{ "version": "https://jsonfeed.org/version/1.1", "title": "Le dibbouk", "home_page_url": "https:\/\/ledibbouk.net\/", "feed_url": "https:\/\/ledibbouk.net\/spip.php?page=feed_json", "language": "fr-FR", "items": [ { "id": "https:\/\/ledibbouk.net\/ce-genre-de-phrase.html", "url": "https:\/\/ledibbouk.net\/ce-genre-de-phrase.html", "title": "ce genre de phrase ", "date_published": "2025-11-27T07:41:56Z", "date_modified": "2025-11-29T08:43:11Z", "author": {"name": "Patrick Blanchon"}, "content_html": "
\n

Je la revois dans les tiroirs de la commode \u2013 c\u2019est par ici qu\u2019il fallait commencer, j\u2019en \u00e9tais s\u00fbr, par cette commode centenaire h\u00e9rit\u00e9e de mon p\u00e8re, avec son plateau de marbre gris et rose fendu \u00e0 l\u2019angle sup\u00e9rieur gauche, son triangle presque isoc\u00e8le qui n\u2019a jamais \u00e9t\u00e9 perdu et qui reste l\u00e0, flottant comme un \u00eelot en forme de part de tarte ou de pizza \u2013 mais cass\u00e9 depuis quand et par qui ? \u2013 et qui n\u2019a jamais \u00e9t\u00e9 perdu ni jet\u00e9, m\u00eame si la commode, en un si\u00e8cle, n\u2019a sans doute pas subi un seul d\u00e9m\u00e9nagement, ou quelques-uns qu\u2019elle n\u2019aura v\u00e9cus qu\u2019\u00e0 l\u2019int\u00e9rieur de la maison, passant peut-\u00eatre, tra\u00een\u00e9e par deux saisonniers r\u00e9quisitionn\u00e9s pour l\u2019occasion, du rez-de-chauss\u00e9e au couloir de l\u2019\u00e9tage pour finir ici, dans la chambre du cerisier, qu\u2019on appelle chambre du cerisier depuis toujours, en sachant que ce toujours a commenc\u00e9 bien avant moi et avant mon p\u00e8re, qui lui aussi l\u2019appelait chambre du cerisier \u2013 depuis toujours nous a-t-il affirm\u00e9, sorte de v\u00e9rit\u00e9 ant\u00e9diluvienne nimb\u00e9e d\u2019une aura qu\u2019on percevait dans l\u2019intonation qu\u2019il avait en pronon\u00e7ant ce toujours, l\u2019air impressionn\u00e9 par le mot \u2013, surpris m\u00eame qu\u2019on lui demande confirmation, comme s\u2019il \u00e9tait indign\u00e9 qu\u2019on ait pu imaginer, nous, ses enfants, un avant le cerisier, un avant la chambre, comme si dans son esprit chambre et cerisier \u00e9taient li\u00e9s depuis l\u2019\u00e9ternit\u00e9. Pour nous, c\u2019est la chambre du cerisier et ce le sera encore longtemps, m\u00eame si plus personne n\u2019habite cette maison en hiver, les uns et les autres ne revenant s\u2019y pr\u00e9lasser que pendant les vacances scolaires en avril, parfois des week-ends avant que d\u00e9barque toute la fratrie, les femmes et les enfants d\u2019abord, mais aussi les cousins, les cousines, les amis et les amies d\u2019amis, tout ce petit peuple d\u2019\u00e9t\u00e9 qu\u2019on retrouve tous les ans, sirotant \u00e0 l\u2019ombre du cerisier ou des magnolias des Negronis et des Spritz pour les plus citadins d\u2019entre eux, du ros\u00e9 pamplemousse pour ceux qui sont rest\u00e9s vivre \u00e0 une encablure de la maison.<\/p>\n<\/blockquote>\n

Quelque chose, dans cette phrase inaugurale, me rebute au point de me tenter de ne pas poursuivre la lecture. Je pourrais adresser exactement la m\u00eame remarque \u00e0 l\u2019une de mes phrases : \u00e0 la diff\u00e9rence pr\u00e8s que, dans mon cas, j\u2019aurais la possibilit\u00e9 de la couper, de la jeter, de la reprendre jusqu\u2019\u00e0 ce qu\u2019elle co\u00efncide avec ma n\u00e9cessit\u00e9. Ici, j\u2019ai le sentiment qu\u2019on lui a donn\u00e9 un r\u00f4le de vitrine : phrase-sympt\u00f4me, phrase-programme, cens\u00e9e prouver d\u2019embl\u00e9e ce que le livre sait faire.<\/p>\n

Or c\u2019est justement ce « savoir faire » qui m\u2019ennuie : la phrase tient debout, elle est ma\u00eetris\u00e9e, elle accroche un lieu, une m\u00e9moire, une mythologie familiale, mais je la sens occup\u00e9e \u00e0 se montrer au travail. J\u2019y vois une d\u00e9monstration de force syntaxique dont, chez moi, j\u2019aurais honte. Ma r\u00e9action est d\u2019abord \u00e9pidermique : je r\u00e9siste, je n\u2019ai pas envie d\u2019entrer dans un roman qui commence par se regarder \u00e9crire.<\/p>\n

Ensuite je me raisonne : peut-\u00eatre, puisqu\u2019il s\u2019agit d\u2019une ouverture, les centaines de pages suivantes serviront-elles justement \u00e0 resserrer, \u00e0 faire plus bref, plus net, plus impitoyable. Je feuillette, je vais \u00e0 la fin du volume, sans trouver de garantie. Alors je me demande si ce n\u2019est pas moi qui suis en cause, \u00e9puis\u00e9 par mon propre travail de r\u00e9\u00e9criture, sans r\u00e9serve d\u2019indulgence pour ce genre de d\u00e9ploiement. Peut-\u00eatre n\u2019est-ce qu\u2019un effet de miroir.<\/p>\n

Je n\u2019ai ni le temps ni l\u2019envie, aujourd\u2019hui, d\u2019\u00e9lucider tout cela. Je repose le livre pour plus tard et je retourne \u00e0 mes moutons : mes phrases, avec cette id\u00e9e tenace que ce que je refuse chez l\u2019autre, je dois \u00eatre pr\u00eat \u00e0 le couper chez moi.<\/p>\n