{ "version": "https://jsonfeed.org/version/1.1", "title": "Le dibbouk", "home_page_url": "https:\/\/ledibbouk.net\/", "feed_url": "https:\/\/ledibbouk.net\/spip.php?page=feed_json", "language": "fr-FR", "items": [ { "id": "https:\/\/ledibbouk.net\/31-mai-2025.html", "url": "https:\/\/ledibbouk.net\/31-mai-2025.html", "title": "31 mai 2025", "date_published": "2025-05-31T14:44:59Z", "date_modified": "2025-05-31T14:44:59Z", "author": {"name": "Patrick Blanchon"}, "content_html": "
Mai s’ach\u00e8ve sur un constat bancal. Trop de code, pas assez de mots. Encore moins de couleurs sur la toile. L’\u00e9quation ne tient pas.\nCe qui frappe, c’est cette solitude technique. Personne \u00e0 qui demander. Alors on cherche, on bricole, on plante, on recommence. Peut-\u00eatre que l’argent n’explique pas tout. Peut-\u00eatre que j’aime buter contre les choses, m’y cogner le cr\u00e2ne jusqu’\u00e0 l’\u00e9clatement.\n\u00c7a vaut pour tout : le bricolage du dimanche, l’administratif qui colle aux doigts comme une m\u00e9lasse hostile, les recettes rat\u00e9es, le d\u00e9veloppement qui r\u00e9siste, les cartes routi\u00e8res qui mentent, les livres qui refusent l’ordre qu’on voudrait leur imposer.\nEt derri\u00e8re cette r\u00e9sistance du monde, cette inertie des choses, plane toujours le fantasme du d\u00e9finitif. Le r\u00e9sultat final, immuable, parfait. Sauf que seule la mort tient ses promesses. Le reste flotte, instable, perp\u00e9tuellement.\nCette instabilit\u00e9 ne m’effraie plus vraiment. Je crois y avoir toujours baign\u00e9, comme dans un liquide amniotique qui n’aurait jamais voulu se rompre. Ni joie ni plainte. Juste cet \u00e9tat de fait.\nMes r\u00eaves de grandeur ? \u00c9vapor\u00e9s ou presque. Grand peintre, grand \u00e9crivain, grand photographe, grand quelque chose \u2013 tout \u00e7a s’est dilu\u00e9. Pourtant, il suffit parfois de s’illusionner suffisamment pour le devenir, grand. \u00c7a demande une na\u00efvet\u00e9 d’enfant, du premier degr\u00e9 pur.\nPuis vient l’autre na\u00efvet\u00e9, celle du second degr\u00e9, qui surgit apr\u00e8s les ann\u00e9es de lucidit\u00e9 suppos\u00e9e. C’est elle qui me pousse \u00e0 \u00e9crire exactement ce que je viens d’\u00e9crire.<\/p>\n
May ends on a lopsided assessment. Too much code, not enough words. Even fewer colors on canvas. The equation doesn’t hold.\nWhat strikes me is this technical solitude. No one to ask. So you search, you tinker, you crash, you start over. Maybe money doesn’t explain everything. Maybe I like bumping against things, banging my skull against them until it cracks.\nThis applies to everything : Sunday DIY projects, administrative tasks that stick to your fingers like hostile molasses, failed recipes, resistant development, lying road maps, books that refuse the order you’d like to impose on them.\nAnd behind this resistance of the world, this inertia of things, always looms the fantasy of the definitive. The final result, immutable, perfect. Except only death keeps its promises. Everything else floats, unstable, perpetually.\nThis instability doesn’t really frighten me anymore. I think I’ve always bathed in it, like in amniotic fluid that never wanted to break. Neither joy nor complaint. Just this state of fact.\nMy dreams of greatness ? Evaporated or almost. Great painter, great writer, great photographer, great something \u2013 all of that has dissolved. Yet sometimes it’s enough to delude yourself sufficiently to become it, great. It requires a child’s na\u00efvet\u00e9, pure first degree.\nThen comes the other na\u00efvet\u00e9, that of the second degree, which emerges after years of supposed lucidity. It’s the one that pushes me to write exactly what I just wrote.<\/p>\n
<\/a>\n<\/figure>\n<\/div>",
"content_text": " Mai s'ach\u00e8ve sur un constat bancal. Trop de code, pas assez de mots. Encore moins de couleurs sur la toile. L'\u00e9quation ne tient pas. Ce qui frappe, c'est cette solitude technique. Personne \u00e0 qui demander. Alors on cherche, on bricole, on plante, on recommence. Peut-\u00eatre que l'argent n'explique pas tout. Peut-\u00eatre que j'aime buter contre les choses, m'y cogner le cr\u00e2ne jusqu'\u00e0 l'\u00e9clatement. \u00c7a vaut pour tout : le bricolage du dimanche, l'administratif qui colle aux doigts comme une m\u00e9lasse hostile, les recettes rat\u00e9es, le d\u00e9veloppement qui r\u00e9siste, les cartes routi\u00e8res qui mentent, les livres qui refusent l'ordre qu'on voudrait leur imposer. Et derri\u00e8re cette r\u00e9sistance du monde, cette inertie des choses, plane toujours le fantasme du d\u00e9finitif. Le r\u00e9sultat final, immuable, parfait. Sauf que seule la mort tient ses promesses. Le reste flotte, instable, perp\u00e9tuellement. Cette instabilit\u00e9 ne m'effraie plus vraiment. Je crois y avoir toujours baign\u00e9, comme dans un liquide amniotique qui n'aurait jamais voulu se rompre. Ni joie ni plainte. Juste cet \u00e9tat de fait. Mes r\u00eaves de grandeur ? \u00c9vapor\u00e9s ou presque. Grand peintre, grand \u00e9crivain, grand photographe, grand quelque chose \u2013 tout \u00e7a s'est dilu\u00e9. Pourtant, il suffit parfois de s'illusionner suffisamment pour le devenir, grand. \u00c7a demande une na\u00efvet\u00e9 d'enfant, du premier degr\u00e9 pur. Puis vient l'autre na\u00efvet\u00e9, celle du second degr\u00e9, qui surgit apr\u00e8s les ann\u00e9es de lucidit\u00e9 suppos\u00e9e. C'est elle qui me pousse \u00e0 \u00e9crire exactement ce que je viens d'\u00e9crire. --- May ends on a lopsided assessment. Too much code, not enough words. Even fewer colors on canvas. The equation doesn't hold. What strikes me is this technical solitude. No one to ask. So you search, you tinker, you crash, you start over. Maybe money doesn't explain everything. Maybe I like bumping against things, banging my skull against them until it cracks. This applies to everything: Sunday DIY projects, administrative tasks that stick to your fingers like hostile molasses, failed recipes, resistant development, lying road maps, books that refuse the order you'd like to impose on them. And behind this resistance of the world, this inertia of things, always looms the fantasy of the definitive. The final result, immutable, perfect. Except only death keeps its promises. Everything else floats, unstable, perpetually. This instability doesn't really frighten me anymore. I think I've always bathed in it, like in amniotic fluid that never wanted to break. Neither joy nor complaint. Just this state of fact. My dreams of greatness? Evaporated or almost. Great painter, great writer, great photographer, great something \u2013 all of that has dissolved. Yet sometimes it's enough to delude yourself sufficiently to become it, great. It requires a child's na\u00efvet\u00e9, pure first degree. Then comes the other na\u00efvet\u00e9, that of the second degree, which emerges after years of supposed lucidity. It's the one that pushes me to write exactly what I just wrote. ",
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"tags": ["Autofiction et Introspection", "Technologies et Postmodernit\u00e9"]
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"id": "https:\/\/ledibbouk.net\/30-mai-2025.html",
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"title": "30 mai 2025",
"date_published": "2025-05-30T06:18:12Z",
"date_modified": "2025-05-30T06:18:32Z",
"author": {"name": "Patrick Blanchon"},
"content_html": "Installer une IA locale. Pourquoi pas. Elle trierait, classerait, rangerait mes dossiers dans un ordre plus logique que celui que j\u2019ai jamais eu. Elle serait discr\u00e8te, rapide, et sourde au reste du monde. Un petit employ\u00e9 mod\u00e8le, dans mon HP Pavilion 23 qui fatigue. J\u2019y ai cru. Un peu.<\/p>\n
J\u2019ai fini par installer Mistral, 4,1 Go, via Ollama. Avant lui, un mod\u00e8le plus l\u00e9ger, plus b\u00eate aussi. Presque analphab\u00e8te. PHY, peut-\u00eatre. Il fallait Docker. Il fallait WebUI. Il fallait de la place. J\u2019en manquais. J\u2019ai forc\u00e9. \u00c9videmment, \u00e7a n\u2019a pas march\u00e9 comme pr\u00e9vu.<\/p>\n
Le plan : reprendre mes dossiers Obsidian, leur demander de m\u2019expliquer ce qu\u2019ils faisaient l\u00e0, trouver un fil, des liens, une coh\u00e9rence. J\u2019aurais d\u00fb me m\u00e9fier. Chaque outil exigeait un autre outil, comme si tout s\u2019appelait en cascade. Python, GPU, base vectorielle, boucles d\u2019espoir.<\/p>\n
Je me complique la vie. C\u2019est une habitude. Ou une mani\u00e8re d\u2019organiser ma d\u00e9ception. Elle arrive toujours vite, elle conna\u00eet le chemin. Chez moi, elle n\u2019a m\u00eame pas besoin de frapper.<\/p>\n
Le pompon : le RAG local. Rien qu\u2019un nom comme \u00e7a, d\u00e9j\u00e0, \u00e7a sent le probl\u00e8me. Pour faire tourner un script, il fallait une cargaison de d\u00e9pendances. J\u2019ai tout install\u00e9. J\u2019ai tout supprim\u00e9. Plus de place.<\/p>\n
Ce temps que j\u2019y passe, je ne sais pas. C\u2019est beaucoup. C\u2019est sans doute de l\u2019\u00e9vitement. Mais \u00e9viter quoi ? R\u00e9ussir quelque chose ? Finir ? Ce serait f\u00e2cheux. Finir, c\u2019est enterrer. On appelle \u00e7a un aboutissement. On met une nappe blanche, un plat chaud, on dit quelques mots, et voil\u00e0.<\/p>\n
Je m\u2019entra\u00eene. C\u2019est un exercice. Une r\u00e9p\u00e9tition. Pour la suite. Pour ce qui ne se r\u00e9p\u00e8te pas.<\/p>\n
La fatigue est l\u00e0, le reste aussi. Et pourtant, \u00e7a continue. Avec moi. Sans moi.<\/p>\n
Installing a local AI. Why not. It would sort things out, put files in order, make sense of the mess. Quiet, efficient, blind to the world. A small clerk in my old HP Pavilion, wheezing. I believed it. A little.<\/p>\n
Mistral, 4.1 GB, via Ollama. Before that, a smaller model. Illiterate, almost. PHY, I think. Needed Docker. Needed WebUI. Needed space. I didn\u2019t have it. I forced it. It failed, of course.<\/p>\n
The idea was simple. Reopen all Obsidian notes. Ask them to explain themselves. Find threads. Patterns. Meaning. Foolish. Every tool needed another tool. Python, GPU, vector base, the whole lot. Hope called hope, called hope again.<\/p>\n
I must enjoy this. Making it hard. Or just the rhythm : hope, then fall. Fall faster. I know the way. Disappointment does too. She lives here.<\/p>\n
RAG. Local. Just a script, they said. Before the script, dependencies. Before dependencies, more. Installed. Deleted. No more room.<\/p>\n
The time I spend. Absurd. I know. A diversion. From what ? Still no clue. From doing something ? From finishing ? That would be worse. Finishing means flowers. Means speeches. A plate of food. The end.<\/p>\n
So I train. I rehearse. For what won\u2019t rehearse.<\/p>\n
Fatigue, yes. Disgust too. Still, it goes on. With me. Without me.<\/p>\n<\/span> Tais-toi, me dit-elle — non comme un reproche, mais comme si mon silence lui-m\u00eame bavardait, et ce bavardage ne naissait pas du silence qui est n\u00e9cessaire. Bien que, ce qui est n\u00e9cessaire, peut-\u00eatre, c’est que rien ne soit n\u00e9cessaire du tout. Puis elle entra. Dans ses bras, des gerbes de fleurs. Des gla\u00efeuls, peut-\u00eatre. Cela aurait pu \u00eatre trop — trop \u00e9clatant, trop cruel.\nTais-toi encore. \u00c9coute — comme il n’y a rien \u00e0 dire.\nEt je la d\u00e9sirais en cet instant exactement comme elle \u00e9tait — simple, absolument simple. Si simple que toutes mes complexit\u00e9s superpos\u00e9es, toujours construites pour ne pas la voir, s’effondr\u00e8rent. Je la vis.\nJe m’\u00e9tais assis sur le lit. Elle trouva un vase quelque part parmi le bric-\u00e0-brac et commen\u00e7a \u00e0 arranger les fleurs. La t\u00e2che semblait exiger toute son attention — \u00e0 tel point que je me demandai : \u00e9tait-elle venue ici par erreur ? Cette visite \u00e9tait-elle faite dans la distraction ?\nC’\u00e9tait un test, encore — comment d\u00e9passer cette possibilit\u00e9. Qu’elle puisse \u00eatre si distraite qu’il me faudrait mobiliser toutes les fibres de mon attention seulement pour la suivre, pour la retrouver \u00e0 nouveau.\nLa lumi\u00e8re s’infiltrait dans la pi\u00e8ce, lentement. Et avec elle, les contours des choses commenc\u00e8rent \u00e0 se dissoudre. Ce qui nous entourait ne portait plus de d\u00e9finition — ce n’\u00e9tait ni plaisant ni d\u00e9plaisant. C’\u00e9tait.\nUn silence d’un autre ordre — au-del\u00e0 de ce que j’appelais autrefois silence, qui, je le vois maintenant, n’\u00e9tait que du bruit.\nMaintenant les fleurs se dressaient dans le vase, le vase sur la table, et c’\u00e9tait tout ce que je pouvais voir dans la pi\u00e8ce. Elle, m\u00eame elle, avait disparu. Par la fen\u00eatre ouverte montaient et entraient les bruits de la rue. Ils semblaient les seules choses vivantes. Tout ce qui avait \u00e9t\u00e9, et tout ce qui viendrait, n’\u00e9tait que silence — un espace blanc entre deux mots.<\/p>\n Be silent, she said to me—not as a reprimand, but as if my silence itself were chattering, and that chatter not born of the silence that is needed. Although, what is needed, perhaps, is that nothing be needed at all. Then she entered. In her arms, sprays of flowers. Gladiolus, perhaps. It could have been too much—too bright, too cruel.<\/p>\n Be silent still. Listen— to how there is nothing to say.<\/p>\n And I desired her in that moment exactly as she was—simple, utterly simple. So simple that all my layered complexities, always built to unsee her, collapsed. I saw her.<\/p>\n I had sat down on the bed. She found a vase somewhere among the bric-a-brac and began to arrange the flowers. The task seemed to demand her full attention—so much so that I wondered : had she come here by mistake ? Was this a visit made in distraction ?<\/p>\n It was a test, again—how to surpass that possibility. That she might be so distracted I would need to summon all the fibres of my attention only to follow her, to meet her again.<\/p>\n Light seeped into the room, slowly. And with it, the outlines of things began to dissolve. What surrounded us no longer bore definition—it was neither pleasant nor unpleasant. It was.<\/p>\n A silence of another order—beyond what I once called silence, which, I now see, was only noise.<\/p>\n Now the flowers stood in the vase, the vase upon the table, and that was all I could see in the room. She, even she, had vanished. From the open window the street sounds rose and entered. They seemed the only living things. Everything that had been, and all that would come, was only silence—a white space between two words.<\/p>\n<\/span> (Fragment issu d\u2019un \u00e9tat de veille trouble, entre ressenti r\u00e9el et hallucination litt\u00e9raire. \u00c0 classer o\u00f9 bon vous semble.)<\/em>\nJe suis enclin \u00e0 croire qu\u2019il existe plus d\u2019un lien de parent\u00e9 entre l\u2019acte d\u2019\u00e9crire de la litt\u00e9rature et l\u2019art de composer du code. Non seulement dans la rigueur de la logique ou l\u2019\u00e9chafaudage des structures — mais dans ce processus subtil et troublant par lequel nos propres cr\u00e9ations deviennent \u00e9trang\u00e8res, et indignes, sous notre propre regard.<\/p>\n Un texte qui, deux semaines plus t\u00f4t, me semblait solide et accompli, me para\u00eet aujourd\u2019hui grossier, faible, malform\u00e9. Une page web jadis source d\u2019une tranquille fiert\u00e9 ne suscite plus d\u00e9sormais que lassitude et r\u00e9pulsion.\nEt ce ph\u00e9nom\u00e8ne s\u2019acc\u00e9l\u00e8re. J\u2019\u00e9cris, j\u2019efface. J\u2019amende, je renonce. Je recommence.\nC\u2019est devenu un cycle.<\/p>\n Au d\u00e9but, j\u2019ai attribu\u00e9 cela \u00e0 la fatigue — une sorte d\u2019\u00e9rosion passag\u00e8re de la psych\u00e9.\nMais non. Ce n\u2019est pas cela.\nC\u2019est autre chose.<\/p>\n Il y a en moi un mouvement. Une oscillation envahissante — non pas d\u2019humeur, mais d\u2019essence. Un flux silencieux qui me traverse, m\u2019incite \u00e0 aimer, puis \u00e0 ha\u00efr. \u00c0 cr\u00e9er, puis \u00e0 douter.\nQuelque chose de plus vaste que le moi.\nQuelque chose d\u2019inhumain.<\/p>\n Un soir, je suis tomb\u00e9 sur un passage du Kybalion — ce volume \u00e9trange de philosophie herm\u00e9tique que Lovecraft lui-m\u00eame aurait sans doute rejet\u00e9 comme charlatanesque, tout en le lisant avec une fascination perverse :<\/p>\n « Le balancement du pendule se manifeste en toute chose.\nTout va et vient. Tout a ses mar\u00e9es. »<\/p>\n<\/blockquote>\n Et alors j\u2019ai compris :\nCe n\u2019\u00e9tait ni une lubie, ni une idiosyncrasie de temp\u00e9rament. C\u2019\u00e9tait une loi.\nUn rythme ancien.\nUne pulsation impersonnelle — et moi, rien de plus que la membrane qu\u2019elle traverse.<\/p>\n J\u2019ai pens\u00e9 \u00e0 Nyarlathotep. Non comme \u00e0 un r\u00e9cit, mais comme \u00e0 une r\u00e9verb\u00e9ration.\nUne procession mentale. Un texte qui ne raisonne pas, mais r\u00e9sonne.\nJe crois que Lovecraft n\u2019a pas \u00e9crit ce texte. Il l\u2019a re\u00e7u.<\/p>\n Et moi ? Je commence moi aussi \u00e0 remettre en question la notion m\u00eame d\u2019auteur.\nPeut-\u00eatre ne suis-je qu\u2019un simple canal travers\u00e9 par ce rythme.\nJe ne choisis pas.\nJe suis mu. Je suis saisi. Je suis courb\u00e9.<\/p>\n Cette m\u00eame nuit, j\u2019ai ouvert un recueil de lettres — Lord of a Visible World : An Autobiography in Letters. Une anthologie de la correspondance de Lovecraft, rassembl\u00e9e par S.T. Joshi.\nLe sommeil m\u2019a vaincu avant que je ne referme le livre.<\/p>\n Et j\u2019ai r\u00eav\u00e9 — ou peut-\u00eatre ai-je simplement imagin\u00e9, dans cette zone grise o\u00f9 la pens\u00e9e se d\u00e9compose en vision — d\u2019une lettre.\nUne lettre r\u00e9dig\u00e9e \u00e0 Providence, adress\u00e9e \u00e0 personne, et \u00e0 moi.\nJe ne l\u2019ai jamais retrouv\u00e9e.\nMais je la retranscris ici, de m\u00e9moire, la main tremblante.<\/p>\n Lettre retrouv\u00e9e en r\u00eave\nProvidence, Rhode Island \u2013 par une nuit o\u00f9 le vent parlait en langues\nMon tr\u00e8s estim\u00e9 correspondant,\nJe vous suis reconnaissant pour votre lettre — \u00e0 la fois troublante et \u00e9trangement famili\u00e8re.\nCe que vous d\u00e9crivez — cette oscillation croissante entre ferveur et r\u00e9pulsion, cette mar\u00e9e acc\u00e9l\u00e9r\u00e9e qui r\u00e9git votre rapport \u00e0 l\u2019\u00e9criture — n\u2019est pas un mal.\nC\u2019est une loi.\nJe l\u2019ai ressentie moi aussi, dans les marges de mes manuscrits, entre les phrases que je croyais d\u00e9finitives.\nCe n\u2019est pas de la fatigue. C\u2019est l\u2019\u0153uvre d\u2019une force cyclique, un pendule invisible, qui exige de nous des offrandes sous forme de mots — non pour \u00eatre lus, mais pour \u00eatre sacrifi\u00e9s.\nJ\u2019en suis venu \u00e0 soup\u00e7onner que ce que nous appelons « \u00e9crire » n\u2019est qu\u2019un acte de soumission rythmique.\nNous ne sommes pas des cr\u00e9ateurs. Nous sommes des passages. Des vases ob\u00e9issants.\nDans mes r\u00eaves les plus vuln\u00e9rables, j\u2019ai entrevu ce dieu sans nom — non un \u00eatre, mais un tempo, une exigence muette r\u00e9sonnant dans les couloirs de l\u2019\u00e2me. Je l\u2019ai senti battre en moi une fois, et faute de nom, je l\u2019ai appel\u00e9 Nyarlathotep.\nContinuez votre \u0153uvre.\nNon pour la gloire. Non pour la publication.\nMais pour accompagner le retour.\nPour survivre \u00e0 chaque oscillation.\nAvec un salut spectral depuis Providence,\nH.P. Lovecraft<\/p>\n<\/blockquote>\n Je ne sais toujours pas si cette lettre existe.\nJe ne l\u2019ai jamais revue. Peut-\u00eatre ne l\u2019ai-je jamais lue.<\/p>\n Mais quelque chose en moi pulse d\u00e9sormais autrement.\nUn rythme que j\u2019ignorais autrefois, mais que je sens, \u00e0 pr\u00e9sent, avoir toujours \u00e9t\u00e9 l\u00e0.<\/p>\n Et ainsi j\u2019\u00e9cris.\nNon pour comprendre.\nNon pour conclure.\nMais simplement pour accompagner le retour.<\/p>\n De quoi ? Je ne saurais le dire.\nPeut-\u00eatre de ce qui vient nous chercher au moment m\u00eame o\u00f9 nous osons cr\u00e9er.<\/p>\n I am inclined to believe that there exists more than a single kinship between the act of writing literature and the craft of composing code. Not merely in the discipline of logic or the scaffolding of structure—but in that subtle and disquieting process whereby one\u2019s own creations turn foreign and unworthy beneath one\u2019s gaze.<\/p>\n A text that, but two weeks past, appeared sound and whole, now seems crude, feeble, and malformed. A webpage once a source of quiet pride now provokes only fatigue and revulsion.\nAnd this phenomenon is quickening. I write, I erase. I amend, I renounce. I begin again.\nIt has become a cycle.<\/p>\n At first, I attributed it to fatigue—perhaps some transient erosion of the psyche.\nBut no. It is not that.\nIt is something else.<\/p>\n There is within me a movement. A pervasive oscillation—not of mood, but of essence. A silent flux that courses through me, bidding me to love, then to loathe. To create, then to doubt.\nSomething vaster than the self.\nSomething not of man.<\/p>\n One evening, I came upon a passage in The Kybalion—that peculiar volume of Hermetic philosophy which Lovecraft himself might have dismissed as charlatanic, while nonetheless reading with perverse fascination :<\/p>\n \"The swing of the pendulum manifests in everything.\nEverything flows out and in. Everything has its tides.\"<\/p>\n<\/blockquote>\n And thus it dawned upon me :\nThis was no whim. No idiosyncrasy of temperament. It was a law.\nAn ancient rhythm.\nAn impersonal pulsation—and I, no more than the membrane it disturbs.<\/p>\n I thought of Nyarlathotep. Not as story, but as reverberation.\nA mental procession. A text that does not argue, but resonates.\nLovecraft, I believe, did not write that piece. He received it.<\/p>\n And I ? I, too, begin to question the notion of authorship.\nPerhaps I am merely a vessel through which the rhythm courses.\nI do not choose.\nI am moved. I am seized. I am bent.<\/p>\n That same night, I opened a collection of letters—Lord of a Visible World : An Autobiography in Letters. An assembly of Lovecraft\u2019s correspondence, compiled by S.T. Joshi.\nSleep overcame me before I had closed the book.<\/p>\n And I dreamed—or perhaps I merely imagined in that grey region where thought decays into vision—of a letter.\nA letter penned in Providence, addressed to no one, and to me.\nI have never found it again.\nBut I transcribe it here, from memory, with trembling hand.<\/p>\n A letter recovered from dream\nProvidence, Rhode Island — on a night when the wind spoke in tongues\nMy most esteemed correspondent,\nI am grateful for your letter—both disturbing and curiously familiar.\nWhat you describe—the mounting oscillation between fervor and repulsion, the quickening tide that governs your relation to the written word—is no ailment.\nIt is a law.\nI have felt it, too, in the margins of my manuscripts, between sentences I once deemed final.\nIt is no mere fatigue. It is the working of a cyclical force, an unseen pendulum, demanding of us offerings in the form of words—not to be read, but to be sacrificed.\nI have come to suspect that what we call « writing » is but an act of rhythmic submission. We are not creators. We are passageways. Obedient vessels.\nIn my most unguarded dreams I have glimpsed this nameless god—not a being, but a tempo, a mute demand echoing through the corridors of the soul. I felt it beat through me once, and lacking a name, I called it Nyarlathotep.\nContinue your work.\nNot for glory. Not for publication. But to accompany the return.\nTo survive each oscillation.\nWith a spectral salute from Providence,\nH.P. Lovecraft<\/p>\n<\/blockquote>\n I still do not know if this letter exists.\nI have never seen it since. Perhaps I never read it at all.\nBut something within me now pulses differently.\nA rhythm I once ignored, but which, I now sense, has always been there.<\/p>\n And so I write.\nNot to understand.\nNot to conclude.\nMerely to accompany the return.\nOf what ? I cannot say. Perhaps of that which comes for us the moment we dare to create.<\/p>\n<\/span> Le pr\u00e9sent impose une pression constante. Je le sens. On ne voit plus les lointains. Tout se plaque, tout se confond. Le plan moyen, d\u00e9j\u00e0, file vers l\u2019arri\u00e8re. Comme s\u2019il refusait de s\u2019installer. Comment garder la profondeur ? Comment ne pas devenir ce corps coll\u00e9 \u00e0 la vitre, cette conscience sans arri\u00e8re-plan ? Ces derniers temps, j\u2019ai l\u2019impression \u00e9trange que le pr\u00e9sent s\u2019acc\u00e9l\u00e8re. Comme une spirale qui s\u2019auto-alimente. On appelle \u00e7a « maintenant », mais \u00e7a n\u2019a plus rien de stable. On ne sait m\u00eame plus ce qui vient d\u2019arriver. Tout est d\u00e9j\u00e0 remplac\u00e9.<\/p>\n C’\u00e9tait \u00e9trange. \u00e7a ressemblait \u00e0 premi\u00e8re vue \u00e0 un r\u00eave, un r\u00eave gris, ceux dont j’ai l’habitude. Je pourrais m\u00eame serrer la main \u00e0 tous les personnages de ces r\u00eaves ternes, comme si j’\u00e9tais de retour chez moi. La luminosit\u00e9 des lieux surtout provoque cette familiarit\u00e9. Ce n’est pas qu’elle soit triste, elle ne cr\u00e9e pas d’ombre, aucun contraste, les tons sont savamment proches pour se d\u00e9fier de tout contraste. Parfois quand je reviens ici je me dis \u00e7a doit \u00eatre mon pays. <\/p>\n Sauf que cette nuit j’ai errafl\u00e9 un mur et j’ai vu la couche de cendres et de salet\u00e9 s’effacer dans un sillon, il y avait au fond de la blessure une autre luminosit\u00e9, quelque chose de rouge or si ma m\u00e9moire est bonne. Une couleur que m\u00eame durant mon existence diurne je n’avais jamais vu si intense. J’ai su tout de suite que j’avais sans le vouloir enfreint quelque chose. Alors j’ai frott\u00e9 autour de la fissure pour la combler. Pour qu’on ne sache pas. Mais la t\u00eate des ombres que je rencontre d\u00e9sormais,leurs t\u00eates aux yeux vides me regardent. Je ne peux savoir si leur regard l’est v\u00e9ritablement, accusateur. Leurs orbites sont vides de regard. Et pourtant toutes ces t\u00eates sont dirig\u00e9es vers moi. A cet instant je me dis que je pourrais me r\u00e9veiller, revenir dans la chambre, dans le lit, mais quelque chose me dit que ce sera la m\u00eame chose. S commence \u00e0 ne plus avoir de regard autre que ces deux trous sombres. Quand elle me parle j’ai la sensation d’entendre un programme r\u00e9p\u00e9ter toujours les m\u00eames injonctions. Le chat lui m\u00eame ne parait plus si normal si mignon. On dirait un estomac sur pattes qui ne pense qu’\u00e0 bouffer. Je conserve cependant la possibilit\u00e9 de me r\u00e9veiller d’un r\u00eave \u00e0 l’autre. Ce que j’emploie assez maladroitement. Il me faudrait dans cette affaire voir surgir un de ces objets insolites, un alli\u00e9 qui change la donne. Qui cr\u00e9e de la nouveaut\u00e9. Qui rompt ce ph\u00e9nom\u00e8ne affreux de r\u00e9p\u00e9tition. Encore qu’affreux m’\u00e9chappe par r\u00e9flexe, ennuyeux est plus adapt\u00e9.<\/p>\n La porte, l’issue, le mensonge qui dit un peu plus la v\u00e9rit\u00e9 que les pseudo v\u00e9rit\u00e9s. Ils n’ont pas l’air d’en faire grand cas. Parfois j’ouvrirais la fen\u00eatre de la rue et je crierais bien « Oyez Oyez ne sentez-vous donc pas que quelque chose vous suce la moelle ». J’aurais l’air d’un fou \u00e9videmment. Ces gens l\u00e0 croient au pape. Il fallait voir le monde sur la place Saint Pierre. Le grand suceur de s\u00e8ve avec sa mitre et son b\u00e2ton se pointe sur le balcon et boum faut voir l’hyst\u00e9rie. Pareil sur les sc\u00e8nes de spectacle. Il faut juste un catalyseur. Une star. Comme il faut une fl\u00e8che aux cath\u00e9drales. Ensuite on te secoue tout \u00e7a d’effusions, de vibrations \u00e9nerg\u00e9tiques, le casse-cro\u00fbte des vampires est pr\u00e8t. Et tous collaborent depuis la nuit des temps.<\/p>\n The present applies constant pressure. I feel it. No more distance. Everything flattens. Collapses. The middle ground flees, won\u2019t settle. No depth left. Just a body stuck to the glass. A mind with no backdrop. Lately, the present speeds up strangely. Feeds itself. We call it “now,” but there\u2019s nothing stable in it. You can\u2019t even tell what just happened. Already overwritten.<\/p>\n It felt strange. Like a dream, at first glance. A grey one. The usual kind. I could shake hands with every character there, like I was home. It\u2019s the light, mainly. Not sad, no shadows, no contrast. All shades close, polite, neutral. Sometimes, when I return, I think : maybe this is my country.<\/p>\n But last night, I scraped a wall. The grime, the ash flaked off in a clean stroke. And there, beneath the wound, another kind of light. Red-gold, I think. A color I\u2019d never seen, not even awake. I knew I\u2019d broken something. By mistake. I rubbed around the crack, tried to erase it. Hide it.<\/p>\n But now the shadows stare. Thin faces. Empty eyes. I can\u2019t tell if they judge me. They have no gaze. Just holes. And yet they all face me.<\/p>\n I tell myself I could wake up. Back to the bed, the room. But something says it\u2019ll be the same. S begins to lose her eyes too. Just two dark pits. When she speaks, it\u2019s a loop. A program repeating itself. Even the cat isn\u2019t cute anymore. Just a stomach on legs. Wants to feed. Nothing else.<\/p>\n Still, I can jump between dreams. I do it badly, but I do. What I need is an odd object. A breach. A helper. Something new. Something to break this loop. Though “awful” feels wrong. “Tedious” fits better.<\/p>\n The exit. The lie that tells more truth than the truths. They don\u2019t seem to care. Sometimes I want to open the window and shout, “Hear ye, hear ye, don\u2019t you feel something chewing at your marrow ?” I\u2019d look mad, of course. These people still believe in popes.<\/p>\n You should\u2019ve seen the square at St. Peter\u2019s. The big sap-sucker with his hat and staff pops out on the balcony and boom — hysteria. Same at concerts. All it takes is a catalyst. A star. Like a spire on a cathedral. Then it\u2019s all flowing. Energies. Transports. The vampire buffet\u2019s ready. And they all help. They\u2019ve always helped. Since the beginning.<\/p>\n<\/span> At first, the idea was simple. Write, publish, repeat. One text a day, nothing ambitious, just some regularity. It was more of a reflex than a plan. I used the date as a title because it was the fastest way. And maybe also to avoid having to name what I was writing. I didn\u2019t think it would end up boxing me in.<\/p>\n I thought the texts would vanish. That they would fill the day\u2019s page and then disappear. But they didn\u2019t. They pile up. They come back. They look at me. Some fade quietly, others demand attention. I don\u2019t know exactly why I go back to them. Maybe because the site doesn\u2019t forget them. Maybe because I\u2019m slower than I thought.<\/p>\n What\u2019s certain is that I started revisiting them. Not all of them, but quite a few. Some change very little. Others are thoroughly reworked. But all pass through a moment of doubt. I read them again with a mix of unease and curiosity. It\u2019s like hearing your own voice in an old recording. There are surprises.<\/p>\n I eventually realized that the site, as I had built it, wasn\u2019t a journal. Not a blog, not a book. More like a warehouse. A hangar with shelves. Or a disused train station. You can walk around freely, but some wagons haven\u2019t moved in months. And yet, sometimes, there\u2019s a slight vibration. A text stirs again.<\/p>\n It would be simpler if the titles weren\u2019t dates. Then you could repost them without thinking. But no. The title itself reminds you that the text is from somewhere else. That it already happened. And even if I change it, rephrase it, tighten it up, it still carries its original mark. Like a manufacture date on packaging. You can try to rub it off, but it stays visible.<\/p>\n I also wondered if I was plagiarizing myself. It\u2019s a strange idea, stealing from your own work. But that\u2019s what happens when you import 1500 texts from an old site and want to rework them without starting over. It\u2019s not cheating, not exactly. More like a form of stubbornness. Or organized laziness.<\/p>\n There\u2019s also the question of social media. Should I add a “Share on Mastodon” button ? Manually copy each link ? Write a small summary for X, Seenthis, elsewhere ? The thought crosses my mind regularly. Then I let it go. Social media is too fast. My site is slow. It\u2019s almost a principle.<\/p>\n Just today, I nearly inserted an automatic link at the end of the article. It would have let anyone share the text in one click. I tested it. The link appeared, but the image didn\u2019t load. Neither did the text. It discouraged me. I removed it immediately.<\/p>\n All of this brought me back to something more tangible : this morning, we took the headboard and footboard of the old bed down into the courtyard. Two bulky wooden pieces that had been left in the guest room since we bought the new bed, months ago. L. and A. came for the weekend. I used the occasion to ask for help. At first, the plan was to saw them up. Furniture turned useless, that we hadn\u2019t dared throw out. Then, while moving them, I started thinking of something else. Shelves, maybe. I\u2019m a poor handyman, but very slow to discard. I have a complicated relationship with things. Like with texts. I need to look at them again before letting them go. Even if they\u2019re obsolete. Even if they no longer serve. Maybe I grant them a kind of presence. Or maybe just an inertia that resembles mine.<\/p>\n Lire en fran\u00e7ais<\/a><\/p>\n<\/span> Au d\u00e9part, l\u2019id\u00e9e \u00e9tait simple. \u00c9crire, publier, recommencer. Un texte par jour, sans ambition particuli\u00e8re, avec une certaine r\u00e9gularit\u00e9. \u00c7a tenait plus du r\u00e9flexe que du projet. Je mettais une date en titre, parce que c\u2019\u00e9tait le plus rapide. Et aussi, peut-\u00eatre, pour ne pas avoir \u00e0 nommer ce que j\u2019\u00e9crivais. Je ne pensais pas que \u00e7a finirait par me coincer.<\/p>\n Je croyais que les textes passeraient. Qu\u2019ils rempliraient la page du jour, puis s\u2019en iraient. Mais non. Ils s\u2019accumulent. Ils reviennent. Ils me regardent. Certains s\u2019effacent sans bruit, d\u2019autres r\u00e9clament qu\u2019on s\u2019en occupe. Je ne sais pas exactement pourquoi je reviens vers eux. Peut-\u00eatre parce que le site ne les oublie pas. Peut-\u00eatre parce que je suis plus lent que pr\u00e9vu.<\/p>\n Ce qui est s\u00fbr, c\u2019est que je me suis mis \u00e0 les reprendre. Pas tous, mais une bonne part. Certains changent peu. D\u2019autres sont retravaill\u00e9s plus franchement. Mais tous passent par un moment de doute. Je les relis avec un m\u00e9lange de g\u00eane et de curiosit\u00e9. C\u2019est comme \u00e9couter sa propre voix sur un enregistrement trop ancien. Il y a des surprises.<\/p>\n J\u2019ai fini par comprendre que le site, tel que je l\u2019avais con\u00e7u, n\u2019\u00e9tait pas un journal. Ni un blog, ni un livre. Plut\u00f4t un entrep\u00f4t. Un hangar avec des \u00e9tag\u00e8res. Ou une gare d\u00e9saffect\u00e9e. On y circule librement, mais certains wagons ont l\u2019air de n\u2019avoir pas boug\u00e9 depuis des mois. Et pourtant, parfois, une vibration se fait sentir. Un texte se remet en route.<\/p>\n Ce serait plus simple si les titres n\u2019\u00e9taient pas des dates. On pourrait les republier sans y penser. Mais l\u00e0, non. Le titre lui-m\u00eame vous rappelle que ce texte vient d\u2019ailleurs. Qu\u2019il a d\u00e9j\u00e0 \u00e9t\u00e9. Et m\u00eame si je le modifie, le rephrase, le resserre, il continue de porter cette empreinte d\u2019origine. Comme une date de fabrication sur un emballage. On peut essayer de la gratter, mais elle reste lisible.<\/p>\n Je me suis aussi demand\u00e9 si je risquais de me plagier. C\u2019est une id\u00e9e \u00e9trange, de se voler soi-m\u00eame. Mais c\u2019est ce qui arrive quand on importe 1500 textes depuis un ancien site, et qu\u2019on veut les retravailler sans tout recommencer. Ce n\u2019est pas de la triche, pas vraiment. Plut\u00f4t une forme d\u2019obstination. Ou de paresse organis\u00e9e.<\/p>\n Il y a aussi la question des r\u00e9seaux sociaux. Faut-il publier un bouton « Partager sur Mastodon » ? Copier manuellement chaque lien ? \u00c9crire un petit r\u00e9sum\u00e9 pour X, Seenthis, ailleurs ? L\u2019id\u00e9e me traverse r\u00e9guli\u00e8rement. Puis je la laisse passer. Les r\u00e9seaux sont trop rapides. Mon site est lent. C\u2019est presque un principe.<\/p>\n Aujourd\u2019hui encore, j\u2019ai failli ins\u00e9rer un lien automatique \u00e0 la fin de l\u2019article. Il aurait permis \u00e0 quiconque de partager le texte en un clic. J\u2019ai test\u00e9. Le lien s\u2019affiche bien, mais l\u2019image ne se charge pas. Le texte non plus. \u00c7a m\u2019a d\u00e9courag\u00e9. Je l\u2019ai retir\u00e9 aussit\u00f4t.<\/p>\n Tout \u00e7a m\u2019a ramen\u00e9 \u00e0 une sc\u00e8ne tr\u00e8s concr\u00e8te : ce matin, nous avons sorti la t\u00eate et le pied du lit conjugal. Deux pi\u00e8ces en bois massif que j\u2019avais laiss\u00e9es dans la chambre d\u2019amis depuis l\u2019arriv\u00e9e du nouveau lit, il y a plusieurs mois. L. et A. sont venus passer le week-end. J\u2019en ai profit\u00e9 pour leur demander un coup de main. L\u2019id\u00e9e, au d\u00e9part, c\u2019\u00e9tait de les scier sur place. Des meubles devenus inutiles, qu\u2019on n\u2019avait pas le courage de jeter. Puis, en les d\u00e9pla\u00e7ant, j\u2019ai commenc\u00e9 \u00e0 r\u00e9fl\u00e9chir \u00e0 autre chose. Des planches. Des \u00e9tag\u00e8res. Un usage secondaire.<\/p>\n Je suis mauvais bricoleur, mais tr\u00e8s lent \u00e0 jeter. J\u2019ai ce rapport un peu ambigu aux choses. Comme avec les textes. J\u2019ai besoin de les revoir avant de m\u2019en s\u00e9parer. M\u00eame s\u2019ils ne servent plus. M\u00eame s\u2019ils sont devenus caducs. Peut-\u00eatre que je leur reconnais une forme de pr\u00e9sence. Ou simplement une inertie qui me ressemble.<\/p>\n Read in English<\/a><\/p><\/span> A metronome regularity. The only one. The rest — no. Quite irregular. Erratic, maybe. As if it were extracted, that regularity, like metal from a hill. Not gold. Let\u2019s not get carried away. Something duller. Tin, at best.<\/p>\n That regularity, thank God, clips his wings. Or tries to. If you want it medical : the only thing in him that isn\u2019t soft. That doesn\u2019t give way. He writes. Every day. From four to eight. Writes. What ? God knows. He won\u2019t say. Shows nothing. Better that way, perhaps. If he\u2019d been a genius, someone would\u2019ve noticed by now.<\/p>\n Slept badly. Woke up early. Right away, the word mesh pressed in. Then to mesh. Then mallet. Three words. No sense. Stuck from the dream maybe.<\/p>\n Drank lukewarm coffee. Watched the table catch the morning light. Thought of articles. Linking them. How ? Take disappearance. Only one match. Not a hundred and eighty. And what for ? What sense in linking a hundred and eighty texts to that ? None. It wouldn\u2019t read. It would collapse.<\/p>\n Best reduce. Boil down. Just a few. A handful around disappearance. The rest — let it vanish.<\/p>\n Ran a query for body. Three hundred forty-seven. Could make a file, yes. Markdown. ID. Title. A sentence. But who cares. Cold work. Not fun. Not even useful. Just... worth thinking about.<\/p>\n Then mallet again. Back again. Wouldn\u2019t leave. As if hitting mesh. A blow. Word on word.<\/p>\n The more the absurd closes in, the more he digs in. Is it out there, though ? That absurd ? One wonders. Might just be a show. A match. Boxing or wrestling. Makes no difference. Outside like inside. Just as absurd.<\/p>\n Sometimes it brushes him. The solution. A flicker. Tear down the wall. Between in and out. Fall into immanence.<\/p>\n But how do you breathe there. In immanence. Air\u2019s got to go in. Carbon out. The living are subject to it. Contingency. Even that\u2019s absurd.<\/p>\n What hides in disappearance ? A last desire ? A whisper of hope ? Return, perhaps. Resurrection. Catholic, that. A remnant. Formatting that never took. He\u2019s thought of reformatting his brain. More than once, these past days. Better : no brain at all. Just sensation. The body alive. Everything erased to make room for the little self. That petty I. Always talking. Yapping.<\/p>\n The body wouldn\u2019t say I. It would say the body. Third person. A third again. Always a third. One, two, three. Always three. Until no more sound. Nothing comes out the mouth.<\/p>\n It\u2019s already far along. He hardly speaks now. The body\u2019s terse. The gesture — minimal.<\/p>\n Yesterday. The short walk to the bakery. The body and the pavement, one. Step after step. That was it.<\/p>\n Up there, the martins screamed. Sliced what was left of thought. It was okay. Not good. Not bad. It was.<\/p>\n The body, if it can be said, became aware. Of itself. Too late. No celebration. No need. No musicians called. No speeches made.<\/p>\n The wind flicked the glasses cord. A whisper. Sounded like tinnitus, at first. Then you knew. Outside. Then the body became a thing. A slow mountain. Moving.<\/p>\n What was felt came from far. From stillness. From crystal. From flint.<\/p>\n En Fran\u00e7ais<\/a><\/p>",
