{ "version": "https://jsonfeed.org/version/1.1", "title": "Le dibbouk", "home_page_url": "https:\/\/ledibbouk.net\/", "feed_url": "https:\/\/ledibbouk.net\/spip.php?page=feed_json", "language": "fr-FR", "items": [ { "id": "https:\/\/ledibbouk.net\/27-octobre-2024.html", "url": "https:\/\/ledibbouk.net\/27-octobre-2024.html", "title": "27 octobre 2024", "date_published": "2024-10-27T11:20:36Z", "date_modified": "2024-10-27T11:20:36Z", "author": {"name": "Patrick Blanchon"}, "content_html": "<\/span>
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\n\n \n\t\tecopoétique08<\/a>\n
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Ecopo\u00e9tique08\n<\/strong><\/div>\n\t
Image r\u00e9alis\u00e9e avec DALL-E d’OpenAI\n<\/div>\n\t
Pb & DALL-E d’OpenAI\n<\/div>\n<\/figcaption><\/figure>\n<\/div><\/span>\n

Au bout du quai, le silence est \u00e9pais. Les herbes s\u00e8ches restent immobiles, et le gravier glisse sous les pieds. L\u2019eau autrefois passait ici, creusant des sillons d\u2019argile et de rouille, \u00e9levant de petites buttes le long des berges. Plus tard, je plongerai une main dans cette terre fendue, pour retrouver ce qui persiste — une trace humide, une marque laiss\u00e9e par le fleuve avant son retrait. Si je ferme les yeux assez longtemps, je pourrais peut-\u00eatre encore sentir l\u2019eau se heurter aux pierres, remonter sous mes semelles.<\/p>\n

La ville ne nous attendra pas ; nous la traverserons, une rue apr\u00e8s l\u2019autre. Sous les ponts couverts de mousse, derri\u00e8re les vitrines \u00e9clat\u00e9es, s\u2019entasseront des morceaux de verre et de vieux journaux. La vieille gare se tiendra l\u00e0, ses rails rong\u00e9s s’entrecroisant en un r\u00e9seau de lignes folles sans but. Les fa\u00e7ades se fendilleront, les volets en bois pendront, retenus par des charni\u00e8res rouill\u00e9es. Parfois, une bourrasque arrachera une affiche, d\u00e9voilant des mots que le soleil a effac\u00e9s depuis longtemps. Les b\u00e2timents tomberont par endroits, une brique \u00e0 la fois, tandis que l\u2019eau imaginaire trouvera son chemin sous les arches fissur\u00e9es. Plus tard, je me souviendrai de ce moment — du bruit de la pluie qui rongera lentement les pav\u00e9s, des flaques o\u00f9 les reflets vacilleront avant de s\u2019\u00e9teindre.<\/p>\n

Ce n\u2019est pas tant ce que l\u2019on voit, mais ce que l\u2019on devine. Une rue droite, au loin, noy\u00e9e dans la poussi\u00e8re. Un \u00e9clat de lumi\u00e8re sur une vitre souill\u00e9e par le temps. Un ruisseau qui court bri\u00e8vement entre deux rang\u00e9es d\u2019herbes. Je m\u2019arr\u00eaterai, les yeux fix\u00e9s sur l\u2019horizon, et je chercherai \u00e0 reconstituer de m\u00e9moire une carte de ces sentiers perdus , de ces villes repli\u00e9es sur elles-m\u00eames. Un jour, peut-\u00eatre demain, je tenterai de dessiner cette carte — des ponts, des canaux, des venelles \u00e9troites qui serpentent entre les entrep\u00f4ts et les jardins en friche. L\u2019eau effac\u00e9e n\u2019y laissera sans doute que des marques \u00e0 peine visibles , se fondant dans les fissures des murs.<\/p>", "content_text": "Au bout du quai, le silence est \u00e9pais. Les herbes s\u00e8ches restent immobiles, et le gravier glisse sous les pieds. L\u2019eau autrefois passait ici, creusant des sillons d\u2019argile et de rouille, \u00e9levant de petites buttes le long des berges. Plus tard, je plongerai une main dans cette terre fendue, pour retrouver ce qui persiste \u2014 une trace humide, une marque laiss\u00e9e par le fleuve avant son retrait. Si je ferme les yeux assez longtemps, je pourrais peut-\u00eatre encore sentir l\u2019eau se heurter aux pierres, remonter sous mes semelles. La ville ne nous attendra pas ; nous la traverserons, une rue apr\u00e8s l\u2019autre. Sous les ponts couverts de mousse, derri\u00e8re les vitrines \u00e9clat\u00e9es, s\u2019entasseront des morceaux de verre et de vieux journaux. La vieille gare se tiendra l\u00e0, ses rails rong\u00e9s s'entrecroisant en un r\u00e9seau de lignes folles sans but. Les fa\u00e7ades se fendilleront, les volets en bois pendront, retenus par des charni\u00e8res rouill\u00e9es. Parfois, une bourrasque arrachera une affiche, d\u00e9voilant des mots que le soleil a effac\u00e9s depuis longtemps. Les b\u00e2timents tomberont par endroits, une brique \u00e0 la fois, tandis que l\u2019eau imaginaire trouvera son chemin sous les arches fissur\u00e9es. Plus tard, je me souviendrai de ce moment \u2014 du bruit de la pluie qui rongera lentement les pav\u00e9s, des flaques o\u00f9 les reflets vacilleront avant de s\u2019\u00e9teindre. Ce n\u2019est pas tant ce que l\u2019on voit, mais ce que l\u2019on devine. Une rue droite, au loin, noy\u00e9e dans la poussi\u00e8re. Un \u00e9clat de lumi\u00e8re sur une vitre souill\u00e9e par le temps. Un ruisseau qui court bri\u00e8vement entre deux rang\u00e9es d\u2019herbes. Je m\u2019arr\u00eaterai, les yeux fix\u00e9s sur l\u2019horizon, et je chercherai \u00e0 reconstituer de m\u00e9moire une carte de ces sentiers perdus , de ces villes repli\u00e9es sur elles-m\u00eames. Un jour, peut-\u00eatre demain, je tenterai de dessiner cette carte \u2014 des ponts, des canaux, des venelles \u00e9troites qui serpentent entre les entrep\u00f4ts et les jardins en friche. L\u2019eau effac\u00e9e n\u2019y laissera sans doute que des marques \u00e0 peine visibles , se fondant dans les fissures des murs. ", "image": "https:\/\/ledibbouk.net\/IMG\/logo\/ecopoetique08.webp?1748065119", "tags": ["Auteurs litt\u00e9raires"] } ,{ "id": "https:\/\/ledibbouk.net\/rome-brule-tout-le-temps.html", "url": "https:\/\/ledibbouk.net\/rome-brule-tout-le-temps.html", "title": "Rome br\u00fble tout le temps", "date_published": "2024-10-16T13:44:56Z", "date_modified": "2025-04-30T16:19:46Z", "author": {"name": "Patrick Blanchon"}, "content_html": "

Il y a des jours o\u00f9 peindre ou \u00e9crire n\u2019est pas un choix. C\u2019est une n\u00e9cessit\u00e9. Pas dans le sens o\u00f9 quelqu\u2019un te le demande, mais dans celui o\u00f9 c\u2019est toi qui attends quelque chose de toi-m\u00eame. Un geste, un signe que tout \u00e7a a encore un sens. Que tu n\u2019es pas en train de dispara\u00eetre avec tout ce qui t\u2019entoure. \u00c7a pourrait sembler simple. Peindre un tableau abstrait. \u00c9crire ce qui te passe par la t\u00eate. Comme si faire cela, c\u2019\u00e9tait tenir le chaos \u00e0 distance.<\/p>\n

Mais parfois, \u00e7a ne marche pas. Il y a cette sensation d\u2019impuissance. Rome br\u00fble. Le monde br\u00fble. Et toi, tu es l\u00e0 avec ton pinceau, ton carnet ouvert. \u00c7a para\u00eet tellement d\u00e9risoire, non ? Peindre des couleurs ou \u00e9crire des mots, pendant que tout s\u2019effondre autour. On pourrait croire que \u00e7a n\u2019a pas d\u2019importance. Que c\u2019est \u00e9go\u00efste, peut-\u00eatre m\u00eame pu\u00e9ril. Mais je me dis que c\u2019est tout ce qu\u2019il nous reste. Ce n\u2019est pas un choix. C\u2019est faire avec.<\/p>\n

Faire avec ce qui est l\u00e0. Accepter que tu ne peux pas \u00e9teindre l\u2019incendie. Et pourtant, tu continues. C\u2019est comme si chaque coup de pinceau, chaque phrase \u00e9crite, c\u2019\u00e9tait un petit acte de r\u00e9sistance. Non pas contre le monde, mais contre cet effondrement qui pourrait t\u2019engloutir. Peindre, \u00e9crire, c\u2019est ne pas sombrer. C\u2019est sauver ce qui peut l\u2019\u00eatre. M\u00eame si c\u2019est juste toi, l\u00e0, aujourd\u2019hui.<\/p>\n

J\u2019y pense souvent. Cette id\u00e9e que les grands buts, ce n\u2019est peut-\u00eatre pas pour moi. Je ne vais pas changer le monde. Mais est-ce que c\u2019est vraiment important ? Peut-\u00eatre pas. Ce qui compte, c\u2019est ce petit geste, ce but minuscule : tenir debout. Que \u00e7a passe par une toile abstraite ou quelques lignes dans un carnet, peu importe. L\u2019essentiel, c\u2019est de ne pas se laisser consumer.<\/p>\n

Et peut-\u00eatre que dans tout \u00e7a, il y a une forme de s\u00e9rendipit\u00e9. Ce mot savant qui dit qu\u2019en cherchant quelque chose, on finit souvent par trouver autre chose. Tu te mets \u00e0 \u00e9crire ou \u00e0 peindre pour une raison, et ce qui \u00e9merge te surprend. \u00c7a te prend de court, comme un accident. Mais c\u2019est peut-\u00eatre exactement ce dont tu avais besoin. Une ligne de couleur qui d\u00e9borde, une phrase qui surgit de nulle part. Ce n\u2019est jamais ce que tu avais pr\u00e9vu, mais c\u2019est l\u00e0. C\u2019est vivant.<\/p>\n

Van Gogh peignait pour ne pas sombrer, Sylvia Plath \u00e9crivait pour tenir le vide \u00e0 distance. Moi, j\u2019\u00e9cris pour ne pas dispara\u00eetre sous le poids de ce qui m\u2019\u00e9chappe. Je peins parce que parfois, c\u2019est tout ce que je peux faire. Ce n\u2019est pas grand-chose, mais c\u2019est suffisant. \u00c7a m\u2019emp\u00eache de tomber. Le monde br\u00fble peut-\u00eatre, mais moi je suis encore l\u00e0. Et c\u2019est d\u00e9j\u00e0 quelque chose.<\/p>\n

Je me dis que l\u2019imperfection, c\u2019est \u00e7a qui fait tenir. Rien n\u2019est parfait, ni les tableaux, ni les mots, ni les jours qu\u2019on traverse. Mais c\u2019est justement dans cet accident, dans cette marge, que quelque chose se passe. Ce matin, je me suis assis avec mon caf\u00e9. J\u2019ai regard\u00e9 la toile inachev\u00e9e contre le mur, les pages ouvertes sur la table. Et je me suis dit que c\u2019\u00e9tait assez. Pas grand-chose, mais assez pour continuer. Rome br\u00fble, mais on fait avec.<\/p>", "content_text": "Il y a des jours o\u00f9 peindre ou \u00e9crire n\u2019est pas un choix. C\u2019est une n\u00e9cessit\u00e9. Pas dans le sens o\u00f9 quelqu\u2019un te le demande, mais dans celui o\u00f9 c\u2019est toi qui attends quelque chose de toi-m\u00eame. Un geste, un signe que tout \u00e7a a encore un sens. Que tu n\u2019es pas en train de dispara\u00eetre avec tout ce qui t\u2019entoure. \u00c7a pourrait sembler simple. Peindre un tableau abstrait. \u00c9crire ce qui te passe par la t\u00eate. Comme si faire cela, c\u2019\u00e9tait tenir le chaos \u00e0 distance. Mais parfois, \u00e7a ne marche pas. Il y a cette sensation d\u2019impuissance. Rome br\u00fble. Le monde br\u00fble. Et toi, tu es l\u00e0 avec ton pinceau, ton carnet ouvert. \u00c7a para\u00eet tellement d\u00e9risoire, non ? Peindre des couleurs ou \u00e9crire des mots, pendant que tout s\u2019effondre autour. On pourrait croire que \u00e7a n\u2019a pas d\u2019importance. Que c\u2019est \u00e9go\u00efste, peut-\u00eatre m\u00eame pu\u00e9ril. Mais je me dis que c\u2019est tout ce qu\u2019il nous reste. Ce n\u2019est pas un choix. C\u2019est faire avec. Faire avec ce qui est l\u00e0. Accepter que tu ne peux pas \u00e9teindre l\u2019incendie. Et pourtant, tu continues. C\u2019est comme si chaque coup de pinceau, chaque phrase \u00e9crite, c\u2019\u00e9tait un petit acte de r\u00e9sistance. Non pas contre le monde, mais contre cet effondrement qui pourrait t\u2019engloutir. Peindre, \u00e9crire, c\u2019est ne pas sombrer. C\u2019est sauver ce qui peut l\u2019\u00eatre. M\u00eame si c\u2019est juste toi, l\u00e0, aujourd\u2019hui. J\u2019y pense souvent. Cette id\u00e9e que les grands buts, ce n\u2019est peut-\u00eatre pas pour moi. Je ne vais pas changer le monde. Mais est-ce que c\u2019est vraiment important ? Peut-\u00eatre pas. Ce qui compte, c\u2019est ce petit geste, ce but minuscule : tenir debout. Que \u00e7a passe par une toile abstraite ou quelques lignes dans un carnet, peu importe. L\u2019essentiel, c\u2019est de ne pas se laisser consumer. Et peut-\u00eatre que dans tout \u00e7a, il y a une forme de s\u00e9rendipit\u00e9. Ce mot savant qui dit qu\u2019en cherchant quelque chose, on finit souvent par trouver autre chose. Tu te mets \u00e0 \u00e9crire ou \u00e0 peindre pour une raison, et ce qui \u00e9merge te surprend. \u00c7a te prend de court, comme un accident. Mais c\u2019est peut-\u00eatre exactement ce dont tu avais besoin. Une ligne de couleur qui d\u00e9borde, une phrase qui surgit de nulle part. Ce n\u2019est jamais ce que tu avais pr\u00e9vu, mais c\u2019est l\u00e0. C\u2019est vivant. Van Gogh peignait pour ne pas sombrer, Sylvia Plath \u00e9crivait pour tenir le vide \u00e0 distance. Moi, j\u2019\u00e9cris pour ne pas dispara\u00eetre sous le poids de ce qui m\u2019\u00e9chappe. Je peins parce que parfois, c\u2019est tout ce que je peux faire. Ce n\u2019est pas grand-chose, mais c\u2019est suffisant. \u00c7a m\u2019emp\u00eache de tomber. Le monde br\u00fble peut-\u00eatre, mais moi je suis encore l\u00e0. Et c\u2019est d\u00e9j\u00e0 quelque chose. Je me dis que l\u2019imperfection, c\u2019est \u00e7a qui fait tenir. Rien n\u2019est parfait, ni les tableaux, ni les mots, ni les jours qu\u2019on traverse. Mais c\u2019est justement dans cet accident, dans cette marge, que quelque chose se passe. Ce matin, je me suis assis avec mon caf\u00e9. J\u2019ai regard\u00e9 la toile inachev\u00e9e contre le mur, les pages ouvertes sur la table. Et je me suis dit que c\u2019\u00e9tait assez. Pas grand-chose, mais assez pour continuer. Rome br\u00fble, mais on fait avec. ", "image": "https:\/\/ledibbouk.net\/IMG\/logo\/karl_von_piloty_nero_roma_egeset_szemleli.jpg?1748065129", "tags": ["R\u00e9p\u00e9tition quotidienne", "affects", "id\u00e9es"] } ,{ "id": "https:\/\/ledibbouk.net\/article393.html", "url": "https:\/\/ledibbouk.net\/article393.html", "title": "ni", "date_published": "2024-10-16T02:33:49Z", "date_modified": "2025-04-30T14:34:07Z", "author": {"name": "Patrick Blanchon"}, "content_html": "<\/span>

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Ni la tartine qui tombe toujours du mauvais c\u00f4t\u00e9, ni le m\u00e9tro qui n\u2019arrive jamais quand on est en retard, ni les chats qui griffent les canap\u00e9s tout en nous regardant d\u2019un air innocent. Ni les chaussettes qui disparaissent dans la machine, ni les cl\u00e9s qu\u2019on perd au moment o\u00f9 on en a le plus besoin, ni la machine \u00e0 caf\u00e9 en panne un lundi matin. Ni le voisin qui perce des trous dans les murs \u00e0 des heures improbables, ni les parapluies qui se retournent sous la pluie, ni les taxis introuvables quand il pleut des cordes.<\/p>\n

Ni les emails qui s\u2019accumulent sans jamais \u00eatre ouverts, ni les mots de passe qu\u2019on oublie, ni les publicit\u00e9s intrusives qui s\u2019invitent \u00e0 chaque clic. Ni les notifications qui surgissent sans pr\u00e9venir, ni les t\u00e9l\u00e9commandes qui disparaissent myst\u00e9rieusement sous les coussins, ni le Bluetooth qui refuse de se connecter pour \u00e9couter des conneries en sourdine. Ni les mises \u00e0 jour intempestives, ni les photos floues malgr\u00e9 des appareils qui promettent de capturer l\u2019instant parfait.<\/p>\n

Ni les poign\u00e9es de main h\u00e9sitantes, ni les discussions sur la m\u00e9t\u00e9o qui n\u2019int\u00e9ressent personne, ni les sourires forc\u00e9s en r\u00e9union. Ni les promesses qu\u2019on se revoit bient\u00f4t sans qu’on se revoit jamais , ni les d\u00e9bats sans fin sur des sujets que personne ne ma\u00eetrise, ni les silences g\u00ean\u00e9s dans les ascenseurs. Ni les anniversaires Facebook d\u2019amis d\u00e9c\u00e9d\u00e9s, ni les discussions st\u00e9riles sur des sujets d\u00e9j\u00e0 \u00e9puis\u00e9s.<\/p>\n

Ni les r\u00e9gimes miracles qui ne fonctionnent jamais, ni les jus, les fioles, les potions qui promettent la sant\u00e9 mais nous flanquent des aigreurs , ni les plats \u00e0 emporter qu\u2019on pr\u00e9tend « sains » pour se donner bonne conscience. Ni les courses de derni\u00e8re minute, ni les livres de cuisine qu\u2019on n\u2019ouvre jamais, ni les hamburger de chez Macdo qui ne ressemblent jamais \u00e0 la photo. Ni les brunchs interminables o\u00f9 l\u2019on se demande pourquoi qu’on est venu qu’on \u00e9tait si bien sous sa couette, le dimanche matin surtout quand en prime c’est si long d\u2019\u00eatre servi, ni les pizzas ridicules, les hachis \u00e0 chier, la moussaka congel\u00e9e qui finissent toujours par l\u2019emporter sur les repas \u00e9quilibr\u00e9s.<\/p>\n

