{ "version": "https://jsonfeed.org/version/1.1", "title": "Le dibbouk", "home_page_url": "https:\/\/ledibbouk.net\/", "feed_url": "https:\/\/ledibbouk.net\/spip.php?page=feed_json", "language": "fr-FR", "items": [ { "id": "https:\/\/ledibbouk.net\/10-decembre-2025.html", "url": "https:\/\/ledibbouk.net\/10-decembre-2025.html", "title": "10 d\u00e9cembre 2025", "date_published": "2025-12-10T10:02:13Z", "date_modified": "2025-12-10T10:11:34Z", "author": {"name": "Patrick Blanchon"}, "content_html": "

Le 8 d\u00e9cembre 2025, j\u2019\u00e9tais connect\u00e9 \u00e0 mon serveur, pr\u00eat \u00e0 s\u00e9lectionner tout le r\u00e9pertoire www, le dossier qui contient l\u2019int\u00e9gralit\u00e9 de mon site, et \u00e0 le supprimer. La fen\u00eatre de Filezilla \u00e9tait ouverte, tous les fichiers list\u00e9s, mon doigt approchait la touche Suppr. \u00c0 ce moment-l\u00e0, une notification est apparue en haut de l\u2019\u00e9cran : nouvelle vid\u00e9o de L.S. J\u2019ai cliqu\u00e9. L.S. pr\u00e9sentait la nouvelle IA de Notion. En l\u2019\u00e9coutant, j\u2019ai imm\u00e9diatement pens\u00e9 qu\u2019on pouvait s\u2019en servir pour faire un livre \u00e0 partir de ce qui dormait d\u00e9j\u00e0 dans les archives. J\u2019ai ouvert Notion, activ\u00e9 l\u2019essai, import\u00e9 un fichier CSV avec mes 3747 articles, lanc\u00e9 la commande. Une heure plus tard, un manuscrit sur l\u2019\u00e9criture \u00e9tait apparu dans une page, compos\u00e9 uniquement de textes que j\u2019avais d\u00e9j\u00e0 publi\u00e9s.<\/p>\n

Depuis quelques jours, j\u2019ai du mal \u00e0 croire \u00e0 ce que j\u2019\u00e9cris, ni m\u00eame \u00e0 ce que je lis. Je ferme un livre sur une seule phrase qui sonne faux, je supprime plusieurs pages de carnet pour deux ou trois b\u00e9vues qui me sautent aux yeux. Ce que j\u2019appelle exigence ressemble parfois \u00e0 autre chose, quelque chose de plus ancien. Enfant, je mettais le feu au poulailler, je partais en douce pour des fugues rat\u00e9es, je volais des bonbons \u00e0 l\u2019\u00e9picerie du coin, je mentais, je tapais trop fort sur mon petit fr\u00e8re. \u00c0 chaque fois, la suite \u00e9tait pr\u00e9visible : engueulade, punition, gifles. Au moins, il se passait quelque chose de clair.<\/p>\n

Ce que j\u2019ai appris plus tard, c\u2019est une sanction qui ne fait pas de bruit : le silence. Quand je publie un texte, que je le signale, puis que je regarde les statistiques et que je vois qu\u2019il a \u00e9t\u00e9 lu trois ou quatre fois, parfois pas du tout, j\u2019appelle \u00e7a la sanction. Ce n\u2019est jamais totalement vide, mais \u00e7a y ressemble. Je n\u2019ai mis ni forum ni lien de contact sur le site ; je me suis arrang\u00e9 pour que la r\u00e9ponse, le plus souvent, soit ce silence-l\u00e0. Il dure, il s\u2019accumule, il finit par compter autant que les textes. Ce soir-l\u00e0, sur l\u2019\u00e9cran, j\u2019avais encore la fen\u00eatre de Suppr ouverte, le manuscrit g\u00e9n\u00e9r\u00e9 par Notion, et la courbe presque plate de mes visites. Avec \u00e7a, il faut bien continuer \u00e0 \u00e9crire un peu, sans tout effacer.<\/p>\n