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"date_modified": "2025-05-25T06:38:50Z",
"author": {"name": "Patrick Blanchon"},
"content_html": " Une r\u00e9gularit\u00e9 de m\u00e9tronome. La seule, d\u2019ailleurs. Pour le reste, non. Rien n\u2019est r\u00e9gulier. Erratique serait plus juste. Une r\u00e9gularit\u00e9 extirp\u00e9e comme un m\u00e9tal quelconque d\u2019une montagne quelconque. Pas de l\u2019or, non. Quelque chose de terne. Presque inutile.<\/p>\n Et c\u2019est cette r\u00e9gularit\u00e9, paradoxalement, qui ralentit un peu la machine. Une r\u00e9sistance douce. Si l\u2019on veut une version clinique : le seul \u00e9l\u00e9ment chez lui qui ne soit pas mou. Il \u00e9crit. Tous les jours. De quatre \u00e0 huit. Ce qu\u2019il \u00e9crit, personne ne le sait. Il ne montre rien. Ne dit rien. Peut-\u00eatre vaut-il mieux. On l\u2019aurait remarqu\u00e9 depuis, s\u2019il y avait eu quelque chose.<\/p>\n Ce matin, r\u00e9veill\u00e9 trop t\u00f4t. Mal dormi. Le mot maillage est arriv\u00e9 imm\u00e9diatement. Puis mailler, maillet. Trois mots, sans attaches, presque grotesques dans la lumi\u00e8re encore froide.<\/p>\n Il a bu son caf\u00e9, ti\u00e8de, regard\u00e9 la table. Pens\u00e9 aux articles. Disparition, par exemple. Un seul lien possible. Pas cent quatre-vingt. Pourquoi vouloir autant de connexions ? \u00c0 quoi bon ? Ce serait illisible. Une impasse.<\/p>\n Il faudrait r\u00e9duire. Aller \u00e0 l\u2019essence. Quelques textes seulement. Une poign\u00e9e. Le reste peut dispara\u00eetre.<\/p>\n Corps<\/a> : trois cent quarante-sept r\u00e9sultats. Il pourrait faire un fichier, une liste, avec les phrases, les titres. Il ne le fera pas. Ce serait froid. Ce serait absurde.<\/p>\n Et puis le mot maillet est revenu. Il tapait, \u00e0 l\u2019int\u00e9rieur. Comme s\u2019il cognait sur maille. Comme s\u2019il essayait de sortir. Ou d\u2019entrer.<\/p>\n Plus l\u2019absurdit\u00e9 le cerne, plus il s\u2019acharne. Est-elle vraiment ext\u00e9rieure, cette absurdit\u00e9 ? Peut-\u00eatre pas. Peut-\u00eatre qu\u2019on assiste juste \u00e0 un match. De boxe. Ou de catch. On ne sait plus. L\u2019un comme l\u2019autre semble aussi absurde que l\u2019int\u00e9rieur. Et parfois, il fr\u00f4le quelque chose. La solution. Une sensation. Abattre le mur. Entre l\u2019int\u00e9rieur et l\u2019ext\u00e9rieur. Plonger dans l\u2019immanence.<\/p>\n Mais comment on respire, dans l\u2019immanence ? Il faut que l\u2019air entre, que le gaz sorte. Le vivant, m\u00eame \u00e7a, est contraint. Contingent. Trop contingent, au point que \u00e7a aussi devient absurde.<\/p>\n Dans l\u2019id\u00e9e de disparition, qu\u2019est-ce qui r\u00e9siste encore ? Un d\u00e9sir ? Un espoir ? Une r\u00e9apparition d\u00e9guis\u00e9e ? Une r\u00e9surrection, peut-\u00eatre. Tr\u00e8s catholique, tout \u00e7a. Un vieux formatage mal effac\u00e9. Il faudrait pouvoir formater la cervelle. Plusieurs fois qu\u2019il y pense. Mieux : ne plus en avoir du tout. Ne garder que \u00e7a : la sensation du corps vivant. Ce qu\u2019on a supprim\u00e9 pour faire de la place. Pour installer ce programme minuscule. Ce petit je qui soliloque. Ce ridicule petit je.<\/p>\n Le corps ne dit pas je. Il dirait le corps, s\u2019il devait se parler. Il parlerait \u00e0 la troisi\u00e8me personne. Il introduirait un tiers. Encore un. Toujours ce tiers, cet obstacle. Une \u00e9tape \u00e0 franchir. Trois fois, peut-\u00eatre. Jusqu\u2019\u00e0 ce qu\u2019il n\u2019y ait plus de son, plus rien qui sorte de cette bouche.<\/p>\n C\u2019est en bonne voie. Il ne parle presque plus. Le corps est laconique. Le geste, minimal.<\/p>\n Hier encore, lors de cette marche courte \u2013 pour aller chercher du pain \u2013 le corps et le trottoir ne faisaient plus qu\u2019un. Un pas. Puis un autre. Puis un autre encore. Pas plus.<\/p>\n En haut, les martinets criaient. Leur stridence fendait ce qu\u2019il restait de pens\u00e9e, de mati\u00e8re grise. C\u2019\u00e9tait supportable. Ce n\u2019\u00e9tait pas bien. Ce n\u2019\u00e9tait pas mal. C\u2019\u00e9tait.<\/p>\n Le corps, s\u2019il peut se dire, avait pris conscience de lui-m\u00eame. Mais trop tard. Les retrouvailles n\u2019avaient plus d\u2019objet. Il n\u2019y aurait pas de f\u00eate. Aucun musicien ne serait convoqu\u00e9. Pas de discours.<\/p>\n Le vent soufflait doucement dans le cordon noir des lunettes. Ce frottement l\u00e9ger pouvait passer pour un acouph\u00e8ne. \u00c7a commen\u00e7ait comme \u00e7a. Puis on reconnaissait. On savait que c\u2019\u00e9tait dehors. Et, peu \u00e0 peu, le corps devenait une masse. Une montagne. En mouvement. Tr\u00e8s lent. Dense.<\/p>\n Ce qui \u00e9tait senti venait de loin. De l\u2019immobilit\u00e9 des cristaux. Des silex. Quelque chose d\u2019avant.<\/p>\n english<\/a><\/p>",
"content_text": " Une r\u00e9gularit\u00e9 de m\u00e9tronome. La seule, d\u2019ailleurs. Pour le reste, non. Rien n\u2019est r\u00e9gulier. Erratique serait plus juste. Une r\u00e9gularit\u00e9 extirp\u00e9e comme un m\u00e9tal quelconque d\u2019une montagne quelconque. Pas de l\u2019or, non. Quelque chose de terne. Presque inutile. Et c\u2019est cette r\u00e9gularit\u00e9, paradoxalement, qui ralentit un peu la machine. Une r\u00e9sistance douce. Si l\u2019on veut une version clinique : le seul \u00e9l\u00e9ment chez lui qui ne soit pas mou. Il \u00e9crit. Tous les jours. De quatre \u00e0 huit. Ce qu\u2019il \u00e9crit, personne ne le sait. Il ne montre rien. Ne dit rien. Peut-\u00eatre vaut-il mieux. On l\u2019aurait remarqu\u00e9 depuis, s\u2019il y avait eu quelque chose. Ce matin, r\u00e9veill\u00e9 trop t\u00f4t. Mal dormi. Le mot maillage est arriv\u00e9 imm\u00e9diatement. Puis mailler, maillet. Trois mots, sans attaches, presque grotesques dans la lumi\u00e8re encore froide. Il a bu son caf\u00e9, ti\u00e8de, regard\u00e9 la table. Pens\u00e9 aux articles. Disparition, par exemple. Un seul lien possible. Pas cent quatre-vingt. Pourquoi vouloir autant de connexions ? \u00c0 quoi bon ? Ce serait illisible. Une impasse. Il faudrait r\u00e9duire. Aller \u00e0 l\u2019essence. Quelques textes seulement. Une poign\u00e9e. Le reste peut dispara\u00eetre. [Corps](https:\/\/ledibbouk.net\/spip.php?article2637) : trois cent quarante-sept r\u00e9sultats. Il pourrait faire un fichier, une liste, avec les phrases, les titres. Il ne le fera pas. Ce serait froid. Ce serait absurde. Et puis le mot maillet est revenu. Il tapait, \u00e0 l\u2019int\u00e9rieur. Comme s\u2019il cognait sur maille. Comme s\u2019il essayait de sortir. Ou d\u2019entrer. Plus l\u2019absurdit\u00e9 le cerne, plus il s\u2019acharne. Est-elle vraiment ext\u00e9rieure, cette absurdit\u00e9 ? Peut-\u00eatre pas. Peut-\u00eatre qu\u2019on assiste juste \u00e0 un match. De boxe. Ou de catch. On ne sait plus. L\u2019un comme l\u2019autre semble aussi absurde que l\u2019int\u00e9rieur. Et parfois, il fr\u00f4le quelque chose. La solution. Une sensation. Abattre le mur. Entre l\u2019int\u00e9rieur et l\u2019ext\u00e9rieur. Plonger dans l\u2019immanence. Mais comment on respire, dans l\u2019immanence ? Il faut que l\u2019air entre, que le gaz sorte. Le vivant, m\u00eame \u00e7a, est contraint. Contingent. Trop contingent, au point que \u00e7a aussi devient absurde. Dans l\u2019id\u00e9e de disparition, qu\u2019est-ce qui r\u00e9siste encore ? Un d\u00e9sir ? Un espoir ? Une r\u00e9apparition d\u00e9guis\u00e9e ? Une r\u00e9surrection, peut-\u00eatre. Tr\u00e8s catholique, tout \u00e7a. Un vieux formatage mal effac\u00e9. Il faudrait pouvoir formater la cervelle. Plusieurs fois qu\u2019il y pense. Mieux : ne plus en avoir du tout. Ne garder que \u00e7a : la sensation du corps vivant. Ce qu\u2019on a supprim\u00e9 pour faire de la place. Pour installer ce programme minuscule. Ce petit je qui soliloque. Ce ridicule petit je. Le corps ne dit pas je. Il dirait le corps, s\u2019il devait se parler. Il parlerait \u00e0 la troisi\u00e8me personne. Il introduirait un tiers. Encore un. Toujours ce tiers, cet obstacle. Une \u00e9tape \u00e0 franchir. Trois fois, peut-\u00eatre. Jusqu\u2019\u00e0 ce qu\u2019il n\u2019y ait plus de son, plus rien qui sorte de cette bouche. C\u2019est en bonne voie. Il ne parle presque plus. Le corps est laconique. Le geste, minimal. Hier encore, lors de cette marche courte \u2013 pour aller chercher du pain \u2013 le corps et le trottoir ne faisaient plus qu\u2019un. Un pas. Puis un autre. Puis un autre encore. Pas plus. En haut, les martinets criaient. Leur stridence fendait ce qu\u2019il restait de pens\u00e9e, de mati\u00e8re grise. C\u2019\u00e9tait supportable. Ce n\u2019\u00e9tait pas bien. Ce n\u2019\u00e9tait pas mal. C\u2019\u00e9tait. Le corps, s\u2019il peut se dire, avait pris conscience de lui-m\u00eame. Mais trop tard. Les retrouvailles n\u2019avaient plus d\u2019objet. Il n\u2019y aurait pas de f\u00eate. Aucun musicien ne serait convoqu\u00e9. Pas de discours. Le vent soufflait doucement dans le cordon noir des lunettes. Ce frottement l\u00e9ger pouvait passer pour un acouph\u00e8ne. \u00c7a commen\u00e7ait comme \u00e7a. Puis on reconnaissait. On savait que c\u2019\u00e9tait dehors. Et, peu \u00e0 peu, le corps devenait une masse. Une montagne. En mouvement. Tr\u00e8s lent. Dense. Ce qui \u00e9tait senti venait de loin. De l\u2019immobilit\u00e9 des cristaux. Des silex. Quelque chose d\u2019avant. [english](https:\/\/ledibbouk.net\/spip.php?article3090) ",
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"title": "The Moment Before the Light",
"date_published": "2025-05-23T23:53:48Z",
"date_modified": "2025-05-23T23:53:48Z",
"author": {"name": "Patrick Blanchon"},
"content_html": " A notebook entry should unfold like a recipe. One should proceed methodically. Lay out the ingredients on the counter, slice the vegetables into julienne or brunoise, measure the spices, place the garlic, the salt, the herbs in small white bowls. Or do the opposite : open the fridge without any clear idea, grab a pepper, improvise with almost nothing. I do one or the other, without preference. Alternating is enough.<\/p>\n This isn\u2019t about telling anything. Even less about transmitting. It might not even be about writing. It’s simply about noting down a day\u2019s disposition. A fleeting inclination. A mood. The space between two actions. A text to capture what escapes. What happens when one thought nothing was happening.<\/p>\n I’m in the kitchen. It\u2019s early. The light is white, slightly slanted. It bounces off the stainless-steel sink. The tap drips at regular intervals. There\u2019s no sound except the fridge humming on and off. I had a coffee. I can\u2019t recall whether I added fresh grounds or just poured water over yesterday\u2019s. The taste was there, but faint, distant. As if I had drunk the memory of a coffee.<\/p>\n There are things we forget on purpose. And others that return on their own. This morning, it was the thought of a weak coffee. A detail of no importance. But I return to it, perhaps because there was nothing else to think about.<\/p>\n This notebook won\u2019t tell a story. It will remain on the edge. It will speak of the days when nothing happens. Of what we see without noticing. Of what we feel when we feel nothing. The background noise of hours. The light on the table. The slowness of a gesture. A fragment of morning.<\/p>\n I expect nothing from this text. I let it come. I watch it appear, the way one watches a drop of water spreading on a tablecloth.<\/p>\n Earlier I spoke of recipes. Of these notebooks we fill the way we cook : sometimes methodically, sometimes in haste, by instinct. It\u2019s while thinking of that—of entering writing without really knowing why—that Toussaint\u2019s book on Monet came to mind.<\/p>\n Because in truth, what Monet does, there, in the studio, is this : a notebook. A page he returns to endlessly. An attempt to fix the impossible, to catch the light before it slips away.<\/p>\n And I, here, with my notebooks, I\u2019m doing exactly the same. I enter a room, I write a line, not knowing yet what I\u2019m looking for. Perhaps just a bit of quiet. Perhaps a sentence that holds, like a brush loaded with blue.<\/p>\n That text on Monet reminds me that incompletion is a form. That returning is a method. That repeated gestures, hesitations, re-beginnings are part of the work. And that even if no one sees it, even if it\u2019s too slow, too quiet, it\u2019s worth continuing.<\/p>\n A notebook isn\u2019t there to say what we know. It\u2019s to stay in the blur, in the tremor. Like Monet in his studio. Like me this morning, searching for the light on the table.<\/p>\n There is a moment, says Jean-Philippe Toussaint, that one would like to seize. Not a scene, not an event. Just an instant. The moment when Claude Monet pushes open the studio door.<\/p>\n That moment changes nothing. Monet enters, that\u2019s all. But that moment contains everything : the light, the painting, the solitude, the war outside, the silence within. A man is about to paint. He\u2019s done it his whole life. And yet, today, it\u2019s different. Because he\u2019s getting older. Because he doubts. Because he knows he may never finish this painting.<\/p>\n I read that book the way one enters a familiar room. There\u2019s nothing to learn, only to be there. Time is suspended. Every word weighs. Nothing happens, and yet the tension is extreme : the tension of going on, despite everything.<\/p>\n Toussaint doesn\u2019t talk about Monet. He watches him. He follows him into the studio, morning after morning. He notes the way he adjusts his brushes, cleans his glasses, approaches his canvases without ever believing they are done. It\u2019s not about describing the painting. It\u2019s about rendering the experience of looking, the inner mechanics of the gesture. Monet doesn\u2019t paint the Nymph\u00e9as. He dissolves into them.<\/p>\n The book itself is a studio. Toussaint works there with a fine brush, with transparency. He returns, he rewrites. He writes the way one deepens a shadow or erases a too-bright light. Art is that tension toward the unfinishable. What we try, always, knowing it won\u2019t be enough.<\/p>\n I read that book, and I hear the war, faintly, outside. Like a low hum. I see the man, alone, old, slow. I see his hand searching for the exact color. There is no story. Just presence. Fragile. Stubborn.<\/p>\n I think of our own studios. Our own gestures. Those instants when we pause at the threshold of something. When we know the light won\u2019t return quite the same. And yet, we step in.<\/p>\n Illustration :<\/em> Atelier Nuit<\/em>, 2018<\/p>\n Lire cet article en fran\u00e7ais \u2192 24 mai 2025<\/a><\/p>",
"content_text": " A notebook entry should unfold like a recipe. One should proceed methodically. Lay out the ingredients on the counter, slice the vegetables into julienne or brunoise, measure the spices, place the garlic, the salt, the herbs in small white bowls. Or do the opposite: open the fridge without any clear idea, grab a pepper, improvise with almost nothing. I do one or the other, without preference. Alternating is enough. This isn\u2019t about telling anything. Even less about transmitting. It might not even be about writing. It's simply about noting down a day\u2019s disposition. A fleeting inclination. A mood. The space between two actions. A text to capture what escapes. What happens when one thought nothing was happening. I'm in the kitchen. It\u2019s early. The light is white, slightly slanted. It bounces off the stainless-steel sink. The tap drips at regular intervals. There\u2019s no sound except the fridge humming on and off. I had a coffee. I can\u2019t recall whether I added fresh grounds or just poured water over yesterday\u2019s. The taste was there, but faint, distant. As if I had drunk the memory of a coffee. There are things we forget on purpose. And others that return on their own. This morning, it was the thought of a weak coffee. A detail of no importance. But I return to it, perhaps because there was nothing else to think about. This notebook won\u2019t tell a story. It will remain on the edge. It will speak of the days when nothing happens. Of what we see without noticing. Of what we feel when we feel nothing. The background noise of hours. The light on the table. The slowness of a gesture. A fragment of morning. I expect nothing from this text. I let it come. I watch it appear, the way one watches a drop of water spreading on a tablecloth. Earlier I spoke of recipes. Of these notebooks we fill the way we cook: sometimes methodically, sometimes in haste, by instinct. It\u2019s while thinking of that\u2014of entering writing without really knowing why\u2014that Toussaint\u2019s book on Monet came to mind. Because in truth, what Monet does, there, in the studio, is this: a notebook. A page he returns to endlessly. An attempt to fix the impossible, to catch the light before it slips away. And I, here, with my notebooks, I\u2019m doing exactly the same. I enter a room, I write a line, not knowing yet what I\u2019m looking for. Perhaps just a bit of quiet. Perhaps a sentence that holds, like a brush loaded with blue. That text on Monet reminds me that incompletion is a form. That returning is a method. That repeated gestures, hesitations, re-beginnings are part of the work. And that even if no one sees it, even if it\u2019s too slow, too quiet, it\u2019s worth continuing. A notebook isn\u2019t there to say what we know. It\u2019s to stay in the blur, in the tremor. Like Monet in his studio. Like me this morning, searching for the light on the table. There is a moment, says Jean-Philippe Toussaint, that one would like to seize. Not a scene, not an event. Just an instant. The moment when Claude Monet pushes open the studio door. That moment changes nothing. Monet enters, that\u2019s all. But that moment contains everything: the light, the painting, the solitude, the war outside, the silence within. A man is about to paint. He\u2019s done it his whole life. And yet, today, it\u2019s different. Because he\u2019s getting older. Because he doubts. Because he knows he may never finish this painting. I read that book the way one enters a familiar room. There\u2019s nothing to learn, only to be there. Time is suspended. Every word weighs. Nothing happens, and yet the tension is extreme: the tension of going on, despite everything. Toussaint doesn\u2019t talk about Monet. He watches him. He follows him into the studio, morning after morning. He notes the way he adjusts his brushes, cleans his glasses, approaches his canvases without ever believing they are done. It\u2019s not about describing the painting. It\u2019s about rendering the experience of looking, the inner mechanics of the gesture. Monet doesn\u2019t paint the Nymph\u00e9as. He dissolves into them. The book itself is a studio. Toussaint works there with a fine brush, with transparency. He returns, he rewrites. He writes the way one deepens a shadow or erases a too-bright light. Art is that tension toward the unfinishable. What we try, always, knowing it won\u2019t be enough. I read that book, and I hear the war, faintly, outside. Like a low hum. I see the man, alone, old, slow. I see his hand searching for the exact color. There is no story. Just presence. Fragile. Stubborn. I think of our own studios. Our own gestures. Those instants when we pause at the threshold of something. When we know the light won\u2019t return quite the same. And yet, we step in. *Illustration:* *Atelier Nuit*, 2018 [Lire cet article en fran\u00e7ais \u2192 24 mai 2025](https:\/\/ledibbouk.net\/spip.php?article3085) ",
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"id": "https:\/\/ledibbouk.net\/24-mai-2025.html",
"url": "https:\/\/ledibbouk.net\/24-mai-2025.html",
"title": "24 mai 2025",
"date_published": "2025-05-23T23:33:43Z",
"date_modified": "2025-05-24T00:03:19Z",
"author": {"name": "Patrick Blanchon"},
"content_html": " Un texte de carnet devrait pouvoir s\u2019\u00e9laborer comme une recette. Il faudrait s\u2019y prendre avec m\u00e9thode. Poser d\u2019abord les \u00e9l\u00e9ments sur le plan de travail, couper les l\u00e9gumes en julienne ou en brunoise, mesurer les \u00e9pices, disposer l\u2019ail, le sel, les herbes dans des petits bols blancs. Ou bien agir diff\u00e9remment : s\u2019approcher du r\u00e9frig\u00e9rateur sans id\u00e9e pr\u00e9cise, attraper un poivron, improviser \u00e0 partir de presque rien. Il m\u2019arrive de faire l\u2019un ou l\u2019autre, sans pr\u00e9f\u00e9rence. L\u2019alternance me suffit.<\/p>\n Il ne s\u2019agit pas ici de raconter quoi que ce soit. Encore moins de transmettre. Il ne s\u2019agit m\u00eame pas d\u2019\u00e9crire, peut-\u00eatre. Il s\u2019agirait simplement de noter une disposition du jour. Une inclination passag\u00e8re. Une humeur. L\u2019espace entre deux actions. Un texte pour fixer ce qui \u00e9chappe. Ce qui se produit alors qu\u2019on croyait ne rien faire.<\/p>\n Je suis dans la cuisine. Il est t\u00f4t. La lumi\u00e8re est blanche, l\u00e9g\u00e8rement oblique. Elle rebondit contre l\u2019\u00e9vier inox. Le robinet goutte \u00e0 intervalles r\u00e9guliers. Il n\u2019y a aucun bruit, sauf celui du frigo qui se d\u00e9clenche par \u00e0-coups. J\u2019ai pris un caf\u00e9. Je ne sais plus si j\u2019avais mis du caf\u00e9 moulu dans la cafeti\u00e8re, ou si j\u2019ai simplement relanc\u00e9 de l\u2019eau sur le marc d\u2019hier. Le go\u00fbt \u00e9tait l\u00e0, mais diffus, lointain. Comme si j\u2019avais bu le souvenir d\u2019un caf\u00e9.<\/p>\n Il y a des choses qu\u2019on oublie volontairement. Et d\u2019autres qui reviennent sans effort. Ce matin, c\u2019\u00e9tait la pens\u00e9e d\u2019un caf\u00e9 trop clair. Un d\u00e9tail sans importance. Mais j\u2019y reviens, peut-\u00eatre parce qu\u2019il n\u2019y avait rien d\u2019autre \u00e0 quoi penser.<\/p>\n Ce carnet ne racontera rien. Il se tiendra \u00e0 l\u2019\u00e9cart. Il dira les jours quand il ne se passe rien. Ce qu\u2019on voit sans y penser. Ce qu\u2019on ressent quand on ne ressent pas. Le bruit de fond des heures. La lumi\u00e8re sur la table. La lenteur d\u2019un geste. Un fragment de matin.<\/p>\n Je n\u2019attends rien de ce texte. Je le laisse venir. Je le regarde appara\u00eetre, comme on observe une goutte d\u2019eau former un halo sur une nappe.<\/p>\n Je parlais plus t\u00f4t de recettes de cuisine. De ces carnets qu\u2019on remplit comme on pr\u00e9pare un plat : parfois m\u00e9thodiquement, parfois \u00e0 la h\u00e2te, \u00e0 l\u2019instinct. C\u2019est en pensant \u00e0 cela, \u00e0 cette fa\u00e7on d\u2019entrer dans l\u2019\u00e9criture sans trop savoir pourquoi, que m\u2019est revenu ce livre de Toussaint sur Monet.<\/p>\n Parce qu\u2019en r\u00e9alit\u00e9, ce que fait Monet, l\u00e0, dans l\u2019atelier, c\u2019est cela : un carnet. Une page qu\u2019il reprend sans cesse. Une tentative de fixer l\u2019impossible, de retenir la lumi\u00e8re avant qu\u2019elle ne glisse.<\/p>\n Et moi, ici, avec mes carnets, je fais exactement la m\u00eame chose. J\u2019entre dans une pi\u00e8ce, j\u2019\u00e9cris une ligne, je ne sais pas encore ce que j\u2019y cherche. Peut-\u00eatre seulement un peu de silence. Peut-\u00eatre une phrase qui tienne, comme une brosse charg\u00e9e de bleu.<\/p>\n Ce texte sur Monet me rappelle que l\u2019inach\u00e8vement est une forme. Que le retour est une m\u00e9thode. Que les gestes r\u00e9p\u00e9t\u00e9s, les h\u00e9sitations, les recommencements font partie de l\u2019\u0153uvre. Et que m\u00eame si personne ne voit, m\u00eame si c\u2019est trop lent, trop discret, il faut continuer.<\/p>\n Un carnet, ce n\u2019est pas pour dire ce qu\u2019on sait. C\u2019est pour rester dans le flou, dans le tremblement. Comme Monet dans son atelier. Comme moi ce matin, en cherchant la lumi\u00e8re sur la table.<\/p>\n Il y a un moment, dit Jean-Philippe Toussaint, que l\u2019on voudrait saisir. Pas une sc\u00e8ne, pas un \u00e9v\u00e9nement. Un instant. Le moment o\u00f9 Claude Monet pousse la porte de son atelier.<\/p>\n Ce moment ne change rien. Monet entre, voil\u00e0 tout. Mais ce moment contient tout : la lumi\u00e8re, la peinture, la solitude, la guerre au-dehors, le silence en dedans. Un homme va peindre. Il le fait depuis toujours. Et pourtant, aujourd\u2019hui, c\u2019est diff\u00e9rent. Parce qu\u2019il vieillit. Parce qu\u2019il doute. Parce qu\u2019il sait que cette peinture-l\u00e0, il ne la finira peut-\u00eatre jamais.<\/p>\n Je lis ce livre comme on entre dans une pi\u00e8ce famili\u00e8re. Il n\u2019y a rien \u00e0 y apprendre, seulement \u00e0 y \u00eatre. L\u2019espace est suspendu. Chaque mot p\u00e8se. Il ne se passe rien, et pourtant c\u2019est une tension extr\u00eame : celle de continuer malgr\u00e9 tout.<\/p>\n Toussaint ne parle pas de Monet. Il le regarde. Il le suit dans l\u2019atelier, matin apr\u00e8s matin. Il note la mani\u00e8re dont il ajuste ses pinceaux, dont il nettoie ses lunettes, dont il s\u2019approche de ses toiles sans jamais les croire finies. Il ne s’agit pas de raconter la peinture, il s’agit de rendre l\u2019exp\u00e9rience du regard, la m\u00e9canique intime du geste. Monet ne peint pas les Nymph\u00e9as, il s\u2019y dissout.<\/p>\n Le livre lui-m\u00eame est un atelier. Toussaint y travaille \u00e0 la brosse fine, \u00e0 la transparence. Il revient, il recommence. Il \u00e9crit comme on rehausse une ombre ou qu\u2019on efface une lumi\u00e8re trop vive. L\u2019art est cette tension vers l\u2019inachevable. Ce qu\u2019on tente, toujours, en sachant que \u00e7a ne suffira pas.<\/p>\n Je lis ce livre, et j\u2019entends la guerre, \u00e0 peine, dehors. Comme un grondement. Je vois l\u2019homme, seul, vieux, lent. Je vois sa main chercher la couleur exacte. Il n\u2019y a pas d\u2019histoire. Juste une pr\u00e9sence. Fragile. Obstin\u00e9e.<\/p>\n Je pense \u00e0 nos propres ateliers. \u00c0 nos propres gestes. \u00c0 ces instants o\u00f9 l\u2019on s\u2019arr\u00eate \u00e0 la porte de quelque chose. O\u00f9 l\u2019on sait que la lumi\u00e8re ne reviendra pas tout \u00e0 fait comme avant. Et pourtant, on entre.<\/p>\n Illustration :<\/em> Atelier Nuit<\/em> (Studio at Night<\/em>), 2018<\/p>\n Read this article in English \u2192 The Moment Before the Light<\/a><\/p>",
"content_text": " Un texte de carnet devrait pouvoir s\u2019\u00e9laborer comme une recette. Il faudrait s\u2019y prendre avec m\u00e9thode. Poser d\u2019abord les \u00e9l\u00e9ments sur le plan de travail, couper les l\u00e9gumes en julienne ou en brunoise, mesurer les \u00e9pices, disposer l\u2019ail, le sel, les herbes dans des petits bols blancs. Ou bien agir diff\u00e9remment : s\u2019approcher du r\u00e9frig\u00e9rateur sans id\u00e9e pr\u00e9cise, attraper un poivron, improviser \u00e0 partir de presque rien. Il m\u2019arrive de faire l\u2019un ou l\u2019autre, sans pr\u00e9f\u00e9rence. L\u2019alternance me suffit. Il ne s\u2019agit pas ici de raconter quoi que ce soit. Encore moins de transmettre. Il ne s\u2019agit m\u00eame pas d\u2019\u00e9crire, peut-\u00eatre. Il s\u2019agirait simplement de noter une disposition du jour. Une inclination passag\u00e8re. Une humeur. L\u2019espace entre deux actions. Un texte pour fixer ce qui \u00e9chappe. Ce qui se produit alors qu\u2019on croyait ne rien faire. Je suis dans la cuisine. Il est t\u00f4t. La lumi\u00e8re est blanche, l\u00e9g\u00e8rement oblique. Elle rebondit contre l\u2019\u00e9vier inox. Le robinet goutte \u00e0 intervalles r\u00e9guliers. Il n\u2019y a aucun bruit, sauf celui du frigo qui se d\u00e9clenche par \u00e0-coups. J\u2019ai pris un caf\u00e9. Je ne sais plus si j\u2019avais mis du caf\u00e9 moulu dans la cafeti\u00e8re, ou si j\u2019ai simplement relanc\u00e9 de l\u2019eau sur le marc d\u2019hier. Le go\u00fbt \u00e9tait l\u00e0, mais diffus, lointain. Comme si j\u2019avais bu le souvenir d\u2019un caf\u00e9. Il y a des choses qu\u2019on oublie volontairement. Et d\u2019autres qui reviennent sans effort. Ce matin, c\u2019\u00e9tait la pens\u00e9e d\u2019un caf\u00e9 trop clair. Un d\u00e9tail sans importance. Mais j\u2019y reviens, peut-\u00eatre parce qu\u2019il n\u2019y avait rien d\u2019autre \u00e0 quoi penser. Ce carnet ne racontera rien. Il se tiendra \u00e0 l\u2019\u00e9cart. Il dira les jours quand il ne se passe rien. Ce qu\u2019on voit sans y penser. Ce qu\u2019on ressent quand on ne ressent pas. Le bruit de fond des heures. La lumi\u00e8re sur la table. La lenteur d\u2019un geste. Un fragment de matin. Je n\u2019attends rien de ce texte. Je le laisse venir. Je le regarde appara\u00eetre, comme on observe une goutte d\u2019eau former un halo sur une nappe. Je parlais plus t\u00f4t de recettes de cuisine. De ces carnets qu\u2019on remplit comme on pr\u00e9pare un plat : parfois m\u00e9thodiquement, parfois \u00e0 la h\u00e2te, \u00e0 l\u2019instinct. C\u2019est en pensant \u00e0 cela, \u00e0 cette fa\u00e7on d\u2019entrer dans l\u2019\u00e9criture sans trop savoir pourquoi, que m\u2019est revenu ce livre de Toussaint sur Monet. Parce qu\u2019en r\u00e9alit\u00e9, ce que fait Monet, l\u00e0, dans l\u2019atelier, c\u2019est cela : un carnet. Une page qu\u2019il reprend sans cesse. Une tentative de fixer l\u2019impossible, de retenir la lumi\u00e8re avant qu\u2019elle ne glisse. Et moi, ici, avec mes carnets, je fais exactement la m\u00eame chose. J\u2019entre dans une pi\u00e8ce, j\u2019\u00e9cris une ligne, je ne sais pas encore ce que j\u2019y cherche. Peut-\u00eatre seulement un peu de silence. Peut-\u00eatre une phrase qui tienne, comme une brosse charg\u00e9e de bleu. Ce texte sur Monet me rappelle que l\u2019inach\u00e8vement est une forme. Que le retour est une m\u00e9thode. Que les gestes r\u00e9p\u00e9t\u00e9s, les h\u00e9sitations, les recommencements font partie de l\u2019\u0153uvre. Et que m\u00eame si personne ne voit, m\u00eame si c\u2019est trop lent, trop discret, il faut continuer. Un carnet, ce n\u2019est pas pour dire ce qu\u2019on sait. C\u2019est pour rester dans le flou, dans le tremblement. Comme Monet dans son atelier. Comme moi ce matin, en cherchant la lumi\u00e8re sur la table. Il y a un moment, dit Jean-Philippe Toussaint, que l\u2019on voudrait saisir. Pas une sc\u00e8ne, pas un \u00e9v\u00e9nement. Un instant. Le moment o\u00f9 Claude Monet pousse la porte de son atelier. Ce moment ne change rien. Monet entre, voil\u00e0 tout. Mais ce moment contient tout : la lumi\u00e8re, la peinture, la solitude, la guerre au-dehors, le silence en dedans. Un homme va peindre. Il le fait depuis toujours. Et pourtant, aujourd\u2019hui, c\u2019est diff\u00e9rent. Parce qu\u2019il vieillit. Parce qu\u2019il doute. Parce qu\u2019il sait que cette peinture-l\u00e0, il ne la finira peut-\u00eatre jamais. Je lis ce livre comme on entre dans une pi\u00e8ce famili\u00e8re. Il n\u2019y a rien \u00e0 y apprendre, seulement \u00e0 y \u00eatre. L\u2019espace est suspendu. Chaque mot p\u00e8se. Il ne se passe rien, et pourtant c\u2019est une tension extr\u00eame : celle de continuer malgr\u00e9 tout. Toussaint ne parle pas de Monet. Il le regarde. Il le suit dans l\u2019atelier, matin apr\u00e8s matin. Il note la mani\u00e8re dont il ajuste ses pinceaux, dont il nettoie ses lunettes, dont il s\u2019approche de ses toiles sans jamais les croire finies. Il ne s'agit pas de raconter la peinture, il s'agit de rendre l\u2019exp\u00e9rience du regard, la m\u00e9canique intime du geste. Monet ne peint pas les Nymph\u00e9as, il s\u2019y dissout. Le livre lui-m\u00eame est un atelier. Toussaint y travaille \u00e0 la brosse fine, \u00e0 la transparence. Il revient, il recommence. Il \u00e9crit comme on rehausse une ombre ou qu\u2019on efface une lumi\u00e8re trop vive. L\u2019art est cette tension vers l\u2019inachevable. Ce qu\u2019on tente, toujours, en sachant que \u00e7a ne suffira pas. Je lis ce livre, et j\u2019entends la guerre, \u00e0 peine, dehors. Comme un grondement. Je vois l\u2019homme, seul, vieux, lent. Je vois sa main chercher la couleur exacte. Il n\u2019y a pas d\u2019histoire. Juste une pr\u00e9sence. Fragile. Obstin\u00e9e. Je pense \u00e0 nos propres ateliers. \u00c0 nos propres gestes. \u00c0 ces instants o\u00f9 l\u2019on s\u2019arr\u00eate \u00e0 la porte de quelque chose. O\u00f9 l\u2019on sait que la lumi\u00e8re ne reviendra pas tout \u00e0 fait comme avant. Et pourtant, on entre. *Illustration:* *Atelier Nuit* (*Studio at Night*), 2018 [Read this article in English \u2192 The Moment Before the Light](https:\/\/ledibbouk.net\/spip.php?article3087) ",