Ni les retards de train annonc\u00e9s au dernier moment, ni les si\u00e8ges tremp\u00e9s apr\u00e8s la pluie, ni les files d\u2019attente qui s\u2019\u00e9tendent toujours plus loin qu’on n’en voit pas la fin . Ni les taxis qui choisissent toujours le chemin le plus long, ni les embouteillages qui transforment dix minutes en une heure, ni les m\u00e9tros qui se bousculent tous sauf celui qu\u2019on attend. Ni les bagages \u00e0 main qui ne passent jamais sous le si\u00e8ge, ni les v\u00e9los en libre-service toujours d\u00e9charg\u00e9s, ni les pi\u00e9tons qui surgissent sans pr\u00e9venir.<\/p>\n

Ni les for\u00eats qui s\u2019\u00e9teignent sous nos yeux, ni les oc\u00e9ans de plastique qui s\u2019\u00e9tendent \u00e0 perte de vue, ni les rivi\u00e8res qui se muent en flots de pollution. Ni les glaciers qui fondent sans que l\u2019on sache quoi faire, ni les vagues de chaleur qui nous frappent comme des avertissements. Ni les lois climatiques qui ne viennent jamais, ni les rapports qui s\u2019accumulent sur des bureaux trop bien rang\u00e9s. Ni les campagnes pour sauver la plan\u00e8te pendant que les avions d\u00e9filent dans le ciel, ni les plantes en plastique qui d\u00e9corent nos bureaux.<\/p>\n

Ni les promesses politiques qui ne seront jamais tenues, ni les gouvernements qui tournent en rond dans leurs propres contradictions, ni les discours sur la paix pendant qu\u2019on signe des contrats d\u2019armement. Ni les ministres qui s\u2019\u00e9changent les portefeuilles comme des chaises musicales, ni les r\u00e9unions internationales qui se concluent par des poign\u00e9es de main sans lendemain. Ni les commissions d\u2019enqu\u00eate qui n\u2019enqu\u00eatent sur rien, ni les rapports qui finissent dans des tiroirs oubli\u00e9s.<\/p>\n

Ni les pr\u00e9sidents qui font des sourires devant les cam\u00e9ras pendant que les crises s\u2019accumulent, ni les plans « anti-crise » qui plongent tout le monde dans une autre crise. Ni les r\u00e9formes annonc\u00e9es \u00e0 grand renfort de communication mais qui ne changent rien. Ni les budgets pour des projets inutiles pendant que les \u00e9coles tombent en ruine, ni les lois sur la s\u00e9curit\u00e9 pendant que la plan\u00e8te br\u00fble, ni les promesses de relance qui ne relancent jamais rien.<\/p>\n

Ni les sir\u00e8nes d\u2019alarme qui se d\u00e9clenchent dans les villes d\u00e9vast\u00e9es, ni les foules qui se dispersent sous des cieux charg\u00e9s de fum\u00e9e, ni les cendres qui retombent apr\u00e8s l\u2019incendie. Ni les gouvernements qui vacillent sous le poids de leurs propres d\u00e9cisions, ni les promesses de croissance infinie dans un monde en d\u00e9clin, ni les guerres qu\u2019on allume comme des feux d\u2019artifice.<\/p>\n

Ni les cris \u00e9touff\u00e9s par le bruit des machines, ni les regards vides derri\u00e8re les \u00e9crans, ni les d\u00e9cisions absurdes qui se succ\u00e8dent comme des dominos pr\u00eats \u00e0 s\u2019\u00e9crouler. Ni les cendres qui retombent dans un silence lourd, ni les visages \u00e9teints, ni les lendemains qui n\u2019arrivent jamais.<\/p>\n

(1) livre d\u2019Amandine Andr\u00e9 Impossessions primitives chez Al Dante (2024).<\/p>", "content_text": "Ni la tartine qui tombe toujours du mauvais c\u00f4t\u00e9, ni le m\u00e9tro qui n\u2019arrive jamais quand on est en retard, ni les chats qui griffent les canap\u00e9s tout en nous regardant d\u2019un air innocent. Ni les chaussettes qui disparaissent dans la machine, ni les cl\u00e9s qu\u2019on perd au moment o\u00f9 on en a le plus besoin, ni la machine \u00e0 caf\u00e9 en panne un lundi matin. Ni le voisin qui perce des trous dans les murs \u00e0 des heures improbables, ni les parapluies qui se retournent sous la pluie, ni les taxis introuvables quand il pleut des cordes. Ni les emails qui s\u2019accumulent sans jamais \u00eatre ouverts, ni les mots de passe qu\u2019on oublie, ni les publicit\u00e9s intrusives qui s\u2019invitent \u00e0 chaque clic. Ni les notifications qui surgissent sans pr\u00e9venir, ni les t\u00e9l\u00e9commandes qui disparaissent myst\u00e9rieusement sous les coussins, ni le Bluetooth qui refuse de se connecter pour \u00e9couter des conneries en sourdine. Ni les mises \u00e0 jour intempestives, ni les photos floues malgr\u00e9 des appareils qui promettent de capturer l\u2019instant parfait. Ni les poign\u00e9es de main h\u00e9sitantes, ni les discussions sur la m\u00e9t\u00e9o qui n\u2019int\u00e9ressent personne, ni les sourires forc\u00e9s en r\u00e9union. Ni les promesses qu\u2019on se revoit bient\u00f4t sans qu'on se revoit jamais , ni les d\u00e9bats sans fin sur des sujets que personne ne ma\u00eetrise, ni les silences g\u00ean\u00e9s dans les ascenseurs. Ni les anniversaires Facebook d\u2019amis d\u00e9c\u00e9d\u00e9s, ni les discussions st\u00e9riles sur des sujets d\u00e9j\u00e0 \u00e9puis\u00e9s. Ni les r\u00e9gimes miracles qui ne fonctionnent jamais, ni les jus, les fioles, les potions qui promettent la sant\u00e9 mais nous flanquent des aigreurs , ni les plats \u00e0 emporter qu\u2019on pr\u00e9tend \u00ab sains \u00bb pour se donner bonne conscience. Ni les courses de derni\u00e8re minute, ni les livres de cuisine qu\u2019on n\u2019ouvre jamais, ni les hamburger de chez Macdo qui ne ressemblent jamais \u00e0 la photo. Ni les brunchs interminables o\u00f9 l\u2019on se demande pourquoi qu'on est venu qu'on \u00e9tait si bien sous sa couette, le dimanche matin surtout quand en prime c'est si long d\u2019\u00eatre servi, ni les pizzas ridicules, les hachis \u00e0 chier, la moussaka congel\u00e9e qui finissent toujours par l\u2019emporter sur les repas \u00e9quilibr\u00e9s. Ni les retards de train annonc\u00e9s au dernier moment, ni les si\u00e8ges tremp\u00e9s apr\u00e8s la pluie, ni les files d\u2019attente qui s\u2019\u00e9tendent toujours plus loin qu'on n'en voit pas la fin . Ni les taxis qui choisissent toujours le chemin le plus long, ni les embouteillages qui transforment dix minutes en une heure, ni les m\u00e9tros qui se bousculent tous sauf celui qu\u2019on attend. Ni les bagages \u00e0 main qui ne passent jamais sous le si\u00e8ge, ni les v\u00e9los en libre-service toujours d\u00e9charg\u00e9s, ni les pi\u00e9tons qui surgissent sans pr\u00e9venir. Ni les for\u00eats qui s\u2019\u00e9teignent sous nos yeux, ni les oc\u00e9ans de plastique qui s\u2019\u00e9tendent \u00e0 perte de vue, ni les rivi\u00e8res qui se muent en flots de pollution. Ni les glaciers qui fondent sans que l\u2019on sache quoi faire, ni les vagues de chaleur qui nous frappent comme des avertissements. Ni les lois climatiques qui ne viennent jamais, ni les rapports qui s\u2019accumulent sur des bureaux trop bien rang\u00e9s. Ni les campagnes pour sauver la plan\u00e8te pendant que les avions d\u00e9filent dans le ciel, ni les plantes en plastique qui d\u00e9corent nos bureaux. Ni les promesses politiques qui ne seront jamais tenues, ni les gouvernements qui tournent en rond dans leurs propres contradictions, ni les discours sur la paix pendant qu\u2019on signe des contrats d\u2019armement. Ni les ministres qui s\u2019\u00e9changent les portefeuilles comme des chaises musicales, ni les r\u00e9unions internationales qui se concluent par des poign\u00e9es de main sans lendemain. Ni les commissions d\u2019enqu\u00eate qui n\u2019enqu\u00eatent sur rien, ni les rapports qui finissent dans des tiroirs oubli\u00e9s. Ni les pr\u00e9sidents qui font des sourires devant les cam\u00e9ras pendant que les crises s\u2019accumulent, ni les plans \u00ab anti-crise \u00bb qui plongent tout le monde dans une autre crise. Ni les r\u00e9formes annonc\u00e9es \u00e0 grand renfort de communication mais qui ne changent rien. Ni les budgets pour des projets inutiles pendant que les \u00e9coles tombent en ruine, ni les lois sur la s\u00e9curit\u00e9 pendant que la plan\u00e8te br\u00fble, ni les promesses de relance qui ne relancent jamais rien. Ni les sir\u00e8nes d\u2019alarme qui se d\u00e9clenchent dans les villes d\u00e9vast\u00e9es, ni les foules qui se dispersent sous des cieux charg\u00e9s de fum\u00e9e, ni les cendres qui retombent apr\u00e8s l\u2019incendie. Ni les gouvernements qui vacillent sous le poids de leurs propres d\u00e9cisions, ni les promesses de croissance infinie dans un monde en d\u00e9clin, ni les guerres qu\u2019on allume comme des feux d\u2019artifice. Ni les cris \u00e9touff\u00e9s par le bruit des machines, ni les regards vides derri\u00e8re les \u00e9crans, ni les d\u00e9cisions absurdes qui se succ\u00e8dent comme des dominos pr\u00eats \u00e0 s\u2019\u00e9crouler. Ni les cendres qui retombent dans un silence lourd, ni les visages \u00e9teints, ni les lendemains qui n\u2019arrivent jamais. (1) livre d\u2019Amandine Andr\u00e9 Impossessions primitives chez Al Dante (2024).", "image": "https:\/\/ledibbouk.net\/IMG\/logo\/s-l1600.webp?1748065184", "tags": ["\u00e9criture fragmentaire", "R\u00e9p\u00e9tition quotidienne", "peintres"] } ,{ "id": "https:\/\/ledibbouk.net\/Capote-L-Ecrivain-qui-a-Reinvente-le-Reel.html", "url": "https:\/\/ledibbouk.net\/Capote-L-Ecrivain-qui-a-Reinvente-le-Reel.html", "title": "Capote : L'\u00c9crivain qui a R\u00e9invent\u00e9 le R\u00e9el", "date_published": "2024-10-13T16:30:21Z", "date_modified": "2025-02-14T18:02:31Z", "author": {"name": "Patrick Blanchon"}, "content_html": "<\/span>

\n
\n\n \n\t\tIllustration en noir et blanc représentant l'univers de Truman Capote<\/a>\n
\n\t
L’univers de Truman Capote vu par une intelligence artificielle.\n<\/strong><\/div>\n\t
L’univers de Truman Capote vu par une intelligence artificielle.\n<\/div>\n\t
patrick blanchon et Dall-E2\n<\/div>\n<\/figcaption><\/figure>\n<\/div><\/span>\n

Truman Capote, avec son regard implacable et son \u00e9criture raffin\u00e9e, a r\u00e9invent\u00e9 la fronti\u00e8re entre journalisme et fiction. N\u00e9 en 1924, il a captur\u00e9, \u00e0 travers une prose baroque et pr\u00e9cise, les facettes les plus sombres de l’Am\u00e9rique. Son style unique, o\u00f9 la beaut\u00e9 se m\u00eale \u00e0 la violence, est \u00e0 son apog\u00e9e dans « In Cold Blood » (1966, De sang-froid), \u0153uvre monumentale qui marie faits r\u00e9els et construction romanesque.<\/p>\n

D\u00e8s les premi\u00e8res lignes de « In Cold Blood », Capote cr\u00e9e une atmosph\u00e8re lourde, presque oppressante :
\n“The village of Holcomb stands on the high wheat plains of western Kansas, a lonesome area that other Kansans call \u2018out there.\u2019”
\n(Le village de Holcomb se dresse sur les grandes plaines de bl\u00e9 de l\u2019ouest du Kansas, une r\u00e9gion isol\u00e9e que d\u2019autres habitants du Kansas appellent « l\u00e0-bas. »)
\nCe « out there » r\u00e9sume tout ce que Capote sait du lieu o\u00f9 il va plonger : l\u2019isolement, l\u2019\u00e9tranget\u00e9, le vide qui absorbe toute humanit\u00e9. Sa prose est cisel\u00e9e, chaque mot pr\u00e9cis, mesur\u00e9. Il capte la froideur du Kansas tout en l\u2019infusant d\u2019une beaut\u00e9 morbide.<\/p>\n

Son talent de styliste est encore plus palpable dans « Other Voices, Other Rooms » (1948, Les domaines hant\u00e9s), roman initiatique empreint de myst\u00e8re. \u00c0 travers une \u00e9criture gothique du Sud, il d\u00e9voile l\u2019inconnu, le refoul\u00e9 :
\n“The wind is us \u2013 it gathers and remembers all our voices, then sends them talking and telling through the leaves and the fields.”
\n(Le vent, c\u2019est nous \u2013 il recueille et se souvient de toutes nos voix, puis les renvoie parler et raconter \u00e0 travers les feuilles et les champs.)
\nCette phrase incarne la mani\u00e8re dont Capote donne une \u00e2me aux \u00e9l\u00e9ments, cr\u00e9ant des paysages psychologiques o\u00f9 l\u2019\u00e9trange devient familier.<\/p>\n

Capote et la voix des marges<\/h3>\n

Les personnages de Capote, qu’ils soient r\u00e9els ou fictifs, sont toujours des marginaux, des \u00eatres en dehors du monde. Dans « Breakfast at Tiffany’s » (1958, Petit d\u00e9jeuner chez Tiffany), Capote cr\u00e9e le personnage de Holly Golightly, une femme insaisissable et libre, \u00e0 la fois fascinante et tragique. Il la d\u00e9peint ainsi :
\n“You can love somebody without it being like that. You keep them a stranger, a stranger who’s a friend.”
\n(Tu peux aimer quelqu’un sans que ce soit comme \u00e7a. Tu les gardes \u00e9trangers, des \u00e9trangers qui sont des amis.)
\nC\u2019est cette capacit\u00e9 \u00e0 montrer l\u2019intimit\u00e9 tout en maintenant une distance qui rend son style si captivant.<\/p>\n

Dans « In Cold Blood », il fait plus que raconter le meurtre de la famille Clutter : il humanise les criminels, notamment Perry Smith, qu\u2019il d\u00e9crit avec une empathie gla\u00e7ante :
\n“The crime was a psychological accident, virtually an impersonal act ; the victims might as well have been killed by lightning.”
\n(Le crime \u00e9tait un accident psychologique, pratiquement un acte impersonnel ; les victimes auraient aussi bien pu \u00eatre tu\u00e9es par la foudre.)
\nCapote creuse les zones d\u2019ombre, refusant la simplification, offrant une humanit\u00e9 troublante \u00e0 des personnages souvent r\u00e9duits au mal.<\/p>\n

Style baroque et v\u00e9rit\u00e9 crue<\/h3>\n

Ce qui distingue Capote, c\u2019est sa mani\u00e8re de rendre le r\u00e9el plus vivant que nature. Il ne s\u2019attarde pas seulement sur les faits, mais sur les sensations, les d\u00e9tails qui donnent aux \u00e9v\u00e9nements une densit\u00e9 palpable. Dans « The Muses Are Heard » (1956), reportage sur une tourn\u00e9e d\u2019op\u00e9ra russe en Union sovi\u00e9tique, il capte l\u2019ironie des situations, les petits moments absurdes, avec une tendresse voil\u00e9e d’humour :
\n“The baggage van was crammed with boxes and trunks and packages, and with the proud young men who handled them.”
\n(Le fourgon \u00e0 bagages \u00e9tait rempli de bo\u00eetes, de malles et de paquets, ainsi que des jeunes hommes fiers qui les manipulaient.)<\/p>\n

Son style, empreint de lyrisme, n\u2019a jamais c\u00e9d\u00e9 aux simplifications. \u00c0 chaque moment, Capote sculpte la v\u00e9rit\u00e9 avec une pr\u00e9cision presque douloureuse, refusant de reculer devant l\u2019\u00e9tranget\u00e9 ou la duret\u00e9 des faits. Que ce soit dans les marges des mondanit\u00e9s new-yorkaises, les champs de bl\u00e9 du Kansas, ou l\u2019enfance dans le Sud gothique, il a donn\u00e9 une voix aux histoires que l’on pr\u00e9f\u00e8re ne pas raconter.<\/p>\n

Capote, la plume immortelle<\/h3>\n

Capote a marqu\u00e9 la litt\u00e9rature am\u00e9ricaine en brisant les fronti\u00e8res entre reportage et fiction. Son style est \u00e0 la fois intime et distant, baroque et d\u00e9pouill\u00e9, toujours en qu\u00eate de la v\u00e9rit\u00e9 la plus sombre. De « In Cold Blood » \u00e0 « Breakfast at Tiffany’s », il a su capturer l\u2019essence des personnages marginaux avec une gr\u00e2ce singuli\u00e8re.<\/p>\n

