en \u00e9taient revenus secs comme des coups de trique, dess\u00e9ch\u00e9s jusqu\u2019\u00e0 la moelle, avec des regards vitreux. Ce qui n\u2019a pas emp\u00each\u00e9 que quelques vingt ans apr\u00e8s, \u00e7a recommence. Ainsi, la der des der n\u2019aura pas \u00e9t\u00e9 la derni\u00e8re. Il leur en fallait toujours d\u2019autres, toujours plus, et c\u2019est encore loin de se terminer au jour d\u2019aujourd\u2019hui.<\/p>\n Quelle honte pour l\u2019humanit\u00e9. Ce sont des guerres que l\u2019on devrait r\u00e9soudre \u00e0 l\u2019int\u00e9rieur qui sont ainsi projet\u00e9es vers l\u2019ext\u00e9rieur. \u00c0 cause de la fatigue. C\u2019est forc\u00e9ment encore elle la responsable. \u00c7a se voit maintenant comme un nez au milieu de la figure. La fatigue du capitalisme, quand il n\u2019a plus d\u2019autre issue que la guerre. Parce qu\u2019il se refuse \u00e0 toute autre possibilit\u00e9, il sent qu\u2019il risque de trop y perdre, de ne plus se reconna\u00eetre. En revanche, la r\u00e9p\u00e9tition fait qu\u2019on les reconna\u00eet bien, ceux qui tirent les ficelles. On les voit avec une \u00e9blouissante clart\u00e9. Sauf que je me suis entra\u00een\u00e9 de longue date. Je sais voir le soleil en face sans \u00eatre perturb\u00e9, sans me laisser intimider, sans me soumettre.<\/p>\n Tu essaies de te donner un peu de c\u0153ur \u00e0 l\u2019ouvrage, mais dans le fond, est-ce que tu y crois vraiment ? N\u2019as-tu pas d\u00e9j\u00e0 d\u00e9pass\u00e9 les bornes de ta fatigue ? Tu essaies encore de te d\u00e9battre dans quelque chose — regardez tout le remblai que j\u2019en sors, regardez-moi \u00e7a, comme j\u2019ai creus\u00e9 profond la terre, comme j\u2019en ai une paire, comme\u2026<\/p>\n C\u2019est possible, tu as peut-\u00eatre raison, j\u2019ai peut-\u00eatre encore besoin d\u2019une bougie de pr\u00e9chauffe, je suis du genre diesel. Finalement, il faut bien que je l\u2019admette. J\u2019aurais cette tendance tr\u00e8s dix-neuvi\u00e8me \u00e0 tenter de flanquer des pellet\u00e9es de charbon dans la chaudi\u00e8re, de faire chauffer la locomotive. Alors que l\u2019\u00e8re du feu est r\u00e9volue, l\u2019ardeur est r\u00e9volue. Nous voici parvenus dans d\u2019autres fatigues, dans l\u2019\u00e8re du bug, du FPS, de la RAM, la fatigue li\u00e9e \u00e0 l\u2019obsolescence des CD-ROMs et des ordinateurs — autre mani\u00e8re de classer les fatigues. Si tu n\u2019es pas riche, tu n\u2019as pas assez de puissance de calcul, pas assez de m\u00e9moire vive, pas de Mac, pas de keyboard gamer. Tu es encore en retrait par rapport \u00e0 cette modernit\u00e9 de la fatigue, celle aussi des fils d\u2019actualit\u00e9 des r\u00e9seaux sociaux. Tu t\u2019es laiss\u00e9 entra\u00eener par le mouvement, c\u2019est vrai, mais jusqu\u2019\u00e0 un certain point. Est-ce l\u2019\u00e2ge, une certaine forme de sagesse, de lucidit\u00e9 ? La fatigue t\u2019a fait te d\u00e9connecter de ce monde si fatiguant \u00e0 force de bavardages, \u00e0 force d\u2019\u00eatre r\u00e9solument virtuel et factice.<\/p>\n Est-ce que parfois tu ne regrettes pas un peu de participer au mouvement g\u00e9n\u00e9ral ? Oui, cela m\u2019arrive, comme il m\u2019arrive aussi parfois d\u2019avoir envie de fumer encore une cigarette. Mais je me suis invent\u00e9 une strat\u00e9gie pour lutter contre cette hypnose de l\u2019envie : le mot TAXE surgit presque aussit\u00f4t, et le d\u00e9go\u00fbt qui l\u2019accompagne.<\/p>\n Il faudrait encore ralentir. Je le sens, \u00e7a va encore bien trop vite. Peut-\u00eatre que le fait de relire chaque phrase, d\u2019\u00e9tudier les mots de chaque phrase et d\u2019attendre un peu avant la suivante pourrait m\u2019aider : s\u2019enfoncer dans ce lieu encore plus que repr\u00e9sente la phrase, ou son recoin, le mot. D\u2019o\u00f9 une compr\u00e9hension plus claire de ce dont ne cesse de parler F. : comment une fiction peut d\u00e9passer la r\u00e9alit\u00e9 \u00e0 force de pr\u00e9cision, de d\u00e9tails — non pas pour d\u00e9crire, mais pour submerger quelque chose en soi, chez le lecteur, pour lui faire toucher du doigt toute l\u2019ambigu\u00eft\u00e9 qui ne cesse de r\u00e9sider entre la chose en soi, la chose vue depuis le dehors, depuis le dedans, et, au bout du compte, sa disparition quasi totale \u00e0 la fin. Comme lorsqu\u2019on pense avoir aper\u00e7u un \u00e9clair dans le lointain, la nuit, alors qu\u2019au-dessus de soi, aucun nuage n\u2019est visible.<\/p>\n 2 ao\u00fbt, 5:51. Je relis, et il faut encore que j\u2019en rajoute. Pour aller jusqu\u2019au bout d\u2019un autre genre de fatigue : la fatigue du don. Je me souviens, d\u00e9j\u00e0 enfant, ce n\u2019\u00e9tait jamais assez. M\u00eame apr\u00e8s avoir donn\u00e9 ma chemise, je crois que la pens\u00e9e de donner ma peau, ma chair, mes os, continuait \u00e0 me hanter — ainsi que cet obstacle : l\u2019impossibilit\u00e9 de le faire. Comme si ce n\u2019\u00e9tait jamais assez, jamais suffisant. Comme un d\u00e9faut d\u2019accommodation de ce que signifient vraiment les mots \u00e9change, valeur, prix \u00e0 payer, marchandise, amiti\u00e9, amour. Comme si tout \u00e9tait finalement d\u00e9j\u00e0 per\u00e7u comme marchandise, tr\u00e8s t\u00f4t, pr\u00e9cocement. Si j\u2019avais pu alors me d\u00e9barrasser de moi dans le prix d\u2019un \u00e9change, si j\u2019en avais eu la moindre possibilit\u00e9, je n\u2019aurais pas h\u00e9sit\u00e9 \u00e0 le faire. En contrepartie, qu\u2019on m\u2019aime un tout petit peu. Pas grand-chose : une parole vraie, que je sentirais, au moment o\u00f9 elle serait prononc\u00e9e, indubitable, irr\u00e9vocable. Ou un geste. Or, tout n\u2019\u00e9tait jamais empreint que de fausset\u00e9. Quelque chose m\u2019en avertissait presque simultan\u00e9ment, malgr\u00e9 tout mon d\u00e9sir, tout mon allant, toute ma volont\u00e9 de m\u2019illusionner, \u00e0 inventer des merveilles. L\u2019horrible, l\u2019effrayant, le d\u00e9cevant arrivaient ventre \u00e0 terre dans cette simultan\u00e9it\u00e9 de l\u2019\u00e9change. Peut-\u00eatre parce que, justement, ce n\u2019\u00e9tait jamais autre chose que de l\u2019\u00e9change. De l\u00e0 — est-il honn\u00eate de penser que, soixante ans plus tard, je sois aussi crev\u00e9 par toute notion d\u2019\u00e9change ? Bien possible.<\/p>\n Et surtout, int\u00e9resse-toi \u00e0 la mani\u00e8re dont tu r\u00e8gles le probl\u00e8me de cette fatigue-l\u00e0 : par le don, par tout le d\u00e9versement d\u2019encre (virtuel, puisqu\u2019il ne s\u2019agit plus que d\u2019une sorte de bruit num\u00e9rique) chaque matin.\n[Me vient encore quelque chose \u00e0 l\u2019esprit.]<\/p>\n Jusqu\u2019ici, je relis les textes \u00e0 venir, mais il ne me vient pas \u00e0 l\u2019esprit de vouloir r\u00e9intervenir sur les textes d\u00e9j\u00e0 publi\u00e9s. Encore que ce ne soit pas totalement vrai. Par exemple, j\u2019ai cr\u00e9\u00e9, \u00e0 partir des articles de mes deux blogs, un \u00e9norme fichier texte qui les compile. Sauf que je ne sais rien faire encore de cette \u00e9normit\u00e9. Parfois, il m\u2019arrive de l\u2019ouvrir, de relire, et les bras m\u2019en tombent. Je suis face \u00e0 un objet insolite, comme si je n\u2019en \u00e9tais pas l\u2019auteur. Quelque chose qui m\u2019est au final totalement \u00e9tranger. Et je me dis alors : de quel droit t\u2019approprierais-tu cela ? Et pire encore : de quel droit le modifierais-tu, le corrigerais-tu ?<\/p>\n C\u2019est aussi une forme de fatigue, de comprendre que ce que nous pensons faire en toute conscience au moment o\u00f9 nous le faisons, s\u2019\u00e9loigne de nous, devient \u00e0 ce point \u00e9tranger quelques semaines, mois, ann\u00e9es plus tard. Cette fatigue provient du fait que nous r\u00eaverions de maintenir une sorte de coh\u00e9rence, d\u2019unit\u00e9 vis-\u00e0-vis de nous-m\u00eame. Que cette unit\u00e9 ou coh\u00e9rence, nous en avons \u00e0 l\u2019origine une sorte d\u2019a priori, une image mentale r\u00eav\u00e9e, et que celle qui surgit au final, \u00e0 la relecture, n\u2019a rien \u00e0 voir avec ce que nous en esp\u00e9rions.<\/p>\n Mais sommes-nous si clairs avec nos esp\u00e9rances ? Est-ce que ce sont vraiment les n\u00f4tres, ou bien ne sont-ce que des clich\u00e9s, des mots d\u2019ordre, des injonctions provenant d\u2019un ext\u00e9rieur ?<\/p>\n Date : 5 ao\u00fbt 2024<\/em><\/p>\n Souvent, le mercredi soir, lorsque je rentre fourbu \u00e0 la maison, \u00c0 cet instant pr\u00e9cis, une sensation de bien-\u00eatre m\u2019envahit. Peut-on \u00e0 bon droit nommer chaleureuse une lumi\u00e8re ? Aussi loin que je puisse me rappeler, J\u2019aurais certainement appr\u00e9ci\u00e9 vivre \u00e0 une \u00e9poque sans \u00e9lectricit\u00e9, Parfois, il m\u2019arrive de me dire que je n\u2019en ai pas suffisamment profit\u00e9. \u00c0 ces moments, On se sent glisser peu \u00e0 peu, Je ne savais pas du tout comment aborder la proposition d\u2019\u00e9criture de ce jour. Je reviens tout juste de Lyon o\u00f9 j\u2019ai assist\u00e9 \u00e0 un spectacle de chansons \u00e0 texte dans l\u2019amphith\u00e9\u00e2tre des Trois Gaules. Ce fut une bien \u00e9trange soir\u00e9e, un spectacle en plein air, en premier lieu parce que nous nous appr\u00eations \u00e0 essuyer la pluie — qui n\u2019est finalement pas venue. En voyant les amis chanter, je ne les reconnaissais plus. Leur son, si bien pos\u00e9 et sans micro, m\u2019\u00e9tonne encore. Ainsi, on conna\u00eet les gens depuis des ann\u00e9es, et il suffit d\u2019une sorte d\u2019entre-deux atmosph\u00e9rique pour les red\u00e9couvrir dans une \u00e9claircie.<\/p>\n Souvent, le mercredi soir, lorsque je rentre fourbu \u00e0 la maison, je n\u2019allume pas le plafonnier de la cuisine. Je pr\u00e9f\u00e8re traverser la pi\u00e8ce pour parvenir jusqu\u2019au piano et appuyer sur le bouton de l\u2019\u00e9clairage de la hotte. \u00c0 cet instant pr\u00e9cis, une sensation de bien-\u00eatre m\u2019envahit. Cette lumi\u00e8re, tombant doucement sur les fourneaux, semble bien plus chaleureuse que celle du plafonnier. Peut-on \u00e0 bon droit nommer chaleureuse une lumi\u00e8re ? Si elle est nomm\u00e9e ainsi, c\u2019est qu\u2019elle en \u00e9voque d\u2019autres, en d\u2019autres temps. Aussi loin que je puisse me rappeler, je n\u2019ai jamais eu de go\u00fbt pour les \u00e9clairages trop crus, trop violents. Je leur ai toujours pr\u00e9f\u00e9r\u00e9 ce que l\u2019on nomme les \u00e9clairages tamis\u00e9s. Une petite lampe pos\u00e9e dans un coin de pi\u00e8ce, install\u00e9e sur un gu\u00e9ridon ou une commode, et tout de suite, on peut se croire dans une intimit\u00e9 avec soi-m\u00eame et les lieux. J\u2019aurais certainement appr\u00e9ci\u00e9 vivre \u00e0 une \u00e9poque sans \u00e9lectricit\u00e9, toute emplie de p\u00e9nombre avec des \u00eelots de lumi\u00e8re rassurants. Je l\u2019ai fait, d\u2019ailleurs. Parfois, il m\u2019arrive de me dire que je n\u2019en ai pas suffisamment profit\u00e9. Je n\u2019ai pris aucune note de ces moments si particuliers qui pr\u00e9parent l\u2019\u00e9criture, lorsque l\u2019agitation du monde et de la famille reflue pour laisser place \u00e0 une forme d\u2019inqui\u00e9tude, la seule v\u00e9ritable qui\u00e9tude que je connaisse.<\/p>\n \u00c0 ces moments, l\u2019attention flotte et se pose sur les lumi\u00e8res, sur une ambiance, sans vraiment rien distinguer ou analyser. On se sent glisser peu \u00e0 peu, entra\u00een\u00e9 vers un non-lieu regroupant toute une foule de lieux dans lesquels on a v\u00e9cu — en r\u00eave, probablement autant qu\u2019en r\u00e9alit\u00e9. En outre, n\u2019est-il pas pertinent de penser que l\u2019on regarde tout cela, et soi-m\u00eame, \u00e0 travers un prisme ? Je ne savais pas du tout comment aborder la proposition d\u2019\u00e9criture de ce jour. Je reviens tout juste de Lyon, o\u00f9 j\u2019ai assist\u00e9 \u00e0 un spectacle de chansons \u00e0 texte dans l\u2019amphith\u00e9\u00e2tre des Trois Gaules. Ce fut une bien \u00e9trange soir\u00e9e, un spectacle en plein air, en premier lieu parce que nous nous appr\u00eations \u00e0 essuyer la pluie, qui n\u2019est finalement pas venue. En voyant les amis chanter, je ne les reconnaissais plus. Leur son, si bien pos\u00e9 et sans micro, m\u2019\u00e9tonne encore. Ainsi, on conna\u00eet les gens depuis des ann\u00e9es, et il suffit d\u2019une sorte d\u2019entre-deux atmosph\u00e9rique pour les red\u00e9couvrir dans une \u00e9claircie.<\/p>\n L\u2019orgue de Barbarie d\u00e9bitait sa musique de jazz, et eux chantaient, clamaient, d\u00e9clamaient, et nous, spectateurs, battions tr\u00e8s sinc\u00e8rement des mains. Cela me fait penser \u00e0 ces c\u00e9r\u00e9monies o\u00f9 les danseurs s\u2019affublent de costumes et de masques, incarnent un personnage mythique et, au bout du compte, le deviennent. Ils le deviennent parce qu\u2019\u00e0 cet instant pr\u00e9cis, nous ne disposons d\u2019aucune preuve tangible pour nous assurer qu\u2019ils ne le sont pas. La lumi\u00e8re d\u00e9clina doucement, d\u2019autres lueurs artificielles prirent le relais, le spectacle battait son plein quand un ange tendit une plume \u00e0 un de mes amis qui semblait passer par l\u00e0 par hasard. « Si tu trouves quelqu\u2019un qui croit \u00e0 ton histoire, alors le monde entier ne sera plus jamais triste », disait le texte — et aussi, bien s\u00fbr, si l\u2019on accepte le fait qu\u2019il s\u2019agisse d\u2019une plume d\u2019ange.<\/p>\n J\u2019avais pr\u00eat\u00e9 mon sweat \u00e0 P., qui \u00e9tait venue ici bras nus. Je l\u2019ai vue repartir seule un peu plus tard ; elle avait une bonne avance, peut-\u00eatre deux ou trois cents m\u00e8tres. En la voyant marcher dans les rues en pente, elle ne se r\u00e9duisait bient\u00f4t plus qu\u2019\u00e0 une petite tache claire, sautillante. J\u2019ai eu comme un flash : une poup\u00e9e caboss\u00e9e, presque d\u00e9sarticul\u00e9e. Le bleu de la nuit l\u2019avala vers la rue Sainte-Catherine, tandis que nous obliquions vers les quais. Le fleuve flamboyait, Fourvi\u00e8re, ocre, blanche, dor\u00e9e, en imposait sur la colline de l\u2019autre c\u00f4t\u00e9 de la rive. Des types passaient avec des bagnoles hors de prix, toutes vitres ouvertes, musique \u00e0 fond, agressifs. Au volant, j\u2019ai mis les \u00e9couteurs pour ne rien louper de la proposition d\u2019\u00e9criture de ce jour. Je m\u2019aper\u00e7ois que j\u2019\u00e9change machinalement des messages avec les autres automobilistes : pleins phares, feux de croisement, pleins phares ; certains jouent le jeu, d\u2019autres non.<\/p>\n J\u2019ai ouvert la porte-fen\u00eatre qui donne sur la cour, je cherche la chatte. Il a d\u00fb bien pleuvoir, car le carrelage est tremp\u00e9. Pas de chatte. J\u2019ai \u00e9teint la lumi\u00e8re de la hotte, j\u2019ai attendu que mes yeux s\u2019habituent \u00e0 l\u2019obscurit\u00e9, puis je suis mont\u00e9. Je suis rest\u00e9 assis sur mon fauteuil quelques instants. La maison \u00e9tait silencieuse. J\u2019ai encore attendu un peu, pour voir si je n\u2019entendais pas la chatte miauler dans la cour ou sur un toit. Comme il ne se passait rien, j\u2019ai appuy\u00e9 sur la touche Entr\u00e9e du clavier, l\u2019\u00e9cran de connexion est apparu avec son fond sombre. J\u2019ai entr\u00e9 mon mot de passe, et la luminosit\u00e9 de l\u2019\u00e9cran m\u2019a jailli au visage — comme quand on sort du ventre de sa m\u00e8re. Cette solitude-l\u00e0\u2026<\/p>\n \u2026le mercredi soir, on rentrait fourbu. Les autres jours aussi, mais on aurait pu lui faire avouer sans difficult\u00e9 qu\u2019aucun n\u2019\u00e9tait de taille avec le mercredi soir. Le mercredi soir \u00e9tait un gros diamant brut. Il fallait se dire, pour se sentir de taille, que l\u2019on \u00e9tait suffisamment fort. Il fallait ajouter souvent les mots « grand », « invincible », « en pleine possession de la totalit\u00e9 de ses moyens », sinon \u00e7a n\u2019aurait jamais pu suffire. On se serait effrit\u00e9, on n\u2019aurait pas tenu. Le mercredi soir aurait tr\u00e8s bien pu nous laisser sur le carreau, nous an\u00e9antir. Il suffisait d\u2019y penser le jeudi, \u00e0 rebours, ou bien le mardi d\u2019avance, pour que l\u2019on sente tous les pores de l\u2019\u00e9piderme fr\u00e9mir. Les pores de l\u2019\u00e9piderme sont tr\u00e8s r\u00e9actifs \u00e0 l\u2019imagination, comme au souvenir.<\/p>\n Il aurait voulu certainement dire quelque chose de cette fatigue inou\u00efe s\u2019il n\u2019avait pas \u00e9t\u00e9 fourbu. Il se serait dit \u00e0 lui-m\u00eame de nombreuses choses pour lutter contre cette puissante fatigue. Il aurait fait comme Sh\u00e9h\u00e9razade face au sultan, il se serait racont\u00e9 pas mal de petites histoires \u00e0 dormir debout, pour ne pas que la fatigue l\u2019annule, le biffe, le balance \u00e0 la d\u00e9charge, le pi\u00e9tine, l\u2019\u00e9touffe, le tue. Il r\u00e9sistait assez bien les autres jours — le mardi un peu moins, en pr\u00e9vision du lendemain, et le surlendemain en raison des terreurs de la veille.<\/p>\n Il se demandait si cette maison \u00e9tait \u00e0 lui. Il en poss\u00e9dait une cl\u00e9, mais \u00e7a ne voulait rien dire. On pouvait tout \u00e0 fait avoir une cl\u00e9, et avec cette cl\u00e9 ouvrir une porte ; rien ne stipulait qu\u2019au-del\u00e0 de cette porte, on pouvait \u00eatre tranquille, s\u2019imaginer des p\u00e9nates, \u00eatre enfin chez soi. On lui avait fourni une cl\u00e9 et aussi l\u2019illusion d\u2019un chez-soi. Presque tous les jours de la semaine, il pouvait s\u2019en donner \u00e0 c\u0153ur joie ; seule la fatigue du mercredi soir le faisait douter.<\/p>\n Il se racontait des histoires pour ne pas p\u00e9n\u00e9trer de plain-pied dans l\u2019effroi ou la d\u00e9sesp\u00e9rance. Ce soir-l\u00e0, il aurait assist\u00e9 \u00e0 un spectacle. Ce n\u2019\u00e9tait pas un mercredi soir, c\u2019est ce dont il se souvenait soudain en traversant la cuisine dans l\u2019obscurit\u00e9. On aurait pu dire quelque chose du spectacle, pour passer le temps, passer un cap, temporiser un peu. Mais on s\u2019\u00e9tait abstenu. On s\u2019\u00e9tait contraint. Bien que fatigu\u00e9, il restait encore en soi un peu de ce c\u00f4t\u00e9 bravache : « Tu es un bonhomme ou quoi ? »<\/p>\n La musique de l\u2019orgue de Barbarie continuait \u00e0 jouer dans son sang, mais il ne dansait pas pour autant. Il s\u2019accrocha un instant \u00e0 l\u2019id\u00e9e d\u2019une tranche de jambon — qui le l\u00e2cha sans crier gare.