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"id": "https:\/\/ledibbouk.net\/23-mai-2023.html",
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"title": "23 mai 2023",
"date_published": "2025-05-23T07:48:35Z",
"date_modified": "2025-05-24T06:55:38Z",
"author": {"name": "Patrick Blanchon"},
"content_html": " Dispara\u00eetre est d\u2019une facilit\u00e9 d\u00e9concertante \u2013 pens\u00e9e d\u2019hier, revenue ce matin, intacte. Dispara\u00eetre : volontairement ou pas. Les objets, les \u00eatres, leur m\u00e9moire m\u00eame. Tout s\u2019efface. On le sait, et pourtant la stupeur reste. Inentam\u00e9e. Comme si chaque disparition portait sa propre foudre.<\/p>\n Peut-\u00eatre la stupeur est-elle la forme m\u00eame de la disparition<\/a>. Apr\u00e8s la premi\u00e8re, apr\u00e8s qu\u2019on a compris \u2013 non, \u00e9prouv\u00e9 \u2013 que les choses s\u2019en vont, qu\u2019elles \u00e9chappent, la stupeur s\u2019installe. Elle adh\u00e8re au mot, \u00e0 l\u2019acte, \u00e0 la perte. Toute stupeur efface un monde.<\/p>\n Le sachant, nous vivons d\u00e9sormais dans un monde de stupeur \u2013 plus durable que les autres. Nous finissons par lui pr\u00e9f\u00e9rer le monde, par choisir ce gel plut\u00f4t que le flux. Pourquoi dis-tu « nous » ? Pour te donner l\u2019illusion que tu n\u2019es pas seul ? Mais tu l\u2019es. Tu es seul, stup\u00e9fi\u00e9.<\/p>\n Stup\u00e9fi\u00e9, p\u00e9trifi\u00e9 : comme la femme de Lot. Elle se retourne \u2013 c\u2019est tout \u2013 et la catastrophe, qu\u2019elle voit de trop pr\u00e8s, la fige. Se retourner est l\u2019acte qui fait basculer. Un monde que l\u2019on croyait stable se d\u00e9robe d\u00e8s qu\u2019on se retourne. On entend un bruit, on regarde, ce n\u2019est plus l\u00e0. Le risque, c\u2019est que le monde ait chang\u00e9, et que soi aussi.<\/p>\n Alors on reste immobile. Dos au devenir. Parce qu\u2019on a compris, sans l\u2019avoir su : qu\u2019il n\u2019y a pas d\u2019en avant. L\u2019en avant n\u2019est que l\u2019en arri\u00e8re d\u00e9plac\u00e9. Dans la stupeur, le temps lui aussi se fige. Et cette gel\u00e9e du temps r\u00e9v\u00e8le sa fiction. Il n\u2019existe que par habitude. Puis vient la stupeur, et l\u2019on sait.<\/p>\n De l\u00e0, de ce fond d\u2019immobilit\u00e9, d\u2019\u00e9ternit\u00e9 nue, on ne peut plus faire semblant. Le leurre s\u2019efface.<\/p>\n Et le corps ? Le corps ne suit pas. Il attend. Il ploie. Il reste l\u00e0. Il se souvient de gestes qu\u2019il ne fera plus. Il est m\u00e9moire de ce qu\u2019il ne fait plus.<\/p>\n On est comme plac\u00e9 sous verre, en vitrine, sous une lumi\u00e8re trop blanche. Le monde regarde. Mais ne voit pas. Et toi ? Tu n\u2019es d\u00e9j\u00e0 plus l\u00e0.<\/p>\n nouvelle version<\/strong> ( 24\/05\/2025)<\/p>\n Dispara\u00eetre, tu vois, c\u2019est terriblement simple — une id\u00e9e venue des grands fonds d\u2019hier, revenue intacte, dans la lumi\u00e8re blafarde du matin, sans ride, sans \u00e9caille, sans perte.<\/p>\n Dispara\u00eetre : par choix, ou par cette force opaque, informe, qu\u2019on ne nomme pas. Les objets, les corps, les noms. Et pire que tout, leur souvenir. Tout se d\u00e9lite, tout se d\u00e9sagr\u00e8ge. Et m\u00eame si on le sait, m\u00eame si c\u2019est int\u00e9gr\u00e9 — y a ce choc, qui reste, qui colle, qui serre. Chaque disparition embarque un fragment d\u2019apocalypse.<\/p>\n Et peut-\u00eatre que ce choc, justement, c\u2019est la forme pure de la disparition. Ce n\u2019est pas une prise de conscience. C\u2019est une secousse, dans la moelle, dans l\u2019instant — quelque chose bascule, \u00e7a chute, \u00e7a glisse, et t\u2019es l\u00e0, sans prise, sans corde. Le choc s\u2019incruste dans le mot, dans le geste, dans le trou qu\u2019il laisse. Chaque perte remue un pan du r\u00e9el. On croyait savoir, et voil\u00e0.<\/p>\n Alors on vit l\u00e0-dedans. Pas dans le monde. Non : dans le tremblement. Dans ce plan o\u00f9 plus rien n\u2019est stable. Et on s\u2019y accroche. On finit par le pr\u00e9f\u00e9rer \u00e0 ce qu\u2019il y avait avant. Parce que le flux, le temps, c\u2019est trop. Le gel, au moins, c\u2019est s\u00fbr. On dit « nous », pour se rassurer. Mais tu parles tout seul. Tu le sais. T\u2019es seul. Seul \u00e0 geler, seul \u00e0 fixer le vide.<\/p>\n Fig\u00e9, comme la femme de Lot, ouais. Elle se retourne — c\u2019est tout — et ce qu\u2019elle voit, ce qu\u2019elle ose voir, \u00e7a la transforme. Elle devient ce qu\u2019elle voit. Le regard, c\u2019est la bascule. Le monde se tord d\u00e8s que tu regardes autrement. T\u2019entends un truc. Tu te retournes. Disparu. Le pire, c\u2019est pas l\u2019absence. C\u2019est que tout a chang\u00e9. Et toi avec.<\/p>\n autre version<\/strong>\nDispara\u00eetre ? C\u2019est facile.\nEffrayant, comme c\u2019est facile.\nJ\u2019y ai pens\u00e9 hier.\nC\u2019est revenu ce matin. Exactement pareil.<\/p>\n On peut dispara\u00eetre expr\u00e8s. Ou pas.\nLes choses disparaissent. Les gens aussi. Pire encore —\nleur souvenir s\u2019efface.\nTout s\u2019en va.\nOn le sait. Mais \u00e7a nous prend quand m\u00eame de court.\n\u00c0 chaque fois, comme si c\u2019\u00e9tait la premi\u00e8re.<\/p>\n C\u2019est peut-\u00eatre \u00e7a, dispara\u00eetre.\nLe choc.\nPas dans la t\u00eate —\ndans le ventre.\nEt \u00e7a reste.\nDans les mots, les gestes,\ndans les vides qu\u2019on laisse derri\u00e8re soi.\nChaque perte emporte autre chose avec elle.<\/p>\n On vit avec \u00e7a. Ce sentiment.\nIl devient plus r\u00e9el que tout le reste.\nOn finit par s\u2019y accrocher.\nLe silence plut\u00f4t que le mouvement.\nTu dis « on », comme si t\u2019\u00e9tais pas seul.\nMais tu l\u2019es.\nTu es seul. Coinc\u00e9 avec \u00e7a.<\/p>\n Comme la femme de Loth.\nElle se retourne. C\u2019est tout.\nEt ce qu\u2019elle voit la fige.\nParfois, il ne faut rien de plus.\nTu entends un bruit,\ntu te retournes —\net c\u2019est parti.\nTout est diff\u00e9rent.\nLe monde. Toi.<\/p>\n Alors tu t\u2019arr\u00eates.\nTu d\u00e9tournes les yeux.\nParce que tu comprends — sans vraiment savoir pourquoi —\nqu\u2019il n\u2019y a pas de « avant ».\nLe « avant », c\u2019est juste le « derri\u00e8re »\navec un autre visage.<\/p>\n Dans ce silence-l\u00e0,\nm\u00eame le temps s\u2019arr\u00eate.\nEt tu le vois pour ce qu\u2019il est —\njuste une id\u00e9e. Rien de plus.\nUn truc auquel on croyait.\nJusqu\u2019\u00e0 ce qu\u2019on n\u2019y croie plus.\nEt puis le choc revient.\nEt tu sais.<\/p>\n compression<\/strong>\nChaque convulsion de perte d\u00e9tache un fragment de l\u2019univers connu. \nDispara\u00eetre n\u2019efface pas seulement ce qui \u00e9tait l\u00e0. Cela d\u00e9sarticule le visible\u2026\nLe choc n\u2019est pas passager : il devient le sol.\nNous vivons d\u00e9sormais dans cette stupeur fig\u00e9e, pr\u00e9f\u00e9r\u00e9e \u00e0 l\u2019\u00e9coulement\nEt quand on se retourne, c\u2019est d\u00e9j\u00e0 trop tard : tout a chang\u00e9. \nLe temps cesse. Il \u00e9tait fiction. La stupeur r\u00e9v\u00e8le. Et tu sais<\/p>\n Je me demande, parfois, ce qui distingue la patience de l\u2019obstination. Dans certains domaines, du moins.<\/p>\n Sans doute, l\u2019int\u00e9r\u00eat.<\/p>\n Ce qui ne m\u2019int\u00e9resse pas ne demande ni patience ni obstination. Encore moins d\u2019effort pour y voir un int\u00e9r\u00eat.<\/p>\n Mais alors, comment \u00e7a vient, l\u2019int\u00e9r\u00eat.<\/p>\n On passe \u00e0 c\u00f4t\u00e9 de tellement de choses sans m\u00eame les voir. Moi, je suis souvent indiff\u00e9rent \u00e0 des sujets que, para\u00eet-il, beaucoup trouvent passionnants.<\/p>\n Le sport, par exemple. Je n\u2019y vois rien. Observer des gens courir apr\u00e8s une balle m\u2019\u00e9chappe. Les voir grimper une c\u00f4te \u00e0 v\u00e9lo en transpirant, pareil. Et ceux en bonnet, qui brassent l\u2019eau comme des papillons... Non. Le sport, en g\u00e9n\u00e9ral, me laisse froid.<\/p>\n \u00c0 part dans Courir<\/em>, d\u2019Echenoz, o\u00f9 on suit la vie d\u2019\u00c9mile Zatopek. Qui, d\u2019ailleurs, s\u2019en moquait un peu, lui aussi. De la course \u00e0 pied. Mais \u00e7a ne l\u2019a pas emp\u00each\u00e9 de courir. Courir, encore. Et il a couru.<\/p>\n Peut-\u00eatre que l\u2019int\u00e9r\u00eat vient en s\u2019int\u00e9ressant. Comme l\u2019app\u00e9tit, en mangeant.<\/p>\n Tourner autour d\u2019un stade m\u2019a toujours d\u00e9prim\u00e9. Courir dans la nature, en revanche, ne me g\u00eane pas. \u00c7a ne demande pas vraiment d\u2019effort. Enfin, je dis \u00e7a sur des souvenirs vieux de quarante ans.<\/p>\n Apr\u00e8s le d\u00eener, j\u2019ai relu quelques vieux articles sur La Grange.net. Ce qui m\u2019attire surtout, c\u2019est la mani\u00e8re dont il tient ses carnets. Depuis 2000, dit-il. M\u00eame s\u2019il affirme avoir commenc\u00e9 en 1990. Mais en ligne, \u00e7a commence en 2000. Je cherche \u00e0 me rappeler. \u00c0 l\u2019\u00e9poque, j\u2019\u00e9tais en Suisse, \u00e0 Yverdon-les-Bains. Mes centres d\u2019int\u00e9r\u00eat en mati\u00e8re d\u2019internet ne volaient pas tr\u00e8s haut. Je crois que j\u2019\u00e9tais encore sur Windows 95. Un compte Hotmail. L\u2019informatique, pour moi, c\u2019\u00e9tait surtout au travail. Excel, notamment. Je n\u2019y tenais pas particuli\u00e8rement, mais j\u2019avais compris qu\u2019avec quelques formules et un peu de jugeote, on pouvait finir sa journ\u00e9e en deux heures et r\u00eavasser le reste du temps.<\/p>\n Je tenais encore un journal papier. Je notais les petits \u00e9v\u00e9nements, les miens, ceux du monde. \u00c0 peine. Je m\u2019int\u00e9ressais encore \u00e0 ma vie, au monde. Ou je me disais qu\u2019il fallait s\u2019y int\u00e9resser. Peut-\u00eatre ne voulais-je pas encore admettre que je devenais indiff\u00e9rent \u00e0 l\u2019un comme \u00e0 l\u2019autre. Ou que j\u2019avais peur de le devenir.<\/p>\n Pourtant, je peux faire preuve de patience. M\u00eame d\u2019obstination. Pour des choses que la plupart trouveraient vides de sens. J\u2019ai remarqu\u00e9 : moins une chose int\u00e9resse les gens, plus elle m\u2019attire. J\u2019en fais une sorte de passe-temps. Et puis un jour, sans regret, je passe \u00e0 autre chose.<\/p>\n Je crois que c\u2019est en 2001, apr\u00e8s le 11 septembre, que j\u2019ai jet\u00e9 tous mes carnets. C\u2019\u00e9tait un week-end, il faisait un temps splendide. Nous \u00e9tions partis vers Mo\u00fbtiers, je crois. Une clairi\u00e8re. J\u2019avais d\u00fb pr\u00e9parer mon coup : je ne vois pas pourquoi j\u2019aurais emport\u00e9 ces carnets par hasard. Il y en avait au moins une vingtaine, rang\u00e9s dans un sac de supermarch\u00e9, gliss\u00e9 sous le si\u00e8ge avant.<\/p>\n \u00c0 l\u2019arriv\u00e9e, j\u2019ai fait comme d\u2019habitude. Cherch\u00e9 du petit bois, des branches mortes un peu plus \u00e9paisses, de quoi faire la popote du soir, passer un moment \u00e0 regarder le feu ou le ciel piquet\u00e9 d\u2019\u00e9toiles. J\u2019ai pr\u00e9par\u00e9 le foyer tranquillement. Cercle de pierres, l\u2019attirail du parfait petit scout.<\/p>\n Quand le feu a pris, je suis retourn\u00e9 au camping-car, j\u2019ai sorti le sac. Mon ex s\u2019occupait je ne sais plus \u00e0 quoi, de toute fa\u00e7on, \u00e7a n\u2019allait d\u00e9j\u00e0 plus tr\u00e8s fort. Je me suis approch\u00e9 du feu et j\u2019ai d\u00e9vers\u00e9 les carnets sur les flammes.<\/p>\n J\u2019ai essay\u00e9 d\u2019\u00eatre attentif \u00e0 ce que \u00e7a me faisait. Toutes ces ann\u00e9es \u00e0 \u00e9crire quotidiennement des petites choses sans grand int\u00e9r\u00eat. Peut-\u00eatre y voyais-je un calcul. Une sorte de sacrifice. Si tu fais \u00e7a, tu auras \u00e7a. Ce genre-l\u00e0.<\/p>\n Puis je suis all\u00e9 chercher un peu plus de bois. Et nous sommes pass\u00e9s \u00e0 autre chose. C\u2019est-\u00e0-dire, entre autres, \u00e0 ce divorce \u00e0 l\u2019amiable.<\/p>\n Lev\u00e9 t\u00f4t. D\u00e9chargement de la Dacia pour que S. puisse aller \u00e0 C. voir E. Lecture d\u2019A. Compagnon, Un \u00e9t\u00e9 avec Montaigne<\/em>. Puis relecture du texte du 20 mai et publication. Ensuite, code. Trouvaille : possibilit\u00e9 de faire des compilations mensuelles. D\u00e9sormais, une seule ligne de code \u00e0 ins\u00e9rer dans un article pour r\u00e9cup\u00e9rer tous les textes du mois la cr\u00e9ation d’un mod\u00e8le. Merci Spip !<\/p>\n Par contre, je ne vais pas les partager sur les r\u00e9seaux tout de suite. Pour le moment m’en servir comme base de travail car Il faut encore relire, corriger. \u00c0 un moment, je me suis m\u00eame demand\u00e9 s\u2019il fallait conserver les images et les dates. Juste les textes, les uns apr\u00e8s les autres. Peut-\u00eatre pour un autre projet.<\/p>\n En tout cas, j\u2019ai r\u00e9fl\u00e9chi : je ne proposerai rien \u00e0 Minuit. Je n\u2019aimerais tout simplement pas prendre l\u2019ap\u00e9ro avec les lecteurs de Minuit. Je me sentirais trop mal \u00e0 l\u2019aise.\n\u00c0 part si Echenoz est l\u00e0. On pourrait rester assis c\u00f4te \u00e0 c\u00f4te sans rien dire et regarder, cf Beckett et Bram Van Velde — ce serait s\u00fbrement un bon moment.<\/p>\n \u00c0 part \u00e7a, je n\u2019ai pas fait grand-chose de bien utile \u00e0 la collectivit\u00e9.\nEnfin, j\u2019ai vid\u00e9 le lave-vaisselle.<\/p>\n J\u2019ai aussi fait bouillir de l\u2019eau et ajout\u00e9 un peu d\u2019acide citrique dans la bassine. Puis j\u2019ai plong\u00e9 dans la mixture toutes mes m\u00e8ches, tous mes forets rouill\u00e9s. J\u2019avais ouvert la bo\u00eete il y a deux jours, dans l\u2019intention de bricoler un chevalet mural \u00e0 l\u2019atelier. La rouille m\u2019emp\u00eachait de lire les num\u00e9ros. Affaire r\u00e9gl\u00e9e : elles sont d\u00e9sormais comme neuves.<\/p>\n L\u2019id\u00e9e de me remettre \u00e0 peindre est encore assez n\u00e9buleuse. Mais tout \u00e7a n\u2019est qu\u2019un pr\u00e9texte. Je veux dire : la tergiversation, l\u2019atermoiement.\nEn une semaine — il y a deux semaines — j\u2019ai r\u00e9alis\u00e9 quatre toiles. Bon, ce ne sont pas des chefs-d\u2019\u0153uvre. Mais j\u2019ai pris plaisir \u00e0 les faire. N\u2019est-ce pas l\u00e0 le plus important ?<\/p>\n Le probl\u00e8me, c\u2019est qu\u2019une journ\u00e9e ne fait que 24 heures.\nJ\u2019essaie de grignoter du temps sur la nuit. Ce n\u2019est pas bien. Qui a \u00e9crit : si le sommeil ne servait \u00e0 rien, ce serait une belle arnaque ?\nOn passe 30 % de nos vies \u00e0 roupiller, en moyenne.<\/p>\n Sinon, je disais que je n\u2019avais pas fait grand-chose.\nNous sommes all\u00e9s \u00e0 l\u2019Intermarch\u00e9 \u00e0 16 h, sit\u00f4t que S. est revenue. Elle m\u2019a pris en passant. \u00c7a n\u2019a pas tra\u00een\u00e9. 148 euros.\nEn plaisantant, on avait dit qu\u2019on ne devrait pas d\u00e9passer les 150.\nNous f\u00fbmes h\u00e9berlu\u00e9s que \u00e7a fasse 148 \u20ac. Par contre, pour cette somme — trop modeste, visiblement — nous n\u2019avons pas eu droit aux vignettes ni aux bons de r\u00e9duction. Faut pas d\u00e9conner.<\/p>\n Enfin, on \u00e9tait contents. On avait respect\u00e9 le budget, chose rarissime.<\/p>\n J\u2019ai \u00e9t\u00e9 d\u00e9\u00e7u de ne pas trouver le sachet de kebab surgel\u00e9 comme chez Super U. Du coup, j\u2019ai pris des escalopes de poulet. Mais je retournerai chez Super U rien que pour le kebab. Je m\u2019en fais \u00e0 l\u2019heure du d\u00e9jeuner : une poign\u00e9e dans un bout de baguette avec un peu de mayonnaise.\n\u00c0 chaque bouch\u00e9e, j\u2019\u00e9prouve un plaisir sauvage \u00e0 enfreindre — quoi ? — je ne sais quelle r\u00e8gle di\u00e9t\u00e9tique \u00e0 la con. Tant pis.<\/p>\n Je me demande si ce n\u2019est pas plus int\u00e9ressant que je note ces petites choses quotidiennes, finalement, que ce que j\u2019\u00e9cris d\u2019ordinaire sur le monde, la vie, moi, la m\u00e9taphysique.<\/p>\n Je me suis demand\u00e9 si j\u2019aurais envie de prendre l\u2019ap\u00e9ro avec moi, en pensant \u00e0 Minuit. Je n\u2019\u00e9tais pas s\u00fbr que oui.\nCar, dans le fond, je suis un homme triste.\nMon humour vient de cette tristesse. Ce n\u2019est pas un humour qui fait rire de bon c\u0153ur.\nC\u2019est un humour qui fait plut\u00f4t fuir — y compris l\u2019humoriste.\nExtinction des feux \u00e0 00:00 heure locale. R\u00e9veill\u00e9 \u00e0 4:00. Me suis remis aussi au code. R\u00e9installation du script G.A en l’encapsulant de telle fa\u00e7on qu’il n’agisse pas sur le serveur local, uniquement en distant. Puis am\u00e9lioration de l’affichage du site sur mobile, deux trente plus tard j’y suis encore<\/p>\n Cette confiance accord\u00e9e aux outils technologiques ne vaut que si nous restons perp\u00e9tuellement \u00e0 jour. Sinon, c\u2019est la glissade : machine poussive, syst\u00e8me d\u2019exploitation obsol\u00e8te, incitations commerciales sans r\u00e9ponse. Et voil\u00e0 qu\u2019on se retrouve en marge, marginal, contourn\u00e9. Ce monde qui filait droit, voil\u00e0 qu\u2019il tourne en rond.<\/p>\n L\u2019application de localisation de Google, par exemple, s\u2019essouffle sur mon t\u00e9l\u00e9phone. Pourtant, j\u2019ai v\u00e9rifi\u00e9, rien \u00e0 mettre \u00e0 jour. \u00c7a fonctionne, oui, mais en diff\u00e9r\u00e9, comme une vieille bande magn\u00e9tique. L\u2019information s\u2019affiche avec un d\u00e9calage, une latence de quelques secondes, suffisamment pour que la rue o\u00f9 je devais tourner soit d\u00e9j\u00e0 loin derri\u00e8re. Double peine : faire demi-tour, et constater que l\u2019occasion ne se pr\u00e9sente qu\u2019\u00e0 cinq cents m\u00e8tres, voire plus. Le quart d\u2019heure de marge que j\u2019avais pris fond comme neige au soleil.<\/p>\n Ce matin-l\u00e0, j\u2019allais \u00e0 la clinique du sommeil de Boug\u00e9-Chamballud. Heureusement, pr\u00e9voyant le caprice num\u00e9rique, j\u2019avais pris mes pr\u00e9cautions : un bon quart d\u2019heure de s\u00e9curit\u00e9. C\u2019est le manque de technologie qui engendre cette prudence archa\u00efque, comme si l\u2019archa\u00efsme guettait derri\u00e8re chaque panne. L\u2019obsolescence produit la pr\u00e9voyance, et aussi, bizarrement, cette conscience sourde de pauvret\u00e9. Ne pas \u00eatre au point, c\u2019est d\u00e9j\u00e0 \u00eatre en retard, et cela finit par peser.<\/p>\n Au village, la machine refuse de coop\u00e9rer, le GPS tourne en boucle et la voix nasillarde s\u2019obstine : « Signal perdu ». Je me concentre. R\u00e9fl\u00e9chis. La rue de la Passerelle, je l\u2019ai d\u00e9j\u00e0 arpent\u00e9e, il y a deux ans, pour une exposition. Ce n\u2019est pas loin, forc\u00e9ment. Apr\u00e8s quelques d\u00e9tours, je finis par trouver. Arriv\u00e9 pile \u00e0 l\u2019heure. La marge, pulv\u00e9ris\u00e9e.<\/p>\n Pas de secr\u00e9tariat \u00e0 l\u2019accueil, seulement des pancartes \u00e9parses sur le comptoir. Je rep\u00e8re la bonne : rendez-vous avec le docteur X. Salle d\u2019attente, porte bleue derri\u00e8re moi. J\u2019obtemp\u00e8re. L\u00e0, par la grande fen\u00eatre nord, le paysage s\u2019\u00e9tend, ancr\u00e9 dans l\u2019immobilit\u00e9. Sur les murs, des affiches sur l\u2019apn\u00e9e du sommeil. Une phrase en gras attire mon attention : « Apn\u00e9e et hypertension ». Int\u00e9ressant, sans doute.<\/p>\n L\u2019heure tourne, personne. Le doute s\u2019installe, et avec lui, l\u2019agacement. Pr\u00e8s de la porte, un clou plant\u00e9 en travers, mal ajust\u00e9, blesse le mur. Une affichette pr\u00e9vient le voleur : « Merci de remettre le tableau \u00e0 sa place la prochaine fois ». Laconique et fier. Le clou, mal plant\u00e9, semble narguer le vide laiss\u00e9 par l\u2019\u0153uvre disparue. Une trace d\u2019effort inutile, r\u00e9sistant aux al\u00e9as comme un vestige d\u00e9risoire. Finalement, ils ont renonc\u00e9 \u00e0 camoufler l\u2019\u00e9chec. Et toc.<\/p>\n Agac\u00e9, je sors dans le hall. Vide. Une quinte de toux. Quelqu\u2019un approche. C\u2019est lui, le m\u00e9decin : blouse blanche, cheveux blancs, lunettes dor\u00e9es, voix calme. Je me pr\u00e9sente, il hoche la t\u00eate, m\u2019invite \u00e0 m\u2019asseoir. Mais il est sans cesse interrompu par le t\u00e9l\u00e9phone. « Excusez-moi, pardonnez-moi, je suis \u00e0 vous. »<\/p>\n Il pose les questions d\u2019usage, prend des notes : poids, taille, sommeil perturb\u00e9. « Vous cochez toutes les cases », me dit-il enfin. Nouveau rendez-vous pour le 11 juin, 14h, pour r\u00e9cup\u00e9rer l\u2019appareillage de test. Nouveau coup de fil, il d\u00e9croche, \u00e9coute d\u2019un air contrari\u00e9, raccroche. Il soupire : « C\u2019est dingue quand m\u00eame, neuf personnes sur dix ne se pr\u00e9sentent pas au t\u00e9l\u00e9phone. » Un sourire d\u00e9sabus\u00e9, il se reprend : « Bon, on en \u00e9tait o\u00f9 ? »<\/p>\n Il m\u2019accompagne au comptoir. Le r\u00e9ceptacle de carte bleue est flanqu\u00e9 d\u2019un post-it : « Pas de sans contact. » Je m\u2019interroge sur la raison, et du coup, j\u2019oublie mon code. Code faux. Heureusement, j\u2019avais aussi pr\u00e9vu un peu de liquide. Dix-huit euros, ce n\u2019est pas la mer \u00e0 boire. Au moment o\u00f9 il me rend la monnaie, le code me revient : j\u2019avais invers\u00e9 deux chiffres. C\u2019est r\u00e9gl\u00e9. Dix-huit euros en moins dans ma poche.<\/p>\n En repartant, il me dit qu\u2019il est aussi du Bourbonnais, mais plus vers Lapalisse. On se dit au revoir. Dehors, je repense au clou laiss\u00e9 visible, \u00e0 la machine qui n\u2019indique jamais le bon chemin. L\u2019obstination du monde \u00e0 ne pas coop\u00e9rer est peut-\u00eatre la seule certitude stable dans ce d\u00e9cor mouvant. C\u2019est \u00e9trange comme on finit par s\u2019attacher aux imperfections. Elles sont l\u00e0, plant\u00e9es dans le d\u00e9cor comme ce clou, inamovibles.<\/p>\n Ce n\u2019est pas le fait de vouloir raconter une histoire, c\u2019est de la raconter toujours de la m\u00eame fa\u00e7on. Une mani\u00e8re tellement habituelle d\u2019entendre des histoires qu\u2019on ne fait plus attention \u00e0 l\u2019histoire elle-m\u00eame, mais \u00e0 la fa\u00e7on dont elle est dite. Car si on ne la dit pas telle qu\u2019on le veut, c\u2019est-\u00e0-dire telle qu\u2019on s\u2019y attend d\u00e9j\u00e0 plus ou moins, comme un mouvement \u00e9tabli par avance, attendu, parce que rassurant de l\u2019entendre telle qu\u2019on l\u2019attend, si on ne la dit pas ainsi, alors l\u2019histoire devient incongrue. Elle prend soudain une importance d\u00e9mesur\u00e9e au regard de la mani\u00e8re dont elle devrait \u00eatre dite.<\/p>\n Je referme Hors les murs de Jacques R\u00e9da avec cette sensation d\u2019avoir un peu mieux saisi le texte d\u2019Herv\u00e9 Micolet que F.B. nous a envoy\u00e9 pour la proposition 12 de l\u2019atelier. Un peu mieux saisi quoi ? Je ne saurais dire. Peut-\u00eatre un rythme, une musique propre \u00e0 chacun, qui pourtant se rejoignent. \u00c7a m\u2019a fait r\u00e9fl\u00e9chir, trop s\u00fbrement. De 11 heures du matin \u00e0 22 heures, dimanche, heure locale, l\u2019angoisse est rest\u00e9e l\u00e0, coll\u00e9e.<\/p>\n Ce ne peut pas \u00eatre une langue artificielle, me suis-je dit. Une langue invent\u00e9e par mode, pour coller \u00e0 ce qui se fait. Non. Ce serait une langue n\u00e9e du refus de dire les choses comme on les dit toujours, sans m\u00eame faire attention \u00e0 la mani\u00e8re de les dire. Une langue du doute, de l\u2019h\u00e9sitation, du recul. Sit\u00f4t qu\u2019on s\u2019apercevrait qu\u2019on raconte comme on \u00e2nonne, on bousculerait quelque chose, pour essayer de s\u2019en sortir. Ce qui n\u2019est pas franchement de la po\u00e9sie non plus. \u00c9crire de la po\u00e9sie, vraiment ? Deux ou trois vies juste pour \u00e7a, \u00e7a me dissuade aussit\u00f4t.<\/p>\n \u00c0 vrai dire, sit\u00f4t que je me d\u00e9prime, je deviens idiot. Chaque fois que je d\u00e9couvre un monde, je me r\u00e9fugie dans l\u2019idiotie. Une couardise m\u2019y pousse, parce que l\u2019idiotie est le seul refuge confortable dans lequel je puisse, \u00e0 cet instant, me lover. Que faire sinon ? Hocher la t\u00eate, relever les manches, se dire : « Je m\u2019y mets, bille en t\u00eate. » Mais se mettre \u00e0 quoi, quand on est bras nus, et couard ? \u00c0 l\u2019idiotie, parce qu\u2019il faut bien rendre hommage \u00e0 quelque chose. Trouver un subterfuge pour sacrifier sa vanit\u00e9 sur l\u2019autel de l\u2019idiotie, allumer deux ou trois bougies, agiter l\u2019encensoir, marcher pieds nus sur le trottoir de la b\u00eatise. \u00catre b\u00eate enfin, absolument, pour ne surtout pas sombrer dans ce biais qu\u2019on nomme l\u2019intelligence.<\/p>\n D\u2019ailleurs, il en va de l\u2019intelligence comme des histoires. Ce n\u2019est pas l\u2019intelligence elle-m\u00eame qui compte, mais la mani\u00e8re dont on s\u2019attend toujours qu\u2019elle surgisse. Comme une recette de cuisine : un peu de sel, un peu de poivre, tiens, c\u2019est assaisonn\u00e9 comme il faut, c\u2019est-\u00e0-dire comme il se doit. \u00c7a doit donc bien \u00eatre un rago\u00fbt de mouton, ou de l\u2019intelligence.<\/p>\n \u00c0 part \u00e7a, je crois que le site est d\u00e9sormais coup\u00e9 du monde. J\u2019ai mal param\u00e9tr\u00e9 le script de Google Analytics, la Search Console refuse d\u2019indexer mes pages, pr\u00e9textant un serveur 5xxx. Apr\u00e8s une petite mont\u00e9e d\u2019adr\u00e9naline, j\u2019ai fini par me dire que ce n\u2019\u00e9tait peut-\u00eatre pas plus mal. Finalement, \u00eatre planqu\u00e9 dans le trou du cul du web me va bien. Je ne me sens pas pr\u00eat \u00e0 discuter de ce que j\u2019\u00e9cris, ni des raisons pour lesquelles j\u2019\u00e9cris. Inutile d\u2019y penser : je l\u2019ai d\u00e9j\u00e0 fait des dizaines de fois, et je sais combien d’obstacles je devrais surmonter pour appara\u00eetre et dire quoi que ce soit \u00e0 propos de ces \u00e9crits.<\/p>\n Hors de l\u2019\u00e9criture, je n\u2019ai strictement rien \u00e0 voir avec ce que j\u2019\u00e9cris. Rien \u00e0 voir non plus avec ce que j\u2019ai cru \u00eatre \u00e0 un moment quelconque de ma vie. En ce sens, je suis dans la grotte face \u00e0 Polyph\u00e8me le cyclope, mais quand je dis « personne », moi, c\u2019est vrai. Je suis personne. Je ne suis pas Ulysse, mais alors pas du tout.<\/p>\n En revenant du march\u00e9 ce matin, pourtant, une pens\u00e9e fugitive s\u2019est impos\u00e9e : « Quand donc vas-tu cesser de te faire tout seul des n\u0153uds au cerveau ? » \u00c0 peu pr\u00e8s \u00e7a. Et cette id\u00e9e d\u2019une journ\u00e9e sans cette occupation. Mon Dieu, que de choses je pourrais alors faire ! Ranger le grenier, vendre tous les livres policiers de mon p\u00e8re qui pourrissent dans des cartons l\u00e0-haut. Mettre de l\u2019ordre dans mes papiers administratifs. Prendre rendez-vous pour une assurance d\u00e9c\u00e8s et, en passant, me renseigner sur le prix d\u2019une concession, sur le tarif des inhumations.<\/p>\n Ou alors me mettre \u00e0 la menuiserie, \u00e0 la poterie, \u00e0 relire tout ce que j\u2019ai d\u00e9j\u00e0 lu sans jamais rien y comprendre. Rassembler tout ce qui ne me sert \u00e0 rien et le porter chez Emma\u00fcs. Ou le vendre sur internet, mais vendre sur internet me para\u00eet bien plus harassant que de tout porter chez Emma\u00fcs.<\/p>\n S. s\u2019est lev\u00e9e de bonne heure pour partir \u00e0 P. vendre ses bricoles. J\u2019avais travaill\u00e9 toute la nuit. Vers 4 heures, je me suis s\u00fbrement endormi. On a d\u00fb se manquer de peu. Ou peut-\u00eatre que je n\u2019\u00e9tais pas encore tout \u00e0 fait endormi quand elle s\u2019est lev\u00e9e, vers 5 heures. D\u2019habitude, je me l\u00e8ve aussi, pour pr\u00e9parer le caf\u00e9, parler un peu avant qu\u2019elle parte. Mais ce matin-l\u00e0, rien. Juste la porte qui s\u2019est referm\u00e9e.<\/p>\n Ce bruit m\u2019a apport\u00e9 une tranquillit\u00e9, presque une jouissance. \u00c7a n\u2019a dur\u00e9 que quelques instants. Puis la culpabilit\u00e9 est revenue. Une porte qui claque, m\u00eame doucement, c\u2019est \u00e9trange, \u00e7a d\u00e9clenche quelque chose. Ce n\u2019est pas juste cette porte-l\u00e0. Toutes les portes qu\u2019on a entendues claquer dans une vie reviennent d\u2019un coup, comme un \u00e9cho, comme si toutes \u00e9taient la m\u00eame porte. Je me suis accroch\u00e9 \u00e0 cette id\u00e9e, puis je me suis rendormi, avec ce bruit dans la t\u00eate.<\/p>\n \u00c0 sept heures, un bruit m\u2019a r\u00e9veill\u00e9. Impossible de savoir si c\u2019\u00e9tait un r\u00eave ou la r\u00e9alit\u00e9. Tout de suite, j\u2019ai pens\u00e9 \u00e0 S. et \u00e0 la porte d\u2019entr\u00e9e qu\u2019elle n\u2019avait peut-\u00eatre pas ferm\u00e9e. Quelqu\u2019un pouvait entrer, monter l\u2019escalier et me poignarder pendant que je somnolais encore.<\/p>\n Enfant, je faisais souvent ce r\u00eave bizarre : \u00eatre poignard\u00e9 par une ombre. Je me r\u00e9veillais en sueur, glac\u00e9, convaincu d\u2019avoir r\u00e9ellement senti la lame. \u00c0 cinq ou six ans, se r\u00e9veiller en sueur, persuad\u00e9 d\u2019avoir \u00e9t\u00e9 poignard\u00e9, c\u2019est d\u00e9routant. Pour moi, \u00e7a ne pouvait \u00eatre que la m\u00e9tempsycose. Peu importe ce que peuvent en dire les psys, cette sensation-l\u00e0 ne s\u2019invente pas. Pas plus que celle d\u2019\u00eatre d\u00e9vor\u00e9.<\/p>\n Ou alors, c\u2019est l\u2019imagination. Une imagination fertile. Trop fertile peut-\u00eatre. Ce qui est pire, en fait, c\u2019est de ne rien en faire. Je me suis fait un caf\u00e9 en me disant que ce dimanche pouvait \u00eatre une bonne journ\u00e9e, \u00e0 condition de l\u2019accepter comme telle. Et une fois formul\u00e9e, l\u2019id\u00e9e est devenue claire : on a toujours le choix. M\u00eame si la maison s\u2019effondre et qu\u2019on reste coinc\u00e9 sous les gravats, il reste encore ce choix : d\u00e9cider si c\u2019est une bonne journ\u00e9e ou non.<\/p>\n Hier, j\u2019ai relu certains de mes textes. J\u2019ai essay\u00e9 de les regrouper autour de cette id\u00e9e des fen\u00eatres, r\u00e9elles ou mentales. J\u2019ai cru y trouver une structure. Mais en y repensant, je n\u2019y ai pas vu de progression, ni de tension. Chaque texte semblait rester le m\u00eame, avec cette oscillation permanente, comme une porte qu\u2019on n\u2019a pas pris la peine de bloquer et qui claque d\u00e8s qu\u2019un souffle passe.<\/p>\n Puis, je me suis demand\u00e9 si je n\u2019avais pas tout faux en accordant cette confiance exag\u00e9r\u00e9e au hasard, que tout le monde appelle ainsi et que moi, je pr\u00e9f\u00e8re appeler l\u2019inconscient. Je me suis aussi demand\u00e9 si cette confiance que je mets dans l\u2019intelligence artificielle n\u2019est pas aussi douteuse que celle que j\u2019ai accord\u00e9e jusqu\u2019ici \u00e0 l\u2019inconscient.<\/p>\n Pour r\u00e9fl\u00e9chir \u00e0 tout \u00e7a, je suis all\u00e9 donner \u00e0 manger au chat. En secouant la bo\u00eete de p\u00e2t\u00e9, j\u2019ai compris qu\u2019elle \u00e9tait vide. « Aujourd\u2019hui, ce sera croquettes », ai-je dit \u00e0 la chatte, qui a fil\u00e9 sans demander son reste. Je me suis servi un autre caf\u00e9 et j\u2019ai pris mon cachet pour la tension.<\/p>\n En v\u00e9rifiant le goutte-\u00e0-goutte des plantes, j\u2019ai remarqu\u00e9 que toutes les bouteilles \u00e9taient vides. \u00c0 peine 24 heures. Encore une publicit\u00e9 bidon : « Vous pouvez vous absenter 10 jours sans souci, avec le goutte-\u00e0-goutte 1000 ml, et c\u2019est tout bon. » Mon cul.<\/p>\n J\u2019ai pens\u00e9 \u00e0 ma na\u00efvet\u00e9. Peut-\u00eatre que c\u2019est \u00e7a, finalement, mon c\u00f4t\u00e9 exceptionnel. Une na\u00efvet\u00e9 de seconde main, celle qui vient apr\u00e8s la lucidit\u00e9. Comme si on avait besoin d\u2019y croire encore, par habitude ou par envie. Juste pour cette sensation l\u00e9g\u00e8re, presque enfantine. Mais \u00e7a retombe vite, forc\u00e9ment. Comme l\u2019imagination quand elle reste en suspens, sans projet. Elle finit par retomber, comme un souffl\u00e9 rat\u00e9.<\/p>",
"content_text": " S. s\u2019est lev\u00e9e de bonne heure pour partir \u00e0 P. vendre ses bricoles. J\u2019avais travaill\u00e9 toute la nuit. Vers 4 heures, je me suis s\u00fbrement endormi. On a d\u00fb se manquer de peu. Ou peut-\u00eatre que je n\u2019\u00e9tais pas encore tout \u00e0 fait endormi quand elle s\u2019est lev\u00e9e, vers 5 heures. D\u2019habitude, je me l\u00e8ve aussi, pour pr\u00e9parer le caf\u00e9, parler un peu avant qu\u2019elle parte. Mais ce matin-l\u00e0, rien. Juste la porte qui s\u2019est referm\u00e9e. Ce bruit m\u2019a apport\u00e9 une tranquillit\u00e9, presque une jouissance. \u00c7a n\u2019a dur\u00e9 que quelques instants. Puis la culpabilit\u00e9 est revenue. Une porte qui claque, m\u00eame doucement, c\u2019est \u00e9trange, \u00e7a d\u00e9clenche quelque chose. Ce n\u2019est pas juste cette porte-l\u00e0. Toutes les portes qu\u2019on a entendues claquer dans une vie reviennent d\u2019un coup, comme un \u00e9cho, comme si toutes \u00e9taient la m\u00eame porte. Je me suis accroch\u00e9 \u00e0 cette id\u00e9e, puis je me suis rendormi, avec ce bruit dans la t\u00eate. \u00c0 sept heures, un bruit m\u2019a r\u00e9veill\u00e9. Impossible de savoir si c\u2019\u00e9tait un r\u00eave ou la r\u00e9alit\u00e9. Tout de suite, j\u2019ai pens\u00e9 \u00e0 S. et \u00e0 la porte d\u2019entr\u00e9e qu\u2019elle n\u2019avait peut-\u00eatre pas ferm\u00e9e. Quelqu\u2019un pouvait entrer, monter l\u2019escalier et me poignarder pendant que je somnolais encore. Enfant, je faisais souvent ce r\u00eave bizarre : \u00eatre poignard\u00e9 par une ombre. Je me r\u00e9veillais en sueur, glac\u00e9, convaincu d\u2019avoir r\u00e9ellement senti la lame. \u00c0 cinq ou six ans, se r\u00e9veiller en sueur, persuad\u00e9 d\u2019avoir \u00e9t\u00e9 poignard\u00e9, c\u2019est d\u00e9routant. Pour moi, \u00e7a ne pouvait \u00eatre que la m\u00e9tempsycose. Peu importe ce que peuvent en dire les psys, cette sensation-l\u00e0 ne s\u2019invente pas. Pas plus que celle d\u2019\u00eatre d\u00e9vor\u00e9. Ou alors, c\u2019est l\u2019imagination. Une imagination fertile. Trop fertile peut-\u00eatre. Ce qui est pire, en fait, c\u2019est de ne rien en faire. Je me suis fait un caf\u00e9 en me disant que ce dimanche pouvait \u00eatre une bonne journ\u00e9e, \u00e0 condition de l\u2019accepter comme telle. Et une fois formul\u00e9e, l\u2019id\u00e9e est devenue claire : on a toujours le choix. M\u00eame si la maison s\u2019effondre et qu\u2019on reste coinc\u00e9 sous les gravats, il reste encore ce choix : d\u00e9cider si c\u2019est une bonne journ\u00e9e ou non. Hier, j\u2019ai relu certains de mes textes. J\u2019ai essay\u00e9 de les regrouper autour de cette id\u00e9e des fen\u00eatres, r\u00e9elles ou mentales. J\u2019ai cru y trouver une structure. Mais en y repensant, je n\u2019y ai pas vu de progression, ni de tension. Chaque texte semblait rester le m\u00eame, avec cette oscillation permanente, comme une porte qu\u2019on n\u2019a pas pris la peine de bloquer et qui claque d\u00e8s qu\u2019un souffle passe. Puis, je me suis demand\u00e9 si je n\u2019avais pas tout faux en accordant cette confiance exag\u00e9r\u00e9e au hasard, que tout le monde appelle ainsi et que moi, je pr\u00e9f\u00e8re appeler l\u2019inconscient. Je me suis aussi demand\u00e9 si cette confiance que je mets dans l\u2019intelligence artificielle n\u2019est pas aussi douteuse que celle que j\u2019ai accord\u00e9e jusqu\u2019ici \u00e0 l\u2019inconscient. Pour r\u00e9fl\u00e9chir \u00e0 tout \u00e7a, je suis all\u00e9 donner \u00e0 manger au chat. En secouant la bo\u00eete de p\u00e2t\u00e9, j\u2019ai compris qu\u2019elle \u00e9tait vide. \"Aujourd\u2019hui, ce sera croquettes\", ai-je dit \u00e0 la chatte, qui a fil\u00e9 sans demander son reste. Je me suis servi un autre caf\u00e9 et j\u2019ai pris mon cachet pour la tension. En v\u00e9rifiant le goutte-\u00e0-goutte des plantes, j\u2019ai remarqu\u00e9 que toutes les bouteilles \u00e9taient vides. \u00c0 peine 24 heures. Encore une publicit\u00e9 bidon : \"Vous pouvez vous absenter 10 jours sans souci, avec le goutte-\u00e0-goutte 1000 ml, et c\u2019est tout bon.\" Mon cul. J\u2019ai pens\u00e9 \u00e0 ma na\u00efvet\u00e9. Peut-\u00eatre que c\u2019est \u00e7a, finalement, mon c\u00f4t\u00e9 exceptionnel. Une na\u00efvet\u00e9 de seconde main, celle qui vient apr\u00e8s la lucidit\u00e9. Comme si on avait besoin d\u2019y croire encore, par habitude ou par envie. Juste pour cette sensation l\u00e9g\u00e8re, presque enfantine. Mais \u00e7a retombe vite, forc\u00e9ment. Comme l\u2019imagination quand elle reste en suspens, sans projet. Elle finit par retomber, comme un souffl\u00e9 rat\u00e9. ",
