{ "version": "https://jsonfeed.org/version/1.1", "title": "Le dibbouk", "home_page_url": "https:\/\/ledibbouk.net\/", "feed_url": "https:\/\/ledibbouk.net\/spip.php?page=feed_json", "language": "fr-FR", "items": [ { "id": "https:\/\/ledibbouk.net\/lire-la-mecanique-des-femmes-aujourd-hui.html", "url": "https:\/\/ledibbouk.net\/lire-la-mecanique-des-femmes-aujourd-hui.html", "title": "Lire La M\u00e9canique des femmes aujourd\u2019hui", "date_published": "2025-10-26T06:44:44Z", "date_modified": "2025-10-26T06:44:44Z", "author": {"name": "Patrick Blanchon"}, "content_html": "

J\u2019ai appris, avec l\u2019\u00e2ge, que certains livres ne se lisent pas seulement avec les yeux mais avec la pi\u00e8ce o\u00f9 l\u2019on se trouve. La lumi\u00e8re, la chaise, le t\u00e9l\u00e9phone en veille, le bruit de la rue. {La M\u00e9canique des femmes} appartient \u00e0 cette cat\u00e9gorie-l\u00e0 : on ne l\u2019ouvre pas innocemment, et l\u2019\u00e9poque, qui a d\u00e9plac\u00e9 la censure du dehors vers le dedans, vient s\u2019asseoir \u00e0 c\u00f4t\u00e9 de vous au moment o\u00f9 vous tournez la premi\u00e8re page. On ne vous interdit rien ; on vous observe lire. La surveillance est incorpor\u00e9e, presque courtoise. Elle ne confisque pas le livre, elle ajuste votre respiration. Tr\u00e8s t\u00f4t d\u2019ailleurs, le texte se cabre par une r\u00e9plique nue, sans glose : — Tu ne penses jamais \u00e0 la mort ?<\/quote> Ce n\u2019est pas une th\u00e8se, c\u2019est une voix. Elle sid\u00e8re, puis installe le r\u00e9gime de lecture : on n\u2019est pas seul avec un « il », il y a d\u2019autres timbres dans la pi\u00e8ce.<\/p>\n

On dit volontiers que le texte « objectifie » les femmes. Il y a de quoi. Le regard y est frontal, parfois cruel, et les corps sont d\u00e9crits comme des surfaces de contact — ce qui, pour une lecture solitaire, active aussit\u00f4t le tribunal intime. Mais le livre ne se laisse pas r\u00e9sumer \u00e0 cette seule accusation. Il avance par fragments, en d\u00e9rapages de voix, et ce montage fissure la souverainet\u00e9 du « je ». \u00c0 mesure qu\u2019on progresse, l\u2019instance qui parle se trouble : confessions qui se contredisent, souvenirs sans preuves, phrases ramass\u00e9es au couteau dans des bars, des chambres anonymes, des parkings d\u2019apr\u00e8s-minuit. La question cesse d\u2019\u00eatre « que dit-il des femmes ? » pour devenir « qui parle, ici, et \u00e0 quel titre ? ». C\u2019est le premier d\u00e9placement n\u00e9cessaire aujourd\u2019hui : lire non pas un dogme<\/strong>, mais un dispositif<\/strong>.<\/p>\n

Ce dispositif se voit dans l\u2019{inventaire} — cette fa\u00e7on de nommer, d\u2019aligner, de classer. L\u2019\u00e9num\u00e9ration donne l\u2019illusion d\u2019une v\u00e9rit\u00e9 sans artifice, mais c\u2019est une mise en coupe du r\u00e9el : — Crapaud encul\u00e9, vieille salope, perte blanche, pipi, bite\u2026 (\u2026) Autour de nous, la chambre est une enveloppe f\u0153tale.<\/quote> Nommer, ici, c\u2019est cadrer. Et cadrer, c\u2019est d\u00e9cider de ce qui entre et de ce qui sort du champ (on peut convoquer Mulvey sans slogan : qui<\/em> cadre, pour qui<\/em>, avec quel pouvoir d\u2019identification<\/em>).<\/p>\n

L\u2019indignation pure — utile, morale, parfois n\u00e9cessaire — rate pourtant quelque chose si elle s\u2019arr\u00eate \u00e0 la coupe. Car le montage laisse passer des voix f\u00e9minines<\/strong>. Elles ne sont ni sages ni p\u00e9dagogiques. Elles sont triviales, insolentes, vulgaires parfois ; elles racontent la fatigue, la faim, la jouissance comme on parle d\u2019une heure perdue sur le p\u00e9riph\u00e9rique. — Je ne suis pourtant pas tr\u00e8s belle, mais les hommes me choisissent plus souvent que d\u2019autres que je trouve dix fois mieux que moi.<\/quote> Pas « la Femme » majuscule : une \u00e9conomie concr\u00e8te des regards, dite \u00e0 la premi\u00e8re personne. (Cixous peut aider \u00e0 penser ce surgissement : des paroles f\u00e9minines apparaissent dans<\/em> un cadre tenu par un homme et d\u00e9placent les places sans effacer l\u2019architecture.)<\/p>\n