illustration<\/strong> Man\u00e8ge \u00e0 Aubervilliers, ann\u00e9es 80, pb<\/p>", "content_text": " Le 8 d\u00e9cembre 2025, j\u2019\u00e9tais connect\u00e9 \u00e0 mon serveur, pr\u00eat \u00e0 s\u00e9lectionner tout le r\u00e9pertoire www, le dossier qui contient l\u2019int\u00e9gralit\u00e9 de mon site, et \u00e0 le supprimer. La fen\u00eatre de Filezilla \u00e9tait ouverte, tous les fichiers list\u00e9s, mon doigt approchait la touche Suppr. \u00c0 ce moment-l\u00e0, une notification est apparue en haut de l\u2019\u00e9cran : nouvelle vid\u00e9o de L.S. J\u2019ai cliqu\u00e9. L.S. pr\u00e9sentait la nouvelle IA de Notion. En l\u2019\u00e9coutant, j\u2019ai imm\u00e9diatement pens\u00e9 qu\u2019on pouvait s\u2019en servir pour faire un livre \u00e0 partir de ce qui dormait d\u00e9j\u00e0 dans les archives. J\u2019ai ouvert Notion, activ\u00e9 l\u2019essai, import\u00e9 un fichier CSV avec mes 3747 articles, lanc\u00e9 la commande. Une heure plus tard, un manuscrit sur l\u2019\u00e9criture \u00e9tait apparu dans une page, compos\u00e9 uniquement de textes que j\u2019avais d\u00e9j\u00e0 publi\u00e9s. Depuis quelques jours, j\u2019ai du mal \u00e0 croire \u00e0 ce que j\u2019\u00e9cris, ni m\u00eame \u00e0 ce que je lis. Je ferme un livre sur une seule phrase qui sonne faux, je supprime plusieurs pages de carnet pour deux ou trois b\u00e9vues qui me sautent aux yeux. Ce que j\u2019appelle exigence ressemble parfois \u00e0 autre chose, quelque chose de plus ancien. Enfant, je mettais le feu au poulailler, je partais en douce pour des fugues rat\u00e9es, je volais des bonbons \u00e0 l\u2019\u00e9picerie du coin, je mentais, je tapais trop fort sur mon petit fr\u00e8re. \u00c0 chaque fois, la suite \u00e9tait pr\u00e9visible : engueulade, punition, gifles. Au moins, il se passait quelque chose de clair. Ce que j\u2019ai appris plus tard, c\u2019est une sanction qui ne fait pas de bruit : le silence. Quand je publie un texte, que je le signale, puis que je regarde les statistiques et que je vois qu\u2019il a \u00e9t\u00e9 lu trois ou quatre fois, parfois pas du tout, j\u2019appelle \u00e7a la sanction. Ce n\u2019est jamais totalement vide, mais \u00e7a y ressemble. Je n\u2019ai mis ni forum ni lien de contact sur le site ; je me suis arrang\u00e9 pour que la r\u00e9ponse, le plus souvent, soit ce silence-l\u00e0. Il dure, il s\u2019accumule, il finit par compter autant que les textes. Ce soir-l\u00e0, sur l\u2019\u00e9cran, j\u2019avais encore la fen\u00eatre de Suppr ouverte, le manuscrit g\u00e9n\u00e9r\u00e9 par Notion, et la courbe presque plate de mes visites. Avec \u00e7a, il faut bien continuer \u00e0 \u00e9crire un peu, sans tout effacer. **illustration** Man\u00e8ge \u00e0 Aubervilliers, ann\u00e9es 80, pb ", "image": "https:\/\/ledibbouk.net\/IMG\/logo\/photos_anciennes047.jpg?1765360930", "tags": ["Essai sur la fatigue", "depuis quelle place \u00e9cris-tu ?"] } ,{ "id": "https:\/\/ledibbouk.net\/boost-02-12-construire-un-autel.html", "url": "https:\/\/ledibbouk.net\/boost-02-12-construire-un-autel.html", "title": "Boost 02 #12 | Construire un autel ", "date_published": "2025-12-09T10:53:52Z", "date_modified": "2025-12-09T11:05:25Z", "author": {"name": "Patrick Blanchon"}, "content_html": "

