{ "version": "https://jsonfeed.org/version/1.1", "title": "Le dibbouk", "home_page_url": "https:\/\/ledibbouk.net\/", "feed_url": "https:\/\/ledibbouk.net\/spip.php?page=feed_json", "language": "fr-FR", "items": [ { "id": "https:\/\/ledibbouk.net\/lire-la-mecanique-des-femmes-aujourd-hui.html", "url": "https:\/\/ledibbouk.net\/lire-la-mecanique-des-femmes-aujourd-hui.html", "title": "Lire La M\u00e9canique des femmes aujourd\u2019hui", "date_published": "2025-10-26T06:44:44Z", "date_modified": "2025-10-26T06:44:44Z", "author": {"name": "Patrick Blanchon"}, "content_html": "
J\u2019ai appris, avec l\u2019\u00e2ge, que certains livres ne se lisent pas seulement avec les yeux mais avec la pi\u00e8ce o\u00f9 l\u2019on se trouve. La lumi\u00e8re, la chaise, le t\u00e9l\u00e9phone en veille, le bruit de la rue. {La M\u00e9canique des femmes} appartient \u00e0 cette cat\u00e9gorie-l\u00e0 : on ne l\u2019ouvre pas innocemment, et l\u2019\u00e9poque, qui a d\u00e9plac\u00e9 la censure du dehors vers le dedans, vient s\u2019asseoir \u00e0 c\u00f4t\u00e9 de vous au moment o\u00f9 vous tournez la premi\u00e8re page. On ne vous interdit rien ; on vous observe lire. La surveillance est incorpor\u00e9e, presque courtoise. Elle ne confisque pas le livre, elle ajuste votre respiration. Tr\u00e8s t\u00f4t d\u2019ailleurs, le texte se cabre par une r\u00e9plique nue, sans glose : On dit volontiers que le texte « objectifie » les femmes. Il y a de quoi. Le regard y est frontal, parfois cruel, et les corps sont d\u00e9crits comme des surfaces de contact — ce qui, pour une lecture solitaire, active aussit\u00f4t le tribunal intime. Mais le livre ne se laisse pas r\u00e9sumer \u00e0 cette seule accusation. Il avance par fragments, en d\u00e9rapages de voix, et ce montage fissure la souverainet\u00e9 du « je ». \u00c0 mesure qu\u2019on progresse, l\u2019instance qui parle se trouble : confessions qui se contredisent, souvenirs sans preuves, phrases ramass\u00e9es au couteau dans des bars, des chambres anonymes, des parkings d\u2019apr\u00e8s-minuit. La question cesse d\u2019\u00eatre « que dit-il des femmes ? » pour devenir « qui parle, ici, et \u00e0 quel titre ? ». C\u2019est le premier d\u00e9placement n\u00e9cessaire aujourd\u2019hui : lire non pas un dogme<\/strong>, mais un dispositif<\/strong>.<\/p>\n Ce dispositif se voit dans l\u2019{inventaire} — cette fa\u00e7on de nommer, d\u2019aligner, de classer. L\u2019\u00e9num\u00e9ration donne l\u2019illusion d\u2019une v\u00e9rit\u00e9 sans artifice, mais c\u2019est une mise en coupe du r\u00e9el : L\u2019indignation pure — utile, morale, parfois n\u00e9cessaire — rate pourtant quelque chose si elle s\u2019arr\u00eate \u00e0 la coupe. Car le montage laisse passer des voix f\u00e9minines<\/strong>. Elles ne sont ni sages ni p\u00e9dagogiques. Elles sont triviales, insolentes, vulgaires parfois ; elles racontent la fatigue, la faim, la jouissance comme on parle d\u2019une heure perdue sur le p\u00e9riph\u00e9rique. On me dira que c\u2019est encore l\u2019homme qui cadre, que c\u2019est lui qui choisit la coupe, la focale, la phrase finale. C\u2019est exact. Et c\u2019est pr\u00e9cis\u00e9ment l\u00e0 que le second d\u00e9placement, celui de notre \u00e9poque, op\u00e8re : qui tient la lecture<\/strong> ? Dans un club, sur une sc\u00e8ne, quand des actrices disent ces fragments et les poussent jusque dans la respiration, le livre bascule. Le texte ne change pas d\u2019un mot ; c\u2019est la prise en charge<\/strong> qui se d\u00e9place. Les m\u00eames phrases, prononc\u00e9es par une femme, cessent d\u2019\u00eatre un inventaire du regard masculin pour devenir une sc\u00e8ne de r\u00e9appropriation<\/strong> : un « on m\u2019a dite » retourn\u00e9 en « je me dis ». La page n\u2019excuse rien ; elle d\u00e9place<\/strong>. Et ce d\u00e9placement a aujourd\u2019hui plus de sens que n\u2019importe quel label d\u2019acceptabilit\u00e9.