On me dira que c\u2019est encore l\u2019homme qui cadre, que c\u2019est lui qui choisit la coupe, la focale, la phrase finale. C\u2019est exact. Et c\u2019est pr\u00e9cis\u00e9ment l\u00e0 que le second d\u00e9placement, celui de notre \u00e9poque, op\u00e8re : qui tient la lecture<\/strong> ? Dans un club, sur une sc\u00e8ne, quand des actrices disent ces fragments et les poussent jusque dans la respiration, le livre bascule. Le texte ne change pas d\u2019un mot ; c\u2019est la prise en charge<\/strong> qui se d\u00e9place. Les m\u00eames phrases, prononc\u00e9es par une femme, cessent d\u2019\u00eatre un inventaire du regard masculin pour devenir une sc\u00e8ne de r\u00e9appropriation<\/strong> : un « on m\u2019a dite » retourn\u00e9 en « je me dis ». La page n\u2019excuse rien ; elle d\u00e9place<\/strong>. Et ce d\u00e9placement a aujourd\u2019hui plus de sens que n\u2019importe quel label d\u2019acceptabilit\u00e9.<\/p>\n

Reste la lecture solitaire<\/strong>, la plus risqu\u00e9e, celle qui compte. Elle se fait sans m\u00e9diation, sans contexte institutionnel, sans pr\u00e9face qui rassure. C\u2019est l\u00e0 que travaille la censure int\u00e9rieure : non un b\u00e2illon, mais une suite de scrupules. Est-ce que je peux<\/strong> trouver \u00e7a fort tout en refusant la violence du point de vue ? Est-ce que je dois<\/strong> refermer le livre pour ne pas « cautionner » ? La bonne foi moderne aime les r\u00e9ponses nettes, les colonnes « pour\/contre ». La litt\u00e9rature, pas toujours. Ce livre vous met \u00e0 l\u2019\u00e9preuve non parce qu\u2019il demande l\u2019adh\u00e9sion, mais parce qu\u2019il oblige \u00e0 tenir deux gestes en m\u00eame temps<\/strong> : reconna\u00eetre l\u2019angle mort du regard et reconna\u00eetre la puissance du document brut. Une phrase-couteau le montre : Excite-toi sur elles tant que tu veux, mais ton foutre est pour moi.<\/quote> Adresse, pouvoir, contrat : le centre de gravit\u00e9 se d\u00e9place — assez pour changer l\u2019\u00e9coute.<\/p>\n

Il faut aussi se souvenir d\u2019une autre chose : Calaferte a longtemps \u00e9crit contre la fa\u00e7ade, contre les biens\u00e9ances \u00e9ditoriales. On peut refuser sa mani\u00e8re tout en admettant que sa phrase, lorsqu\u2019elle tranche, vise l\u2019endroit o\u00f9 l\u2019\u00e9poque colle du vernis. Notre \u00e9poque n\u2019est pas plus morale que celle d\u2019hier ; elle est plus proc\u00e9duri\u00e8re<\/strong>. Elle r\u00e9clame des avertissements, des cadres, des dispositifs d\u2019alerte. Cela peut prot\u00e9ger. Cela peut aussi asphyxier. On ne sortira pas de cette tension en triant les biblioth\u00e8ques \u00e0 coups d\u2019\u00e9tiquettes. On en sort, parfois, en lisant \u00e0 deux niveaux<\/strong> : niveau 1, l\u2019analyse du regard<\/strong> (qui parle, d\u2019o\u00f9, sur qui) ; niveau 2, l\u2019\u00e9coute des phrases<\/strong> qui \u00e9chappent au programme de celui qui parle. Ce double foyer devient \u00e9vident devant un tableau sc\u00e9nique<\/strong> : Elle est courb\u00e9e sur l\u2019escalier de pierre qu\u2019elle lave \u00e0 grandes eaux\u2026 l\u2019homme la regarde fixement\u2026 l\u2019eau de rin\u00e7age est propre.<\/quote> Corps, geste, regard : mat\u00e9riau id\u00e9al pour distinguer ce que le cadre impose et ce que la sc\u00e8ne fait fuir.<\/p>\n