Il est, aux c\u00f4t\u00e9s de Didion,<\/a>l\u2019un des plus grands chroniqueurs du chaos, mais chez lui, ce chaos est toujours envelopp\u00e9 d\u2019une esth\u00e9tique fascinante. Comme l\u2019a dit un critique \u00e0 propos de « In Cold Blood »,
\n“It is the darkest, most disturbing piece of writing, wrapped in the most delicate language you\u2019ll ever read.”
\n(C\u2019est le texte le plus sombre et le plus d\u00e9rangeant, envelopp\u00e9 dans le langage le plus d\u00e9licat que vous lirez jamais.)<\/p>", "content_text": "Truman Capote, avec son regard implacable et son \u00e9criture raffin\u00e9e, a r\u00e9invent\u00e9 la fronti\u00e8re entre journalisme et fiction. N\u00e9 en 1924, il a captur\u00e9, \u00e0 travers une prose baroque et pr\u00e9cise, les facettes les plus sombres de l'Am\u00e9rique. Son style unique, o\u00f9 la beaut\u00e9 se m\u00eale \u00e0 la violence, est \u00e0 son apog\u00e9e dans \"In Cold Blood\" (1966, De sang-froid), \u0153uvre monumentale qui marie faits r\u00e9els et construction romanesque. D\u00e8s les premi\u00e8res lignes de \"In Cold Blood\", Capote cr\u00e9e une atmosph\u00e8re lourde, presque oppressante : \u201cThe village of Holcomb stands on the high wheat plains of western Kansas, a lonesome area that other Kansans call \u2018out there.\u2019\u201d (Le village de Holcomb se dresse sur les grandes plaines de bl\u00e9 de l\u2019ouest du Kansas, une r\u00e9gion isol\u00e9e que d\u2019autres habitants du Kansas appellent \"l\u00e0-bas.\") Ce \"out there\" r\u00e9sume tout ce que Capote sait du lieu o\u00f9 il va plonger : l\u2019isolement, l\u2019\u00e9tranget\u00e9, le vide qui absorbe toute humanit\u00e9. Sa prose est cisel\u00e9e, chaque mot pr\u00e9cis, mesur\u00e9. Il capte la froideur du Kansas tout en l\u2019infusant d\u2019une beaut\u00e9 morbide. Son talent de styliste est encore plus palpable dans \"Other Voices, Other Rooms\" (1948, Les domaines hant\u00e9s), roman initiatique empreint de myst\u00e8re. \u00c0 travers une \u00e9criture gothique du Sud, il d\u00e9voile l\u2019inconnu, le refoul\u00e9 : \u201cThe wind is us \u2013 it gathers and remembers all our voices, then sends them talking and telling through the leaves and the fields.\u201d (Le vent, c\u2019est nous \u2013 il recueille et se souvient de toutes nos voix, puis les renvoie parler et raconter \u00e0 travers les feuilles et les champs.) Cette phrase incarne la mani\u00e8re dont Capote donne une \u00e2me aux \u00e9l\u00e9ments, cr\u00e9ant des paysages psychologiques o\u00f9 l\u2019\u00e9trange devient familier. {{{Capote et la voix des marges}}} Les personnages de Capote, qu'ils soient r\u00e9els ou fictifs, sont toujours des marginaux, des \u00eatres en dehors du monde. Dans \"Breakfast at Tiffany's\" (1958, Petit d\u00e9jeuner chez Tiffany), Capote cr\u00e9e le personnage de Holly Golightly, une femme insaisissable et libre, \u00e0 la fois fascinante et tragique. Il la d\u00e9peint ainsi : \u201cYou can love somebody without it being like that. You keep them a stranger, a stranger who's a friend.\u201d (Tu peux aimer quelqu'un sans que ce soit comme \u00e7a. Tu les gardes \u00e9trangers, des \u00e9trangers qui sont des amis.) C\u2019est cette capacit\u00e9 \u00e0 montrer l\u2019intimit\u00e9 tout en maintenant une distance qui rend son style si captivant. Dans \"In Cold Blood\", il fait plus que raconter le meurtre de la famille Clutter : il humanise les criminels, notamment Perry Smith, qu\u2019il d\u00e9crit avec une empathie gla\u00e7ante : \u201cThe crime was a psychological accident, virtually an impersonal act; the victims might as well have been killed by lightning.\u201d (Le crime \u00e9tait un accident psychologique, pratiquement un acte impersonnel ; les victimes auraient aussi bien pu \u00eatre tu\u00e9es par la foudre.) Capote creuse les zones d\u2019ombre, refusant la simplification, offrant une humanit\u00e9 troublante \u00e0 des personnages souvent r\u00e9duits au mal. {{{Style baroque et v\u00e9rit\u00e9 crue}}} Ce qui distingue Capote, c\u2019est sa mani\u00e8re de rendre le r\u00e9el plus vivant que nature. Il ne s\u2019attarde pas seulement sur les faits, mais sur les sensations, les d\u00e9tails qui donnent aux \u00e9v\u00e9nements une densit\u00e9 palpable. Dans \"The Muses Are Heard\" (1956), reportage sur une tourn\u00e9e d\u2019op\u00e9ra russe en Union sovi\u00e9tique, il capte l\u2019ironie des situations, les petits moments absurdes, avec une tendresse voil\u00e9e d'humour : \u201cThe baggage van was crammed with boxes and trunks and packages, and with the proud young men who handled them.\u201d (Le fourgon \u00e0 bagages \u00e9tait rempli de bo\u00eetes, de malles et de paquets, ainsi que des jeunes hommes fiers qui les manipulaient.) Son style, empreint de lyrisme, n\u2019a jamais c\u00e9d\u00e9 aux simplifications. \u00c0 chaque moment, Capote sculpte la v\u00e9rit\u00e9 avec une pr\u00e9cision presque douloureuse, refusant de reculer devant l\u2019\u00e9tranget\u00e9 ou la duret\u00e9 des faits. Que ce soit dans les marges des mondanit\u00e9s new-yorkaises, les champs de bl\u00e9 du Kansas, ou l\u2019enfance dans le Sud gothique, il a donn\u00e9 une voix aux histoires que l'on pr\u00e9f\u00e8re ne pas raconter. {{{Capote, la plume immortelle}}} Capote a marqu\u00e9 la litt\u00e9rature am\u00e9ricaine en brisant les fronti\u00e8res entre reportage et fiction. Son style est \u00e0 la fois intime et distant, baroque et d\u00e9pouill\u00e9, toujours en qu\u00eate de la v\u00e9rit\u00e9 la plus sombre. De \"In Cold Blood\" \u00e0 \"Breakfast at Tiffany's\", il a su capturer l\u2019essence des personnages marginaux avec une gr\u00e2ce singuli\u00e8re. Il est, aux c\u00f4t\u00e9s de [Didion, ->https:\/\/ledibbouk.net\/Joan-Didion-Chroniqueuse-du-Chaos-et-de-la-Desillusion-Americaine]l\u2019un des plus grands chroniqueurs du chaos, mais chez lui, ce chaos est toujours envelopp\u00e9 d\u2019une esth\u00e9tique fascinante. 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\n\n \n\t\tLa journaliste et romancière Joan Didion, photographie en noir et blanc <\/a>\n
\n\t
Joan Didion\n<\/strong><\/div>\n\t \n\t
Joan Didion Photographi\u00e9e par Irving Penn pour le magazine Vogue\n<\/div>\n<\/figcaption><\/figure>\n<\/div><\/span>\n

Joan Didion avait cette mani\u00e8re si particuli\u00e8re de se tenir au bord des choses. Entre le r\u00e9el et l’imaginaire, entre l’Am\u00e9rique des cartes postales et celle des marges, l\u00e0 o\u00f9 les r\u00eaves vont pour mourir. Elle \u00e9tait n\u00e9e \u00e0 Sacramento, en 1934, dans une Californie encore empreinte de la ru\u00e9e vers l\u2019or, de ces r\u00eaves de conqu\u00eate et de fortune rapide. Joan Didion a grandi dans une famille qui portait la m\u00e9moire de cet esprit pionnier, mais qui, d\u00e9j\u00e0, sentait le mythe se dissoudre. Elle racontait que, dans son enfance, elle s\u2019\u00e9vadait dans la lecture, dans les livres de la biblioth\u00e8que familiale, plongeant dans le monde de « Les Mille et Une Nuits » ou « Les Mis\u00e9rables » avant de comprendre que, parfois, l\u2019histoire ne se termine pas bien.<\/p>\n

C\u2019est cette Californie \u00e0 deux visages qui a nourri son \u0153uvre. Un espace \u00e0 la fois de promesses et de d\u00e9sillusions, de lumi\u00e8re \u00e9clatante et de zones d\u2019ombre. Apr\u00e8s une jeunesse nomade \u2013 son p\u00e8re \u00e9tait dans l\u2019arm\u00e9e pendant la Seconde Guerre mondiale, et la famille d\u00e9m\u00e9nageait souvent \u2013, Didion s’est tourn\u00e9e vers l’\u00e9criture. En 1956, dipl\u00f4m\u00e9e de l\u2019Universit\u00e9 de Californie \u00e0 Berkeley avec un dipl\u00f4me en litt\u00e9rature anglaise, elle s\u2019envole pour New York. L\u00e0-bas, elle d\u00e9croche un poste de correctrice chez Vogue, o\u00f9 elle affinera son style et son regard. Les ann\u00e9es 1960 grondent. Le monde change, et Didion observe. Elle est une sorte de sismographe, captant les secousses sous la surface, l\u00e0 o\u00f9 la plupart ne regardent pas.<\/p>\n

L\u2019histoire de Joan Didion ne peut se lire lin\u00e9airement. Elle l\u2019a elle-m\u00eame dit : “Nous racontons des histoires pour vivre, mais la vie, elle, ne suit pas toujours les r\u00e8gles narratives que nous avons apprises.” C\u2019est une femme qui a toujours refus\u00e9 de se laisser enfermer dans un r\u00e9cit unique. Tout en elle r\u00e9siste \u00e0 cette simplification. Elle se marie avec John Gregory Dunne, lui aussi \u00e9crivain, en 1964. Ensemble, ils forment un couple embl\u00e9matique, complices dans l’\u00e9criture comme dans la vie. Ils adopteront une fille, Quintana Roo, qui deviendra elle aussi un \u00e9l\u00e9ment central des r\u00e9cits les plus bouleversants de Didion.<\/p>\n

C\u2019est \u00e0 cette \u00e9poque, en Californie, qu\u2019elle commence \u00e0 \u00e9crire son premier roman, « Run River » ( La rivi\u00e8re en fuite -1963), une \u0153uvre qui annonce d\u00e9j\u00e0 ce qui fera la force de son style : une prose simple, sans ornements inutiles, qui r\u00e9v\u00e8le sans d\u00e9monstration. L\u2019histoire se d\u00e9roule dans sa Californie natale, une fresque familiale marqu\u00e9e par la violence et les non-dits. Il y a chez Didion cette capacit\u00e9 \u00e0 \u00e9crire non pas tant sur ce qui est visible, mais sur ce qui manque. C\u2019est dans ces creux que r\u00e9side la v\u00e9rit\u00e9, et elle le sait.<\/p>\n

Son second roman, « Play It As It Lays »- (Jouons comme si de rien n’\u00e9tait -1970), est une \u0153uvre phare qui incarne toute la d\u00e9sillusion des ann\u00e9es 60. Elle y raconte l\u2019histoire de Maria Wyeth, une actrice en d\u00e9clin, naviguant dans un Hollywood d\u00e9senchant\u00e9, \u00e0 la d\u00e9rive entre amours bris\u00e9s et qu\u00eates vaines. Ce roman est un \u00e9cho d\u00e9chirant \u00e0 la vie de Los Angeles, une ville que Didion a elle-m\u00eame habit\u00e9 et observ\u00e9 avec cette m\u00eame lucidit\u00e9 gla\u00e7ante. Maria Wyeth est un personnage fig\u00e9 dans l\u2019angoisse, dans une apathie existentielle qui devient presque un mode de survie. \u00c0 travers elle, Didion capte l\u2019essence de son \u00e9poque : celle d\u2019une g\u00e9n\u00e9ration perdue, celle qui croyait au r\u00eave am\u00e9ricain et qui, au lieu de cela, se heurte \u00e0 l\u2019absurde.<\/p>\n

C\u2019est \u00e9galement dans les ann\u00e9es 60 et 70 que Joan Didion se fait conna\u00eetre pour ses essais, particuli\u00e8rement avec son recueil « Slouching Towards Bethlehem » -( En route vers Bethlehem-1968), un livre qui saisit l\u2019esprit du temps comme peu d\u2019autres ouvrages. \u00c0 travers une s\u00e9rie de reportages et d\u2019observations, elle nous plonge dans le chaos des contre-cultures de San Francisco, dans l\u2019agitation politique de l\u2019\u00e9poque. Didion n\u2019\u00e9crit pas pour expliquer ou pour juger, elle expose. L\u2019essai qui donne son titre au livre, “Slouching Towards Bethlehem”, est une plong\u00e9e dans la communaut\u00e9 hippie de Haight-Ashbury. Elle y capte non pas les id\u00e9aux, mais l\u2019\u00e9chec de ces utopies. Les r\u00eaves se dissolvent sous ses yeux, tout comme ceux des pionniers de la Californie.<\/p>\n

En 1979, elle publie « The White Album », l’album blanc - un autre recueil d\u2019essais qui sonne comme une radiographie de la fin des ann\u00e9es 60 et des ann\u00e9es 70. Le ton s\u2019y fait encore plus d\u00e9sabus\u00e9, comme si Didion avait fini par accepter l\u2019effondrement qu\u2019elle avait toujours pressenti. \u00c0 travers des r\u00e9cits \u00e9parpill\u00e9s, fragment\u00e9s, elle dresse le portrait d\u2019une Am\u00e9rique o\u00f9 la logique se d\u00e9robe. “Nous vivons selon des r\u00e9cits que nous nous sommes impos\u00e9s, mais le monde ne tient plus, et les r\u00e9cits se brisent avec lui.” L\u2019Am\u00e9rique post-Watergate, post-Manson, post-contre-culture ne ressemble en rien \u00e0 celle que l\u2019on avait imagin\u00e9e. Joan Didion, elle, avait vu venir cet effondrement.<\/p>\n

La vie de Didion n\u2019\u00e9tait pas seulement faite d\u2019observation ext\u00e9rieure. \u00c0 travers ses \u00e9crits, elle a aussi livr\u00e9 ses trag\u00e9dies les plus intimes. En 2003, John Gregory Dunne, son mari depuis pr\u00e8s de quarante ans, meurt subitement d’une crise cardiaque. Didion plonge dans le deuil et en tirera l\u2019un de ses ouvrages les plus poignants, « The Year of Magical Thinking » - ( l’ann\u00e9e de la pens\u00e9e magique 2005), un texte o\u00f9 elle diss\u00e8que avec une froideur presque chirurgicale les m\u00e9andres du chagrin. Mais l\u00e0 o\u00f9 d’autres auraient sombr\u00e9 dans le pathos, Didion reste fid\u00e8le \u00e0 son style : elle ne cherche pas \u00e0 \u00e9mouvoir, elle veut comprendre, tout en sachant qu’il n’y a rien \u00e0 comprendre. La perte est l\u00e0, brute, incompr\u00e9hensible. Le texte, lui, reste ancr\u00e9 dans le r\u00e9el, comme un dernier rempart contre l\u2019effondrement total.<\/p>\n

“Je savais que John allait mourir,” \u00e9crit-elle, “mais je pensais qu\u2019il aurait le temps de me dire au revoir.” Cette phrase, avec sa simplicit\u00e9 d\u00e9sarmante, r\u00e9sume tout l\u2019art de Didion : dire l\u2019indicible sans jamais chercher \u00e0 l\u2019embellir.<\/p>\n

Deux ans plus tard, en 2007, Joan Didion publie « Blue Nights »- Nuits bleues- une m\u00e9ditation sur la mort de sa fille, Quintana Roo, d\u00e9c\u00e9d\u00e9e \u00e0 l’\u00e2ge de 39 ans, apr\u00e8s une longue maladie. « Blue Nights » est un livre hant\u00e9 par l’absence, par le vide que laisse un enfant mort. C’est aussi une r\u00e9flexion sur le vieillissement, sur la fragilit\u00e9 de la m\u00e9moire, de la vie elle-m\u00eame. Joan Didion savait, mieux que quiconque, que le monde se d\u00e9robait sous nos pieds, que tout \u00e9tait, en fin de compte, \u00e9ph\u00e9m\u00e8re.<\/p>\n

Ce qui frappe chez Didion, c\u2019est cette absence de pr\u00e9tention \u00e0 savoir ou \u00e0 comprendre. Elle interrogeait constamment le monde, mais ne donnait jamais de r\u00e9ponses d\u00e9finitives. Elle \u00e9crivait pour \u00e9clairer l\u2019inconnu, mais laissait le myst\u00e8re intact. C\u2019est ce qui rend ses essais si puissants : elle vous plonge au c\u0153ur de la d\u00e9sorientation, de l\u2019absurde, mais jamais elle ne vous tend la main pour vous en sortir. Ce n\u2019est pas son r\u00f4le.<\/p>\n

Parmi ses autres \u0153uvres majeures, on peut citer « Salvador » (1983), un recueil de reportages sur la guerre civile au Salvador. L\u00e0 encore, Didion fait ce qu\u2019elle sait faire de mieux : elle observe, elle \u00e9coute, mais elle ne commente pas directement la violence qu\u2019elle voit. Elle laisse les faits parler, avec une \u00e9conomie de mots qui en dit plus que n\u2019importe quel discours flamboyant.<\/p>\n

En 1996, elle publie « Political Fictions »- fictions politiques- une s\u00e9rie d\u2019essais sur la politique am\u00e9ricaine, o\u00f9 elle explore les mensonges et les manipulations qui gouvernent les r\u00e9cits politiques. Avec son regard aiguis\u00e9, elle expose la dissonance entre ce que les hommes politiques disent et la r\u00e9alit\u00e9 v\u00e9cue par le peuple.<\/p>\n

Joan Didion est morte en 2021, \u00e0 87 ans, laissant derri\u00e8re elle une \u0153uvre qui est \u00e0 la fois un t\u00e9moignage de l’Am\u00e9rique du XXe si\u00e8cle et un miroir tendu \u00e0 nos propres incertitudes. Elle a v\u00e9cu les soubresauts de l\u2019histoire moderne, mais ce qu\u2019elle a surtout capt\u00e9, ce sont les tremblements int\u00e9rieurs, ceux qui fissurent nos certitudes les plus profondes. Elle \u00e9crivait sur le chaos, mais avec une telle clart\u00e9 que ce chaos devenait soudain palpable, presque visible.<\/p>\n