<\/p>\n Reste la lecture solitaire<\/strong>, la plus risqu\u00e9e, celle qui compte. Elle se fait sans m\u00e9diation, sans contexte institutionnel, sans pr\u00e9face qui rassure. C\u2019est l\u00e0 que travaille la censure int\u00e9rieure : non un b\u00e2illon, mais une suite de scrupules. Est-ce que je peux<\/strong> trouver \u00e7a fort tout en refusant la violence du point de vue ? Est-ce que je dois<\/strong> refermer le livre pour ne pas « cautionner » ? La bonne foi moderne aime les r\u00e9ponses nettes, les colonnes « pour\/contre ». La litt\u00e9rature, pas toujours. Ce livre vous met \u00e0 l\u2019\u00e9preuve non parce qu\u2019il demande l\u2019adh\u00e9sion, mais parce qu\u2019il oblige \u00e0 tenir deux gestes en m\u00eame temps<\/strong> : reconna\u00eetre l\u2019angle mort du regard et reconna\u00eetre la puissance du document brut. Une phrase-couteau le montre : Il faut aussi se souvenir d\u2019une autre chose : Calaferte a longtemps \u00e9crit contre la fa\u00e7ade, contre les biens\u00e9ances \u00e9ditoriales. On peut refuser sa mani\u00e8re tout en admettant que sa phrase, lorsqu\u2019elle tranche, vise l\u2019endroit o\u00f9 l\u2019\u00e9poque colle du vernis. Notre \u00e9poque n\u2019est pas plus morale que celle d\u2019hier ; elle est plus proc\u00e9duri\u00e8re<\/strong>. Elle r\u00e9clame des avertissements, des cadres, des dispositifs d\u2019alerte. Cela peut prot\u00e9ger. Cela peut aussi asphyxier. On ne sortira pas de cette tension en triant les biblioth\u00e8ques \u00e0 coups d\u2019\u00e9tiquettes. On en sort, parfois, en lisant \u00e0 deux niveaux<\/strong> : niveau 1, l\u2019analyse du regard<\/strong> (qui parle, d\u2019o\u00f9, sur qui) ; niveau 2, l\u2019\u00e9coute des phrases<\/strong> qui \u00e9chappent au programme de celui qui parle. Ce double foyer devient \u00e9vident devant un tableau sc\u00e9nique<\/strong> : Je ne dis pas que cela « suffit ». Je dis que, pour une lectrice d\u2019aujourd\u2019hui, l\u2019\u00e9preuve est peut-\u00eatre ailleurs : non dans l\u2019acceptation ou le rejet, mais dans la ma\u00eetrise de l\u2019oscillation<\/strong>. Lire en sachant que l\u2019injustice de l\u2019angle est r\u00e9elle. Lire en sachant que la phrase, parfois, la traverse et la met \u00e0 nu. On peut se tenir sur cette cr\u00eate. Ce n\u2019est pas confortable. Cela l\u2019est d\u2019autant moins que les r\u00e9seaux demandent des postures compl\u00e8tes, des verdicts de 240 caract\u00e8res. Le livre r\u00e9siste \u00e0 ce format. Il n\u2019offre pas de position stable plus de deux pages d\u2019affil\u00e9e.<\/p>\n Alors, que faire de cette lecture au pr\u00e9sent ? Deux gestes, encore. Le premier : contextualiser sans neutraliser<\/strong>. Rappeler que l\u2019\u00e9criture est un montage, souligner ce qui, dans la forme, fracture l\u2019autorit\u00e9 du narrateur, ouvrir la porte aux r\u00e9pliques f\u00e9minines — sur sc\u00e8ne, en club, dans des contre-essais. Le second : assumer le t\u00eate-\u00e0-t\u00eate<\/strong>. Accepter d\u2019\u00eatre seule, seul, avec ce livre, et d\u2019entendre ne serait-ce qu\u2019une fois la lampe gr\u00e9siller au-dessus de la page. C\u2019est dans cette solitude que l\u2019on mesure si l\u2019on est somm\u00e9 de se taire par le vieux censeur ext\u00e9rieur (on l\u2019entend encore, il est sonore, dat\u00e9) ou par le nouveau censeur int\u00e9rieur, plus subtil, qui demande : « es-tu s\u00fbre de vouloir penser \u00e7a ? ». La question n\u2019est pas honteuse. Elle est m\u00eame saine. Ce qui serait dommage, c\u2019est qu\u2019elle tienne lieu de r\u00e9ponse.<\/p>\n On peut, je crois, tenir la note juste<\/strong> : reconna\u00eetre l\u2019asym\u00e9trie du regard et refuser l\u2019objectivation comme horizon ; et, dans le m\u00eame mouvement, lire le livre comme un terrain de voix<\/strong> o\u00f9 des femmes existent, parlent, jurent, transigent, se prot\u00e8gent, se perdent. Quand ces voix passent par des bouches f\u00e9minines — actrices, lectrices publiques, critiques — le texte se reconfigure<\/strong>. Quand elles passent par votre lecture silencieuse, c\u2019est vous qui tenez la balance : vous pesez l\u2019angle, vous pesez la langue, et vous d\u00e9cidez si la phrase a gagn\u00e9 le droit de rester.<\/p>\n Il n\u2019y a pas de m\u00e9thode miracle, seulement des conditions : une pi\u00e8ce, une lampe, du temps, et la volont\u00e9 de ne pas r\u00e9duire le risque \u00e0 un slogan. {La M\u00e9canique des femmes} n\u2019est pas un protocole de bonne conduite. C\u2019est un test<\/strong>. Il ne dit pas ce que doivent \u00eatre les femmes. Il montre, brutalement, ce que la langue peut faire quand elle d\u00e9sire, d\u00e9teste, \u00e9coute, et perd le contr\u00f4le. Notre \u00e9poque, qui voudrait des textes irr\u00e9prochables, oublie parfois que la litt\u00e9rature d\u2019importance ne s\u2019excuse pas. Elle demande des lectures responsables<\/strong>. Au fond, la vraie question — celle que la petite censure en chacun n\u2019aime pas — est simple : que vous a fait ce livre, ici et maintenant ?