<\/p>\n Il ne voulait pas trop rapidement c\u00e9der \u00e0 la fatigue. D\u2019accord, on \u00e9tait mercredi soir, d\u2019accord, c\u2019\u00e9tait le pli qu\u2019il avait pris. Il en \u00e9tait froiss\u00e9, un peu, de s\u2019en apercevoir. \u00c0 quel point on subit les habitudes que l\u2019on s\u2019invente. \u00c0 quel point la bave sort des babines sit\u00f4t prononc\u00e9 le mot « tranche », le mot « jambon » — \u00e0 grand flot, quand c\u2019est toute la locution.<\/p>\n Il r\u00e9solut d\u2019attraper un tabouret et de s\u2019asseoir pour observer sa fatigue. Laissant la porte du frigo close, il tenta m\u00eame de changer la chronologie de la semaine. Apr\u00e8s tout, on aurait tr\u00e8s bien pu \u00eatre dimanche soir. \u00c7a changerait quoi ?<\/p>\n Les autres habitants ne l\u2019accepteraient pas. Ils insisteraient. Le mercredi n\u2019est pas un dimanche. Les autres habitants avaient des r\u00e8gles strictes. C\u2019\u00e9tait comme \u00e7a. On avait du mal \u00e0 imaginer qu\u2019on puisse les changer. C\u2019\u00e9tait aussi difficile de penser qu\u2019on puisse changer les r\u00e8gles ici que d\u2019imaginer que les riches paient plus d\u2019imp\u00f4ts pour une meilleure justice sociale. C\u2019\u00e9tait difficile, mais si on voulait se laisser une petite chance que les choses changent, il fallait s\u2019asseoir pos\u00e9ment sur ce tabouret. Et ne pas l\u00e2cher la fatigue du mercredi soir de l\u2019\u0153il.<\/p>\n Que les grandes entreprises versent 25 % de leurs revenus \u00e0 la collectivit\u00e9 — \u00e9tait-ce si saugrenu, tout autant ? On pouvait rester encore un peu assis l\u00e0, en pleine fatigue, \u00e0 se le demander. Et \u00e0 peser le pour et le contre sur tous les mensonges que l\u2019on n\u2019avait cess\u00e9 de nous raconter sur le sujet.<\/p>\n S\u2019ils partent, on les fera payer pareil. Vous savez, les Am\u00e9ricains, s\u2019ils sont n\u00e9s aux Am\u00e9riques, et qu\u2019ils partent une semaine apr\u00e8s, c\u2019est toute leur vie qu\u2019ils paient le fait d\u2019\u00eatre Am\u00e9ricains au fisc am\u00e9ricain.<\/p>\n Et l\u2019on cherchait \u00e0 r\u00e9sister, sp\u00e9cialement le mercredi soir. C\u2019\u00e9tait une sorte de jeu. Comme d\u2019autres vont le soir au th\u00e9\u00e2tre, au cin\u00e9ma, au bordel, se pendre, on pouvait passer le reste de la soir\u00e9e le cul sur ce tabouret, \u00e0 se demander, \u00e0 r\u00e9sister. Jusqu\u2019au moment o\u00f9, non, on ne pouvait plus rien faire, plus rien dire. Jusqu\u2019au moment o\u00f9 l\u2019on se disait : demain est un autre jour, il faut aller se coucher.\n\u2026le mercredi soir, on rentrait fourbu. Les autres jours aussi, mais on aurait pu lui faire avouer sans difficult\u00e9 qu\u2019aucun n\u2019\u00e9tait de taille avec le mercredi soir. Le mercredi soir \u00e9tait un gros diamant brut. Il fallait se dire, pour se sentir de taille, que l\u2019on \u00e9tait suffisamment fort. Il fallait ajouter souvent les mots « grand », « invincible », « en pleine possession de la totalit\u00e9 de ses moyens », sinon \u00e7a n\u2019aurait jamais pu suffire. On se serait effrit\u00e9, on n\u2019aurait pas tenu. Le mercredi soir aurait tr\u00e8s bien pu nous laisser sur le carreau, nous an\u00e9antir. Il suffisait d\u2019y penser le jeudi, \u00e0 rebours, ou bien le mardi d\u2019avance, pour que l\u2019on sente tous les pores de l\u2019\u00e9piderme fr\u00e9mir. Les pores de l\u2019\u00e9piderme sont tr\u00e8s r\u00e9actifs \u00e0 l\u2019imagination, comme au souvenir.<\/p>\n Il aurait voulu certainement dire quelque chose de cette fatigue inou\u00efe s\u2019il n\u2019avait pas \u00e9t\u00e9 fourbu. Il se serait dit \u00e0 lui-m\u00eame de nombreuses choses pour lutter contre cette puissante fatigue. Il aurait fait comme Sh\u00e9h\u00e9razade face au sultan, il se serait racont\u00e9 pas mal de petites histoires \u00e0 dormir debout, pour ne pas que la fatigue l\u2019annule, le biffe, le balance \u00e0 la d\u00e9charge, le pi\u00e9tine, l\u2019\u00e9touffe, le tue. Il r\u00e9sistait assez bien les autres jours — le mardi un peu moins, en pr\u00e9vision du lendemain, et le surlendemain en raison des terreurs de la veille.<\/p>\n Il se demandait si cette maison \u00e9tait \u00e0 lui. Il en poss\u00e9dait une cl\u00e9, mais \u00e7a ne voulait rien dire. On pouvait tout \u00e0 fait avoir une cl\u00e9, et avec cette cl\u00e9 ouvrir une porte ; rien ne stipulait qu\u2019au-del\u00e0 de cette porte, on pouvait \u00eatre tranquille, s\u2019imaginer des p\u00e9nates, \u00eatre enfin chez soi. On lui avait fourni une cl\u00e9 et aussi l\u2019illusion d\u2019un chez-soi. Presque tous les jours de la semaine, il pouvait s\u2019en donner \u00e0 c\u0153ur joie ; seule la fatigue du mercredi soir le faisait douter.<\/p>\n Il se racontait des histoires pour ne pas p\u00e9n\u00e9trer de plain-pied dans l\u2019effroi ou la d\u00e9sesp\u00e9rance. Ce soir-l\u00e0, il aurait assist\u00e9 \u00e0 un spectacle. Ce n\u2019\u00e9tait pas un mercredi soir, c\u2019est ce dont il se souvenait soudain en traversant la cuisine dans l\u2019obscurit\u00e9. On aurait pu dire quelque chose du spectacle, pour passer le temps, passer un cap, temporiser un peu. Mais on s\u2019\u00e9tait abstenu. On s\u2019\u00e9tait contraint. Bien que fatigu\u00e9, il restait encore en soi un peu de ce c\u00f4t\u00e9 bravache : « Tu es un bonhomme ou quoi ? »<\/p>\n La musique de l\u2019orgue de Barbarie continuait \u00e0 jouer dans son sang, mais il ne dansait pas pour autant. Il s\u2019accrocha un instant \u00e0 l\u2019id\u00e9e d\u2019une tranche de jambon — qui le l\u00e2cha sans crier gare.<\/p>\n Il ne voulait pas trop rapidement c\u00e9der \u00e0 la fatigue. D\u2019accord, on \u00e9tait mercredi soir, d\u2019accord, c\u2019\u00e9tait le pli qu\u2019il avait pris. Il en \u00e9tait froiss\u00e9, un peu, de s\u2019en apercevoir. \u00c0 quel point on subit les habitudes que l\u2019on s\u2019invente. \u00c0 quel point la bave sort des babines sit\u00f4t prononc\u00e9 le mot « tranche », le mot « jambon » — \u00e0 grand flot, quand c\u2019est toute la locution.<\/p>\n Il r\u00e9solut d\u2019attraper un tabouret et de s\u2019asseoir pour observer sa fatigue. Laissant la porte du frigo close, il tenta m\u00eame de changer la chronologie de la semaine. Apr\u00e8s tout, on aurait tr\u00e8s bien pu \u00eatre dimanche soir. \u00c7a changerait quoi ?<\/p>\n Les autres habitants ne l\u2019accepteraient pas. Ils insisteraient. Le mercredi n\u2019est pas un dimanche. Les autres habitants avaient des r\u00e8gles strictes. C\u2019\u00e9tait comme \u00e7a. On avait du mal \u00e0 imaginer qu\u2019on puisse les changer. C\u2019\u00e9tait aussi difficile de penser qu\u2019on puisse changer les r\u00e8gles ici que d\u2019imaginer que les riches paient plus d\u2019imp\u00f4ts pour une meilleure justice sociale. C\u2019\u00e9tait difficile, mais si on voulait se laisser une petite chance que les choses changent, il fallait s\u2019asseoir pos\u00e9ment sur ce tabouret. Et ne pas l\u00e2cher la fatigue du mercredi soir de l\u2019\u0153il.<\/p>\n Que les grandes entreprises versent 25 % de leurs revenus \u00e0 la collectivit\u00e9 — \u00e9tait-ce si saugrenu, tout autant ? On pouvait rester encore un peu assis l\u00e0, en pleine fatigue, \u00e0 se le demander. Et \u00e0 peser le pour et le contre sur tous les mensonges que l\u2019on n\u2019avait cess\u00e9 de nous raconter sur le sujet.<\/p>\n S\u2019ils partent, on les fera payer pareil. Vous savez, les Am\u00e9ricains, s\u2019ils sont n\u00e9s aux Am\u00e9riques, et qu\u2019ils partent une semaine apr\u00e8s, c\u2019est toute leur vie qu\u2019ils paient le fait d\u2019\u00eatre Am\u00e9ricains au fisc am\u00e9ricain.<\/p>\n Et l\u2019on cherchait \u00e0 r\u00e9sister, sp\u00e9cialement le mercredi soir. C\u2019\u00e9tait une sorte de jeu. Comme d\u2019autres vont le soir au th\u00e9\u00e2tre, au cin\u00e9ma, au bordel, se pendre, on pouvait passer le reste de la soir\u00e9e le cul sur ce tabouret, \u00e0 se demander, \u00e0 r\u00e9sister. Jusqu\u2019au moment o\u00f9, non, on ne pouvait plus rien faire, plus rien dire. Jusqu\u2019au moment o\u00f9 l\u2019on se disait : demain est un autre jour, il faut aller se coucher.<\/p>\n Je suis un corps, un corps qui m\u2019habite autant que je l\u2019habite. Il n\u2019y a pas de fronti\u00e8re entre ce corps tangible et l\u2019illusion de ce « je » qui croit l\u2019habiter. Nous ne faisons qu\u2019un, mais savons-nous r\u00e9ellement ce que nous sommes ? Mon corps est lourd, pesant, pataud, chaque mouvement une \u00e9preuve. Parfois, une nostalgie sourde m\u2019envahit, rappelant un temps o\u00f9 ce corps \u00e9tait plus l\u00e9ger, moins douloureux. Une nostalgie apparemment vaine, ne servant qu\u2019\u00e0 des comparaisons inutiles. Puis-je vraiment m\u2019\u00e9vader du corps pr\u00e9sent pour m\u2019abandonner au fantasme d\u2019un corps ancien ? Ce n\u2019est plus le m\u00eame corps, cela ne signifie rien. Pourtant, le fantasme et la nostalgie persistent. Dans ce souvenir imaginaire, c\u2019est lui qui envahit tout le pr\u00e9sent, tentant d\u2019effacer une difficult\u00e9 passag\u00e8re, tel un baume apaisant.<\/p>\n Elle se l\u00e8ve, sans craindre le ridicule, et me montre comment d\u00e9tendre les fascias. Il faut joindre les mains, se contorsionner, et cela est cens\u00e9 soulager. J\u2019h\u00e9site entre le rire, r\u00e9flexe pavlovien, et les larmes, signe de mon incapacit\u00e9 \u00e0 m\u2019unifier. Depuis, je la surveille d\u2019un \u0153il, craignant qu\u2019elle ne se l\u00e8ve \u00e0 tout moment, fasse un geste \u00e9trange, bouleversant toute ma conception du monde, m\u2019enfermant entre le rire et les sanglots, tel un insecte \u00e9pingl\u00e9 sous verre. Je doutais de ses motivations. J\u2019aurais pr\u00e9f\u00e9r\u00e9 qu\u2019elles soient claires, limpides, qu\u2019il s\u2019agisse d\u2019un acte gratuit, mais je ne crois plus \u00e0 la gratuit\u00e9 des actes. Elle me donnait pour recevoir en retour, et cette id\u00e9e m\u2019a obs\u00e9d\u00e9 tout l\u2019apr\u00e8s-midi.<\/p>\n Que pouvais-je bien lui offrir en \u00e9change ? Puis, je me suis rappel\u00e9 qu\u2019elle \u00e9tait l\u00e0 pour un stage de peinture, qu\u2019elle m\u2019avait pay\u00e9 d\u00e8s le d\u00e9but de la s\u00e9ance. Je n\u2019aime pas recevoir de l\u2019argent au d\u00e9but. Cela me donne l\u2019impression qu\u2019on se d\u00e9barrasse d\u2019un fardeau. Je pr\u00e9f\u00e8re \u00eatre pay\u00e9 \u00e0 la fin, presque sur le seuil, comme un dernier \u00e9change. L\u2019argent sert probablement \u00e0 cela : je te paie et nous sommes quittes. Mais payer d\u2019avance me semble suspect : je te donne de l\u2019argent, \u00e0 toi de jouer maintenant. Et que penser si elle se l\u00e8ve pour me montrer comment d\u00e9tendre mes fascias ? Elle en aurait pour son argent, non ?<\/p>\n Je suis toujours \u00e9tonn\u00e9 de voir des gens croire que je sais quelque chose en peinture, une croyance d\u00e9sormais bien ancr\u00e9e. Plus je les vois y adh\u00e9rer, par un \u00e9trange ph\u00e9nom\u00e8ne de vases communicants, moins j\u2019ai la sensation de savoir quoique ce soit. C\u2019est peut-\u00eatre pour cela que j\u2019\u00e9choue toujours \u00e0 atteindre mes objectifs. \u00c9chouer ouvre une porte dans l\u2019illusion, le r\u00eave ou le cauchemar, une porte par laquelle je peux m\u2019\u00e9vader. Mais qui s\u2019\u00e9vade, je l\u2019ignore. Cette image du ressort me hante, un ressort que l\u2019on compresse sans fin, attendant qu\u2019il se d\u00e9tende enfin pour m\u2019exp\u00e9dier hors champ.\n[Ajout du 2 ao\u00fbt, 6:16]<\/p>\n L\u2019utilisation de l\u2019intelligence artificielle pour cr\u00e9er des images — au final, grande d\u00e9ception, mais dont on peut tout de m\u00eame se f\u00e9liciter, tant il fut facile de songer qu\u2019une machine puisse, d\u2019une simple commande, faire les choses \u00e0 notre place, aussi humainement, c\u2019est-\u00e0-dire avec toute la maladresse, l\u2019imperfection qui nous caract\u00e9risent justement. Ce qui ici est risible, c\u2019est cet espoir surtout : qu\u2019on puisse se d\u00e9barrasser de cette maladresse, de ces imperfections, aussi facilement — c\u2019est-\u00e0-dire sans en avoir pris la v\u00e9ritable mesure, celle de notre humanit\u00e9, ou de ce qu\u2019il en reste.<\/p>\n Ce que l\u2019on peut voir, c\u2019est \u00e0 quel point il existe d\u00e9sormais une uniformit\u00e9 de ces images artificielles. Elles ont toutes ceci en commun de se ressembler. C\u2019est bien cela qui saute aux yeux : leur aspect artificiel, pour ne pas dire superficiel. Mais pas beaucoup de diff\u00e9rence avec tout le reste. Il suffit d\u2019ouvrir les r\u00e9seaux sociaux, de lire les fils d\u2019actualit\u00e9 — on verra que les m\u00eames nouvelles, les m\u00eames pens\u00e9es, se propagent exactement avec autant de superficialit\u00e9, dans une uniformit\u00e9 algorithmique, math\u00e9matique, ext\u00e9nuante.<\/p>\n Ce qui fait surgir presque aussit\u00f4t, au bout de cette s\u00e9rie de pens\u00e9es, l\u2019image d\u2019un personnage \u00e9trange, venu du plus profond du folklore : une sorte de chaman clown portant un \u00e9trange costume bigarr\u00e9. Un \u00eatre dont la fonction est de r\u00e9activer l\u2019insolite dans ce monde qui ne tient que par une croyance \u00e0 l\u2019uniformit\u00e9, \u00e0 la norme, au standard.<\/p>\n Bient\u00f4t 365 jours, dans vingt-cinq jours, une petite r\u00e9volution parmi tant d\u2019autres. En toute discr\u00e9tion. Durant toute cette ann\u00e9e, je n\u2019ai pas cherch\u00e9 \u00e0 me lier, \u00e0 partager, \u00e0 \u00e9changer. J\u2019ai \u00e9crit jour apr\u00e8s jour ici, et parfois aussi dans le blog du TL, n\u2019ai pas fait de commentaires, n\u2019ai pas r\u00e9pondu la plupart du temps \u00e0 ceux re\u00e7us, sauf par mail, et tout \u00e0 fait ponctuellement. Je me suis enfoui tr\u00e8s profond\u00e9ment vers quelque chose que je ne peux plus nommer « moi ». \u00c7a d\u00e9passe la fronti\u00e8re exigu\u00eb de cela, le soi, le \u00e7a, tous ces petits mots qu\u2019on a l\u2019habitude d\u2019user jusqu\u2019\u00e0 la corde, pour un rien. Qu\u2019est-ce qui se modifie alors dans cette descente ? Pas moi, pas \u00e7a : l\u2019\u00e9criture seule.<\/p>\n En revenant en arri\u00e8re sur ce dernier atelier « anthologie », ce qui est \u00e9tonnant, c\u2019est la rapidit\u00e9 avec laquelle la proposition de d\u00e9part s\u2019efface pour ne plus laisser que les textes. En revenant en arri\u00e8re, en r\u00e9\u00e9crivant les premi\u00e8res propositions, j\u2019ai un mal de chien \u00e0 me souvenir, m\u00eame en revisionnant la vid\u00e9o, en relisant les documents d\u2019appui. C\u2019est perturbant. Comme si la m\u00e9moire ne suivait pas, ou plut\u00f4t suivait un cheminement parall\u00e8le. Ces propositions sont des impacts sur le r\u00e9el, celui de l\u2019instant o\u00f9 l\u2019on s\u2019y trouve confront\u00e9, puis les ondes s\u2019agrandissent, se dissipent, et il ne reste que fort peu — sinon rien — de cette sensation pourtant d\u2019apparence si r\u00e9elle qu\u2019on \u00e9prouvait \u00e0 cet instant de la rencontre. C\u2019est m\u00eame pire que \u00e7a : \u00e0 la relecture, on s\u2019arcboute pour ne pas revivre le m\u00eame instant. On \u00e9prouve la n\u00e9cessit\u00e9 de ne pas entrer dans une r\u00e9p\u00e9tition, de chercher une autre issue.<\/p>\n Date : 7 ao\u00fbt 2024 <\/em><\/p>\n Ici, toute la difficult\u00e9, encore une fois, \u00e0 se relire, \u00e0 se trouver confront\u00e9 \u00e0 l\u2019insupportable, \u00e0 une notion o\u00f9 l\u2019\u00e9tranget\u00e9 et la familiarit\u00e9 se confondent avec l\u2019insoutenable. Car, pass\u00e9e la na\u00efvet\u00e9 de l\u2019autoflagellation, du manque d\u2019affection envers soi ou les autres, la pr\u00e9sence est l\u00e0, ind\u00e9niable. Une phrase cherche son \u00e9quilibre avant de devenir texte, un brouillon o\u00f9 tout est jet\u00e9 p\u00eale-m\u00eale, et d\u00e9j\u00e0 l\u2019audace m\u00eame d\u2019avoir jet\u00e9 p\u00eale-m\u00eale nous aura \u00e9puis\u00e9s. D\u00e9j\u00e0, on pensera tenir quelque chose en \u00e9valuant ainsi la fatigue que ce brouillon aura produite. Or ici, la fatigue ne sert qu\u2019\u00e0 se rassurer, \u00e0 rester sur un seuil. On sent tout \u00e0 fait bien, avec la r\u00e9p\u00e9tition, qu\u2019elle n\u2019est qu\u2019un pr\u00e9texte, un r\u00e9flexe. Sauf que l\u2019amour manque — et l\u2019on se fatigue d\u2019autant plus que cette absence devient tangible. Et il ne suffit pas d\u2019empiler les mantras, les mots d\u2019ordre, pas plus que les remords, les regrets. Dans cette voie si commune, tant de fois emprunt\u00e9e — les pri\u00e8res — pas plus. Non, quelque chose de plus proche encore : un arbre mort, sec \u00e0 c\u0153ur, proche d\u2019\u00eatre r\u00e9duit en poudre. Cette image-l\u00e0. Et soudain, le contact d\u2019un oiseau sur une branche, et tout repart. Je veux dire : c\u2019est d\u2019un autre amour qu\u2019il est question. Une autre aspiration. Que seul le presque rien peut produire, et qui rend soudain toute manifestation autre que ce presque rien imm\u00e9diatement ostentatoire, fausse, ha\u00efssable.<\/p>\n Et bien entendu, rien de tout cela ne saurait exister \u00e0 l\u2019ext\u00e9rieur de soi avant d\u2019exister d\u2019abord en soi. Deux qu\u00eates se confondent donc \u00e0 la fin : l\u2019amour et l\u2019humilit\u00e9. Et l\u2019on ne peut les r\u00e9aliser qu\u2019en suivant des sentiers haineux, d\u00e9sesp\u00e9rants, vaniteux — jusqu\u2019\u00e0 les \u00e9puiser enti\u00e8rement. Tant qu\u2019il y a de la fatigue, c\u2019est le signe que l\u2019\u00e9puisement n\u2019est pas encore totalement atteint, que le d\u00e9sert n\u2019est pas travers\u00e9, que la for\u00eat reste touffue. S\u2019il n\u2019y a, au bout, ni joie, ni respiration profonde, ni sentiment du libre, c\u2019est qu\u2019on n\u2019a pas encore atteint le but. Bien s\u00fbr, encore faut-il accepter l\u2019enfance toujours vive, refuser l\u2019image fausse de l\u2019adulte — celle-l\u00e0 m\u00eame que l\u2019enfant d\u2019hier aura extraite de sa propre incompr\u00e9hension, de sa douleur, de son d\u00e9sespoir, pour \u00eatre en mesure de survivre \u00e0 celles-ci.