Je ne dis pas que cela « suffit ». Je dis que, pour une lectrice d\u2019aujourd\u2019hui, l\u2019\u00e9preuve est peut-\u00eatre ailleurs : non dans l\u2019acceptation ou le rejet, mais dans la ma\u00eetrise de l\u2019oscillation<\/strong>. Lire en sachant que l\u2019injustice de l\u2019angle est r\u00e9elle. Lire en sachant que la phrase, parfois, la traverse et la met \u00e0 nu. On peut se tenir sur cette cr\u00eate. Ce n\u2019est pas confortable. Cela l\u2019est d\u2019autant moins que les r\u00e9seaux demandent des postures compl\u00e8tes, des verdicts de 240 caract\u00e8res. Le livre r\u00e9siste \u00e0 ce format. Il n\u2019offre pas de position stable plus de deux pages d\u2019affil\u00e9e.<\/p>\n

Alors, que faire de cette lecture au pr\u00e9sent ? Deux gestes, encore. Le premier : contextualiser sans neutraliser<\/strong>. Rappeler que l\u2019\u00e9criture est un montage, souligner ce qui, dans la forme, fracture l\u2019autorit\u00e9 du narrateur, ouvrir la porte aux r\u00e9pliques f\u00e9minines — sur sc\u00e8ne, en club, dans des contre-essais. Le second : assumer le t\u00eate-\u00e0-t\u00eate<\/strong>. Accepter d\u2019\u00eatre seule, seul, avec ce livre, et d\u2019entendre ne serait-ce qu\u2019une fois la lampe gr\u00e9siller au-dessus de la page. C\u2019est dans cette solitude que l\u2019on mesure si l\u2019on est somm\u00e9 de se taire par le vieux censeur ext\u00e9rieur (on l\u2019entend encore, il est sonore, dat\u00e9) ou par le nouveau censeur int\u00e9rieur, plus subtil, qui demande : « es-tu s\u00fbre de vouloir penser \u00e7a ? ». La question n\u2019est pas honteuse. Elle est m\u00eame saine. Ce qui serait dommage, c\u2019est qu\u2019elle tienne lieu de r\u00e9ponse.<\/p>\n

On peut, je crois, tenir la note juste<\/strong> : reconna\u00eetre l\u2019asym\u00e9trie du regard et refuser l\u2019objectivation comme horizon ; et, dans le m\u00eame mouvement, lire le livre comme un terrain de voix<\/strong> o\u00f9 des femmes existent, parlent, jurent, transigent, se prot\u00e8gent, se perdent. Quand ces voix passent par des bouches f\u00e9minines — actrices, lectrices publiques, critiques — le texte se reconfigure<\/strong>. Quand elles passent par votre lecture silencieuse, c\u2019est vous qui tenez la balance : vous pesez l\u2019angle, vous pesez la langue, et vous d\u00e9cidez si la phrase a gagn\u00e9 le droit de rester.<\/p>\n

Il n\u2019y a pas de m\u00e9thode miracle, seulement des conditions : une pi\u00e8ce, une lampe, du temps, et la volont\u00e9 de ne pas r\u00e9duire le risque \u00e0 un slogan. {La M\u00e9canique des femmes} n\u2019est pas un protocole de bonne conduite. C\u2019est un test<\/strong>. Il ne dit pas ce que doivent \u00eatre les femmes. Il montre, brutalement, ce que la langue peut faire quand elle d\u00e9sire, d\u00e9teste, \u00e9coute, et perd le contr\u00f4le. Notre \u00e9poque, qui voudrait des textes irr\u00e9prochables, oublie parfois que la litt\u00e9rature d\u2019importance ne s\u2019excuse pas. Elle demande des lectures responsables<\/strong>. Au fond, la vraie question — celle que la petite censure en chacun n\u2019aime pas — est simple : que vous a fait ce livre, ici et maintenant ?<\/strong> Si la r\u00e9ponse n\u2019entre pas dans une case, tant mieux : c\u2019est le signe qu\u2019il reste du monde dans la page.<\/p>\n

Bio normalis\u00e9e<\/h3>\n

{{Louis Calaferte}} (Turin, 1928 \u2013 Dijon, 1994), \u00e9crivain fran\u00e7ais (romans, th\u00e9\u00e2tre, carnets). D\u00e9buts remarqu\u00e9s avec {Requiem des innocents} (1952) ; {Septentrion} (1963) frapp\u00e9 d\u2019interdiction \u00e0 la vente puis r\u00e9\u00e9dit\u00e9 dans les ann\u00e9es 1980 ; {La M\u00e9canique des femmes} (1992) cristallise une r\u00e9ception clivante. Dramaturge ({Les Miettes}, {Un riche, trois pauvres}), diariste (s\u00e9rie des {Carnets}). Grand Prix national des lettres<\/strong> (1992). \u00c9ditions : Gallimard, Deno\u00ebl ; poches chez Folio. \u0152uvre r\u00e9guli\u00e8rement lue et mont\u00e9e.<\/p>\n