La fen\u00eatre de la chambre d\u2019h\u00f4tel a longtemps \u00e9t\u00e9 ce que je cherchais en premier. J\u2019allais vers elle comme si c\u2019\u00e9tait pour \u00e7a que j\u2019\u00e9tais venu, voir la ville \u00e0 travers ce cadre-l\u00e0 plut\u00f4t qu\u2019un autre. Je ne sais plus ce que je regardais exactement : les fa\u00e7ades d\u2019en face, un bout de ciel, une enseigne, peu importe, c\u2019\u00e9tait la ville vue depuis cette vitre qui comptait. Je ne me souviens plus vraiment quand j\u2019ai arr\u00eat\u00e9 de regarder par la fen\u00eatre. \u00c0 un moment, cela s\u2019est invers\u00e9. Lorsque j\u2019avais la possibilit\u00e9 de l\u2019occulter, je le faisais. Je rep\u00e9rais le rideau et je le tirais sans m\u00eame v\u00e9rifier ce qu\u2019il y avait dehors. Je me souviens de rideaux surtout, de leurs plis, de leur \u00e9paisseur, pas des vues qu\u2019ils masquaient. Je ne me rappelle pas avoir jamais ferm\u00e9 les volets d\u2019une chambre d\u2019h\u00f4tel. La fen\u00eatre restait l\u00e0, quelque part derri\u00e8re, disponible, mais d\u00e9j\u00e0 \u00e9cart\u00e9e. La perception du bruit dans une chambre d\u2019h\u00f4tel, qu\u2019il vienne des chambres d\u2019\u00e0 c\u00f4t\u00e9, de plus loin dans l\u2019immeuble ou de l\u2019ext\u00e9rieur, a longtemps tout recouvert. Je me souviens d\u2019un \u00e9t\u00e9 br\u00fblant o\u00f9 j\u2019ai ouvert la fen\u00eatre en grand. Le bruit et la lumi\u00e8re sont entr\u00e9s d\u2019un seul bloc. Je suis rest\u00e9 l\u00e0, sans la refermer. Premi\u00e8re fois que je pense avec un peu plus d\u2019acuit\u00e9 que d\u2019habitude au mot premi\u00e8re<\/em> et au mot fois<\/em> pos\u00e9s c\u00f4te \u00e0 c\u00f4te. Le mot c\u00f4te — aussi saugrenu soit le rapprochement — me ram\u00e8ne \u00e0 agneau et \u00e0 autel et d\u00e9bouche sur une ruelle grise dans le quartier du Marais. Quelques marches raides \u00e0 grimper, une rambarde de fer mouill\u00e9e, et puis la porte sombre de cet h\u00f4tel. Premi\u00e8re fois que je me retrouve seul dans un h\u00f4tel. Et c\u2019est maintenant que \u00e7a me revient : l\u2019\u00e9treinte exag\u00e9r\u00e9e, la toute derni\u00e8re fois que nous f\u00eemes l\u2019amour, P. et moi. Mais c\u2019\u00e9tait pr\u00e8s de quinze ans plus tard. La ville \u00e9tait devenue une \u00e9trang\u00e8re, et nous faisions semblant de l\u2019\u00eatre aussi. Nous vivions s\u00e9par\u00e9s d\u00e9j\u00e0, en p\u00e9riph\u00e9rie. Ce qui aurait d\u00fb \u00eatre arrach\u00e9 d\u2019un coup, comme une \u00e9charde, nous avons tra\u00een\u00e9 \u00e0 le faire. La nuit est tomb\u00e9e. On ne savait pas o\u00f9 aller et c\u2019est par hasard que nous nous retrouv\u00e2mes \u00e0 l\u2019angle de la ruelle, \u00e0 gravir les marches, \u00e0 passer par la m\u00eame porte sombre. Entre les deux, d\u2019autres nuits s\u2019accrochent, moins nettes. D\u2019autres rues de la ville, d\u2019autres jeux de cl\u00e9s, et au bout une porte sombre qui se dresse. \u00c0 chaque fois, je me retrouve \u00e0 redessiner la m\u00eame figure : un sac, quelques affaires, un num\u00e9ro de chambre, l\u2019habitude de passer par un h\u00f4tel. Pour moi, une chambre d\u2019h\u00f4tel au mois n\u2019a rien d\u2019une chambre de passage. On y reste, on y revient tous les soirs, on s\u2019y r\u00e9veille plusieurs fois de suite au m\u00eame endroit. Le confort affich\u00e9, avec gaz \u00e0 tous les \u00e9tages, veut dire qu\u2019on peut cuisiner, se laver, faire ses besoins sans quitter la chambre. C\u2019est un logement pos\u00e9 dans un couloir, derri\u00e8re une porte identique \u00e0 toutes les autres. Dans une chambre d\u2019h\u00f4tel au mois, personne ne vient faire le m\u00e9nage. Le locataire fait le n\u00e9cessaire lui-m\u00eame. Derri\u00e8re la cloison de la chambre dont je me souviens vivait une vieille femme. Elle chantonnait toute la journ\u00e9e, et c\u2019est ainsi que j\u2019ai su que quelqu\u2019un habitait l\u00e0. Une fois ou deux, j\u2019ai vu sa chambre : des montagnes de sacs-poubelles, de linge, d\u2019emballages vides, un amoncellement o\u00f9 on ne voyait plus le sol. \u00c0 l\u2019\u00e9tage au-dessus vivait un ma\u00e7on qui \u00e9coutait du reggae. Il m\u2019invitait souvent \u00e0 partager un repas. Chez lui, tout \u00e9tait organis\u00e9, chaque chose avait sa place, et une sorte de confort tranquille r\u00e9gnait dans la pi\u00e8ce. L\u2019h\u00f4tel est l\u2019autel et l\u2019\u00e9tabli o\u00f9, sans le savoir, j\u2019ai commenc\u00e9 d\u2019apprendre \u00e0 mourir.<\/p>\n