<\/p>\n « J\u2019ai cherch\u00e9 », dit l\u2019homme fatigu\u00e9. « Moi je trouve », dit l\u2019enfance retrouv\u00e9e. Au-del\u00e0 de \u00e7a, le monde reste ce qu\u2019il est : effroi et merveille en perp\u00e9tuelles m\u00e9tamorphoses. J\u2019en suis comme je n\u2019en suis pas, particule b\u00e9n\u00e9ficiant des qualit\u00e9s des ondes, appara\u00eetre ou dispara\u00eetre selon l\u2019observateur. Il y a bien un observateur. Parfois c\u2019est moi, parfois c\u2019est toi, il, nous, vous, ils. Tout le monde et personne se confondent dans observer et ne rien voir. Sans doute parce que nous confondons. Parce que la confusion est tout ce qu\u2019il nous reste de notre d\u00e9sir d\u2019unit\u00e9, comme la fatigue est le r\u00e9sidu de toutes nos joies r\u00eav\u00e9es. Plisse les yeux, gomme les d\u00e9tails, le superflu, trouve l\u2019\u00e9quilibre. Le leitmotiv. La structure. Le corps. Fatigu\u00e9s, les yeux mi-clos du corps ne construisent pas un corps : ils le trouvent en r\u00e9alit\u00e9.<\/p>\n L\u2019expression « Le roi est mort, vive le roi » exprime la double nature du corps du roi : terrestre et souveraine. Cette formule date de 1515, lors de l\u2019enterrement de Louis XII. Pierre Michon a \u00e9crit un essai portant ce titre, Le Corps du roi<\/em>, inspir\u00e9 d\u2019une \u00e9tude sur Beckett, et qui consiste en une m\u00e9ditation sur une photographie de celui-ci. D\u2019autres textes suivent sur Flaubert, Faulkner, Dante, Shakespeare, Hugo, et d\u00e9bouchent sur la th\u00e9orie du double corps du roi : d\u2019une part l\u2019\u00e9crivain id\u00e9al, comme intemporel ; d\u2019autre part le corps tel qu\u2019il appara\u00eet. En un mot, il s\u2019agit de mettre en avant l\u2019id\u00e9e que les \u00e9crivains appartiennent, au-del\u00e0 du temps terrestre, \u00e0 un m\u00eame corps : celui de la litt\u00e9rature. Cette id\u00e9e est, dans le m\u00eame temps, contest\u00e9e. Rien \u00e0 voir avec ce que nous offre le pouvoir politique aujourd\u2019hui, o\u00f9 la devise serait plut\u00f4t : « apr\u00e8s moi le d\u00e9luge ».<\/p>\n Donc, en un seul et m\u00eame temps, cette observation : l\u2019extraordinaire de voir toute la putr\u00e9faction, la d\u00e9composition \u00e0 l\u2019\u0153uvre d\u2019un corps — terrestre, politique, social — et de percevoir, via la lecture et l\u2019\u00e9criture, un autre corps se survivant \u00e0 lui-m\u00eame. Une continuit\u00e9, presque un horizon. Un infini produit par l\u2019accumulation successive des fatigues.<\/p>\n Dans sa m\u00e9ditation sur la photographie de Samuel Beckett, P. M. \u00e9voque le fameux noli me tangere<\/em> (« Ne me touche pas » — phrase que pronon\u00e7a le Christ, curieusement transmut\u00e9e en latin, \u00e0 Marie-Madeleine lors de la R\u00e9surrection).<\/p>\n Lu dans Le Corps du roi<\/em> de P. M., ce passage sur les boiteux : « Les boiteux, les bancals, les banban, scandent souvent de leur rythme sommaire les \u0153uvres parfaites : l\u2019Achab de Melville, le Long John Silver de Stevenson, la m\u00e8re du narrateur de Mort \u00e0 cr\u00e9dit<\/em>. Il me semble qu\u2019il y a aussi une patte folle dans La Recherche<\/em>, peut-\u00eatre Charlus. On entend ce rythme risible, mais qui serre le c\u0153ur ; on l\u2019entend \u00e9nonc\u00e9 en phrases parfaites, on l\u2019entend bousiller en douce la phrase parfaite : dans les vaticinations d\u2019Achab, dans les grands imparfaits de Flaubert, les grands ternaires, la ronflette o\u00f9 le style tourne comme sur un tour, on entend soudain cette castagnette \u00e0 deux temps qui est un bout de chair humaine greff\u00e9 sur du bois mort. On \u00e9clate de rire. Le pas du banban scande Madame Bovary<\/em>. Dans ce pas, le style fuit, le corps appara\u00eet. »<\/p>\n Date : 11 ao\u00fbt 2024 <\/em><\/p>\n Co\u00fbte que co\u00fbte, tout co\u00fbte chez les tontons Macoute. Pas \u00e0 pas, Frank Zappa, chaque pas compte. Lever du jour. 6 h p\u00e9tantes. La petite musique du travail, invariable, path\u00e9tique, ici et l\u00e0 : clefs, portes, contact, moteur, action. Non, \u00e7a ne va pas, tu dors debout, Coco, refais-la moi, avec le sourire cette fois. Ricanement des mouettes. On est all\u00e9s \u00e0 la mer, hier, comme la vache au taureau. Elle n\u2019\u00e9tait pas froide, ou si l\u2019on en avait la sensation, c\u2019est qu\u2019on \u00e9tait bien chaud, trop chaud — George Bernard Shaw.<\/p>\n C\u2019est fou comme ici \u00e0 S\u00e8te — fais risette — le jour se l\u00e8ve vite. Bleu-bite. Connais-tu cet apocope de « bitau », mon fr\u00e8rot ? 1840 encore et toujours dans les parages. D\u00e9cid\u00e9ment, tout converge. Serge. Moins march\u00e9, nous nous sommes rendus, sans r\u00e9sistance, au Miam et aux Halles. Qu\u2019en dire, Candy ? Que je n\u2019ai encore pas pu manger d\u2019hu\u00eetre, tellement sept fois tout le monde en reprenait. Pas de table accueillante. Coelacanthe.<\/p>\n Parlons du Miam, \u00e9vitons de baver. Pas bien appr\u00e9ci\u00e9. Toute cette nostalgie du dernier \u00e9tage m\u2019a bien d\u00e9go\u00fbt\u00e9. \u00c9coeurant. Soldats de plomb, vieille vaisselle, vieux ustensiles, bo\u00eetes en pagaille — tout \u00e7a en gros du si\u00e8cle pass\u00e9. Comme le temps passe vite, sybarite.<\/p>\n Suis r\u00e9ticent, r\u00e9calcitrant. La fatigue m\u2019emp\u00eache de disperser l\u2019\u00e9nergie — par exemple, en \u00e9loges fun\u00e8bres ou autres. Parfois me le dis en douce : oh la pauvre vieille, oh le pauvre vieux\u2026 Mais c\u2019est comme bien des choses. Ne partage pas ces admirations concernant le miroir de l\u2019armoire \u00e0 glace — m\u00eame cass\u00e9, Cassy — et bien que le d\u00e9lai de sept ans soit largement p\u00e9rim\u00e9, me dis toujours : persiste \u00e0 voir de biais, \u00e0 ne plus\u2026 Et ainsi, ni r\u00e9trospectivement, pas plus que r\u00e9flexivement. L\u2019affaire est pli\u00e9e, bien rang\u00e9e, impeccable, sur l\u2019\u00e9tag\u00e8re de l\u2019armoire — toutes et tous dans le m\u00eame sac. Moi itou. Moi surtout. Moi avant tout.<\/p>\n Et si, par bol, l\u2019engeance a pu avoir parfois son p\u2019tit quart d\u2019heure de gloire\u2026 Non non non. Mais trop de sottises. Regarde, encore, encore plus pr\u00e8s, plisse les yeux : beaucoup trop de sottises. Qu\u2019on meure ou qu\u2019on vive, ne change pas grand-chose. L\u2019esp\u00e8ce ahurie, holoturie — tant pis si c\u2019est pas comme \u00e7a que \u00e7a s\u2019\u00e9crit — celle qui se targue de penser. Je pense, j\u2019essuie. Pense comme un pied, oui. Pas plus loin que le bout de son int\u00e9r\u00eat. Autrement dit : comme moi. Moi, Moi, Moi\u2026<\/p>\n Mais quand je surprends tout ce qui se dit, s\u2019\u00e9crit sur un mort, alors l\u00e0 — salet\u00e9 d\u2019Horla, zut — chair de poule. Le pompon \u00e9tant spontan\u00e9ment atteint quand il s\u2019agit d\u2019un mort connu, une ex-c\u00e9l\u00e9brit\u00e9. La concurrence joue des coudes, \u00e0 qui mieux mieux. Alors que si l\u2019on prenait le temps d\u2019interroger les proches, de fouiller dans le pass\u00e9, tout serait bien loin d\u2019\u00eatre aussi noble que le proclament les folliculaires, les speakers et speakerines. Jacqueline Langeais, quoi. Yves Mourousi.<\/p>\n Grande, immense fatigue de cette r\u00e9p\u00e9tition sous le soleil : celle des n\u00e9crologies, comme des ovations, des m\u00e9dailles, m\u00e9daillons, des satisfecit. Noli me tangere.<\/em> Emballez-moi donc tout \u00e7a, oui, et ce poisson crev\u00e9 dans ces feuilles de chou — en toute actualit\u00e9. Et surtout l\u2019oubli. N\u2019oublions pas l\u2019oubli. Et de rafra\u00eechir le pr\u00e9sent, si caniculaire en ce moment.<\/p>\n Sinon, au total, sommes arriv\u00e9 \u00e0 Tarbes. \u00c7a ressemble \u00e0 Pau. Il y fait tout aussi chaud.<\/p>\n Date : 11 ao\u00fbt 2024 <\/em><\/p>\n Co\u00fbte que co\u00fbte, tout co\u00fbte chez les tontons Macoute. Pas \u00e0 pas, Frank Zappa, chaque pas compte. Lever du jour. 6 h p\u00e9tantes. La petite musique du travail, invariable, path\u00e9tique, ici et l\u00e0 : clefs, portes, contact, moteur, action. Non, \u00e7a ne va pas, tu dors debout, Coco, refais-la moi, avec le sourire cette fois. Ricanement des mouettes. On est all\u00e9s \u00e0 la mer, hier, comme la vache au taureau. Elle n\u2019\u00e9tait pas froide, ou si l\u2019on en avait la sensation, c\u2019est qu\u2019on \u00e9tait bien chaud, trop chaud — George Bernard Shaw.<\/p>\n C\u2019est fou comme ici \u00e0 S\u00e8te — fais risette — le jour se l\u00e8ve vite. Bleu-bite. Connais-tu cet apocope de « bitau », mon fr\u00e8rot ? 1840 encore et toujours dans les parages. D\u00e9cid\u00e9ment, tout converge. Serge. Moins march\u00e9, nous nous sommes rendus, sans r\u00e9sistance, au Miam et aux Halles. Qu\u2019en dire, Candy ? Que je n\u2019ai encore pas pu manger d\u2019hu\u00eetre, tellement sept fois tout le monde en reprenait. Pas de table accueillante. Coelacanthe.<\/p>\n Parlons du Miam, \u00e9vitons de baver. Pas bien appr\u00e9ci\u00e9. Toute cette nostalgie du dernier \u00e9tage m\u2019a bien d\u00e9go\u00fbt\u00e9. \u00c9coeurant. Soldats de plomb, vieille vaisselle, vieux ustensiles, bo\u00eetes en pagaille — tout \u00e7a en gros du si\u00e8cle pass\u00e9. Comme le temps passe vite, sybarite.<\/p>\n Suis r\u00e9ticent, r\u00e9calcitrant. La fatigue m\u2019emp\u00eache de disperser l\u2019\u00e9nergie — par exemple, en \u00e9loges fun\u00e8bres ou autres. Parfois me le dis en douce : oh la pauvre vieille, oh le pauvre vieux\u2026 Mais c\u2019est comme bien des choses. Ne partage pas ces admirations concernant le miroir de l\u2019armoire \u00e0 glace — m\u00eame cass\u00e9, Cassy — et bien que le d\u00e9lai de sept ans soit largement p\u00e9rim\u00e9, me dis toujours : persiste \u00e0 voir de biais, \u00e0 ne plus\u2026 Et ainsi, ni r\u00e9trospectivement, pas plus que r\u00e9flexivement. L\u2019affaire est pli\u00e9e, bien rang\u00e9e, impeccable, sur l\u2019\u00e9tag\u00e8re de l\u2019armoire — toutes et tous dans le m\u00eame sac. Moi itou. Moi surtout. Moi avant tout.<\/p>\n Et si, par bol, l\u2019engeance a pu avoir parfois son p\u2019tit quart d\u2019heure de gloire\u2026 Non non non. Mais trop de sottises. Regarde, encore, encore plus pr\u00e8s, plisse les yeux : beaucoup trop de sottises. Qu\u2019on meure ou qu\u2019on vive, ne change pas grand-chose. L\u2019esp\u00e8ce ahurie, holoturie — tant pis si c\u2019est pas comme \u00e7a que \u00e7a s\u2019\u00e9crit — celle qui se targue de penser. Je pense, j\u2019essuie. Pense comme un pied, oui. Pas plus loin que le bout de son int\u00e9r\u00eat. Autrement dit : comme moi. Moi, Moi, Moi\u2026<\/p>\n Mais quand je surprends tout ce qui se dit, s\u2019\u00e9crit sur un mort, alors l\u00e0 — salet\u00e9 d\u2019Horla, zut — chair de poule. Le pompon \u00e9tant spontan\u00e9ment atteint quand il s\u2019agit d\u2019un mort connu, une ex-c\u00e9l\u00e9brit\u00e9. La concurrence joue des coudes, \u00e0 qui mieux mieux. Alors que si l\u2019on prenait le temps d\u2019interroger les proches, de fouiller dans le pass\u00e9, tout serait bien loin d\u2019\u00eatre aussi noble que le proclament les folliculaires, les speakers et speakerines. Jacqueline Langeais, quoi. Yves Mourousi.<\/p>\n Grande, immense fatigue de cette r\u00e9p\u00e9tition sous le soleil : celle des n\u00e9crologies, comme des ovations, des m\u00e9dailles, m\u00e9daillons, des satisfecit. Noli me tangere.<\/em> Emballez-moi donc tout \u00e7a, oui, et ce poisson crev\u00e9 dans ces feuilles de chou — en toute actualit\u00e9. Et surtout l\u2019oubli. N\u2019oublions pas l\u2019oubli. Et de rafra\u00eechir le pr\u00e9sent, si caniculaire en ce moment.<\/p>\n Sinon, au total, sommes arriv\u00e9 \u00e0 Tarbes. \u00c7a ressemble \u00e0 Pau. Il y fait tout aussi chaud.<\/p>\n Date : 12 ao\u00fbt 2024 <\/em><\/p>\n Au 39 avenue Bertrand Bar\u00e8re — juriste, politicien sachant habilement barrer sa carri\u00e8re en se barrant au bon moment, 1024 interventions lors de la Convention, rendu c\u00e9l\u00e8bre par ses Carmagnoles, sans pr\u00e9cision s\u2019il s\u2019agit de vestes, de chansons ou de charrettes pouss\u00e9es vers la guillotine — puis \u00e9vasion vers l\u2019Empire. La Force, son c\u00f4t\u00e9 sombre, ou la force l\u2019ayant quitt\u00e9, ou la foi, l\u2019int\u00e9r\u00eat toujours primant. Il fait bien 39 degr\u00e9s. Mais il y a la clim. Ne pas utiliser celle de la chambre : c\u2019est \u00e9crit en rouge sur cr\u00e8me, seul document d\u2019accueil. Mais peu nous chaut, ce n\u2019est pas un ch\u00e2teau, juste un appart. Une \u00e9tape. On laissera les portes ouvertes en grand. N\u2019en mourrons pas.<\/p>\n Lever du bon pied, vers 5 h, je fais les cent pas en qu\u00eate d\u2019un caf\u00e9. Ici tr\u00f4ne une super cafeti\u00e8re de marque L\u2019Or Barista, mais que des capsules de th\u00e9. Donc, un verre d\u2019eau glac\u00e9e \u00e0 la place, et visite de la terrasse, charmante. Je m\u2019assois, j\u2019\u00e9cris, jouissant de me livrer en toute impunit\u00e9 au vice. Puis nous marchons — il est \u00e0 cette heure sept heures — pour trouver une boulangerie, un jus. Ce qui nous m\u00e8ne aux halles Brauhauban. Une plaque indique qu\u2019un riche industriel aurait fait cadeau du terrain et de la construction de l\u2019\u00e9difice \u00e0 la fin du XIXe si\u00e8cle. On reconna\u00eet encore — un peu, car tr\u00e8s r\u00e9nov\u00e9 — le style Eiffel, avec ses poutres m\u00e9talliques et ses verri\u00e8res. Les croissants sont mous comme de la chique. Si tu avais bien voulu attendre huit heures\u2026 mais tu es toujours si impatient. Pour adoucir, j\u2019offre mon petit g\u00e2teau servi avec mon double expresso. Bien tent\u00e9, la discussion d\u00e9rive vers le programme de la journ\u00e9e. Il faut faire quelque chose, m\u00eame le dimanche. Ce sera le mus\u00e9e Massey. Mais cet apr\u00e8s-midi, fl\u00e2nons, paressons, au moins jusqu\u2019\u00e0 10 h. Tu as vu, on a de la chance : il y a m\u00eame l\u2019Intermarch\u00e9 d\u2019ouvert.<\/p>\n En dig\u00e9rant mon croissant mou, des pens\u00e9es me viennent sur l\u2019\u00e9poque actuelle. Hier soir, arrivant, cette sensation \u00e9trange d\u2019une ville fant\u00f4me : personne dans les rues, presque aucun trafic, et puis la place de Verdun (qui se situe tout au bout de l\u2019avenue Bar\u00e8re). Aper\u00e7u de ces commerces de bouche en vogue : tacos et tapas, sans oublier les sempiternelles pizzerias. Mais o\u00f9 donc aller pour, ne serait-ce que lire sur un menu, « poule & porc de Bigorre » ? Pas ici en tout cas. Ce n\u2019est m\u00eame pas pour en manger. Je ne m\u2019attache qu\u2019\u00e0 la verdure, aux salades. Mais m\u00eame \u00e7a, s\u2019il n\u2019y a pas dedans un je-ne-sais-quoi de japonisant, des ingr\u00e9dients exotiques, \u00e7a ne va pas. Ce qui fait que le go\u00fbt d\u2019hier n\u2019est plus du go\u00fbt d\u2019aujourd\u2019hui. M\u00eame dans l\u2019\u00e9tendue d\u2019une vie, dr\u00f4le de myst\u00e8re. C\u2019est comme pour dire que le monde, le temps lui-m\u00eame, subissent ce genre de fatigues : de la langue, du palais, des yeux et de l\u2019ou\u00efe. Il leur faut toujours en changer — parfois en bien, souvent en pis.<\/p>\n L\u2019imp\u00e9rialisme am\u00e9ricain, avec sa fast-food, nous d\u00e9glingue peu \u00e0 peu l\u2019app\u00e9tit pour le Bigorre. Et pas seulement. On finira par la pilule au go\u00fbt unique. Comme la pens\u00e9e unique. L\u2019odeur unique. Le spectacle unique. La position unique pour faire l\u2019amour. Plus de vie priv\u00e9e — y en a-t-il m\u00eame jamais eu, vraiment ? Il faut tant que tout se sache, se d\u00e9crypte, se classe, s\u2019enregistre\u2026 ce tout qui ne durera qu\u2019un d\u00e9jeuner de soleil dans l\u2019histoire g\u00e9n\u00e9rale du silex et des com\u00e8tes.<\/p>\n M\u00eame gros doute soudain sur la culture. On s\u2019y agrippe tant que \u00e7a en devient suspect. Et pourtant, comme j\u2019aimerais ne faire que cela de mes journ\u00e9es, de mes nuits : lire et \u00e9crire, \u00e9crire et lire. Fl\u00e2ner encore, r\u00eavasser, lire et \u00e9crire \u00e0 partir de ces r\u00eaveries, de ces fl\u00e2neries. Si je n\u2019\u00e9tais oblig\u00e9 de traverser autant d\u2019\u00e2neries, d\u2019\u00e9puisantes noirceurs, encore, pour y parvenir\u2026<\/p>\n Pas d\u00e9\u00e7u — puisque je n\u2019esp\u00e8re rien — quand, poussant la porte du mus\u00e9e Massey, la petite dame derri\u00e8re le comptoir, \u00e9plor\u00e9e, nous informe que niet : vous ne pourrez pas voir l\u2019exposition d\u2019Antonio Saura (prononcer « \u00e7a aura », en roulant l\u00e9g\u00e8rement le r). Et comme pas envie de voir des hussards v\u00eatus de pieds en cape, sans oublier leurs grosses toques de toqu\u00e9s du sabre, on ressort. Profitons-en pour visiter le grand parc peupl\u00e9 de paons. On y d\u00e9couvre des essences aussi fabuleuses qu\u2019insolites, avec des f\u00fbts d\u00e9mesur\u00e9s — notamment un magnolia gigantesque — et des \u00e9corces jamais vues jusque-l\u00e0. Un bien beau parc, avec une statue de Jules Laforgue, n\u00e9 \u00e0 Tarbes. Et puis, des ann\u00e9es que je n\u2019avais pas go\u00fbt\u00e9 une glace caramel beurre sal\u00e9 (artisanale — le mot est pr\u00e9cis\u00e9), ce qui cl\u00f4ture agr\u00e9ablement la balade.<\/p>\n Reste de la journ\u00e9e pass\u00e9 \u00e0 relire Autobiographie des objets<\/em>, et dr\u00f4le comme, marchant mieux, je lis mieux — enfin, plus fluide. Demain, nous partirons de bonne heure. La valise est d\u00e9j\u00e0 boucl\u00e9e, pr\u00e8s de l\u2019entr\u00e9e. La m\u00e9t\u00e9o annonce des nuages, un temps gris sur Bilbao. \u00c7a tombe bien, car fatigu\u00e9 de tout ce ciel bleu et soleil.<\/p>\n Clin d\u2019\u0153il du monde invisible : ce petit arbre orang\u00e9 mis en lumi\u00e8re, et cette sensation qu\u2019on y retrouve comme \u00e0 la reconnaissance d\u2019un visage.