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"title": "17 mai 2025",
"date_published": "2025-05-17T01:01:30Z",
"date_modified": "2025-05-17T01:01:30Z",
"author": {"name": "Patrick Blanchon"},
"content_html": " En d\u00e9cidant d’abolir toute hi\u00e9rarchie d’importance entre les diff\u00e9rents \u00e9l\u00e9ments narratifs — ceux qui peuvent composer un paragraphe, voire un bloc entier, voire m\u00eame une page tout enti\u00e8re —, je me retrouvai projet\u00e9 vingt ans en arri\u00e8re. Une fois l’\u00e9tonnement pass\u00e9, ce bref vertige d’une \u00e0 deux secondes, encore un peu tremblant mais me ressaisissant peu \u00e0 peu, je compris que ce que je pratiquais avec l’\u00e9criture n’\u00e9tait pas si diff\u00e9rent de ce que je faisais avec la peinture. Et soudain, je me retrouvai debout devant un chevalet, anim\u00e9 d’une \u00e9nergie cr\u00e9ative inattendue. Par-dessus mon \u00e9paule, je vis appara\u00eetre un r\u00e9sultat d’une platitude exemplaire. Mais ce jugement, je le reconnais, appartenait \u00e0 un moi d’il y a vingt ans. Le moi d’aujourd’hui temp\u00e9ra aussit\u00f4t cette critique intempestive, s’enfon\u00e7ant dans l’id\u00e9e de platitude comme on glisse son pied dans une vieille godasse — us\u00e9e, d\u00e9form\u00e9e, mais confortable. En traversant cette id\u00e9e, en l’\u00e9puisant presque, je parvins \u00e0 la reformuler. Ce que je percevais comme platitude \u00e9tait en r\u00e9alit\u00e9 une forme de r\u00e9sistance<\/em>, quelque chose d’in\u00e9dit qui refusait de se plier aux attendus esth\u00e9tiques. Une r\u00e9sistance qui, aujourd’hui encore, m’interpelle. Je pensai \u00e0 tout cela en sortant de la maison et, d\u2019un coup d\u2019\u0153il, jetai un regard vers l\u2019\u00e9picerie turque. J\u2019h\u00e9sitai. Devais-je aller v\u00e9rifier les documents administratifs placard\u00e9s sur la vitrine ? Il me sembla que de nouveaux feuillets avaient \u00e9t\u00e9 ajout\u00e9s depuis ma derni\u00e8re visite. Mais je renon\u00e7ai, car il \u00e9tait 13:45 et je n\u2019avais plus vraiment le temps. Je montai la rue jusqu\u2019au parking Schneider, pris la Dacia et filai vers le foyer Henri Barbusse, \u00e0 Roussillon. Une fois parvenu l\u00e0-bas, j\u2019ouvrirais la porte du local, ainsi que les rideaux, sans doute aussi les fen\u00eatres pour a\u00e9rer un peu. Je me demandai si les \u00e9l\u00e8ves viendraient malgr\u00e9 cette magnifique journ\u00e9e ensoleill\u00e9e. Probablement pas. Il me faudrait attendre. Juste esp\u00e9rer que quelqu\u2019un pr\u00e9f\u00e9rerait barbouiller ici plut\u00f4t que de profiter du soleil ailleurs. En m’asseyant dans la Dacia, je pestai int\u00e9rieurement. S. n’avait pas vid\u00e9 le v\u00e9hicule. Le bric-\u00e0-brac de son vide-grenier envahissait l’espace depuis l’arri\u00e8re du si\u00e8ge conducteur jusqu’au haillon. Impossible de reculer le si\u00e8ge. Je dus me recroqueviller bizarrement, comme une momie p\u00e9ruvienne, puis tendis la main pour attraper la ceinture de s\u00e9curit\u00e9 et me ligoter encore un peu plus. D’une main libre, j’essayai de d\u00e9visser la roue l\u00e9g\u00e8rement dentel\u00e9e \u00e0 droite du si\u00e8ge conducteur pour incliner le dossier. Rien \u00e0 faire. Je laissai tomber. La jauge \u00e9tait dans l\u2019orange. Je m\u2019en souvins : S. et moi en avions parl\u00e9, mais j\u2019avais encore assez de carburant pour faire l\u2019aller-retour sans probl\u00e8me. Il suffisait de traverser la ville pour atteindre le foyer Henri Barbusse, l\u00e0-bas, \u00e0 Roussillon. J\u2019avais largement de quoi remplir ma mission d\u2019enseignement bi-mensuelle. En embrayant en seconde pour sortir du parking Schneider, j’aper\u00e7us la Twingo gar\u00e9e sous un grand tilleul. Je pestai, car j’avais encore oubli\u00e9 de prendre le jerrycan de six litres pour m\u2019arr\u00eater au retour \u00e0 la station-service et remettre de quoi la faire repartir, le r\u00e9servoir \u00e9tant \u00e0 sec depuis plus d’un mois. En repassant devant l’\u00e9picerie turque, je ralentis et constatai qu’une p\u00e9tition contre la d\u00e9molition du b\u00e2timent avait \u00e9t\u00e9 ajout\u00e9e, scotch\u00e9e maladroitement. L’image d’un caf\u00e9 bruyant alterna avec la b\u00e9ance d’un parking pendant quelques instants, puis j’embrayai et le v\u00e9hicule me conduisit jusqu’\u00e0 l’intersection avec la rue centrale. Il me fallut patienter un peu car la cohorte des v\u00e9hicules \u00e9tait dense. Je me surpris \u00e0 esp\u00e9rer que quelqu’un ait la bonne id\u00e9e de ralentir pour me laisser passer. Parfois \u00e7a arrive. Quand \u00e7a n’arrive pas assez vite, on s’\u00e9nerve en vain. On le sait mais \u00e7a n’emp\u00eache pas de rejouer \u00e0 chaque fois la sc\u00e8ne au m\u00eame endroit. Enfin, un type au volant d’un petit camion s’arr\u00eata pour me laisser passer. Je le remerciai d’un geste et, durant quelques instants, je repris un peu espoir en l’humanit\u00e9. Puis, aussit\u00f4t, j’eus honte d’avoir perdu tout espoir en l’humanit\u00e9 si longtemps. Je n’y pensai plus. Je regardai d\u00e9filer les vitrines avec leurs panneaux « \u00e0 louer », « \u00e0 vendre », « cessation d’activit\u00e9 », et mes pens\u00e9es d\u00e9riv\u00e8rent vers l’id\u00e9e de la fin. Que sait-on de la fin ? Comment sait-on v\u00e9ritablement, physiquement, r\u00e9ellement que c’est la fin ? Ces pens\u00e9es m’accompagn\u00e8rent jusqu’au local o\u00f9, par miracle, je trouvai une place presque devant la porte. J’eus un instant de panique : avais-je bien pris la cl\u00e9 ? Puis je me souvins qu’elle \u00e9tait accroch\u00e9e \u00e0 mon trousseau, parce que j’avais d\u00e9j\u00e0 eu ce moment de panique plusieurs fois et que j’avais enfin trouv\u00e9 la solution. Je notai que ce n’est pas parce qu’on trouve une solution temporaire \u00e0 l’anxi\u00e9t\u00e9 qu’elle dispara\u00eet. Au final, cinq \u00e9l\u00e8ves arriv\u00e8rent et j’avais juste eu le temps d’\u00e9chafauder le plan de l’exercice du jour : une recherche portant \u00e0 la fois sur l’accumulation et sur des gammes constitu\u00e9es de verts diff\u00e9rents. En fait, c’\u00e9tait un m\u00e9lange de deux exercices que j’avais reformul\u00e9s \u00e0 la h\u00e2te en un seul, pour lui conf\u00e9rer un aspect de nouveaut\u00e9. Le temps s’\u00e9coula assez rapidement jusqu’\u00e0 17 h. Les deux personnes qui devaient faire un essai ne sont pas venues, ce qui me sembla logique avec le beau temps qui s’\u00e9tendait sur la ville, malgr\u00e9 la fum\u00e9e persistante des usines alentours, la morosit\u00e9 de l’actualit\u00e9, le prix du beurre. En refermant la porte du local en partant, je me suis souvenu du prix du beurre, 4,50 \u20ac, et cette t\u00eate que nous avions faite, S. et moi, \u00e0 l’heure du d\u00e9jeuner, en le go\u00fbtant avec nos pommes de terre cuites \u00e0 l’eau. « \u00c7a n’a pas le go\u00fbt de beurre, tu es d’accord ? » J’\u00e9tais d’accord. Je repensai encore une fois \u00e0 l’id\u00e9e de la fin, et aussi \u00e0 ce petit livre de Jank\u00e9l\u00e9vitch Quelque part dans l’inachev\u00e9<\/em>, puis je repris la pose de momie p\u00e9ruvienne et pris le chemin du retour. Je passai devant la station-service et eus un instant d’h\u00e9sitation pour remettre du carburant dans le v\u00e9hicule, puis je me suis demand\u00e9 si j’\u00e9tais r\u00e9ellement repass\u00e9 cr\u00e9diteur sur mon compte. Alors, j’ai continu\u00e9 jusqu’au parking o\u00f9, par chance, j’ai trouv\u00e9 exactement la m\u00eame place. Un petit miracle encore. Une fois rentr\u00e9, je m’int\u00e9ressai au syst\u00e8me d’irrigation que nous avions d\u00e9cid\u00e9 d’installer. De petites pi\u00e8ces en plastique munies d’un robinet sur lesquelles on place une bouteille perc\u00e9e d’un minuscule trou pour que le goutte-\u00e0-goutte fonctionne. Nous avons fait l’inventaire des bouteilles vides dans toute la maison, nous n’en avions que cinq seulement. « Il faudra acheter un pack la prochaine fois », m’a dit S. Puis j’ai pens\u00e9 \u00e0 ces emballages plastiques, \u00e0 la qualit\u00e9 de l’eau dans ces contenants, au fait que ce syst\u00e8me permettrait, selon la notice, de s’absenter dix jours sans avoir besoin de remplir les bouteilles chaque jour. J’avais de gros doutes sur le sujet. Il fallait d’abord trouver le bon r\u00e9glage du goutte-\u00e0-goutte, ce qui n’\u00e9tait pas tr\u00e8s limpide. Les pi\u00e8ces de plastique \u00e9taient de qualit\u00e9 m\u00e9diocre, les pas de vis avaient du jeu, ce qui rendait la finesse du r\u00e9glage improbable.<\/p>\n Admettons que j’aie su, vers la trentaine, qu’il exist\u00e2t une mani\u00e8re de lire et une mani\u00e8re de lire, et que cette \u00e9vidence m’\u00e9tait apparue comme une r\u00e9v\u00e9lation ; je me demande ce que cela aurait pu donner vers la quarantaine, tout en constatant que j’avais pris du bide ces derniers jours. Or, j’allais sur mes soixante-six ans lorsque cette r\u00e9flexion me traversa, et la question revint comme un refrain, au milieu duquel je me demandais aussi si un jour j’allais vraiment grandir. Je regardais dans le miroir grossissant, celui que j\u2019utilisais pour traquer les poils blancs sur le bout de mon nez, en me demandant vaguement si \u00e7a me faisait para\u00eetre plus vieux ou juste un peu n\u00e9glig\u00e9. Je cherchais un signe quelconque de maturit\u00e9 sur ce visage qui continuait de se plisser, mais rien. Je me dis que je ne d\u00e9passerais sans doute jamais six ans d’\u00e2ge mental. J’\u00e9coutai un instant ; des voix s’\u00e9levaient de la rue. Je reposai la pince \u00e0 \u00e9piler sur le bord du lavabo et fis couler un filet d\u2019eau, posant la paume sur la pierre humide et tra\u00e7ant des cercles lents, comme si je pouvais ainsi lisser l\u2019obsession, l’adoucir et l’\u00e9vacuer elle aussi par la bonde. Je m\u2019approchai de la fen\u00eatre \u00e0 demi voil\u00e9e par le store et, avec deux doigts, \u00e9cartai les lamelles pour jeter un coup d\u2019\u0153il dehors. Sur le trottoir d’en face, un petit attroupement s’\u00e9tait form\u00e9, probablement depuis quelques minutes, mais je ne l’avais pas remarqu\u00e9 plus t\u00f4t parce que la fen\u00eatre \u00e9tait rest\u00e9e ferm\u00e9e. C’est en voulant a\u00e9rer la pi\u00e8ce que j’avais tourn\u00e9 la poign\u00e9e, sans vraiment penser que \u00e7a laisserait entrer les bruits aussi. Avec le temps, je ne fais m\u00eame plus attention \u00e0 cette poign\u00e9e, selon qu’elle soit horizontale ou verticale, qui modifie pourtant l’ouverture de la fen\u00eatre. Au d\u00e9but, quand ils avaient chang\u00e9 toutes les vieilles fen\u00eatres donnant sur la rue pour ce syst\u00e8me oscillo-battant, j’\u00e9tais all\u00e9 chercher sur Google ce que \u00e7a voulait dire. Je m’\u00e9tais un peu \u00e9tonn\u00e9 qu’un mot aussi m\u00e9canique d\u00e9signe quelque chose d’aussi pratique, et finalement, je n’y avais plus vraiment pens\u00e9. On avait discut\u00e9 des modalit\u00e9s de paiement avec le patron de la bo\u00eete, un type affable qui m’avait propos\u00e9 de r\u00e9gler en quatre fois sans frais. J’avais sign\u00e9 le devis en me disant que \u00e7a ferait l’affaire. Une voiture de police devait \u00eatre gar\u00e9e plus loin, hors de mon champ de vision. Je n\u2019avais pas vraiment envie d\u2019ouvrir la fen\u00eatre en grand, de passer la t\u00eate dehors pour v\u00e9rifier. Les reflets bleus sur les vitres d\u2019en face suffisaient. Je restai l\u00e0, juste \u00e0 regarder ces \u00e9clats lumineux glisser sur la fa\u00e7ade, et je laissai l\u2019air frais entrer, comme si \u00e7a avait du sens, m\u00eame si je ne voyais pas bien lequel.<\/p>\n Quelqu’un, sans doute un ou plusieurs agents de la voirie ou des services techniques, avait plac\u00e9 des barri\u00e8res devant l’\u00e9picerie turque. Les rideaux de fer \u00e9taient ferm\u00e9s. Je remarquai aussi ce genre de ruban bleu blanc rouge qui donne un air officiel aux interdictions. Quelqu’un l’avait enroul\u00e9 autour des barreaux des barri\u00e8res, comme une guirlande improvis\u00e9e, et \u00e7a produisit un dr\u00f4le d\u2019effet, cette esp\u00e8ce de m\u00e9lange entre l\u2019administratif et le festif. Je restai un instant \u00e0 regarder, surpris par cette col\u00e8re qui montait sans pr\u00e9venir, comme si ce ruban avait soudain brouill\u00e9 les fronti\u00e8res entre l’utile et l’absurde. J’essayai de capter des bribes de la conversation qui montait de la rue, et je me dis qu\u2019il devait y avoir surtout des Turcs dans cette petite manifestation. J\u2019ai tout de suite pens\u00e9 \u00e0 un braquage, mais les rideaux de fer baiss\u00e9s ne collaient pas. En me penchant encore un peu, sans vraiment oser passer le buste \u00e0 la fen\u00eatre, je finis par apercevoir un homme en costume qui affichait un document sur l’une des barri\u00e8res. Pour une rue tranquille o\u00f9 il ne se passait jamais grand-chose, \u00e7a devenait int\u00e9ressant. Sauf parfois un braquage, mais suffisamment espac\u00e9 pour qu’on n’en fasse pas toute une histoire. Ensuite, j’ai senti monter un nouvel agacement en surprenant mon reflet dans la glace de la salle de bain. J’avais tout du vieux con voyeur avec un bide pro\u00e9minent. \u00c7a m’a fait penser que « convoyeur »<\/em> devait probablement venir de l\u00e0 — « braquage, banque, gyrophare, costard, connard, couard ». J’ai hauss\u00e9 les \u00e9paules. S. \u00e9tait r\u00e9veill\u00e9e, on s’est crois\u00e9s dans le couloir, je lui ai dit qu’il y avait quelque chose de sp\u00e9cial en face de chez nous. Mais elle \u00e9tait au radar, filait vers les toilettes, \u00e7a ne l’int\u00e9ressait pas.<\/p>\n Plus tard, nous appr\u00eemes en lisant le document affich\u00e9 que nos voisins \u00e9piciers avaient trois mois pour effectuer des travaux de remise en \u00e9tat de leur b\u00e2timent. \u00c0 d\u00e9faut, la t\u00e2che de d\u00e9molition incomberait \u00e0 la municipalit\u00e9, avec les frais inh\u00e9rents \u00e0 l’ex\u00e9cution du jugement administratif. S. et moi nous sommes retrouv\u00e9s dans la cuisine, un peu sonn\u00e9s, comme si cette menace de d\u00e9molition nous concernait directement. On s\u2019est demand\u00e9 ce qu\u2019on aurait en face de chez nous, si \u00e7a arrivait. Un terrain vague, peut-\u00eatre. Une autre boutique. Notre pire cauchemar est devenu palpable soudain quand S. a dit : « Manquerait plus qu’on ait un caf\u00e9. »<\/em> J\u2019ai imagin\u00e9 la devanture de l’\u00e9picerie arrach\u00e9e, les briques \u00e9ventr\u00e9es, le store en lambeaux. Puis un caf\u00e9 avec des types en scooter, de la musique jusqu’\u00e0 pas d’heure. \u00c7a ne nous r\u00e9jouissait pas vraiment, mais je crois qu\u2019on \u00e9tait surtout agac\u00e9s de ne rien pouvoir y faire. Les baraques dans notre rue mena\u00e7aient de s’\u00e9crouler, alors, petit \u00e0 petit, on a aussi pens\u00e9 que \u00e7a pouvait tout aussi bien nous arriver.<\/p>\n S. ronflait. C\u2019\u00e9tait une impression bizarre que d\u2019essayer de me concentrer sur la lecture de Knausgaard tout en voulant faire abstraction de ce bruit sourd, rythm\u00e9, comme une machine qui s’emballe puis ralentit. La tension s\u2019installait dans ma nuque, une raideur sourde qui, en un \u00e9clair, me fit comprendre pourquoi cette vie me pesait tant. Mais c\u2019\u00e9tait rapide, trop rapide, un de ces \u00e9clats d\u2019intuition qui surgissent puis s’\u00e9vaporent sans pr\u00e9venir, comme quand on tente de rattraper le fil d\u2019un r\u00eave juste apr\u00e8s le r\u00e9veil. Peut-\u00eatre que l’agacement n’\u00e9tait pas vraiment d\u00fb au ronflement mais \u00e0 ce passage du livre, une phrase pr\u00e9cise qui aurait r\u00e9sonn\u00e9 trop fort, trop vrai. \u00c0 moins que ce ne soit cette chaleur d\u00e9rangeante elle aussi , les jambes dehors, la couette coinc\u00e9e sous moi. Il faisait trop chaud dans la chambre, je le r\u00e9alisai d\u2019un coup. Nous n\u2019avions pas encore chang\u00e9 la couette, c’\u00e9tait encore celle d\u2019hiver. Le corps — mon corps — s\u2019\u00e9tait assis sur le bord du lit, comme une entit\u00e9 \u00e0 part enti\u00e8re, \u00e9chapp\u00e9e du sommeil. J\u2019ai regard\u00e9 l\u2019heure. Les chiffres rouges du r\u00e9veil indiquaient 23:48. Je ressentis un d\u00e9sir vif de lire encore, au moins une petite heure, pour essayer de reconstituer puis de savourer ce moment si intime qu’est la lecture d’un bon livre, avant que le lendemain n\u2019efface tout. Je craignais de m\u2019endormir. Le lendemain serait jeudi, et ces jours qui passent de plus en plus vite me font peur. \u00c0 vrai dire, \u00e0 part lire et \u00e9crire, tout me fait peur et m\u2019agace. Comme si mon corps r\u00e9agissait quand moi je suis incapable de le faire. Et puis, sans savoir vraiment pourquoi, j\u2019avais d\u00fb me lever, marcher \u00e0 t\u00e2tons vers la chambre d\u2019amis, emportant l’IPad et le fichier Epub de l’Etoile du matin, comme un talisman contre le sommeil. Quand je me suis r\u00e9veill\u00e9 \u00e0 4h, le noir \u00e9tait complet. J’ai tourn\u00e9 la t\u00eate pour chercher l’heure, mais aucune lueur rouge cette fois. Juste le silence, sans le ronflement, mais sans l\u2019assurance non plus d\u2019\u00eatre exactement l\u00e0 o\u00f9 je pensais \u00eatre.<\/p>\n Ce matin, la fatigue avait une texture particuli\u00e8re. Les muscles semblaient plus lourds, les articulations moins souples. Je m\u2019\u00e9tais lev\u00e9 avec cette impression de peser plus que d\u2019habitude, comme si le corps, m\u00eame apr\u00e8s une nuit de sommeil, refusait de se d\u00e9lier. J\u2019ai cherch\u00e9 mes lunettes qui avaient gliss\u00e9 de mon nez dans l’obscurit\u00e9. L’Ipad \u00e9tait l\u00e0 et j’ai senti la fra\u00eecheur de la dalle du plat de la main. Machinalement, j’ai tapot\u00e9 dessus et l’invitation \u00e0 entrer le mot de passe est apparue. Mais je n’avais plus envie de lire. Ou bien cette histoire de mot de passe m’aga\u00e7a. Cet agacement se rattacha \u00e0 celui de la veille. Le bruit des ronflements, la tension dans la nuque. Peut-\u00eatre m\u00eame le livre de Knausgaard qui n\u2019apaisait rien. Cette jalousie en lisant certains auteurs, me disant que j’aurais tr\u00e8s bien pu m’y coller avec des si jusqu’\u00e0 l’infini... Je pensais que la lecture calmerait quelque chose, mais c\u2019\u00e9tait l\u2019inverse : tout semblait s\u2019imbriquer pour cr\u00e9er ce n\u0153ud int\u00e9rieur.<\/p>\n Et cette fatigue, cette lourdeur dans les bras, me rappelait les jours o\u00f9 je me levais \u00e0 cinq heures pour attraper le bus. Ces boulots que je trouvais par l\u2019int\u00e9rim, manutentionnaire, pr\u00e9parateur de commandes. Des journ\u00e9es \u00e0 soulever des caisses de conserves, \u00e0 empiler des cartons jusqu\u2019au plafond. J\u2019avais choisi ces boulots parce que je ne voulais pas \u00eatre fatigu\u00e9 intellectuellement. Ce n’\u00e9tait pas par hasard m\u00eame si \u00e0 cette \u00e9poque je n’utilisais pas le terme choisir. J\u2019\u00e9crivais le soir, et je ne voulais pas \u00e9puiser ma cervelle dans un travail plus exigeant. La journ\u00e9e, c\u2019\u00e9tait les bras, les jambes, les reins qui travaillaient, la t\u00eate restait en arri\u00e8re, comme en hibernation. La vraie vie commen\u00e7ait le soir, quand la fatigue du corps n\u2019emp\u00eachait pas encore les mots de venir.<\/p>\n Mais souvent, la lassitude s\u2019incrustait. Souvent dans le m\u00e9tro, dans le RER, et aussi dans tous ces trains de banlieue que j’ai emprunt\u00e9s. Je m\u2019imaginais \u00e9crire une phrase, puis je m\u2019endormais en r\u00eavant que cette phrase se diluait dans le sommeil. Le lendemain, il ne restait que des bribes, une sensation de quelque chose d\u2019inachev\u00e9. Cette raideur est sans doute l\u2019h\u00e9ritage de cette \u00e9poque ancienne. L’empreinte qu’aura laiss\u00e9e l’apparente absence de choix, de projet de vie. La trace de cette r\u00e9sistance farouche \u00e0 m’engager dans n’importe quel projet de vie. Comme si le corps, m\u00eame lib\u00e9r\u00e9 des t\u00e2ches physiques, conservait en lui une trace de cette lutte contre la fatigue. Une r\u00e9sistance qui, avec le temps, s’\u00e9rode. Je me suis soudain mis \u00e0 penser aux falaises d’\u00c9tretat, en Normandie, dont j’ai appris r\u00e9cemment que le calcaire qui les constitue est en r\u00e9alit\u00e9 un agglom\u00e9rat de milliards de minuscules organismes. J’ai pens\u00e9 \u00e0 toute cette vie qui s\u2019est d\u00e9pos\u00e9e l\u00e0 inexorablement, prodiguant ainsi comme une id\u00e9e de patience \u00e0 la falaise m\u00eame. Patience qui, de nos jours, pouss\u00e9e sans doute \u00e0 bout par l’\u00e9rosion des pluies acides, s’\u00e9croule par pans entiers.<\/p>\n Et encore maintenant, \u00e0 ce moment m\u00eame, en faisant un travail tellement diff\u00e9rent, enseigner, il arrive que l\u2019\u00e9puisement surgisse d\u2019un coup, sans pr\u00e9venir, comme une r\u00e9miniscence de ces ann\u00e9es o\u00f9 je portais plus que je n\u2019\u00e9crivais.<\/p>\n Le bon vieux temps. La conversation revient toujours vers lui. In\u00e9vitablement. Peut-\u00eatre d\u00e8s la deuxi\u00e8me ou troisi\u00e8me tourn\u00e9e, quand les mots se d\u00e9nouent et que les verres se remplissent sans trop compter. C\u2019est comme un r\u00e9flexe. La lumi\u00e8re tombe, la ti\u00e9deur de l\u2019air enveloppe, et voil\u00e0 qu\u2019on y est, \u00e0 parler d\u2019avant, comme si c\u2019\u00e9tait l\u00e0 le seul refuge possible.<\/p>\n J\u2019ai toujours vu \u00e7a. Peu importe l\u2019endroit ou les circonstances : une soir\u00e9e entre amis, un barbecue au fond du jardin, la fum\u00e9e des grillades et le vin un peu trop frais. \u00c0 un moment, la conversation d\u00e9croche du pr\u00e9sent. Dans le temps.<\/em> Avant.<\/em> Pour les plus pudiques.<\/p>\n C\u2019est un truc de vieux. Que ce soit dans ma famille, chez d\u2019autres, dans des bouis-bouis ou des restos chics, au bord d\u2019une piscine ou sur la pelouse d\u2019un parc, une fois la cinquantaine franchie. Quand la retraite approche. Et \u00e7a ne s\u2019arrange pas ensuite. Plus le temps passe, plus on s\u2019enfonce dans cette manie de ressasser le pass\u00e9.<\/p>\n Je me demande si ce n\u2019est pas li\u00e9 \u00e0 cette peur qui grandit avec l\u2019\u00e2ge. La peur de devenir \u00e9tranger \u00e0 soi-m\u00eame, de ne plus reconna\u00eetre ce qui nous entoure. Parce que ce bon vieux temps<\/em>, c\u2019est surtout le souvenir d\u2019un moment o\u00f9 on avait encore l\u2019impression de ma\u00eetriser quelque chose. O\u00f9 le monde allait moins vite, o\u00f9 les choses \u00e9taient peut-\u00eatre plus compliqu\u00e9es, mais plus lisibles.<\/p>\n Le bon vieux temps<\/em>, c\u2019est une mani\u00e8re de r\u00e9sister au sentiment d\u2019inutilit\u00e9 qui s\u2019insinue \u00e0 mesure que les ann\u00e9es passent. On s\u2019y accroche parce que le pr\u00e9sent fatigue. Parce qu\u2019on sent que la vie ne nous appartient plus tout \u00e0 fait, qu\u2019elle glisse entre les doigts comme du sable sec.<\/p>\n \u00c7a commence toujours de mani\u00e8re anodine. Une phrase l\u00e2ch\u00e9e comme un ballon trop gonfl\u00e9 qui s\u2019\u00e9chappe des mains. « Avant, c\u2019\u00e9tait quand m\u00eame autre chose. »<\/em> Et tout de suite apr\u00e8s, un silence presque complice, comme si on savait que \u00e7a allait venir, que ce bon vieux temps<\/em> allait s\u2019inviter dans la conversation. On n\u2019en parle pas tout de suite. D\u2019abord, il y a des anecdotes plus r\u00e9centes, des histoires de boulot, des tracas quotidiens. Et puis peu \u00e0 peu, \u00e7a d\u00e9rive. On se met \u00e0 parler des lieux d\u2019avant, des objets qui n\u2019existent plus, des habitudes perdues. Les caf\u00e9s o\u00f9 on allait gamins, les cin\u00e9mas de quartier avec leurs fauteuils r\u00e2p\u00e9s, les petits magasins o\u00f9 on achetait du tabac \u00e0 l\u2019unit\u00e9. Les maisons familiales d\u00e9molies pour laisser place aux immeubles, les petites gares condamn\u00e9es, les terrains vagues devenus parkings.<\/p>\n Et cette phrase qui revient, comme une litanie : « On vivait mieux, quand m\u00eame. »<\/em><\/p>\n Peut-\u00eatre que ce bon vieux temps<\/em>, c\u2019est justement \u00e7a : quelque chose qu\u2019on n\u2019a pas su pr\u00e9server, quelque chose qu\u2019on a laiss\u00e9 filer sans m\u00eame s\u2019en rendre compte. Un peu comme ce caf\u00e9 de quartier, le dernier \u00e0 servir des « petits noirs » au comptoir, qui a ferm\u00e9 sans pr\u00e9venir. Un matin, on est pass\u00e9 devant, et il n\u2019y avait plus rien. Juste un rideau m\u00e9tallique baiss\u00e9 et une affiche d\u2019agence immobili\u00e8re. On n\u2019a rien vu venir. On s\u2019est dit que c\u2019\u00e9tait dommage, que c\u2019\u00e9tait injuste, mais on n\u2019a rien fait.<\/p>\n Et ce matin-l\u00e0, en passant devant le caf\u00e9 ferm\u00e9, ce n\u2019\u00e9tait pas seulement de la nostalgie. C\u2019\u00e9tait une col\u00e8re sourde, comme si on s\u2019en voulait de ne pas avoir \u00e9t\u00e9 l\u00e0 au bon moment, comme si on avait laiss\u00e9 faire. Et c\u2019est peut-\u00eatre \u00e7a le ressentiment qui s\u2019accumule : ce m\u00e9lange de honte et d\u2019amertume, de culpabilit\u00e9 presque. On se dit qu\u2019on aurait pu agir, mais qu\u2019on ne l\u2019a pas fait.<\/p>\n Peut-\u00eatre que cette enceinte de ressentiment est aussi une mani\u00e8re de tenir la nuit \u00e0 distance, de faire corps contre ce qui nous d\u00e9passe. On monte ce mur ensemble, comme on dresserait une palissade, un rempart contre l\u2019angoisse, un bouclier collectif. Mais en m\u00eame temps, c\u2019est plus que \u00e7a.<\/p>\n Parce que enceinte<\/em>, c\u2019est aussi un espace clos o\u00f9 quelque chose grandit en silence, sans qu\u2019on puisse vraiment l\u2019ignorer. On b\u00e2tit ce mur ensemble, et \u00e0 l\u2019int\u00e9rieur, le ressentiment se d\u00e9veloppe, se nourrit des conversations, des soupirs, des regrets. Il s\u2019amplifie, comme un bruit sourd qui r\u00e9sonne de plus en plus fort. Une fois scell\u00e9 dans cette enceinte, il prend de l\u2019ampleur, il m\u00fbrit, il se densifie.<\/p>\n Et on se surprend \u00e0 se demander : qu\u2019est-ce qui finira par na\u00eetre de cette enceinte de ressentiment ? Une r\u00e9volte ? Une r\u00e9signation partag\u00e9e ? Quelque chose d\u2019indicible qui, une fois lib\u00e9r\u00e9, nous emportera peut-\u00eatre au-del\u00e0 de ce que l\u2019on est pr\u00eat \u00e0 accepter.<\/p>\n Peut-\u00eatre qu\u2019on reste l\u00e0, \u00e0 \u00e9changer nos amertumes, parce qu\u2019on a peur de ce qui se pr\u00e9pare \u00e0 l\u2019int\u00e9rieur de cette enceinte. Parce qu\u2019on sait que si on l\u2019ouvre, si on la laisse \u00e9clater, ce sera comme rompre les eaux, laisser sortir quelque chose de trop grand, de trop lourd pour qu\u2019on puisse l\u2019assumer seul.<\/p>\n Alors on reste l\u00e0, rassembl\u00e9s, veillant ce foyer fragile, persuad\u00e9s que tant que le ressentiment reste bien enferm\u00e9, bien tenu entre les murs, on a encore un semblant de contr\u00f4le. Comme si en laissant m\u00fbrir l\u2019amer, on retardait l\u2019accouchement d\u2019une v\u00e9rit\u00e9 trop brutale pour \u00eatre prononc\u00e9e.<\/p>\n L’agacement qui surgit aussit\u00f4t que je lis cet auteur ( peu importe son nom) est chaque jour une \u00e9preuve oblig\u00e9e, un passage forc\u00e9 vers quelque chose d’encore plus irritant : me retrouver face \u00e0 mon propre agacement, \u00e0 me relire. Comme si ce frottement intellectuel quotidien ne servait qu’\u00e0 raviver l’inconfort de l’autocritique. C’est cet agacement qu’il faut traverser quotidiennement. Une douleur \u00e9pidermique qui prend racine dans la peau, qui s’accroche, qui refuse de se dissoudre. Mais une fois que c’est fait, enfin, on peut acc\u00e9der au texte. Certains jours, cela demande plus de patience que d’autres. Une question de nerfs, de temporisation, comme attendre que la colle ou la mayonnaise prenne. Surtout quand on refuse les robots, mixeurs, touilleurs, agr\u00e9gateurs de tout acabit.<\/p>\n Alors, s’il fallait fournir malgr\u00e9 tout une opinion sur cette lecture en parall\u00e8le des miennes, l’expression « chaud et froid » irait assez bien. Il y a dans ces lignes quelque chose d’intempestif, de contradictoire, comme un courant d’air qui h\u00e9site entre la br\u00fblure et la caresse. \u00c0 la fin, c’est m\u00eame amusant de constater \u00e0 quel point ces textes tournent autour de la m\u00eame chose : une sorte de d\u00e9b\u00e2cle contempl\u00e9e lentement, jour apr\u00e8s jour. Et en m\u00eame temps, faire quelque chose, probablement de tout \u00e0 fait inutile, de cette contemplation. Faire \u0153uvre, peut-\u00eatre, sans le vouloir, dans ce flottement incertain o\u00f9 le monde continue \u00e0 d\u00e9rouler sa logique implacable, indiff\u00e9rent aux ruminations int\u00e9rieures.<\/p>\n Voir le monde autour continuer comme il le fait toujours ajoute une dimension surr\u00e9aliste \u00e0 l’ensemble. Il peut y avoir les pires catastrophes, la boulangerie du coin est toujours ouverte, sauf le lundi. Je me fais toujours reprendre parce que je n’attends pas que la bouche bleue de la machine \u00e0 pi\u00e8ces et \u00e0 billets passe au vert. « Attendez que \u00e7a passe au vert. » Ce qui, vraiment, ne d\u00e9clenche aucun r\u00e9flexe d’automobiliste en moi. Je regimbe quotidiennement \u00e0 accepter de tels changements, plus par r\u00e9flexe qu’autre chose. Le monde s’ajuste et moi, je reste en d\u00e9saccord, comme un personnage secondaire d’un roman mal \u00e9crit qui ne trouve jamais la bonne r\u00e9plique.<\/p>\n Ce que l’on note dans un carnet au moment o\u00f9 l’on d\u00e9cide d’ouvrir le carnet pour noter est toujours un peu d\u00e9cevant. Parall\u00e8lement \u00e0 cela, je peux aussi me dire que j’aurais voulu noter autre chose, que bien des \u00e9v\u00e9nements ont d\u00e9j\u00e0 sombr\u00e9 dans l’oubli. Si, par exemple, ce carnet servait \u00e0 retenir quelque chose qu’on ne d\u00e9sire pas laisser glisser vers l’oubli. Or, je ne suis m\u00eame plus certain qu’un carnet serve \u00e0 cela. Plus qu’un outil de m\u00e9moire, il est un d\u00e9fouloir, une gymnastique musculaire, \u00e9crire pour avoir l’impression vague de faire quelque chose de ses dix doigts. L’adjectif ou l’adverbe est ici superflu. Peut-\u00eatre m\u00eame tout le carnet l’est-il. Mais on \u00e9crit tout de m\u00eame, par pur ent\u00eatement, par besoin d’intercepter ce qui passe, sans jamais vraiment savoir ce qu’on cherche \u00e0 capturer.<\/p>\n Finalement, le carnet devient ce lieu o\u00f9 l’on consigne des traces sans autre but que celui de d\u00e9poser, de d\u00e9poser encore, sans ambition de coh\u00e9rence ni de clart\u00e9. Il y a l\u00e0 quelque chose de rassurant et de d\u00e9risoire, comme une marche dans le brouillard o\u00f9 chaque pas, m\u00eame s’il ne m\u00e8ne nulle part, fait exister un chemin. C’est peut-\u00eatre cela, au fond : tracer sa route sans trop savoir pourquoi, juste pour voir o\u00f9 elle nous m\u00e8ne, ou bien simplement pour occuper l’espace.<\/p>\n Peut-on s\u2019en passer, et \u00e0 quel prix. La famille, l\u2019\u00e9cole, l\u2019entreprise, l\u2019\u00e9glise, l\u2019arm\u00e9e, le cimeti\u00e8re. Du d\u00e9but \u00e0 la fin, ce m\u00eame mouvement. Se sentir entour\u00e9 ou, au contraire, rejet\u00e9 par cette entit\u00e9 qui n\u2019existe que dans nos esprits. Ce groupe qui s\u2019impose, qui attire, qui blesse.<\/p>\n Chaque fois que je ressens l\u2019attrait pour l\u2019un de ces groupes, cela finit mal. J\u2019y vais pourtant, comme pouss\u00e9 par une force obscure, pour \u00e9prouver \u00e0 nouveau cet espoir et cette d\u00e9sillusion. C\u2019est peut-\u00eatre ainsi que l\u2019on forge quelque chose, \u00e0 force de recommencements. Il y a cette joie initiale, violente, celle d\u2019\u00eatre accept\u00e9. Cette euphorie qui, comme un vertige, donne le sentiment d\u2019exister au sein de quelque chose de plus vaste.<\/p>\n Et puis, le d\u00e9senchantement. La chute. \u00c0 la chorale d\u00e9j\u00e0, je d\u00e9chantais. Ma voix se perdait, fausse et forte, dans l\u2019amas des autres. C\u2019\u00e9tait \u00e0 Osny, pr\u00e8s de Pontoise, quand j\u2019\u00e9tais enferm\u00e9. Chanter faux, chanter fort : un acte presque instinctif, comme une protestation sourde. Ne pas \u00eatre ce qu\u2019on attend de moi. Ne pas me fondre. Refuser d\u2019\u00eatre ce mouton docile, cet \u00eatre standardis\u00e9.<\/p>\n La voix du mauvais larron, celle du voyou, c\u2019\u00e9tait la seule voie possible. Ne pas se laisser phagocyter par cette normalit\u00e9 qui d\u00e9vore, qui dissout les singularit\u00e9s. Chanter faux, c\u2019\u00e9tait ma fa\u00e7on de dire non. Ma mani\u00e8re de survivre. Parce que la norme, c\u2019est une peau de chagrin, qui r\u00e9tr\u00e9cit et vous \u00e9touffe. Moi, du chagrin, j\u2019ai fait une joie. Du rire solitaire, un graal. De la folie, une sagesse. De la laideur, un terreau fertile pour la beaut\u00e9. De la banalit\u00e9, un miracle.<\/p>\n Ce qui s\u2019\u00e9crit vient de moi, oui. Mais \u00e7a vient aussi de plus loin, de quelque chose qui me d\u00e9passe. Cette confusion-l\u00e0, elle est troublante. On pense \u00eatre soi, parmi d\u2019autres soi. Mais le moi n\u2019est qu\u2019un reflet, une \u00e9bauche. Prendre le temps de s\u2019\u00e9loigner de cette illusion, cela m\u2019a pris cinq ans. Un lustre. Comme si le temps avait poli ma peau, m\u2019avait rendu plus dense, plus silencieux, plus animal. Je me suis mis \u00e0 r\u00eaver d\u2019\u00e9l\u00e9phants, d\u2019hippopotames. Retrouver le fleuve. Se rouler dans la boue pour r\u00e9apprendre \u00e0 nager, entre deux eaux.<\/p>\n Le groupe reste une n\u00e9cessit\u00e9 que je ne justifie pas. Ce que j\u2019y ai vu, ce que j\u2019y ai subi, les merveilles entrevues, les horreurs exp\u00e9riment\u00e9es. Cela ne trouve pas d\u2019\u00e9quilibre. La paresse des uns, l\u2019abandon des autres, et ceux qui en tirent profit. Les identit\u00e9s qu\u2019on y gagne ressemblent \u00e0 des \u00e9tiquettes d\u2019\u00e9colier : tout de craie et de crissement sur le noir des tableaux. Toujours prouver, toujours d\u00e9montrer que l\u2019on est ce que l\u2019on pr\u00e9tend \u00eatre.<\/p>\n Parfois, il y a des miracles. Mais ils sont rares. Plus rares que les d\u00e9convenues. La joie d\u2019\u00eatre en groupe est un artifice, une victoire fragile contre la nuit totale. On y plonge, l\u2019\u00e2me ouverte, et on en ressort plus triste, plus seul.<\/p>\n Il m\u2019est arriv\u00e9 de vouloir cr\u00e9er un moi pour rejoindre le groupe. De me fabriquer un masque \u00e0 ma mesure. Mais avec le temps, on comprend que c\u2019est une perte, une paresse, une peur. On refuse de regarder en soi, on fuit ce d\u00e9go\u00fbt latent.<\/p>\n Aller seul, r\u00e9solument, voil\u00e0 la solution. Une fois que tu as accept\u00e9 cette solitude, tu peux traverser tous les groupes sans que rien ne t\u2019atteigne. Tu marches, tu avances, tu fais partie du monde sans t\u2019y noyer. Et, surtout, tu t\u2019en fous.