Illustration<\/strong> La chambre que Vincent van Gogh a occup\u00e9e pendant deux mois \u00e0 l\u2019auberge Ravoux , Auvers-sur-Oise.<\/p>", "content_text": " La fen\u00eatre de la chambre d\u2019h\u00f4tel a longtemps \u00e9t\u00e9 ce que je cherchais en premier. J\u2019allais vers elle comme si c\u2019\u00e9tait pour \u00e7a que j\u2019\u00e9tais venu, voir la ville \u00e0 travers ce cadre-l\u00e0 plut\u00f4t qu\u2019un autre. Je ne sais plus ce que je regardais exactement : les fa\u00e7ades d\u2019en face, un bout de ciel, une enseigne, peu importe, c\u2019\u00e9tait la ville vue depuis cette vitre qui comptait. Je ne me souviens plus vraiment quand j\u2019ai arr\u00eat\u00e9 de regarder par la fen\u00eatre. \u00c0 un moment, cela s\u2019est invers\u00e9. Lorsque j\u2019avais la possibilit\u00e9 de l\u2019occulter, je le faisais. Je rep\u00e9rais le rideau et je le tirais sans m\u00eame v\u00e9rifier ce qu\u2019il y avait dehors. Je me souviens de rideaux surtout, de leurs plis, de leur \u00e9paisseur, pas des vues qu\u2019ils masquaient. Je ne me rappelle pas avoir jamais ferm\u00e9 les volets d\u2019une chambre d\u2019h\u00f4tel. La fen\u00eatre restait l\u00e0, quelque part derri\u00e8re, disponible, mais d\u00e9j\u00e0 \u00e9cart\u00e9e. La perception du bruit dans une chambre d\u2019h\u00f4tel, qu\u2019il vienne des chambres d\u2019\u00e0 c\u00f4t\u00e9, de plus loin dans l\u2019immeuble ou de l\u2019ext\u00e9rieur, a longtemps tout recouvert. Je me souviens d\u2019un \u00e9t\u00e9 br\u00fblant o\u00f9 j\u2019ai ouvert la fen\u00eatre en grand. Le bruit et la lumi\u00e8re sont entr\u00e9s d\u2019un seul bloc. Je suis rest\u00e9 l\u00e0, sans la refermer. Premi\u00e8re fois que je pense avec un peu plus d\u2019acuit\u00e9 que d\u2019habitude au mot *premi\u00e8re* et au mot *fois* pos\u00e9s c\u00f4te \u00e0 c\u00f4te. Le mot c\u00f4te \u2014 aussi saugrenu soit le rapprochement \u2014 me ram\u00e8ne \u00e0 agneau et \u00e0 autel et d\u00e9bouche sur une ruelle grise dans le quartier du Marais. Quelques marches raides \u00e0 grimper, une rambarde de fer mouill\u00e9e, et puis la porte sombre de cet h\u00f4tel. Premi\u00e8re fois que je me retrouve seul dans un h\u00f4tel. Et c\u2019est maintenant que \u00e7a me revient : l\u2019\u00e9treinte exag\u00e9r\u00e9e, la toute derni\u00e8re fois que nous f\u00eemes l\u2019amour, P. et moi. Mais c\u2019\u00e9tait pr\u00e8s de quinze ans plus tard. La ville \u00e9tait devenue une \u00e9trang\u00e8re, et nous faisions semblant de l\u2019\u00eatre aussi. Nous vivions s\u00e9par\u00e9s d\u00e9j\u00e0, en