<\/p>\n Date : 13 ao\u00fbt 2024 <\/em><\/p>\n On ne prend pas l\u2019autoroute, on est fatigu\u00e9 d\u2019engraisser Vinci et autres. Surtout que c\u2019est d\u00e9j\u00e0 pay\u00e9 — et sur plusieurs g\u00e9n\u00e9rations, grassement. Nous, on prend les petites routes. C\u2019est plus long, plus tranquille. Six heures au lieu de quatre. Pas grave. On le sait d\u2019avance qu\u2019il ne fait pas beau — d\u00e8s Bayonne on le sait — le pare-brise et les essuie-glaces le savent.<\/p>\n Arriv\u00e9e dans le port de Getxo vers 13 h. « Vous trouverez les cl\u00e9s du bateau au bar des skippers », dit le message. Merci Google Translate. Puis le gars arrive et nous explique tous les boutons. Il est press\u00e9, on comprend en gros qu\u2019il se d\u00e9p\u00eache parce qu\u2019il est press\u00e9 — un bon gars soit dit en passant, en tout cas pas du tout collant, au poil. Ce qui fait que vers 14 h 30, on joue les skippers. Piqu\u00e9 un roupillon illico, position chien de fusil en grimpant sur le toit. Il y faisait frais, petite brise, petit roulis rappelant de lointains souvenirs de f\u0153tus — si \u00e7a se peut.<\/p>\n Puis grande marche \u00e0 nouveau. Sans souffrance, la vie ne vaudrait pas tripette. O\u00f9 donc est ce foutu supermercado ? Bref, on a doubl\u00e9 le temps pr\u00e9vu par le GPS. On a escalad\u00e9 une montagne, tandis que toute une foule nous croisait, descendant. Les hommes portent ici des v\u00eatements de femmes, et m\u00eame se maquillent. Remarqu\u00e9 aussi que tous portent un petit foulard vichy — mais couleur gris bleu — autour du cou. Sans doute un signe de ralliement.<\/p>\n La premi\u00e8re heure d\u2019ascension s\u2019est plut\u00f4t bien pass\u00e9e, une souffrance correcte, pas de paroxysme. Mais au bout de deux heures, impression de marcher sur des moignons. J\u2019avais vu des femmes se tra\u00eener \u00e0 genoux vers un saint quelconque, \u00e0 Guimar\u00e3es, au Portugal. J\u2019en suis d\u00e9sormais. Sauf que pas de saint au bout. Juste le bateau de Popeye. J\u2019\u00e9cris ces quelques lignes sans conviction. \u00c9crire \u00e0 la sauvette en voyage ne permet pas de palabrer.<\/p>\n R\u00e9veil \u00e0 4 h 26, je relis. Bof. Dr\u00f4le que, quand je le fais, c\u2019est toujours avec au d\u00e9part cette petite euphorie, puis quand je relis : bof. La relecture est fatigante. Pire : d\u00e9cevante, d\u00e9courageante, \u00e9c\u0153urante. De la merde. \u00c0 moins que ce soit une autobiographie — l\u00e0 pas de risque, elles sont toutes bonnes, sinon excellentes. Le lecteur fabriquant tous les romans \u00e0 partir de\u2026 Ce n\u2019est pas de moi, c\u2019est de Philippe Lejeune. Expert en autobiographies.<\/p>\n L\u2019id\u00e9e d\u2019en rajouter, que ce n\u2019est pas assez, jamais suffisant, provient d\u2019une carence de tout \u00e0 l\u2019origine — en couveuse — jamais r\u00e9gl\u00e9e. On a beau faire jusqu\u2019\u00e0 l\u2019\u00e9r\u00e9mitisme le plus loin qu\u2019on peut — les je\u00fbnes, les privations, l\u2019abstinence la plus grotesque — rien n\u2019y fait ni n\u2019y fera. Apr\u00e8s avoir commis tout l\u2019inverse dans l\u2019exc\u00e8s, rien n\u2019y fait, n\u2019y a fait, ni ne fera. Seul le vivre, ou accessoirement le mourir, sont des vecteurs, jamais une destination, une maison.<\/p>\n \u00c0 la fin, \u00e9puis\u00e9, c\u2019est la d\u00e9testation de tout en bloc, en vrac — et de soi, surtout. On se met \u00e0 comparer les torchons et les serviettes : o\u00f9 donc ai-je fichu mes mouchoirs ? Or, ni, car. Puis on retourne s\u2019allonger sur un traitement de texte, un canap\u00e9, l\u2019herbe verte des sempiternelles hypoth\u00e8ses que tout aurait pu se passer autrement si\u2026 L\u2019\u00e9reintant autrement si.<\/p>\n Date : 14 ao\u00fbt 2024 <\/em><\/p>\n \u00c9crire, c\u2019est prendre le pouvoir. Ce qui fait d\u00e9j\u00e0 une bonne raison pour ne pas \u00eatre proph\u00e8te en son pays, en sa famille. Les familles n\u2019aiment pas les autobiographies. Les archives d\u00e9partementales pas bien non plus. Un texte digne de ce nom doit pouvoir survivre au minimum cinquante ans en milieu hostile. Mourrez, attendez cinquante ans, repassez nous voir, disent les archives d\u00e9partementales.<\/p>\n Quelle chance de ne pas vouloir \u00e9crire une autobiographie ; j\u2019en serais fatigu\u00e9 d\u2019avance. Et puis rien \u00e0 revendiquer, pas d\u2019avis si durable qu\u2019il survive \u00e0 une journ\u00e9e, pas de compte \u00e0 r\u00e9gler, pas de b\u00e9n\u00e9diction lorgn\u00e9e. Qu\u2019on me reconnaisse ? C\u2019est d\u00e9j\u00e0 fait, mon bulletin de naissance le dit. Qu\u2019on m\u2019aime serait risible. Alors quoi ? Pas un seul ressort \u00e0 comprimer ni d\u00e9tendre. Rien ne me pousse vers l\u2019autobiographie. L\u2019autofiction serait plus appropri\u00e9e, encore que toute la difficult\u00e9 reste d\u2019\u00e9viter qu\u2019on la confonde avec de l\u2019\u00e9gotisme — ce qui n\u2019est pas mince.<\/p>\n La fatigue vient aussi des bo\u00eetes, des \u00e9tiquettes, de cette r\u00e9duction des os que le mort, faute de tout, se doit d\u2019effectuer seul, jusqu\u2019au scrupule, la poussi\u00e8re, l\u2019oubli.<\/p>\n Hier, nous avons discut\u00e9 de vacances pass\u00e9es : stupeur de n\u2019en trouver aucun souvenir. Seulement de vagues impressions, comme lorsqu\u2019on se r\u00e9veille. Pourtant, tu as une m\u00e9moire d\u2019\u00e9l\u00e9phant, la plupart du temps, me dit S. Pareil pour le sens de l\u2019orientation, ajoute-t-elle. Je te trouve de plus en plus perdu. Dr\u00f4le d\u2019effet. J\u2019y repense en \u00e9crivant ce matin. La vraie raison qui me pousse \u00e0 \u00e9crire est peut-\u00eatre du m\u00eame ordre que celle du Petit Poucet : vouloir retrouver le chemin de la maison. Puis, une fois d\u00e9couvert le pot aux roses — le fantasme, la chim\u00e8re — on en aura pris l\u2019habitude, l\u2019usage. Et plus d\u2019autre motivation que celle-ci. Donc \u00e7a commence par un d\u00e9sir de ne pas vouloir se perdre, ou de ne pas perdre des \u00eatres, des objets, des pens\u00e9es, des r\u00eaveries. Puis on les voit dispara\u00eetre, on se voit dispara\u00eetre en \u00e9crivant justement.<\/p>\n Nous allons au Guggenheim aujourd\u2019hui. Est-ce possible de plisser les yeux, gommer tout le superflu, percevoir l\u2019essentiel ? Mais je suis fatigu\u00e9 aussi — \u00e9norm\u00e9ment — par l\u2019id\u00e9e m\u00eame qu\u2019il puisse exister un essentiel. \u00c0 part aller ensemble visiter un mus\u00e9e, quel qu\u2019il soit.<\/p>\n 19 h. Il pleut. L\u2019eau s\u2019est engouffr\u00e9e par une lucarne que nous avons oubli\u00e9 de fermer. Une bonne heure pour tout \u00e9coper, \u00e9ponger hier soir. Repas frugal, puis au lit.<\/p>\n Ce matin, r\u00e9veil \u00e0 cinq heures. Il faudrait dire quelque chose de la ville de Bilbao, du Guggenheim. Puis je me souviens que je n\u2019\u00e9cris pas une autobiographie, pas plus qu\u2019un guide touristique. Je peux dire tout de m\u00eame que j\u2019ai bien appr\u00e9ci\u00e9 Yoshitomo Nara, le jambon, le vin blanc verdeto. Pour le reste, et sp\u00e9cialement Martha Jungwirth, il faudra y revenir. Et notamment sur cette r\u00e9flexion : Das ist Schei\u00dfe<\/em>, c\u2019est de la merde — lanc\u00e9e par un quinquag\u00e9naire teuton traversant le lieu d\u2019exposition.<\/p>\n Ah, voil\u00e0, \u00e7a revient : les deux verbes vaciller<\/em> et chanceler<\/em>. Au bout de cette longue journ\u00e9e de marche, apr\u00e8s avoir \u00e9cop\u00e9, \u00e9pong\u00e9 — les voici enfin. L\u2019art contemporain propose de vaciller, chanceler, assez r\u00e9guli\u00e8rement. Signe, sans doute, d\u2019une grande fatigue de notre humanit\u00e9. On chancelle, se tenant en funambule entre un « c\u2019est de la merde » et un « c\u2019est g\u00e9nial ».<\/p>\n Date : 15 ao\u00fbt 2024 <\/em><\/p>\n Malafama, le nom du bateau. S. me le traduit par « mauvaise humeur ». Surtout s\u2019il pleut, ajoute-t-elle. En tout cas, je viens de finir le 347 et j\u2019ai d\u00e9j\u00e0 envie de commencer le 348, comme si la dose n\u2019\u00e9tait pas suffisante, qu\u2019il fallait encore creuser un peu plus, quoi — un canal carpien. Et puis, au hasard, je lis : « avoir du caract\u00e8re ne signifie pas avoir mauvais caract\u00e8re », et je repense \u00e0 mon p\u00e8re. Avoir du caract\u00e8re, pour beaucoup de sa g\u00e9n\u00e9ration, aura signifi\u00e9 cela. Puis, par capillarit\u00e9, \u00e0 leur production, leurs rejetons.<\/p>\n Souffrir silencieusement toute l\u2019absurdit\u00e9 de ce monde demande autre chose que de la hargne ou de la mauvaise humeur : il faut ce qu\u2019on appelle des nerfs. Ainsi, ces promenades journali\u00e8res sont-elles un calvaire, mais au cours desquelles on peut merveilleusement comprendre la notion d\u2019humeur — bonne ou mauvaise — selon l\u2019\u00e9tat d\u2019une vo\u00fbte plantaire, des os, des muscles et des tendons. Toutes ces choses dont on ne tient pas compte lorsqu\u2019on est jeune et insouciant. La douleur, la fatigue qui vient de leur r\u00e9p\u00e9tition, de leur omnipr\u00e9sence, d\u2019une peur naturelle de se sentir vieillir, ou d\u2019une autre, plus insidieuse, \u00e9manant du d\u00e9ni — tout \u00e7a \u00e9rode le masque des apparences, y compris de fa\u00e7on autor\u00e9flexive, surtout de mani\u00e8re narcissique, de ce qu\u2019on croit ou avoir cru \u00eatre.<\/p>\n Le caract\u00e8re semble li\u00e9 par h\u00e9ritage au fait qu\u2019il puisse exister une bonne et une mauvaise fa\u00e7on d\u2019aborder, d\u2019affronter la douleur comme la fatigue. Et, en r\u00e9manence, les expressions qui accompagnent cette volont\u00e9 ou non-volont\u00e9 : du nerf, du cran, serre les dents — tant et tant qu\u2019on finit par ne plus en avoir, de dents, sans bien s\u2019en souvenir, savoir, reconna\u00eetre l\u2019ancienne utilit\u00e9. Quelque chose se vide pour laisser place \u00e0 quelque chose d\u2019autre. Ces deux objets restent ind\u00e9finissables un temps, comme sur la cr\u00eate d\u2019une vague, dans une immobilit\u00e9 tremblante et chancelante, l\u2019ultime d\u2019une vague d\u2019\u00e9puisement physique ou nerveux. On sait qu\u2019on ne peut s\u2019attacher \u00e0 la mauvaise humeur seule pour continuer.<\/p>\n Le propri\u00e9taire du bateau nous invite \u00e0 partir plus t\u00f4t que pr\u00e9vu, car il avait oubli\u00e9 une maintenance. Soit il nous rembourse l\u2019\u00e9quivalent de la journ\u00e9e, soit il fera un geste \u00e9quivalent si on revient. Nous faisons semblant de ne pas comprendre, nous r\u00e9fugiant derri\u00e8re la barri\u00e8re des langues, et proposons de rester une nuit de plus en contrepartie ; nous irons nous promener durant la r\u00e9paration. Sans trop d\u2019espoir, car nous avons bien saisi le sens du message. En ce qui me concerne, aucun dommage \u00e0 partir plus vite, le temps maussade aidant, et le fait que le nom du bateau me fait \u00e9crire sur l\u2019humeur, le caract\u00e8re. Je suis d\u00e9j\u00e0 rembours\u00e9.<\/p>\n Six heures. Nous avons droit \u00e0 une nuit de plus en compensation du temps allou\u00e9 \u00e0 la maintenance. C\u2019est normal : j\u2019ai trouv\u00e9 la raison pour laquelle nous avions atterri l\u00e0. Preuve \u00e0 l\u2019appui, ce texte. Rien d\u2019extraordinaire, en fait. C\u2019en est tellement fatiguant.<\/p>\n
— Gaza on s\u2019en fout. Ce n\u2019est pas la priorit\u00e9. Vous \u00eates l\u00e0 pour \u00e7a. Si vous n\u2019\u00eates pas d\u2019accord, dites-le maintenant. Moi, il me suffit de shooter dans une poubelle pour que tout se mette en marche.
\ncodicille :<\/h3>\n
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Premi\u00e8re partie<\/h2>\n
seconde partie<\/h2>\n
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\nGENRE : fantastique sobre \/ enqu\u00eate d\u2019archives<\/p>\n
\nE1 — Date\/Laps : 1894 — Lieu : bord d\u2019un gouffre karstique dans le Vercors — Acteurs : cur\u00e9, villageois
\nFait : apr\u00e8s un incident lors d\u2019un petit rituel local, une pierre sculpt\u00e9e est jet\u00e9e dans un aven.
\nCause : peur collective \u2192 Cons\u00e9quence : disparition de l\u2019objet dans un siphon.
\nTrace mat\u00e9rielle : note marginale au registre paroissial.
\nQui sait quoi : Villageois : tout ; Cur\u00e9 : tout ; Lecteur : rien.<\/p>\n
\nFait : ils remontent une pierre ovale parfaitement lisse ; Luc garde une cicatrice superficielle au poignet.
\nCause : curiosit\u00e9 \u2192 Cons\u00e9quence : l\u2019objet, stock\u00e9 dans une voiture, “dispara\u00eet” la nuit suivante.
\nTrace mat\u00e9rielle : deux Polaroids, rapport d\u2019incident du club, cicatrice.
\nQui sait quoi : Sp\u00e9l\u00e9os : partiel ; Professeur (plus tard) : par t\u00e9moignages ; Lecteur : rien.<\/p>\n
\nFait : H. compile coupures de presse locales, interroge Luc et Mara, recopie la note de 1894.
\nCause : int\u00e9r\u00eat scientifique \u2192 Cons\u00e9quence : constitution d\u2019un dossier avec copies et enregistrements.
\nTrace mat\u00e9rielle : dossier reli\u00e9, cassettes audio, lettres.
\nQui sait quoi : H. : beaucoup ; Tante (r\u00e9gisseuse de mus\u00e9e) : inventorie ; Lecteur : rien.<\/p>\n
\nFait : d\u00e9c\u00e8s de H. ; la tante r\u00e9cup\u00e8re le dossier pour pr\u00e9-inventaire mus\u00e9al.
\nCause : succession universitaire \u2192 Cons\u00e9quence : lettre inachev\u00e9e de la tante au narrateur, jamais envoy\u00e9e.
\nTrace mat\u00e9rielle : lettre, bordereau d\u2019inventaire provisoire.
\nQui sait quoi : Tante : tout du dossier ; Narrateur : rien ; Lecteur : rien.<\/p>\n
\nFait : dragage du fleuve ; remont\u00e9e d\u2019une pierre ovale tr\u00e8s lisse, ti\u00e8de au toucher.
\nCause : travaux fluviaux \u2192 Cons\u00e9quence : d\u00e9p\u00f4t dans un magasin municipal s\u00e9curis\u00e9.
\nTrace mat\u00e9rielle : fiche d\u2019entr\u00e9e d\u2019objet, photo num\u00e9rique, mini-rapport de temp\u00e9rature “l\u00e9g\u00e8rement sup\u00e9rieure \u00e0 l\u2019ambiante”.
\nQui sait quoi : Service patrimoine : partiel ; Narrateur : encore rien ; Lecteur : rien.<\/p>\n
\nFait : le narrateur consulte le dossier de H., compare la pierre r\u00e9cup\u00e9r\u00e9e, la touche, constate une ti\u00e9deur persistante.
\nCause : lettre retrouv\u00e9e + prise de rendez-vous \u2192 Cons\u00e9quence : discr\u00e8te marque violac\u00e9e sur la peau, sans douleur.
\nTrace mat\u00e9rielle : signature au registre des consultations, gants, notice.
\nQui sait quoi : Narrateur : beaucoup plus ; Lecteur : rien.<\/p>\n
\nFait : le narrateur restitue la pierre au fleuve, sans t\u00e9moin.
\nCause : scrupule + coh\u00e9rence avec la note de 1894 \u2192 Cons\u00e9quence : disparition de l\u2019objet, apaisement ambivalent.
\nTrace mat\u00e9rielle : aucune, sauf la marque qui s\u2019estompe au poignet.
\nQui sait quoi : Narrateur : tout ; Lecteur : \u00e0 d\u00e9couvrir par fragments.<\/p>\n
\nS1 — Point d\u2019entr\u00e9e : d\u00e9couverte de la lettre inachev\u00e9e (2012) — POV : narrateur
\nObjectif dramatique : \u00e9tablir un lien familial avec le dossier et l\u2019objet.
\nPuise dans : E4 = indice
\nDegr\u00e9 d\u2019info : 1
\nCe que tu tais : contenu d\u00e9taill\u00e9 du dossier, contexte 1894.
\nCrochet de sortie : une cote d\u2019inventaire griffonn\u00e9e dans la marge.<\/p>\n
\nObjectif dramatique : voir l\u2019objet, premier contact, premi\u00e8re sensation.
\nPuise dans : E5 = partielle, E6 = partielle
\nDegr\u00e9 d\u2019info : 2
\nCe que tu tais : d\u00e9cision future du narrateur.
\nCrochet de sortie : la peau encore ti\u00e8de sous le gant retir\u00e9.<\/p>\n
\nObjectif dramatique : assembler les preuves, afficher la logique des traces.
\nPuise dans : E3 = partielle, E1 = allusion
\nDegr\u00e9 d\u2019info : 2
\nCe que tu tais : disparition 1986 d\u00e9taill\u00e9e.
\nCrochet de sortie : un Polaroid o\u00f9 l\u2019objet semble l\u00e9g\u00e8rement affaiss\u00e9.<\/p>\n
\nObjectif dramatique : ancrer la cicatrice, l\u2019accident mineur, la chaleur incompr\u00e9hensible.
\nPuise dans : E2 = indice
\nDegr\u00e9 d\u2019info : 1
\nCe que tu tais : lieu exact et noms complets.
\nCrochet de sortie : frottement de bande, phrase coup\u00e9e \u00e0 “la pierre \u00e9tait\u2026”.<\/p>\n
\nObjectif dramatique : sugg\u00e9rer une d\u00e9cision r\u00e9currente : jeter, rendre \u00e0 l\u2019eau.
\nPuise dans : E1 = allusion
\nDegr\u00e9 d\u2019info : 0\u20131
\nCe que tu tais : nature du “rituel” et l\u2019incident d\u00e9clencheur.
\nCrochet de sortie : mention du “siphon” soulign\u00e9e trois fois.<\/p>\n
\nObjectif dramatique : accomplir le geste, fermer la boucle sans l\u2019expliquer.
\nPuise dans : E7 = r\u00e9v\u00e9lation
\nDegr\u00e9 d\u2019info : 3
\nCe que tu tais : justification morale compl\u00e8te, toute hypoth\u00e8se “scientifique”.
\nCrochet de sortie : une ti\u00e9deur r\u00e9siduelle au poignet, puis rien.<\/p>\n
\nCausalit\u00e9 : chaque action d\u00e9coule d\u2019une cause ant\u00e9rieure (peur 1894 \u2192 perte ; curiosit\u00e9 1986 \u2192 cicatrice + perte ; dragage 2025 \u2192 red\u00e9couverte ; lettre \u2192 rendez-vous ; traces \u2192 restitution).<\/p>\n
\nJe retrouvai la lettre dans une pochette translucide, coinc\u00e9e derri\u00e8re des bordereaux jaunis. L\u2019\u00e9criture de ma tante penchait \u00e0 droite, r\u00e9guli\u00e8re, puis se brisait net avant la signature. Elle m\u2019y parlait d\u2019un dossier “curieux”, r\u00e9cup\u00e9r\u00e9 apr\u00e8s le d\u00e9c\u00e8s d\u2019un professeur de Grenoble, et notait dans la marge une cote d\u2019inventaire provisoire. Rien d\u2019autre qu\u2019une phrase interrompue : « Je pr\u00e9f\u00e8rerais que tu voies par toi-m\u00eame. » J\u2019ignorais pourquoi elle ne me l\u2019avait jamais envoy\u00e9e. J\u2019avais gard\u00e9 sa maison, ses livres, une logique d\u2019ordre. J\u2019eus l\u2019impression d\u2019entendre sa voix me mettre au travail.<\/p>\n
\n## REGISTRE 1894<\/p>\n
\n*******************************************************
\n**R\u00f4le**. Tu es un architecte narratif. Tu vas d\u2019abord construire la fabula (chronologie r\u00e9elle des faits), puis le syuzhet (ordre de narration), faire des v\u00e9rifications de coh\u00e9rence, et seulement ensuite r\u00e9diger l\u2019histoire.<\/p>\n
\nConstruis la chronologie objective en \u00e9v\u00e9nements atomiques (5\u201312 items).