En relisant « Slouching Towards Bethlehem », en parcourant « The Year of Magical Thinking », on comprend que ce que Joan Didion a toujours cherch\u00e9, c\u2019est la v\u00e9rit\u00e9 nue. Pas celle des discours, pas celle des faits, mais celle qui surgit dans les interstices, entre les mots, entre les moments.<\/p>", "content_text": "Joan Didion avait cette mani\u00e8re si particuli\u00e8re de se tenir au bord des choses. Entre le r\u00e9el et l'imaginaire, entre l'Am\u00e9rique des cartes postales et celle des marges, l\u00e0 o\u00f9 les r\u00eaves vont pour mourir. Elle \u00e9tait n\u00e9e \u00e0 Sacramento, en 1934, dans une Californie encore empreinte de la ru\u00e9e vers l\u2019or, de ces r\u00eaves de conqu\u00eate et de fortune rapide. Joan Didion a grandi dans une famille qui portait la m\u00e9moire de cet esprit pionnier, mais qui, d\u00e9j\u00e0, sentait le mythe se dissoudre. Elle racontait que, dans son enfance, elle s\u2019\u00e9vadait dans la lecture, dans les livres de la biblioth\u00e8que familiale, plongeant dans le monde de \"Les Mille et Une Nuits\" ou \"Les Mis\u00e9rables\" avant de comprendre que, parfois, l\u2019histoire ne se termine pas bien. C\u2019est cette Californie \u00e0 deux visages qui a nourri son \u0153uvre. Un espace \u00e0 la fois de promesses et de d\u00e9sillusions, de lumi\u00e8re \u00e9clatante et de zones d\u2019ombre. Apr\u00e8s une jeunesse nomade \u2013 son p\u00e8re \u00e9tait dans l\u2019arm\u00e9e pendant la Seconde Guerre mondiale, et la famille d\u00e9m\u00e9nageait souvent \u2013, Didion s'est tourn\u00e9e vers l'\u00e9criture. En 1956, dipl\u00f4m\u00e9e de l\u2019Universit\u00e9 de Californie \u00e0 Berkeley avec un dipl\u00f4me en litt\u00e9rature anglaise, elle s\u2019envole pour New York. L\u00e0-bas, elle d\u00e9croche un poste de correctrice chez Vogue, o\u00f9 elle affinera son style et son regard. Les ann\u00e9es 1960 grondent. Le monde change, et Didion observe. Elle est une sorte de sismographe, captant les secousses sous la surface, l\u00e0 o\u00f9 la plupart ne regardent pas. L\u2019histoire de Joan Didion ne peut se lire lin\u00e9airement. Elle l\u2019a elle-m\u00eame dit : \u201cNous racontons des histoires pour vivre, mais la vie, elle, ne suit pas toujours les r\u00e8gles narratives que nous avons apprises.\u201d C\u2019est une femme qui a toujours refus\u00e9 de se laisser enfermer dans un r\u00e9cit unique. Tout en elle r\u00e9siste \u00e0 cette simplification. Elle se marie avec John Gregory Dunne, lui aussi \u00e9crivain, en 1964. Ensemble, ils forment un couple embl\u00e9matique, complices dans l'\u00e9criture comme dans la vie. Ils adopteront une fille, Quintana Roo, qui deviendra elle aussi un \u00e9l\u00e9ment central des r\u00e9cits les plus bouleversants de Didion. C\u2019est \u00e0 cette \u00e9poque, en Californie, qu\u2019elle commence \u00e0 \u00e9crire son premier roman, \"Run River\" ( La rivi\u00e8re en fuite -1963), une \u0153uvre qui annonce d\u00e9j\u00e0 ce qui fera la force de son style : une prose simple, sans ornements inutiles, qui r\u00e9v\u00e8le sans d\u00e9monstration. L\u2019histoire se d\u00e9roule dans sa Californie natale, une fresque familiale marqu\u00e9e par la violence et les non-dits. Il y a chez Didion cette capacit\u00e9 \u00e0 \u00e9crire non pas tant sur ce qui est visible, mais sur ce qui manque. C\u2019est dans ces creux que r\u00e9side la v\u00e9rit\u00e9, et elle le sait. Son second roman, \"Play It As It Lays\"- (Jouons comme si de rien n'\u00e9tait -1970), est une \u0153uvre phare qui incarne toute la d\u00e9sillusion des ann\u00e9es 60. Elle y raconte l\u2019histoire de Maria Wyeth, une actrice en d\u00e9clin, naviguant dans un Hollywood d\u00e9senchant\u00e9, \u00e0 la d\u00e9rive entre amours bris\u00e9s et qu\u00eates vaines. Ce roman est un \u00e9cho d\u00e9chirant \u00e0 la vie de Los Angeles, une ville que Didion a elle-m\u00eame habit\u00e9 et observ\u00e9 avec cette m\u00eame lucidit\u00e9 gla\u00e7ante. Maria Wyeth est un personnage fig\u00e9 dans l\u2019angoisse, dans une apathie existentielle qui devient presque un mode de survie. \u00c0 travers elle, Didion capte l\u2019essence de son \u00e9poque : celle d\u2019une g\u00e9n\u00e9ration perdue, celle qui croyait au r\u00eave am\u00e9ricain et qui, au lieu de cela, se heurte \u00e0 l\u2019absurde. C\u2019est \u00e9galement dans les ann\u00e9es 60 et 70 que Joan Didion se fait conna\u00eetre pour ses essais, particuli\u00e8rement avec son recueil \"Slouching Towards Bethlehem\" -( En route vers Bethlehem-1968), un livre qui saisit l\u2019esprit du temps comme peu d\u2019autres ouvrages. \u00c0 travers une s\u00e9rie de reportages et d\u2019observations, elle nous plonge dans le chaos des contre-cultures de San Francisco, dans l\u2019agitation politique de l\u2019\u00e9poque. Didion n\u2019\u00e9crit pas pour expliquer ou pour juger, elle expose. L\u2019essai qui donne son titre au livre, \u201cSlouching Towards Bethlehem\u201d, est une plong\u00e9e dans la communaut\u00e9 hippie de Haight-Ashbury. Elle y capte non pas les id\u00e9aux, mais l\u2019\u00e9chec de ces utopies. Les r\u00eaves se dissolvent sous ses yeux, tout comme ceux des pionniers de la Californie. En 1979, elle publie \"The White Album\", l'album blanc - un autre recueil d\u2019essais qui sonne comme une radiographie de la fin des ann\u00e9es 60 et des ann\u00e9es 70. Le ton s\u2019y fait encore plus d\u00e9sabus\u00e9, comme si Didion avait fini par accepter l\u2019effondrement qu\u2019elle avait toujours pressenti. \u00c0 travers des r\u00e9cits \u00e9parpill\u00e9s, fragment\u00e9s, elle dresse le portrait d\u2019une Am\u00e9rique o\u00f9 la logique se d\u00e9robe. \u201cNous vivons selon des r\u00e9cits que nous nous sommes impos\u00e9s, mais le monde ne tient plus, et les r\u00e9cits se brisent avec lui.\u201d L\u2019Am\u00e9rique post-Watergate, post-Manson, post-contre-culture ne ressemble en rien \u00e0 celle que l\u2019on avait imagin\u00e9e. Joan Didion, elle, avait vu venir cet effondrement. La vie de Didion n\u2019\u00e9tait pas seulement faite d\u2019observation ext\u00e9rieure. \u00c0 travers ses \u00e9crits, elle a aussi livr\u00e9 ses trag\u00e9dies les plus intimes. En 2003, John Gregory Dunne, son mari depuis pr\u00e8s de quarante ans, meurt subitement d'une crise cardiaque. Didion plonge dans le deuil et en tirera l\u2019un de ses ouvrages les plus poignants, \"The Year of Magical Thinking\" - ( l'ann\u00e9e de la pens\u00e9e magique 2005), un texte o\u00f9 elle diss\u00e8que avec une froideur presque chirurgicale les m\u00e9andres du chagrin. Mais l\u00e0 o\u00f9 d'autres auraient sombr\u00e9 dans le pathos, Didion reste fid\u00e8le \u00e0 son style : elle ne cherche pas \u00e0 \u00e9mouvoir, elle veut comprendre, tout en sachant qu'il n'y a rien \u00e0 comprendre. La perte est l\u00e0, brute, incompr\u00e9hensible. Le texte, lui, reste ancr\u00e9 dans le r\u00e9el, comme un dernier rempart contre l\u2019effondrement total. \u201cJe savais que John allait mourir,\u201d \u00e9crit-elle, \u201cmais je pensais qu\u2019il aurait le temps de me dire au revoir.\u201d Cette phrase, avec sa simplicit\u00e9 d\u00e9sarmante, r\u00e9sume tout l\u2019art de Didion : dire l\u2019indicible sans jamais chercher \u00e0 l\u2019embellir. Deux ans plus tard, en 2007, Joan Didion publie \"Blue Nights\"- Nuits bleues- une m\u00e9ditation sur la mort de sa fille, Quintana Roo, d\u00e9c\u00e9d\u00e9e \u00e0 l'\u00e2ge de 39 ans, apr\u00e8s une longue maladie. \"Blue Nights\" est un livre hant\u00e9 par l'absence, par le vide que laisse un enfant mort. C'est aussi une r\u00e9flexion sur le vieillissement, sur la fragilit\u00e9 de la m\u00e9moire, de la vie elle-m\u00eame. Joan Didion savait, mieux que quiconque, que le monde se d\u00e9robait sous nos pieds, que tout \u00e9tait, en fin de compte, \u00e9ph\u00e9m\u00e8re. Ce qui frappe chez Didion, c\u2019est cette absence de pr\u00e9tention \u00e0 savoir ou \u00e0 comprendre. Elle interrogeait constamment le monde, mais ne donnait jamais de r\u00e9ponses d\u00e9finitives. Elle \u00e9crivait pour \u00e9clairer l\u2019inconnu, mais laissait le myst\u00e8re intact. C\u2019est ce qui rend ses essais si puissants : elle vous plonge au c\u0153ur de la d\u00e9sorientation, de l\u2019absurde, mais jamais elle ne vous tend la main pour vous en sortir. Ce n\u2019est pas son r\u00f4le. Parmi ses autres \u0153uvres majeures, on peut citer \"Salvador\" (1983), un recueil de reportages sur la guerre civile au Salvador. L\u00e0 encore, Didion fait ce qu\u2019elle sait faire de mieux : elle observe, elle \u00e9coute, mais elle ne commente pas directement la violence qu\u2019elle voit. Elle laisse les faits parler, avec une \u00e9conomie de mots qui en dit plus que n\u2019importe quel discours flamboyant. En 1996, elle publie \"Political Fictions\"- fictions politiques- une s\u00e9rie d\u2019essais sur la politique am\u00e9ricaine, o\u00f9 elle explore les mensonges et les manipulations qui gouvernent les r\u00e9cits politiques. Avec son regard aiguis\u00e9, elle expose la dissonance entre ce que les hommes politiques disent et la r\u00e9alit\u00e9 v\u00e9cue par le peuple. Joan Didion est morte en 2021, \u00e0 87 ans, laissant derri\u00e8re elle une \u0153uvre qui est \u00e0 la fois un t\u00e9moignage de l'Am\u00e9rique du XXe si\u00e8cle et un miroir tendu \u00e0 nos propres incertitudes. Elle a v\u00e9cu les soubresauts de l\u2019histoire moderne, mais ce qu\u2019elle a surtout capt\u00e9, ce sont les tremblements int\u00e9rieurs, ceux qui fissurent nos certitudes les plus profondes. Elle \u00e9crivait sur le chaos, mais avec une telle clart\u00e9 que ce chaos devenait soudain palpable, presque visible. En relisant \"Slouching Towards Bethlehem\", en parcourant \"The Year of Magical Thinking\", on comprend que ce que Joan Didion a toujours cherch\u00e9, c\u2019est la v\u00e9rit\u00e9 nue. Pas celle des discours, pas celle des faits, mais celle qui surgit dans les interstices, entre les mots, entre les moments.", "image": "https:\/\/ledibbouk.net\/IMG\/logo\/00-promo-image-joan-didion-obituary.webp?1748065183", "tags": ["Auteurs litt\u00e9raires", "Th\u00e9orie et critique litt\u00e9raire"] } ,{ "id": "https:\/\/ledibbouk.net\/Ver-luisant.html", "url": "https:\/\/ledibbouk.net\/Ver-luisant.html", "title": "Ver luisant ", "date_published": "2024-10-12T05:25:48Z", "date_modified": "2025-05-18T05:26:27Z", "author": {"name": "Patrick Blanchon"}, "content_html": "<\/span>

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\n\n \n\t\t<\/a>\n<\/figure>\n<\/div><\/span>\n

Il disparaissait. Il aimait \u00e7a. Et il aimait encore plus r\u00e9appara\u00eetre, juste au moment o\u00f9 tout le monde pensait qu\u2019on ne le reverrait jamais.<\/p>\n

Au d\u00e9but, c\u2019\u00e9tait amusant. Surtout pour lui. Quand il revenait, il voyait dans leurs yeux un m\u00e9lange de surprise et de soulagement. Ils pensaient qu\u2019il avait enfin d\u00e9cid\u00e9 de rester. Mais apr\u00e8s quelques fois, \u00e7a n\u2019avait plus d\u2019importance. Il se pointait, il repartait. C\u2019\u00e9tait tout.<\/p>\n

Linda, elle, avait cess\u00e9 de poser des questions. Au d\u00e9but, elle demandait : « O\u00f9 \u00e9tais-tu ? ». Maintenant, elle disait juste « Ah, te revoil\u00e0. » Il s\u2019asseyait \u00e0 table, elle finissait sa cigarette, le cendrier plein devant elle. Il voyait bien qu\u2019elle n\u2019attendait plus rien.<\/p>\n

Un soir, il est revenu. Linda \u00e9tait l\u00e0, en train de faire la vaisselle. L\u2019eau coulait dans l\u2019\u00e9vier, elle ne s\u2019est m\u00eame pas retourn\u00e9e. Il a pris une bi\u00e8re dans le frigo et s\u2019est assis \u00e0 la table. Le bruit de l\u2019eau. Le bruit du frigo qui ronronne. Un silence tout le reste du temps.<\/p>\n

« Tu sais, » dit-elle, en s\u2019essuyant les mains sur un torchon. « T\u2019es comme un foutu ver luisant. Tu brilles un instant, puis tu disparais. Comme si c\u2019\u00e9tait un jeu. »<\/p>\n

Il a hauss\u00e9 les \u00e9paules. « Peut-\u00eatre que c\u2019en est un. »<\/p>\n

Elle s\u2019est assise en face de lui, les bras crois\u00e9s. « Tu penses que t\u2019es le seul \u00e0 dispara\u00eetre ? Je connais d\u2019autres gars comme toi, qui se tirent d\u00e8s que \u00e7a chauffe. »<\/p>\n

Il a bu une gorg\u00e9e de bi\u00e8re. Le go\u00fbt amer dans sa bouche.<\/p>\n

« Tu parles de ces types qui d\u00e9fient tout, hein ? » dit-il. « Ces gars qui pensent qu\u2019ils peuvent changer les choses. R\u00e9volte, tout \u00e7a. »<\/p>\n

Elle le regardait, ses yeux ternes, fatigu\u00e9s.<\/p>\n

« Ouais, » r\u00e9pondit-elle. « Et ils finissent tous par faire la m\u00eame connerie. Ils pensent qu\u2019ils peuvent \u00e9chapper \u00e0 tout, mais en fait, ils se foutent juste dans la merde encore plus profond\u00e9ment. »<\/p>\n

Il n\u2019a rien dit. Il savait qu\u2019elle avait raison. Il pensait \u00e0 ces gars qui partaient, qui cherchaient autre chose, un truc qui n\u2019existait peut-\u00eatre m\u00eame pas. Mais au fond, il se demandait si c\u2019\u00e9tait vraiment diff\u00e9rent de ce qu\u2019il faisait lui-m\u00eame.<\/p>\n

« Pourquoi tu reviens alors ? » demanda-t-elle.<\/p>\n

Il a hauss\u00e9 les \u00e9paules une nouvelle fois. « Peut-\u00eatre que c\u2019est tout ce qu\u2019on sait faire. Dispara\u00eetre et revenir. »<\/p>\n

Elle a allum\u00e9 une autre cigarette. « \u00c7a devient fatiguant. Pour moi aussi, tu sais. »<\/p>\n

Ils sont rest\u00e9s assis l\u00e0 un moment, sans parler. Juste le bruit du frigo, le gr\u00e9sillement de la cigarette. Le silence.<\/p>\n

« Tu sais quoi ? » a-t-il dit finalement. « T\u2019as raison. Je brille peut-\u00eatre, mais \u00e7a change rien \u00e0 l\u2019obscurit\u00e9. »<\/p>\n

Linda l\u2019a regard\u00e9. Pas un sourire. Rien d\u2019autre qu\u2019un regard las.<\/p>\n

« Alors quoi ? » a-t-elle demand\u00e9.<\/p>\n

Il a regard\u00e9 autour de lui. La table, la lumi\u00e8re jaune au plafond, la fum\u00e9e de cigarette qui montait doucement. Rien n\u2019avait chang\u00e9. Et \u00e7a ne changerait jamais.<\/p>\n

« Je sais pas, » a-t-il dit en se levant. « Je sais pas. »<\/p>\n

Il est sorti. La porte a claqu\u00e9 doucement derri\u00e8re lui. Linda a regard\u00e9 la porte, mais n\u2019a pas boug\u00e9. Elle a pris une autre bouff\u00e9e, a \u00e9cras\u00e9 la cigarette dans le cendrier et a continu\u00e9 de fixer la table, comme si elle attendait quelque chose. Mais rien n\u2019arriva.<\/p>", "content_text": "Il disparaissait. Il aimait \u00e7a. Et il aimait encore plus r\u00e9appara\u00eetre, juste au moment o\u00f9 tout le monde pensait qu\u2019on ne le reverrait jamais. Au d\u00e9but, c\u2019\u00e9tait amusant. Surtout pour lui. Quand il revenait, il voyait dans leurs yeux un m\u00e9lange de surprise et de soulagement. Ils pensaient qu\u2019il avait enfin d\u00e9cid\u00e9 de rester. Mais apr\u00e8s quelques fois, \u00e7a n\u2019avait plus d\u2019importance. Il se pointait, il repartait. C\u2019\u00e9tait tout. Linda, elle, avait cess\u00e9 de poser des questions. Au d\u00e9but, elle demandait : \u00ab O\u00f9 \u00e9tais-tu ? \u00bb. Maintenant, elle disait juste \u00ab Ah, te revoil\u00e0. \u00bb Il s\u2019asseyait \u00e0 table, elle finissait sa cigarette, le cendrier plein devant elle. Il voyait bien qu\u2019elle n\u2019attendait plus rien. Un soir, il est revenu. Linda \u00e9tait l\u00e0, en train de faire la vaisselle. L\u2019eau coulait dans l\u2019\u00e9vier, elle ne s\u2019est m\u00eame pas retourn\u00e9e. Il a pris une bi\u00e8re dans le frigo et s\u2019est assis \u00e0 la table. Le bruit de l\u2019eau. Le bruit du frigo qui ronronne. Un silence tout le reste du temps. \u00ab Tu sais, \u00bb dit-elle, en s\u2019essuyant les mains sur un torchon. \u00ab T\u2019es comme un foutu ver luisant. Tu brilles un instant, puis tu disparais. Comme si c\u2019\u00e9tait un jeu. \u00bb Il a hauss\u00e9 les \u00e9paules. \u00ab Peut-\u00eatre que c\u2019en est un. \u00bb Elle s\u2019est assise en face de lui, les bras crois\u00e9s. \u00ab Tu penses que t\u2019es le seul \u00e0 dispara\u00eetre ? Je connais d\u2019autres gars comme toi, qui se tirent d\u00e8s que \u00e7a chauffe. \u00bb Il a bu une gorg\u00e9e de bi\u00e8re. Le go\u00fbt amer dans sa bouche. \u00ab Tu parles de ces types qui d\u00e9fient tout, hein ? \u00bb dit-il. \u00ab Ces gars qui pensent qu\u2019ils peuvent changer les choses. R\u00e9volte, tout \u00e7a. \u00bb Elle le regardait, ses yeux ternes, fatigu\u00e9s. \u00ab Ouais, \u00bb r\u00e9pondit-elle. \u00ab Et ils finissent tous par faire la m\u00eame connerie. Ils pensent qu\u2019ils peuvent \u00e9chapper \u00e0 tout, mais en fait, ils se foutent juste dans la merde encore plus profond\u00e9ment. \u00bb Il n\u2019a rien dit. Il savait qu\u2019elle avait raison. Il pensait \u00e0 ces gars qui partaient, qui cherchaient autre chose, un truc qui n\u2019existait peut-\u00eatre m\u00eame pas. Mais au fond, il se demandait si c\u2019\u00e9tait vraiment diff\u00e9rent de ce qu\u2019il faisait lui-m\u00eame. \u00ab Pourquoi tu reviens alors ? \u00bb demanda-t-elle. Il a hauss\u00e9 les \u00e9paules une nouvelle fois. \u00ab Peut-\u00eatre que c\u2019est tout ce qu\u2019on sait faire. Dispara\u00eetre et revenir. \u00bb Elle a allum\u00e9 une autre cigarette. \u00ab \u00c7a devient fatiguant. Pour moi aussi, tu sais. \u00bb Ils sont rest\u00e9s assis l\u00e0 un moment, sans parler. Juste le bruit du frigo, le gr\u00e9sillement de la cigarette. Le silence. \u00ab Tu sais quoi ? \u00bb a-t-il dit finalement. \u00ab T\u2019as raison. Je brille peut-\u00eatre, mais \u00e7a change rien \u00e0 l\u2019obscurit\u00e9. \u00bb Linda l\u2019a regard\u00e9. Pas un sourire. Rien d\u2019autre qu\u2019un regard las. \u00ab Alors quoi ? \u00bb a-t-elle demand\u00e9. Il a regard\u00e9 autour de lui. La table, la lumi\u00e8re jaune au plafond, la fum\u00e9e de cigarette qui montait doucement. Rien n\u2019avait chang\u00e9. Et \u00e7a ne changerait jamais. \u00ab Je sais pas, \u00bb a-t-il dit en se levant. \u00ab Je sais pas. \u00bb Il est sorti. La porte a claqu\u00e9 doucement derri\u00e8re lui. Linda a regard\u00e9 la porte, mais n\u2019a pas boug\u00e9. Elle a pris une autre bouff\u00e9e, a \u00e9cras\u00e9 la cigarette dans le cendrier et a continu\u00e9 de fixer la table, comme si elle attendait quelque chose. Mais rien n\u2019arriva. ", "image": "https:\/\/ledibbouk.net\/IMG\/logo\/pngtree-an-image-of-las-vegas-sign-at-night-against-a-city-image_2577530.jpg?1748065149", "tags": ["appara\u00eetre, dispara\u00eetre ", "fictions br\u00e8ves"] } ,{ "id": "https:\/\/ledibbouk.net\/9-octobre-2024.html", "url": "https:\/\/ledibbouk.net\/9-octobre-2024.html", "title": "9 octobre 2024", "date_published": "2024-10-09T07:19:34Z", "date_modified": "2025-02-17T01:47:01Z", "author": {"name": "Patrick Blanchon"}, "content_html": "<\/span>