<\/p>\n La pens\u00e9e m\u2019a cueilli en pleine poitrine, avec la brutalit\u00e9 d\u2019un coup, un choc qui r\u00e9sonne longtemps dans la cage thoracique, comme un roulement de tambour assourdi. Plus on est libre, plus on a de responsabilit\u00e9s. C\u2019est venu d\u2019un coup, en descendant l\u2019escalier pour me rendre \u00e0 la cuisine, alors que la journ\u00e9e n\u2019\u00e9tait m\u00eame pas encore pos\u00e9e, le caf\u00e9 pas encore dans la tasse, la lumi\u00e8re basse dans l\u2019escalier, filtrant par la fen\u00eatre embu\u00e9e. La cervelle en \u00e9bullition, comme ces matins d\u2019hiver o\u00f9 la glace craque sous le pied, avec ce bruit sec qui vous avertit que quelque chose peut c\u00e9der.<\/p>\n \u00c0 mesure que je franchissais les marches, la sensation se pr\u00e9cisait, s\u2019insinuait comme une eau lente qui monte, le long des murs, remplissant chaque interstice d\u2019un froid humide. L\u2019id\u00e9e \u00e9tait l\u00e0, vaguement famili\u00e8re, ancr\u00e9e quelque part depuis longtemps, mais c\u2019est aujourd\u2019hui qu\u2019elle s\u2019imposait, d\u00e9finitive. Et \u00e0 mesure qu\u2019elle se d\u00e9ployait, l\u2019\u00e9tau se resserrait autour d\u2019un point profond, log\u00e9 au creux du ventre, cette sensation contrariante d\u2019\u00eatre devant quelque chose d\u2019irr\u00e9vocable.<\/p>\n Il y a eu, comme en \u00e9cho, un bruit \u00e9trange, une sorte de cri \u00e9touff\u00e9, un glapissement venu de loin, de l\u2019int\u00e9rieur, du c\u0153ur d\u2019un lieu prot\u00e9g\u00e9, recouvert de gravats et de souvenirs anciens. Un for int\u00e9rieur, si tant est qu\u2019apr\u00e8s la longue d\u00e9vastation, il en reste quelque chose. Peut-\u00eatre un bunker, un abri de fortune, un r\u00e9duit construit de bric et de broc, au fil des ans, comme ces fortins qu\u2019on \u00e9rige dans les montagnes pour se prot\u00e9ger du vent, sans savoir si on y reviendra un jour.<\/p>\n La question a suivi, naturellement, comme une lame de fond apr\u00e8s la vague : qui, bordel de merde, est enferm\u00e9 dans ce bunker ? J\u2019ai lev\u00e9 la t\u00eate, et le reflet m\u2019a renvoy\u00e9 quelque chose d\u2019irr\u00e9el, ce visage que j\u2019ai d\u2019abord pris pour le mien, puis que j\u2019ai reconnu comme \u00e9tant celui de mon p\u00e8re. Il me hurlait dessus, mais c\u2019\u00e9tait un cri sans voix, un hurlement muet, comme si la col\u00e8re n\u2019avait plus la force de sortir, \u00e9touff\u00e9e par des d\u00e9cennies d\u2019oubli et de fatigue. Une farce grotesque, si ce n\u2019\u00e9tait d\u00e9j\u00e0 suffisamment monstrueux pour vous glacer sur place.<\/p>\n Quelque chose frappait contre la porte du bunker, une secousse sourde, r\u00e9p\u00e9t\u00e9e, comme si une b\u00eate cherchait \u00e0 sortir. J\u2019ai coll\u00e9 mon oreille contre le m\u00e9tal froid, et l\u00e0, distinctement, j\u2019ai per\u00e7u des pleurs d\u2019enfants m\u00eal\u00e9s \u00e0 un grondement rauque, comme une b\u00eate bless\u00e9e. J\u2019ai su imm\u00e9diatement que c\u2019\u00e9tait Elle, la B\u00eate du G\u00e9vaudan, celle-l\u00e0 m\u00eame que j\u2019avais cru avoir \u00e9crabouill\u00e9e dans mes r\u00eaves d\u2019enfant, il y a bien longtemps, dans ces bois sombres o\u00f9 le soir tombe vite et o\u00f9 les contes se d\u00e9litent en bruits sourds. Un glapissement encore, d\u2019enfant ou de caniche, la confusion \u00e9tait volontaire, pour me donner le temps de reprendre mon souffle, mais j\u2019ai fini par ouvrir la porte.<\/p>\n Elle a grinc\u00e9, comme ces portes de grange qu\u2019on n\u2019a pas ouvertes depuis des ann\u00e9es. Derri\u00e8re, le vide. Rien. Absolument rien. Une b\u00e9ance muette, un espace si nu que m\u00eame la poussi\u00e8re semblait avoir d\u00e9sert\u00e9. C\u2019est alors que la sensation de libert\u00e9 m\u2019a submerg\u00e9, avec une violence renouvel\u00e9e, comme un marteau qui revient \u00e0 l\u2019envoyeur, me brisant les c\u00f4tes, me coupant le souffle. J\u2019\u00e9tais libre, terriblement libre, et cette libert\u00e9 pesait d\u2019un poids que je n\u2019avais pas anticip\u00e9.<\/p>\n La vie nouvelle \u00e9tait l\u00e0, devant moi, \u00e9tendue comme un territoire sauvage. Je savais qu\u2019elle serait plus rude, moins joyeuse que la pr\u00e9c\u00e9dente, que la l\u00e9g\u00e8ret\u00e9 avait fui avec l\u2019enfance, que d\u00e9sormais, il faudrait assumer ce que je suis devenu, ce que je n\u2019ai jamais vraiment voulu \u00eatre. Et ce savoir-l\u00e0, cette prescience, a r\u00e9sonn\u00e9 en moi comme un \u00e9cho long, un souvenir des bois gel\u00e9s et des b\u00eates qui s\u2019y cachent, tapies dans l\u2019ombre.<\/p>\n L\u2019effort me d\u00e9go\u00fbte. Non pas tout effort, mais l\u2019exig\u00e9, celui qui vient d\u2019ailleurs, qui p\u00e8se et s\u2019installe, sans qu\u2019on l\u2019ait appel\u00e9, sans qu\u2019on l\u2019ait choisi. Un effort venant de l\u2019ext\u00e9rieur, comme un poids qu\u2019on n\u2019aurait pas m\u00e9rit\u00e9 de porter. Un effort qui parasite le moindre \u00e9lan, d\u00e9j\u00e0 difficile \u00e0 maintenir, de l\u2019int\u00e9rieur. Ce n\u2019est pas que je sois r\u00e9fractaire au mouvement ou \u00e0 l\u2019action. C\u2019est juste que l\u2019effort int\u00e9rieur me co\u00fbte tant qu\u2019il ne me reste rien pour l\u2019ext\u00e9rieur. Comme si le peu de forces que je parviens \u00e0 rassembler se dissipaient \u00e0 l\u2019instant o\u00f9 la contrainte surgit, brisant cette \u00e9conomie pr\u00e9caire qui me permet de tenir debout.<\/p>\n Cette sensation d\u2019appauvrissement, ce sentiment de ressources vid\u00e9es, de manque total, comme si le peu de mati\u00e8re qui me constitue s\u2019\u00e9rodait en silence, me d\u00e9go\u00fbte, me r\u00e9volte, et, au-del\u00e0 de la col\u00e8re m\u00eame, me laisse presque indiff\u00e9rent, tant la fatigue a pris le pas.<\/p>\n Je n\u2019en suis plus \u00e0 me demander si cela vient de moi. Si je n\u2019ai pas fait ce qu\u2019il fallait, si je me suis, une fois encore, tromp\u00e9 de direction. Je ne veux plus revenir \u00e0 ce point d\u2019interrogation, le retour \u00e0 la case coupable, \u00e0 l\u2019accusation tacite qui ronge les heures et \u00e9puise la moindre chance de r\u00e9pit.<\/p>\n Je m\u2019oppose doucement. Pas de violence apparente. C\u2019est presque imperceptible. \u00c7a ne se voit pas. L\u2019opposition est l\u00e0 pourtant, en veille sourde, en tension continue. \u00c0 l\u2019ext\u00e9rieur, il n\u2019y a rien. Mais en dedans, c\u2019est la d\u00e9vastation, un chantier d\u2019o\u00f9 tout s\u2019est retir\u00e9, ne laissant que des structures \u00e9br\u00e9ch\u00e9es, des murs que l\u2019usure finit par fendre. La col\u00e8re ne prend pas la forme de l\u2019\u00e9clat. Elle monte sans qu\u2019on la sente venir, elle prend place, lentement, dans les articulations, les fibres, et reste l\u00e0, coinc\u00e9e entre la cage thoracique et la gorge.<\/p>\n Je ne crie pas. \u00c7a n\u2019a jamais \u00e9t\u00e9 ma fa\u00e7on de faire. Mais je sens que la retenue, cette posture inflexible que je m\u2019efforce de maintenir, finit par co\u00fbter plus cher que l\u2019explosion. Ce silence, peut-\u00eatre, est ce qui p\u00e8se le plus. Une col\u00e8re contenue, muette, mais lourde, qui fait vibrer les nerfs et raidit le souffle. On dirait une cuirasse trop \u00e9paisse, qu\u2019on ne parvient plus \u00e0 retirer, qui s\u2019incruste dans la chair, la durcit.<\/p>\n Je m\u2019interroge souvent sur cette fatigue particuli\u00e8re, celle de devoir r\u00e9pondre aux exigences qu\u2019on n\u2019a pas choisies, qu\u2019on n\u2019a m\u00eame pas imagin\u00e9es. Peut-\u00eatre est-ce pour cela que cet effort m\u2019appara\u00eet si \u00e9tranger, si insupportable. Il vient d\u2019ailleurs. On vous demande d\u2019\u00eatre quelque chose que vous n\u2019\u00eates pas, de vous plier \u00e0 une logique qui vous \u00e9chappe. On vous dresse, comme un cheval r\u00e9tif. On vous somme d\u2019avancer, m\u00eame si vous n\u2019avez plus de jambes.<\/p>\n Alors le corps aussi s\u2019\u00e9puise. Il ploie sous le poids de cette injonction qui ne cesse de revenir, comme une mar\u00e9e montante, qui ne laisse aucun r\u00e9pit. La col\u00e8re fait vibrer les muscles, mais tout finit par se figer, comme si le seul moyen de ne pas se briser \u00e9tait de se contracter jusqu\u2019\u00e0 l\u2019immobilit\u00e9.<\/p>\n Peut-\u00eatre que cette r\u00e9volte silencieuse est une mani\u00e8re de rester debout. Une fa\u00e7on de pr\u00e9server ce qu\u2019il reste de coh\u00e9rence quand tout autour semble se d\u00e9sagr\u00e9ger. Ne pas exploser pour ne pas tout d\u00e9truire. Mais \u00e0 force de contenir, je me demande si ce n\u2019est pas moi-m\u00eame qui se disloque, \u00e0 mesure que les jours s\u2019empilent. Comme si le silence, peu \u00e0 peu, me grignotait de l\u2019int\u00e9rieur, avec la patience infinie de la rouille qui gagne les charpentes et finit par faire c\u00e9der l\u2019\u00e9difice.<\/p>\n Il est difficile de parler, \u00e0 un moment ou un autre, de ce journal, sans retomber sur les traces, d\u00e9j\u00e0 anciennes, d\u2019un propos que j\u2019aurais tenu, mais qui s\u2019estompe dans les m\u00e9andres incertains de la m\u00e9moire, comme tout ce qui m\u2019\u00e9chappe, d\u00e9sormais. Il est difficile, disais-je, de contourner la question des religions — cette persistance, presque s\u00e9culaire, dans les replis de l\u2019histoire, ce tissu nerveux qui s\u2019\u00e9tire, fragile, \u00e0 l\u2019or\u00e9e du si\u00e8cle —, et plus encore d\u2019ignorer le catholicisme, qui survit, malgr\u00e9 l\u2019abandon, la d\u00e9cr\u00e9pitude des pratiques, dans l\u2019esprit m\u00eame d\u2019un monde qui se d\u00e9fait de ses attaches, peu \u00e0 peu.<\/p>\n Ce que j\u2019en pense importe peu. Qui suis-je, en somme, pour \u00e9mettre le moindre jugement sur cette ferveur qui me semble irr\u00e9elle ? Je ne suis rien, en ce sens que devenir quelqu\u2019un ou quelque chose<\/em> ici-bas requiert de s\u2019inscrire dans le jeu complexe des rapports humains, des gestes appris, des courbettes et des effusions sociales dont je suis, par nature, disqualifi\u00e9. On y voit comme un vestige de ce que nous f\u00fbmes, avant l\u2019effritement, quand l\u2019ordre commun dictait la marche et l\u2019ordonnance des jours.<\/p>\n Mais tout ce vacarme pour un nouveau pape m\u2019\u00e9tonne.<\/p>\n Hier soir, je me suis pris \u00e0 compter tous les papes que j\u2019ai vus passer depuis ma naissance. Huit. Huit papes en soixante-cinq ans, soit le double pour quelqu\u2019un n\u00e9 en 1900. Ce chiffre m\u2019a laiss\u00e9 songeur. Je suis rest\u00e9, immobile, entre 18 h 45 et 19 h 00, l\u2019heure o\u00f9, comme chaque soir, je sors de la maison pour donner \u00e0 manger au chat. J\u2019en suis venu \u00e0 penser que les papes \u00e9taient devenus des figures obsol\u00e8tes, consommables, soumis \u00e0 la d\u00e9gradation programm\u00e9e, comme tout ce qui nous environne depuis que le monde s\u2019est engag\u00e9 dans la voie rapide du capitalisme productiviste. Rien de surprenant, finalement, si nous en augmentons le nombre \u00e0 proportion que la cr\u00e9dulit\u00e9 se dissipe, laissant la place \u00e0 cette foi r\u00e9duite \u00e0 l\u2019\u00e9tat d\u2019ombre, un r\u00e9sidu, peut-\u00eatre, d\u2019une humanit\u00e9 qui se cherche encore.<\/p>\n Car comment croire en Dieu, aujourd\u2019hui. Apr\u00e8s Auschwitz, apr\u00e8s toutes les guerres entraper\u00e7ues, apr\u00e8s le Biafra, apr\u00e8s Gaza, apr\u00e8s l\u2019Ukraine apr\u00e8s tant d’images r\u00e9siduelles toutes plus sordides les unes les autres Comment envisager ces actes, ces gestes sans nom, sous le regard impassible de ce Dieu silencieux. Je m\u2019interroge, et cette interrogation, \u00e0 peine formul\u00e9e, \u00e9voque d\u00e9j\u00e0 la nostalgie d\u2019une croyance na\u00efve, celle de l\u2019enfance, o\u00f9 le monde s\u2019expliquait encore par des r\u00e9cits anciens, intangibles, sans appel.<\/p>\n Hier, en voyant cette liesse diffuse, sur l\u2019\u00e9cran — ici, dans ce coin recul\u00e9 o\u00f9 les voix r\u00e9sonnent faiblement, o\u00f9 les mouvements collectifs semblent se diluer dans l\u2019air \u00e9pais du soir —, j\u2019ai pens\u00e9 au mot tendret\u00e9<\/em>. Non pas la tendresse, mais cette mall\u00e9abilit\u00e9 de la chair, cette capacit\u00e9 de se laisser attendrir par le choc r\u00e9p\u00e9t\u00e9, comme la viande que l\u2019on frappe pour la rendre plus souple. L\u2019\u00e9cran, lui, diffusait cette clameur continue, assourdissante, qui traversait la pi\u00e8ce jusqu\u2019\u00e0 la porte de l\u2019atelier, rest\u00e9e ouverte, le temps d\u2019aller nourrir le chat et de jeter un \u0153il distrait \u00e0 la floraison d\u00e9clinante du jasmin.<\/p>\n Cette effusion m\u2019a suivi comme un caniche vieux et d\u00e9glingu\u00e9, l\u2019une de ces b\u00eates que les vieilles dames tiennent en laisse, \u00e0 la sortie de la messe, avec ce parfum de cachous Lajaunie, d’eau de Cologne et de pastilles Vichy qui s\u2019accroche aux v\u00eatements. L\u2019\u00e9cran, les hourras, cette ferveur brutale et t\u00e9l\u00e9vis\u00e9e m\u2019ont \u00e9voqu\u00e9 des coups port\u00e9s sur un blanc de poulet, cette percussion r\u00e9p\u00e9t\u00e9e qui finit par affaisser la fibre et l\u2019amollir.<\/p>\n C\u2019est l\u00e0, apr\u00e8s ce mot de tendret\u00e9, que j\u2019ai ressenti la compassion. Compassion et tristesse insondable m\u00eal\u00e9es. Une \u00e9motion d\u00e9routante, moi qui ne suis pas croyant pour deux sous. Un sentiment qui s\u2019est superpos\u00e9 \u00e0 cette solitude que je sais aigu\u00eb, la certitude que je ne retrouverai jamais l\u2019empreinte cr\u00e9dule de mes cinq ou six ans, quand, pour la premi\u00e8re fois, je me suis gliss\u00e9 au cat\u00e9chisme, sans en parler \u00e0 mon p\u00e8re, juste pour rejoindre les copains — sans conviction, mais pour appartenir, un peu.<\/p>\n La conscience du don est d\u00e9j\u00e0 une forme de retour. La dette symbolique se cr\u00e9e aussit\u00f4t cette prise de conscience effectu\u00e9e. Le v\u00e9ritable don ne devrait pas passer par la conscience, par la m\u00e9moire ; il devrait glisser vers l’oubli dans l’imm\u00e9diatet\u00e9 m\u00eame du geste de donner. On ne devrait pas prendre conscience de ce que l’on donne. Si l’autre manifeste une reconnaissance, s’il y a retour, souvenance, le don est d\u00e9j\u00e0 entach\u00e9 par cette r\u00e9ciprocit\u00e9. Ainsi, n’est-il pas faux, sous cet angle, de dire que toute gratitude annule le don.<\/p>\n C\u2019est l\u00e0 tout le paradoxe auquel je me heurte lorsque j\u2019\u00e9cris. Je voudrais croire en cette gratuit\u00e9 de l\u2019\u00e9criture, offrir mes textes comme on laisse des cailloux sur le chemin, sans attendre qu\u2019ils soient ramass\u00e9s, comment\u00e9s, ramen\u00e9s \u00e0 leur origine. Pourtant, ce geste qui semble si pur se heurte \u00e0 un besoin presque inconscient de retour, un signe, un \u00e9cho prouvant que quelqu\u2019un, quelque part, a \u00e9t\u00e9 touch\u00e9 par ces mots d\u00e9pos\u00e9s.<\/p>\n Consulter les statistiques de visite sur mon carnet n\u2019est donc pas un acte anodin ; c\u2019est comme v\u00e9rifier si la bouteille lanc\u00e9e \u00e0 la mer a bien touch\u00e9 une rive. Derrida dirait sans doute que cette recherche d\u2019\u00e9cho prouve l\u2019impossibilit\u00e9 d\u2019un don litt\u00e9raire absolument gratuit. Pour lui, d\u00e8s que l\u2019on prend conscience d\u2019avoir donn\u00e9, le geste est d\u00e9j\u00e0 teint\u00e9 d\u2019un d\u00e9sir de retour, et donc, impur.<\/p>\n Mais n\u2019est-ce pas aussi, comme le sugg\u00e8re Marcel H\u00e9naff, la preuve que la gratuit\u00e9 et la r\u00e9ciprocit\u00e9 appartiennent \u00e0 des ordres diff\u00e9rents ? Que l\u2019\u00e9lan de l\u2019\u00e9criture peut rester gratuit tout en aspirant, secr\u00e8tement, \u00e0 \u00eatre accueilli ? Peut-\u00eatre que le v\u00e9ritable don de l\u2019\u00e9crivain consiste pr\u00e9cis\u00e9ment \u00e0 jongler avec cette contradiction : offrir ses mots sans calcul, mais sans nier non plus ce besoin humain d\u2019une reconnaissance, m\u00eame discr\u00e8te.<\/p>\n Se poser en \u00e9crivain d\u00e9sint\u00e9ress\u00e9, c\u2019est vouloir le beurre et l\u2019argent du beurre : \u00eatre \u00e0 la fois le roi et le serviteur, le ma\u00eetre des mots et celui qui les livre sans attendre de retour. Mais l\u2019id\u00e9al d\u2019un don pur et absolu est une utopie dangereuse, car elle vous place \u00e0 une hauteur inconfortable, celle du roi sans sujet. Un geste de puret\u00e9 qui cr\u00e9e paradoxalement un vide.<\/p>\n Or, d\u00e8s que je vais consulter mes statistiques, je ressens la joie trouble de transgresser cet id\u00e9al. Je c\u00e8de \u00e0 la tentation de v\u00e9rifier si mes mots ont touch\u00e9 quelqu\u2019un. Ce geste m\u2019appara\u00eet comme une souillure, un compromis avec le monde capitaliste, un effritement de ma noblesse litt\u00e9raire. Mais peut-\u00eatre est-ce aussi la preuve que je refuse cette posture royale, ce pouvoir sans partage, et que j\u2019accepte d\u2019\u00eatre un \u00e9crivain parmi d\u2019autres, en qu\u00eate d\u2019un \u00e9cho humain. Finalement, l\u2019utopie du don sans retour est une puret\u00e9 qui me condamne \u00e0 la solitude. L\u2019\u00e9criture, au fond, n\u2019est-elle pas aussi un appel \u00e0 descendre de ce tr\u00f4ne, \u00e0 redevenir humain ?<\/p>\n Ce plaisir que je nomme pervers, parce qu’il pervertit une utopie, est une fa\u00e7on de jouir de l’inatteignable. Une plus grande perversion serait peut-\u00eatre que, par ce geste, je cherche \u00e0 rejoindre ce qu’on nomme le sens commun, le bon sens. Comme si, en cherchant l’\u00e9cho de mes mots, je m’autorisais enfin \u00e0 partager ce que tout \u00e9crivain d\u00e9sire secr\u00e8tement : la reconnaissance d’une lecture. Est-ce cela finalement, la v\u00e9rit\u00e9 du don litt\u00e9raire ? Non pas une offrande pure, mais une qu\u00eate de sens, de lien, de r\u00e9sonance ?<\/p>\n Il faut l’avouer enfin, il y a aussi la notion de rejoindre la bauge, de redevenir le cochon que je ne veux pas \u00eatre. Ce qui est une forme de s\u00e9gr\u00e9gation ou de toupet magistral . C\u2019est admettre que cette recherche d\u2019\u00e9cho r\u00e9v\u00e8le en moi une part plus triviale, plus humaine, qui refuse l\u2019id\u00e9alisme \u00e9litiste et s\u2019ancre dans la mati\u00e8re, dans le besoin visc\u00e9ral d\u2019\u00eatre entendu, reconnu, accept\u00e9. Un roi qui, lass\u00e9 de sa puret\u00e9 glac\u00e9e, se vautre dans la boue du monde. Peut-\u00eatre que l\u2019\u00e9criture, apr\u00e8s tout, c\u2019est cela : un \u00e9lan vers le sublime, toujours contamin\u00e9 par le d\u00e9sir de retour, de partage, de communaut\u00e9 et \u00e0 terme d’aller se vautrer comme tout \u00e0 chacun le veut plus ou moins consciemment dans les effluves du march\u00e9 aux bestiaux, aux esclaves. Ainsi, et c’est peut-\u00eatre ce qui aidera au renoncement des plus retors, s’ils l’acceptent : l’\u00e9criture, m\u00eame lorsqu’elle se r\u00eave geste pur, geste gratuit, reste ancr\u00e9e souill\u00e9e dans et par l’h\u00e9moglobine du monde<\/p>\n La forme po\u00e9tique, bien que je ne sache pas vraiment ce qu’elle est, d’ailleurs, le saurais-je, il n’est pas certain que j’orienterais tous mes efforts pour m’y fondre. De cette forme, je ne retiens qu’une musique, un rythme, d’une mani\u00e8re bien plus intuitive que savante. Non pas qu’il me soit impossible de lire des articles qui expliquent ce que pourrait ou devrait \u00eatre une forme po\u00e9tique digne de ce nom. Avec Internet, il suffit d’un peu de bonne volont\u00e9 pour appr\u00e9hender les contours de ce que les experts consid\u00e8rent comme tel, ou non.<\/p>\n Pourtant, mieux vaut ne pas trop s’engager dans cette qu\u00eate. La forme po\u00e9tique, comme beaucoup d’autres choses d\u00e9sormais, se confronte toujours au binaire : pour ou contre, dedans ou dehors. J’essaie donc de me frayer un chemin entre ces extr\u00eames, en revenant d’abord \u00e0 la sonorit\u00e9. Lorsque j’\u00e9cris, je ne suis jamais s\u00fbr d’\u00e9crire \u00e0 l’oreille. Je doute d’avoir ce qu’on appelle l’oreille absolue. D’ailleurs, on pourrait d\u00e9battre sans fin de ce qui est musique et de ce qui n’est que bruit.<\/p>\n Souvent, ce qui manque au bruit pour devenir musique, c’est la promotion. Prenez un marteau-piqueur : ajoutez-lui quelques arrangements bien pens\u00e9s, diffusez-le \u00e0 la radio comme un tube, et il pourrait finir par int\u00e9grer un top cinquante. C’est en tout cas une hypoth\u00e8se que je trouve int\u00e9ressante.<\/p>\n Je ne voudrais pas parler que de moi, mais ces exp\u00e9riences passent \u00e0 travers moi, je ne les ai pas invent\u00e9es. Ou alors je n’en \u00e9tais pas conscient, car l’invention est un acte ultime, une r\u00e9sistance obstin\u00e9e pour survivre. Quand je vivais dans cette rue bruyante du 11e arrondissement, l’\u00e9t\u00e9, la chaleur m’accablait. J’ouvrais la fen\u00eatre et le bruit s’engouffrait brutalement. Mon premier r\u00e9flexe \u00e9tait de la refermer aussit\u00f4t.<\/p>\n Puis, j’ai d\u00e9cid\u00e9 de c\u00e9der au bruit plut\u00f4t qu’\u00e0 la chaleur. La fen\u00eatre est rest\u00e9e ouverte, et, peu \u00e0 peu, je m’y suis habitu\u00e9. Non pas que j’ai soudain pens\u00e9 que ce n’\u00e9tait pas du bruit, mais simplement, il ne me heurtait plus. C’est \u00e0 ce moment-l\u00e0 que j’ai commenc\u00e9 \u00e0 discerner des rythmes, des r\u00e9p\u00e9titions presque harmonieuses dans les sons de la rue. Peut-\u00eatre d’autres ont-ils v\u00e9cu la m\u00eame chose. Peut-\u00eatre qu’un musicien est simplement quelqu’un qui refuse de qualifier de bruit ce qu’il ressent profond\u00e9ment comme de la musique.<\/p>\n Et finalement, cette question revient \u00e0 celle de la forme po\u00e9tique, ou musicale, ou toute forme en g\u00e9n\u00e9ral. La forme est ce que l’on fabrique par n\u00e9cessit\u00e9, jamais par loisir ou par d\u00e9s\u0153uvrement. Une fois trouv\u00e9e, on peut l’agr\u00e9menter, comme on d\u00e9core une chambre avec un vase et quelques fleurs. La forme, c’est un choix motiv\u00e9 par l’instinct ou l’urgence, rarement par la simple envie.<\/p>\n Est-ce un je ou un jeu.<\/strong>\n\u00eele est peau cible qu\u2019il soit possible d\u2019\u00e9crire\nde la soie\nde soi\n\u00e7a va de soi.<\/p>\n C\u2019est-\u00e0-dire :\nrevenir \u00e0 une fiente ou fente<\/strong>,\n\u00e0 cette fissure\npar laquelle sort la merde\net l\u2019\u00eatre\ndans la lettre,\n\u00e0 la lettre,\nlitt\u00e9ralement.<\/p>\n Et on ment pas mal\npour parvenir \u00e0 cette v\u00e9rit\u00e9-l\u00e0.<\/p>\n Tu prends la langue au mot.\nTu la fends phon\u00e9tiquement,\ntu l\u2019\u00e9corches\nou l\u2019\u00e9corces,\nafin qu\u2019elle dise ce qu\u2019elle ne voulait pas dire,\nce que tu ne voulais plus entendre,\nrecouverte qu\u2019elle fut\npar les bruits parasites du monde.<\/p>\n L\u2019\u00eele devient une peau \u00e0 viser,\nune chair \u00e0 r\u00e9v\u00e9ler,\nla cible mouvante du sujet.<\/p>\n Et tout tourne autour du possible.\nNon pas ce qui est permis —\nmais ce qui peut percer<\/strong>,\nce qui peut s\u2019\u00e9crire depuis la faille.<\/strong><\/p>\n “\u00e7a va de soi”,\n“soie de soi”<\/p>\n Tu files un jeu,\nmais pas gratuit.\nTu dis que l\u2019\u00e9criture, si elle est tiss\u00e9e,\nc\u2019est \u00e0 partir de cette mati\u00e8re personnelle,\nfine, fragile —\nde cette soie de soi<\/strong>\nqu\u2019on recueille en tremblant,\nen grattant la peau du mot.<\/p>\n Revenir \u00e0 une fiente ou fente.<\/strong><\/p>\n Tu ne choisis pas :\ntu superposes l\u2019abject et l\u2019origine.<\/strong><\/p>\n Tu revendiques que l\u2019\u00e9criture sort par l\u00e0 —\npar la fissure,\npas par la r\u00e8gle.<\/strong><\/p>\n “la merde et l\u2019\u00eatre dans la lettre”<\/strong><\/p>\n Une ligne qui pourrait appartenir\n\u00e0 Artaud,\n\u00e0 Luca,\n\u00e0 Tarkos.<\/p>\n Tu lies les trois :<\/p>\n Et tu les plonges ensemble\ndans le liquide s\u00e9mantique,\no\u00f9 tout flotte,\npue,\nbrille.<\/p>",
"content_text": " **Est-ce un je ou un jeu.** \u00eele est peau cible qu\u2019il soit possible d\u2019\u00e9crire de la soie de soi \u00e7a va de soi. C\u2019est-\u00e0-dire : **revenir \u00e0 une fiente ou fente**, \u00e0 cette fissure par laquelle sort la merde et l\u2019\u00eatre dans la lettre, \u00e0 la lettre, litt\u00e9ralement. Et on ment pas mal pour parvenir \u00e0 cette v\u00e9rit\u00e9-l\u00e0. --- Tu prends la langue au mot. Tu la fends phon\u00e9tiquement, tu l\u2019\u00e9corches ou l\u2019\u00e9corces, afin qu\u2019elle dise ce qu\u2019elle ne voulait pas dire, ce que tu ne voulais plus entendre, recouverte qu\u2019elle fut par les bruits parasites du monde. --- L\u2019\u00eele devient une peau \u00e0 viser, une chair \u00e0 r\u00e9v\u00e9ler, la cible mouvante du sujet. Et tout tourne autour du possible. Non pas ce qui est permis \u2014 mais ce qui peut **percer**, ce qui peut **s\u2019\u00e9crire depuis la faille.** --- \u201c\u00e7a va de soi\u201d, \u201csoie de soi\u201d Tu files un jeu, mais pas gratuit. Tu dis que l\u2019\u00e9criture, si elle est tiss\u00e9e, c\u2019est \u00e0 partir de cette mati\u00e8re personnelle, fine, fragile \u2014 de cette **soie de soi** qu\u2019on recueille en tremblant, en grattant la peau du mot. --- **Revenir \u00e0 une fiente ou fente.** Tu ne choisis pas : tu superposes **l\u2019abject et l\u2019origine.** * La fiente : r\u00e9sidu, rejet, merde sacr\u00e9e. * La fente : lieu d\u2019\u00e9mergence, de d\u00e9chirure, de naissance. Tu revendiques que l\u2019\u00e9criture sort par l\u00e0 \u2014 **par la fissure, pas par la r\u00e8gle.** --- **\u201cla merde et l\u2019\u00eatre dans la lettre\u201d** Une ligne qui pourrait appartenir \u00e0 Artaud, \u00e0 Luca, \u00e0 Tarkos. Tu lies les trois : * le corps (merde) * le sujet (\u00eatre) * le langage (lettre) Et tu les plonges ensemble dans le liquide s\u00e9mantique, o\u00f9 tout flotte, pue, brille. ",
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"id": "https:\/\/ledibbouk.net\/05-mai-2025.html",
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"title": "05 mai 2025",
"date_published": "2025-05-05T04:47:43Z",
"date_modified": "2025-05-05T04:47:43Z",
"author": {"name": "Patrick Blanchon"},
"content_html": "<\/span> Depuis que j\u2019ai de nouvelles lunettes, j\u2019ai plus de mal \u00e0 lire. Il est possible que l\u2019imagination en soit la plus grande responsable. Le fait d\u2019avoir acquis ces lunettes au rabais, pour ainsi dire : monture s\u00e9cu, verres non trait\u00e9s pour \u00e9viter le surco\u00fbt in\u00e9vitable. Cette nuit, j\u2019ai m\u00eame roul\u00e9 dessus. Il a fallu que je redresse les branches doucement pour ne pas les p\u00e9ter.<\/p>\n Durant trois ans, je me suis content\u00e9 de simples loupes que j\u2019achetais un peu partout o\u00f9 j\u2019en trouvais : Action, Gifi, supermarch\u00e9s de tout acabit — presque jamais aucune en pharmacie. J\u2019en achetais plusieurs paires \u00e0 la fois et j\u2019avais une sensation d\u2019opulence. Je pouvais en laisser une \u00e0 l\u2019atelier, une sur la table de nuit, une dans le bureau, une sur mon front, et le surplus, tout emball\u00e9 encore, dans un tiroir. Et pourtant, malgr\u00e9 la profusion, il \u00e9tait assez rare que j\u2019en brise une.<\/p>\n En fait, j\u2019\u00e9prouve une col\u00e8re de tous les instants \u00e0 comprendre \u00e0 quel point je vieillis mal. Parfois, je me dis qu\u2019il faudrait que je trouve la fameuse pilule rose ; puis, quelques secondes apr\u00e8s m\u2019\u00eatre impr\u00e9gn\u00e9 de l\u2019imb\u00e9cillit\u00e9 dans laquelle je ne manquerais pas, \u00e0 mon avis, de p\u00e9n\u00e9trer une fois ingurgit\u00e9e, un ricanement s\u2019empare de moi, me flanque au sol. — Tu penses que tu vas t\u2019en tirer aussi facilement que \u00e7a ? une voix me dit — la voix de ma conscience ? Aigu\u00eb et aigrelette, faussement na\u00efve, moqueuse.<\/p>\n Du coup, non, bien s\u00fbr que non, je me dis qu\u2019il faudra aller jusqu\u2019au bout du film. Je connais d\u00e9j\u00e0 l\u2019ennui de m\u2019y rendre, \u00e9videmment, mais \u00e7a ne me flanquera pas la paix avant le g\u00e9n\u00e9rique de fin.<\/p>\n Ce qui est une grosse diff\u00e9rence par rapport \u00e0 il y a encore un an, o\u00f9 je me disais encore beaucoup de balivernes. La phrase « il faut boire la coupe jusqu\u2019\u00e0 la lie » me rappelle le caf\u00e9 turc et toute une s\u00e9rie d\u2019autres exp\u00e9riences, toutes plus idiotes les unes que les autres.<\/p>\n Parfois, je pourrais \u00e9crire des histoires romantiques, amusantes, l\u00e9g\u00e8res — je me disais encore \u00e7a l\u2019ann\u00e9e derni\u00e8re. Mais, \u00e0 vrai dire, non, je n\u2019\u00e9prouve aucune envie de divertir : ni divertir autrui, ni moi-m\u00eame.<\/p>\n Illustration Huile sur bois d’apr\u00e8s Serge Poliakoff \/ P.B 2025<\/p>",
"content_text": " Depuis que j\u2019ai de nouvelles lunettes, j\u2019ai plus de mal \u00e0 lire. Il est possible que l\u2019imagination en soit la plus grande responsable. Le fait d\u2019avoir acquis ces lunettes au rabais, pour ainsi dire : monture s\u00e9cu, verres non trait\u00e9s pour \u00e9viter le surco\u00fbt in\u00e9vitable. Cette nuit, j\u2019ai m\u00eame roul\u00e9 dessus. Il a fallu que je redresse les branches doucement pour ne pas les p\u00e9ter. Durant trois ans, je me suis content\u00e9 de simples loupes que j\u2019achetais un peu partout o\u00f9 j\u2019en trouvais : Action, Gifi, supermarch\u00e9s de tout acabit \u2014 presque jamais aucune en pharmacie. J\u2019en achetais plusieurs paires \u00e0 la fois et j\u2019avais une sensation d\u2019opulence. Je pouvais en laisser une \u00e0 l\u2019atelier, une sur la table de nuit, une dans le bureau, une sur mon front, et le surplus, tout emball\u00e9 encore, dans un tiroir. Et pourtant, malgr\u00e9 la profusion, il \u00e9tait assez rare que j\u2019en brise une. En fait, j\u2019\u00e9prouve une col\u00e8re de tous les instants \u00e0 comprendre \u00e0 quel point je vieillis mal. Parfois, je me dis qu\u2019il faudrait que je trouve la fameuse pilule rose ; puis, quelques secondes apr\u00e8s m\u2019\u00eatre impr\u00e9gn\u00e9 de l\u2019imb\u00e9cillit\u00e9 dans laquelle je ne manquerais pas, \u00e0 mon avis, de p\u00e9n\u00e9trer une fois ingurgit\u00e9e, un ricanement s\u2019empare de moi, me flanque au sol. \u2014 Tu penses que tu vas t\u2019en tirer aussi facilement que \u00e7a ? une voix me dit \u2014 la voix de ma conscience ? Aigu\u00eb et aigrelette, faussement na\u00efve, moqueuse. Du coup, non, bien s\u00fbr que non, je me dis qu\u2019il faudra aller jusqu\u2019au bout du film. Je connais d\u00e9j\u00e0 l\u2019ennui de m\u2019y rendre, \u00e9videmment, mais \u00e7a ne me flanquera pas la paix avant le g\u00e9n\u00e9rique de fin. Ce qui est une grosse diff\u00e9rence par rapport \u00e0 il y a encore un an, o\u00f9 je me disais encore beaucoup de balivernes. La phrase \u00ab il faut boire la coupe jusqu\u2019\u00e0 la lie \u00bb me rappelle le caf\u00e9 turc et toute une s\u00e9rie d\u2019autres exp\u00e9riences, toutes plus idiotes les unes que les autres. Parfois, je pourrais \u00e9crire des histoires romantiques, amusantes, l\u00e9g\u00e8res \u2014 je me disais encore \u00e7a l\u2019ann\u00e9e derni\u00e8re. Mais, \u00e0 vrai dire, non, je n\u2019\u00e9prouve aucune envie de divertir : ni divertir autrui, ni moi-m\u00eame. Illustration Huile sur bois d'apr\u00e8s Serge Poliakoff \/ P.B 2025 ",
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"tags": ["po\u00e9sie du quotidien", "Autofiction et Introspection"]
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"id": "https:\/\/ledibbouk.net\/04-mai-2025.html",
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"title": "04 mai 2025",
"date_published": "2025-05-04T03:35:21Z",
"date_modified": "2025-06-19T08:47:43Z",
"author": {"name": "Patrick Blanchon"},
"content_html": "<\/span> Tout ce qu\u2019on a pens\u00e9 un jour, dans un roman de science-fiction ou dans la banalit\u00e9 du quotidien, finit par advenir. Peut-\u00eatre pas vraiment : juste \u00e0 l\u2019\u00e9tat de possibilit\u00e9. Dans un repli de ce que nous appelons, pour nous rassurer, le r\u00e9el.<\/p>\n De mon c\u00f4t\u00e9, la trouille de devenir « marteau », comme dans la chanson. Et cette certitude, en me r\u00e9veillant ce matin, revenue une fois de plus : celle d\u2019\u00eatre exactement \u00e0 la lisi\u00e8re — entre l\u2019idiotie la plus crasse et le g\u00e9nie. Une fronti\u00e8re. Une ligne de cr\u00eate qui revient chaque nuit, peu avant l\u2019aube.<\/p>\n Un combat int\u00e9rieur, renouvel\u00e9, dans un d\u00e9cor de cirque romain. Je ne sais plus si je suis gladiateur, lion, ou simple spectateur sur les gradins. Mais le pouce, toujours, descend. Et puis la sensation : une d\u00e9voration ou une trempe, l\u2019une ou l\u2019autre, toutes deux sauvages. Et le pire, c\u2019est que m\u2019en souvenir me pla\u00eet presque.<\/p>\n Castaneda dit qu\u2019en r\u00e9capitulant on peut rejoindre le point, le n\u0153ud, o\u00f9 l\u2019\u00e9nergie de vivre s\u2019est fig\u00e9e. Je n\u2019ai jamais dout\u00e9 que cette phrase dise vrai. Elle est peut-\u00eatre, \u00e0 elle seule, \u00e0 l\u2019origine de ce journal.<\/p>\n Suis-je parvenu \u00e0 r\u00e9cup\u00e9rer cette \u00e9nergie ? \u00c0 retrouver le d\u00e9sir ? Je ne crois pas. Peut-\u00eatre que je ne l\u2019ai jamais compris, ce d\u00e9sir. Qu\u2019il est rest\u00e9 bloqu\u00e9, lui aussi, dans une version basse, d\u00e9g\u00e9n\u00e9r\u00e9e, de l\u2019obstination.<\/p>\n R\u00e9capituler, maintenant je le comprends, c\u2019est \u00e9crire. C\u2019est saisir une trace, un \u00e9cho d\u2019une souffrance travers\u00e9e. Et craindre son retour. Ou bien d\u00e9sirer son retour. Car \u00e0 terme, rien ne semble plus vrai, plus r\u00e9el, que cette souffrance. C\u2019est elle le crit\u00e8re. La carotte et le b\u00e2ton \u00e0 la fois.<\/p>\n \u00c9criture, r\u00e9capitulation — peu importe le mot. On esp\u00e8re une d\u00e9livrance, mais ce qui vient, c\u2019est une fatigue. Une usure. L\u2019inverse de la joie, de l\u2019enthousiasme esp\u00e9r\u00e9. Ce qui reste, c\u2019est une s\u00e9paration accept\u00e9e, un isolement choisi.<\/p>\n Mais la r\u00e9capitulation, chez moi, est une forme d\u00e9grad\u00e9e. Une caricature. Une rumination. Peut-\u00eatre parce que l\u2019acte — ce que j\u2019appelle l\u2019acte — n\u2019est qu\u2019un pr\u00e9texte. Et qu\u2019il exige un genre de courage dont je ne dispose pas.<\/p>\n L\u2019amour me manque.<\/p>\n Je reviens toujours \u00e0 ce constat, chaque jour un peu plus net. Et ce manque est devenu un trou noir. Il attire tout ce qui passe dans sa p\u00e9riph\u00e9rie. Et pourtant, m\u2019offrirait-on tout l\u2019amour du monde que je ne saurais quoi en faire. Je le trouverais insupportable, probablement.<\/p>\n Plus jeune, j\u2019avais peut-\u00eatre l\u2019intuition de ce manque ontologique. Je tentais de le compenser par une g\u00e9n\u00e9rosit\u00e9 excessive, factice. Une posture qui me d\u00e9go\u00fbtait, mais que je ne cessais de rejouer. Comme pour la pousser \u00e0 bout, \u00e0 l\u2019absurde.<\/p>\n Cela explique les replis soudains, les abandons, les fuites. La honte, surtout : celle d\u2019avoir jou\u00e9 un r\u00f4le douteux face \u00e0 des personnes simples, na\u00efves peut-\u00eatre, mais capables d\u2019aimer r\u00e9ellement. Des gens qui n\u2019avaient pas envie de chercher midi \u00e0 quatorze heures. C’est ainsi que se construit cette incapacit\u00e9, en la confrontant sans cesse \u00e0 la capacit\u00e9 des autres. Que cette derni\u00e8re soit av\u00e9r\u00e9e ou non importe peu.<\/p>\n D\u2019o\u00f9 cette culpabilit\u00e9 ensuite. Une forme de trahison sacr\u00e9e. Comme si j\u2019avais transgress\u00e9 un tabou. Ne pas croire au ciment de l\u2019esp\u00e8ce : l\u2019amour.<\/p>\n Et puis, hier, cette image. Dans la cour. S. avait achet\u00e9 une nouvelle plante grimpante pour combler l\u2019espace entre deux jasmins. De petites fleurs bordeaux, minuscules vasques. L\u2019orifice sombre, entour\u00e9 de dentelures comme celles d\u2019un tournesol.<\/p>\n Je fixais une de ces fleurs et elle grandissait. Grossissait. Elle devenait gigantesque. J\u2019y voyais mon propre trou noir, l\u00e0, mat\u00e9rialis\u00e9 sous forme v\u00e9g\u00e9tale. Je n\u2019\u00e9prouvais rien. Ni amour, ni attendrissement. Juste une observation clinique : une chose, probablement moi, allait \u00eatre absorb\u00e9e par cette plante. Et ce n\u2019\u00e9tait pas plus grave que d\u2019aller faire les courses apr\u00e8s en avoir \u00e9crit la liste.