\nFormat de sortie :<\/p>\n
\nFait : \u2026<\/i>
\nCause : \u2026<\/i> \u2192 Cons\u00e9quence : \u2026<\/i>
\nTrace mat\u00e9rielle : lettre \/ photo \/ cicatrice \/ rapport \/ bruit \/ odeur<\/i>
\nQui sait quoi : Perso A : \u2026 | Perso B : \u2026 | Lecteur : rien<\/i><\/p>\n
\nR\u00e9ordonne en sc\u00e8nes. Pour chaque sc\u00e8ne :<\/p>\n
\nObjectif dramatique : \u2026<\/i>
\nPuise dans : E3 = allusion | E1 = indice | E7 = r\u00e9v\u00e9lation<\/i>
\nDegr\u00e9 d\u2019info : 0 allusion \/ 1 indice \/ 2 partielle \/ 3 r\u00e9v\u00e9lation
\nCe que tu tais : \u2026<\/i>
\nCrochet de sortie : question \/ image \/ menace \/ promesse<\/i><\/p>\n
\nCausalit\u00e9 : toute action a une cause ant\u00e9rieure dans la fabula.<\/p>\n
\nTon global : \u2026<\/i> ; rythme : ralenti sur 2 sc\u00e8nes, sinon net<\/i>.<\/p>\n
\nPlan : r\u00e9imprime Fabula puis Syuzhet (brefs).<\/p>\n
\nGENRE : fantastique sobre<\/p>\n
\nE1 — 1895, grotte : un rituel \u00e9choue ; statuette perdue. Trace : cicatrice sur un survivant.
\nE2 — 1926, port : un marin remonte la statuette. Trace : idole + journal de bord.
\nE3 — 1927, ville : un professeur enqu\u00eate, compile. Trace : dossier, coupures.
\nE4 — 1928, moi : j\u2019h\u00e9rite du dossier ; le marin dispara\u00eet. Trace : lettre inachev\u00e9e.<\/p>\n
\nS1 (E4\/indice) ouverture sur la lettre inachev\u00e9e.
\nS2 (E3\/partiel) notes du professeur ; noms ratur\u00e9s.
\nS3 (E2\/r\u00e9cit) voix du marin ; m\u00e9t\u00e9o, d\u00e9rive, idole poisseuse.
\nS4 (E1\/allusion) cicatrice d\u00e9crite ; on sugg\u00e8re le rituel sans tout dire.
\nS5 (E4\/r\u00e9v.) je retrouve l\u2019idole, mais seule la trace parle.<\/p>\n
\n
\n
\n
\n
\n
\n
\n Le sac pesait lourd sur son \u00e9paule gauche. Il l\u2019a pos\u00e9. La fermeture \u00e9clair grin\u00e7ait. \u00c0 l\u2019int\u00e9rieur, il y avait un pull en laine r\u00eache, roul\u00e9 trop serr\u00e9, un paquet de biscuits mous, une photo dont le coin s\u2019\u00e9tait repli\u00e9, et une paire de chaussures d\u2019enfant, lacets nou\u00e9s ensemble. Sous le tissu, un bruit sec, comme une pi\u00e8ce de m\u00e9tal qui cogne. De l\u2019autre c\u00f4t\u00e9, on voyait un pan de colline, couvert d\u2019herbe courte. Un oiseau a travers\u00e9 le ciel, bas. Il a referm\u00e9 le sac. On attendait derri\u00e8re lui. Il a boug\u00e9 le sac d\u2019un pied, l\u2019\u00e9cartant un peu du passage. Et puis il a avanc\u00e9, une main dans la poche, sans se retourner.<\/p>",
"content_text": "Il savait qu\u2019il devait partir. Au loin, on entendait les sir\u00e8nes, mais ce qui l\u2019inqui\u00e9tait le plus, c\u2019\u00e9tait l\u2019odeur \u00e2cre qui se glissait d\u00e9j\u00e0 dans la maison. Il a ouvert le sac et y a jet\u00e9 tout ce qui lui passait par la main : des v\u00eatements, un dictionnaire, deux paires de chaussures, la vieille radio, une pile de livres qu\u2019il n\u2019avait pas lus, des dossiers, une lampe de chevet, un pot de confiture entam\u00e9, un cadre photo, un jeu d\u2019\u00e9checs, une serviette de toilette, trois carnets, des couverts, une veste d\u2019hiver, une bo\u00eete \u00e0 outils. Il a essay\u00e9 de le soulever. Impossible. Il l\u2019a ouvert, a enlev\u00e9 la moiti\u00e9 : la lampe, les livres, la veste, le dictionnaire. Puis encore un peu : le jeu d\u2019\u00e9checs, le cadre photo. Il restait pourtant un sac \u00e9norme, boursoufl\u00e9, lourd comme si chaque objet, m\u00eame le plus petit, pesait plus qu\u2019il ne devrait. Il l\u2019a pass\u00e9 sur son \u00e9paule, vacillant sous le poids. Et il est sorti. Le sac pesait toujours, malgr\u00e9 tout ce qu\u2019il avait retir\u00e9. Dans le camion qui les emportait, il l\u2019avait pos\u00e9 \u00e0 ses pieds. Autour de lui, les autres n\u2019avaient presque rien : un petit sac, une couverture, parfois juste un manteau. Lui fixait son sac gonfl\u00e9, encombrant, et sentait qu\u2019il trahissait quelque chose qu\u2019il n\u2019arrivait pas \u00e0 nommer. Il est arriv\u00e9 \u00e0 la fronti\u00e8re un peu avant cinq heures. Le goudron, du c\u00f4t\u00e9 o\u00f9 il se tenait, avait \u00e9t\u00e9 r\u00e9par\u00e9 par plaques irr\u00e9guli\u00e8res, plus sombres que le reste. Une mouche tournait autour de sa main. L\u2019air sentait le plastique chauff\u00e9. Le garde n\u2019a pas lev\u00e9 la t\u00eate, il a juste dit : Vous pouvez passer, mais pas avec \u00e7a. Le sac pesait lourd sur son \u00e9paule gauche. Il l\u2019a pos\u00e9. La fermeture \u00e9clair grin\u00e7ait. \u00c0 l\u2019int\u00e9rieur, il y avait un pull en laine r\u00eache, roul\u00e9 trop serr\u00e9, un paquet de biscuits mous, une photo dont le coin s\u2019\u00e9tait repli\u00e9, et une paire de chaussures d\u2019enfant, lacets nou\u00e9s ensemble. Sous le tissu, un bruit sec, comme une pi\u00e8ce de m\u00e9tal qui cogne. De l\u2019autre c\u00f4t\u00e9, on voyait un pan de colline, couvert d\u2019herbe courte. Un oiseau a travers\u00e9 le ciel, bas. Il a referm\u00e9 le sac. On attendait derri\u00e8re lui. Il a boug\u00e9 le sac d\u2019un pied, l\u2019\u00e9cartant un peu du passage. Et puis il a avanc\u00e9, une main dans la poche, sans se retourner. ",
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"tags": ["fictions br\u00e8ves"]
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"title": "10 septembre",
"date_published": "2025-08-08T14:49:28Z",
"date_modified": "2025-08-08T14:49:28Z",
"author": {"name": "Patrick Blanchon"},
"content_html": "R\u00e9cit<\/h2>\n
\nPourquoi ma vie est-elle si compliqu\u00e9e ? Pourquoi est-ce que je me complique autant l\u2019existence ?<\/em><\/p>\n
\nceux qui ne se posent que des questions simples, et les r\u00e9solvent.<\/em><\/p>\n
\nEt, bien s\u00fbr, \u00e0 celle du langage.<\/p>\n
\nvivre normalement<\/em> — au prix de cette candeur perdue.<\/p>\n
\nEt j\u2019en redemandais, bien s\u00fbr.<\/p>",
"content_text": " ## R\u00e9cit Cet enfant complique les choses par plaisir dit la femme \u2014 il est tordu tout simplement dit l'homme Ainsi commence ma vie et ce n'est pas la moindre des ambiguit\u00e9s que je recontrai \u00e0 cet instant . Ce fut l'Ambiguit\u00e9. L'expression *se casser la t\u00eate* accompagne la complication et lui conf\u00e8re un aspect p\u00e9joratif. \u2014Tu te compliques bien trop la vie. Ce qui sous-entend naturellement que pour la femme et l'homme celle-ci est *simple* et que je commets une erreur de d\u00e9butant \u00e0 trop vouloir l'explorer, la comprendre. On *conna\u00eet* d'ailleurs la vie \u00e0 un \u00e2ge avanc\u00e9, sinon pas. Souvent, me martelant le cr\u00e2ne contre les murs, je me demande : _Pourquoi ma vie est-elle si compliqu\u00e9e ? Pourquoi est-ce que je me complique autant l\u2019existence ?_ Et bien s\u00fbr, j\u2019aimerais pouvoir p\u00e9n\u00e9trer dans le cercle de ceux qui vivent ce genre de vie tranquille \u2014 *ceux qui ne se posent que des questions simples, et les r\u00e9solvent.* L'id\u00e9e que presque tout est une \u00e9nigme \u00e0 r\u00e9soudre provient probablement du langage employ\u00e9 pour poser ces \u00e9nigmes. Je me souviens m'\u00eatre entra\u00een\u00e9 \u00e0 parler \u00e0 l'envers en imaginant ainsi pouvoir m'exprimer en anglais parce que pour parler le verlan c'est ainsi qu'il faut faire. Rien de tel que la na\u00efvet\u00e9 \u2014 la candeur \u2014 pour toucher \u00e0 l\u2019ambigu\u00eft\u00e9 du monde. Et, bien s\u00fbr, \u00e0 celle du langage. Mais quelle tristesse, ensuite, de comprendre *l\u2019horrible march\u00e9*que propose la lucidit\u00e9 : vivre _normalement_ \u2014 au prix de cette candeur perdue. Et pourquoi vouloir devenir lucide, pourquoi vouloir devenir grand, ou normal si ce n'est pas peur de cette ambigu\u00eft\u00e9 dont personne ne veut et dont la peur devient contagieuse Je me souviens encore de ma boulimie de lecture \u2014 dirig\u00e9e presque exclusivement vers la f\u00e9erie, les histoires \u00e0 l\u2019eau de rose, les r\u00e9cits peupl\u00e9s d\u2019elfes, de lutins, de gamins perdus. Sans doute parce que la normalit\u00e9, elle, me laissait des bleus. Et des humiliations. Ma r\u00e9sistance n'\u00e9tait pas brave ou farouche, elle \u00e9tait souterraine. Si je ne voulais pas \u00eatre battu il me fallait des strat\u00e9gies. Un double visage. Je me souviens encore de mon tout premier mensonge. Je l'avais \u00e9crit sur un bout de papier et enterr\u00e9 au fond du jardin pr\u00e8s du tas de fumier et du vieux cerisier. si je l'oublie je suis perdu m'\u00e9tais-je dit. Mais bien s\u00fbr qu'on oublie. Et ce mensonge je l'ai oubli\u00e9 comme de nombreux autres. C'est ainsi que je suis devenu en apparence *normal* et que j'ai m\u00eame oubli\u00e9 que ce mot comme ce qu'il recouvre n'est rien d'autre qu'une convention. La Convention est, \u00e0 ce propos, un quartier de mon enfance dans le 15\u1d49 arrondissement de Paris. Je me souviens qu\u2019il y avait un man\u00e8ge, o\u00f9 j\u2019avais le droit \u2014 si j\u2019avais \u00e9t\u00e9 bien sage \u2014 de faire un tour ou deux. Je revois tr\u00e8s clairement le lieu, les chevaux, et m\u00eame la petite cambuse o\u00f9 un vieil homme vendait des tickets. Toute une image de la vie r\u00e9duite \u00e0 un man\u00e8ge de chevaux de bois. Et j\u2019en redemandais, bien s\u00fbr. ",
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"tags": ["R\u00e9cit "]
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"id": "https:\/\/ledibbouk.net\/no-outside.html",
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"title": "No Outside",
"date_published": "2025-07-19T14:55:04Z",
"date_modified": "2025-07-19T14:58:48Z",
"author": {"name": "Patrick Blanchon"},
"content_html": "T\u00f4t le matin<\/h2>\n
\nEarly in the morning<\/h2>\n
the frame<\/h2>\n
<\/a>\n<\/figure>\n<\/div>\n
\nLe cadre<\/h2>\n
\n
\n<\/figure>\n<\/div><\/span>",
"content_text": " Elle s\u2019\u00e9tait fait un film. Lui connaissait d\u00e9j\u00e0 la fin. En attendant, il fixait le plafond pendant qu\u2019elle le su\u00e7ait. C\u2019\u00e9tait faux. Faux jusque dans le l\u00e9chage de couilles. Il ne lui en voulait pas. Il allait garder ces pens\u00e9es pour lui. Il attendrait que \u00e7a passe, comme d\u2019habitude. \u00c0 un moment, elle se redressa. Elle planta dans ses yeux un regard de star des ann\u00e9es cinquante. Elle ouvrit la bouche : \u2014 Prends-moi. Il \u00e9clata de rire. Elle fron\u00e7a les sourcils. Une petite moue m\u00e9chante. Puis : \u2014 Rhabille-toi. Pars. Il s\u2019ex\u00e9cuta, sans un mot. Dans les parties communes, l\u2019odeur d\u2019eau de Javel lui fit un bien fou. Il referma la porte de l\u2019immeuble, regarda sa montre, et se demanda o\u00f9 \u00e9tait la bouche de m\u00e9tro la plus proche. * english * She had a whole story in her head. He already knew the ending. In the meantime, he stared at the ceiling while she blew him. It was fake. Fake all the way down to the ball-licking. He didn\u2019t blame her. He just kept it to himself. He\u2019d wait for it to pass, like always. Then she pulled up, looked him dead in the eyes with some old-school movie star look, opened her mouth and said: \"Take me.\" He burst out laughing. She frowned. Made a nasty little pout. Then: \u201cGet dressed. Get out.\u201d He did, without a word. In the hallway, the smell of bleach hit him like a blessing. He closed the door behind him, checked his watch, and wondered where the nearest subway station was. ",
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"id": "https:\/\/ledibbouk.net\/never-more.html",
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"title": "never more ",
"date_published": "2025-07-05T07:40:07Z",
"date_modified": "2025-07-05T07:40:07Z",
"author": {"name": "Patrick Blanchon"},
"content_html": "\n
<\/a>\n<\/figure>\n<\/div><\/span>",
"content_text": " Il venait de jurer que, pour rien au monde, il ne le referait \u2014 jamais. Et puis soudain, il le fit. Sans m\u00eame y r\u00e9fl\u00e9chir. C\u2019\u00e9tait \u00e7a, l\u2019humour formidable de cette vie. L\u2019id\u00e9e qu\u2019on puisse la contr\u00f4ler, d\u2019une quelconque mani\u00e8re, simplement parce qu\u2019on l\u2019avait d\u00e9cid\u00e9 : une blague. Et cette blague l\u2019amusait. Il se mit \u00e0 rire de bon c\u0153ur. * english * : He had just sworn\u2014no way, never again. Then suddenly, he did it. Didn\u2019t even think about it. That was the joke. That was the big joke of life. Thinking you had control. Like you could decide things. What a laugh. It made him laugh, too. Really laugh. From the gut. ",
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"tags": ["fictions br\u00e8ves"]
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"title": "Sombre & tranchant",
"date_published": "2025-07-04T17:32:24Z",
"date_modified": "2025-07-04T17:32:52Z",
"author": {"name": "Auteur"},
"content_html": "
\n<\/figure>\n<\/div><\/span>",
"content_text": " Nowhere left to go, no way out. One finds oneself there, deep within the cave, having slid through galleries increasingly narrow. Turning back is simply not an option. The gaze falls upon a vast chamber, blocked at its far end by a lake whose waters, dark as onyx, offer little invitation to cross. The ceiling, an immense vault, loses itself in a gloom where only the eyes, by now accustomed, perceive the limestone strata, the rock beds, and the hanging concretions, silent menaces. Fissures weep, leaving a slick patina on the millennia-sculpted walls. One sits down, utterly spent, on the clayey, rocky ground. The notebook is there, in a pocket. No need for light. In this penumbra, everything somehow clarifies. One remembers the heroes of Homer, Ulysses, Achilles, Hector, Agamemnon, figures from school textbooks. And one observes, with an almost cruel clarity: it was all a lie. The truth being by no means the least of those deceptions. This very realisation, no doubt, had propelled one into this chasm, down to the water table, into the unfathomable depths. Each step of the descent into the earth's entrails, through diaclases and natural chimneys, unravelled another illusion. Having arrived here, before this black lake, this ultimate siphon, one knows the goal has finally been reached. The bottom has been touched; the idea of turning back or pushing further is no longer relevant. One sits, and one makes a note of it, driven by a dog-like fidelity to some imaginary master. It\u2019s the only thing that comes to mind this morning. This embryonic story. As if one simply couldn\u2019t help it, this ineluctable compulsion to narrate. It is the end. The end of the world, that announced annihilation; the end of everything, that abyssal vacuity; one\u2019s own end, that dissolution. Yet, there\u2019s nothing else to do but tell stories, over and over, until the sheer disgust that the merest fiction, the slightest fabrication, now imposes. Then, the scene shifts. Without warning. A dizzying leap, from the cave's depths to the quotidian. The heat is less oppressive this morning. The swifts\u2019 cries tear the air, a nearly tangible rip in the morning quiet. A solution has been found for the cat's p\u00e2t\u00e9 sachets: half in the morning, half in the evening, the rest in the fridge. If she's still hungry, there\u2019s always dry food nearby. These past few days, the visceral suffering of bodies\u2014beast and human\u2014had been a binding agent, the only tangible connection. A primal empathy, born of generalized weariness. It vanishes with the returning coolness. No pity for this large insect struggling to right itself. A shoe. The concrete. The broom. The drain, an abyss more insignificant, yet just as definitive. One attempts to recall. How did one cope before? Faced with raw absurdity, with unspeakable horror? Observation was a blade to be sharpened day after day, hour after hour. Observation allowed one to gain purchase on something tangible, concrete. To assess situations, to relativize them, to gain a minimum of distance, of salutary perspective. Often, this constant vigilance would conclude in biting irony, sometimes in a corrosive cynicism. It was also a form of descent, towards the arsehole of the world. Once arrived at the climax, the terminus, perhaps something would finally happen. A decisive choice between stalactite and stalagmite. Between devastating cynicism and redemptive love. And there it is, the desk. A canvas, yes, but a primal sketch, the inaugural stratum of a work in progress. The modus operandi remains intuitive, a deliberate quest without a clear roadmap. One proceeds by random impulses on the canvas, or on the page. Here, a voluminous figure emerges; there, a more discreet silhouette takes shape; elsewhere, faint notes take form. The stakes: discovering an unprecedented way of inhabiting pictorial space, because one still doesn\u2019t quite grasp how to occupy it, what its intrinsic correlation with oneself might be, what fundamental reason justifies their coexistence. The very act of employing a distinct vocabulary amuses. There\u2019s a profound seriousness in this amusement. It\u2019s a movement to escape a habitual tongue, to attempt entry into another, still unknown. To try translating the same thing with different words. Is this not the very same approach as taking tubes of primary colours and extracting new mixtures, ideally those one isn't accustomed to using, unprecedented shades? Justness, it turns out, isn't a static perfection, but a **fragile equilibrium** born from imbalance itself. It holds nothing moral; it\u2019s a **purely aesthetic harmony**, resonating first in the ear. It is never an end-point, but the **force** that relentlessly pushes one to seek the \"more precise\" word, when what one thought one meant fades to make way for the **unspeakable**. It manifests not by erasing imperfection, but by embracing it to reach what vibrates most profoundly. This desk is an extension, a kind of tangible metaphor for one's website. An assumed chaos. Hundreds of texts deposited there since 2018, without apparent order, like accumulated layers of sediment. The same disarray, the same impossibility of knowing where one is going, or how one got there. This conversation itself, which began in a cul-de-sac, with the interrogation of inner necessity, the detailed description of this desk where one fears losing oneself, and the realisation that the website is its mirror. A subject, some might say, self-indulgent? But intimacy, as we know, is merely a door. A narrow door, certainly, but one that opens onto the universal. The justness of a voice, one\u2019s own, that invisible *ko\u00edranos*, lies precisely there: in its ability to traverse the ranks, not to impose, but to probe, to connect the minute details of the desk to the vast questions of the end, of absurdity, and of that ineluctable impulse to try and say, again and again, even what cannot truly be said, with the force of a raw truth that does not fear its own chaos. [Fran\u00e7ais](https:\/\/ledibbouk.net\/le-bureau-des-abysses.html) ",