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\n\n \n\t\t<\/a>\n<\/figure>\n<\/div><\/span>\n

Plus de carnet. Ne saurais \u00e0 qui le dire. Je deviens il qui se sera rendu hier \u00e0 une c\u00e9r\u00e9monie fun\u00e9raire. Longtemps que pas pleur\u00e9 comme \u00e7a. Et tellement honte \u00e0 la fin que parti sans m\u00eame boire un godet avec les proches du d\u00e9funt. Puis dans son v\u00e9hicule il se demande pourquoi il pleure comme une Madeleine. Et l’expression n’est pas innocente bien sur. Pleurer comme une pute sur le retour ce n’est pas rien. Peut-\u00eatre un peu exag\u00e9r\u00e9. C’est l\u00e0 que le bat blesse. Comment se fait-il - Qui va l\u00e0 - Quo Vadis ?<\/p>\n

L’homme qu’avait \u00e9t\u00e9 le mort n’\u00e9tait ni un p\u00e8re ni un fr\u00e8re ni un cousin , pas m\u00eame germain ni rapport\u00e9. Et pourtant j’ai senti d\u00e8s le d\u00e9but le mot ami virevolter tout autour de moi me fr\u00f4ler puis se poser enfin sur le bout de mon nez. Comme ces choses \u00e9videntes qu’on d\u00e9couvre par surprise. A un tel point, que j’en fus soudain transi, le m\u00eame genre de frisson qu’on peut \u00e9prouver dans certaines maisons mal isol\u00e9es. Oui glacial c’est le mot, sauf que c’\u00e9tait plut\u00f4t moi le gla\u00e7on. Cette pens\u00e9e ou cette \u00e9motion se mit \u00e0 me faire fondre. Pour stopper l’hyst\u00e9rie j’ai bien essay\u00e9 de faire appel \u00e0 la raison, \u00e7a marche parfois, un temps. Il faut tenir — la c\u00e9r\u00e9monie fun\u00e9raire est chose bien r\u00e8gl\u00e9e, qu’elle soit civile comme c’est le cas ici ou religieuse une autre fois. Deux fois trente minutes en moyenne —Non quand m\u00eame tu ne vas pas te mettre \u00e0 chialer .Et bien si, on ne peut rien contre \u00e7a et c’est fort ennuyeux. A un moment mes yeux n’en pouvant plus de contenir l’embuage l’expus\u00e8re, des larmes se sont mises \u00e0 rouler . Il y a bien 10 ans que n’avais pas pleur\u00e9 ainsi, de bon coeur pour ainsi dire.<\/p>\n

Quelque chose a l\u00e2ch\u00e9. Je les ai regard\u00e9s, ces visages ferm\u00e9s, mais ils \u00e9taient vrais, eux. Toujours l’impression que le vrai n’est jamais de mon c\u00f4t\u00e9 mais du leur. Ils pleuraient sans faire semblant, sans fioriture. Une tristesse brute. Et puis, \u00e7a m\u2019a frapp\u00e9. Leur douleur, c\u2019\u00e9tait aussi la mienne. Non, c’\u00e9tait la n\u00f4tre. Mais merde, est-ce que c\u2019est vraiment sinc\u00e8re, ce que je ressens l\u00e0 ? Ou est-ce que je joue le jeu, moi aussi ? C\u2019est l\u00e0 que j\u2019ai compris, presque \u00e0 contrec\u0153ur : on peut \u00eatre sinc\u00e8re sans le vouloir, sans m\u00eame savoir pourquoi. Sans contr\u00f4le. Pleurer comme une pute touch\u00e9e par la gr\u00e2ce.<\/p>\n

\u00c7a ne fait aucun sens, et pourtant c’est l\u00e0. Peut-\u00eatre que ces rituels nous avalent, nous d\u00e9poss\u00e8dent de qui nous croyons \u00eatre— qu\u2019ils nous extirpent une \u00e9motion malgr\u00e9 nous, peut-\u00eatre que c’est plus fort que nous Mais ce que je ressentais, \u00e0 cet instant pr\u00e9cis, avait l’air si r\u00e9el, m\u00eame si \u00e7a n\u2019avait pas de raison d\u2019\u00eatre. Les larmes coulent encore , impossible de les arr\u00eater. Dix ans que \u00e7a ne m’\u00e9tait pas arriv\u00e9. Pleurer, comme \u00e7a. Avec tout ce qu’on est. Rien de moins, rien de plus. C’est juste comme \u00e7a<\/p>", "content_text": "Plus de carnet. Ne saurais \u00e0 qui le dire. Je deviens il qui se sera rendu hier \u00e0 une c\u00e9r\u00e9monie fun\u00e9raire. Longtemps que pas pleur\u00e9 comme \u00e7a. Et tellement honte \u00e0 la fin que parti sans m\u00eame boire un godet avec les proches du d\u00e9funt. Puis dans son v\u00e9hicule il se demande pourquoi il pleure comme une Madeleine. Et l'expression n'est pas innocente bien sur. Pleurer comme une pute sur le retour ce n'est pas rien. Peut-\u00eatre un peu exag\u00e9r\u00e9. C'est l\u00e0 que le bat blesse. Comment se fait-il - Qui va l\u00e0 - Quo Vadis ? L'homme qu'avait \u00e9t\u00e9 le mort n'\u00e9tait ni un p\u00e8re ni un fr\u00e8re ni un cousin , pas m\u00eame germain ni rapport\u00e9. Et pourtant j'ai senti d\u00e8s le d\u00e9but le mot ami virevolter tout autour de moi me fr\u00f4ler puis se poser enfin sur le bout de mon nez. Comme ces choses \u00e9videntes qu'on d\u00e9couvre par surprise. A un tel point, que j'en fus soudain transi, le m\u00eame genre de frisson qu'on peut \u00e9prouver dans certaines maisons mal isol\u00e9es. Oui glacial c'est le mot, sauf que c'\u00e9tait plut\u00f4t moi le gla\u00e7on. Cette pens\u00e9e ou cette \u00e9motion se mit \u00e0 me faire fondre. Pour stopper l'hyst\u00e9rie j'ai bien essay\u00e9 de faire appel \u00e0 la raison, \u00e7a marche parfois, un temps. Il faut tenir \u2014 la c\u00e9r\u00e9monie fun\u00e9raire est chose bien r\u00e8gl\u00e9e, qu'elle soit civile comme c'est le cas ici ou religieuse une autre fois. Deux fois trente minutes en moyenne \u2014Non quand m\u00eame tu ne vas pas te mettre \u00e0 chialer .Et bien si, on ne peut rien contre \u00e7a et c'est fort ennuyeux. A un moment mes yeux n'en pouvant plus de contenir l'embuage l'expus\u00e8re, des larmes se sont mises \u00e0 rouler . Il y a bien 10 ans que n'avais pas pleur\u00e9 ainsi, de bon coeur pour ainsi dire. Quelque chose a l\u00e2ch\u00e9. Je les ai regard\u00e9s, ces visages ferm\u00e9s, mais ils \u00e9taient vrais, eux. Toujours l'impression que le vrai n'est jamais de mon c\u00f4t\u00e9 mais du leur. Ils pleuraient sans faire semblant, sans fioriture. Une tristesse brute. Et puis, \u00e7a m\u2019a frapp\u00e9. Leur douleur, c\u2019\u00e9tait aussi la mienne. Non, c'\u00e9tait la n\u00f4tre. Mais merde, est-ce que c\u2019est vraiment sinc\u00e8re, ce que je ressens l\u00e0 ? Ou est-ce que je joue le jeu, moi aussi ? C\u2019est l\u00e0 que j\u2019ai compris, presque \u00e0 contrec\u0153ur : on peut \u00eatre sinc\u00e8re sans le vouloir, sans m\u00eame savoir pourquoi. Sans contr\u00f4le. Pleurer comme une pute touch\u00e9e par la gr\u00e2ce. \u00c7a ne fait aucun sens, et pourtant c'est l\u00e0. Peut-\u00eatre que ces rituels nous avalent, nous d\u00e9poss\u00e8dent de qui nous croyons \u00eatre\u2014 qu\u2019ils nous extirpent une \u00e9motion malgr\u00e9 nous, peut-\u00eatre que c'est plus fort que nous Mais ce que je ressentais, \u00e0 cet instant pr\u00e9cis, avait l'air si r\u00e9el, m\u00eame si \u00e7a n\u2019avait pas de raison d\u2019\u00eatre. Les larmes coulent encore , impossible de les arr\u00eater. Dix ans que \u00e7a ne m'\u00e9tait pas arriv\u00e9. Pleurer, comme \u00e7a. Avec tout ce qu'on est. Rien de moins, rien de plus. C'est juste comme \u00e7a", "image": "https:\/\/ledibbouk.net\/IMG\/logo\/img_3143.jpg?1748065153", "tags": ["\u00e9criture fragmentaire", "Autofiction et Introspection"] } ,{ "id": "https:\/\/ledibbouk.net\/Raymond-Carver-Poete-des-Vies-Ecorchees.html", "url": "https:\/\/ledibbouk.net\/Raymond-Carver-Poete-des-Vies-Ecorchees.html", "title": "Raymond Carver : Po\u00e8te des Vies \u00c9corch\u00e9es", "date_published": "2024-10-07T09:57:28Z", "date_modified": "2024-12-19T11:08:35Z", "author": {"name": "Patrick Blanchon"}, "content_html": "<\/span>

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\n\n\n\t\t\n<\/figure>\n<\/div><\/span>

Naissance et Enfance : Un Ancrage Ouvrier<\/h3>\n

Raymond Carver na\u00eet le 25 mai 1938 \u00e0 Clatskanie, dans l’Oregon. Enfant d’une famille ouvri\u00e8re modeste, il grandit dans une Am\u00e9rique rurale o\u00f9 le quotidien est marqu\u00e9 par la pr\u00e9carit\u00e9 et le travail manuel. Son p\u00e8re, alcoolique et ouvrier dans une scierie, et sa m\u00e8re, employ\u00e9e dans le commerce, offrent un cadre de vie loin des cercles litt\u00e9raires, mais proche de la mati\u00e8re premi\u00e8re qui nourrira son \u0153uvre : la vie des gens ordinaires, leurs luttes, et leurs petites d\u00e9faites silencieuses.<\/p>\n

Adolescent, Carver d\u00e9m\u00e9nage avec sa famille \u00e0 Yakima, dans l\u2019\u00c9tat de Washington. L\u00e0, il d\u00e9couvre la litt\u00e9rature et commence \u00e0 s’int\u00e9resser \u00e0 l\u2019\u00e9criture. D\u00e8s ses d\u00e9buts, il trouve refuge dans l\u2019observation des gens simples, et c’est cet int\u00e9r\u00eat pour le quotidien qui deviendra une pierre angulaire de son \u0153uvre. Ses r\u00e9cits \u00e9voqueront toujours l\u2019univers des petites villes et des banlieues am\u00e9ricaines, un monde o\u00f9 l\u2019on peine \u00e0 joindre les deux bouts, o\u00f9 l\u2019\u00e9chec social et familial est souvent la norme.<\/p>\n

Un D\u00e9but de Carri\u00e8re Sous Tension<\/h3>\n

\u00c0 19 ans, Raymond Carver \u00e9pouse Maryann Burk. Ils auront rapidement deux enfants, et Carver se retrouve pris dans une vie de responsabilit\u00e9s qui le d\u00e9passe. Pour subvenir aux besoins de sa famille, il encha\u00eene les petits emplois : agent de s\u00e9curit\u00e9, concierge, ouvrier de nuit. Pourtant, c\u2019est dans cet environnement chaotique qu\u2019il commence \u00e0 \u00e9crire des po\u00e8mes et des nouvelles. Les premi\u00e8res publications sont modestes, notamment son recueil de po\u00e8mes Near Klamath (1967), mais elles t\u00e9moignent d\u00e9j\u00e0 de son \u0153il ac\u00e9r\u00e9 pour capter la d\u00e9tresse humaine.<\/p>\n

Malgr\u00e9 les difficult\u00e9s financi\u00e8res, il pers\u00e9v\u00e8re dans l\u2019\u00e9criture, et publie ses premi\u00e8res nouvelles dans des magazines litt\u00e9raires. Ses personnages, souvent issus des classes populaires, ressemblent aux gens qu’il c\u00f4toie dans la vraie vie. Ses premi\u00e8res \u0153uvres d\u00e9peignent des hommes et des femmes prisonniers de situations banales, comme ce passage tir\u00e9 de Will You Please Be Quiet, Please ? (1976) :<\/p>\n

« Il \u00e9teignit la lumi\u00e8re et monta se coucher. Elle restait toujours en bas. Il pouvait l\u2019entendre dans la cuisine, dans la salle de bains, dans les chambres. Des minutes pass\u00e8rent, mais elle n\u2019\u00e9teignit pas la lumi\u00e8re en bas. Il resta \u00e9veill\u00e9, \u00e0 attendre. »<\/i> (Will You Please Be Quiet, Please ?)<\/p>\n

Cet extrait refl\u00e8te parfaitement le style de Carver : des gestes simples, des attentes non r\u00e9solues, des silences qui en disent long.<\/p>\n

Minimalisme et Succ\u00e8s Litt\u00e9raire<\/h3>\n

Carver est souvent d\u00e9crit comme un ma\u00eetre du minimalisme. Ce terme, bien qu’imparfait, refl\u00e8te une part de sa po\u00e9tique : \u00e9crire avec \u00e9conomie, tailler les phrases jusqu’\u00e0 l’os. Dans les ann\u00e9es 1970, il se lie d\u2019amiti\u00e9 avec l\u2019\u00e9crivain John Gardner, qui l\u2019encourage \u00e0 d\u00e9velopper son propre style. Ce dernier devient rapidement identifiable : des r\u00e9cits courts, des dialogues r\u00e9alistes et une attention port\u00e9e \u00e0 l\u2019ordinaire. Sa prose, aussi directe qu’\u00e9pur\u00e9e, refuse les envol\u00e9es lyriques, mais excelle dans l’art du sous-texte.<\/p>\n

La publication de What We Talk About When We Talk About Love (1981) confirme son talent. La nouvelle titre du recueil devient embl\u00e9matique de son style et de ses th\u00e8mes. Les personnages y discutent autour de la table, mais ce qu’ils disent n\u2019est jamais exactement ce qu’ils ressentent. Sous leurs \u00e9changes apparemment anodins, se cache une qu\u00eate d\u00e9sesp\u00e9r\u00e9e de sens.<\/p>\n

« Je veux dire, je sais que l\u2019amour existe. J\u2019ai \u00e9t\u00e9 amoureux. Mais parfois je me demande juste o\u00f9 est-ce qu\u2019il va, vous voyez, quand il s\u2019en va. » (What We Talk About When We Talk About Love)<\/p>\n

Carver excelle dans cet art de l\u2019indicible : derri\u00e8re les mots, il y a les peurs, les solitudes, les espoirs trahis.<\/p>\n

Lutte contre l\u2019Alcoolisme : Une R\u00e9demption Fragile<\/h3>\n

Dans les ann\u00e9es 1970, tandis que sa carri\u00e8re commence \u00e0 d\u00e9coller, Carver sombre dans l’alcoolisme, un mal qui affecte non seulement sa vie personnelle mais aussi sa production litt\u00e9raire. Son mariage avec Maryann s\u2019effrite et sa d\u00e9pendance l\u2019entra\u00eene dans une spirale destructrice. En 1977, apr\u00e8s plusieurs tentatives infructueuses, il parvient enfin \u00e0 devenir sobre. Cette sobri\u00e9t\u00e9 marque une renaissance, aussi bien personnelle que cr\u00e9ative.<\/p>\n

Carver entame alors une relation avec la po\u00e9tesse Tess Gallagher, qui l\u2019aide \u00e0 se reconstruire. Ensemble, ils partagent une complicit\u00e9 artistique et affective qui lui permet de se stabiliser. Il est alors en mesure de produire ses \u0153uvres les plus abouties, notamment le recueil Cathedral (1983), consid\u00e9r\u00e9 par beaucoup comme son chef-d’\u0153uvre.<\/p>\n

Dans Cathedral, Carver explore une dimension plus spirituelle, plus intime. La nouvelle \u00e9ponyme raconte la rencontre entre un homme et un aveugle, une situation qui \u00e9volue en un moment de r\u00e9v\u00e9lation, o\u00f9 la communication va au-del\u00e0 des mots et des apparences :<\/p>\n

« Ils ont ferm\u00e9 les yeux. Le silence s\u2019est install\u00e9. [\u2026] Je ne savais plus o\u00f9 j\u2019\u00e9tais. C\u2019est tout ce que je pouvais dire. C\u2019\u00e9tait comme si je n\u2019\u00e9tais plus \u00e0 l\u2019int\u00e9rieur de mon corps.<\/i> » (Cathedral)<\/p>\n

Ici, Carver d\u00e9passe le minimalisme pour explorer des territoires plus ouverts, o\u00f9 la possibilit\u00e9 de la transcendance s\u2019insinue dans ses r\u00e9cits.<\/p>\n

Fin de Vie et H\u00e9ritage Litt\u00e9raire<\/h3>\n

Carver continue d\u2019\u00e9crire jusqu\u2019\u00e0 la fin de sa vie, bien que la maladie vienne \u00e9courter son parcours. En 1987, il est diagnostiqu\u00e9 d\u2019un cancer du poumon. Il meurt un an plus tard, le 2 ao\u00fbt 1988, laissant derri\u00e8re lui une \u0153uvre relativement modeste en termes de quantit\u00e9, mais immense en termes d\u2019influence. Ses r\u00e9cits inspireront des g\u00e9n\u00e9rations d\u2019\u00e9crivains, de Richard Ford \u00e0 Haruki Murakami, et son style sec, d\u00e9pouill\u00e9, fait \u00e9cole.<\/p>\n

Son dernier recueil de po\u00e8mes, A New Path to the Waterfall (1989), \u00e9crit alors qu\u2019il savait sa fin proche, t\u00e9moigne d\u2019une forme d\u2019apaisement et de s\u00e9r\u00e9nit\u00e9. Dans son po\u00e8me Gravy, il \u00e9crit :<\/p>\n