<\/strong> Si la r\u00e9ponse n\u2019entre pas dans une case, tant mieux : c\u2019est le signe qu\u2019il reste du monde dans la page.<\/p>\n {{Louis Calaferte}} (Turin, 1928 \u2013 Dijon, 1994), \u00e9crivain fran\u00e7ais (romans, th\u00e9\u00e2tre, carnets). D\u00e9buts remarqu\u00e9s avec {Requiem des innocents} (1952) ; {Septentrion} (1963) frapp\u00e9 d\u2019interdiction \u00e0 la vente puis r\u00e9\u00e9dit\u00e9 dans les ann\u00e9es 1980 ; {La M\u00e9canique des femmes} (1992) cristallise une r\u00e9ception clivante. Dramaturge ({Les Miettes}, {Un riche, trois pauvres}), diariste (s\u00e9rie des {Carnets}). Grand Prix national des lettres<\/strong> (1992). \u00c9ditions : Gallimard, Deno\u00ebl ; poches chez Folio. \u0152uvre r\u00e9guli\u00e8rement lue et mont\u00e9e.<\/p>\n Re\u00e7u M. et C. hier soir. Bonne soir\u00e9e. \u00c0 peine ont-ils franchi la porte que M. et S. se ruent sur le sujet des petits-enfants. C., \u00e0 qui je demande des nouvelles de sa sant\u00e9, m\u2019arr\u00eate dans la cuisine : il me parle de sa chimio et m\u2019annonce qu\u2019en fin de compte il y renonce. « Quatre-vingts ans, je n\u2019ai plus envie d\u2019y retourner », me dit-il, et, pour se rassurer sans doute, ajoute que si \u00e7a repart, le temps que la maladie se propage \u00e0 nouveau, ce sera sans doute lent, se rassure-t-il \u00e0 voix haute. Je ne sais quoi r\u00e9pondre. La maladie et la mort sont pour moi des sujets tellement terrifiants que je les exp\u00e9die presque aussit\u00f4t dans l\u2019indicible. J\u2019arrive assez bien, je crois, \u00e0 les \u00e9crire, mais non \u00e0 en parler dans le vif.<\/p>\n Cela me ram\u00e8ne encore une fois \u00e0 Henri-Mondor, Cr\u00e9teil. Cette salle d\u2019attente o\u00f9 j\u2019attendais des nouvelles de l\u2019op\u00e9ration de mon p\u00e8re : l\u2019ablation d\u2019une partie de son pancr\u00e9as. Je me souviens \u00e0 tel point de cet instant que je pourrais d\u00e9crire cette pi\u00e8ce dans les moindres d\u00e9tails ainsi que les expressions des visages qui la peuplaient. Une famille \u00e9tait l\u00e0, une famille turque : une vieille femme et ses enfants. Il y avait des larmes, des corps prostr\u00e9s, des mains serr\u00e9es dont les jointures blanchies formaient comme de petites montagnes enneig\u00e9es. Il y avait le rythme des sanglots, des reniflements, des raclements de semelles sur le carrelage ; la ponctuation d\u2019un n\u00e9on d\u00e9faillant ; les bips lointains des appareils ; le va-et-vient du personnel derri\u00e8re une porte coulissante, peut-\u00eatre une cloison de plastique dont chaque froissement \u00e9tait \u00e0 la fois l\u2019espoir d\u2019avoir des nouvelles et la d\u00e9ception de n\u2019en pas obtenir.<\/p>\n C\u2019est l\u00e0 que s\u2019est \u00e9vanoui quelque chose que je croyais \u00eatre la r\u00e9alit\u00e9. J\u2019\u00e9tais arriv\u00e9 en imaginant une op\u00e9ration b\u00e9nigne — je voulais surtout continuer \u00e0 y croire —, que mon p\u00e8re ressortirait tel qu\u2019il avait toujours \u00e9t\u00e9 dans mon esprit, indestructible, h\u00e9las. Or non. Ce jour-l\u00e0, en le d\u00e9couvrant vuln\u00e9rable comme tous les autres, je me suis retrouv\u00e9 face \u00e0 ma propre fragilit\u00e9 : ce que je nommais « la r\u00e9alit\u00e9 » devait tenir \u00e0 cela.<\/p>\n En relisant, je suis tent\u00e9 d\u2019ajouter ce « h\u00e9las » apr\u00e8s indestructible, parce que, s\u2019il avait continu\u00e9 de l\u2019\u00eatre, il est possible que j\u2019aie moi-m\u00eame continu\u00e9 \u00e0 me laisser leurrer par ce mot. En ce sens, puis-je encore me leurrer sur cette notion d\u2019indestructibilit\u00e9, \u00e0 plus de cinquante ans ? Je ne le crois pas. C\u2019\u00e9tait sans doute l\u2019enfant que j\u2019avais \u00e9t\u00e9, battu, qui prit alors le relais de l\u2019homme, cet enfant qui voyait le sujet de sa haine risquer de s\u2019\u00e9vanouir. Et ainsi, voyant cette hargne dispara\u00eetre en m\u00eame temps que son sujet, sa cause, cette sensation d\u2019\u00eatre soudain dans une ignorance totale du monde, de la vie, de soi-m\u00eame, dans la carcasse d\u2019un homme de cinquante ans.