<\/a>\n<\/figure>\n<\/div><\/span>",
"content_text": " Installer une IA locale. Pourquoi pas. Elle trierait, classerait, rangerait mes dossiers dans un ordre plus logique que celui que j\u2019ai jamais eu. Elle serait discr\u00e8te, rapide, et sourde au reste du monde. Un petit employ\u00e9 mod\u00e8le, dans mon HP Pavilion 23 qui fatigue. J\u2019y ai cru. Un peu. J\u2019ai fini par installer Mistral, 4,1 Go, via Ollama. Avant lui, un mod\u00e8le plus l\u00e9ger, plus b\u00eate aussi. Presque analphab\u00e8te. PHY, peut-\u00eatre. Il fallait Docker. Il fallait WebUI. Il fallait de la place. J\u2019en manquais. J\u2019ai forc\u00e9. \u00c9videmment, \u00e7a n\u2019a pas march\u00e9 comme pr\u00e9vu. Le plan : reprendre mes dossiers Obsidian, leur demander de m\u2019expliquer ce qu\u2019ils faisaient l\u00e0, trouver un fil, des liens, une coh\u00e9rence. J\u2019aurais d\u00fb me m\u00e9fier. Chaque outil exigeait un autre outil, comme si tout s\u2019appelait en cascade. Python, GPU, base vectorielle, boucles d\u2019espoir. Je me complique la vie. C\u2019est une habitude. Ou une mani\u00e8re d\u2019organiser ma d\u00e9ception. Elle arrive toujours vite, elle conna\u00eet le chemin. Chez moi, elle n\u2019a m\u00eame pas besoin de frapper. Le pompon : le RAG local. Rien qu\u2019un nom comme \u00e7a, d\u00e9j\u00e0, \u00e7a sent le probl\u00e8me. Pour faire tourner un script, il fallait une cargaison de d\u00e9pendances. J\u2019ai tout install\u00e9. J\u2019ai tout supprim\u00e9. Plus de place. Ce temps que j\u2019y passe, je ne sais pas. C\u2019est beaucoup. C\u2019est sans doute de l\u2019\u00e9vitement. Mais \u00e9viter quoi ? R\u00e9ussir quelque chose ? Finir ? Ce serait f\u00e2cheux. Finir, c\u2019est enterrer. On appelle \u00e7a un aboutissement. On met une nappe blanche, un plat chaud, on dit quelques mots, et voil\u00e0. Je m\u2019entra\u00eene. C\u2019est un exercice. Une r\u00e9p\u00e9tition. Pour la suite. Pour ce qui ne se r\u00e9p\u00e8te pas. La fatigue est l\u00e0, le reste aussi. Et pourtant, \u00e7a continue. Avec moi. Sans moi. --- Installing a local AI. Why not. It would sort things out, put files in order, make sense of the mess. Quiet, efficient, blind to the world. A small clerk in my old HP Pavilion, wheezing. I believed it. A little. Mistral, 4.1 GB, via Ollama. Before that, a smaller model. Illiterate, almost. PHY, I think. Needed Docker. Needed WebUI. Needed space. I didn\u2019t have it. I forced it. It failed, of course. The idea was simple. Reopen all Obsidian notes. Ask them to explain themselves. Find threads. Patterns. Meaning. Foolish. Every tool needed another tool. Python, GPU, vector base, the whole lot. Hope called hope, called hope again. I must enjoy this. Making it hard. Or just the rhythm: hope, then fall. Fall faster. I know the way. Disappointment does too. She lives here. RAG. Local. Just a script, they said. Before the script, dependencies. Before dependencies, more. Installed. Deleted. No more room. The time I spend. Absurd. I know. A diversion. From what? Still no clue. From doing something? From finishing? That would be worse. Finishing means flowers. Means speeches. A plate of food. The end. So I train. I rehearse. For what won\u2019t rehearse. Fatigue, yes. Disgust too. Still, it goes on. With me. Without me. ",
"image": "https:\/\/ledibbouk.net\/IMG\/logo\/trop-plein.jpg?1748585889",
"tags": ["Autofiction et Introspection", "Technologies et Postmodernit\u00e9"]
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"id": "https:\/\/ledibbouk.net\/29-mai-2025.html",
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"title": "29 mai 2025",
"date_published": "2025-05-29T06:38:02Z",
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"author": {"name": "Patrick Blanchon"},
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\nFacing the Simple<\/h2>\n
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"content_text": " Tais-toi, me dit-elle \u2014 non comme un reproche, mais comme si mon silence lui-m\u00eame bavardait, et ce bavardage ne naissait pas du silence qui est n\u00e9cessaire. Bien que, ce qui est n\u00e9cessaire, peut-\u00eatre, c'est que rien ne soit n\u00e9cessaire du tout. Puis elle entra. Dans ses bras, des gerbes de fleurs. Des gla\u00efeuls, peut-\u00eatre. Cela aurait pu \u00eatre trop \u2014 trop \u00e9clatant, trop cruel. Tais-toi encore. \u00c9coute \u2014 comme il n'y a rien \u00e0 dire. Et je la d\u00e9sirais en cet instant exactement comme elle \u00e9tait \u2014 simple, absolument simple. Si simple que toutes mes complexit\u00e9s superpos\u00e9es, toujours construites pour ne pas la voir, s'effondr\u00e8rent. Je la vis. Je m'\u00e9tais assis sur le lit. Elle trouva un vase quelque part parmi le bric-\u00e0-brac et commen\u00e7a \u00e0 arranger les fleurs. La t\u00e2che semblait exiger toute son attention \u2014 \u00e0 tel point que je me demandai : \u00e9tait-elle venue ici par erreur ? Cette visite \u00e9tait-elle faite dans la distraction ? C'\u00e9tait un test, encore \u2014 comment d\u00e9passer cette possibilit\u00e9. Qu'elle puisse \u00eatre si distraite qu'il me faudrait mobiliser toutes les fibres de mon attention seulement pour la suivre, pour la retrouver \u00e0 nouveau. La lumi\u00e8re s'infiltrait dans la pi\u00e8ce, lentement. Et avec elle, les contours des choses commenc\u00e8rent \u00e0 se dissoudre. Ce qui nous entourait ne portait plus de d\u00e9finition \u2014 ce n'\u00e9tait ni plaisant ni d\u00e9plaisant. C'\u00e9tait. Un silence d'un autre ordre \u2014 au-del\u00e0 de ce que j'appelais autrefois silence, qui, je le vois maintenant, n'\u00e9tait que du bruit. Maintenant les fleurs se dressaient dans le vase, le vase sur la table, et c'\u00e9tait tout ce que je pouvais voir dans la pi\u00e8ce. Elle, m\u00eame elle, avait disparu. Par la fen\u00eatre ouverte montaient et entraient les bruits de la rue. Ils semblaient les seules choses vivantes. Tout ce qui avait \u00e9t\u00e9, et tout ce qui viendrait, n'\u00e9tait que silence \u2014 un espace blanc entre deux mots. ---- ## Facing the Simple Be silent, she said to me\u2014not as a reprimand, but as if my silence itself were chattering, and that chatter not born of the silence that is needed. Although, what is needed, perhaps, is that nothing be needed at all. Then she entered. In her arms, sprays of flowers. Gladiolus, perhaps. It could have been too much\u2014too bright, too cruel. Be silent still. Listen\u2014 to how there is nothing to say. And I desired her in that moment exactly as she was\u2014simple, utterly simple. So simple that all my layered complexities, always built to unsee her, collapsed. I saw her. I had sat down on the bed. She found a vase somewhere among the bric-a-brac and began to arrange the flowers. The task seemed to demand her full attention\u2014so much so that I wondered: had she come here by mistake? Was this a visit made in distraction? It was a test, again\u2014how to surpass that possibility. That she might be so distracted I would need to summon all the fibres of my attention only to follow her, to meet her again. Light seeped into the room, slowly. And with it, the outlines of things began to dissolve. What surrounded us no longer bore definition\u2014it was neither pleasant nor unpleasant. It was. A silence of another order\u2014beyond what I once called silence, which, I now see, was only noise. Now the flowers stood in the vase, the vase upon the table, and that was all I could see in the room. She, even she, had vanished. From the open window the street sounds rose and entered. They seemed the only living things. Everything that had been, and all that would come, was only silence\u2014a white space between two words. ",
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"tags": ["Autofiction et Introspection"]
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"id": "https:\/\/ledibbouk.net\/28-mai-2025.html",
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"title": "28 mai 2025",
"date_published": "2025-05-28T05:04:47Z",
"date_modified": "2025-06-23T10:34:00Z",
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"content_text": " *(Fragment issu d\u2019un \u00e9tat de veille trouble, entre ressenti r\u00e9el et hallucination litt\u00e9raire. \u00c0 classer o\u00f9 bon vous semble.)* Je suis enclin \u00e0 croire qu\u2019il existe plus d\u2019un lien de parent\u00e9 entre l\u2019acte d\u2019\u00e9crire de la litt\u00e9rature et l\u2019art de composer du code. Non seulement dans la rigueur de la logique ou l\u2019\u00e9chafaudage des structures \u2014 mais dans ce processus subtil et troublant par lequel nos propres cr\u00e9ations deviennent \u00e9trang\u00e8res, et indignes, sous notre propre regard. Un texte qui, deux semaines plus t\u00f4t, me semblait solide et accompli, me para\u00eet aujourd\u2019hui grossier, faible, malform\u00e9. Une page web jadis source d\u2019une tranquille fiert\u00e9 ne suscite plus d\u00e9sormais que lassitude et r\u00e9pulsion. Et ce ph\u00e9nom\u00e8ne s\u2019acc\u00e9l\u00e8re. J\u2019\u00e9cris, j\u2019efface. J\u2019amende, je renonce. Je recommence. C\u2019est devenu un cycle. Au d\u00e9but, j\u2019ai attribu\u00e9 cela \u00e0 la fatigue \u2014 une sorte d\u2019\u00e9rosion passag\u00e8re de la psych\u00e9. Mais non. Ce n\u2019est pas cela. C\u2019est autre chose. Il y a en moi un mouvement. Une oscillation envahissante \u2014 non pas d\u2019humeur, mais d\u2019essence. Un flux silencieux qui me traverse, m\u2019incite \u00e0 aimer, puis \u00e0 ha\u00efr. \u00c0 cr\u00e9er, puis \u00e0 douter. Quelque chose de plus vaste que le moi. Quelque chose d\u2019inhumain. Un soir, je suis tomb\u00e9 sur un passage du Kybalion \u2014 ce volume \u00e9trange de philosophie herm\u00e9tique que Lovecraft lui-m\u00eame aurait sans doute rejet\u00e9 comme charlatanesque, tout en le lisant avec une fascination perverse : >\u00ab Le balancement du pendule se manifeste en toute chose. Tout va et vient. Tout a ses mar\u00e9es. \u00bb Et alors j\u2019ai compris : Ce n\u2019\u00e9tait ni une lubie, ni une idiosyncrasie de temp\u00e9rament. C\u2019\u00e9tait une loi. Un rythme ancien. Une pulsation impersonnelle \u2014 et moi, rien de plus que la membrane qu\u2019elle traverse. J\u2019ai pens\u00e9 \u00e0 Nyarlathotep. Non comme \u00e0 un r\u00e9cit, mais comme \u00e0 une r\u00e9verb\u00e9ration. Une procession mentale. Un texte qui ne raisonne pas, mais r\u00e9sonne. Je crois que Lovecraft n\u2019a pas \u00e9crit ce texte. Il l\u2019a re\u00e7u. Et moi ? Je commence moi aussi \u00e0 remettre en question la notion m\u00eame d\u2019auteur. Peut-\u00eatre ne suis-je qu\u2019un simple canal travers\u00e9 par ce rythme. Je ne choisis pas. Je suis mu. Je suis saisi. Je suis courb\u00e9. Cette m\u00eame nuit, j\u2019ai ouvert un recueil de lettres \u2014 Lord of a Visible World : An Autobiography in Letters. Une anthologie de la correspondance de Lovecraft, rassembl\u00e9e par S.T. Joshi. Le sommeil m\u2019a vaincu avant que je ne referme le livre. Et j\u2019ai r\u00eav\u00e9 \u2014 ou peut-\u00eatre ai-je simplement imagin\u00e9, dans cette zone grise o\u00f9 la pens\u00e9e se d\u00e9compose en vision \u2014 d\u2019une lettre. Une lettre r\u00e9dig\u00e9e \u00e0 Providence, adress\u00e9e \u00e0 personne, et \u00e0 moi. Je ne l\u2019ai jamais retrouv\u00e9e. Mais je la retranscris ici, de m\u00e9moire, la main tremblante. >Lettre retrouv\u00e9e en r\u00eave Providence, Rhode Island \u2013 par une nuit o\u00f9 le vent parlait en langues Mon tr\u00e8s estim\u00e9 correspondant, Je vous suis reconnaissant pour votre lettre \u2014 \u00e0 la fois troublante et \u00e9trangement famili\u00e8re. Ce que vous d\u00e9crivez \u2014 cette oscillation croissante entre ferveur et r\u00e9pulsion, cette mar\u00e9e acc\u00e9l\u00e9r\u00e9e qui r\u00e9git votre rapport \u00e0 l\u2019\u00e9criture \u2014 n\u2019est pas un mal. C\u2019est une loi. Je l\u2019ai ressentie moi aussi, dans les marges de mes manuscrits, entre les phrases que je croyais d\u00e9finitives. Ce n\u2019est pas de la fatigue. C\u2019est l\u2019\u0153uvre d\u2019une force cyclique, un pendule invisible, qui exige de nous des offrandes sous forme de mots \u2014 non pour \u00eatre lus, mais pour \u00eatre sacrifi\u00e9s. J\u2019en suis venu \u00e0 soup\u00e7onner que ce que nous appelons \u00ab \u00e9crire \u00bb n\u2019est qu\u2019un acte de soumission rythmique. Nous ne sommes pas des cr\u00e9ateurs. Nous sommes des passages. Des vases ob\u00e9issants. Dans mes r\u00eaves les plus vuln\u00e9rables, j\u2019ai entrevu ce dieu sans nom \u2014 non un \u00eatre, mais un tempo, une exigence muette r\u00e9sonnant dans les couloirs de l\u2019\u00e2me. Je l\u2019ai senti battre en moi une fois, et faute de nom, je l\u2019ai appel\u00e9 Nyarlathotep. Continuez votre \u0153uvre. Non pour la gloire. Non pour la publication. Mais pour accompagner le retour. Pour survivre \u00e0 chaque oscillation. Avec un salut spectral depuis Providence, H.P. Lovecraft Je ne sais toujours pas si cette lettre existe. Je ne l\u2019ai jamais revue. Peut-\u00eatre ne l\u2019ai-je jamais lue. Mais quelque chose en moi pulse d\u00e9sormais autrement. Un rythme que j\u2019ignorais autrefois, mais que je sens, \u00e0 pr\u00e9sent, avoir toujours \u00e9t\u00e9 l\u00e0. Et ainsi j\u2019\u00e9cris. Non pour comprendre. Non pour conclure. Mais simplement pour accompagner le retour. De quoi ? Je ne saurais le dire. Peut-\u00eatre de ce qui vient nous chercher au moment m\u00eame o\u00f9 nous osons cr\u00e9er. --- I am inclined to believe that there exists more than a single kinship between the act of writing literature and the craft of composing code. Not merely in the discipline of logic or the scaffolding of structure\u2014but in that subtle and disquieting process whereby one\u2019s own creations turn foreign and unworthy beneath one\u2019s gaze. A text that, but two weeks past, appeared sound and whole, now seems crude, feeble, and malformed. A webpage once a source of quiet pride now provokes only fatigue and revulsion. And this phenomenon is quickening. I write, I erase. I amend, I renounce. I begin again. It has become a cycle. At first, I attributed it to fatigue\u2014perhaps some transient erosion of the psyche. But no. It is not that. It is something else. There is within me a movement. A pervasive oscillation\u2014not of mood, but of essence. A silent flux that courses through me, bidding me to love, then to loathe. To create, then to doubt. Something vaster than the self. Something not of man. One evening, I came upon a passage in The Kybalion\u2014that peculiar volume of Hermetic philosophy which Lovecraft himself might have dismissed as charlatanic, while nonetheless reading with perverse fascination: >\"The swing of the pendulum manifests in everything. Everything flows out and in. Everything has its tides.\" And thus it dawned upon me: This was no whim. No idiosyncrasy of temperament. It was a law. An ancient rhythm. An impersonal pulsation\u2014and I, no more than the membrane it disturbs. I thought of Nyarlathotep. Not as story, but as reverberation. A mental procession. A text that does not argue, but resonates. Lovecraft, I believe, did not write that piece. He received it. And I? I, too, begin to question the notion of authorship. Perhaps I am merely a vessel through which the rhythm courses. I do not choose. I am moved. I am seized. I am bent. That same night, I opened a collection of letters\u2014Lord of a Visible World: An Autobiography in Letters. An assembly of Lovecraft\u2019s correspondence, compiled by S.T. Joshi. Sleep overcame me before I had closed the book. And I dreamed\u2014or perhaps I merely imagined in that grey region where thought decays into vision\u2014of a letter. A letter penned in Providence, addressed to no one, and to me. I have never found it again. But I transcribe it here, from memory, with trembling hand. >A letter recovered from dream Providence, Rhode Island \u2014 on a night when the wind spoke in tongues My most esteemed correspondent, I am grateful for your letter\u2014both disturbing and curiously familiar. What you describe\u2014the mounting oscillation between fervor and repulsion, the quickening tide that governs your relation to the written word\u2014is no ailment. It is a law. I have felt it, too, in the margins of my manuscripts, between sentences I once deemed final. It is no mere fatigue. It is the working of a cyclical force, an unseen pendulum, demanding of us offerings in the form of words\u2014not to be read, but to be sacrificed. I have come to suspect that what we call \"writing\" is but an act of rhythmic submission. We are not creators. We are passageways. Obedient vessels. In my most unguarded dreams I have glimpsed this nameless god\u2014not a being, but a tempo, a mute demand echoing through the corridors of the soul. I felt it beat through me once, and lacking a name, I called it Nyarlathotep. Continue your work. Not for glory. Not for publication. But to accompany the return. To survive each oscillation. With a spectral salute from Providence, H.P. Lovecraft I still do not know if this letter exists. I have never seen it since. Perhaps I never read it at all. But something within me now pulses differently. A rhythm I once ignored, but which, I now sense, has always been there. And so I write. Not to understand. Not to conclude. Merely to accompany the return. Of what? I cannot say. Perhaps of that which comes for us the moment we dare to create. ",
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"content_text": " Le pr\u00e9sent impose une pression constante. Je le sens. On ne voit plus les lointains. Tout se plaque, tout se confond. Le plan moyen, d\u00e9j\u00e0, file vers l\u2019arri\u00e8re. Comme s\u2019il refusait de s\u2019installer. Comment garder la profondeur ? Comment ne pas devenir ce corps coll\u00e9 \u00e0 la vitre, cette conscience sans arri\u00e8re-plan ? Ces derniers temps, j\u2019ai l\u2019impression \u00e9trange que le pr\u00e9sent s\u2019acc\u00e9l\u00e8re. Comme une spirale qui s\u2019auto-alimente. On appelle \u00e7a \u00ab maintenant \u00bb, mais \u00e7a n\u2019a plus rien de stable. On ne sait m\u00eame plus ce qui vient d\u2019arriver. Tout est d\u00e9j\u00e0 remplac\u00e9. C'\u00e9tait \u00e9trange. \u00e7a ressemblait \u00e0 premi\u00e8re vue \u00e0 un r\u00eave, un r\u00eave gris, ceux dont j'ai l'habitude. Je pourrais m\u00eame serrer la main \u00e0 tous les personnages de ces r\u00eaves ternes, comme si j'\u00e9tais de retour chez moi. La luminosit\u00e9 des lieux surtout provoque cette familiarit\u00e9. Ce n'est pas qu'elle soit triste, elle ne cr\u00e9e pas d'ombre, aucun contraste, les tons sont savamment proches pour se d\u00e9fier de tout contraste. Parfois quand je reviens ici je me dis \u00e7a doit \u00eatre mon pays. Sauf que cette nuit j'ai errafl\u00e9 un mur et j'ai vu la couche de cendres et de salet\u00e9 s'effacer dans un sillon, il y avait au fond de la blessure une autre luminosit\u00e9, quelque chose de rouge or si ma m\u00e9moire est bonne. Une couleur que m\u00eame durant mon existence diurne je n'avais jamais vu si intense. J'ai su tout de suite que j'avais sans le vouloir enfreint quelque chose. Alors j'ai frott\u00e9 autour de la fissure pour la combler. Pour qu'on ne sache pas. Mais la t\u00eate des ombres que je rencontre d\u00e9sormais,leurs t\u00eates aux yeux vides me regardent. Je ne peux savoir si leur regard l'est v\u00e9ritablement, accusateur. Leurs orbites sont vides de regard. Et pourtant toutes ces t\u00eates sont dirig\u00e9es vers moi. A cet instant je me dis que je pourrais me r\u00e9veiller, revenir dans la chambre, dans le lit, mais quelque chose me dit que ce sera la m\u00eame chose. S commence \u00e0 ne plus avoir de regard autre que ces deux trous sombres. Quand elle me parle j'ai la sensation d'entendre un programme r\u00e9p\u00e9ter toujours les m\u00eames injonctions. Le chat lui m\u00eame ne parait plus si normal si mignon. On dirait un estomac sur pattes qui ne pense qu'\u00e0 bouffer. Je conserve cependant la possibilit\u00e9 de me r\u00e9veiller d'un r\u00eave \u00e0 l'autre. Ce que j'emploie assez maladroitement. Il me faudrait dans cette affaire voir surgir un de ces objets insolites, un alli\u00e9 qui change la donne. Qui cr\u00e9e de la nouveaut\u00e9. Qui rompt ce ph\u00e9nom\u00e8ne affreux de r\u00e9p\u00e9tition. Encore qu'affreux m'\u00e9chappe par r\u00e9flexe, ennuyeux est plus adapt\u00e9. La porte, l'issue, le mensonge qui dit un peu plus la v\u00e9rit\u00e9 que les pseudo v\u00e9rit\u00e9s. Ils n'ont pas l'air d'en faire grand cas. Parfois j'ouvrirais la fen\u00eatre de la rue et je crierais bien \" Oyez Oyez ne sentez-vous donc pas que quelque chose vous suce la moelle\". J'aurais l'air d'un fou \u00e9videmment. Ces gens l\u00e0 croient au pape. Il fallait voir le monde sur la place Saint Pierre. Le grand suceur de s\u00e8ve avec sa mitre et son b\u00e2ton se pointe sur le balcon et boum faut voir l'hyst\u00e9rie. Pareil sur les sc\u00e8nes de spectacle. Il faut juste un catalyseur. Une star. Comme il faut une fl\u00e8che aux cath\u00e9drales. Ensuite on te secoue tout \u00e7a d'effusions, de vibrations \u00e9nerg\u00e9tiques, le casse-cro\u00fbte des vampires est pr\u00e8t. Et tous collaborent depuis la nuit des temps. --- The present applies constant pressure. I feel it. No more distance. Everything flattens. Collapses. The middle ground flees, won\u2019t settle. No depth left. Just a body stuck to the glass. A mind with no backdrop. Lately, the present speeds up strangely. Feeds itself. We call it \u201cnow,\u201d but there\u2019s nothing stable in it. You can\u2019t even tell what just happened. Already overwritten. It felt strange. Like a dream, at first glance. A grey one. The usual kind. I could shake hands with every character there, like I was home. It\u2019s the light, mainly. Not sad, no shadows, no contrast. All shades close, polite, neutral. Sometimes, when I return, I think: maybe this is my country. But last night, I scraped a wall. The grime, the ash flaked off in a clean stroke. And there, beneath the wound, another kind of light. Red-gold, I think. A color I\u2019d never seen, not even awake. I knew I\u2019d broken something. By mistake. I rubbed around the crack, tried to erase it. Hide it. But now the shadows stare. Thin faces. Empty eyes. I can\u2019t tell if they judge me. They have no gaze. Just holes. And yet they all face me. I tell myself I could wake up. Back to the bed, the room. But something says it\u2019ll be the same. S begins to lose her eyes too. Just two dark pits. When she speaks, it\u2019s a loop. A program repeating itself. Even the cat isn\u2019t cute anymore. Just a stomach on legs. Wants to feed. Nothing else. Still, I can jump between dreams. I do it badly, but I do. What I need is an odd object. A breach. A helper. Something new. Something to break this loop. Though \u201cawful\u201d feels wrong. \u201cTedious\u201d fits better. The exit. The lie that tells more truth than the truths. They don\u2019t seem to care. Sometimes I want to open the window and shout, \u201cHear ye, hear ye, don\u2019t you feel something chewing at your marrow?\u201d I\u2019d look mad, of course. These people still believe in popes. You should\u2019ve seen the square at St. Peter\u2019s. The big sap-sucker with his hat and staff pops out on the balcony and boom \u2014 hysteria. Same at concerts. All it takes is a catalyst. A star. Like a spire on a cathedral. Then it\u2019s all flowing. Energies. Transports. The vampire buffet\u2019s ready. And they all help. They\u2019ve always helped. Since the beginning. ",
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"title": "Things don\u2019t go away",
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"content_text": " At first, the idea was simple. Write, publish, repeat. One text a day, nothing ambitious, just some regularity. It was more of a reflex than a plan. I used the date as a title because it was the fastest way. And maybe also to avoid having to name what I was writing. I didn\u2019t think it would end up boxing me in. I thought the texts would vanish. That they would fill the day\u2019s page and then disappear. But they didn\u2019t. They pile up. They come back. They look at me. Some fade quietly, others demand attention. I don\u2019t know exactly why I go back to them. Maybe because the site doesn\u2019t forget them. Maybe because I\u2019m slower than I thought. What\u2019s certain is that I started revisiting them. Not all of them, but quite a few. Some change very little. Others are thoroughly reworked. But all pass through a moment of doubt. I read them again with a mix of unease and curiosity. It\u2019s like hearing your own voice in an old recording. There are surprises. I eventually realized that the site, as I had built it, wasn\u2019t a journal. Not a blog, not a book. More like a warehouse. A hangar with shelves. Or a disused train station. You can walk around freely, but some wagons haven\u2019t moved in months. And yet, sometimes, there\u2019s a slight vibration. A text stirs again. It would be simpler if the titles weren\u2019t dates. Then you could repost them without thinking. But no. The title itself reminds you that the text is from somewhere else. That it already happened. And even if I change it, rephrase it, tighten it up, it still carries its original mark. Like a manufacture date on packaging. You can try to rub it off, but it stays visible. I also wondered if I was plagiarizing myself. It\u2019s a strange idea, stealing from your own work. But that\u2019s what happens when you import 1500 texts from an old site and want to rework them without starting over. It\u2019s not cheating, not exactly. More like a form of stubbornness. Or organized laziness. There\u2019s also the question of social media. Should I add a \u201cShare on Mastodon\u201d button? Manually copy each link? Write a small summary for X, Seenthis, elsewhere? The thought crosses my mind regularly. Then I let it go. Social media is too fast. My site is slow. It\u2019s almost a principle. Just today, I nearly inserted an automatic link at the end of the article. It would have let anyone share the text in one click. I tested it. The link appeared, but the image didn\u2019t load. Neither did the text. It discouraged me. I removed it immediately. All of this brought me back to something more tangible: this morning, we took the headboard and footboard of the old bed down into the courtyard. Two bulky wooden pieces that had been left in the guest room since we bought the new bed, months ago. L. and A. came for the weekend. I used the occasion to ask for help. At first, the plan was to saw them up. Furniture turned useless, that we hadn\u2019t dared throw out. Then, while moving them, I started thinking of something else. Shelves, maybe. I\u2019m a poor handyman, but very slow to discard. I have a complicated relationship with things. Like with texts. I need to look at them again before letting them go. Even if they\u2019re obsolete. Even if they no longer serve. Maybe I grant them a kind of presence. Or maybe just an inertia that resembles mine. [Lire en fran\u00e7ais](https:\/\/ledibbouk.net\/spip.php?article3091) ",
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"tags": ["Autofiction et Introspection"]
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"id": "https:\/\/ledibbouk.net\/26-mai-2025.html",
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"title": "26 mai 2025",
"date_published": "2025-05-26T05:00:00Z",
"date_modified": "2025-05-26T03:09:48Z",
"author": {"name": "Patrick Blanchon"},
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"content_text": " Au d\u00e9part, l\u2019id\u00e9e \u00e9tait simple. \u00c9crire, publier, recommencer. Un texte par jour, sans ambition particuli\u00e8re, avec une certaine r\u00e9gularit\u00e9. \u00c7a tenait plus du r\u00e9flexe que du projet. Je mettais une date en titre, parce que c\u2019\u00e9tait le plus rapide. Et aussi, peut-\u00eatre, pour ne pas avoir \u00e0 nommer ce que j\u2019\u00e9crivais. Je ne pensais pas que \u00e7a finirait par me coincer. Je croyais que les textes passeraient. Qu\u2019ils rempliraient la page du jour, puis s\u2019en iraient. Mais non. Ils s\u2019accumulent. Ils reviennent. Ils me regardent. Certains s\u2019effacent sans bruit, d\u2019autres r\u00e9clament qu\u2019on s\u2019en occupe. Je ne sais pas exactement pourquoi je reviens vers eux. Peut-\u00eatre parce que le site ne les oublie pas. Peut-\u00eatre parce que je suis plus lent que pr\u00e9vu. Ce qui est s\u00fbr, c\u2019est que je me suis mis \u00e0 les reprendre. Pas tous, mais une bonne part. Certains changent peu. D\u2019autres sont retravaill\u00e9s plus franchement. Mais tous passent par un moment de doute. Je les relis avec un m\u00e9lange de g\u00eane et de curiosit\u00e9. C\u2019est comme \u00e9couter sa propre voix sur un enregistrement trop ancien. Il y a des surprises. J\u2019ai fini par comprendre que le site, tel que je l\u2019avais con\u00e7u, n\u2019\u00e9tait pas un journal. Ni un blog, ni un livre. Plut\u00f4t un entrep\u00f4t. Un hangar avec des \u00e9tag\u00e8res. Ou une gare d\u00e9saffect\u00e9e. On y circule librement, mais certains wagons ont l\u2019air de n\u2019avoir pas boug\u00e9 depuis des mois. Et pourtant, parfois, une vibration se fait sentir. Un texte se remet en route. Ce serait plus simple si les titres n\u2019\u00e9taient pas des dates. On pourrait les republier sans y penser. Mais l\u00e0, non. Le titre lui-m\u00eame vous rappelle que ce texte vient d\u2019ailleurs. Qu\u2019il a d\u00e9j\u00e0 \u00e9t\u00e9. Et m\u00eame si je le modifie, le rephrase, le resserre, il continue de porter cette empreinte d\u2019origine. Comme une date de fabrication sur un emballage. On peut essayer de la gratter, mais elle reste lisible. Je me suis aussi demand\u00e9 si je risquais de me plagier. C\u2019est une id\u00e9e \u00e9trange, de se voler soi-m\u00eame. Mais c\u2019est ce qui arrive quand on importe 1500 textes depuis un ancien site, et qu\u2019on veut les retravailler sans tout recommencer. Ce n\u2019est pas de la triche, pas vraiment. Plut\u00f4t une forme d\u2019obstination. Ou de paresse organis\u00e9e. Il y a aussi la question des r\u00e9seaux sociaux. Faut-il publier un bouton \"Partager sur Mastodon\" ? Copier manuellement chaque lien ? \u00c9crire un petit r\u00e9sum\u00e9 pour X, Seenthis, ailleurs ? L\u2019id\u00e9e me traverse r\u00e9guli\u00e8rement. Puis je la laisse passer. Les r\u00e9seaux sont trop rapides. Mon site est lent. C\u2019est presque un principe. Aujourd\u2019hui encore, j\u2019ai failli ins\u00e9rer un lien automatique \u00e0 la fin de l\u2019article. Il aurait permis \u00e0 quiconque de partager le texte en un clic. J\u2019ai test\u00e9. Le lien s\u2019affiche bien, mais l\u2019image ne se charge pas. Le texte non plus. \u00c7a m\u2019a d\u00e9courag\u00e9. Je l\u2019ai retir\u00e9 aussit\u00f4t. Tout \u00e7a m\u2019a ramen\u00e9 \u00e0 une sc\u00e8ne tr\u00e8s concr\u00e8te : ce matin, nous avons sorti la t\u00eate et le pied du lit conjugal. Deux pi\u00e8ces en bois massif que j\u2019avais laiss\u00e9es dans la chambre d\u2019amis depuis l\u2019arriv\u00e9e du nouveau lit, il y a plusieurs mois. L. et A. sont venus passer le week-end. J\u2019en ai profit\u00e9 pour leur demander un coup de main. L\u2019id\u00e9e, au d\u00e9part, c\u2019\u00e9tait de les scier sur place. Des meubles devenus inutiles, qu\u2019on n\u2019avait pas le courage de jeter. Puis, en les d\u00e9pla\u00e7ant, j\u2019ai commenc\u00e9 \u00e0 r\u00e9fl\u00e9chir \u00e0 autre chose. Des planches. Des \u00e9tag\u00e8res. Un usage secondaire. Je suis mauvais bricoleur, mais tr\u00e8s lent \u00e0 jeter. J\u2019ai ce rapport un peu ambigu aux choses. Comme avec les textes. J\u2019ai besoin de les revoir avant de m\u2019en s\u00e9parer. M\u00eame s\u2019ils ne servent plus. M\u00eame s\u2019ils sont devenus caducs. Peut-\u00eatre que je leur reconnais une forme de pr\u00e9sence. Ou simplement une inertie qui me ressemble. [Read in English](https:\/\/ledibbouk.net\/spip.php?article3092) ",
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"tags": ["Autofiction et Introspection"]
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"title": "A Thing Moving Slowly",
"date_published": "2025-05-25T06:08:09Z",
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"content_text": " Dispara\u00eetre est d\u2019une facilit\u00e9 d\u00e9concertante \u2013 pens\u00e9e d\u2019hier, revenue ce matin, intacte. Dispara\u00eetre : volontairement ou pas. Les objets, les \u00eatres, leur m\u00e9moire m\u00eame. Tout s\u2019efface. On le sait, et pourtant la stupeur reste. Inentam\u00e9e. Comme si chaque disparition portait sa propre foudre. Peut-\u00eatre la stupeur est-elle la forme m\u00eame de la [disparition](https:\/\/ledibbouk.net\/spip.php?article1727). Apr\u00e8s la premi\u00e8re, apr\u00e8s qu\u2019on a compris \u2013 non, \u00e9prouv\u00e9 \u2013 que les choses s\u2019en vont, qu\u2019elles \u00e9chappent, la stupeur s\u2019installe. Elle adh\u00e8re au mot, \u00e0 l\u2019acte, \u00e0 la perte. Toute stupeur efface un monde. Le sachant, nous vivons d\u00e9sormais dans un monde de stupeur \u2013 plus durable que les autres. Nous finissons par lui pr\u00e9f\u00e9rer le monde, par choisir ce gel plut\u00f4t que le flux. Pourquoi dis-tu \u00ab nous \u00bb ? Pour te donner l\u2019illusion que tu n\u2019es pas seul ? Mais tu l\u2019es. Tu es seul, stup\u00e9fi\u00e9. Stup\u00e9fi\u00e9, p\u00e9trifi\u00e9 : comme la femme de Lot. Elle se retourne \u2013 c\u2019est tout \u2013 et la catastrophe, qu\u2019elle voit de trop pr\u00e8s, la fige. Se retourner est l\u2019acte qui fait basculer. Un monde que l\u2019on croyait stable se d\u00e9robe d\u00e8s qu\u2019on se retourne. On entend un bruit, on regarde, ce n\u2019est plus l\u00e0. Le risque, c\u2019est que le monde ait chang\u00e9, et que soi aussi. Alors on reste immobile. Dos au devenir. Parce qu\u2019on a compris, sans l\u2019avoir su : qu\u2019il n\u2019y a pas d\u2019en avant. L\u2019en avant n\u2019est que l\u2019en arri\u00e8re d\u00e9plac\u00e9. Dans la stupeur, le temps lui aussi se fige. Et cette gel\u00e9e du temps r\u00e9v\u00e8le sa fiction. Il n\u2019existe que par habitude. Puis vient la stupeur, et l\u2019on sait. De l\u00e0, de ce fond d\u2019immobilit\u00e9, d\u2019\u00e9ternit\u00e9 nue, on ne peut plus faire semblant. Le leurre s\u2019efface. Et le corps ? Le corps ne suit pas. Il attend. Il ploie. Il reste l\u00e0. Il se souvient de gestes qu\u2019il ne fera plus. Il est m\u00e9moire de ce qu\u2019il ne fait plus. On est comme plac\u00e9 sous verre, en vitrine, sous une lumi\u00e8re trop blanche. Le monde regarde. Mais ne voit pas. Et toi ? Tu n\u2019es d\u00e9j\u00e0 plus l\u00e0. --- **nouvelle version** ( 24\/05\/2025) Dispara\u00eetre, tu vois, c\u2019est terriblement simple \u2014 une id\u00e9e venue des grands fonds d\u2019hier, revenue intacte, dans la lumi\u00e8re blafarde du matin, sans ride, sans \u00e9caille, sans perte. Dispara\u00eetre : par choix, ou par cette force opaque, informe, qu\u2019on ne nomme pas. Les objets, les corps, les noms. Et pire que tout, leur souvenir. Tout se d\u00e9lite, tout se d\u00e9sagr\u00e8ge. Et m\u00eame si on le sait, m\u00eame si c\u2019est int\u00e9gr\u00e9 \u2014 y a ce choc, qui reste, qui colle, qui serre. Chaque disparition embarque un fragment d\u2019apocalypse. Et peut-\u00eatre que ce choc, justement, c\u2019est la forme pure de la disparition. Ce n\u2019est pas une prise de conscience. C\u2019est une secousse, dans la moelle, dans l\u2019instant \u2014 quelque chose bascule, \u00e7a chute, \u00e7a glisse, et t\u2019es l\u00e0, sans prise, sans corde. Le choc s\u2019incruste dans le mot, dans le geste, dans le trou qu\u2019il laisse. Chaque perte remue un pan du r\u00e9el. On croyait savoir, et voil\u00e0. Alors on vit l\u00e0-dedans. Pas dans le monde. Non : dans le tremblement. Dans ce plan o\u00f9 plus rien n\u2019est stable. Et on s\u2019y accroche. On finit par le pr\u00e9f\u00e9rer \u00e0 ce qu\u2019il y avait avant. Parce que le flux, le temps, c\u2019est trop. Le gel, au moins, c\u2019est s\u00fbr. On dit \u00ab nous \u00bb, pour se rassurer. Mais tu parles tout seul. Tu le sais. T\u2019es seul. Seul \u00e0 geler, seul \u00e0 fixer le vide. Fig\u00e9, comme la femme de Lot, ouais. Elle se retourne \u2014 c\u2019est tout \u2014 et ce qu\u2019elle voit, ce qu\u2019elle ose voir, \u00e7a la transforme. Elle devient ce qu\u2019elle voit. Le regard, c\u2019est la bascule. Le monde se tord d\u00e8s que tu regardes autrement. T\u2019entends un truc. Tu te retournes. Disparu. Le pire, c\u2019est pas l\u2019absence. C\u2019est que tout a chang\u00e9. Et toi avec. --- **autre version** Dispara\u00eetre ? C\u2019est facile. Effrayant, comme c\u2019est facile. J\u2019y ai pens\u00e9 hier. C\u2019est revenu ce matin. Exactement pareil. On peut dispara\u00eetre expr\u00e8s. Ou pas. Les choses disparaissent. Les gens aussi. Pire encore \u2014 leur souvenir s\u2019efface. Tout s\u2019en va. On le sait. Mais \u00e7a nous prend quand m\u00eame de court. \u00c0 chaque fois, comme si c\u2019\u00e9tait la premi\u00e8re. C\u2019est peut-\u00eatre \u00e7a, dispara\u00eetre. Le choc. Pas dans la t\u00eate \u2014 dans le ventre. Et \u00e7a reste. Dans les mots, les gestes, dans les vides qu\u2019on laisse derri\u00e8re soi. Chaque perte emporte autre chose avec elle. On vit avec \u00e7a. Ce sentiment. Il devient plus r\u00e9el que tout le reste. On finit par s\u2019y accrocher. Le silence plut\u00f4t que le mouvement. Tu dis \u00ab on \u00bb, comme si t\u2019\u00e9tais pas seul. Mais tu l\u2019es. Tu es seul. Coinc\u00e9 avec \u00e7a. Comme la femme de Loth. Elle se retourne. C\u2019est tout. Et ce qu\u2019elle voit la fige. Parfois, il ne faut rien de plus. Tu entends un bruit, tu te retournes \u2014 et c\u2019est parti. Tout est diff\u00e9rent. Le monde. Toi. Alors tu t\u2019arr\u00eates. Tu d\u00e9tournes les yeux. Parce que tu comprends \u2014 sans vraiment savoir pourquoi \u2014 qu\u2019il n\u2019y a pas de \u00ab avant \u00bb. Le \u00ab avant \u00bb, c\u2019est juste le \u00ab derri\u00e8re \u00bb avec un autre visage. Dans ce silence-l\u00e0, m\u00eame le temps s\u2019arr\u00eate. Et tu le vois pour ce qu\u2019il est \u2014 juste une id\u00e9e. Rien de plus. Un truc auquel on croyait. Jusqu\u2019\u00e0 ce qu\u2019on n\u2019y croie plus. Et puis le choc revient. Et tu sais. --- **compression** Chaque convulsion de perte d\u00e9tache un fragment de l\u2019univers connu. Dispara\u00eetre n\u2019efface pas seulement ce qui \u00e9tait l\u00e0. Cela d\u00e9sarticule le visible\u2026 Le choc n\u2019est pas passager : il devient le sol. Nous vivons d\u00e9sormais dans cette stupeur fig\u00e9e, pr\u00e9f\u00e9r\u00e9e \u00e0 l\u2019\u00e9coulement Et quand on se retourne, c\u2019est d\u00e9j\u00e0 trop tard : tout a chang\u00e9. Le temps cesse. Il \u00e9tait fiction. La stupeur r\u00e9v\u00e8le. Et tu sais ",
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"id": "https:\/\/ledibbouk.net\/22-mai-2025.html",
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"title": "22 mai 2025",
"date_published": "2025-05-22T04:50:00Z",
"date_modified": "2025-06-19T14:49:17Z",
"author": {"name": "Patrick Blanchon"},