« Pas mal, c\u2019est tout ce que je peux dire. Pas mal. Tout \u00e7a \u00e9tait en plus. J\u2019aurais d\u00fb mourir \u00e0 trente-trois ans. Et voil\u00e0 que je suis encore l\u00e0, \u00e0 cinquante ans, \u00e0 faire de vieux os. C\u2019\u00e9tait du rab. Du bon rab. »
\n<\/i><\/p>\n

Dans cette simple phrase, tout Carver est r\u00e9sum\u00e9 : la gratitude envers une vie faite de souffrances et de r\u00e9silience, o\u00f9 l\u2019ordinaire devient source de beaut\u00e9 et de po\u00e9sie.<\/p>\n

Conclusion : Un Humanisme Implicite<\/h3>\n

Raymond Carver est souvent vu comme l\u2019\u00e9crivain des perdants, des vies fracass\u00e9es. Mais au-del\u00e0 de ce tableau noir, il y a chez lui un regard profond\u00e9ment humain, presque humaniste, sur la condition humaine. Ses personnages, m\u00eame dans leurs faiblesses, sont abord\u00e9s avec une infinie tendresse. Ses r\u00e9cits, malgr\u00e9 leur froideur apparente, vibrent d\u2019une compassion silencieuse. En capturant la banalit\u00e9 tragique de l\u2019existence, Carver donne \u00e0 voir l\u2019essence m\u00eame de ce que signifie \u00eatre humain.<\/p>", "content_text": " {{{Naissance et Enfance : Un Ancrage Ouvrier}}} Raymond Carver na\u00eet le 25 mai 1938 \u00e0 Clatskanie, dans l'Oregon. Enfant d'une famille ouvri\u00e8re modeste, il grandit dans une Am\u00e9rique rurale o\u00f9 le quotidien est marqu\u00e9 par la pr\u00e9carit\u00e9 et le travail manuel. Son p\u00e8re, alcoolique et ouvrier dans une scierie, et sa m\u00e8re, employ\u00e9e dans le commerce, offrent un cadre de vie loin des cercles litt\u00e9raires, mais proche de la mati\u00e8re premi\u00e8re qui nourrira son \u0153uvre : la vie des gens ordinaires, leurs luttes, et leurs petites d\u00e9faites silencieuses. Adolescent, Carver d\u00e9m\u00e9nage avec sa famille \u00e0 Yakima, dans l\u2019\u00c9tat de Washington. L\u00e0, il d\u00e9couvre la litt\u00e9rature et commence \u00e0 s'int\u00e9resser \u00e0 l\u2019\u00e9criture. D\u00e8s ses d\u00e9buts, il trouve refuge dans l\u2019observation des gens simples, et c'est cet int\u00e9r\u00eat pour le quotidien qui deviendra une pierre angulaire de son \u0153uvre. Ses r\u00e9cits \u00e9voqueront toujours l\u2019univers des petites villes et des banlieues am\u00e9ricaines, un monde o\u00f9 l\u2019on peine \u00e0 joindre les deux bouts, o\u00f9 l\u2019\u00e9chec social et familial est souvent la norme. {{{Un D\u00e9but de Carri\u00e8re Sous Tension}}} \u00c0 19 ans, Raymond Carver \u00e9pouse Maryann Burk. Ils auront rapidement deux enfants, et Carver se retrouve pris dans une vie de responsabilit\u00e9s qui le d\u00e9passe. Pour subvenir aux besoins de sa famille, il encha\u00eene les petits emplois : agent de s\u00e9curit\u00e9, concierge, ouvrier de nuit. Pourtant, c\u2019est dans cet environnement chaotique qu\u2019il commence \u00e0 \u00e9crire des po\u00e8mes et des nouvelles. Les premi\u00e8res publications sont modestes, notamment son recueil de po\u00e8mes Near Klamath (1967), mais elles t\u00e9moignent d\u00e9j\u00e0 de son \u0153il ac\u00e9r\u00e9 pour capter la d\u00e9tresse humaine. Malgr\u00e9 les difficult\u00e9s financi\u00e8res, il pers\u00e9v\u00e8re dans l\u2019\u00e9criture, et publie ses premi\u00e8res nouvelles dans des magazines litt\u00e9raires. Ses personnages, souvent issus des classes populaires, ressemblent aux gens qu'il c\u00f4toie dans la vraie vie. Ses premi\u00e8res \u0153uvres d\u00e9peignent des hommes et des femmes prisonniers de situations banales, comme ce passage tir\u00e9 de Will You Please Be Quiet, Please? (1976) : {\"Il \u00e9teignit la lumi\u00e8re et monta se coucher. Elle restait toujours en bas. Il pouvait l\u2019entendre dans la cuisine, dans la salle de bains, dans les chambres. Des minutes pass\u00e8rent, mais elle n\u2019\u00e9teignit pas la lumi\u00e8re en bas. Il resta \u00e9veill\u00e9, \u00e0 attendre.\"} (Will You Please Be Quiet, Please?) Cet extrait refl\u00e8te parfaitement le style de Carver : des gestes simples, des attentes non r\u00e9solues, des silences qui en disent long. {{{Minimalisme et Succ\u00e8s Litt\u00e9raire}}} Carver est souvent d\u00e9crit comme un ma\u00eetre du minimalisme. Ce terme, bien qu'imparfait, refl\u00e8te une part de sa po\u00e9tique : \u00e9crire avec \u00e9conomie, tailler les phrases jusqu'\u00e0 l'os. Dans les ann\u00e9es 1970, il se lie d\u2019amiti\u00e9 avec l\u2019\u00e9crivain John Gardner, qui l\u2019encourage \u00e0 d\u00e9velopper son propre style. Ce dernier devient rapidement identifiable : des r\u00e9cits courts, des dialogues r\u00e9alistes et une attention port\u00e9e \u00e0 l\u2019ordinaire. Sa prose, aussi directe qu'\u00e9pur\u00e9e, refuse les envol\u00e9es lyriques, mais excelle dans l'art du sous-texte. La publication de What We Talk About When We Talk About Love (1981) confirme son talent. La nouvelle titre du recueil devient embl\u00e9matique de son style et de ses th\u00e8mes. Les personnages y discutent autour de la table, mais ce qu'ils disent n\u2019est jamais exactement ce qu'ils ressentent. Sous leurs \u00e9changes apparemment anodins, se cache une qu\u00eate d\u00e9sesp\u00e9r\u00e9e de sens. \"Je veux dire, je sais que l\u2019amour existe. J\u2019ai \u00e9t\u00e9 amoureux. Mais parfois je me demande juste o\u00f9 est-ce qu\u2019il va, vous voyez, quand il s\u2019en va.\" (What We Talk About When We Talk About Love) Carver excelle dans cet art de l\u2019indicible : derri\u00e8re les mots, il y a les peurs, les solitudes, les espoirs trahis. {{{Lutte contre l\u2019Alcoolisme : Une R\u00e9demption Fragile}}} Dans les ann\u00e9es 1970, tandis que sa carri\u00e8re commence \u00e0 d\u00e9coller, Carver sombre dans l'alcoolisme, un mal qui affecte non seulement sa vie personnelle mais aussi sa production litt\u00e9raire. Son mariage avec Maryann s\u2019effrite et sa d\u00e9pendance l\u2019entra\u00eene dans une spirale destructrice. En 1977, apr\u00e8s plusieurs tentatives infructueuses, il parvient enfin \u00e0 devenir sobre. Cette sobri\u00e9t\u00e9 marque une renaissance, aussi bien personnelle que cr\u00e9ative. Carver entame alors une relation avec la po\u00e9tesse Tess Gallagher, qui l\u2019aide \u00e0 se reconstruire. Ensemble, ils partagent une complicit\u00e9 artistique et affective qui lui permet de se stabiliser. Il est alors en mesure de produire ses \u0153uvres les plus abouties, notamment le recueil Cathedral (1983), consid\u00e9r\u00e9 par beaucoup comme son chef-d'\u0153uvre. Dans Cathedral, Carver explore une dimension plus spirituelle, plus intime. La nouvelle \u00e9ponyme raconte la rencontre entre un homme et un aveugle, une situation qui \u00e9volue en un moment de r\u00e9v\u00e9lation, o\u00f9 la communication va au-del\u00e0 des mots et des apparences : {\"Ils ont ferm\u00e9 les yeux. Le silence s\u2019est install\u00e9. [\u2026] Je ne savais plus o\u00f9 j\u2019\u00e9tais. C\u2019est tout ce que je pouvais dire. C\u2019\u00e9tait comme si je n\u2019\u00e9tais plus \u00e0 l\u2019int\u00e9rieur de mon corps.}\" (Cathedral) Ici, Carver d\u00e9passe le minimalisme pour explorer des territoires plus ouverts, o\u00f9 la possibilit\u00e9 de la transcendance s\u2019insinue dans ses r\u00e9cits. {{{Fin de Vie et H\u00e9ritage Litt\u00e9raire}}} Carver continue d\u2019\u00e9crire jusqu\u2019\u00e0 la fin de sa vie, bien que la maladie vienne \u00e9courter son parcours. En 1987, il est diagnostiqu\u00e9 d\u2019un cancer du poumon. Il meurt un an plus tard, le 2 ao\u00fbt 1988, laissant derri\u00e8re lui une \u0153uvre relativement modeste en termes de quantit\u00e9, mais immense en termes d\u2019influence. Ses r\u00e9cits inspireront des g\u00e9n\u00e9rations d\u2019\u00e9crivains, de Richard Ford \u00e0 Haruki Murakami, et son style sec, d\u00e9pouill\u00e9, fait \u00e9cole. Son dernier recueil de po\u00e8mes, A New Path to the Waterfall (1989), \u00e9crit alors qu\u2019il savait sa fin proche, t\u00e9moigne d\u2019une forme d\u2019apaisement et de s\u00e9r\u00e9nit\u00e9. Dans son po\u00e8me Gravy, il \u00e9crit : {\"Pas mal, c\u2019est tout ce que je peux dire. Pas mal. Tout \u00e7a \u00e9tait en plus. J\u2019aurais d\u00fb mourir \u00e0 trente-trois ans. Et voil\u00e0 que je suis encore l\u00e0, \u00e0 cinquante ans, \u00e0 faire de vieux os. C\u2019\u00e9tait du rab. Du bon rab.\" } Dans cette simple phrase, tout Carver est r\u00e9sum\u00e9 : la gratitude envers une vie faite de souffrances et de r\u00e9silience, o\u00f9 l\u2019ordinaire devient source de beaut\u00e9 et de po\u00e9sie. {{{Conclusion : Un Humanisme Implicite}}} Raymond Carver est souvent vu comme l\u2019\u00e9crivain des perdants, des vies fracass\u00e9es. Mais au-del\u00e0 de ce tableau noir, il y a chez lui un regard profond\u00e9ment humain, presque humaniste, sur la condition humaine. Ses personnages, m\u00eame dans leurs faiblesses, sont abord\u00e9s avec une infinie tendresse. Ses r\u00e9cits, malgr\u00e9 leur froideur apparente, vibrent d\u2019une compassion silencieuse. En capturant la banalit\u00e9 tragique de l\u2019existence, Carver donne \u00e0 voir l\u2019essence m\u00eame de ce que signifie \u00eatre humain.", "image": "https:\/\/ledibbouk.net\/IMG\/logo\/raymond-carver.jpg?1748065089", "tags": ["\u00e9criture fragmentaire", "Auteurs litt\u00e9raires"] } ,{ "id": "https:\/\/ledibbouk.net\/Nikos-Kazantzakis-Entre-engagement-politique-et-quete-spirituelle.html", "url": "https:\/\/ledibbouk.net\/Nikos-Kazantzakis-Entre-engagement-politique-et-quete-spirituelle.html", "title": "Nikos Kazantz\u00e1kis : Entre engagement politique et qu\u00eate spirituelle", "date_published": "2024-10-05T10:25:34Z", "date_modified": "2025-04-30T16:15:14Z", "author": {"name": "Patrick Blanchon"}, "content_html": "<\/span>

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Nikos Kazantz\u00e1kis : Entre engagement politique et qu\u00eate spirituelle<\/h3>\n

Nikos Kazantz\u00e1kis, auteur grec de renom, est surtout connu pour ses chefs-d\u2019\u0153uvre litt\u00e9raires comme Zorba le Grec et La Derni\u00e8re Tentation. Mais derri\u00e8re l\u2019\u00e9crivain se cache un homme profond\u00e9ment marqu\u00e9 par les id\u00e9ologies politiques de son temps. Au fil de sa vie, Kazantz\u00e1kis a explor\u00e9 plusieurs courants politiques majeurs, passant du communisme \u00e0 une r\u00e9flexion sur la libert\u00e9 int\u00e9rieure, sans jamais s\u2019enfermer dans un dogme pr\u00e9cis.<\/p>\n

Les d\u00e9buts r\u00e9volutionnaires : le communisme comme espoir<\/h3>\n

Dans les ann\u00e9es 1920, Kazantz\u00e1kis, influenc\u00e9 par le contexte politique europ\u00e9en et la mont\u00e9e du in marxisme, se tourne vers le communisme. La r\u00e9volution russe de 1917 inspire de nombreux intellectuels europ\u00e9ens, et Kazantz\u00e1kis ne fait pas exception. Il voit dans le communisme l\u2019espoir d\u2019une soci\u00e9t\u00e9 plus juste et \u00e9galitaire, capable de lib\u00e9rer les classes opprim\u00e9es.<\/p>\n

Il se rend en URSS, o\u00f9 il observe les premi\u00e8res ann\u00e9es du r\u00e9gime sovi\u00e9tique. Cet engagement se refl\u00e8te dans plusieurs de ses \u00e9crits, o\u00f9 il d\u00e9fend l\u2019id\u00e9e de renverser les structures de pouvoir injustes. Toutefois, Kazantz\u00e1kis n\u2019est pas un communiste orthodoxe. S\u2019il est attir\u00e9 par les id\u00e9aux de la r\u00e9volution, il se montre rapidement critique envers les d\u00e9rives autoritaires du r\u00e9gime stalinien, en particulier face aux purges et \u00e0 la r\u00e9pression.<\/p>\n

Kazantz\u00e1kis commence alors \u00e0 s\u2019\u00e9loigner du marxisme, tout en conservant une forme de sympathie pour la lutte des classes et les id\u00e9aux de justice sociale.<\/p>\n

Le nationalisme grec : un h\u00e9ritage complexe<\/h3>\n

Parall\u00e8lement \u00e0 son attrait pour le communisme, Kazantz\u00e1kis s\u2019int\u00e9resse \u00e9galement \u00e0 la question nationale grecque. N\u00e9 en Cr\u00e8te, une r\u00e9gion longtemps domin\u00e9e par l\u2019Empire ottoman, il est profond\u00e9ment influenc\u00e9 par les luttes pour l\u2019ind\u00e9pendance de la Gr\u00e8ce. Le nationalisme grec devient une composante importante de sa pens\u00e9e, dans la mesure o\u00f9 il voit dans la culture grecque une force capable de restaurer la dignit\u00e9 de son peuple.<\/p>\n

Cependant, Kazantz\u00e1kis est loin d\u2019\u00eatre un nationaliste traditionnel. S\u2019il exalte parfois la culture grecque antique, il adopte une vision universelle de la Gr\u00e8ce, qu\u2019il consid\u00e8re comme un pont entre l\u2019Orient et l\u2019Occident. Il c\u00e9l\u00e8bre la richesse spirituelle de la Gr\u00e8ce, mais refuse tout nationalisme ferm\u00e9 ou exclusif.<\/p>\n

La rupture avec les id\u00e9ologies : vers une qu\u00eate spirituelle<\/h3>\n

Au fur et \u00e0 mesure que Kazantz\u00e1kis m\u00fbrit, il commence \u00e0 se distancer des id\u00e9ologies politiques strictes. Sa critique du communisme, combin\u00e9e \u00e0 sa vision complexe du nationalisme, le pousse vers une r\u00e9flexion plus spirituelle et existentielle. Ce tournant est \u00e9vident dans ses \u0153uvres majeures comme Zorba le Grec, o\u00f9 le personnage principal incarne une philosophie de la vie lib\u00e9r\u00e9e des contraintes politiques ou religieuses.<\/p>\n

Zorba, ce personnage embl\u00e9matique, vit sans se soucier des id\u00e9ologies ou des dogmes. Il incarne une forme de libert\u00e9 individuelle, o\u00f9 l\u2019exp\u00e9rience directe de la vie prend le pas sur toute th\u00e9orie abstraite. \u00c0 travers Zorba, Kazantz\u00e1kis semble rejeter l\u2019engagement politique traditionnel pour embrasser une qu\u00eate plus profonde, celle de la libert\u00e9 int\u00e9rieure.<\/p>\n

Ce rejet des syst\u00e8mes rigides se retrouve \u00e9galement dans La Derni\u00e8re Tentation, o\u00f9 Kazantz\u00e1kis explore les doutes int\u00e9rieurs de J\u00e9sus-Christ, humanis\u00e9 par ses luttes intimes. Le message central de Kazantz\u00e1kis devient alors clair : la vraie libert\u00e9 ne se trouve ni dans la politique ni dans la religion, mais dans une qu\u00eate spirituelle personnelle.<\/p>\n

Un humanisme universel : au-del\u00e0 des fronti\u00e8res politiques<\/h3>\n

Vers la fin de sa vie, Kazantz\u00e1kis adopte un humanisme qui transcende les fronti\u00e8res id\u00e9ologiques. Il ne renie pas ses engagements politiques pass\u00e9s, mais il les voit d\u00e9sormais comme des \u00e9tapes dans sa qu\u00eate de v\u00e9rit\u00e9. Sa philosophie s\u2019\u00e9loigne des r\u00e9ponses simplistes offertes par les id\u00e9ologies pour se concentrer sur l\u2019exp\u00e9rience humaine en tant que telle.<\/p>\n

Cette recherche de la v\u00e9rit\u00e9 humaine s\u2019accompagne d\u2019une r\u00e9flexion sur la souffrance, le d\u00e9sir de libert\u00e9, et la lutte contre l\u2019absurde. Pour Kazantz\u00e1kis, l\u2019humanit\u00e9 est condamn\u00e9e \u00e0 lutter, \u00e0 se battre pour une libert\u00e9 toujours \u00e0 reconqu\u00e9rir, \u00e0 la fois ext\u00e9rieure et int\u00e9rieure.<\/p>\n

Kazantz\u00e1kis reste aujourd\u2019hui un \u00e9crivain difficile \u00e0 classer politiquement. Ses vagues engagements politiques t\u00e9moignent d\u2019un esprit toujours en mouvement, jamais satisfait des syst\u00e8mes fig\u00e9s. Son \u0153uvre litt\u00e9raire est travers\u00e9e par cette tension entre engagement et recherche spirituelle, o\u00f9 la question de la libert\u00e9 est toujours centrale.<\/p>\n

Conclusion : l\u2019h\u00e9ritage politique et philosophique de Nikos Kazantz\u00e1kis<\/h3>\n