"image": "https:\/\/ledibbouk.net\/IMG\/logo\/mvc-008f-2.jpg?1751532194",
"tags": ["fictions br\u00e8ves"]
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"id": "https:\/\/ledibbouk.net\/le-bureau-des-abysses.html",
"url": "https:\/\/ledibbouk.net\/le-bureau-des-abysses.html",
"title": "Le bureau des abysses ",
"date_published": "2025-07-03T08:31:34Z",
"date_modified": "2025-07-03T08:48:13Z",
"author": {"name": "Patrick Blanchon"},
"content_html": "
\n<\/figure>\n<\/div><\/span>",
"content_text": " Nulle part o\u00f9 aller, plus d'issue. On se trouve l\u00e0, au fond de la grotte, apr\u00e8s avoir gliss\u00e9 dans des galeries de plus en plus \u00e9troites. Impossible de rebrousser chemin. Le regard tombe sur une vaste salle, barr\u00e9e par un lac dont les eaux, sombres comme l'onyx, n'invitent gu\u00e8re \u00e0 la travers\u00e9e. Le plafond, une vo\u00fbte immense, se perd dans une obscurit\u00e9 o\u00f9 seuls les yeux, d\u00e9sormais habitu\u00e9s, per\u00e7oivent les strates calcaires, les bancs de roche et les concr\u00e9tions pendues, menaces silencieuses. Des fissures suintent, laissant une patine glissante sur les parois sculpt\u00e9es par les mill\u00e9naires. On s'assied, ext\u00e9nu\u00e9, sur le sol argileux et rocailleux. Le carnet est l\u00e0, dans la poche. Pas besoin de lumi\u00e8re. Dans cette p\u00e9nombre, tout s'\u00e9claire. On se souvient des h\u00e9ros d'Hom\u00e8re, Ulysse, Achille, Hector, Agamemnon, figures de manuels scolaires. Et l'on constate, avec une clart\u00e9 presque cruelle : tout n'\u00e9tait que mensonge. La v\u00e9rit\u00e9 n'\u00e9tant pas le moindre d'entre eux. Cette prise de conscience, c'est elle qui a pouss\u00e9 vers ce gouffre, vers la nappe phr\u00e9atique, les profondeurs insondables. Chaque pas de la descente dans les entrailles de la terre, \u00e0 travers les diaclases et chemin\u00e9es, d\u00e9nouait une illusion. Arriv\u00e9 ici, devant ce lac noir, cet ultime siphon, on sait qu'on a touch\u00e9 au but. Le fond est atteint, l'id\u00e9e de revenir en arri\u00e8re ou d'aller au-del\u00e0 n'a plus lieu d'\u00eatre. On s'est assis, et on le note, pouss\u00e9 par une fid\u00e9lit\u00e9 de chien envers quelque ma\u00eetre imaginaire. C'est la seule chose qui vienne ce matin. Cet embryon d'histoire. Comme une n\u00e9cessit\u00e9, une compulsion in\u00e9luctable de conter. C'est la fin. La fin du monde, cet an\u00e9antissement ; la fin de tout, cette vacuit\u00e9 abyssale ; sa propre fin, cette dissolution. Pourtant, rien d'autre \u00e0 faire que de se raconter des histoires, encore et encore, jusqu'\u00e0 l'\u00e9c\u0153urement que la moindre fiction, la moindre fabulation, finit par imposer. Puis, le d\u00e9cor bascule. La chaleur est moins accablante ce matin. Les stridences des martinets d\u00e9chirent l'air, d\u00e9chirent la qui\u00e9tude. Une solution pour la p\u00e2t\u00e9e de la chatte : moiti\u00e9 le matin, moiti\u00e9 le soir, le reste au frigo. S'il y a faim, des croquettes. Ces derniers jours, la souffrance des corps \u2013 b\u00eates et humains \u2013 \u00e9tait un liant, une connexion tangible. Une empathie primale, n\u00e9e de l'accablement g\u00e9n\u00e9ralis\u00e9. Elle s'\u00e9vanouit avec la fra\u00eecheur. Aucune piti\u00e9 pour ce gros insecte qui peine \u00e0 se redresser. Une godasse. Le b\u00e9ton. Le balai. La bouche d'\u00e9vacuation, un gouffre plus insignifiant, mais tout aussi d\u00e9finitif. On tente de se souvenir. Comment faisait-on, autrefois, face \u00e0 l'absurdit\u00e9 crue, \u00e0 l'horreur indicible ? L'observation \u00e9tait une lame \u00e0 aiguiser jour apr\u00e8s jour, heure apr\u00e8s heure. Elle permettait de prendre appui sur quelque chose de tangible, de concret. D'\u00e9valuer, de relativiser, de prendre un minimum de distance. Souvent, cette vigilance constante s'achevait en ironie cinglante, parfois en cynisme mordant. C'\u00e9tait aussi une forme de descente, vers le trou du cul du monde. Une fois au point d'orgue, au terminus, peut-\u00eatre se produirait-il enfin quelque chose. Un choix d\u00e9cisif entre stalactite et stalagmite. Entre le cynisme d\u00e9vastateur et l'amour r\u00e9dempteur. C'est l\u00e0, le bureau. Un tableau, oui, mais une \u00e9bauche primale, la strate inaugurale d'une \u0153uvre en gestation. Le modus operandi est intuitif, une qu\u00eate d\u00e9lib\u00e9r\u00e9e sans feuille de route. On proc\u00e8de par impulsions al\u00e9atoires sur la toile, ou sur la page. Ici, une figure ample ; l\u00e0, une silhouette discr\u00e8te ; ailleurs, des notes t\u00e9nues. L'enjeu : trouver une modalit\u00e9 in\u00e9dite d'investir l'espace, parce qu'on ne sait toujours pas comment l'occuper, quelle est sa corr\u00e9lation intrins\u00e8que avec soi, quelle raison fondamentale justifie leur coexistence. Le fait d'user d'un vocabulaire distinct amuse. Il y a un s\u00e9rieux profond dans cet amusement. Sortir d'une langue habituelle, p\u00e9n\u00e9trer une autre, encore inconnue. Essayer de traduire la m\u00eame chose avec des mots diff\u00e9rents. N'est-ce pas la m\u00eame d\u00e9marche que de prendre des tubes de couleurs primaires et d'en extraire de nouveaux m\u00e9langes, si possible ceux que l'on n'a pas l'habitude d'utiliser, des nuances in\u00e9dites ? La justesse, ce n'est pas une perfection fig\u00e9e, mais un \u00e9quilibre fragile n\u00e9 du d\u00e9s\u00e9quilibre m\u00eame. Elle n'a rien de moral, c'est une harmonie purement esth\u00e9tique, qui r\u00e9sonne d'abord \u00e0 l'oreille. Elle n'est jamais un aboutissement, mais la force qui nous pousse \u00e0 chercher inlassablement le mot \"plus juste\", quand ce que l'on pensait vouloir dire s'efface pour laisser place \u00e0 l'indicible. Elle se manifeste non pas en effa\u00e7ant l'imperfection, mais en l'embrassant pour atteindre ce qui vibre au plus profond. Ce bureau est une extension, une sorte de m\u00e9taphore palpable de son site web. Un chaos assum\u00e9. Des centaines de textes d\u00e9pos\u00e9s depuis 2018, sans ordre apparent, comme des couches de s\u00e9diments accumul\u00e9es. Le m\u00eame d\u00e9sordre, la m\u00eame impossibilit\u00e9 de savoir o\u00f9 l'on va, ou comment on y est arriv\u00e9. Cette conversation elle-m\u00eame, qui a d\u00e9but\u00e9 dans un cul-de-sac, avec l'interrogation sur la n\u00e9cessit\u00e9 int\u00e9rieure, la description d\u00e9taill\u00e9e de ce bureau o\u00f9 l'on craint de se perdre, et cette prise de conscience que le site web en est le miroir. Un sujet, dira-t-on, nombriliste ? Mais l'intime, on le sait, n'est jamais qu'une porte. Une porte \u00e9troite, certes, mais qui s'ouvre sur l'universel. La justesse d'une voix, de la sienne, ce ko\u00edranos invisible, est pr\u00e9cis\u00e9ment l\u00e0 : dans sa capacit\u00e9 \u00e0 parcourir les rangs, non pas pour imposer, mais pour sonder, pour relier les d\u00e9tails infimes du bureau aux vastes questions de la fin, de l'absurdit\u00e9, et de cette impulsion in\u00e9luctable \u00e0 tenter de dire, encore et toujours, m\u00eame ce qui ne peut l'\u00eatre, avec la force d'une v\u00e9rit\u00e9 brute qui ne craint pas son propre chaos. [English](https:\/\/ledibbouk.net\/the-abyssal-desk.html) ",
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"title": "Dans la langue de l'autre",
"date_published": "2025-06-28T05:36:19Z",
"date_modified": "2025-06-28T05:36:19Z",
"author": {"name": "Patrick Blanchon"},
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\nJ\u00f3zef avait huit ans quand son p\u00e8re se mit \u00e0 traduire Shakespeare. C’\u00e9tait \u00e0 Vologda, dans cette ville du nord de la Russie o\u00f9 l’on vous envoie quand vous avez eu des id\u00e9es, des id\u00e9es sur la Pologne par exemple, ou sur la libert\u00e9, enfin des id\u00e9es qui d\u00e9rangent. Apollo Korzeniowski en avait eu, des id\u00e9es. R\u00e9sultat : l’exil. Avec femme et enfant, s’il vous pla\u00eet, parce que dans ce genre de situation on ne vous fait pas de cadeau.
\nLa tuberculose, \u00e7a ne pardonne pas non plus. Ewa Korzeniowski mourut en 1865, laissant Apollo seul avec le petit J\u00f3zef dans cette ville aux consonnes impossibles. Alors Apollo se mit \u00e0 traduire. Pour gagner trois kopecks, d’abord, parce qu’il faut bien vivre. Mais aussi, on peut le supposer, pour ne pas devenir fou. Traduire Shakespeare en polonais quand on est coinc\u00e9 au fin fond de la Sib\u00e9rie occidentale, c’est une forme de r\u00e9sistance. Ou de folie douce. Les deux peut-\u00eatre.
\nJ\u00f3zef regardait son p\u00e8re pench\u00e9 sur ses dictionnaires. Apollo avait cette manie de lire \u00e0 voix haute en traduisant, testant les sonorit\u00e9s, cherchant le rythme juste. « To be or not to be », puis quelque chose en polonais que l’enfant ne retenait pas, puis de nouveau « To be or not to be ». L’anglais s’incrustait dans la t\u00eate du gamin comme une m\u00e9lodie \u00e9trange. Plus tard, beaucoup plus tard, J\u00f3zef devenu Joseph Conrad \u00e9crira que sa premi\u00e8re rencontre avec l’anglais eut lieu dans cette baraque de Vologda, par l’interm\u00e9diaire d’Hamlet et d’un p\u00e8re qui traduisait pour ne pas sombrer.
\nApollo traduisait aussi Victor Hugo. Les Travailleurs de la mer, tiens, comme c’est curieux. Hugo \u00e9crivant son roman sur une \u00eele - Guernesey - pendant son propre exil, Apollo le traduisant dans le sien. Deux \u00eeles d’exil qui se parlent \u00e0 travers les langues. Le petit J\u00f3zef entendait d\u00e9filer les temp\u00eates, les pieuvres g\u00e9antes, les marins perdus. Il ne savait pas encore qu’il passerait sa vie sur des bateaux, que la mer deviendrait son m\u00e9tier, son obsession, sa m\u00e9taphore de pr\u00e9dilection pour dire l’inqui\u00e9tude humaine.
\nInqui\u00e9tude, inquietudo en latin. N\u00e9gation du repos. Apollo ne trouvait pas le repos, comment l’aurait-il transmis \u00e0 son fils ? Dans les derni\u00e8res ann\u00e9es \u00e0 Vologda, puis apr\u00e8s l’amnistie quand ils purent s’installer \u00e0 Cracovie, Apollo ressemblait \u00e0 ces personnages de Conrad qui ne tiennent plus en place, qui sont hant\u00e9s par quelque chose d’innommable. Le petit J\u00f3zef l’observait. Il apprenait, sans le savoir, ce que c’est qu’un fugitif.
\nApollo mourut en 1869. J\u00f3zef avait onze ans. L’orphelin fut confi\u00e9 \u00e0 son oncle Tadeusz, homme raisonnable qui trouvait que les Korzeniowski avaient d\u00e9cid\u00e9ment le sang trop chaud. « Ton p\u00e8re \u00e9tait un r\u00eaveur », r\u00e9p\u00e9tait-il au gamin. Sous-entendu : toi, ne r\u00eave pas, sois pragmatique, trouve-toi une belle situation dans l’administration autrichienne. J\u00f3zef hochait la t\u00eate. Mais il pensait \u00e0 autre chose. Aux bateaux, par exemple. Aux \u00eeles lointaines. \u00c0 l’anglais d’Hamlet qui r\u00e9sonnait encore dans sa t\u00eate.
\nEn 1874, \u00e0 seize ans, il fila \u00e0 Marseille. Comme \u00e7a, du jour au lendemain. L’oncle Tadeusz n’y comprenait rien. Le gamin avait pourtant tout pour r\u00e9ussir : intelligence, \u00e9ducation, relations. Mais non, il voulait naviguer. « C’est le sang Korzeniowski », soupirait l’oncle. Le sang des r\u00eaveurs, des exil\u00e9s volontaires, de ceux qui ne tiennent pas en place.
\n\u00c0 Marseille, J\u00f3zef d\u00e9couvrit le fran\u00e7ais. Nouvelle langue, nouvelle personnalit\u00e9. Il s’adapta, comme il avait appris \u00e0 s’adapter en Russie, puis en Autriche-Hongrie. Les langues, c’\u00e9tait son affaire. Il en collectionnait les accents, les tournures, les fa\u00e7ons de dire le monde. Le polonais pour l’enfance et la douleur, le fran\u00e7ais pour l’aventure et l’\u00e9l\u00e9gance, l’anglais pour... eh bien, on verrait.
\nEn 1878, nouveau d\u00e9part : l’Angleterre. J\u00f3zef ne parlait que quelques mots d’anglais, ceux d’Hamlet resurgi du pass\u00e9. Mais il apprit vite. Il apprit en naviguant, en \u00e9coutant les ordres, en lisant Dickens et Thackeray pendant les longues travers\u00e9es. Il apprit comme on apprend une musique, par impr\u00e9gnation. Sauf que cette musique-l\u00e0, il la parlait avec un accent impossible. Toute sa vie, on se moquera de son anglais. Tant mieux : cet anglais d’\u00e9tranger, c’\u00e9tait son style.
\nVingt ans de marine marchande. Vingt ans \u00e0 accumuler les histoires, les types louches, les situations impossibles. Un jour \u00e0 Bangkok, un autre \u00e0 Sydney, un troisi\u00e8me au Congo. J\u00f3zef observait, notait mentalement. Il ne savait pas encore qu’il deviendrait \u00e9crivain, mais il stockait d\u00e9j\u00e0 la mati\u00e8re premi\u00e8re. Ces marins alcooliques, ces administrateurs coloniaux, ces indig\u00e8nes myst\u00e9rieux - tout cela finirait dans des livres. Dans des livres en anglais, s’il vous pla\u00eet. Parce que entre-temps J\u00f3zef \u00e9tait devenu Joseph Conrad, citoyen britannique et futur ma\u00eetre de la prose anglaise. L’ironie de l’histoire.
\nEn 1889, Conrad commen\u00e7a Almayer’s Folly. Premier roman, premi\u00e8re exp\u00e9rience de l’\u00e9criture en anglais. Il traduisait litt\u00e9ralement ses pens\u00e9es du fran\u00e7ais vers l’anglais, cr\u00e9ant au passage une langue impossible, un anglais teint\u00e9 de gallicismes et d’\u00e9tranget\u00e9 polonaise. Les \u00e9diteurs ne savaient qu’en penser. Ce type \u00e9crivait comme personne, mais vraiment comme personne. C’\u00e9tait exasp\u00e9rant et fascinant.
\nConrad lui-m\u00eame ne comprenait pas tr\u00e8s bien ce qui lui arrivait. Il se retrouvait \u00e0 Londres, dans un petit appartement de c\u00e9libataire, en train d’inventer des histoires. Lui qui avait pass\u00e9 sa vie \u00e0 fuir - la Pologne, puis la France, puis la routine de la marine marchande - il se retrouvait assis \u00e0 une table, immobile pour la premi\u00e8re fois de son existence. Mais l’inqui\u00e9tude \u00e9tait toujours l\u00e0. Elle avait simplement chang\u00e9 de forme.
\nDans Tales of Unrest, son premier recueil de nouvelles, Conrad mit en sc\u00e8ne des fugitifs. Karain, ce chef malais hant\u00e9 par ses fant\u00f4mes. L’administrateur colonial d’An Outpost of Progress qui devient fou dans la brousse africaine. Tous ces personnages que quelque chose poursuit, quelque chose d’invisible et d’inexorable. Conrad savait de quoi il parlait. Il avait grandi avec un p\u00e8re fugitif, il \u00e9tait lui-m\u00eame un fugitif, un apatride qui avait trouv\u00e9 refuge dans l’anglais.
\nL’anglais de Conrad n’appartenait \u00e0 personne. Ce n’\u00e9tait ni l’anglais d’Oxford ni celui de la rue. C’\u00e9tait une langue d’invention, forg\u00e9e par quelqu’un qui pensait en trois langues \u00e0 la fois. Quand il \u00e9crivait « the horror, the horror » dans Heart of Darkness, on entendait derri\u00e8re toute l’histoire de l’Europe, les exils, les r\u00e9volutions rat\u00e9es, les empires qui s’effondrent. Kurtz au Congo, c’\u00e9tait aussi Apollo \u00e0 Vologda : le m\u00eame isolement, la m\u00eame d\u00e9rive vers l’innommable.
\nLes critiques anglais ne savaient que faire de Conrad. Trop compliqu\u00e9 pour les amateurs d’aventures maritimes, trop exotique pour les litt\u00e9raires. Mais Henry James avait compris tout de suite. Lui aussi venait d’ailleurs, lui aussi \u00e9crivait dans une langue qui n’\u00e9tait pas tout \u00e0 fait la sienne. Ils se rencontr\u00e8rent, se reconnurent. James disait que Conrad avait « le g\u00e9nie de l’inqui\u00e9tude ». Conrad r\u00e9pondait que James \u00e9tait « trop gentil ». Ils se comprenaient.
\nEn 1914, Conrad retourna en Pologne pour la premi\u00e8re fois depuis quarante ans. Avec sa femme anglaise et ses fils qui ne parlaient pas polonais. \u00c9trange retour aux sources : les sources avaient chang\u00e9, lui aussi. Il se promenait dans Cracovie comme un touriste dans sa propre jeunesse. L’oncle Tadeusz \u00e9tait mort depuis longtemps. Apollo aussi, \u00e9videmment. Ne restait que la maison o\u00f9 l’enfant avait entendu traduire Shakespeare.
\nLa guerre \u00e9clata pendant qu’ils \u00e9taient l\u00e0. Les Conrad durent rentrer en catastrophe en Angleterre. Nouveau d\u00e9part, nouvelle fuite. Conrad avait soixante ans, il \u00e9tait devenu un \u00e9crivain respect\u00e9, mais il \u00e9tait toujours en mouvement. L’inqui\u00e9tude, \u00e7a ne se soigne pas.
\nIl mourut en 1924, citoyen britannique c\u00e9l\u00e9br\u00e9 par toute l’Europe litt\u00e9raire. Ses fun\u00e9railles furent suivies par des d\u00e9l\u00e9gations venues de partout. On traduisait ses livres dans toutes les langues, y compris en polonais. Le gamin de Vologda \u00e9tait devenu un classique. Mais au fond, il \u00e9tait rest\u00e9 fid\u00e8le \u00e0 son h\u00e9ritage : comme son p\u00e8re Apollo, comme Hugo \u00e0 Guernesey, comme Byron en Italie, il avait fait de l’exil une force cr\u00e9atrice. Il avait prouv\u00e9 qu’on peut \u00e9crire de grands livres dans la langue de l’autre, \u00e0 condition d’y mettre toute son inqui\u00e9tude.
\nL’exil, au final, c’\u00e9tait peut-\u00eatre \u00e7a : apprendre \u00e0 habiter la langue comme on habite un pays qui ne vous appartient pas tout \u00e0 fait, mais o\u00f9 l’on peut quand m\u00eame construire quelque chose de durable. Conrad y \u00e9tait arriv\u00e9. Il avait fait de l’anglais sa patrie d\u00e9finitive, sans pour autant oublier d’o\u00f9 il venait. Une belle revanche sur l’histoire, une victoire par K.O. de la litt\u00e9rature sur le d\u00e9racinement.
\nVoil\u00e0. L’histoire d’un homme qui a pass\u00e9 sa vie \u00e0 traduire, d’une langue \u00e0 l’autre, d’un pays \u00e0 l’autre, de l’exp\u00e9rience v\u00e9cue aux mots \u00e9crits. Un homme qui a fait de son exil sa signature, de son accent impossible son style. Au fond, tous les \u00e9crivains sont des traducteurs. Conrad l’\u00e9tait juste plus litt\u00e9ralement que les autres.