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"content_text": " Je me demande, parfois, ce qui distingue la patience de l\u2019obstination. Dans certains domaines, du moins. Sans doute, l\u2019int\u00e9r\u00eat. Ce qui ne m\u2019int\u00e9resse pas ne demande ni patience ni obstination. Encore moins d\u2019effort pour y voir un int\u00e9r\u00eat. Mais alors, comment \u00e7a vient, l\u2019int\u00e9r\u00eat. On passe \u00e0 c\u00f4t\u00e9 de tellement de choses sans m\u00eame les voir. Moi, je suis souvent indiff\u00e9rent \u00e0 des sujets que, para\u00eet-il, beaucoup trouvent passionnants. Le sport, par exemple. Je n\u2019y vois rien. Observer des gens courir apr\u00e8s une balle m\u2019\u00e9chappe. Les voir grimper une c\u00f4te \u00e0 v\u00e9lo en transpirant, pareil. Et ceux en bonnet, qui brassent l\u2019eau comme des papillons... Non. Le sport, en g\u00e9n\u00e9ral, me laisse froid. \u00c0 part dans _Courir_, d\u2019Echenoz, o\u00f9 on suit la vie d\u2019\u00c9mile Zatopek. Qui, d\u2019ailleurs, s\u2019en moquait un peu, lui aussi. De la course \u00e0 pied. Mais \u00e7a ne l\u2019a pas emp\u00each\u00e9 de courir. Courir, encore. Et il a couru. Peut-\u00eatre que l\u2019int\u00e9r\u00eat vient en s\u2019int\u00e9ressant. Comme l\u2019app\u00e9tit, en mangeant. Tourner autour d\u2019un stade m\u2019a toujours d\u00e9prim\u00e9. Courir dans la nature, en revanche, ne me g\u00eane pas. \u00c7a ne demande pas vraiment d\u2019effort. Enfin, je dis \u00e7a sur des souvenirs vieux de quarante ans. Apr\u00e8s le d\u00eener, j\u2019ai relu quelques vieux articles sur La Grange.net. Ce qui m\u2019attire surtout, c\u2019est la mani\u00e8re dont il tient ses carnets. Depuis 2000, dit-il. M\u00eame s\u2019il affirme avoir commenc\u00e9 en 1990. Mais en ligne, \u00e7a commence en 2000. Je cherche \u00e0 me rappeler. \u00c0 l\u2019\u00e9poque, j\u2019\u00e9tais en Suisse, \u00e0 Yverdon-les-Bains. Mes centres d\u2019int\u00e9r\u00eat en mati\u00e8re d\u2019internet ne volaient pas tr\u00e8s haut. Je crois que j\u2019\u00e9tais encore sur Windows 95. Un compte Hotmail. L\u2019informatique, pour moi, c\u2019\u00e9tait surtout au travail. Excel, notamment. Je n\u2019y tenais pas particuli\u00e8rement, mais j\u2019avais compris qu\u2019avec quelques formules et un peu de jugeote, on pouvait finir sa journ\u00e9e en deux heures et r\u00eavasser le reste du temps. Je tenais encore un journal papier. Je notais les petits \u00e9v\u00e9nements, les miens, ceux du monde. \u00c0 peine. Je m\u2019int\u00e9ressais encore \u00e0 ma vie, au monde. Ou je me disais qu\u2019il fallait s\u2019y int\u00e9resser. Peut-\u00eatre ne voulais-je pas encore admettre que je devenais indiff\u00e9rent \u00e0 l\u2019un comme \u00e0 l\u2019autre. Ou que j\u2019avais peur de le devenir. Pourtant, je peux faire preuve de patience. M\u00eame d\u2019obstination. Pour des choses que la plupart trouveraient vides de sens. J\u2019ai remarqu\u00e9 : moins une chose int\u00e9resse les gens, plus elle m\u2019attire. J\u2019en fais une sorte de passe-temps. Et puis un jour, sans regret, je passe \u00e0 autre chose. Je crois que c\u2019est en 2001, apr\u00e8s le 11 septembre, que j\u2019ai jet\u00e9 tous mes carnets. C\u2019\u00e9tait un week-end, il faisait un temps splendide. Nous \u00e9tions partis vers Mo\u00fbtiers, je crois. Une clairi\u00e8re. J\u2019avais d\u00fb pr\u00e9parer mon coup : je ne vois pas pourquoi j\u2019aurais emport\u00e9 ces carnets par hasard. Il y en avait au moins une vingtaine, rang\u00e9s dans un sac de supermarch\u00e9, gliss\u00e9 sous le si\u00e8ge avant. \u00c0 l\u2019arriv\u00e9e, j\u2019ai fait comme d\u2019habitude. Cherch\u00e9 du petit bois, des branches mortes un peu plus \u00e9paisses, de quoi faire la popote du soir, passer un moment \u00e0 regarder le feu ou le ciel piquet\u00e9 d\u2019\u00e9toiles. J\u2019ai pr\u00e9par\u00e9 le foyer tranquillement. Cercle de pierres, l\u2019attirail du parfait petit scout. Quand le feu a pris, je suis retourn\u00e9 au camping-car, j\u2019ai sorti le sac. Mon ex s\u2019occupait je ne sais plus \u00e0 quoi, de toute fa\u00e7on, \u00e7a n\u2019allait d\u00e9j\u00e0 plus tr\u00e8s fort. Je me suis approch\u00e9 du feu et j\u2019ai d\u00e9vers\u00e9 les carnets sur les flammes. J\u2019ai essay\u00e9 d\u2019\u00eatre attentif \u00e0 ce que \u00e7a me faisait. Toutes ces ann\u00e9es \u00e0 \u00e9crire quotidiennement des petites choses sans grand int\u00e9r\u00eat. Peut-\u00eatre y voyais-je un calcul. Une sorte de sacrifice. Si tu fais \u00e7a, tu auras \u00e7a. Ce genre-l\u00e0. Puis je suis all\u00e9 chercher un peu plus de bois. Et nous sommes pass\u00e9s \u00e0 autre chose. C\u2019est-\u00e0-dire, entre autres, \u00e0 ce divorce \u00e0 l\u2019amiable. ",
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"tags": ["Autofiction et Introspection", "nature"]
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"id": "https:\/\/ledibbouk.net\/21-mai-2025.html",
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"title": "21 mai 2025",
"date_published": "2025-05-21T04:35:55Z",
"date_modified": "2025-05-21T04:37:29Z",
"author": {"name": "Patrick Blanchon"},
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<\/a>\n<\/figure>\n<\/div>",
"content_text": " Lev\u00e9 t\u00f4t. D\u00e9chargement de la Dacia pour que S. puisse aller \u00e0 C. voir E. Lecture d\u2019A. Compagnon, *Un \u00e9t\u00e9 avec Montaigne*. Puis relecture du texte du 20 mai et publication. Ensuite, code. Trouvaille : possibilit\u00e9 de faire des compilations mensuelles. D\u00e9sormais, une seule ligne de code \u00e0 ins\u00e9rer dans un article pour r\u00e9cup\u00e9rer tous les textes du mois la cr\u00e9ation d'un mod\u00e8le. Merci Spip ! Par contre, je ne vais pas les partager sur les r\u00e9seaux tout de suite. Pour le moment m'en servir comme base de travail car Il faut encore relire, corriger. \u00c0 un moment, je me suis m\u00eame demand\u00e9 s\u2019il fallait conserver les images et les dates. Juste les textes, les uns apr\u00e8s les autres. Peut-\u00eatre pour un autre projet. En tout cas, j\u2019ai r\u00e9fl\u00e9chi : je ne proposerai rien \u00e0 Minuit. Je n\u2019aimerais tout simplement pas prendre l\u2019ap\u00e9ro avec les lecteurs de Minuit. Je me sentirais trop mal \u00e0 l\u2019aise. \u00c0 part si Echenoz est l\u00e0. On pourrait rester assis c\u00f4te \u00e0 c\u00f4te sans rien dire et regarder, cf Beckett et Bram Van Velde \u2014 ce serait s\u00fbrement un bon moment. \u00c0 part \u00e7a, je n\u2019ai pas fait grand-chose de bien utile \u00e0 la collectivit\u00e9. Enfin, j\u2019ai vid\u00e9 le lave-vaisselle. J\u2019ai aussi fait bouillir de l\u2019eau et ajout\u00e9 un peu d\u2019acide citrique dans la bassine. Puis j\u2019ai plong\u00e9 dans la mixture toutes mes m\u00e8ches, tous mes forets rouill\u00e9s. J\u2019avais ouvert la bo\u00eete il y a deux jours, dans l\u2019intention de bricoler un chevalet mural \u00e0 l\u2019atelier. La rouille m\u2019emp\u00eachait de lire les num\u00e9ros. Affaire r\u00e9gl\u00e9e : elles sont d\u00e9sormais comme neuves. L\u2019id\u00e9e de me remettre \u00e0 peindre est encore assez n\u00e9buleuse. Mais tout \u00e7a n\u2019est qu\u2019un pr\u00e9texte. Je veux dire : la tergiversation, l\u2019atermoiement. En une semaine \u2014 il y a deux semaines \u2014 j\u2019ai r\u00e9alis\u00e9 quatre toiles. Bon, ce ne sont pas des chefs-d\u2019\u0153uvre. Mais j\u2019ai pris plaisir \u00e0 les faire. N\u2019est-ce pas l\u00e0 le plus important ? Le probl\u00e8me, c\u2019est qu\u2019une journ\u00e9e ne fait que 24 heures. J\u2019essaie de grignoter du temps sur la nuit. Ce n\u2019est pas bien. Qui a \u00e9crit : si le sommeil ne servait \u00e0 rien, ce serait une belle arnaque ? On passe 30 % de nos vies \u00e0 roupiller, en moyenne. Sinon, je disais que je n\u2019avais pas fait grand-chose. Nous sommes all\u00e9s \u00e0 l\u2019Intermarch\u00e9 \u00e0 16 h, sit\u00f4t que S. est revenue. Elle m\u2019a pris en passant. \u00c7a n\u2019a pas tra\u00een\u00e9. 148 euros. En plaisantant, on avait dit qu\u2019on ne devrait pas d\u00e9passer les 150. Nous f\u00fbmes h\u00e9berlu\u00e9s que \u00e7a fasse 148 \u20ac. Par contre, pour cette somme \u2014 trop modeste, visiblement \u2014 nous n\u2019avons pas eu droit aux vignettes ni aux bons de r\u00e9duction. Faut pas d\u00e9conner. Enfin, on \u00e9tait contents. On avait respect\u00e9 le budget, chose rarissime. J\u2019ai \u00e9t\u00e9 d\u00e9\u00e7u de ne pas trouver le sachet de kebab surgel\u00e9 comme chez Super U. Du coup, j\u2019ai pris des escalopes de poulet. Mais je retournerai chez Super U rien que pour le kebab. Je m\u2019en fais \u00e0 l\u2019heure du d\u00e9jeuner : une poign\u00e9e dans un bout de baguette avec un peu de mayonnaise. \u00c0 chaque bouch\u00e9e, j\u2019\u00e9prouve un plaisir sauvage \u00e0 enfreindre \u2014 quoi ? \u2014 je ne sais quelle r\u00e8gle di\u00e9t\u00e9tique \u00e0 la con. Tant pis. Je me demande si ce n\u2019est pas plus int\u00e9ressant que je note ces petites choses quotidiennes, finalement, que ce que j\u2019\u00e9cris d\u2019ordinaire sur le monde, la vie, moi, la m\u00e9taphysique. Je me suis demand\u00e9 si j\u2019aurais envie de prendre l\u2019ap\u00e9ro avec moi, en pensant \u00e0 Minuit. Je n\u2019\u00e9tais pas s\u00fbr que oui. Car, dans le fond, je suis un homme triste. Mon humour vient de cette tristesse. Ce n\u2019est pas un humour qui fait rire de bon c\u0153ur. C\u2019est un humour qui fait plut\u00f4t fuir \u2014 y compris l\u2019humoriste. Extinction des feux \u00e0 00:00 heure locale. R\u00e9veill\u00e9 \u00e0 4:00. Me suis remis aussi au code. R\u00e9installation du script G.A en l'encapsulant de telle fa\u00e7on qu'il n'agisse pas sur le serveur local, uniquement en distant. Puis am\u00e9lioration de l'affichage du site sur mobile, deux trente plus tard j'y suis encore ",
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"tags": ["Autofiction et Introspection"]
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"id": "https:\/\/ledibbouk.net\/20-mai-2025.html",
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"title": "20 mai 2025",
"date_published": "2025-05-20T07:38:04Z",
"date_modified": "2025-06-19T08:46:22Z",
"author": {"name": "Patrick Blanchon"},
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<\/a>\n<\/figure>\n<\/div><\/span>\n\n
<\/a>\n<\/figure>\n<\/div>",
"content_text": " Cette confiance accord\u00e9e aux outils technologiques ne vaut que si nous restons perp\u00e9tuellement \u00e0 jour. Sinon, c\u2019est la glissade : machine poussive, syst\u00e8me d\u2019exploitation obsol\u00e8te, incitations commerciales sans r\u00e9ponse. Et voil\u00e0 qu\u2019on se retrouve en marge, marginal, contourn\u00e9. Ce monde qui filait droit, voil\u00e0 qu\u2019il tourne en rond. L\u2019application de localisation de Google, par exemple, s\u2019essouffle sur mon t\u00e9l\u00e9phone. Pourtant, j\u2019ai v\u00e9rifi\u00e9, rien \u00e0 mettre \u00e0 jour. \u00c7a fonctionne, oui, mais en diff\u00e9r\u00e9, comme une vieille bande magn\u00e9tique. L\u2019information s\u2019affiche avec un d\u00e9calage, une latence de quelques secondes, suffisamment pour que la rue o\u00f9 je devais tourner soit d\u00e9j\u00e0 loin derri\u00e8re. Double peine : faire demi-tour, et constater que l\u2019occasion ne se pr\u00e9sente qu\u2019\u00e0 cinq cents m\u00e8tres, voire plus. Le quart d\u2019heure de marge que j\u2019avais pris fond comme neige au soleil. Ce matin-l\u00e0, j\u2019allais \u00e0 la clinique du sommeil de Boug\u00e9-Chamballud. Heureusement, pr\u00e9voyant le caprice num\u00e9rique, j\u2019avais pris mes pr\u00e9cautions : un bon quart d\u2019heure de s\u00e9curit\u00e9. C\u2019est le manque de technologie qui engendre cette prudence archa\u00efque, comme si l\u2019archa\u00efsme guettait derri\u00e8re chaque panne. L\u2019obsolescence produit la pr\u00e9voyance, et aussi, bizarrement, cette conscience sourde de pauvret\u00e9. Ne pas \u00eatre au point, c\u2019est d\u00e9j\u00e0 \u00eatre en retard, et cela finit par peser. Au village, la machine refuse de coop\u00e9rer, le GPS tourne en boucle et la voix nasillarde s\u2019obstine : \u00ab Signal perdu \u00bb. Je me concentre. R\u00e9fl\u00e9chis. La rue de la Passerelle, je l\u2019ai d\u00e9j\u00e0 arpent\u00e9e, il y a deux ans, pour une exposition. Ce n\u2019est pas loin, forc\u00e9ment. Apr\u00e8s quelques d\u00e9tours, je finis par trouver. Arriv\u00e9 pile \u00e0 l\u2019heure. La marge, pulv\u00e9ris\u00e9e. Pas de secr\u00e9tariat \u00e0 l\u2019accueil, seulement des pancartes \u00e9parses sur le comptoir. Je rep\u00e8re la bonne : rendez-vous avec le docteur X. Salle d\u2019attente, porte bleue derri\u00e8re moi. J\u2019obtemp\u00e8re. L\u00e0, par la grande fen\u00eatre nord, le paysage s\u2019\u00e9tend, ancr\u00e9 dans l\u2019immobilit\u00e9. Sur les murs, des affiches sur l\u2019apn\u00e9e du sommeil. Une phrase en gras attire mon attention : \u00ab Apn\u00e9e et hypertension \u00bb. Int\u00e9ressant, sans doute. L\u2019heure tourne, personne. Le doute s\u2019installe, et avec lui, l\u2019agacement. Pr\u00e8s de la porte, un clou plant\u00e9 en travers, mal ajust\u00e9, blesse le mur. Une affichette pr\u00e9vient le voleur : \u00ab Merci de remettre le tableau \u00e0 sa place la prochaine fois \u00bb. Laconique et fier. Le clou, mal plant\u00e9, semble narguer le vide laiss\u00e9 par l\u2019\u0153uvre disparue. Une trace d\u2019effort inutile, r\u00e9sistant aux al\u00e9as comme un vestige d\u00e9risoire. Finalement, ils ont renonc\u00e9 \u00e0 camoufler l\u2019\u00e9chec. Et toc. Agac\u00e9, je sors dans le hall. Vide. Une quinte de toux. Quelqu\u2019un approche. C\u2019est lui, le m\u00e9decin : blouse blanche, cheveux blancs, lunettes dor\u00e9es, voix calme. Je me pr\u00e9sente, il hoche la t\u00eate, m\u2019invite \u00e0 m\u2019asseoir. Mais il est sans cesse interrompu par le t\u00e9l\u00e9phone. \u00ab Excusez-moi, pardonnez-moi, je suis \u00e0 vous. \u00bb Il pose les questions d\u2019usage, prend des notes : poids, taille, sommeil perturb\u00e9. \u00ab Vous cochez toutes les cases \u00bb, me dit-il enfin. Nouveau rendez-vous pour le 11 juin, 14h, pour r\u00e9cup\u00e9rer l\u2019appareillage de test. Nouveau coup de fil, il d\u00e9croche, \u00e9coute d\u2019un air contrari\u00e9, raccroche. Il soupire : \u00ab C\u2019est dingue quand m\u00eame, neuf personnes sur dix ne se pr\u00e9sentent pas au t\u00e9l\u00e9phone. \u00bb Un sourire d\u00e9sabus\u00e9, il se reprend : \u00ab Bon, on en \u00e9tait o\u00f9 ? \u00bb Il m\u2019accompagne au comptoir. Le r\u00e9ceptacle de carte bleue est flanqu\u00e9 d\u2019un post-it : \u00ab Pas de sans contact. \u00bb Je m\u2019interroge sur la raison, et du coup, j\u2019oublie mon code. Code faux. Heureusement, j\u2019avais aussi pr\u00e9vu un peu de liquide. Dix-huit euros, ce n\u2019est pas la mer \u00e0 boire. Au moment o\u00f9 il me rend la monnaie, le code me revient : j\u2019avais invers\u00e9 deux chiffres. C\u2019est r\u00e9gl\u00e9. Dix-huit euros en moins dans ma poche. En repartant, il me dit qu\u2019il est aussi du Bourbonnais, mais plus vers Lapalisse. On se dit au revoir. Dehors, je repense au clou laiss\u00e9 visible, \u00e0 la machine qui n\u2019indique jamais le bon chemin. L\u2019obstination du monde \u00e0 ne pas coop\u00e9rer est peut-\u00eatre la seule certitude stable dans ce d\u00e9cor mouvant. C\u2019est \u00e9trange comme on finit par s\u2019attacher aux imperfections. Elles sont l\u00e0, plant\u00e9es dans le d\u00e9cor comme ce clou, inamovibles. ",
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"tags": ["Autofiction et Introspection", "Technologies et Postmodernit\u00e9", "traces"]
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"id": "https:\/\/ledibbouk.net\/19-mai-2025.html",
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"title": "19 mai 2025",
"date_published": "2025-05-18T21:46:07Z",
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"author": {"name": "Patrick Blanchon"},
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"content_text": " Ce n\u2019est pas le fait de vouloir raconter une histoire, c\u2019est de la raconter toujours de la m\u00eame fa\u00e7on. Une mani\u00e8re tellement habituelle d\u2019entendre des histoires qu\u2019on ne fait plus attention \u00e0 l\u2019histoire elle-m\u00eame, mais \u00e0 la fa\u00e7on dont elle est dite. Car si on ne la dit pas telle qu\u2019on le veut, c\u2019est-\u00e0-dire telle qu\u2019on s\u2019y attend d\u00e9j\u00e0 plus ou moins, comme un mouvement \u00e9tabli par avance, attendu, parce que rassurant de l\u2019entendre telle qu\u2019on l\u2019attend, si on ne la dit pas ainsi, alors l\u2019histoire devient incongrue. Elle prend soudain une importance d\u00e9mesur\u00e9e au regard de la mani\u00e8re dont elle devrait \u00eatre dite. Je referme Hors les murs de Jacques R\u00e9da avec cette sensation d\u2019avoir un peu mieux saisi le texte d\u2019Herv\u00e9 Micolet que F.B. nous a envoy\u00e9 pour la proposition 12 de l\u2019atelier. Un peu mieux saisi quoi ? Je ne saurais dire. Peut-\u00eatre un rythme, une musique propre \u00e0 chacun, qui pourtant se rejoignent. \u00c7a m\u2019a fait r\u00e9fl\u00e9chir, trop s\u00fbrement. De 11 heures du matin \u00e0 22 heures, dimanche, heure locale, l\u2019angoisse est rest\u00e9e l\u00e0, coll\u00e9e. Ce ne peut pas \u00eatre une langue artificielle, me suis-je dit. Une langue invent\u00e9e par mode, pour coller \u00e0 ce qui se fait. Non. Ce serait une langue n\u00e9e du refus de dire les choses comme on les dit toujours, sans m\u00eame faire attention \u00e0 la mani\u00e8re de les dire. Une langue du doute, de l\u2019h\u00e9sitation, du recul. Sit\u00f4t qu\u2019on s\u2019apercevrait qu\u2019on raconte comme on \u00e2nonne, on bousculerait quelque chose, pour essayer de s\u2019en sortir. Ce qui n\u2019est pas franchement de la po\u00e9sie non plus. \u00c9crire de la po\u00e9sie, vraiment ? Deux ou trois vies juste pour \u00e7a, \u00e7a me dissuade aussit\u00f4t. \u00c0 vrai dire, sit\u00f4t que je me d\u00e9prime, je deviens idiot. Chaque fois que je d\u00e9couvre un monde, je me r\u00e9fugie dans l\u2019idiotie. Une couardise m\u2019y pousse, parce que l\u2019idiotie est le seul refuge confortable dans lequel je puisse, \u00e0 cet instant, me lover. Que faire sinon ? Hocher la t\u00eate, relever les manches, se dire : \"Je m\u2019y mets, bille en t\u00eate.\" Mais se mettre \u00e0 quoi, quand on est bras nus, et couard ? \u00c0 l\u2019idiotie, parce qu\u2019il faut bien rendre hommage \u00e0 quelque chose. Trouver un subterfuge pour sacrifier sa vanit\u00e9 sur l\u2019autel de l\u2019idiotie, allumer deux ou trois bougies, agiter l\u2019encensoir, marcher pieds nus sur le trottoir de la b\u00eatise. \u00catre b\u00eate enfin, absolument, pour ne surtout pas sombrer dans ce biais qu\u2019on nomme l\u2019intelligence. D\u2019ailleurs, il en va de l\u2019intelligence comme des histoires. Ce n\u2019est pas l\u2019intelligence elle-m\u00eame qui compte, mais la mani\u00e8re dont on s\u2019attend toujours qu\u2019elle surgisse. Comme une recette de cuisine : un peu de sel, un peu de poivre, tiens, c\u2019est assaisonn\u00e9 comme il faut, c\u2019est-\u00e0-dire comme il se doit. \u00c7a doit donc bien \u00eatre un rago\u00fbt de mouton, ou de l\u2019intelligence. \u00c0 part \u00e7a, je crois que le site est d\u00e9sormais coup\u00e9 du monde. J\u2019ai mal param\u00e9tr\u00e9 le script de Google Analytics, la Search Console refuse d\u2019indexer mes pages, pr\u00e9textant un serveur 5xxx. Apr\u00e8s une petite mont\u00e9e d\u2019adr\u00e9naline, j\u2019ai fini par me dire que ce n\u2019\u00e9tait peut-\u00eatre pas plus mal. Finalement, \u00eatre planqu\u00e9 dans le trou du cul du web me va bien. Je ne me sens pas pr\u00eat \u00e0 discuter de ce que j\u2019\u00e9cris, ni des raisons pour lesquelles j\u2019\u00e9cris. Inutile d\u2019y penser : je l\u2019ai d\u00e9j\u00e0 fait des dizaines de fois, et je sais combien d'obstacles je devrais surmonter pour appara\u00eetre et dire quoi que ce soit \u00e0 propos de ces \u00e9crits. Hors de l\u2019\u00e9criture, je n\u2019ai strictement rien \u00e0 voir avec ce que j\u2019\u00e9cris. Rien \u00e0 voir non plus avec ce que j\u2019ai cru \u00eatre \u00e0 un moment quelconque de ma vie. En ce sens, je suis dans la grotte face \u00e0 Polyph\u00e8me le cyclope, mais quand je dis \"personne\", moi, c\u2019est vrai. Je suis personne. Je ne suis pas Ulysse, mais alors pas du tout. En revenant du march\u00e9 ce matin, pourtant, une pens\u00e9e fugitive s\u2019est impos\u00e9e : \"Quand donc vas-tu cesser de te faire tout seul des n\u0153uds au cerveau ?\" \u00c0 peu pr\u00e8s \u00e7a. Et cette id\u00e9e d\u2019une journ\u00e9e sans cette occupation. Mon Dieu, que de choses je pourrais alors faire ! Ranger le grenier, vendre tous les livres policiers de mon p\u00e8re qui pourrissent dans des cartons l\u00e0-haut. Mettre de l\u2019ordre dans mes papiers administratifs. Prendre rendez-vous pour une assurance d\u00e9c\u00e8s et, en passant, me renseigner sur le prix d\u2019une concession, sur le tarif des inhumations. Ou alors me mettre \u00e0 la menuiserie, \u00e0 la poterie, \u00e0 relire tout ce que j\u2019ai d\u00e9j\u00e0 lu sans jamais rien y comprendre. Rassembler tout ce qui ne me sert \u00e0 rien et le porter chez Emma\u00fcs. Ou le vendre sur internet, mais vendre sur internet me para\u00eet bien plus harassant que de tout porter chez Emma\u00fcs. ",
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"title": "18 mai 2025",
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"content_text": " En d\u00e9cidant d'abolir toute hi\u00e9rarchie d'importance entre les diff\u00e9rents \u00e9l\u00e9ments narratifs \u2014 ceux qui peuvent composer un paragraphe, voire un bloc entier, voire m\u00eame une page tout enti\u00e8re \u2014, je me retrouvai projet\u00e9 vingt ans en arri\u00e8re. Une fois l'\u00e9tonnement pass\u00e9, ce bref vertige d'une \u00e0 deux secondes, encore un peu tremblant mais me ressaisissant peu \u00e0 peu, je compris que ce que je pratiquais avec l'\u00e9criture n'\u00e9tait pas si diff\u00e9rent de ce que je faisais avec la peinture. Et soudain, je me retrouvai debout devant un chevalet, anim\u00e9 d'une \u00e9nergie cr\u00e9ative inattendue. Par-dessus mon \u00e9paule, je vis appara\u00eetre un r\u00e9sultat d'une platitude exemplaire. Mais ce jugement, je le reconnais, appartenait \u00e0 un moi d'il y a vingt ans. Le moi d'aujourd'hui temp\u00e9ra aussit\u00f4t cette critique intempestive, s'enfon\u00e7ant dans l'id\u00e9e de platitude comme on glisse son pied dans une vieille godasse \u2014 us\u00e9e, d\u00e9form\u00e9e, mais confortable. En traversant cette id\u00e9e, en l'\u00e9puisant presque, je parvins \u00e0 la reformuler. Ce que je percevais comme platitude \u00e9tait en r\u00e9alit\u00e9 une _forme de r\u00e9sistance_, quelque chose d'in\u00e9dit qui refusait de se plier aux attendus esth\u00e9tiques. Une r\u00e9sistance qui, aujourd'hui encore, m'interpelle. Je pensai \u00e0 tout cela en sortant de la maison et, d\u2019un coup d\u2019\u0153il, jetai un regard vers l\u2019\u00e9picerie turque. J\u2019h\u00e9sitai. Devais-je aller v\u00e9rifier les documents administratifs placard\u00e9s sur la vitrine ? Il me sembla que de nouveaux feuillets avaient \u00e9t\u00e9 ajout\u00e9s depuis ma derni\u00e8re visite. Mais je renon\u00e7ai, car il \u00e9tait 13:45 et je n\u2019avais plus vraiment le temps. Je montai la rue jusqu\u2019au parking Schneider, pris la Dacia et filai vers le foyer Henri Barbusse, \u00e0 Roussillon. Une fois parvenu l\u00e0-bas, j\u2019ouvrirais la porte du local, ainsi que les rideaux, sans doute aussi les fen\u00eatres pour a\u00e9rer un peu. Je me demandai si les \u00e9l\u00e8ves viendraient malgr\u00e9 cette magnifique journ\u00e9e ensoleill\u00e9e. Probablement pas. Il me faudrait attendre. Juste esp\u00e9rer que quelqu\u2019un pr\u00e9f\u00e9rerait barbouiller ici plut\u00f4t que de profiter du soleil ailleurs. En m'asseyant dans la Dacia, je pestai int\u00e9rieurement. S. n'avait pas vid\u00e9 le v\u00e9hicule. Le bric-\u00e0-brac de son vide-grenier envahissait l'espace depuis l'arri\u00e8re du si\u00e8ge conducteur jusqu'au haillon. Impossible de reculer le si\u00e8ge. Je dus me recroqueviller bizarrement, comme une momie p\u00e9ruvienne, puis tendis la main pour attraper la ceinture de s\u00e9curit\u00e9 et me ligoter encore un peu plus. D'une main libre, j'essayai de d\u00e9visser la roue l\u00e9g\u00e8rement dentel\u00e9e \u00e0 droite du si\u00e8ge conducteur pour incliner le dossier. Rien \u00e0 faire. Je laissai tomber. La jauge \u00e9tait dans l\u2019orange. Je m\u2019en souvins : S. et moi en avions parl\u00e9, mais j\u2019avais encore assez de carburant pour faire l\u2019aller-retour sans probl\u00e8me. Il suffisait de traverser la ville pour atteindre le foyer Henri Barbusse, l\u00e0-bas, \u00e0 Roussillon. J\u2019avais largement de quoi remplir ma mission d\u2019enseignement bi-mensuelle. En embrayant en seconde pour sortir du parking Schneider, j'aper\u00e7us la Twingo gar\u00e9e sous un grand tilleul. Je pestai, car j'avais encore oubli\u00e9 de prendre le jerrycan de six litres pour m\u2019arr\u00eater au retour \u00e0 la station-service et remettre de quoi la faire repartir, le r\u00e9servoir \u00e9tant \u00e0 sec depuis plus d'un mois. En repassant devant l'\u00e9picerie turque, je ralentis et constatai qu'une p\u00e9tition contre la d\u00e9molition du b\u00e2timent avait \u00e9t\u00e9 ajout\u00e9e, scotch\u00e9e maladroitement. L'image d'un caf\u00e9 bruyant alterna avec la b\u00e9ance d'un parking pendant quelques instants, puis j'embrayai et le v\u00e9hicule me conduisit jusqu'\u00e0 l'intersection avec la rue centrale. Il me fallut patienter un peu car la cohorte des v\u00e9hicules \u00e9tait dense. Je me surpris \u00e0 esp\u00e9rer que quelqu'un ait la bonne id\u00e9e de ralentir pour me laisser passer. Parfois \u00e7a arrive. Quand \u00e7a n'arrive pas assez vite, on s'\u00e9nerve en vain. On le sait mais \u00e7a n'emp\u00eache pas de rejouer \u00e0 chaque fois la sc\u00e8ne au m\u00eame endroit. Enfin, un type au volant d'un petit camion s'arr\u00eata pour me laisser passer. Je le remerciai d'un geste et, durant quelques instants, je repris un peu espoir en l'humanit\u00e9. Puis, aussit\u00f4t, j'eus honte d'avoir perdu tout espoir en l'humanit\u00e9 si longtemps. Je n'y pensai plus. Je regardai d\u00e9filer les vitrines avec leurs panneaux \"\u00e0 louer\", \"\u00e0 vendre\", \"cessation d'activit\u00e9\", et mes pens\u00e9es d\u00e9riv\u00e8rent vers l'id\u00e9e de la fin. Que sait-on de la fin ? Comment sait-on v\u00e9ritablement, physiquement, r\u00e9ellement que c'est la fin ? Ces pens\u00e9es m'accompagn\u00e8rent jusqu'au local o\u00f9, par miracle, je trouvai une place presque devant la porte. J'eus un instant de panique : avais-je bien pris la cl\u00e9 ? Puis je me souvins qu'elle \u00e9tait accroch\u00e9e \u00e0 mon trousseau, parce que j'avais d\u00e9j\u00e0 eu ce moment de panique plusieurs fois et que j'avais enfin trouv\u00e9 la solution. Je notai que ce n'est pas parce qu'on trouve une solution temporaire \u00e0 l'anxi\u00e9t\u00e9 qu'elle dispara\u00eet. Au final, cinq \u00e9l\u00e8ves arriv\u00e8rent et j'avais juste eu le temps d'\u00e9chafauder le plan de l'exercice du jour : une recherche portant \u00e0 la fois sur l'accumulation et sur des gammes constitu\u00e9es de verts diff\u00e9rents. En fait, c'\u00e9tait un m\u00e9lange de deux exercices que j'avais reformul\u00e9s \u00e0 la h\u00e2te en un seul, pour lui conf\u00e9rer un aspect de nouveaut\u00e9. Le temps s'\u00e9coula assez rapidement jusqu'\u00e0 17 h. Les deux personnes qui devaient faire un essai ne sont pas venues, ce qui me sembla logique avec le beau temps qui s'\u00e9tendait sur la ville, malgr\u00e9 la fum\u00e9e persistante des usines alentours, la morosit\u00e9 de l'actualit\u00e9, le prix du beurre. En refermant la porte du local en partant, je me suis souvenu du prix du beurre, 4,50 \u20ac, et cette t\u00eate que nous avions faite, S. et moi, \u00e0 l'heure du d\u00e9jeuner, en le go\u00fbtant avec nos pommes de terre cuites \u00e0 l'eau. \"\u00c7a n'a pas le go\u00fbt de beurre, tu es d'accord ?\" J'\u00e9tais d'accord. Je repensai encore une fois \u00e0 l'id\u00e9e de la fin, et aussi \u00e0 ce petit livre de Jank\u00e9l\u00e9vitch _Quelque part dans l'inachev\u00e9_, puis je repris la pose de momie p\u00e9ruvienne et pris le chemin du retour. Je passai devant la station-service et eus un instant d'h\u00e9sitation pour remettre du carburant dans le v\u00e9hicule, puis je me suis demand\u00e9 si j'\u00e9tais r\u00e9ellement repass\u00e9 cr\u00e9diteur sur mon compte. Alors, j'ai continu\u00e9 jusqu'au parking o\u00f9, par chance, j'ai trouv\u00e9 exactement la m\u00eame place. Un petit miracle encore. Une fois rentr\u00e9, je m'int\u00e9ressai au syst\u00e8me d'irrigation que nous avions d\u00e9cid\u00e9 d'installer. De petites pi\u00e8ces en plastique munies d'un robinet sur lesquelles on place une bouteille perc\u00e9e d'un minuscule trou pour que le goutte-\u00e0-goutte fonctionne. Nous avons fait l'inventaire des bouteilles vides dans toute la maison, nous n'en avions que cinq seulement. \"Il faudra acheter un pack la prochaine fois\", m'a dit S. Puis j'ai pens\u00e9 \u00e0 ces emballages plastiques, \u00e0 la qualit\u00e9 de l'eau dans ces contenants, au fait que ce syst\u00e8me permettrait, selon la notice, de s'absenter dix jours sans avoir besoin de remplir les bouteilles chaque jour. J'avais de gros doutes sur le sujet. Il fallait d'abord trouver le bon r\u00e9glage du goutte-\u00e0-goutte, ce qui n'\u00e9tait pas tr\u00e8s limpide. Les pi\u00e8ces de plastique \u00e9taient de qualit\u00e9 m\u00e9diocre, les pas de vis avaient du jeu, ce qui rendait la finesse du r\u00e9glage improbable. ",
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"title": "16 mai 2025",
"date_published": "2025-05-16T00:00:58Z",
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"content_text": " Admettons que j'aie su, vers la trentaine, qu'il exist\u00e2t une mani\u00e8re de lire et une mani\u00e8re de lire, et que cette \u00e9vidence m'\u00e9tait apparue comme une r\u00e9v\u00e9lation ; je me demande ce que cela aurait pu donner vers la quarantaine, tout en constatant que j'avais pris du bide ces derniers jours. Or, j'allais sur mes soixante-six ans lorsque cette r\u00e9flexion me traversa, et la question revint comme un refrain, au milieu duquel je me demandais aussi si un jour j'allais vraiment grandir. Je regardais dans le miroir grossissant, celui que j\u2019utilisais pour traquer les poils blancs sur le bout de mon nez, en me demandant vaguement si \u00e7a me faisait para\u00eetre plus vieux ou juste un peu n\u00e9glig\u00e9. Je cherchais un signe quelconque de maturit\u00e9 sur ce visage qui continuait de se plisser, mais rien. Je me dis que je ne d\u00e9passerais sans doute jamais six ans d'\u00e2ge mental. J'\u00e9coutai un instant ; des voix s'\u00e9levaient de la rue. Je reposai la pince \u00e0 \u00e9piler sur le bord du lavabo et fis couler un filet d\u2019eau, posant la paume sur la pierre humide et tra\u00e7ant des cercles lents, comme si je pouvais ainsi lisser l\u2019obsession, l'adoucir et l'\u00e9vacuer elle aussi par la bonde. Je m\u2019approchai de la fen\u00eatre \u00e0 demi voil\u00e9e par le store et, avec deux doigts, \u00e9cartai les lamelles pour jeter un coup d\u2019\u0153il dehors. Sur le trottoir d'en face, un petit attroupement s'\u00e9tait form\u00e9, probablement depuis quelques minutes, mais je ne l'avais pas remarqu\u00e9 plus t\u00f4t parce que la fen\u00eatre \u00e9tait rest\u00e9e ferm\u00e9e. C'est en voulant a\u00e9rer la pi\u00e8ce que j'avais tourn\u00e9 la poign\u00e9e, sans vraiment penser que \u00e7a laisserait entrer les bruits aussi. Avec le temps, je ne fais m\u00eame plus attention \u00e0 cette poign\u00e9e, selon qu'elle soit horizontale ou verticale, qui modifie pourtant l'ouverture de la fen\u00eatre. Au d\u00e9but, quand ils avaient chang\u00e9 toutes les vieilles fen\u00eatres donnant sur la rue pour ce syst\u00e8me oscillo-battant, j'\u00e9tais all\u00e9 chercher sur Google ce que \u00e7a voulait dire. Je m'\u00e9tais un peu \u00e9tonn\u00e9 qu'un mot aussi m\u00e9canique d\u00e9signe quelque chose d'aussi pratique, et finalement, je n'y avais plus vraiment pens\u00e9. On avait discut\u00e9 des modalit\u00e9s de paiement avec le patron de la bo\u00eete, un type affable qui m'avait propos\u00e9 de r\u00e9gler en quatre fois sans frais. J'avais sign\u00e9 le devis en me disant que \u00e7a ferait l'affaire. Une voiture de police devait \u00eatre gar\u00e9e plus loin, hors de mon champ de vision. Je n\u2019avais pas vraiment envie d\u2019ouvrir la fen\u00eatre en grand, de passer la t\u00eate dehors pour v\u00e9rifier. Les reflets bleus sur les vitres d\u2019en face suffisaient. Je restai l\u00e0, juste \u00e0 regarder ces \u00e9clats lumineux glisser sur la fa\u00e7ade, et je laissai l\u2019air frais entrer, comme si \u00e7a avait du sens, m\u00eame si je ne voyais pas bien lequel. Quelqu'un, sans doute un ou plusieurs agents de la voirie ou des services techniques, avait plac\u00e9 des barri\u00e8res devant l'\u00e9picerie turque. Les rideaux de fer \u00e9taient ferm\u00e9s. Je remarquai aussi ce genre de ruban bleu blanc rouge qui donne un air officiel aux interdictions. Quelqu'un l'avait enroul\u00e9 autour des barreaux des barri\u00e8res, comme une guirlande improvis\u00e9e, et \u00e7a produisit un dr\u00f4le d\u2019effet, cette esp\u00e8ce de m\u00e9lange entre l\u2019administratif et le festif. Je restai un instant \u00e0 regarder, surpris par cette col\u00e8re qui montait sans pr\u00e9venir, comme si ce ruban avait soudain brouill\u00e9 les fronti\u00e8res entre l'utile et l'absurde. J'essayai de capter des bribes de la conversation qui montait de la rue, et je me dis qu\u2019il devait y avoir surtout des Turcs dans cette petite manifestation. J\u2019ai tout de suite pens\u00e9 \u00e0 un braquage, mais les rideaux de fer baiss\u00e9s ne collaient pas. En me penchant encore un peu, sans vraiment oser passer le buste \u00e0 la fen\u00eatre, je finis par apercevoir un homme en costume qui affichait un document sur l'une des barri\u00e8res. Pour une rue tranquille o\u00f9 il ne se passait jamais grand-chose, \u00e7a devenait int\u00e9ressant. Sauf parfois un braquage, mais suffisamment espac\u00e9 pour qu'on n'en fasse pas toute une histoire. Ensuite, j'ai senti monter un nouvel agacement en surprenant mon reflet dans la glace de la salle de bain. J'avais tout du vieux con voyeur avec un bide pro\u00e9minent. \u00c7a m'a fait penser que _\"convoyeur\"_ devait probablement venir de l\u00e0 \u2014 \"braquage, banque, gyrophare, costard, connard, couard\". J'ai hauss\u00e9 les \u00e9paules. S. \u00e9tait r\u00e9veill\u00e9e, on s'est crois\u00e9s dans le couloir, je lui ai dit qu'il y avait quelque chose de sp\u00e9cial en face de chez nous. Mais elle \u00e9tait au radar, filait vers les toilettes, \u00e7a ne l'int\u00e9ressait pas. Plus tard, nous appr\u00eemes en lisant le document affich\u00e9 que nos voisins \u00e9piciers avaient trois mois pour effectuer des travaux de remise en \u00e9tat de leur b\u00e2timent. \u00c0 d\u00e9faut, la t\u00e2che de d\u00e9molition incomberait \u00e0 la municipalit\u00e9, avec les frais inh\u00e9rents \u00e0 l'ex\u00e9cution du jugement administratif. S. et moi nous sommes retrouv\u00e9s dans la cuisine, un peu sonn\u00e9s, comme si cette menace de d\u00e9molition nous concernait directement. On s\u2019est demand\u00e9 ce qu\u2019on aurait en face de chez nous, si \u00e7a arrivait. Un terrain vague, peut-\u00eatre. Une autre boutique. Notre pire cauchemar est devenu palpable soudain quand S. a dit : *\"Manquerait plus qu'on ait un caf\u00e9.\"* J\u2019ai imagin\u00e9 la devanture de l'\u00e9picerie arrach\u00e9e, les briques \u00e9ventr\u00e9es, le store en lambeaux. Puis un caf\u00e9 avec des types en scooter, de la musique jusqu'\u00e0 pas d'heure. \u00c7a ne nous r\u00e9jouissait pas vraiment, mais je crois qu\u2019on \u00e9tait surtout agac\u00e9s de ne rien pouvoir y faire. Les baraques dans notre rue mena\u00e7aient de s'\u00e9crouler, alors, petit \u00e0 petit, on a aussi pens\u00e9 que \u00e7a pouvait tout aussi bien nous arriver. ",
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"id": "https:\/\/ledibbouk.net\/15-mai-2025.html",
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"title": "15 mai 2025",
"date_published": "2025-05-15T04:44:46Z",
"date_modified": "2025-06-23T18:37:39Z",
"author": {"name": "Patrick Blanchon"},
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"content_text": " S. ronflait. C\u2019\u00e9tait une impression bizarre que d\u2019essayer de me concentrer sur la lecture de Knausgaard tout en voulant faire abstraction de ce bruit sourd, rythm\u00e9, comme une machine qui s'emballe puis ralentit. La tension s\u2019installait dans ma nuque, une raideur sourde qui, en un \u00e9clair, me fit comprendre pourquoi cette vie me pesait tant. Mais c\u2019\u00e9tait rapide, trop rapide, un de ces \u00e9clats d\u2019intuition qui surgissent puis s'\u00e9vaporent sans pr\u00e9venir, comme quand on tente de rattraper le fil d\u2019un r\u00eave juste apr\u00e8s le r\u00e9veil. Peut-\u00eatre que l'agacement n'\u00e9tait pas vraiment d\u00fb au ronflement mais \u00e0 ce passage du livre, une phrase pr\u00e9cise qui aurait r\u00e9sonn\u00e9 trop fort, trop vrai. \u00c0 moins que ce ne soit cette chaleur d\u00e9rangeante elle aussi , les jambes dehors, la couette coinc\u00e9e sous moi. Il faisait trop chaud dans la chambre, je le r\u00e9alisai d\u2019un coup. Nous n\u2019avions pas encore chang\u00e9 la couette, c'\u00e9tait encore celle d\u2019hiver. Le corps \u2014 mon corps \u2014 s\u2019\u00e9tait assis sur le bord du lit, comme une entit\u00e9 \u00e0 part enti\u00e8re, \u00e9chapp\u00e9e du sommeil. J\u2019ai regard\u00e9 l\u2019heure. Les chiffres rouges du r\u00e9veil indiquaient 23:48. Je ressentis un d\u00e9sir vif de lire encore, au moins une petite heure, pour essayer de reconstituer puis de savourer ce moment si intime qu'est la lecture d'un bon livre, avant que le lendemain n\u2019efface tout. Je craignais de m\u2019endormir. Le lendemain serait jeudi, et ces jours qui passent de plus en plus vite me font peur. \u00c0 vrai dire, \u00e0 part lire et \u00e9crire, tout me fait peur et m\u2019agace. Comme si mon corps r\u00e9agissait quand moi je suis incapable de le faire. Et puis, sans savoir vraiment pourquoi, j\u2019avais d\u00fb me lever, marcher \u00e0 t\u00e2tons vers la chambre d\u2019amis, emportant l'IPad et le fichier Epub de l'Etoile du matin, comme un talisman contre le sommeil. Quand je me suis r\u00e9veill\u00e9 \u00e0 4h, le noir \u00e9tait complet. J'ai tourn\u00e9 la t\u00eate pour chercher l'heure, mais aucune lueur rouge cette fois. Juste le silence, sans le ronflement, mais sans l\u2019assurance non plus d\u2019\u00eatre exactement l\u00e0 o\u00f9 je pensais \u00eatre. Ce matin, la fatigue avait une texture particuli\u00e8re. Les muscles semblaient plus lourds, les articulations moins souples. Je m\u2019\u00e9tais lev\u00e9 avec cette impression de peser plus que d\u2019habitude, comme si le corps, m\u00eame apr\u00e8s une nuit de sommeil, refusait de se d\u00e9lier. J\u2019ai cherch\u00e9 mes lunettes qui avaient gliss\u00e9 de mon nez dans l'obscurit\u00e9. L'Ipad \u00e9tait l\u00e0 et j'ai senti la fra\u00eecheur de la dalle du plat de la main. Machinalement, j'ai tapot\u00e9 dessus et l'invitation \u00e0 entrer le mot de passe est apparue. Mais je n'avais plus envie de lire. Ou bien cette histoire de mot de passe m'aga\u00e7a. Cet agacement se rattacha \u00e0 celui de la veille. Le bruit des ronflements, la tension dans la nuque. Peut-\u00eatre m\u00eame le livre de Knausgaard qui n\u2019apaisait rien. Cette jalousie en lisant certains auteurs, me disant que j'aurais tr\u00e8s bien pu m'y coller avec des si jusqu'\u00e0 l'infini... Je pensais que la lecture calmerait quelque chose, mais c\u2019\u00e9tait l\u2019inverse : tout semblait s\u2019imbriquer pour cr\u00e9er ce n\u0153ud int\u00e9rieur. Et cette fatigue, cette lourdeur dans les bras, me rappelait les jours o\u00f9 je me levais \u00e0 cinq heures pour attraper le bus. Ces boulots que je trouvais par l\u2019int\u00e9rim, manutentionnaire, pr\u00e9parateur de commandes. Des journ\u00e9es \u00e0 soulever des caisses de conserves, \u00e0 empiler des cartons jusqu\u2019au plafond. J\u2019avais choisi ces boulots parce que je ne voulais pas \u00eatre fatigu\u00e9 intellectuellement. Ce n'\u00e9tait pas par hasard m\u00eame si \u00e0 cette \u00e9poque je n'utilisais pas le terme choisir. J\u2019\u00e9crivais le soir, et je ne voulais pas \u00e9puiser ma cervelle dans un travail plus exigeant. La journ\u00e9e, c\u2019\u00e9tait les bras, les jambes, les reins qui travaillaient, la t\u00eate restait en arri\u00e8re, comme en hibernation. La vraie vie commen\u00e7ait le soir, quand la fatigue du corps n\u2019emp\u00eachait pas encore les mots de venir. Mais souvent, la lassitude s\u2019incrustait. Souvent dans le m\u00e9tro, dans le RER, et aussi dans tous ces trains de banlieue que j'ai emprunt\u00e9s. Je m\u2019imaginais \u00e9crire une phrase, puis je m\u2019endormais en r\u00eavant que cette phrase se diluait dans le sommeil. Le lendemain, il ne restait que des bribes, une sensation de quelque chose d\u2019inachev\u00e9. Cette raideur est sans doute l\u2019h\u00e9ritage de cette \u00e9poque ancienne. L'empreinte qu'aura laiss\u00e9e l'apparente absence de choix, de projet de vie. La trace de cette r\u00e9sistance farouche \u00e0 m'engager dans n'importe quel projet de vie. Comme si le corps, m\u00eame lib\u00e9r\u00e9 des t\u00e2ches physiques, conservait en lui une trace de cette lutte contre la fatigue. Une r\u00e9sistance qui, avec le temps, s'\u00e9rode. Je me suis soudain mis \u00e0 penser aux falaises d'\u00c9tretat, en Normandie, dont j'ai appris r\u00e9cemment que le calcaire qui les constitue est en r\u00e9alit\u00e9 un agglom\u00e9rat de milliards de minuscules organismes. J'ai pens\u00e9 \u00e0 toute cette vie qui s\u2019est d\u00e9pos\u00e9e l\u00e0 inexorablement, prodiguant ainsi comme une id\u00e9e de patience \u00e0 la falaise m\u00eame. Patience qui, de nos jours, pouss\u00e9e sans doute \u00e0 bout par l'\u00e9rosion des pluies acides, s'\u00e9croule par pans entiers. Et encore maintenant, \u00e0 ce moment m\u00eame, en faisant un travail tellement diff\u00e9rent, enseigner, il arrive que l\u2019\u00e9puisement surgisse d\u2019un coup, sans pr\u00e9venir, comme une r\u00e9miniscence de ces ann\u00e9es o\u00f9 je portais plus que je n\u2019\u00e9crivais. ",