p\u00e9riph\u00e9rie. Ce qui aurait d\u00fb \u00eatre arrach\u00e9 d\u2019un coup, comme une \u00e9charde, nous avons tra\u00een\u00e9 \u00e0 le faire. La nuit est tomb\u00e9e. On ne savait pas o\u00f9 aller et c\u2019est par hasard que nous nous retrouv\u00e2mes \u00e0 l\u2019angle de la ruelle, \u00e0 gravir les marches, \u00e0 passer par la m\u00eame porte sombre. Entre les deux, d\u2019autres nuits s\u2019accrochent, moins nettes. D\u2019autres rues de la ville, d\u2019autres jeux de cl\u00e9s, et au bout une porte sombre qui se dresse. \u00c0 chaque fois, je me retrouve \u00e0 redessiner la m\u00eame figure : un sac, quelques affaires, un num\u00e9ro de chambre, l\u2019habitude de passer par un h\u00f4tel. Pour moi, une chambre d\u2019h\u00f4tel au mois n\u2019a rien d\u2019une chambre de passage. On y reste, on y revient tous les soirs, on s\u2019y r\u00e9veille plusieurs fois de suite au m\u00eame endroit. Le confort affich\u00e9, avec gaz \u00e0 tous les \u00e9tages, veut dire qu\u2019on peut cuisiner, se laver, faire ses besoins sans quitter la chambre. C\u2019est un logement pos\u00e9 dans un couloir, derri\u00e8re une porte identique \u00e0 toutes les autres. Dans une chambre d\u2019h\u00f4tel au mois, personne ne vient faire le m\u00e9nage. Le locataire fait le n\u00e9cessaire lui-m\u00eame. Derri\u00e8re la cloison de la chambre dont je me souviens vivait une vieille femme. Elle chantonnait toute la journ\u00e9e, et c\u2019est ainsi que j\u2019ai su que quelqu\u2019un habitait l\u00e0. Une fois ou deux, j\u2019ai vu sa chambre : des montagnes de sacs-poubelles, de linge, d\u2019emballages vides, un amoncellement o\u00f9 on ne voyait plus le sol. \u00c0 l\u2019\u00e9tage au-dessus vivait un ma\u00e7on qui \u00e9coutait du reggae. Il m\u2019invitait souvent \u00e0 partager un repas. Chez lui, tout \u00e9tait organis\u00e9, chaque chose avait sa place, et une sorte de confort tranquille r\u00e9gnait dans la pi\u00e8ce. L\u2019h\u00f4tel est l\u2019autel et l\u2019\u00e9tabli o\u00f9, sans le savoir, j\u2019ai commenc\u00e9 d\u2019apprendre \u00e0 mourir. **Illustration** La chambre que Vincent van Gogh a occup\u00e9e pendant deux mois \u00e0 l\u2019auberge Ravoux , Auvers-sur-Oise. ", "image": "https:\/\/ledibbouk.net\/IMG\/logo\/9-1024x768.jpg?1765277625", "tags": ["Ateliers d'\u00e9criture"] } ,{ "id": "https:\/\/ledibbouk.net\/tant-mieux.html", "url": "https:\/\/ledibbouk.net\/tant-mieux.html", "title": "tant mieux", "date_published": "2025-12-07T06:45:05Z", "date_modified": "2025-12-07T06:45:14Z", "author": {"name": "Patrick Blanchon"}, "content_html": "