\n
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Ou de folie douce. Les deux peut-\u00eatre. J\u00f3zef regardait son p\u00e8re pench\u00e9 sur ses dictionnaires. Apollo avait cette manie de lire \u00e0 voix haute en traduisant, testant les sonorit\u00e9s, cherchant le rythme juste. \"To be or not to be\", puis quelque chose en polonais que l'enfant ne retenait pas, puis de nouveau \"To be or not to be\". L'anglais s'incrustait dans la t\u00eate du gamin comme une m\u00e9lodie \u00e9trange. Plus tard, beaucoup plus tard, J\u00f3zef devenu Joseph Conrad \u00e9crira que sa premi\u00e8re rencontre avec l'anglais eut lieu dans cette baraque de Vologda, par l'interm\u00e9diaire d'Hamlet et d'un p\u00e8re qui traduisait pour ne pas sombrer. Apollo traduisait aussi Victor Hugo. Les Travailleurs de la mer, tiens, comme c'est curieux. Hugo \u00e9crivant son roman sur une \u00eele - Guernesey - pendant son propre exil, Apollo le traduisant dans le sien. Deux \u00eeles d'exil qui se parlent \u00e0 travers les langues. Le petit J\u00f3zef entendait d\u00e9filer les temp\u00eates, les pieuvres g\u00e9antes, les marins perdus. Il ne savait pas encore qu'il passerait sa vie sur des bateaux, que la mer deviendrait son m\u00e9tier, son obsession, sa m\u00e9taphore de pr\u00e9dilection pour dire l'inqui\u00e9tude humaine. Inqui\u00e9tude, inquietudo en latin. N\u00e9gation du repos. Apollo ne trouvait pas le repos, comment l'aurait-il transmis \u00e0 son fils ? Dans les derni\u00e8res ann\u00e9es \u00e0 Vologda, puis apr\u00e8s l'amnistie quand ils purent s'installer \u00e0 Cracovie, Apollo ressemblait \u00e0 ces personnages de Conrad qui ne tiennent plus en place, qui sont hant\u00e9s par quelque chose d'innommable. Le petit J\u00f3zef l'observait. Il apprenait, sans le savoir, ce que c'est qu'un fugitif. Apollo mourut en 1869. J\u00f3zef avait onze ans. L'orphelin fut confi\u00e9 \u00e0 son oncle Tadeusz, homme raisonnable qui trouvait que les Korzeniowski avaient d\u00e9cid\u00e9ment le sang trop chaud. \"Ton p\u00e8re \u00e9tait un r\u00eaveur\", r\u00e9p\u00e9tait-il au gamin. Sous-entendu : toi, ne r\u00eave pas, sois pragmatique, trouve-toi une belle situation dans l'administration autrichienne. J\u00f3zef hochait la t\u00eate. Mais il pensait \u00e0 autre chose. Aux bateaux, par exemple. Aux \u00eeles lointaines. \u00c0 l'anglais d'Hamlet qui r\u00e9sonnait encore dans sa t\u00eate. En 1874, \u00e0 seize ans, il fila \u00e0 Marseille. Comme \u00e7a, du jour au lendemain. L'oncle Tadeusz n'y comprenait rien. Le gamin avait pourtant tout pour r\u00e9ussir : intelligence, \u00e9ducation, relations. Mais non, il voulait naviguer. \"C'est le sang Korzeniowski\", soupirait l'oncle. Le sang des r\u00eaveurs, des exil\u00e9s volontaires, de ceux qui ne tiennent pas en place. \u00c0 Marseille, J\u00f3zef d\u00e9couvrit le fran\u00e7ais. Nouvelle langue, nouvelle personnalit\u00e9. Il s'adapta, comme il avait appris \u00e0 s'adapter en Russie, puis en Autriche-Hongrie. Les langues, c'\u00e9tait son affaire. Il en collectionnait les accents, les tournures, les fa\u00e7ons de dire le monde. Le polonais pour l'enfance et la douleur, le fran\u00e7ais pour l'aventure et l'\u00e9l\u00e9gance, l'anglais pour... eh bien, on verrait. En 1878, nouveau d\u00e9part : l'Angleterre. J\u00f3zef ne parlait que quelques mots d'anglais, ceux d'Hamlet resurgi du pass\u00e9. Mais il apprit vite. Il apprit en naviguant, en \u00e9coutant les ordres, en lisant Dickens et Thackeray pendant les longues travers\u00e9es. Il apprit comme on apprend une musique, par impr\u00e9gnation. Sauf que cette musique-l\u00e0, il la parlait avec un accent impossible. Toute sa vie, on se moquera de son anglais. Tant mieux : cet anglais d'\u00e9tranger, c'\u00e9tait son style. Vingt ans de marine marchande. Vingt ans \u00e0 accumuler les histoires, les types louches, les situations impossibles. Un jour \u00e0 Bangkok, un autre \u00e0 Sydney, un troisi\u00e8me au Congo. J\u00f3zef observait, notait mentalement. Il ne savait pas encore qu'il deviendrait \u00e9crivain, mais il stockait d\u00e9j\u00e0 la mati\u00e8re premi\u00e8re. Ces marins alcooliques, ces administrateurs coloniaux, ces indig\u00e8nes myst\u00e9rieux - tout cela finirait dans des livres. Dans des livres en anglais, s'il vous pla\u00eet. Parce que entre-temps J\u00f3zef \u00e9tait devenu Joseph Conrad, citoyen britannique et futur ma\u00eetre de la prose anglaise. L'ironie de l'histoire. En 1889, Conrad commen\u00e7a Almayer's Folly. Premier roman, premi\u00e8re exp\u00e9rience de l'\u00e9criture en anglais. Il traduisait litt\u00e9ralement ses pens\u00e9es du fran\u00e7ais vers l'anglais, cr\u00e9ant au passage une langue impossible, un anglais teint\u00e9 de gallicismes et d'\u00e9tranget\u00e9 polonaise. Les \u00e9diteurs ne savaient qu'en penser. Ce type \u00e9crivait comme personne, mais vraiment comme personne. C'\u00e9tait exasp\u00e9rant et fascinant. Conrad lui-m\u00eame ne comprenait pas tr\u00e8s bien ce qui lui arrivait. Il se retrouvait \u00e0 Londres, dans un petit appartement de c\u00e9libataire, en train d'inventer des histoires. Lui qui avait pass\u00e9 sa vie \u00e0 fuir - la Pologne, puis la France, puis la routine de la marine marchande - il se retrouvait assis \u00e0 une table, immobile pour la premi\u00e8re fois de son existence. Mais l'inqui\u00e9tude \u00e9tait toujours l\u00e0. Elle avait simplement chang\u00e9 de forme. Dans Tales of Unrest, son premier recueil de nouvelles, Conrad mit en sc\u00e8ne des fugitifs. Karain, ce chef malais hant\u00e9 par ses fant\u00f4mes. L'administrateur colonial d'An Outpost of Progress qui devient fou dans la brousse africaine. Tous ces personnages que quelque chose poursuit, quelque chose d'invisible et d'inexorable. Conrad savait de quoi il parlait. Il avait grandi avec un p\u00e8re fugitif, il \u00e9tait lui-m\u00eame un fugitif, un apatride qui avait trouv\u00e9 refuge dans l'anglais. L'anglais de Conrad n'appartenait \u00e0 personne. Ce n'\u00e9tait ni l'anglais d'Oxford ni celui de la rue. C'\u00e9tait une langue d'invention, forg\u00e9e par quelqu'un qui pensait en trois langues \u00e0 la fois. Quand il \u00e9crivait \"the horror, the horror\" dans Heart of Darkness, on entendait derri\u00e8re toute l'histoire de l'Europe, les exils, les r\u00e9volutions rat\u00e9es, les empires qui s'effondrent. Kurtz au Congo, c'\u00e9tait aussi Apollo \u00e0 Vologda : le m\u00eame isolement, la m\u00eame d\u00e9rive vers l'innommable. Les critiques anglais ne savaient que faire de Conrad. Trop compliqu\u00e9 pour les amateurs d'aventures maritimes, trop exotique pour les litt\u00e9raires. Mais Henry James avait compris tout de suite. Lui aussi venait d'ailleurs, lui aussi \u00e9crivait dans une langue qui n'\u00e9tait pas tout \u00e0 fait la sienne. Ils se rencontr\u00e8rent, se reconnurent. James disait que Conrad avait \"le g\u00e9nie de l'inqui\u00e9tude\". Conrad r\u00e9pondait que James \u00e9tait \"trop gentil\". Ils se comprenaient. En 1914, Conrad retourna en Pologne pour la premi\u00e8re fois depuis quarante ans. Avec sa femme anglaise et ses fils qui ne parlaient pas polonais. \u00c9trange retour aux sources : les sources avaient chang\u00e9, lui aussi. Il se promenait dans Cracovie comme un touriste dans sa propre jeunesse. L'oncle Tadeusz \u00e9tait mort depuis longtemps. Apollo aussi, \u00e9videmment. Ne restait que la maison o\u00f9 l'enfant avait entendu traduire Shakespeare. La guerre \u00e9clata pendant qu'ils \u00e9taient l\u00e0. Les Conrad durent rentrer en catastrophe en Angleterre. Nouveau d\u00e9part, nouvelle fuite. Conrad avait soixante ans, il \u00e9tait devenu un \u00e9crivain respect\u00e9, mais il \u00e9tait toujours en mouvement. L'inqui\u00e9tude, \u00e7a ne se soigne pas. Il mourut en 1924, citoyen britannique c\u00e9l\u00e9br\u00e9 par toute l'Europe litt\u00e9raire. Ses fun\u00e9railles furent suivies par des d\u00e9l\u00e9gations venues de partout. On traduisait ses livres dans toutes les langues, y compris en polonais. Le gamin de Vologda \u00e9tait devenu un classique. Mais au fond, il \u00e9tait rest\u00e9 fid\u00e8le \u00e0 son h\u00e9ritage : comme son p\u00e8re Apollo, comme Hugo \u00e0 Guernesey, comme Byron en Italie, il avait fait de l'exil une force cr\u00e9atrice. Il avait prouv\u00e9 qu'on peut \u00e9crire de grands livres dans la langue de l'autre, \u00e0 condition d'y mettre toute son inqui\u00e9tude. L'exil, au final, c'\u00e9tait peut-\u00eatre \u00e7a : apprendre \u00e0 habiter la langue comme on habite un pays qui ne vous appartient pas tout \u00e0 fait, mais o\u00f9 l'on peut quand m\u00eame construire quelque chose de durable. Conrad y \u00e9tait arriv\u00e9. Il avait fait de l'anglais sa patrie d\u00e9finitive, sans pour autant oublier d'o\u00f9 il venait. Une belle revanche sur l'histoire, une victoire par K.O. de la litt\u00e9rature sur le d\u00e9racinement. Voil\u00e0. L'histoire d'un homme qui a pass\u00e9 sa vie \u00e0 traduire, d'une langue \u00e0 l'autre, d'un pays \u00e0 l'autre, de l'exp\u00e9rience v\u00e9cue aux mots \u00e9crits. Un homme qui a fait de son exil sa signature, de son accent impossible son style. Au fond, tous les \u00e9crivains sont des traducteurs. Conrad l'\u00e9tait juste plus litt\u00e9ralement que les autres. ",
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"title": "Brico Cash et autres maladresses",
"date_published": "2025-06-16T14:49:31Z",
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"content_text": " It doesn't stick or adhere. Given the barely concealed complaint received by email. People send you comments and you don't respond to them. Right. True, I can't say otherwise. However, I do read the comments. I read them all, the comments. Not just mine. And the impression each time is strange. A mixture of love, tenderness and clumsiness that's almost unbearable. So I read, it hurts, but I don't write comments anymore. Let that be said. Apart from sending my text from time to time to whoever's concerned. I try to say hello, here's this or that, best wishes. I could reduce it further, for sure. Just say here, take this. And nothing more. But respect, politeness, a minimum of civility all the same. I'm the one asking in this specific case. You have to put in a minimum of form. Then whether what I write pleases or not, big deal. I've come a long way on that front. After walloping my morning peepers so regularly, and my evening ones too from time to time - mustn't abuse good things though. What I mean is I've already had enough grief with people skills in painting that I'm not going to start all over again with writing. I can't stand three-quarters of people. That's not mean, what I'm saying. I already bore myself so much that I don't need some third party holding the candle. But maybe it's a character writing this, maybe. After all it says autofiction, that's not for nothing. Otherwise spent an hour wandering around the Brico Cash in Chanas waiting for them to mount my tires. I try to remember the names of the different brushes I looked at but nothing doing. Should have taken a photo. But then what would that serve, to say I know the names of all these brushes. To look like I know, nothing more. I did the same with loads of various powders for filling, sealing, coating surfaces of all descriptions. Same thing, really not much left that I don't already know a bit about. On this point of looking for new vocabulary, you go to all that trouble for not much in the end. You have to work with what you've got. It pleases, it doesn't please, doesn't matter. What matters is continuing to sit down right there, to open this word processor and get on with it, to take your little snail tongs and pull the worms from your nose bit by bit. So an hour. The weather was nice but nothing special, and especially much less hot. That'll be 10,000 kilometers, hardly more. I don't know where I'll be in 10,000 kilometers, I thought. ******************************************************************************************************* \u00c7a ne colle ni n'adh\u00e8re. Vu la plainte \u00e0 peine dissimul\u00e9e re\u00e7ue par mail. On t'envoie des commentaires auxquels tu ne r\u00e9ponds pas. Bon. C'est vrai, je ne peux pas dire le contraire. Cependant, je lis les commentaires. Je les lis tous, les commentaires. Pas que les miens. Et l'impression \u00e0 chaque fois est \u00e9trange. Un m\u00e9lange d'amour, de tendresse et de maladresse quasiment insupportable. Donc je lis, \u00e7a fait mal, mais moi je n'\u00e9cris plus de commentaire. Que ce soit dit. \u00c0 part pour envoyer mon texte de temps en temps \u00e0 qui de droit. J'essaie de dire bonjour, voici ceci ou cela, amiti\u00e9s. Je pourrais encore r\u00e9duire, c'est s\u00fbr. Dire seulement tiens voici. Et puis pas plus. Mais le respect, la politesse, un minimum d'urbanit\u00e9 quand m\u00eame. C'est moi le demandeur dans ce cas pr\u00e9cis. Il faut mettre un minimum de forme. Ensuite que \u00e7a plaise ou non ce que j'\u00e9cris, la belle affaire. J'ai bien avanc\u00e9 de ce c\u00f4t\u00e9-l\u00e0. \u00c0 force de me tamponner matinutinalement le coquillard, vesp\u00e9ralement itou de temps \u00e0 autre, il ne faut pas non plus abuser des bonnes choses. Je veux dire que j'en ai d\u00e9j\u00e0 assez bav\u00e9 comme \u00e7a de l'entregent avec la peinture que je vais pas m'y remettre avec l'\u00e9criture. Je ne peux pas blairer les trois quarts des gens. Ce n'est pas m\u00e9chant ce que je dis. Je m'ennuie d\u00e9j\u00e0 tellement avec moi-m\u00eame que je n'ai pas besoin d'un tiers d'une tierce qui tienne la chandelle. Mais peut-\u00eatre que c'est un personnage qui \u00e9crit \u00e7a, peut-\u00eatre. Apr\u00e8s tout c'est marqu\u00e9 autofiction, ce n'est pas pour des prunes. Sinon pass\u00e9 une heure \u00e0 errer dans le Brico Cash de Chanas en attendant qu'on monte mes pneumatiques. J'essaie de me souvenir des noms des diff\u00e9rents pinceaux que j'ai regard\u00e9s mais rien \u00e0 faire. J'aurais d\u00fb prendre une photo. Mais ensuite \u00e7a servirait \u00e0 quoi, \u00e0 dire que je connais le nom de tous ces pinceaux. D'avoir l'air, rien de plus. J'ai fait pareil avec plein de poudres diverses et vari\u00e9es servant \u00e0 reboucher, colmater, enduire des surfaces de tout acabit. Pareil, il ne m'en reste vraiment pas grand-chose que je ne sache pas d\u00e9j\u00e0 un peu. Sur ce point de chercher du vocabulaire neuf, on se met en peine pour pas grand-chose au final. Il faut faire avec ce que l'on a. \u00c7a pla\u00eet, \u00e7a ne pla\u00eet pas, c'est pas important. L'important c'est de continuer \u00e0 s'asseoir l\u00e0 exactement, \u00e0 ouvrir ce traitement de texte et d'y aller, de prendre sa petite pince \u00e0 escargot et de se sortir les vers du nez petit \u00e0 petit. Donc une heure. Il faisait beau mais sans plus, et surtout beaucoup moins chaud. \u00c7a vous fera 10 000 km, gu\u00e8re plus. Je ne sais pas o\u00f9 je serai dans 10 000 km, j'ai pens\u00e9. ",
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"tags": ["fictions br\u00e8ves", "Autofiction et Introspection"]
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"title": "Et pour finir",
"date_published": "2025-06-15T20:28:47Z",
"date_modified": "2025-06-18T09:35:33Z",
"author": {"name": "Patrick Blanchon"},
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\nThe Desire ?<\/h2>\n
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"content_text": " \u00c0 un moment, l\u2019immobilit\u00e9 \u00e9tait devenue intenable. Il fallait faire un geste, n\u2019importe lequel. Tailler dans le vif semblait une solution. Mais ce qu\u2019il tenait entre ses doigts n\u2019avait ni lame ni manche. Ce n\u2019\u00e9tait pas un couteau. Ce n\u2019\u00e9tait m\u00eame pas un objet. Juste une forme, peut-\u00eatre un souvenir de forme. Le fantasme d\u2019un acte. Il le savait d\u00e9j\u00e0 : ce serait encore un coup port\u00e9 dans le vide. Un geste sans mati\u00e8re, une attaque contre rien. Pas m\u00eame une douleur r\u00e9elle. Juste le besoin qu\u2019il y en ait une. La douleur de ne plus ressentir la douleur. Voil\u00e0 ce qui restait. Ne plus savoir o\u00f9 \u00e7a fait mal, ni si \u00e7a fait encore mal. Gratter, chercher un point sensible, provoquer une r\u00e9action : rien. Le silence complet. Et alors, la peur devient autre chose. Ce n\u2019est plus la peur d\u2019avoir mal, c\u2019est la peur de ne plus \u00eatre atteint. D\u2019\u00eatre d\u00e9j\u00e0 pass\u00e9 de l\u2019autre c\u00f4t\u00e9, peut-\u00eatre. D\u2019\u00eatre devenu imperm\u00e9able, sans l\u2019avoir voulu. Restait cette main. Sa main. Elle cherchait encore. Pas au centre. \u00c0 la p\u00e9riph\u00e9rie. L\u00e0 o\u00f9 il pourrait subsister quelque chose. Un appui. Une r\u00e9sistance. Une mati\u00e8re. Un coin de table, un angle froid, un souffle presque humain. Quelque chose \u00e0 quoi s\u2019agripper. Pas pour revenir en arri\u00e8re. Juste pour s\u2019assurer que ce n\u2019\u00e9tait pas encore tout \u00e0 fait fini. La fin de *Catastrophes*, la revue, c\u2019\u00e9tait peut-\u00eatre un jalon. Ou alors ce livre feuillet\u00e9, *Chronique imaginaire de la mort vive*. \u00c0 moins que ce ne soit encore cette vieille manie de t\u00e2tonner, en qu\u00eate d\u2019h\u00e9t\u00e9ronymes, de voix multiples, de pistes secondaires. Une forme de dispersion, oui, mais pas sans direction \u2014 un d\u00e9sordre orient\u00e9. Et puis plonger dans *Les Haleurs*, buter sur lato sensu, stricto sensu, ces mots qui veulent tout encadrer, tout pr\u00e9ciser, alors que ce qu\u2019il cherche n\u2019a pas de bord. Plus il essaie de s\u2019\u00e9lancer vers un avenir centrip\u00e8te, coh\u00e9rent, structur\u00e9, plus l\u2019obsession centrifuge se creuse. Une b\u00e9ance. Quelque chose tourne, mais autour de quoi ? Rien ne se laisse prendre. Pas m\u00eame lui. Un instant, la lecture de *Bachelard* l\u2019a apais\u00e9. Il a march\u00e9 avec lui, dans le sens de l\u2019eau, au fond d\u2019un vallon, comme il disait. Il voyait presque la mousse sur les pierres, entendait la clart\u00e9 du ruisseau. C\u2019\u00e9tait simple. Apais\u00e9, oui. Mais tr\u00e8s vite, il l\u2019a salu\u00e9. Il ne pouvait pas revenir en arri\u00e8re. Impossible de bourrer sa pipe comme jadis *d\u2019Amsterdamer*, de se donner des airs. Ce genre d\u2019image ne tenait plus. Pas plus que le feu dans l\u2019\u00e2tre ou la tasse de th\u00e9 pensif. Tout \u00e7a, c\u2019\u00e9tait fini. Il le savait, et il marchait seul d\u00e9sormais. Encore ce matin, il a vaguement r\u00e9pondu \u00e0 un message. Il disait quoi, d\u00e9j\u00e0 ? Une d\u00e9ception. Il a voulu aider, sans doute. Mais \u00e0 la fin, c\u2019est surtout lui que \u00e7a soulageait. Alors il s\u2019est tu. Il est rentr\u00e9 chez lui \u2014 si on peut encore appeler \u00e7a comme \u00e7a. Il avan\u00e7ait en t\u00e2tonnant, testant la solidit\u00e9 des rep\u00e8res. Rien ne tenait. Tout s\u2019\u00e9vanouissait d\u00e8s qu\u2019il effleurait. C\u2019\u00e9tait l\u2019ombre d\u2019un d\u00e9sir, peut-\u00eatre. Quelque chose qui partait d\u2019un centre gel\u00e9, en qu\u00eate de chaleur, sans jamais la trouver. --- ## The Desire ? At some point, stillness became untenable. A gesture had to be made\u2014any gesture. Cutting to the quick seemed like a solution. But what he held between his fingers had neither blade nor handle. It wasn\u2019t a knife. It wasn\u2019t even an object. Just a shape, maybe the memory of a shape. The fantasy of an act. He already knew: it would be another blow into the void. A gesture with no substance, a strike against nothing. Not even real pain. Only the need for there to be some. The pain of no longer feeling pain. That\u2019s what was left. Not knowing where it hurts, or if it still does. Scratching, searching for a tender spot, trying to provoke a response\u2014nothing. Absolute silence. And then fear turns into something else. It\u2019s no longer fear of hurting, it\u2019s fear of being unreachable. Of having already crossed over, maybe. Of having gone impermeable without meaning to. There was still the hand. His hand. Still searching. Not at the center. At the edges. Where something might remain. A grip. A resistance. A texture. The corner of a table, a cold edge, a nearly human breath. Something to hold on to. Not to go back. Just to be sure it wasn\u2019t all over yet. The end of *Catastrophes*, the literary journal, maybe that was a marker. Or the book he flipped through, *Imaginary Chronicles of Living Death*. Unless it was just the old habit of groping, chasing heteronyms, alternate voices, side paths. A kind of dispersion, yes\u2014but not aimless. A structured disorder. And then diving into Les Haleurs, stumbling over lato sensu, stricto sensu, those words that try to lock everything in, spell everything out, when what he\u2019s after has no frame. The more he tries to hurl himself toward a centripetal, coherent, structured future, the more the centrifugal pull hollows out. A breach. Something is spinning, but around what? Nothing will hold. Not even him. For a moment, reading *Bachelard* brought calm. He walked with him, following the current, down into the hollow of the valley, just as he described it. He could almost see the moss on the stones, hear the clarity of the stream. It was simple. Calming, yes. But very soon he took his leave. There was no going back. No way to pack his pipe with Amsterdammer, give himself that air. That kind of image didn\u2019t hold anymore. No more than the fire in the hearth or the pensive teacup. All of that was over. He knew it. He walked alone now. Earlier this morning, he vaguely replied to a message. What did it say again? Something about disappointment. He meant to help, he thinks. But in the end, it mostly helped him. So he went quiet. He came home\u2014if it can still be called that. Feeling his way forward, testing the strength of his bearings. But nothing held. Everything vanished at the slightest touch. It was the shadow of desire, maybe. Something leaving a frozen center in search of warmth, never quite finding it. ",