Nikos Kazantz\u00e1kis est l\u2019exemple d\u2019un \u00e9crivain qui, tout en \u00e9tant fortement engag\u00e9 politiquement \u00e0 diff\u00e9rents moments de sa vie, a finalement cherch\u00e9 \u00e0 transcender les id\u00e9ologies pour se concentrer sur une r\u00e9flexion plus profonde sur la libert\u00e9 et la condition humaine. Ses \u0153uvres nous invitent \u00e0 r\u00e9fl\u00e9chir non seulement \u00e0 nos engagements politiques, mais aussi \u00e0 nos qu\u00eates personnelles de sens et de v\u00e9rit\u00e9.<\/p>\n

En d\u00e9finitive, Kazantz\u00e1kis nous montre que la libert\u00e9 v\u00e9ritable ne r\u00e9side ni dans le communisme ni dans le nationalisme, mais dans la lutte constante pour rester fid\u00e8le \u00e0 soi-m\u00eame et \u00e0 l\u2019humanit\u00e9 dans toute sa complexit\u00e9. Cette r\u00e9flexion intemporelle fait de lui un \u00e9crivain profond\u00e9ment pertinent, capable d\u2019inspirer au-del\u00e0 des courants politiques.<\/p>", "content_text": " {{{Nikos Kazantz\u00e1kis : Entre engagement politique et qu\u00eate spirituelle}}} Nikos Kazantz\u00e1kis, auteur grec de renom, est surtout connu pour ses chefs-d\u2019\u0153uvre litt\u00e9raires comme Zorba le Grec et La Derni\u00e8re Tentation. Mais derri\u00e8re l\u2019\u00e9crivain se cache un homme profond\u00e9ment marqu\u00e9 par les id\u00e9ologies politiques de son temps. Au fil de sa vie, Kazantz\u00e1kis a explor\u00e9 plusieurs courants politiques majeurs, passant du communisme \u00e0 une r\u00e9flexion sur la libert\u00e9 int\u00e9rieure, sans jamais s\u2019enfermer dans un dogme pr\u00e9cis. {{{Les d\u00e9buts r\u00e9volutionnaires : le communisme comme espoir}}} Dans les ann\u00e9es 1920, Kazantz\u00e1kis, influenc\u00e9 par le contexte politique europ\u00e9en et la mont\u00e9e du in marxisme, se tourne vers le communisme. La r\u00e9volution russe de 1917 inspire de nombreux intellectuels europ\u00e9ens, et Kazantz\u00e1kis ne fait pas exception. Il voit dans le communisme l\u2019espoir d\u2019une soci\u00e9t\u00e9 plus juste et \u00e9galitaire, capable de lib\u00e9rer les classes opprim\u00e9es. Il se rend en URSS, o\u00f9 il observe les premi\u00e8res ann\u00e9es du r\u00e9gime sovi\u00e9tique. Cet engagement se refl\u00e8te dans plusieurs de ses \u00e9crits, o\u00f9 il d\u00e9fend l\u2019id\u00e9e de renverser les structures de pouvoir injustes. Toutefois, Kazantz\u00e1kis n\u2019est pas un communiste orthodoxe. S\u2019il est attir\u00e9 par les id\u00e9aux de la r\u00e9volution, il se montre rapidement critique envers les d\u00e9rives autoritaires du r\u00e9gime stalinien, en particulier face aux purges et \u00e0 la r\u00e9pression. Kazantz\u00e1kis commence alors \u00e0 s\u2019\u00e9loigner du marxisme, tout en conservant une forme de sympathie pour la lutte des classes et les id\u00e9aux de justice sociale. {{{Le nationalisme grec : un h\u00e9ritage complexe}}} Parall\u00e8lement \u00e0 son attrait pour le communisme, Kazantz\u00e1kis s\u2019int\u00e9resse \u00e9galement \u00e0 la question nationale grecque. N\u00e9 en Cr\u00e8te, une r\u00e9gion longtemps domin\u00e9e par l\u2019Empire ottoman, il est profond\u00e9ment influenc\u00e9 par les luttes pour l\u2019ind\u00e9pendance de la Gr\u00e8ce. Le nationalisme grec devient une composante importante de sa pens\u00e9e, dans la mesure o\u00f9 il voit dans la culture grecque une force capable de restaurer la dignit\u00e9 de son peuple. Cependant, Kazantz\u00e1kis est loin d\u2019\u00eatre un nationaliste traditionnel. S\u2019il exalte parfois la culture grecque antique, il adopte une vision universelle de la Gr\u00e8ce, qu\u2019il consid\u00e8re comme un pont entre l\u2019Orient et l\u2019Occident. Il c\u00e9l\u00e8bre la richesse spirituelle de la Gr\u00e8ce, mais refuse tout nationalisme ferm\u00e9 ou exclusif. {{{La rupture avec les id\u00e9ologies : vers une qu\u00eate spirituelle}}} Au fur et \u00e0 mesure que Kazantz\u00e1kis m\u00fbrit, il commence \u00e0 se distancer des id\u00e9ologies politiques strictes. Sa critique du communisme, combin\u00e9e \u00e0 sa vision complexe du nationalisme, le pousse vers une r\u00e9flexion plus spirituelle et existentielle. Ce tournant est \u00e9vident dans ses \u0153uvres majeures comme Zorba le Grec, o\u00f9 le personnage principal incarne une philosophie de la vie lib\u00e9r\u00e9e des contraintes politiques ou religieuses. Zorba, ce personnage embl\u00e9matique, vit sans se soucier des id\u00e9ologies ou des dogmes. Il incarne une forme de libert\u00e9 individuelle, o\u00f9 l\u2019exp\u00e9rience directe de la vie prend le pas sur toute th\u00e9orie abstraite. \u00c0 travers Zorba, Kazantz\u00e1kis semble rejeter l\u2019engagement politique traditionnel pour embrasser une qu\u00eate plus profonde, celle de la libert\u00e9 int\u00e9rieure. Ce rejet des syst\u00e8mes rigides se retrouve \u00e9galement dans La Derni\u00e8re Tentation, o\u00f9 Kazantz\u00e1kis explore les doutes int\u00e9rieurs de J\u00e9sus-Christ, humanis\u00e9 par ses luttes intimes. Le message central de Kazantz\u00e1kis devient alors clair : la vraie libert\u00e9 ne se trouve ni dans la politique ni dans la religion, mais dans une qu\u00eate spirituelle personnelle. {{{Un humanisme universel : au-del\u00e0 des fronti\u00e8res politiques}}} Vers la fin de sa vie, Kazantz\u00e1kis adopte un humanisme qui transcende les fronti\u00e8res id\u00e9ologiques. Il ne renie pas ses engagements politiques pass\u00e9s, mais il les voit d\u00e9sormais comme des \u00e9tapes dans sa qu\u00eate de v\u00e9rit\u00e9. Sa philosophie s\u2019\u00e9loigne des r\u00e9ponses simplistes offertes par les id\u00e9ologies pour se concentrer sur l\u2019exp\u00e9rience humaine en tant que telle. Cette recherche de la v\u00e9rit\u00e9 humaine s\u2019accompagne d\u2019une r\u00e9flexion sur la souffrance, le d\u00e9sir de libert\u00e9, et la lutte contre l\u2019absurde. Pour Kazantz\u00e1kis, l\u2019humanit\u00e9 est condamn\u00e9e \u00e0 lutter, \u00e0 se battre pour une libert\u00e9 toujours \u00e0 reconqu\u00e9rir, \u00e0 la fois ext\u00e9rieure et int\u00e9rieure. Kazantz\u00e1kis reste aujourd\u2019hui un \u00e9crivain difficile \u00e0 classer politiquement. Ses vagues engagements politiques t\u00e9moignent d\u2019un esprit toujours en mouvement, jamais satisfait des syst\u00e8mes fig\u00e9s. Son \u0153uvre litt\u00e9raire est travers\u00e9e par cette tension entre engagement et recherche spirituelle, o\u00f9 la question de la libert\u00e9 est toujours centrale. {{{Conclusion : l\u2019h\u00e9ritage politique et philosophique de Nikos Kazantz\u00e1kis}}} Nikos Kazantz\u00e1kis est l\u2019exemple d\u2019un \u00e9crivain qui, tout en \u00e9tant fortement engag\u00e9 politiquement \u00e0 diff\u00e9rents moments de sa vie, a finalement cherch\u00e9 \u00e0 transcender les id\u00e9ologies pour se concentrer sur une r\u00e9flexion plus profonde sur la libert\u00e9 et la condition humaine. Ses \u0153uvres nous invitent \u00e0 r\u00e9fl\u00e9chir non seulement \u00e0 nos engagements politiques, mais aussi \u00e0 nos qu\u00eates personnelles de sens et de v\u00e9rit\u00e9. En d\u00e9finitive, Kazantz\u00e1kis nous montre que la libert\u00e9 v\u00e9ritable ne r\u00e9side ni dans le communisme ni dans le nationalisme, mais dans la lutte constante pour rester fid\u00e8le \u00e0 soi-m\u00eame et \u00e0 l\u2019humanit\u00e9 dans toute sa complexit\u00e9. Cette r\u00e9flexion intemporelle fait de lui un \u00e9crivain profond\u00e9ment pertinent, capable d\u2019inspirer au-del\u00e0 des courants politiques. ", "image": "https:\/\/ledibbouk.net\/IMG\/logo\/img_3135.png?1748065158", "tags": ["Auteurs litt\u00e9raires", "id\u00e9es"] } ,{ "id": "https:\/\/ledibbouk.net\/l-abandon-du-sentimentalisme-dans-la-litterature-contemporaine-la-froideur.html", "url": "https:\/\/ledibbouk.net\/l-abandon-du-sentimentalisme-dans-la-litterature-contemporaine-la-froideur.html", "title": "L'abandon du sentimentalisme dans la litt\u00e9rature contemporaine : la froideur intellectuelle face \u00e0 l'humanisme de Panait Istrati", "date_published": "2024-10-05T06:34:44Z", "date_modified": "2025-02-15T05:58:30Z", "author": {"name": "Patrick Blanchon"}, "content_html": "<\/span>

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Le sentimentalisme est-il toujours le bienvenu dans la litt\u00e9rature contemporaine ?<\/h3>\n

Dans le paysage litt\u00e9raire actuel, l\u2019expression \u00e9motionnelle directe n\u2019est plus aussi pris\u00e9e qu\u2019autrefois. Nous vivons une \u00e9poque o\u00f9 l’ironie et la distanciation sont devenues des signatures de la modernit\u00e9 litt\u00e9raire. Le temps o\u00f9 les \u00e9crivains livraient leurs \u00e9motions sans d\u00e9tour, comme au si\u00e8cle romantique, semble bien loin. Aujourd\u2019hui, l\u2019\u00e9motion est per\u00e7ue avec suspicion, et si elle est pr\u00e9sente, elle doit rester mesur\u00e9e, presque voil\u00e9e, derri\u00e8re des jeux de langage ou des strat\u00e9gies narratives complexes.<\/p>\n

Le sentimentalisme, cette tendance \u00e0 exprimer ouvertement les \u00e9motions et \u00e0 susciter celles des lecteurs, est devenu un terrain glissant. Beaucoup de critiques le jugent simpliste ou d\u00e9pass\u00e9, pr\u00e9f\u00e9rant \u00e0 cela une \u00e9criture qui ma\u00eetrise mieux son sujet, qui domine l\u2019\u00e9motion plut\u00f4t que de se laisser emporter par elle. Ce changement d\u2019approche refl\u00e8te une transformation plus large dans notre mani\u00e8re de concevoir la litt\u00e9rature : ce qui \u00e9tait jadis un signe de profondeur humaine et de v\u00e9rit\u00e9 devient maintenant suspect d\u2019\u00eatre une tentative de manipulation \u00e9motionnelle.<\/p>\n

La froideur intellectuelle : un style dominant ?<\/h3>\n

Aujourd’hui, un nombre croissant d’auteurs choisissent une voie plus distanci\u00e9e, o\u00f9 l\u2019\u00e9motion est contenue, parfois cyniquement renvoy\u00e9e \u00e0 l’arri\u00e8re-plan. Chez des \u00e9crivains comme Michel Houellebecq ou Jonathan Franzen, les personnages ne montrent que rarement des \u00e9lans sentimentaux, et quand ils le font, c\u2019est souvent pour mieux r\u00e9v\u00e9ler leur d\u00e9sillusion ou leur ali\u00e9nation. On ressent alors une distance ironique entre l’auteur et ses propres personnages, comme si toute expression sinc\u00e8re de l’\u00e9motion devait \u00eatre regard\u00e9e avec m\u00e9fiance.<\/p>\n

Ce recours \u00e0 la froideur n\u2019est pas sans raison. Dans un monde satur\u00e9 par des sollicitations \u00e9motionnelles permanentes (r\u00e9seaux sociaux, informations anxiog\u00e8nes, publicit\u00e9s), maintenir une certaine distance semble offrir un refuge. Cette froideur permet aussi une analyse critique plus rigoureuse des ph\u00e9nom\u00e8nes sociaux et politiques, sans que l’\u00e9motion ne prenne le dessus.<\/p>\n

Mais ce choix stylistique a aussi des cons\u00e9quences. \u00c0 force de se tenir \u00e0 distance, ne perd-on pas une part de ce qui fait l’essence m\u00eame de la litt\u00e9rature : la capacit\u00e9 \u00e0 toucher directement le lecteur, \u00e0 cr\u00e9er un lien \u00e9motionnel fort ?<\/p>\n

Panait Istrati : l\u2019humanisme oubli\u00e9 d\u2019un \u00e9crivain du c\u0153ur<\/h3>\n

C\u2019est dans ce contexte que le cas de Panait Istrati devient int\u00e9ressant. Dans ses r\u00e9cits, tels que Les Chardons du Baragan ou Kyra Kyralina, Istrati d\u00e9peint des vies humaines marqu\u00e9es par la mis\u00e8re, l\u2019oppression, mais aussi par la solidarit\u00e9, la r\u00e9volte, et un amour profond de la libert\u00e9. Il ne recule jamais devant l\u2019expression \u00e9motionnelle brute, et c\u2019est cette sinc\u00e9rit\u00e9 qui lui vaut d\u2019\u00eatre aujourd\u2019hui per\u00e7u comme trop sentimental. Pourtant, c\u2019est aussi cette force qui rend son \u0153uvre unique.<\/p>\n

L\u00e0 o\u00f9 la litt\u00e9rature contemporaine tend \u00e0 diss\u00e9quer les \u00e9motions pour en r\u00e9v\u00e9ler les m\u00e9canismes sous-jacents, Istrati les assume pleinement. Ses personnages souffrent, aiment et esp\u00e8rent sans r\u00e9serve, et cette intensit\u00e9 donne \u00e0 ses r\u00e9cits une authenticit\u00e9 puissante, presque oubli\u00e9e aujourd\u2019hui. Mais c\u2019est pr\u00e9cis\u00e9ment cette \u00e9motion sans filtre qui lui vaut d\u2019\u00eatre moins lu, alors que les go\u00fbts litt\u00e9raires \u00e9voluent vers des formes plus retenues, plus ma\u00eetris\u00e9es.<\/p>\n

Red\u00e9couvrir Istrati \u00e0 l\u2019\u00e8re de la distanciation<\/h3>\n

\u00c0 une \u00e9poque o\u00f9 le cynisme et l\u2019ironie semblent dominer, red\u00e9couvrir des auteurs comme Panait Istrati pourrait \u00eatre salutaire. Son humanisme, loin d\u2019\u00eatre na\u00eff, est une forme de r\u00e9sistance face \u00e0 l\u2019ali\u00e9nation croissante de notre \u00e9poque. Istrati croit profond\u00e9ment en la dignit\u00e9 humaine, m\u00eame dans les circonstances les plus tragiques, et c\u2019est cette foi qui traverse ses r\u00e9cits.<\/p>\n

Dans un monde litt\u00e9raire o\u00f9 l\u2019ironie sert souvent \u00e0 se prot\u00e9ger de l\u2019\u00e9motion, l\u2019\u0153uvre d\u2019Istrati rappelle que l\u2019\u00e9motion sinc\u00e8re n\u2019est pas n\u00e9cessairement un pi\u00e8ge. Elle peut aussi \u00eatre un moteur de r\u00e9volte, une force de transformation. Si ses r\u00e9cits r\u00e9sonnent encore aujourd\u2019hui, c\u2019est parce qu\u2019ils touchent \u00e0 quelque chose de fondamental : la capacit\u00e9 des \u00eatres humains \u00e0 ressentir profond\u00e9ment, \u00e0 lutter pour leur dignit\u00e9, m\u00eame face \u00e0 des forces \u00e9crasantes.<\/p>\n

Froideur et sentimentalisme : faut-il vraiment choisir ?<\/h3>\n

En fin de compte, la litt\u00e9rature contemporaine pourrait-elle trouver un \u00e9quilibre entre ces deux tendances ? La froideur intellectuelle a ses vertus, mais elle ne devrait pas n\u00e9cessairement exclure toute \u00e9motion. Panait Istrati nous montre qu\u2019il est possible de faire de la litt\u00e9rature en \u00e9tant \u00e0 la fois engag\u00e9 \u00e9motionnellement et profond\u00e9ment humaniste. Ce que nous risquons de perdre en abandonnant le sentimentalisme, c\u2019est ce lien imm\u00e9diat, ce pouvoir qu\u2019a la litt\u00e9rature de nous toucher au c\u0153ur.<\/p>\n