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"tags": ["Auteurs litt\u00e9raires", "Autofiction et Introspection", "Narration et Exp\u00e9rimentation", "r\u00eaves", "traces"]
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"id": "https:\/\/ledibbouk.net\/14-mai-2025.html",
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"title": "14 mai 2025",
"date_published": "2025-05-14T02:42:21Z",
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"author": {"name": "Patrick Blanchon"},
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"content_text": " Le bon vieux temps. La conversation revient toujours vers lui. In\u00e9vitablement. Peut-\u00eatre d\u00e8s la deuxi\u00e8me ou troisi\u00e8me tourn\u00e9e, quand les mots se d\u00e9nouent et que les verres se remplissent sans trop compter. C\u2019est comme un r\u00e9flexe. La lumi\u00e8re tombe, la ti\u00e9deur de l\u2019air enveloppe, et voil\u00e0 qu\u2019on y est, \u00e0 parler d\u2019avant, comme si c\u2019\u00e9tait l\u00e0 le seul refuge possible. J\u2019ai toujours vu \u00e7a. Peu importe l\u2019endroit ou les circonstances : une soir\u00e9e entre amis, un barbecue au fond du jardin, la fum\u00e9e des grillades et le vin un peu trop frais. \u00c0 un moment, la conversation d\u00e9croche du pr\u00e9sent. _Dans le temps._ _Avant._ Pour les plus pudiques. C\u2019est un truc de vieux. Que ce soit dans ma famille, chez d\u2019autres, dans des bouis-bouis ou des restos chics, au bord d\u2019une piscine ou sur la pelouse d\u2019un parc, une fois la cinquantaine franchie. Quand la retraite approche. Et \u00e7a ne s\u2019arrange pas ensuite. Plus le temps passe, plus on s\u2019enfonce dans cette manie de ressasser le pass\u00e9. Je me demande si ce n\u2019est pas li\u00e9 \u00e0 cette peur qui grandit avec l\u2019\u00e2ge. La peur de devenir \u00e9tranger \u00e0 soi-m\u00eame, de ne plus reconna\u00eetre ce qui nous entoure. Parce que ce _bon vieux temps_, c\u2019est surtout le souvenir d\u2019un moment o\u00f9 on avait encore l\u2019impression de ma\u00eetriser quelque chose. O\u00f9 le monde allait moins vite, o\u00f9 les choses \u00e9taient peut-\u00eatre plus compliqu\u00e9es, mais plus lisibles. Le _bon vieux temps_, c\u2019est une mani\u00e8re de r\u00e9sister au sentiment d\u2019inutilit\u00e9 qui s\u2019insinue \u00e0 mesure que les ann\u00e9es passent. On s\u2019y accroche parce que le pr\u00e9sent fatigue. Parce qu\u2019on sent que la vie ne nous appartient plus tout \u00e0 fait, qu\u2019elle glisse entre les doigts comme du sable sec. \u00c7a commence toujours de mani\u00e8re anodine. Une phrase l\u00e2ch\u00e9e comme un ballon trop gonfl\u00e9 qui s\u2019\u00e9chappe des mains. _\"Avant, c\u2019\u00e9tait quand m\u00eame autre chose.\"_ Et tout de suite apr\u00e8s, un silence presque complice, comme si on savait que \u00e7a allait venir, que ce _bon vieux temps_ allait s\u2019inviter dans la conversation. On n\u2019en parle pas tout de suite. D\u2019abord, il y a des anecdotes plus r\u00e9centes, des histoires de boulot, des tracas quotidiens. Et puis peu \u00e0 peu, \u00e7a d\u00e9rive. On se met \u00e0 parler des lieux d\u2019avant, des objets qui n\u2019existent plus, des habitudes perdues. Les caf\u00e9s o\u00f9 on allait gamins, les cin\u00e9mas de quartier avec leurs fauteuils r\u00e2p\u00e9s, les petits magasins o\u00f9 on achetait du tabac \u00e0 l\u2019unit\u00e9. Les maisons familiales d\u00e9molies pour laisser place aux immeubles, les petites gares condamn\u00e9es, les terrains vagues devenus parkings. Et cette phrase qui revient, comme une litanie : _\"On vivait mieux, quand m\u00eame.\"_ Peut-\u00eatre que ce _bon vieux temps_, c\u2019est justement \u00e7a : quelque chose qu\u2019on n\u2019a pas su pr\u00e9server, quelque chose qu\u2019on a laiss\u00e9 filer sans m\u00eame s\u2019en rendre compte. Un peu comme ce caf\u00e9 de quartier, le dernier \u00e0 servir des \"petits noirs\" au comptoir, qui a ferm\u00e9 sans pr\u00e9venir. Un matin, on est pass\u00e9 devant, et il n\u2019y avait plus rien. Juste un rideau m\u00e9tallique baiss\u00e9 et une affiche d\u2019agence immobili\u00e8re. On n\u2019a rien vu venir. On s\u2019est dit que c\u2019\u00e9tait dommage, que c\u2019\u00e9tait injuste, mais on n\u2019a rien fait. Et ce matin-l\u00e0, en passant devant le caf\u00e9 ferm\u00e9, ce n\u2019\u00e9tait pas seulement de la nostalgie. C\u2019\u00e9tait une col\u00e8re sourde, comme si on s\u2019en voulait de ne pas avoir \u00e9t\u00e9 l\u00e0 au bon moment, comme si on avait laiss\u00e9 faire. Et c\u2019est peut-\u00eatre \u00e7a le ressentiment qui s\u2019accumule : ce m\u00e9lange de honte et d\u2019amertume, de culpabilit\u00e9 presque. On se dit qu\u2019on aurait pu agir, mais qu\u2019on ne l\u2019a pas fait. Peut-\u00eatre que cette enceinte de ressentiment est aussi une mani\u00e8re de tenir la nuit \u00e0 distance, de faire corps contre ce qui nous d\u00e9passe. On monte ce mur ensemble, comme on dresserait une palissade, un rempart contre l\u2019angoisse, un bouclier collectif. Mais en m\u00eame temps, c\u2019est plus que \u00e7a. Parce que _enceinte_, c\u2019est aussi un espace clos o\u00f9 quelque chose grandit en silence, sans qu\u2019on puisse vraiment l\u2019ignorer. On b\u00e2tit ce mur ensemble, et \u00e0 l\u2019int\u00e9rieur, le ressentiment se d\u00e9veloppe, se nourrit des conversations, des soupirs, des regrets. Il s\u2019amplifie, comme un bruit sourd qui r\u00e9sonne de plus en plus fort. Une fois scell\u00e9 dans cette enceinte, il prend de l\u2019ampleur, il m\u00fbrit, il se densifie. Et on se surprend \u00e0 se demander : qu\u2019est-ce qui finira par na\u00eetre de cette enceinte de ressentiment ? Une r\u00e9volte ? Une r\u00e9signation partag\u00e9e ? Quelque chose d\u2019indicible qui, une fois lib\u00e9r\u00e9, nous emportera peut-\u00eatre au-del\u00e0 de ce que l\u2019on est pr\u00eat \u00e0 accepter. Peut-\u00eatre qu\u2019on reste l\u00e0, \u00e0 \u00e9changer nos amertumes, parce qu\u2019on a peur de ce qui se pr\u00e9pare \u00e0 l\u2019int\u00e9rieur de cette enceinte. Parce qu\u2019on sait que si on l\u2019ouvre, si on la laisse \u00e9clater, ce sera comme rompre les eaux, laisser sortir quelque chose de trop grand, de trop lourd pour qu\u2019on puisse l\u2019assumer seul. Alors on reste l\u00e0, rassembl\u00e9s, veillant ce foyer fragile, persuad\u00e9s que tant que le ressentiment reste bien enferm\u00e9, bien tenu entre les murs, on a encore un semblant de contr\u00f4le. Comme si en laissant m\u00fbrir l\u2019amer, on retardait l\u2019accouchement d\u2019une v\u00e9rit\u00e9 trop brutale pour \u00eatre prononc\u00e9e. ",
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"tags": ["Autofiction et Introspection", "Temporalit\u00e9 et Ruptures", "affects"]
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"id": "https:\/\/ledibbouk.net\/13-mai-2025.html",
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"title": "13 mai 2025",
"date_published": "2025-05-13T08:54:07Z",
"date_modified": "2025-05-13T08:54:07Z",
"author": {"name": "Patrick Blanchon"},
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"content_text": " L'agacement qui surgit aussit\u00f4t que je lis cet auteur ( peu importe son nom) est chaque jour une \u00e9preuve oblig\u00e9e, un passage forc\u00e9 vers quelque chose d'encore plus irritant : me retrouver face \u00e0 mon propre agacement, \u00e0 me relire. Comme si ce frottement intellectuel quotidien ne servait qu'\u00e0 raviver l'inconfort de l'autocritique. C'est cet agacement qu'il faut traverser quotidiennement. Une douleur \u00e9pidermique qui prend racine dans la peau, qui s'accroche, qui refuse de se dissoudre. Mais une fois que c'est fait, enfin, on peut acc\u00e9der au texte. Certains jours, cela demande plus de patience que d'autres. Une question de nerfs, de temporisation, comme attendre que la colle ou la mayonnaise prenne. Surtout quand on refuse les robots, mixeurs, touilleurs, agr\u00e9gateurs de tout acabit. Alors, s'il fallait fournir malgr\u00e9 tout une opinion sur cette lecture en parall\u00e8le des miennes, l'expression \u00ab chaud et froid \u00bb irait assez bien. Il y a dans ces lignes quelque chose d'intempestif, de contradictoire, comme un courant d'air qui h\u00e9site entre la br\u00fblure et la caresse. \u00c0 la fin, c'est m\u00eame amusant de constater \u00e0 quel point ces textes tournent autour de la m\u00eame chose : une sorte de d\u00e9b\u00e2cle contempl\u00e9e lentement, jour apr\u00e8s jour. Et en m\u00eame temps, faire quelque chose, probablement de tout \u00e0 fait inutile, de cette contemplation. Faire \u0153uvre, peut-\u00eatre, sans le vouloir, dans ce flottement incertain o\u00f9 le monde continue \u00e0 d\u00e9rouler sa logique implacable, indiff\u00e9rent aux ruminations int\u00e9rieures. Voir le monde autour continuer comme il le fait toujours ajoute une dimension surr\u00e9aliste \u00e0 l'ensemble. Il peut y avoir les pires catastrophes, la boulangerie du coin est toujours ouverte, sauf le lundi. Je me fais toujours reprendre parce que je n'attends pas que la bouche bleue de la machine \u00e0 pi\u00e8ces et \u00e0 billets passe au vert. \u00ab Attendez que \u00e7a passe au vert. \u00bb Ce qui, vraiment, ne d\u00e9clenche aucun r\u00e9flexe d'automobiliste en moi. Je regimbe quotidiennement \u00e0 accepter de tels changements, plus par r\u00e9flexe qu'autre chose. Le monde s'ajuste et moi, je reste en d\u00e9saccord, comme un personnage secondaire d'un roman mal \u00e9crit qui ne trouve jamais la bonne r\u00e9plique. Ce que l'on note dans un carnet au moment o\u00f9 l'on d\u00e9cide d'ouvrir le carnet pour noter est toujours un peu d\u00e9cevant. Parall\u00e8lement \u00e0 cela, je peux aussi me dire que j'aurais voulu noter autre chose, que bien des \u00e9v\u00e9nements ont d\u00e9j\u00e0 sombr\u00e9 dans l'oubli. Si, par exemple, ce carnet servait \u00e0 retenir quelque chose qu'on ne d\u00e9sire pas laisser glisser vers l'oubli. Or, je ne suis m\u00eame plus certain qu'un carnet serve \u00e0 cela. Plus qu'un outil de m\u00e9moire, il est un d\u00e9fouloir, une gymnastique musculaire, \u00e9crire pour avoir l'impression vague de faire quelque chose de ses dix doigts. L'adjectif ou l'adverbe est ici superflu. Peut-\u00eatre m\u00eame tout le carnet l'est-il. Mais on \u00e9crit tout de m\u00eame, par pur ent\u00eatement, par besoin d'intercepter ce qui passe, sans jamais vraiment savoir ce qu'on cherche \u00e0 capturer. Finalement, le carnet devient ce lieu o\u00f9 l'on consigne des traces sans autre but que celui de d\u00e9poser, de d\u00e9poser encore, sans ambition de coh\u00e9rence ni de clart\u00e9. Il y a l\u00e0 quelque chose de rassurant et de d\u00e9risoire, comme une marche dans le brouillard o\u00f9 chaque pas, m\u00eame s'il ne m\u00e8ne nulle part, fait exister un chemin. C'est peut-\u00eatre cela, au fond : tracer sa route sans trop savoir pourquoi, juste pour voir o\u00f9 elle nous m\u00e8ne, ou bien simplement pour occuper l'espace. ",
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"tags": ["R\u00e9p\u00e9tition quotidienne", "Autofiction et Introspection"]
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"id": "https:\/\/ledibbouk.net\/12-mai-2025.html",
"url": "https:\/\/ledibbouk.net\/12-mai-2025.html",
"title": "12 mai 2025",
"date_published": "2025-05-12T12:22:07Z",
"date_modified": "2025-05-12T12:22:17Z",
"author": {"name": "Patrick Blanchon"},
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"content_text": " Peut-on s\u2019en passer, et \u00e0 quel prix. La famille, l\u2019\u00e9cole, l\u2019entreprise, l\u2019\u00e9glise, l\u2019arm\u00e9e, le cimeti\u00e8re. Du d\u00e9but \u00e0 la fin, ce m\u00eame mouvement. Se sentir entour\u00e9 ou, au contraire, rejet\u00e9 par cette entit\u00e9 qui n\u2019existe que dans nos esprits. Ce groupe qui s\u2019impose, qui attire, qui blesse. Chaque fois que je ressens l\u2019attrait pour l\u2019un de ces groupes, cela finit mal. J\u2019y vais pourtant, comme pouss\u00e9 par une force obscure, pour \u00e9prouver \u00e0 nouveau cet espoir et cette d\u00e9sillusion. C\u2019est peut-\u00eatre ainsi que l\u2019on forge quelque chose, \u00e0 force de recommencements. Il y a cette joie initiale, violente, celle d\u2019\u00eatre accept\u00e9. Cette euphorie qui, comme un vertige, donne le sentiment d\u2019exister au sein de quelque chose de plus vaste. Et puis, le d\u00e9senchantement. La chute. \u00c0 la chorale d\u00e9j\u00e0, je d\u00e9chantais. Ma voix se perdait, fausse et forte, dans l\u2019amas des autres. C\u2019\u00e9tait \u00e0 Osny, pr\u00e8s de Pontoise, quand j\u2019\u00e9tais enferm\u00e9. Chanter faux, chanter fort : un acte presque instinctif, comme une protestation sourde. Ne pas \u00eatre ce qu\u2019on attend de moi. Ne pas me fondre. Refuser d\u2019\u00eatre ce mouton docile, cet \u00eatre standardis\u00e9. La voix du mauvais larron, celle du voyou, c\u2019\u00e9tait la seule voie possible. Ne pas se laisser phagocyter par cette normalit\u00e9 qui d\u00e9vore, qui dissout les singularit\u00e9s. Chanter faux, c\u2019\u00e9tait ma fa\u00e7on de dire non. Ma mani\u00e8re de survivre. Parce que la norme, c\u2019est une peau de chagrin, qui r\u00e9tr\u00e9cit et vous \u00e9touffe. Moi, du chagrin, j\u2019ai fait une joie. Du rire solitaire, un graal. De la folie, une sagesse. De la laideur, un terreau fertile pour la beaut\u00e9. De la banalit\u00e9, un miracle. Ce qui s\u2019\u00e9crit vient de moi, oui. Mais \u00e7a vient aussi de plus loin, de quelque chose qui me d\u00e9passe. Cette confusion-l\u00e0, elle est troublante. On pense \u00eatre soi, parmi d\u2019autres soi. Mais le moi n\u2019est qu\u2019un reflet, une \u00e9bauche. Prendre le temps de s\u2019\u00e9loigner de cette illusion, cela m\u2019a pris cinq ans. Un lustre. Comme si le temps avait poli ma peau, m\u2019avait rendu plus dense, plus silencieux, plus animal. Je me suis mis \u00e0 r\u00eaver d\u2019\u00e9l\u00e9phants, d\u2019hippopotames. Retrouver le fleuve. Se rouler dans la boue pour r\u00e9apprendre \u00e0 nager, entre deux eaux. Le groupe reste une n\u00e9cessit\u00e9 que je ne justifie pas. Ce que j\u2019y ai vu, ce que j\u2019y ai subi, les merveilles entrevues, les horreurs exp\u00e9riment\u00e9es. Cela ne trouve pas d\u2019\u00e9quilibre. La paresse des uns, l\u2019abandon des autres, et ceux qui en tirent profit. Les identit\u00e9s qu\u2019on y gagne ressemblent \u00e0 des \u00e9tiquettes d\u2019\u00e9colier : tout de craie et de crissement sur le noir des tableaux. Toujours prouver, toujours d\u00e9montrer que l\u2019on est ce que l\u2019on pr\u00e9tend \u00eatre. Parfois, il y a des miracles. Mais ils sont rares. Plus rares que les d\u00e9convenues. La joie d\u2019\u00eatre en groupe est un artifice, une victoire fragile contre la nuit totale. On y plonge, l\u2019\u00e2me ouverte, et on en ressort plus triste, plus seul. Il m\u2019est arriv\u00e9 de vouloir cr\u00e9er un moi pour rejoindre le groupe. De me fabriquer un masque \u00e0 ma mesure. Mais avec le temps, on comprend que c\u2019est une perte, une paresse, une peur. On refuse de regarder en soi, on fuit ce d\u00e9go\u00fbt latent. Aller seul, r\u00e9solument, voil\u00e0 la solution. Une fois que tu as accept\u00e9 cette solitude, tu peux traverser tous les groupes sans que rien ne t\u2019atteigne. Tu marches, tu avances, tu fais partie du monde sans t\u2019y noyer. Et, surtout, tu t\u2019en fous. ",
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"tags": ["Autofiction et Introspection"]
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"id": "https:\/\/ledibbouk.net\/11-mai-2025.html",
"url": "https:\/\/ledibbouk.net\/11-mai-2025.html",
"title": "11 mai 2025",
"date_published": "2025-05-11T15:22:51Z",
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"author": {"name": "Patrick Blanchon"},
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"content_text": " La pens\u00e9e m\u2019a cueilli en pleine poitrine, avec la brutalit\u00e9 d\u2019un coup, un choc qui r\u00e9sonne longtemps dans la cage thoracique, comme un roulement de tambour assourdi. Plus on est libre, plus on a de responsabilit\u00e9s. C\u2019est venu d\u2019un coup, en descendant l\u2019escalier pour me rendre \u00e0 la cuisine, alors que la journ\u00e9e n\u2019\u00e9tait m\u00eame pas encore pos\u00e9e, le caf\u00e9 pas encore dans la tasse, la lumi\u00e8re basse dans l\u2019escalier, filtrant par la fen\u00eatre embu\u00e9e. La cervelle en \u00e9bullition, comme ces matins d\u2019hiver o\u00f9 la glace craque sous le pied, avec ce bruit sec qui vous avertit que quelque chose peut c\u00e9der. \u00c0 mesure que je franchissais les marches, la sensation se pr\u00e9cisait, s\u2019insinuait comme une eau lente qui monte, le long des murs, remplissant chaque interstice d\u2019un froid humide. L\u2019id\u00e9e \u00e9tait l\u00e0, vaguement famili\u00e8re, ancr\u00e9e quelque part depuis longtemps, mais c\u2019est aujourd\u2019hui qu\u2019elle s\u2019imposait, d\u00e9finitive. Et \u00e0 mesure qu\u2019elle se d\u00e9ployait, l\u2019\u00e9tau se resserrait autour d\u2019un point profond, log\u00e9 au creux du ventre, cette sensation contrariante d\u2019\u00eatre devant quelque chose d\u2019irr\u00e9vocable. Il y a eu, comme en \u00e9cho, un bruit \u00e9trange, une sorte de cri \u00e9touff\u00e9, un glapissement venu de loin, de l\u2019int\u00e9rieur, du c\u0153ur d\u2019un lieu prot\u00e9g\u00e9, recouvert de gravats et de souvenirs anciens. Un for int\u00e9rieur, si tant est qu\u2019apr\u00e8s la longue d\u00e9vastation, il en reste quelque chose. Peut-\u00eatre un bunker, un abri de fortune, un r\u00e9duit construit de bric et de broc, au fil des ans, comme ces fortins qu\u2019on \u00e9rige dans les montagnes pour se prot\u00e9ger du vent, sans savoir si on y reviendra un jour. La question a suivi, naturellement, comme une lame de fond apr\u00e8s la vague : qui, bordel de merde, est enferm\u00e9 dans ce bunker ? J\u2019ai lev\u00e9 la t\u00eate, et le reflet m\u2019a renvoy\u00e9 quelque chose d\u2019irr\u00e9el, ce visage que j\u2019ai d\u2019abord pris pour le mien, puis que j\u2019ai reconnu comme \u00e9tant celui de mon p\u00e8re. Il me hurlait dessus, mais c\u2019\u00e9tait un cri sans voix, un hurlement muet, comme si la col\u00e8re n\u2019avait plus la force de sortir, \u00e9touff\u00e9e par des d\u00e9cennies d\u2019oubli et de fatigue. Une farce grotesque, si ce n\u2019\u00e9tait d\u00e9j\u00e0 suffisamment monstrueux pour vous glacer sur place. Quelque chose frappait contre la porte du bunker, une secousse sourde, r\u00e9p\u00e9t\u00e9e, comme si une b\u00eate cherchait \u00e0 sortir. J\u2019ai coll\u00e9 mon oreille contre le m\u00e9tal froid, et l\u00e0, distinctement, j\u2019ai per\u00e7u des pleurs d\u2019enfants m\u00eal\u00e9s \u00e0 un grondement rauque, comme une b\u00eate bless\u00e9e. J\u2019ai su imm\u00e9diatement que c\u2019\u00e9tait Elle, la B\u00eate du G\u00e9vaudan, celle-l\u00e0 m\u00eame que j\u2019avais cru avoir \u00e9crabouill\u00e9e dans mes r\u00eaves d\u2019enfant, il y a bien longtemps, dans ces bois sombres o\u00f9 le soir tombe vite et o\u00f9 les contes se d\u00e9litent en bruits sourds. Un glapissement encore, d\u2019enfant ou de caniche, la confusion \u00e9tait volontaire, pour me donner le temps de reprendre mon souffle, mais j\u2019ai fini par ouvrir la porte. Elle a grinc\u00e9, comme ces portes de grange qu\u2019on n\u2019a pas ouvertes depuis des ann\u00e9es. Derri\u00e8re, le vide. Rien. Absolument rien. Une b\u00e9ance muette, un espace si nu que m\u00eame la poussi\u00e8re semblait avoir d\u00e9sert\u00e9. C\u2019est alors que la sensation de libert\u00e9 m\u2019a submerg\u00e9, avec une violence renouvel\u00e9e, comme un marteau qui revient \u00e0 l\u2019envoyeur, me brisant les c\u00f4tes, me coupant le souffle. J\u2019\u00e9tais libre, terriblement libre, et cette libert\u00e9 pesait d\u2019un poids que je n\u2019avais pas anticip\u00e9. La vie nouvelle \u00e9tait l\u00e0, devant moi, \u00e9tendue comme un territoire sauvage. Je savais qu\u2019elle serait plus rude, moins joyeuse que la pr\u00e9c\u00e9dente, que la l\u00e9g\u00e8ret\u00e9 avait fui avec l\u2019enfance, que d\u00e9sormais, il faudrait assumer ce que je suis devenu, ce que je n\u2019ai jamais vraiment voulu \u00eatre. Et ce savoir-l\u00e0, cette prescience, a r\u00e9sonn\u00e9 en moi comme un \u00e9cho long, un souvenir des bois gel\u00e9s et des b\u00eates qui s\u2019y cachent, tapies dans l\u2019ombre. ",
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"id": "https:\/\/ledibbouk.net\/10-mai-2025.html",
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"title": "10 mai 2025",
"date_published": "2025-05-10T07:14:15Z",
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"content_text": " L\u2019effort me d\u00e9go\u00fbte. Non pas tout effort, mais l\u2019exig\u00e9, celui qui vient d\u2019ailleurs, qui p\u00e8se et s\u2019installe, sans qu\u2019on l\u2019ait appel\u00e9, sans qu\u2019on l\u2019ait choisi. Un effort venant de l\u2019ext\u00e9rieur, comme un poids qu\u2019on n\u2019aurait pas m\u00e9rit\u00e9 de porter. Un effort qui parasite le moindre \u00e9lan, d\u00e9j\u00e0 difficile \u00e0 maintenir, de l\u2019int\u00e9rieur. Ce n\u2019est pas que je sois r\u00e9fractaire au mouvement ou \u00e0 l\u2019action. C\u2019est juste que l\u2019effort int\u00e9rieur me co\u00fbte tant qu\u2019il ne me reste rien pour l\u2019ext\u00e9rieur. Comme si le peu de forces que je parviens \u00e0 rassembler se dissipaient \u00e0 l\u2019instant o\u00f9 la contrainte surgit, brisant cette \u00e9conomie pr\u00e9caire qui me permet de tenir debout. Cette sensation d\u2019appauvrissement, ce sentiment de ressources vid\u00e9es, de manque total, comme si le peu de mati\u00e8re qui me constitue s\u2019\u00e9rodait en silence, me d\u00e9go\u00fbte, me r\u00e9volte, et, au-del\u00e0 de la col\u00e8re m\u00eame, me laisse presque indiff\u00e9rent, tant la fatigue a pris le pas. Je n\u2019en suis plus \u00e0 me demander si cela vient de moi. Si je n\u2019ai pas fait ce qu\u2019il fallait, si je me suis, une fois encore, tromp\u00e9 de direction. Je ne veux plus revenir \u00e0 ce point d\u2019interrogation, le retour \u00e0 la case coupable, \u00e0 l\u2019accusation tacite qui ronge les heures et \u00e9puise la moindre chance de r\u00e9pit. Je m\u2019oppose doucement. Pas de violence apparente. C\u2019est presque imperceptible. \u00c7a ne se voit pas. L\u2019opposition est l\u00e0 pourtant, en veille sourde, en tension continue. \u00c0 l\u2019ext\u00e9rieur, il n\u2019y a rien. Mais en dedans, c\u2019est la d\u00e9vastation, un chantier d\u2019o\u00f9 tout s\u2019est retir\u00e9, ne laissant que des structures \u00e9br\u00e9ch\u00e9es, des murs que l\u2019usure finit par fendre. La col\u00e8re ne prend pas la forme de l\u2019\u00e9clat. Elle monte sans qu\u2019on la sente venir, elle prend place, lentement, dans les articulations, les fibres, et reste l\u00e0, coinc\u00e9e entre la cage thoracique et la gorge. Je ne crie pas. \u00c7a n\u2019a jamais \u00e9t\u00e9 ma fa\u00e7on de faire. Mais je sens que la retenue, cette posture inflexible que je m\u2019efforce de maintenir, finit par co\u00fbter plus cher que l\u2019explosion. Ce silence, peut-\u00eatre, est ce qui p\u00e8se le plus. Une col\u00e8re contenue, muette, mais lourde, qui fait vibrer les nerfs et raidit le souffle. On dirait une cuirasse trop \u00e9paisse, qu\u2019on ne parvient plus \u00e0 retirer, qui s\u2019incruste dans la chair, la durcit. Je m\u2019interroge souvent sur cette fatigue particuli\u00e8re, celle de devoir r\u00e9pondre aux exigences qu\u2019on n\u2019a pas choisies, qu\u2019on n\u2019a m\u00eame pas imagin\u00e9es. Peut-\u00eatre est-ce pour cela que cet effort m\u2019appara\u00eet si \u00e9tranger, si insupportable. Il vient d\u2019ailleurs. On vous demande d\u2019\u00eatre quelque chose que vous n\u2019\u00eates pas, de vous plier \u00e0 une logique qui vous \u00e9chappe. On vous dresse, comme un cheval r\u00e9tif. On vous somme d\u2019avancer, m\u00eame si vous n\u2019avez plus de jambes. Alors le corps aussi s\u2019\u00e9puise. Il ploie sous le poids de cette injonction qui ne cesse de revenir, comme une mar\u00e9e montante, qui ne laisse aucun r\u00e9pit. La col\u00e8re fait vibrer les muscles, mais tout finit par se figer, comme si le seul moyen de ne pas se briser \u00e9tait de se contracter jusqu\u2019\u00e0 l\u2019immobilit\u00e9. Peut-\u00eatre que cette r\u00e9volte silencieuse est une mani\u00e8re de rester debout. Une fa\u00e7on de pr\u00e9server ce qu\u2019il reste de coh\u00e9rence quand tout autour semble se d\u00e9sagr\u00e9ger. Ne pas exploser pour ne pas tout d\u00e9truire. Mais \u00e0 force de contenir, je me demande si ce n\u2019est pas moi-m\u00eame qui se disloque, \u00e0 mesure que les jours s\u2019empilent. Comme si le silence, peu \u00e0 peu, me grignotait de l\u2019int\u00e9rieur, avec la patience infinie de la rouille qui gagne les charpentes et finit par faire c\u00e9der l\u2019\u00e9difice. ",
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"id": "https:\/\/ledibbouk.net\/9-mai-2025.html",
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"title": "9 mai 2025",
"date_published": "2025-05-09T07:00:57Z",
"date_modified": "2025-06-19T14:49:36Z",
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"content_text": " Il est difficile de parler, \u00e0 un moment ou un autre, de ce journal, sans retomber sur les traces, d\u00e9j\u00e0 anciennes, d\u2019un propos que j\u2019aurais tenu, mais qui s\u2019estompe dans les m\u00e9andres incertains de la m\u00e9moire, comme tout ce qui m\u2019\u00e9chappe, d\u00e9sormais. Il est difficile, disais-je, de contourner la question des religions \u2014 cette persistance, presque s\u00e9culaire, dans les replis de l\u2019histoire, ce tissu nerveux qui s\u2019\u00e9tire, fragile, \u00e0 l\u2019or\u00e9e du si\u00e8cle \u2014, et plus encore d\u2019ignorer le catholicisme, qui survit, malgr\u00e9 l\u2019abandon, la d\u00e9cr\u00e9pitude des pratiques, dans l\u2019esprit m\u00eame d\u2019un monde qui se d\u00e9fait de ses attaches, peu \u00e0 peu. Ce que j\u2019en pense importe peu. Qui suis-je, en somme, pour \u00e9mettre le moindre jugement sur cette ferveur qui me semble irr\u00e9elle ? Je ne suis rien, en ce sens que devenir *quelqu\u2019un ou quelque chose* ici-bas requiert de s\u2019inscrire dans le jeu complexe des rapports humains, des gestes appris, des courbettes et des effusions sociales dont je suis, par nature, disqualifi\u00e9. On y voit comme un vestige de ce que nous f\u00fbmes, avant l\u2019effritement, quand l\u2019ordre commun dictait la marche et l\u2019ordonnance des jours. Mais tout ce vacarme pour un nouveau pape m\u2019\u00e9tonne. Hier soir, je me suis pris \u00e0 compter tous les papes que j\u2019ai vus passer depuis ma naissance. Huit. Huit papes en soixante-cinq ans, soit le double pour quelqu\u2019un n\u00e9 en 1900. Ce chiffre m\u2019a laiss\u00e9 songeur. Je suis rest\u00e9, immobile, entre 18 h 45 et 19 h 00, l\u2019heure o\u00f9, comme chaque soir, je sors de la maison pour donner \u00e0 manger au chat. J\u2019en suis venu \u00e0 penser que les papes \u00e9taient devenus des figures obsol\u00e8tes, consommables, soumis \u00e0 la d\u00e9gradation programm\u00e9e, comme tout ce qui nous environne depuis que le monde s\u2019est engag\u00e9 dans la voie rapide du capitalisme productiviste. Rien de surprenant, finalement, si nous en augmentons le nombre \u00e0 proportion que la cr\u00e9dulit\u00e9 se dissipe, laissant la place \u00e0 cette foi r\u00e9duite \u00e0 l\u2019\u00e9tat d\u2019ombre, un r\u00e9sidu, peut-\u00eatre, d\u2019une humanit\u00e9 qui se cherche encore. Car comment croire en Dieu, aujourd\u2019hui. Apr\u00e8s Auschwitz, apr\u00e8s toutes les guerres entraper\u00e7ues, apr\u00e8s le Biafra, apr\u00e8s Gaza, apr\u00e8s l\u2019Ukraine apr\u00e8s tant d'images r\u00e9siduelles toutes plus sordides les unes les autres Comment envisager ces actes, ces gestes sans nom, sous le regard impassible de ce Dieu silencieux. Je m\u2019interroge, et cette interrogation, \u00e0 peine formul\u00e9e, \u00e9voque d\u00e9j\u00e0 la nostalgie d\u2019une croyance na\u00efve, celle de l\u2019enfance, o\u00f9 le monde s\u2019expliquait encore par des r\u00e9cits anciens, intangibles, sans appel. Hier, en voyant cette liesse diffuse, sur l\u2019\u00e9cran \u2014 ici, dans ce coin recul\u00e9 o\u00f9 les voix r\u00e9sonnent faiblement, o\u00f9 les mouvements collectifs semblent se diluer dans l\u2019air \u00e9pais du soir \u2014, j\u2019ai pens\u00e9 au mot *tendret\u00e9*. Non pas la tendresse, mais cette mall\u00e9abilit\u00e9 de la chair, cette capacit\u00e9 de se laisser attendrir par le choc r\u00e9p\u00e9t\u00e9, comme la viande que l\u2019on frappe pour la rendre plus souple. L\u2019\u00e9cran, lui, diffusait cette clameur continue, assourdissante, qui traversait la pi\u00e8ce jusqu\u2019\u00e0 la porte de l\u2019atelier, rest\u00e9e ouverte, le temps d\u2019aller nourrir le chat et de jeter un \u0153il distrait \u00e0 la floraison d\u00e9clinante du jasmin. Cette effusion m\u2019a suivi comme un caniche vieux et d\u00e9glingu\u00e9, l\u2019une de ces b\u00eates que les vieilles dames tiennent en laisse, \u00e0 la sortie de la messe, avec ce parfum de cachous Lajaunie, d'eau de Cologne et de pastilles Vichy qui s\u2019accroche aux v\u00eatements. L\u2019\u00e9cran, les hourras, cette ferveur brutale et t\u00e9l\u00e9vis\u00e9e m\u2019ont \u00e9voqu\u00e9 des coups port\u00e9s sur un blanc de poulet, cette percussion r\u00e9p\u00e9t\u00e9e qui finit par affaisser la fibre et l\u2019amollir. C\u2019est l\u00e0, apr\u00e8s ce mot de tendret\u00e9, que j\u2019ai ressenti la compassion. Compassion et tristesse insondable m\u00eal\u00e9es. Une \u00e9motion d\u00e9routante, moi qui ne suis pas croyant pour deux sous. Un sentiment qui s\u2019est superpos\u00e9 \u00e0 cette solitude que je sais aigu\u00eb, la certitude que je ne retrouverai jamais l\u2019empreinte cr\u00e9dule de mes cinq ou six ans, quand, pour la premi\u00e8re fois, je me suis gliss\u00e9 au cat\u00e9chisme, sans en parler \u00e0 mon p\u00e8re, juste pour rejoindre les copains \u2014 sans conviction, mais pour appartenir, un peu. ",
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"tags": ["Autofiction et Introspection", "traces", "nature"]
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"id": "https:\/\/ledibbouk.net\/8-mai-2025.html",
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"title": "8 mai 2025",
"date_published": "2025-05-08T05:52:38Z",
"date_modified": "2025-06-23T18:38:39Z",
"author": {"name": "Patrick Blanchon"},
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"content_text": " La conscience du don est d\u00e9j\u00e0 une forme de retour. La dette symbolique se cr\u00e9e aussit\u00f4t cette prise de conscience effectu\u00e9e. Le v\u00e9ritable don ne devrait pas passer par la conscience, par la m\u00e9moire ; il devrait glisser vers l'oubli dans l'imm\u00e9diatet\u00e9 m\u00eame du geste de donner. On ne devrait pas prendre conscience de ce que l'on donne. Si l'autre manifeste une reconnaissance, s'il y a retour, souvenance, le don est d\u00e9j\u00e0 entach\u00e9 par cette r\u00e9ciprocit\u00e9. Ainsi, n'est-il pas faux, sous cet angle, de dire que toute gratitude annule le don. C\u2019est l\u00e0 tout le paradoxe auquel je me heurte lorsque j\u2019\u00e9cris. Je voudrais croire en cette gratuit\u00e9 de l\u2019\u00e9criture, offrir mes textes comme on laisse des cailloux sur le chemin, sans attendre qu\u2019ils soient ramass\u00e9s, comment\u00e9s, ramen\u00e9s \u00e0 leur origine. Pourtant, ce geste qui semble si pur se heurte \u00e0 un besoin presque inconscient de retour, un signe, un \u00e9cho prouvant que quelqu\u2019un, quelque part, a \u00e9t\u00e9 touch\u00e9 par ces mots d\u00e9pos\u00e9s. Consulter les statistiques de visite sur mon carnet n\u2019est donc pas un acte anodin ; c\u2019est comme v\u00e9rifier si la bouteille lanc\u00e9e \u00e0 la mer a bien touch\u00e9 une rive. Derrida dirait sans doute que cette recherche d\u2019\u00e9cho prouve l\u2019impossibilit\u00e9 d\u2019un don litt\u00e9raire absolument gratuit. Pour lui, d\u00e8s que l\u2019on prend conscience d\u2019avoir donn\u00e9, le geste est d\u00e9j\u00e0 teint\u00e9 d\u2019un d\u00e9sir de retour, et donc, impur. Mais n\u2019est-ce pas aussi, comme le sugg\u00e8re Marcel H\u00e9naff, la preuve que la gratuit\u00e9 et la r\u00e9ciprocit\u00e9 appartiennent \u00e0 des ordres diff\u00e9rents ? Que l\u2019\u00e9lan de l\u2019\u00e9criture peut rester gratuit tout en aspirant, secr\u00e8tement, \u00e0 \u00eatre accueilli ? Peut-\u00eatre que le v\u00e9ritable don de l\u2019\u00e9crivain consiste pr\u00e9cis\u00e9ment \u00e0 jongler avec cette contradiction : offrir ses mots sans calcul, mais sans nier non plus ce besoin humain d\u2019une reconnaissance, m\u00eame discr\u00e8te. Se poser en \u00e9crivain d\u00e9sint\u00e9ress\u00e9, c\u2019est vouloir le beurre et l\u2019argent du beurre : \u00eatre \u00e0 la fois le roi et le serviteur, le ma\u00eetre des mots et celui qui les livre sans attendre de retour. Mais l\u2019id\u00e9al d\u2019un don pur et absolu est une utopie dangereuse, car elle vous place \u00e0 une hauteur inconfortable, celle du roi sans sujet. Un geste de puret\u00e9 qui cr\u00e9e paradoxalement un vide. Or, d\u00e8s que je vais consulter mes statistiques, je ressens la joie trouble de transgresser cet id\u00e9al. Je c\u00e8de \u00e0 la tentation de v\u00e9rifier si mes mots ont touch\u00e9 quelqu\u2019un. Ce geste m\u2019appara\u00eet comme une souillure, un compromis avec le monde capitaliste, un effritement de ma noblesse litt\u00e9raire. Mais peut-\u00eatre est-ce aussi la preuve que je refuse cette posture royale, ce pouvoir sans partage, et que j\u2019accepte d\u2019\u00eatre un \u00e9crivain parmi d\u2019autres, en qu\u00eate d\u2019un \u00e9cho humain. Finalement, l\u2019utopie du don sans retour est une puret\u00e9 qui me condamne \u00e0 la solitude. L\u2019\u00e9criture, au fond, n\u2019est-elle pas aussi un appel \u00e0 descendre de ce tr\u00f4ne, \u00e0 redevenir humain ? Ce plaisir que je nomme pervers, parce qu'il pervertit une utopie, est une fa\u00e7on de jouir de l'inatteignable. Une plus grande perversion serait peut-\u00eatre que, par ce geste, je cherche \u00e0 rejoindre ce qu'on nomme le sens commun, le bon sens. Comme si, en cherchant l'\u00e9cho de mes mots, je m'autorisais enfin \u00e0 partager ce que tout \u00e9crivain d\u00e9sire secr\u00e8tement : la reconnaissance d'une lecture. Est-ce cela finalement, la v\u00e9rit\u00e9 du don litt\u00e9raire ? Non pas une offrande pure, mais une qu\u00eate de sens, de lien, de r\u00e9sonance ? Il faut l'avouer enfin, il y a aussi la notion de rejoindre la bauge, de redevenir le cochon que je ne veux pas \u00eatre. Ce qui est une forme de s\u00e9gr\u00e9gation ou de toupet magistral . C\u2019est admettre que cette recherche d\u2019\u00e9cho r\u00e9v\u00e8le en moi une part plus triviale, plus humaine, qui refuse l\u2019id\u00e9alisme \u00e9litiste et s\u2019ancre dans la mati\u00e8re, dans le besoin visc\u00e9ral d\u2019\u00eatre entendu, reconnu, accept\u00e9. Un roi qui, lass\u00e9 de sa puret\u00e9 glac\u00e9e, se vautre dans la boue du monde. Peut-\u00eatre que l\u2019\u00e9criture, apr\u00e8s tout, c\u2019est cela : un \u00e9lan vers le sublime, toujours contamin\u00e9 par le d\u00e9sir de retour, de partage, de communaut\u00e9 et \u00e0 terme d'aller se vautrer comme tout \u00e0 chacun le veut plus ou moins consciemment dans les effluves du march\u00e9 aux bestiaux, aux esclaves. Ainsi, et c'est peut-\u00eatre ce qui aidera au renoncement des plus retors, s'ils l'acceptent : l'\u00e9criture, m\u00eame lorsqu'elle se r\u00eave geste pur, geste gratuit, reste ancr\u00e9e souill\u00e9e dans et par l'h\u00e9moglobine du monde ",
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"tags": ["Autofiction et Introspection", "r\u00eaves"]
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"id": "https:\/\/ledibbouk.net\/7-mai-2025.html",
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"title": "7 mai 2025",
"date_published": "2025-05-07T04:33:49Z",
"date_modified": "2025-05-07T04:33:57Z",
"author": {"name": "Patrick Blanchon"},
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"content_text": " La forme po\u00e9tique, bien que je ne sache pas vraiment ce qu'elle est, d'ailleurs, le saurais-je, il n'est pas certain que j'orienterais tous mes efforts pour m'y fondre. De cette forme, je ne retiens qu'une musique, un rythme, d'une mani\u00e8re bien plus intuitive que savante. Non pas qu'il me soit impossible de lire des articles qui expliquent ce que pourrait ou devrait \u00eatre une forme po\u00e9tique digne de ce nom. Avec Internet, il suffit d'un peu de bonne volont\u00e9 pour appr\u00e9hender les contours de ce que les experts consid\u00e8rent comme tel, ou non. Pourtant, mieux vaut ne pas trop s'engager dans cette qu\u00eate. La forme po\u00e9tique, comme beaucoup d'autres choses d\u00e9sormais, se confronte toujours au binaire : pour ou contre, dedans ou dehors. J'essaie donc de me frayer un chemin entre ces extr\u00eames, en revenant d'abord \u00e0 la sonorit\u00e9. Lorsque j'\u00e9cris, je ne suis jamais s\u00fbr d'\u00e9crire \u00e0 l'oreille. Je doute d'avoir ce qu'on appelle l'oreille absolue. D'ailleurs, on pourrait d\u00e9battre sans fin de ce qui est musique et de ce qui n'est que bruit. Souvent, ce qui manque au bruit pour devenir musique, c'est la promotion. Prenez un marteau-piqueur : ajoutez-lui quelques arrangements bien pens\u00e9s, diffusez-le \u00e0 la radio comme un tube, et il pourrait finir par int\u00e9grer un top cinquante. C'est en tout cas une hypoth\u00e8se que je trouve int\u00e9ressante. Je ne voudrais pas parler que de moi, mais ces exp\u00e9riences passent \u00e0 travers moi, je ne les ai pas invent\u00e9es. Ou alors je n'en \u00e9tais pas conscient, car l'invention est un acte ultime, une r\u00e9sistance obstin\u00e9e pour survivre. Quand je vivais dans cette rue bruyante du 11e arrondissement, l'\u00e9t\u00e9, la chaleur m'accablait. J'ouvrais la fen\u00eatre et le bruit s'engouffrait brutalement. Mon premier r\u00e9flexe \u00e9tait de la refermer aussit\u00f4t. Puis, j'ai d\u00e9cid\u00e9 de c\u00e9der au bruit plut\u00f4t qu'\u00e0 la chaleur. La fen\u00eatre est rest\u00e9e ouverte, et, peu \u00e0 peu, je m'y suis habitu\u00e9. Non pas que j'ai soudain pens\u00e9 que ce n'\u00e9tait pas du bruit, mais simplement, il ne me heurtait plus. C'est \u00e0 ce moment-l\u00e0 que j'ai commenc\u00e9 \u00e0 discerner des rythmes, des r\u00e9p\u00e9titions presque harmonieuses dans les sons de la rue. Peut-\u00eatre d'autres ont-ils v\u00e9cu la m\u00eame chose. Peut-\u00eatre qu'un musicien est simplement quelqu'un qui refuse de qualifier de bruit ce qu'il ressent profond\u00e9ment comme de la musique. Et finalement, cette question revient \u00e0 celle de la forme po\u00e9tique, ou musicale, ou toute forme en g\u00e9n\u00e9ral. La forme est ce que l'on fabrique par n\u00e9cessit\u00e9, jamais par loisir ou par d\u00e9s\u0153uvrement. Une fois trouv\u00e9e, on peut l'agr\u00e9menter, comme on d\u00e9core une chambre avec un vase et quelques fleurs. La forme, c'est un choix motiv\u00e9 par l'instinct ou l'urgence, rarement par la simple envie. ",
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"tags": ["r\u00e9flexions sur l'art"]
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"id": "https:\/\/ledibbouk.net\/06-mai-2025.html",
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"title": "06 mai 2025",
"date_published": "2025-05-06T08:20:46Z",
"date_modified": "2025-05-06T08:20:46Z",
"author": {"name": "Patrick Blanchon"},
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<\/a>\n<\/figure>\n<\/div><\/span>\n
\nRien \u00e9crit depuis deux jours. Litt\u00e9ralement aval\u00e9 par le code. Puis ce message \u00e9trange, sign\u00e9 D. M\u2019\u00e9tait-il adress\u00e9 ? Rien n\u2019est moins s\u00fbr. Il disait qu\u2019il allait renoncer, que \u00e7a finirait en juin. J\u2019ai pens\u00e9 \u00e0 L\u2019\u00c2ge de cristal, ce vieux film, ou une s\u00e9rie — o\u00f9 l\u2019on dispara\u00eet \u00e0 trente ans pour ne pas peser sur la communaut\u00e9. Pour renvoyer cette image : celle d\u2019une jeunesse perp\u00e9tuelle, sans faille.<\/p>\n
\n