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"title": "Un entretien des plus curieux — Chicago, automne 1925",
"date_published": "2025-05-27T11:25:51Z",
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"author": {"name": "Patrick Blanchon"},
"content_html": "Chicago, automne 1925<\/h2>\n
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<\/a>\n<\/figure>\n<\/div><\/span>",
"content_text": " ## Chicago, automne 1925 La pluie battait les pav\u00e9s de Clark Street avec une r\u00e9gularit\u00e9 d\u2019automate. Lovecraft, engonc\u00e9 dans un manteau trop mince, le col relev\u00e9 contre le vent d\u2019automne, h\u00e9sita devant la porte vitr\u00e9e sur laquelle on lisait en lettres dor\u00e9es, un peu pass\u00e9es : **\u201cYogi Publishing Society \u2014 Sagesse orientale et sciences mentales.\u201d** Il n\u2019\u00e9tait pas l\u00e0 par conviction, mais par curiosit\u00e9. Depuis quelques mois, il vivait \u00e0 New York, rue Clinton, et profitait parfois de billets promotionnels pour visiter d\u2019autres villes. Chicago l\u2019attirait peu \u2014 trop neuve, trop rapide \u2014 mais il avait entendu parler d\u2019un certain Atkinson, auteur d\u2019ouvrages \u00e9tranges que l\u2019on trouvait dans les \u00e9tag\u00e8res les plus sombres des librairies. Il avait m\u00eame h\u00e9sit\u00e9, au moment de r\u00e9server son billet, \u00e0 rester \u00e0 New York pour aller voir cette com\u00e9die musicale dont tout le monde parlait \u00e0 Broadway : *Sunny*. La perspective d\u2019un th\u00e9\u00e2tre brillant lui avait travers\u00e9 l\u2019esprit, comme un mirage. Mais ici, dans cette rue d\u00e9tremp\u00e9e, ce n\u2019\u00e9tait pas le glamour de Broadway qui l\u2019attendait. Un certain *Mr. W. W. Atkinson*, dont un correspondant amateur lui avait vant\u00e9 la verve litt\u00e9raire et les \u00e9crits singuliers, acceptait de le recevoir dans son bureau priv\u00e9. \u00ab Monsieur Lovecraft, entrez. Je suis honor\u00e9. J\u2019ai lu votre *Dagon*, dans *The Vagrant*, il y a quelques ann\u00e9es. Une fable courte, mais\u2026 visc\u00e9rale. Vos monstres ont un parfum de v\u00e9rit\u00e9. \u00bb La pi\u00e8ce \u00e9tait sobre : tapis r\u00e2p\u00e9, rayonnages surcharg\u00e9s, rideaux \u00e9pais, odeur de vieux papier et d\u2019encens \u00e0 peine dissip\u00e9e. Un po\u00eale de fonte dispensait une chaleur in\u00e9gale. Lovecraft, transi, s\u2019assit sans \u00f4ter ses gants. \u00ab J\u2019\u00e9cris des r\u00e9cits, monsieur Atkinson. Des fictions mat\u00e9rialistes dans des v\u00eatements anciens. Vos id\u00e9es, elles, ont l\u2019ambition du r\u00e9el. \u00bb Atkinson souriait derri\u00e8re ses lunettes rondes, les mains crois\u00e9es sur son livret dor\u00e9. \u00ab Vous croyez \u00e0 l\u2019effondrement, \u00e0 l\u2019incommensurable, \u00e0 l\u2019indicible... et vous me reprocheriez de croire \u00e0 l\u2019ascension de l\u2019esprit ? \u00bb Lovecraft pin\u00e7a les l\u00e8vres. \u00ab Je ne crois \u00e0 rien, monsieur. Je constate. L\u2019homme est un animal apeur\u00e9 sous un ciel aveugle. Vous, au contraire, vous r\u00eavez d\u2019un empire mental o\u00f9 la volont\u00e9 dicterait ses lois au cosmos. Une sorte de protestantisme extatique, augment\u00e9 d\u2019\u00e9sot\u00e9risme. \u00bb Atkinson pencha la t\u00eate, amus\u00e9. \u00ab N\u2019est-ce pas une foi, \u00e7a aussi ? Croire que le monde est indiff\u00e9rent, que tout \u00e9chappe \u00e0 l\u2019esprit, c\u2019est encore croire en quelque chose. \u00bb \u00ab Non. C\u2019est renoncer. Et dans ce renoncement, il y a une lucidit\u00e9 que vos adeptes ne supportent pas. Le New Thought \u2013 car j\u2019ai lu quelques-uns de vos textes \u2013 n\u2019est pas une philosophie. C\u2019est un narcotique. Une Am\u00e9rique r\u00eav\u00e9e o\u00f9 l\u2019\u00e9chec n\u2019existe que dans l\u2019esprit du faible. \u00bb Atkinson se leva. Il tourna autour du po\u00eale, lentement. \u00ab Vous pr\u00e9f\u00e9rez le destin courbe d\u2019un homme broy\u00e9, alors que je vous propose l\u2019autocr\u00e9ation ? Vous construisez des horreurs pour montrer que l\u2019homme n\u2019est rien ; j\u2019\u00e9cris pour lui rappeler qu\u2019il peut tout. \u00bb Lovecraft se redressa, fixant le regard de son h\u00f4te. \u00ab Et s\u2019il n\u2019y avait pas de v\u00e9rit\u00e9 dans cette autocr\u00e9ation ? S\u2019il ne restait que l\u2019image d\u2019un homme qui parle \u00e0 son reflet en pensant gouverner l\u2019univers ? \u00bb Un silence, plus lourd que le plomb. Puis Atkinson, d\u2019une voix douce : \u00ab Alors mieux vaut r\u00eaver en b\u00e2tisseur qu\u2019\u00e9chouer en spectateur. \u00bb Ils parl\u00e8rent encore un moment, poliment, froidement. Puis Lovecraft se leva, remercia, salua. Avant de partir, Atkinson lui tendit un mince livret \u00e0 couverture dor\u00e9e : *Le Kybalion*. \u00ab Gardez-le. Si jamais vos angles impossibles demandent une clef. \u00bb Dans le train du retour vers New York, Lovecraft lut le livret, d\u2019abord avec d\u00e9dain, puis avec un certain malaise. Il y avait ce passage, sur le *Rythme*, cette oscillation de toutes choses, qui fit na\u00eetre en lui une id\u00e9e... Quelques semaines plus tard, il \u00e9crivait *Nyarlathotep*. --- Chicago, Autumn 1925 An Account from My Travel Notebook \u2014 \u201cConcerning a Most Curious Interview\u201d Howard Philips Lovecraft Sept.2025 To the Venerable and Esteemed Matron of Angell Street, Providence, I must confess that my recent expedition to Chicago \u2014 a city which I had heretofore regarded with some disdain, finding it altogether too modern, too bustling, too flat in spirit \u2014 has yielded an incident of some peculiarity, which I thought you might find of interest. It was on a sodden October afternoon, under a sky the colour of old pewter and amidst a rain as mechanical in its insistence as the ticking of some infernal clock, that I found myself before a small, somewhat faded establishment on Clark Street bearing the portentous title: \u201cYogi Publishing Society \u2014 Eastern Wisdom and Mental Sciences.\u201d One would laugh, were it not so eerily inviting. I had come not from any personal yearning for \u201cwisdom,\u201d as these commercial gnostics dub it, but rather out of a morbid curiosity \u2014 that same intellectual morbidity which has led me to examine old grimoires and sallow almanacs in the darkest alcoves of Manhattan\u2019s used-book stalls. A fellow amateur from Providence had written of a certain Mr. William Walker Atkinson, a \u201cliterary mystic\u201d known for prolix volumes of metaphysical optimism, and I had made arrangements \u2014 half out of boredom, half in jest \u2014 to meet him. Truth be told, I had considered remaining in New York that week, for there was considerable talk of a new musical comedy, Sunny, opening at the New Amsterdam. It had been described as light, sparkling, and suffused with gaiety \u2014 all of which, despite my usual disdain, did tempt me for an evening. Alas, I chose Chicago. Mr. Atkinson received me in a sparse study, warm with a cast-iron stove, redolent of burnt incense and cheap glue. He was a mild-looking man, bespectacled and courteous, with a manner that suggested both solicitor and sage. \u201cI\u2019ve read your Dagon,\u201d he said, clasping my hand. \u201cThere is a peculiar truth in your monsters.\u201d I offered him a wan smile and replied: \u201cAnd I have perused your Kybalion, sir. There is a peculiar fiction in your truths.\u201d Thus began our conversation, which I shall attempt to reproduce with fidelity, though words can scarcely convey the dissonance of tone between us. \u201cYou portray collapse,\u201d said he, \u201cthe ineffable, the ungraspable... and yet you reproach me for asserting the ascent of spirit?\u201d \u201cI assert nothing,\u201d said I. \u201cI observe. Man is a frightened mammal beneath an indifferent sky. You, on the other hand, dream of a mental empire where will commands matter \u2014 a kind of Protestant mysticism fattened upon Oriental dressing.\u201d He smiled, amused. \u201cIsn\u2019t that a belief as well \u2014 that all is meaningless, and we must cower before chance?\u201d \u201cNo,\u201d I said. \u201cThat is clarity. And in that clarity lies a courage your disciples cannot endure. New Thought, as you call it, is not a philosophy. It is narcotic. A dream-America where failure is but a mental blemish.\u201d He rose then and paced slowly around the stove. \u201cYou prefer man broken,\u201d he said, \u201cwhile I offer him self-creation. You conjure horrors to prove we are nothing; I write to prove we are everything.\u201d \u201cPerhaps,\u201d I said, \u201cthere is no truth in such creation. Perhaps it is but a man speaking to his own reflection, mistaking echo for cosmos.\u201d There was a silence then \u2014 ponderous and final. At last, Atkinson spoke softly: \u201cBetter to dream as a builder than fail as a spectator.\u201d We exchanged parting pleasantries. As I stood to leave, he offered me a thin golden booklet \u2014 The Kybalion. \u201cKeep it,\u201d he said. \u201cIn case your impossible angles seek a key.\u201d I boarded the train eastward with no intention of opening the thing. But somewhere beyond Cleveland, I turned a page. There was a passage \u2014 on Rhythm, the pendulum-swing of all things \u2014 that touched a nerve. That night, in a notebook, I scratched a phrase. A few weeks later, it became a story. Nyarlathotep. ",
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"title": "\u00c9crire sans moi",
"date_published": "2025-05-14T04:14:17Z",
"date_modified": "2025-06-23T18:37:57Z",
"author": {"name": "Patrick Blanchon"},
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<\/a>\n<\/figure>\n<\/div>",
"content_text": " Simon Deltour se demande encore pourquoi il \u00e9crit. Pas pour quelqu'un en particulier, pas pour changer quoi que ce soit, juste pour garder la main, pour que le mouvement reste fluide. \u00c7a pourrait \u00eatre une manie, mais il pr\u00e9f\u00e8re appeler \u00e7a un r\u00e9flexe. \u00c9crire sur soi, comme une mani\u00e8re de tenir, de respirer m\u00eame, ou juste de remplir l'espace. Il prend un carnet, pas le grand format quadrill\u00e9, l'autre, celui qui tient dans la poche. \"\u00c9crire sur soi, est-ce un pi\u00e8ge ?\" Il note \u00e7a sans conviction. Les mots tombent comme des pi\u00e8ces sur une table en bois, dispers\u00e9s. Il a l'impression d'y revenir sans cesse, de se d\u00e9battre avec la m\u00eame question. Il raye, recommence. \u00c7a pourrait \u00eatre n'importe quoi d'autre, mais c'est \u00e7a. Cette obsession de se raconter. Peut-\u00eatre parce que \u00e7a demande moins d'effort. Pas besoin de construire, juste assembler ce qui tra\u00eene. Il pense \u00e0 cette phrase qu'il a \u00e9crite r\u00e9cemment : \"Un homme sans pass\u00e9 entre dans une ville sans histoire.\" Il avait trouv\u00e9 \u00e7a percutant sur le moment, l'amorce d'un r\u00e9cit d\u00e9tach\u00e9, impersonnel. Mais d\u00e9j\u00e0, \u00e7a n'allait plus. La ville ressemblait \u00e0 ce quartier o\u00f9 il habite depuis quelques mois, l'homme \u00e0 un type un peu paum\u00e9 qui tra\u00eene encore ses souvenirs. Il y a toujours ce lien, ce fil qui ram\u00e8ne \u00e0 lui, comme un \u00e9lastique qui claque au retour. La fiction pure, c'est peut-\u00eatre juste un r\u00eave. Une de ces illusions qu'on tra\u00eene par confort intellectuel. Il ferme le carnet, sort sur le balcon, regarde en bas. Le trottoir est toujours l\u00e0, avec ce type qui vend des roses \u00e0 moiti\u00e9 fan\u00e9es. Il se dit que, peut-\u00eatre, ce n'est pas la fiction qui coince, mais l'id\u00e9e m\u00eame d'\u00e9crire quelque chose de propre, de pur, sans asp\u00e9rit\u00e9. \u00c7a n'existe pas. C'est comme vouloir marcher sans jamais tr\u00e9bucher. Une id\u00e9e qui ne tient pas debout. Simon retourne \u00e0 l'int\u00e9rieur, ouvre un fichier sur l'ordinateur : \"\u00c9crire sans moi.docx\". Le curseur clignote comme un t\u00e9moin nerveux. Il pense \u00e0 ces \u00e9crivains qui cherchent l'absolu, qui r\u00eavent de textes si denses qu'ils en deviendraient transparents. Comme Charles Juliet qui tente de d\u00e9gager la v\u00e9rit\u00e9 du langage. Mais lui, Simon, il a l'impression que tout \u00e7a est hors de port\u00e9e. Peut-\u00eatre que le probl\u00e8me, c'est de vouloir trop bien faire. De viser une sorte de propret\u00e9 conceptuelle qui n'existe pas. Il finit par taper : \"L'\u00e9criture ne sert \u00e0 rien. Pas plus que le bruit du marteau-piqueur dans la rue. Ce sont des gestes comme les autres, des mouvements pour maintenir l'\u00e9quilibre.\" Il s'arr\u00eate l\u00e0, relit, h\u00e9site. \u00c7a sonne presque vrai, et pourtant il n'y croit pas compl\u00e8tement. Peut-\u00eatre que l'\u00e9criture est inutile, mais pas plus que de fabriquer des porte-cl\u00e9s ou de vendre des roses sur le trottoir. Peut-\u00eatre que c'est simplement \u00e7a, rester vivant en occupant l'espace. Il se recale dans son fauteuil, regarde les ombres bouger sur le mur. Il sait que demain, il reprendra ce texte, qu'il ajoutera deux lignes, puis trois, puis qu'il effacera tout. Mais \u00e7a n'a pas d'importance. Ce qui compte, c'est de maintenir le mouvement. De continuer, m\u00eame si rien ne tient vraiment. ",
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"tags": ["fictions br\u00e8ves", "r\u00eaves"]
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"title": "L\u2019instant o\u00f9 l\u2019on cesse de lutter",
"date_published": "2025-05-12T13:05:07Z",
"date_modified": "2025-05-12T13:05:07Z",
"author": {"name": "Patrick Blanchon"},
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<\/a>\n<\/figure>\n<\/div>",
"content_text": " \u2014 Tu as h\u00e9sit\u00e9 longtemps avant de venir ? \u2014 Oui. \u2014 Pourquoi ? \u2014 La peur, sans doute. Celle de ne pas savoir quoi dire. \u2014 Tu sais pourtant que je n\u2019attends rien de toi. (Un silence. Les yeux cherchent un point dans le vide. Un souffle s\u2019\u00e9chappe.) \u2014 C\u2019est \u00e7a, justement. C\u2019est ce qui me fait peur. \u2014 Que je n\u2019attende rien ? \u2014 Oui. Comme si, sans cette attente, je ne savais plus quoi faire. \u2014 Tu ne veux pas te tromper ? \u2014 Non. Je veux \u00eatre s\u00fbr. (Un l\u00e9ger sourire. Presque imperceptible. Les mots se cherchent.) \u2014 \u00catre s\u00fbr de quoi ? \u2014 De ne pas d\u00e9cevoir. \u2014 Tu penses encore qu\u2019on te demande quelque chose ? (Il baisse les yeux. Sa main tremble l\u00e9g\u00e8rement. Une tension se devine dans le silence.) \u2014 Je crois que je me le demande \u00e0 moi-m\u00eame. \u2014 D\u2019\u00eatre \u00e0 la hauteur ? \u2014 Oui. D\u2019\u00eatre... juste. \u2014 Tu t\u2019\u00e9puises \u00e0 chercher cette justesse. Tu le sais, n\u2019est-ce pas ? \u2014 Oui. Mais je ne sais pas faire autrement. (Le silence retombe. Une feuille craque sous le pied. Un oiseau passe dans le ciel. L\u2019air est lourd mais calme.) \u2014 Et si tu acceptais de ne pas l\u2019\u00eatre ? \u2014 Juste ? \u2014 Oui. Si tu acceptais d\u2019\u00eatre simplement l\u00e0. Sans lutter. \u2014 Tu penses que c\u2019est possible ? \u2014 Je pense que \u00e7a commence par accepter ce qui est. Sans le juger. (Il l\u00e8ve les yeux. Son visage est fatigu\u00e9 mais quelque chose en lui se rel\u00e2che.) \u2014 Accepter de n\u2019\u00eatre que \u00e7a ? \u2014 Oui. C\u2019est suffisant. \u2014 Suffisant ? \u2014 Pour aujourd\u2019hui, oui. (Un souffle apais\u00e9. Les ombres s\u2019allongent. Un rayon de soleil effleure les visages.) ",
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"id": "https:\/\/ledibbouk.net\/trame-dynamique.html",
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"title": "trame dynamique",
"date_published": "2025-05-08T07:42:36Z",
"date_modified": "2025-05-08T07:43:22Z",
"author": {"name": "Patrick Blanchon"},
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<\/a>\n<\/figure>\n<\/div>",
"content_text": " Marcher. Courir. Franchir. Grimper. Sauter. S\u2019\u00e9lancer. Retomber. Glisser. Ramper. Rattraper. Bondir. S\u2019effondrer. S\u2019agenouiller. Se relever. Tourner. Contourner. Percer. Creuser. Fouiller. Tirer. Pousser. Serrer. Ouvrir. Claquer. Frapper. Crier. Chuchoter. Murmurer. Hurler. G\u00e9mir. Rire. Pleurer. Balbutier. Gronder. Souffler. Inspirer. Expirer. Se taire. Observer. Fixer. \u00c9pier. Suivre. Attendre. Prendre. Saisir. Attraper. L\u00e2cher. Briser. R\u00e9parer. D\u00e9molir. Construire. Charger. Porter. Soulever. Baisser. Pencher. Redresser. Secouer. Retenir. Cacher. D\u00e9couvrir. Trouver. Perdre. Chercher. Avancer. Reculer. S\u2019arr\u00eater. Repartir. Tendre. \u00c9carter. Plier. \u00c9tendre. Plonger. Plonger. Nager. Flotter. Couler. Remonter. S\u2019agripper. Glisser. Tomber. Se redresser. Bondir. \u00c9chapper. Rattraper. Enlacer. Repousser. Se d\u00e9battre. Fr\u00e9mir. Trembler. Se figer. Fondre. Se dissoudre. Se reformer. Reprendre. Renoncer. H\u00e9siter. Accepter. Refuser. R\u00e9fl\u00e9chir. D\u00e9cider. Agir. Subir. Persister. Abandonner. Oser. Fuir. R\u00e9sister. Conqu\u00e9rir. Renverser. Revenir. Partir. ",
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"id": "https:\/\/ledibbouk.net\/opych-01.html",
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"title": " OPYCH-01",
"date_published": "2025-04-21T06:21:13Z",
"date_modified": "2025-06-18T09:33:22Z",
"author": {"name": "Patrick Blanchon"},
"content_html": "<\/span>
<\/a>\n<\/figure>\n<\/div><\/span>\n\n
\nJ\u2019ai tout r\u00e9duit. Compress\u00e9. Ne garder que le nerf : lieux, gestes, fuite.
\nCe texte est une course. Une transe. Il va trop vite, il ne s\u2019excuse pas.
\nJ\u2019aurais pu le ralentir, le lisser. Mais il a refus\u00e9.
\nIl voulait exister comme \u00e7a. Alors je l\u2019ai laiss\u00e9 faire.<\/p>\n<\/blockquote>\n
\n
<\/a>\n<\/figure>\n<\/div><\/span>\n
Identit\u00e9<\/h2>\n
<\/a>01<\/h3>\n
<\/a>02<\/h3>\n
<\/a>03<\/h3>\n
<\/a>04<\/h3>\n
M\u00e9moire<\/h2>\n
<\/a>01<\/h3>\n
<\/a>02<\/h3>\n
\nje n\u2019allume pas le plafonnier de la cuisine.
\nJe pr\u00e9f\u00e8re traverser la pi\u00e8ce pour parvenir jusqu\u2019au piano
\net appuyer sur le bouton de l\u2019\u00e9clairage de la hotte.<\/p>\n
\nCette lumi\u00e8re, tombant doucement sur les fourneaux,
\nsemble bien plus chaleureuse que celle du plafonnier.<\/p>\n
\nSi elle est nomm\u00e9e ainsi, c\u2019est qu\u2019elle en \u00e9voque d\u2019autres,
\nen d\u2019autres temps.<\/p>\n
\nje n\u2019ai jamais eu de go\u00fbt pour les \u00e9clairages trop crus, trop violents.
\nJe leur ai toujours pr\u00e9f\u00e9r\u00e9 ce que l\u2019on nomme les \u00e9clairages tamis\u00e9s.
\nUne petite lampe pos\u00e9e dans un coin de pi\u00e8ce,
\ninstall\u00e9e sur un gu\u00e9ridon ou une commode,
\net tout de suite,
\non peut se croire dans une intimit\u00e9 avec soi-m\u00eame et les lieux.<\/p>\n
\ntoute emplie de p\u00e9nombre avec des \u00eelots de lumi\u00e8re rassurants.
\nJe l\u2019ai fait d\u2019ailleurs.<\/p>\n
\nJe n\u2019ai pris aucune note de ces moments si particuliers
\nqui pr\u00e9parent l\u2019\u00e9criture,
\nlorsque l\u2019agitation du monde et de la famille reflue
\npour laisser place \u00e0 une forme d\u2019inqui\u00e9tude —
\nla seule v\u00e9ritable qui\u00e9tude que je connaisse.<\/p>\n
\nl\u2019attention flotte et se pose sur les lumi\u00e8res,
\nsur une ambiance,
\nsans vraiment rien distinguer ou analyser.<\/p>\n
\nentra\u00een\u00e9 vers un non-lieu regroupant
\ntoute une foule de lieux dans lesquels on a v\u00e9cu,
\nen r\u00eave, probablement autant qu\u2019en r\u00e9alit\u00e9.<\/p>\n<\/a>04<\/h3>\n
<\/a>05<\/h3>\n
<\/a>05<\/h3>\n
<\/a>06<\/h3>\n
<\/a>07<\/h3>\n
<\/a>08<\/h3>\n
<\/a>09<\/h3>\n
<\/a>10<\/h3>\n