<\/p>\n Je revois le jeune m\u00e9decin m\u2019annoncer le peu de chances qu\u2019avait mon p\u00e8re de s\u2019en sortir. Il d\u00e9bitait lentement ses mots, d\u2019un ton clinique. Quel \u00e2ge pouvait-il avoir ? Moins de quarante ans. Qui \u00e9tait mon p\u00e8re pour lui ? Un patient comme un autre ; et moi, un interlocuteur parmi des centaines, sans doute. Je comprenais que cette froideur \u00e9tait une mani\u00e8re de se prot\u00e9ger derri\u00e8re la blouse blanche, qu\u2019il \u00e9tait difficile d\u2019adopter pour chacun une attitude vraiment personnalis\u00e9e. Je le comprenais parfaitement \u00e0 ce moment-l\u00e0 ; mais, la haine n\u2019ayant soudain plus d\u2019objet \u00e0 l\u2019annonce de cette nouvelle, je sentais que ce jeune m\u00e9decin, puis le corps m\u00e9dical tout entier, l\u2019administration hospitali\u00e8re, la ville de Cr\u00e9teil elle-m\u00eame, pourraient bien devenir le nouvel objet de cette haine.<\/p>\n M. et C. sont repartis vers vingt deux heures. Et, oui, nous pass\u00e2mes une bonne soir\u00e9e.<\/p>\n Ces r\u00e9flexions, notamment au sujet du bonheur et de la libert\u00e9, me reviennent. C. est issu d\u2019une famille de huit enfants ;Il d\u00fb assez vite travailler chez Rh\u00f4ne-Poulenc. Il me raconte qu\u2019il aurait pu poursuivre des \u00e9tudes ; des bourses lui \u00e9taient accessibles, bon \u00e9l\u00e8ve qu\u2019il \u00e9tait ; mais le trousseau, le d\u00e9part pour Saint-\u00c9tienne, devenir instituteur, auraient co\u00fbt\u00e9 trop cher \u00e0 la famille. Seul l\u2019a\u00een\u00e9 put aller un peu plus loin. Jusqu’\u00e0 Lyon. Il n\u2019en fut pas malheureux, dit-il ; il accepta d\u2019aller travailler sans rechigner, ne perdit pas son temps en ressentiments ni en ranc\u0153urs, pas davantage en jalousies. Au contraire, il suivit des cours du soir, tenta de s\u2019\u00e9lever \u00e0 force d\u2019efforts et d\u2019obstination. Il monta ainsi en grade et ne s\u2019en glorifie pas pour autant, car c\u2019\u00e9tait, tout compte fait, le seul choix possible \u00e0 ce moment-l\u00e0. Les choses \u00e9taient ainsi : pas d\u2019autre choix qu\u2019accepter le « c\u2019est comme \u00e7a ». Nous \u00e9voqu\u00e2mes alors des moments communs o\u00f9 quelque chose se passait entre coll\u00e8gues de travail : ces petits moments partag\u00e9s, parfois m\u00eame des solidarit\u00e9s inattendues entre « petites gens », que j\u2019ai moi-m\u00eame eu la chance de conna\u00eetre. La vie \u00e9tait diff\u00e9rente, c\u2019est certain : on ne cherchait pas tant \u00e0 \u00eatre libre et heureux qu\u2019\u00e0 assumer des responsabilit\u00e9s et \u00e0 \u00eatre en paix, \u00e0 conserver un c\u0153ur l\u00e9ger.<\/p>\n En l\u2019\u00e9coutant raconter, je ne pouvais m\u2019emp\u00eacher de penser \u00e0 quel point ma g\u00e9n\u00e9ration, comme tant d\u2019autres, avait pu \u00eatre bern\u00e9e par le d\u00e9versement de grands id\u00e9aux, d\u00e9j\u00e0 produit par une \u00e9lite \u00e0 la solde des fabricants de r\u00e9alit\u00e9. Cette fabrication d\u2019une r\u00e9alit\u00e9, inscrite au fronton des mairies — « Libert\u00e9, \u00c9galit\u00e9, Fraternit\u00e9 » —, avait subi tant de modifications subtiles, imperceptibles, tant d\u2019amendements inaper\u00e7us, qu\u2019elle s\u2019en \u00e9tait trouv\u00e9e totalement chang\u00e9e en \u00e0 peine quelques d\u00e9cennies. On nous rabattait encore les oreilles avec de grands mots ; ils tournaient pourtant de plus en plus \u00e0 vide, ne voulaient plus dire grand-chose pour les nouvelles g\u00e9n\u00e9rations, qui, comme il se doit, \u00e9taient tenues — et maintenues — dans l\u2019ignorance, au nom de l\u2019\u00e9ternelle antienne : « n\u2019a pas su, n\u2019a pas souffert ».<\/p>\n Pr\u00eat d’un livre \u00e0 C. « Soleil Hopi ». Collection Terres Humaines\nD\u00e9cision de se rendre au cin\u00e9ma tous les quatre une fois par mois, le mardi ? Peut-\u00eatre \u00e0 Annonay aussi pour festival premier film. Anniversaire de M. 30\/08.<\/p>",
"content_text": " Re\u00e7u M. et C. hier soir. Bonne soir\u00e9e. \u00c0 peine ont-ils franchi la porte que M. et S. se ruent sur le sujet des petits-enfants. C., \u00e0 qui je demande des nouvelles de sa sant\u00e9, m\u2019arr\u00eate dans la cuisine : il me parle de sa chimio et m\u2019annonce qu\u2019en fin de compte il y renonce. \u00ab Quatre-vingts ans, je n\u2019ai plus envie d\u2019y retourner \u00bb, me dit-il, et, pour se rassurer sans doute, ajoute que si \u00e7a repart, le temps que la maladie se propage \u00e0 nouveau, ce sera sans doute lent, se rassure-t-il \u00e0 voix haute. Je ne sais quoi r\u00e9pondre. La maladie et la mort sont pour moi des sujets tellement terrifiants que je les exp\u00e9die presque aussit\u00f4t dans l\u2019indicible. J\u2019arrive assez bien, je crois, \u00e0 les \u00e9crire, mais non \u00e0 en parler dans le vif. Cela me ram\u00e8ne encore une fois \u00e0 Henri-Mondor, Cr\u00e9teil. Cette salle d\u2019attente o\u00f9 j\u2019attendais des nouvelles de l\u2019op\u00e9ration de mon p\u00e8re : l\u2019ablation d\u2019une partie de son pancr\u00e9as. Je me souviens \u00e0 tel point de cet instant que je pourrais d\u00e9crire cette pi\u00e8ce dans les moindres d\u00e9tails ainsi que les expressions des visages qui la peuplaient. Une famille \u00e9tait l\u00e0, une famille turque : une vieille femme et ses enfants. Il y avait des larmes, des corps prostr\u00e9s, des mains serr\u00e9es dont les jointures blanchies formaient comme de petites montagnes enneig\u00e9es. Il y avait le rythme des sanglots, des reniflements, des raclements de semelles sur le carrelage ; la ponctuation d\u2019un n\u00e9on d\u00e9faillant ; les bips lointains des appareils ; le va-et-vient du personnel derri\u00e8re une porte coulissante, peut-\u00eatre une cloison de plastique dont chaque froissement \u00e9tait \u00e0 la fois l\u2019espoir d\u2019avoir des nouvelles et la d\u00e9ception de n\u2019en pas obtenir. C\u2019est l\u00e0 que s\u2019est \u00e9vanoui quelque chose que je croyais \u00eatre la r\u00e9alit\u00e9. J\u2019\u00e9tais arriv\u00e9 en imaginant une op\u00e9ration b\u00e9nigne \u2014 je voulais surtout continuer \u00e0 y croire \u2014, que mon p\u00e8re ressortirait tel qu\u2019il avait toujours \u00e9t\u00e9 dans mon esprit, indestructible, h\u00e9las. Or non. Ce jour-l\u00e0, en le d\u00e9couvrant vuln\u00e9rable comme tous les autres, je me suis retrouv\u00e9 face \u00e0 ma propre fragilit\u00e9 : ce que je nommais \u00ab la r\u00e9alit\u00e9 \u00bb devait tenir \u00e0 cela. En relisant, je suis tent\u00e9 d\u2019ajouter ce \u00ab h\u00e9las \u00bb apr\u00e8s indestructible, parce que, s\u2019il avait continu\u00e9 de l\u2019\u00eatre, il est possible que j\u2019aie moi-m\u00eame continu\u00e9 \u00e0 me laisser leurrer par ce mot. En ce sens, puis-je encore me leurrer sur cette notion d\u2019indestructibilit\u00e9, \u00e0 plus de cinquante ans ? Je ne le crois pas. C\u2019\u00e9tait sans doute l\u2019enfant que j\u2019avais \u00e9t\u00e9, battu, qui prit alors le relais de l\u2019homme, cet enfant qui voyait le sujet de sa haine risquer de s\u2019\u00e9vanouir. Et ainsi, voyant cette hargne dispara\u00eetre en m\u00eame temps que son sujet, sa cause, cette sensation d\u2019\u00eatre soudain dans une ignorance totale du monde, de la vie, de soi-m\u00eame, dans la carcasse d\u2019un homme de cinquante ans. Je revois le jeune m\u00e9decin m\u2019annoncer le peu de chances qu\u2019avait mon p\u00e8re de s\u2019en sortir. Il d\u00e9bitait lentement ses mots, d\u2019un ton clinique. Quel \u00e2ge pouvait-il avoir ? Moins de quarante ans. Qui \u00e9tait mon p\u00e8re pour lui ? Un patient comme un autre ; et moi, un interlocuteur parmi des centaines, sans doute. Je comprenais que cette froideur \u00e9tait une mani\u00e8re de se prot\u00e9ger derri\u00e8re la blouse blanche, qu\u2019il \u00e9tait difficile d\u2019adopter pour chacun une attitude vraiment personnalis\u00e9e. Je le comprenais parfaitement \u00e0 ce moment-l\u00e0 ; mais, la haine n\u2019ayant soudain plus d\u2019objet \u00e0 l\u2019annonce de cette nouvelle, je sentais que ce jeune m\u00e9decin, puis le corps m\u00e9dical tout entier, l\u2019administration hospitali\u00e8re, la ville de Cr\u00e9teil elle-m\u00eame, pourraient bien devenir le nouvel objet de cette haine. M. et C. sont repartis vers vingt deux heures. Et, oui, nous pass\u00e2mes une bonne soir\u00e9e. Ces r\u00e9flexions, notamment au sujet du bonheur et de la libert\u00e9, me reviennent. C. est issu d\u2019une famille de huit enfants ;Il d\u00fb assez vite travailler chez Rh\u00f4ne-Poulenc. Il me raconte qu\u2019il aurait pu poursuivre des \u00e9tudes ; des bourses lui \u00e9taient accessibles, bon \u00e9l\u00e8ve qu\u2019il \u00e9tait ; mais le trousseau, le d\u00e9part pour Saint-\u00c9tienne, devenir instituteur, auraient co\u00fbt\u00e9 trop cher \u00e0 la famille. Seul l\u2019a\u00een\u00e9 put aller un peu plus loin. Jusqu'\u00e0 Lyon. Il n\u2019en fut pas malheureux, dit-il ; il accepta d\u2019aller travailler sans rechigner, ne perdit pas son temps en ressentiments ni en ranc\u0153urs, pas davantage en jalousies. Au contraire, il suivit des cours du soir, tenta de s\u2019\u00e9lever \u00e0 force d\u2019efforts et d\u2019obstination. Il monta ainsi en grade et ne s\u2019en glorifie