Peut-\u00eatre est-il temps de r\u00e9int\u00e9grer l\u2019\u00e9motion dans nos r\u00e9cits, sans pour autant renoncer \u00e0 l\u2019intellect. Une litt\u00e9rature \u00e9quilibr\u00e9e, qui marie la rigueur de la pens\u00e9e avec la chaleur de l\u2019\u00e9motion, pourrait alors ouvrir de nouvelles voies, \u00e0 la fois pour les \u00e9crivains et les lecteurs.<\/p>", "content_text": "{{{Le sentimentalisme est-il toujours le bienvenu dans la litt\u00e9rature contemporaine ?}}} Dans le paysage litt\u00e9raire actuel, l\u2019expression \u00e9motionnelle directe n\u2019est plus aussi pris\u00e9e qu\u2019autrefois. Nous vivons une \u00e9poque o\u00f9 l'ironie et la distanciation sont devenues des signatures de la modernit\u00e9 litt\u00e9raire. Le temps o\u00f9 les \u00e9crivains livraient leurs \u00e9motions sans d\u00e9tour, comme au si\u00e8cle romantique, semble bien loin. Aujourd\u2019hui, l\u2019\u00e9motion est per\u00e7ue avec suspicion, et si elle est pr\u00e9sente, elle doit rester mesur\u00e9e, presque voil\u00e9e, derri\u00e8re des jeux de langage ou des strat\u00e9gies narratives complexes. Le sentimentalisme, cette tendance \u00e0 exprimer ouvertement les \u00e9motions et \u00e0 susciter celles des lecteurs, est devenu un terrain glissant. Beaucoup de critiques le jugent simpliste ou d\u00e9pass\u00e9, pr\u00e9f\u00e9rant \u00e0 cela une \u00e9criture qui ma\u00eetrise mieux son sujet, qui domine l\u2019\u00e9motion plut\u00f4t que de se laisser emporter par elle. Ce changement d\u2019approche refl\u00e8te une transformation plus large dans notre mani\u00e8re de concevoir la litt\u00e9rature : ce qui \u00e9tait jadis un signe de profondeur humaine et de v\u00e9rit\u00e9 devient maintenant suspect d\u2019\u00eatre une tentative de manipulation \u00e9motionnelle. {{{La froideur intellectuelle : un style dominant ?}}} Aujourd'hui, un nombre croissant d'auteurs choisissent une voie plus distanci\u00e9e, o\u00f9 l\u2019\u00e9motion est contenue, parfois cyniquement renvoy\u00e9e \u00e0 l'arri\u00e8re-plan. Chez des \u00e9crivains comme Michel Houellebecq ou Jonathan Franzen, les personnages ne montrent que rarement des \u00e9lans sentimentaux, et quand ils le font, c\u2019est souvent pour mieux r\u00e9v\u00e9ler leur d\u00e9sillusion ou leur ali\u00e9nation. On ressent alors une distance ironique entre l'auteur et ses propres personnages, comme si toute expression sinc\u00e8re de l'\u00e9motion devait \u00eatre regard\u00e9e avec m\u00e9fiance. Ce recours \u00e0 la froideur n\u2019est pas sans raison. Dans un monde satur\u00e9 par des sollicitations \u00e9motionnelles permanentes (r\u00e9seaux sociaux, informations anxiog\u00e8nes, publicit\u00e9s), maintenir une certaine distance semble offrir un refuge. Cette froideur permet aussi une analyse critique plus rigoureuse des ph\u00e9nom\u00e8nes sociaux et politiques, sans que l'\u00e9motion ne prenne le dessus. Mais ce choix stylistique a aussi des cons\u00e9quences. \u00c0 force de se tenir \u00e0 distance, ne perd-on pas une part de ce qui fait l'essence m\u00eame de la litt\u00e9rature : la capacit\u00e9 \u00e0 toucher directement le lecteur, \u00e0 cr\u00e9er un lien \u00e9motionnel fort ? {{{Panait Istrati : l\u2019humanisme oubli\u00e9 d\u2019un \u00e9crivain du c\u0153ur}}} C\u2019est dans ce contexte que le cas de Panait Istrati devient int\u00e9ressant. Dans ses r\u00e9cits, tels que Les Chardons du Baragan ou Kyra Kyralina, Istrati d\u00e9peint des vies humaines marqu\u00e9es par la mis\u00e8re, l\u2019oppression, mais aussi par la solidarit\u00e9, la r\u00e9volte, et un amour profond de la libert\u00e9. Il ne recule jamais devant l\u2019expression \u00e9motionnelle brute, et c\u2019est cette sinc\u00e9rit\u00e9 qui lui vaut d\u2019\u00eatre aujourd\u2019hui per\u00e7u comme trop sentimental. Pourtant, c\u2019est aussi cette force qui rend son \u0153uvre unique. L\u00e0 o\u00f9 la litt\u00e9rature contemporaine tend \u00e0 diss\u00e9quer les \u00e9motions pour en r\u00e9v\u00e9ler les m\u00e9canismes sous-jacents, Istrati les assume pleinement. Ses personnages souffrent, aiment et esp\u00e8rent sans r\u00e9serve, et cette intensit\u00e9 donne \u00e0 ses r\u00e9cits une authenticit\u00e9 puissante, presque oubli\u00e9e aujourd\u2019hui. Mais c\u2019est pr\u00e9cis\u00e9ment cette \u00e9motion sans filtre qui lui vaut d\u2019\u00eatre moins lu, alors que les go\u00fbts litt\u00e9raires \u00e9voluent vers des formes plus retenues, plus ma\u00eetris\u00e9es. {{{Red\u00e9couvrir Istrati \u00e0 l\u2019\u00e8re de la distanciation}}} \u00c0 une \u00e9poque o\u00f9 le cynisme et l\u2019ironie semblent dominer, red\u00e9couvrir des auteurs comme Panait Istrati pourrait \u00eatre salutaire. Son humanisme, loin d\u2019\u00eatre na\u00eff, est une forme de r\u00e9sistance face \u00e0 l\u2019ali\u00e9nation croissante de notre \u00e9poque. Istrati croit profond\u00e9ment en la dignit\u00e9 humaine, m\u00eame dans les circonstances les plus tragiques, et c\u2019est cette foi qui traverse ses r\u00e9cits. Dans un monde litt\u00e9raire o\u00f9 l\u2019ironie sert souvent \u00e0 se prot\u00e9ger de l\u2019\u00e9motion, l\u2019\u0153uvre d\u2019Istrati rappelle que l\u2019\u00e9motion sinc\u00e8re n\u2019est pas n\u00e9cessairement un pi\u00e8ge. Elle peut aussi \u00eatre un moteur de r\u00e9volte, une force de transformation. Si ses r\u00e9cits r\u00e9sonnent encore aujourd\u2019hui, c\u2019est parce qu\u2019ils touchent \u00e0 quelque chose de fondamental : la capacit\u00e9 des \u00eatres humains \u00e0 ressentir profond\u00e9ment, \u00e0 lutter pour leur dignit\u00e9, m\u00eame face \u00e0 des forces \u00e9crasantes. {{{Froideur et sentimentalisme : faut-il vraiment choisir ?}}} En fin de compte, la litt\u00e9rature contemporaine pourrait-elle trouver un \u00e9quilibre entre ces deux tendances ? La froideur intellectuelle a ses vertus, mais elle ne devrait pas n\u00e9cessairement exclure toute \u00e9motion. Panait Istrati nous montre qu\u2019il est possible de faire de la litt\u00e9rature en \u00e9tant \u00e0 la fois engag\u00e9 \u00e9motionnellement et profond\u00e9ment humaniste. Ce que nous risquons de perdre en abandonnant le sentimentalisme, c\u2019est ce lien imm\u00e9diat, ce pouvoir qu\u2019a la litt\u00e9rature de nous toucher au c\u0153ur. Peut-\u00eatre est-il temps de r\u00e9int\u00e9grer l\u2019\u00e9motion dans nos r\u00e9cits, sans pour autant renoncer \u00e0 l\u2019intellect. Une litt\u00e9rature \u00e9quilibr\u00e9e, qui marie la rigueur de la pens\u00e9e avec la chaleur de l\u2019\u00e9motion, pourrait alors ouvrir de nouvelles voies, \u00e0 la fois pour les \u00e9crivains et les lecteurs.", "image": "https:\/\/ledibbouk.net\/IMG\/logo\/arton1262-eb5a8.jpg?1748065065", "tags": [] } ,{ "id": "https:\/\/ledibbouk.net\/02-octobre-2024.html", "url": "https:\/\/ledibbouk.net\/02-octobre-2024.html", "title": "02 octobre 2024", "date_published": "2024-10-02T07:11:00Z", "date_modified": "2024-10-19T16:14:55Z", "author": {"name": "Patrick Blanchon"}, "content_html": "<\/span>

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Avancer de trois cases, reculer de quatre. Le mot « sanction » vient facilement \u00e0 l’esprit. Si l’on progresse trop vite, une force nous ram\u00e8ne en arri\u00e8re. Mais qui est « on » ? Est-ce nous-m\u00eames ? Une part obscure de notre \u00eatre ? Un esprit malin ? Une divinit\u00e9 irascible ? Le karma ?<\/p>\n

Il avait pass\u00e9 une bonne partie de la matin\u00e9e \u00e0 se relire. Il revenait sans cesse en arri\u00e8re, non seulement dans les textes qu’il avait \u00e9crits ces dix derni\u00e8res ann\u00e9es, mais aussi dans les photographies accumul\u00e9es sur ses multiples supports num\u00e9riques. Face \u00e0 cette double prolif\u00e9ration de souvenirs et de cr\u00e9ations, il restait perplexe. Que restait-il vraiment de tout cela ? Ce chaos l’avait occup\u00e9 si longtemps.<\/p>\n

Une fois, trois ans auparavant, il avait voulu effacer une partie des textes qu’il avait r\u00e9dig\u00e9s. Aujourd’hui, il le regrettait am\u00e8rement. Quelle folie l’avait pouss\u00e9 \u00e0 un tel geste ? Et pourtant, la m\u00eame folie semblait aujourd’hui le pousser \u00e0 tout effacer \u00e0 nouveau. Vider les disques, vider sa m\u00e9moire. Repartir vers l’inconnu. Effacer les traces du pass\u00e9, sacrifier les efforts pass\u00e9s pour mieux reconstruire, se disait-il.<\/p>\n

Mais cette r\u00e9flexion soulevait trop de questions. Qui \u00e9tait-il pour s’\u00e9riger en juge de lui-m\u00eame, pour d\u00e9cider ce qui \u00e9tait bon ou mauvais, juste ou erron\u00e9 ? Il recula, se leva, s’\u00e9tira. Puis il d\u00e9cida qu’une promenade dans la campagne serait sans doute une bonne id\u00e9e.<\/p>", "content_text": "Avancer de trois cases, reculer de quatre. Le mot \"sanction\" vient facilement \u00e0 l'esprit. Si l'on progresse trop vite, une force nous ram\u00e8ne en arri\u00e8re. Mais qui est \"on\" ? Est-ce nous-m\u00eames ? Une part obscure de notre \u00eatre ? Un esprit malin ? Une divinit\u00e9 irascible ? Le karma ? Il avait pass\u00e9 une bonne partie de la matin\u00e9e \u00e0 se relire. Il revenait sans cesse en arri\u00e8re, non seulement dans les textes qu'il avait \u00e9crits ces dix derni\u00e8res ann\u00e9es, mais aussi dans les photographies accumul\u00e9es sur ses multiples supports num\u00e9riques. Face \u00e0 cette double prolif\u00e9ration de souvenirs et de cr\u00e9ations, il restait perplexe. Que restait-il vraiment de tout cela ? Ce chaos l'avait occup\u00e9 si longtemps. Une fois, trois ans auparavant, il avait voulu effacer une partie des textes qu'il avait r\u00e9dig\u00e9s. Aujourd'hui, il le regrettait am\u00e8rement. Quelle folie l'avait pouss\u00e9 \u00e0 un tel geste ? Et pourtant, la m\u00eame folie semblait aujourd'hui le pousser \u00e0 tout effacer \u00e0 nouveau. Vider les disques, vider sa m\u00e9moire. Repartir vers l'inconnu. Effacer les traces du pass\u00e9, sacrifier les efforts pass\u00e9s pour mieux reconstruire, se disait-il. Mais cette r\u00e9flexion soulevait trop de questions. Qui \u00e9tait-il pour s'\u00e9riger en juge de lui-m\u00eame, pour d\u00e9cider ce qui \u00e9tait bon ou mauvais, juste ou erron\u00e9 ? Il recula, se leva, s'\u00e9tira. Puis il d\u00e9cida qu'une promenade dans la campagne serait sans doute une bonne id\u00e9e.", "image": "https:\/\/ledibbouk.net\/IMG\/logo\/img_0329.jpg?1748065064", "tags": [] } ,{ "id": "https:\/\/ledibbouk.net\/1er-octobre-2024.html", "url": "https:\/\/ledibbouk.net\/1er-octobre-2024.html", "title": "1er octobre 2024", "date_published": "2024-10-01T07:38:00Z", "date_modified": "2025-02-17T01:50:52Z", "author": {"name": "Patrick Blanchon"}, "content_html": "<\/span>

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C\u2019est en le disant qu\u2019on l\u2019est. Voil\u00e0 le grand secret. Pas besoin de preuves, de d\u00e9monstrations \u00e9clatantes ou d\u2019applaudissements. Non, il suffit d\u2019ouvrir la bouche et de prononcer ces quelques mots : « Je suis un g\u00e9nie. » Simple, non ? Un coup de baguette magique, une prof\u00e9ration , et voil\u00e0 que le monde doit s\u2019incliner devant l\u2019\u00e9vidence que vous venez de cr\u00e9er. Car, apr\u00e8s tout, pourquoi attendre que les autres vous qualifient, quand vous pouvez vous \u00e9lever par votre propre d\u00e9claration ?<\/p>\n

Le g\u00e9nie, voyez-vous, n\u2019est pas tant une affaire de talent, que d\u2019affirmation. Il suffit d\u2019y croire, mais surtout de le dire. Une petite phrase, prononc\u00e9e avec un brin de conviction, et hop ! Vous voil\u00e0 dans le cercle restreint des \u00e9lus. Les autres peuvent bien douter, rire, hausser les sourcils, qu\u2019importe. Vous, vous savez. Et ce savoir suffit. En fait, c\u2019est l\u00e0 tout l\u2019art de la chose : ne jamais attendre la reconnaissance du monde. Le g\u00e9nie autoproclam\u00e9 n\u2019a besoin de personne, sauf de lui-m\u00eame.<\/p>\n

Mais tout le monde ne veut pas \u00eatre un g\u00e9nie. C\u2019est un fait, n\u2019est-ce pas ? Il faut bien laisser de la place aux autres. Certains choisiront donc de se proclamer ma\u00e7on, r\u00e9mouleur, portier, croupier, voire m\u00eame d\u00e9put\u00e9, ministre ou pr\u00e9sident. Ah, mais je ne vous apprends rien ! Tout le monde le sait, plus ou moins intuitivement, m\u00eame si personne n\u2019ose le dire \u00e0 haute voix. Cependant, chacun jouera son r\u00f4le avec s\u00e9rieux, tout en faisant semblant de croire \u00e0 je ne sais quelle Providence, Destin, Fortune ou Malchance. Comme si leur sort d\u00e9pendait d\u2019une myst\u00e9rieuse main invisible ! Que voulez-vous, c\u2019est bien plus rassurant de penser que tout cela est guid\u00e9 par quelque force supr\u00eame, plut\u00f4t que de simplement admettre qu\u2019on a soi-m\u00eame choisi sa place, comme on choisit son costume au bal masqu\u00e9.<\/p>\n

Et pourtant, qu\u2019ai-je \u00e0 faire de cette reconnaissance des autres, si moi-m\u00eame, en tout \u00e9tat de cause comme d\u2019effet, je me suis d\u00e9j\u00e0 reconnu pour ce que je suis : un g\u00e9nie ? Pas un g\u00e9nie en devenir, pas un g\u00e9nie potentiel, non ! Un g\u00e9nie accompli, tout entier, complet. Ai-je besoin de preuves, de m\u00e9dailles, ou de lauriers ? Point du tout ! L\u2019essentiel n\u2019est-il pas de savoir soi-m\u00eame ce que l\u2019on est ? Moi, je l\u2019ai su, et je l\u2019ai dit. Voil\u00e0 le secret : se reconna\u00eetre d\u2019abord soi-m\u00eame. Les autres suivront\u2026 ou pas. Mais peu importe, car dans ce grand jeu de la reconnaissance, je suis d\u00e9j\u00e0 le ma\u00eetre, le juge, et la l\u00e9gende.<\/p>\n

Alors, levez-vous, regardez-vous dans le miroir et dites-le : « Je suis un g\u00e9nie. » L\u00e0, c\u2019est fait. Rien de plus \u00e0 prouver. Et si quelqu\u2019un vous demande : « Mais qu\u2019est-ce qui te fait dire \u00e7a ? », r\u00e9pondez simplement : « Parce que je l\u2019ai dit. » Car, au final, c\u2019est celui qui le dit qui l\u2019est. Voil\u00e0 la beaut\u00e9 de ce grand secret : c\u2019est en vous d\u00e9clarant que vous devenez.<\/p>", "content_text": "C\u2019est en le disant qu\u2019on l\u2019est. Voil\u00e0 le grand secret. Pas besoin de preuves, de d\u00e9monstrations \u00e9clatantes ou d\u2019applaudissements. Non, il suffit d\u2019ouvrir la bouche et de prononcer ces quelques mots : \u00ab Je suis un g\u00e9nie. \u00bb Simple, non ? Un coup de baguette magique, une prof\u00e9ration , et voil\u00e0 que le monde doit s\u2019incliner devant l\u2019\u00e9vidence que vous venez de cr\u00e9er. Car, apr\u00e8s tout, pourquoi attendre que les autres vous qualifient, quand vous pouvez vous \u00e9lever par votre propre d\u00e9claration ? Le g\u00e9nie, voyez-vous, n\u2019est pas tant une affaire de talent, que d\u2019affirmation. Il suffit d\u2019y croire, mais surtout de le dire. Une petite phrase, prononc\u00e9e avec un brin de conviction, et hop ! Vous voil\u00e0 dans le cercle restreint des \u00e9lus. Les autres peuvent bien douter, rire, hausser les sourcils, qu\u2019importe. Vous, vous savez. Et ce savoir suffit. En fait, c\u2019est l\u00e0 tout l\u2019art de la chose : ne jamais attendre la reconnaissance du monde. Le g\u00e9nie autoproclam\u00e9 n\u2019a besoin de personne, sauf de lui-m\u00eame. Mais tout le monde ne veut pas \u00eatre un g\u00e9nie. C\u2019est un fait, n\u2019est-ce pas ? Il faut bien laisser de la place aux autres. Certains choisiront donc de se proclamer ma\u00e7on, r\u00e9mouleur, portier, croupier, voire m\u00eame d\u00e9put\u00e9, ministre ou pr\u00e9sident. Ah, mais je ne vous apprends rien ! Tout le monde le sait, plus ou moins intuitivement, m\u00eame si personne n\u2019ose le dire \u00e0 haute voix. Cependant, chacun jouera son r\u00f4le avec s\u00e9rieux, tout en faisant semblant de croire \u00e0 je ne sais quelle Providence, Destin, Fortune ou Malchance. Comme si leur sort d\u00e9pendait d\u2019une myst\u00e9rieuse main invisible ! Que voulez-vous, c\u2019est bien plus rassurant de penser que tout cela est guid\u00e9 par quelque force supr\u00eame, plut\u00f4t que de simplement admettre qu\u2019on a soi-m\u00eame choisi sa place, comme on choisit son costume au bal masqu\u00e9. Et pourtant, qu\u2019ai-je \u00e0 faire de cette reconnaissance des autres, si moi-m\u00eame, en tout \u00e9tat de cause comme d\u2019effet, je me suis d\u00e9j\u00e0 reconnu pour ce que je suis : un g\u00e9nie ? Pas un g\u00e9nie en devenir, pas un g\u00e9nie potentiel, non ! Un g\u00e9nie accompli, tout entier, complet. Ai-je besoin de preuves, de m\u00e9dailles, ou de lauriers ? Point du tout ! L\u2019essentiel n\u2019est-il pas de savoir soi-m\u00eame ce que l\u2019on est ? Moi, je l\u2019ai su, et je l\u2019ai dit. Voil\u00e0 le secret : se reconna\u00eetre d\u2019abord soi-m\u00eame. Les autres suivront\u2026 ou pas. Mais peu importe, car dans ce grand jeu de la reconnaissance, je suis d\u00e9j\u00e0 le ma\u00eetre, le juge, et la l\u00e9gende. Alors, levez-vous, regardez-vous dans le miroir et dites-le : \u00ab Je suis un g\u00e9nie. \u00bb L\u00e0, c\u2019est fait. Rien de plus \u00e0 prouver. Et si quelqu\u2019un vous demande : \u00ab Mais qu\u2019est-ce qui te fait dire \u00e7a ? \u00bb, r\u00e9pondez simplement : \u00ab Parce que je l\u2019ai dit. \u00bb Car, au final, c\u2019est celui qui le dit qui l\u2019est. Voil\u00e0 la beaut\u00e9 de ce grand secret : c\u2019est en vous d\u00e9clarant que vous devenez.", "image": "https:\/\/ledibbouk.net\/IMG\/logo\/bruxelles_manneken_pis_cropped.jpg?1748065099", "tags": ["\u00e9criture fragmentaire", "Autofiction et Introspection"] } ] }