pas pour autant, car c\u2019\u00e9tait, tout compte fait, le seul choix possible \u00e0 ce moment-l\u00e0. Les choses \u00e9taient ainsi : pas d\u2019autre choix qu\u2019accepter le \u00ab c\u2019est comme \u00e7a \u00bb. Nous \u00e9voqu\u00e2mes alors des moments communs o\u00f9 quelque chose se passait entre coll\u00e8gues de travail : ces petits moments partag\u00e9s, parfois m\u00eame des solidarit\u00e9s inattendues entre \u00ab petites gens \u00bb, que j\u2019ai moi-m\u00eame eu la chance de conna\u00eetre. La vie \u00e9tait diff\u00e9rente, c\u2019est certain : on ne cherchait pas tant \u00e0 \u00eatre libre et heureux qu\u2019\u00e0 assumer des responsabilit\u00e9s et \u00e0 \u00eatre en paix, \u00e0 conserver un c\u0153ur l\u00e9ger. En l\u2019\u00e9coutant raconter, je ne pouvais m\u2019emp\u00eacher de penser \u00e0 quel point ma g\u00e9n\u00e9ration, comme tant d\u2019autres, avait pu \u00eatre bern\u00e9e par le d\u00e9versement de grands id\u00e9aux, d\u00e9j\u00e0 produit par une \u00e9lite \u00e0 la solde des fabricants de r\u00e9alit\u00e9. Cette fabrication d\u2019une r\u00e9alit\u00e9, inscrite au fronton des mairies \u2014 \u00ab Libert\u00e9, \u00c9galit\u00e9, Fraternit\u00e9 \u00bb \u2014, avait subi tant de modifications subtiles, imperceptibles, tant d\u2019amendements inaper\u00e7us, qu\u2019elle s\u2019en \u00e9tait trouv\u00e9e totalement chang\u00e9e en \u00e0 peine quelques d\u00e9cennies. On nous rabattait encore les oreilles avec de grands mots ; ils tournaient pourtant de plus en plus \u00e0 vide, ne voulaient plus dire grand-chose pour les nouvelles g\u00e9n\u00e9rations, qui, comme il se doit, \u00e9taient tenues \u2014 et maintenues \u2014 dans l\u2019ignorance, au nom de l\u2019\u00e9ternelle antienne : \u00ab n\u2019a pas su, n\u2019a pas souffert \u00bb. --- Pr\u00eat d'un livre \u00e0 C. \"Soleil Hopi\". Collection Terres Humaines D\u00e9cision de se rendre au cin\u00e9ma tous les quatre une fois par mois, le mardi ? Peut-\u00eatre \u00e0 Annonay aussi pour festival premier film. Anniversaire de M. 30\/08. ",
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"id": "https:\/\/ledibbouk.net\/25-octobre-2025.html",
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"title": "25 octobre 2025",
"date_published": "2025-10-25T03:15:51Z",
"date_modified": "2025-10-25T03:15:51Z",
"author": {"name": "Patrick Blanchon"},
"content_html": " Le code et la composition des textes se r\u00e9pondent : qu\u2019une seule classe CSS soit modifi\u00e9e et tout l\u2019\u00e9difice, silencieusement, se d\u00e9place ; la marge d\u2019un paragraphe s\u2019agrandit, une grille se resserre, un contraste s\u2019att\u00e9nue, et me voil\u00e0 forc\u00e9 de remonter, de balise en balise, le fil du HTML, comme on remonte une g\u00e9n\u00e9alogie pour comprendre de quelle branche vient l\u2019inclinaison de la bouche. J\u2019ai parfois l\u2019impression de me r\u00e9fugier dans le code par crainte — crainte de quoi, je l\u2019ignore — tout comme jadis je me r\u00e9fugiais dans l\u2019\u00e9criture pour ne pas regarder en face ce que la peinture, d\u2019un seul aplat franc, m\u2019aurait montr\u00e9. Est-ce bien de la peur ? C\u2019est sans doute plus proche du d\u00e9sir : je veux quelque chose et je redoute de l\u2019obtenir, car une fois le d\u00e9sir satisfait, il faudrait lui trouver un successeur, et l\u2019on n\u2019ose pas toujours priver sa journ\u00e9e de ce moteur si commode. J\u2019ai essay\u00e9 d\u2019\u00e9carter le d\u00e9sir ; l\u2019effet fut impr\u00e9vu et, disons-le, d\u00e9primant : le plus attristant fut la disparition de l\u2019humour, car sans d\u00e9sir on perd aussi cette ironie l\u00e9g\u00e8re qui sauve la gravit\u00e9 du s\u00e9rieux ; ne restait qu\u2019une peur nue, embarrassante, \u00e0 laquelle je ne savais que faire, faute m\u00eame d\u2019un d\u00e9sir de lui r\u00e9sister. Alors je me surprenais \u00e0 singer l\u2019\u00e9nergie — taper du pied, tr\u00e9pigner, m\u2019emporter — comme on imite un dialecte sans en comprendre la syntaxe ; j\u2019ai vu tant de gens s\u2019en tirer \u00e0 grand renfort de tr\u00e9pignements que ce pastiche de r\u00e9solution est devenu une langue commune. \u00c0 quoi bon, me dis-je \u00e0 pr\u00e9sent ; mieux vaut, dans ce marasme, chercher \u00e0 faire quelque chose de la peur, lui pr\u00eater attention plut\u00f4t que de la fuir, lui demander de parler au lieu de la r\u00e9duire au silence. Il faut que je me souvienne aussi que je « d\u00e9testais » le code, et que je ne puis plus le dire avec la m\u00eame bonne foi : je ne l\u2019aime ni ne le hais ; il m\u2019est indiff\u00e9rent comme tout outil auquel la crainte avait pr\u00eat\u00e9 un affect. De quoi avais-je peur ? De me tromper, de casser le site — bagatelles si on les mesure \u00e0 la mis\u00e8re du monde, tracas tout au plus, puisqu\u2019il faudra comprendre d\u2019o\u00f9 vient la panne et la r\u00e9parer : juste cela. Le code, au fond, est reposant : binaire, il marche ou ne marche pas, et c\u2019est peut-\u00eatre pour cela qu\u2019on s\u2019y reclus, parce qu\u2019on n\u2019y attend pas de surprise autre que celle, tr\u00e8s franche, du succ\u00e8s ou de l\u2019erreur. La peinture, l\u2019\u00e9criture, elles, r\u00e9servent de vraies surprises, dont la beaut\u00e9 m\u00eame inqui\u00e8te. Et pourtant je me fais encore des id\u00e9es : il n\u2019y a peut-\u00eatre rien \u00e0 attendre de rien, et la s\u00e9cheresse m\u00eame de l\u2019\u00e9nonc\u00e9 lui donne sa chance de v\u00e9rit\u00e9. Alors je continue, pas \u00e0 pas, \u00e0 examiner ces d\u00e9pendances qui font qu\u2019un d\u00e9tail d\u00e9range l\u2019ensemble, et j\u2019essaie, plut\u00f4t que d\u2019ajouter de l\u2019agitation \u00e0 l\u2019agitation, de mettre un peu d\u2019ordre — non pour « repr\u00e9senter » quoi que ce soit, mais pour r\u00e9parer l\u2019\u00e9cart entre ce que je cherche et ce qui, sans bruit, cherche en moi.<\/p>",
"content_text": "Le code et la composition des textes se r\u00e9pondent : qu\u2019une seule classe CSS soit modifi\u00e9e et tout l\u2019\u00e9difice, silencieusement, se d\u00e9place ; la marge d\u2019un paragraphe s\u2019agrandit, une grille se resserre, un contraste s\u2019att\u00e9nue, et me voil\u00e0 forc\u00e9 de remonter, de balise en balise, le fil du HTML, comme on remonte une g\u00e9n\u00e9alogie pour comprendre de quelle branche vient l\u2019inclinaison de la bouche. J\u2019ai parfois l\u2019impression de me r\u00e9fugier dans le code par crainte \u2014 crainte de quoi, je l\u2019ignore \u2014 tout comme jadis je me r\u00e9fugiais dans l\u2019\u00e9criture pour ne pas regarder en face ce que la peinture, d\u2019un seul aplat franc, m\u2019aurait montr\u00e9. Est-ce bien de la peur ? C\u2019est sans doute plus proche du d\u00e9sir : je veux quelque chose et je redoute de l\u2019obtenir, car une fois le d\u00e9sir satisfait, il faudrait lui trouver un successeur, et l\u2019on n\u2019ose pas toujours priver sa journ\u00e9e de ce moteur si commode. J\u2019ai essay\u00e9 d\u2019\u00e9carter le d\u00e9sir ; l\u2019effet fut impr\u00e9vu et, disons-le, d\u00e9primant : le plus attristant fut la disparition de l\u2019humour, car sans d\u00e9sir on perd aussi cette ironie l\u00e9g\u00e8re qui sauve la gravit\u00e9 du s\u00e9rieux ; ne restait qu\u2019une peur nue, embarrassante, \u00e0 laquelle je ne savais que faire, faute m\u00eame d\u2019un d\u00e9sir de lui r\u00e9sister. Alors je me surprenais \u00e0 singer l\u2019\u00e9nergie \u2014 taper du pied, tr\u00e9pigner, m\u2019emporter \u2014 comme on imite un dialecte sans en comprendre la syntaxe ; j\u2019ai vu tant de gens s\u2019en tirer \u00e0 grand renfort de tr\u00e9pignements que ce pastiche de r\u00e9solution est devenu une langue commune. \u00c0 quoi bon, me dis-je \u00e0 pr\u00e9sent ; mieux vaut, dans ce marasme, chercher \u00e0 faire quelque chose de la peur, lui pr\u00eater attention plut\u00f4t que de la fuir, lui demander de parler au lieu de la r\u00e9duire au silence. Il faut que je me souvienne aussi que je \u00ab d\u00e9testais \u00bb le code, et que je ne puis plus le dire avec la m\u00eame bonne foi : je ne l\u2019aime ni ne le hais ; il m\u2019est indiff\u00e9rent comme tout outil auquel la crainte avait pr\u00eat\u00e9 un affect. De quoi avais-je peur ? De me tromper, de casser le site \u2014 bagatelles si on les mesure \u00e0 la mis\u00e8re du monde, tracas tout au plus, puisqu\u2019il faudra comprendre d\u2019o\u00f9 vient la panne et la r\u00e9parer : juste cela. Le code, au fond, est reposant : binaire, il marche ou ne marche pas, et c\u2019est peut-\u00eatre pour cela qu\u2019on s\u2019y reclus, parce qu\u2019on n\u2019y attend pas de surprise autre que celle, tr\u00e8s franche, du succ\u00e8s ou de l\u2019erreur. La peinture, l\u2019\u00e9criture, elles, r\u00e9servent de vraies surprises, dont la beaut\u00e9 m\u00eame inqui\u00e8te. Et pourtant je me fais encore des id\u00e9es : il n\u2019y a peut-\u00eatre rien \u00e0 attendre de rien, et la s\u00e9cheresse m\u00eame de l\u2019\u00e9nonc\u00e9 lui donne sa chance de v\u00e9rit\u00e9. Alors je continue, pas \u00e0 pas, \u00e0 examiner ces d\u00e9pendances qui font qu\u2019un d\u00e9tail d\u00e9range l\u2019ensemble, et j\u2019essaie, plut\u00f4t que d\u2019ajouter de l\u2019agitation \u00e0 l\u2019agitation, de mettre un peu d\u2019ordre \u2014 non pour \u00ab repr\u00e9senter \u00bb quoi que ce soit, mais pour r\u00e9parer l\u2019\u00e9cart entre ce que je cherche et ce qui, sans bruit, cherche en moi.",
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"id": "https:\/\/ledibbouk.net\/boost-2-06-histoires-autour-de-l-histoire-developpements-version-3.html",
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"title": "# Boost 2 #06 | Histoires autour de l'histoire ",
"date_published": "2025-10-24T13:37:00Z",
"date_modified": "2025-10-24T14:38:36Z",
"author": {"name": "Patrick Blanchon"},
"content_html": " <\/p>\n Apr\u00e8s plusieurs essais infructueux, l\u2019id\u00e9e de lire « Pastiches et M\u00e9langes » aura \u00e9t\u00e9 le d\u00e9clencheur. Je laissai le livre ouvert dans Foliate et Lina Lachgar continuer son r\u00eave, \u00e0 sa fa\u00e7on, — pour commencer d\u2019arpenter le mien. Car ce fut moins la le\u00e7on des pages que leur mani\u00e8re de demeurer entrouvertes, comme une porte laiss\u00e9e sur le palier de la m\u00e9moire, qui me d\u00e9cida \u00e0 sortir ; dehors, la ville s\u2019embuait d\u00e9j\u00e0 d\u2019un flou propice, et je compris qu\u2019il ne fallait pas tant chercher un sujet qu\u2019accepter le fil des retrouvailles : la chaleur bleut\u00e9e d\u2019un po\u00eale \u00e0 gaz dans un atelier o\u00f9 l\u2019huile, presque gel\u00e9e, consent \u00e0 se ti\u00e9dir ; la toile badigeonn\u00e9e de terre de Sienne, promesse d\u2019une lumi\u00e8re \u00e0 venir ; la porte revue rue Germain Pilon, devant laquelle on s\u2019arr\u00eate sans raison ; un dancing trop sombre, o\u00f9 le parfum et la sueur se disputent la musique ; la Butte-aux-Cailles o\u00f9 l\u2019on perd \u00e0 nouveau celui qu\u2019on croyait tenir ; un cimeti\u00e8re aux pierres de guingois dont l\u2019obstination nous ressemble ; puis, plus loin, des yourtes battues par le vent, le th\u00e9 au beurre, le rire doux de celui qui, chaque fois, \u00e9chappe \u00e0 la mort. Je n\u2019avais rien \u00e0 repr\u00e9senter, seulement \u00e0 suivre — pas \u00e0 pas — cette r\u00e9paration discr\u00e8te par laquelle on rend \u00e0 la vie ce qu\u2019on lui a pris : non le commerce des images, mais la pr\u00e9sence qui s\u2019ent\u00eate. Alors je laissai le livre ouvert, et je me mis en route. Bien sur ce n’est pas Proust , c\u2019est ma tentative d\u2019entendre ce qui, chez lui, m\u2019ouvre le passage<\/em><\/p>\n <\/p>\n— Tu ne penses jamais \u00e0 la mort ?<\/quote> Ce n\u2019est pas une th\u00e8se, c\u2019est une voix. Elle sid\u00e8re, puis installe le r\u00e9gime de lecture : on n\u2019est pas seul avec un « il », il y a d\u2019autres timbres dans la pi\u00e8ce.<\/p>\n
— Crapaud encul\u00e9, vieille salope, perte blanche, pipi, bite\u2026 (\u2026) Autour de nous, la chambre est une enveloppe f\u0153tale.<\/quote> Nommer, ici, c\u2019est cadrer. Et cadrer, c\u2019est d\u00e9cider de ce qui entre et de ce qui sort du champ (on peut convoquer Mulvey sans slogan : qui<\/em> cadre, pour qui<\/em>, avec quel pouvoir d\u2019identification<\/em>).<\/p>\n
— Je ne suis pourtant pas tr\u00e8s belle, mais les hommes me choisissent plus souvent que d\u2019autres que je trouve dix fois mieux que moi.<\/quote> Pas « la Femme » majuscule : une \u00e9conomie concr\u00e8te des regards, dite \u00e0 la premi\u00e8re personne. (Cixous peut aider \u00e0 penser ce surgissement : des paroles f\u00e9minines apparaissent dans<\/em> un cadre tenu par un homme et d\u00e9placent les places sans effacer l\u2019architecture.)<\/p>\n
Excite-toi sur elles tant que tu veux, mais ton foutre est pour moi.<\/quote> Adresse, pouvoir, contrat : le centre de gravit\u00e9 se d\u00e9place — assez pour changer l\u2019\u00e9coute.<\/p>\n
Elle est courb\u00e9e sur l\u2019escalier de pierre qu\u2019elle lave \u00e0 grandes eaux\u2026 l\u2019homme la regarde fixement\u2026 l\u2019eau de rin\u00e7age est propre.<\/quote> Corps, geste, regard : mat\u00e9riau id\u00e9al pour distinguer ce que le cadre impose et ce que la sc\u00e8ne fait fuir.<\/p>\n
Bio normalis\u00e9e<\/h3>\n
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