Il a dit une chose neuve :<\/p>\n

\n

Tant mieux si le prix du chocolat augmente, personne n’en ach\u00e8tera et \u00e7a leur restera sur les bras.<\/p>\n<\/blockquote>\n

Puis un autre a dit :<\/p>\n

\n

T’as raison et \u00e7a leur rapportera moins de TVA.<\/p>\n<\/blockquote>\n

Puis tout le monde a rebu un coup et c’\u00e9tait comme avant.<\/p>", "content_text": " Il a dit une chose neuve : > Tant mieux si le prix du chocolat augmente, personne n'en ach\u00e8tera et \u00e7a leur restera sur les bras. Puis un autre a dit : > T'as raison et \u00e7a leur rapportera moins de TVA. Puis tout le monde a rebu un coup et c'\u00e9tait comme avant. ", "image": "https:\/\/ledibbouk.net\/IMG\/logo\/imgp0310.jpg?1765089900", "tags": ["fictions br\u00e8ves"] } ,{ "id": "https:\/\/ledibbouk.net\/epuiser-quelque-chose.html", "url": "https:\/\/ledibbouk.net\/epuiser-quelque-chose.html", "title": "\u00e9puiser quelque chose ", "date_published": "2025-12-07T06:35:07Z", "date_modified": "2025-12-07T06:35:32Z", "author": {"name": "Patrick Blanchon"}, "content_html": "

Lui avait l’air fin une fois qu’il avait d\u00e9clar\u00e9 : <\/p>\n

\n

il faut \u00e9puiser quelque chose. <\/p>\n<\/blockquote>\n

Le simple fait de l’avoir dit l’avait comme qui dirait totalement \u00e9puis\u00e9<\/em><\/p>", "content_text": " Lui avait l'air fin une fois qu'il avait d\u00e9clar\u00e9 : >il faut \u00e9puiser quelque chose. Le simple fait de l'avoir dit l'avait comme qui dirait *totalement \u00e9puis\u00e9* ", "image": "https:\/\/ledibbouk.net\/IMG\/logo\/img306.jpg?1765089302", "tags": ["Essai sur la fatigue"] } ,{ "id": "https:\/\/ledibbouk.net\/tous-des-chiens.html", "url": "https:\/\/ledibbouk.net\/tous-des-chiens.html", "title": "tous des chiens", "date_published": "2025-12-07T06:20:47Z", "date_modified": "2025-12-07T06:20:47Z", "author": {"name": "Patrick Blanchon"}, "content_html": "

Enfin, celui-l\u00e0 est arriv\u00e9 avec son gros bonnet sur le cr\u00e2ne et il a dit que nous \u00e9tions tous devenus des chiens. <\/p>\n

\n

tous, des chiens sans \u00e2me !<\/p>\n<\/blockquote>\n

L’autre \u00e0 cet instant a voulu la ramener. Genre :<\/p>\n

\n

ah oui ? et comment sais-tu que les chiens n’ont pas d’\u00e2me ?<\/p>\n<\/blockquote>\n

Mais le gros avec son bonnet avait un regard si f\u00e9roce que la conversation s’est tout de suite arr\u00e9t\u00e9e l\u00e0.<\/p>\n

Il manquait quelque chose \u00e0 la sc\u00e8ne et je ne savais pas dire quoi. <\/p>", "content_text": " Enfin, celui-l\u00e0 est arriv\u00e9 avec son gros bonnet sur le cr\u00e2ne et il a dit que nous \u00e9tions tous devenus des chiens. >tous, des chiens sans \u00e2me ! L'autre \u00e0 cet instant a voulu la ramener. Genre : >ah oui ? et comment sais-tu que les chiens n'ont pas d'\u00e2me ? Mais le gros avec son bonnet avait un regard si f\u00e9roce que la conversation s'est tout de suite arr\u00e9t\u00e9e l\u00e0. Il manquait quelque chose \u00e0 la sc\u00e8ne et je ne savais pas dire quoi. ", "image": "https:\/\/ledibbouk.net\/IMG\/logo\/img_20190820_102659.jpg?1765088443", "tags": ["fictions br\u00e8ves"] } ,{ "id": "https:\/\/ledibbouk.net\/de-soi.html", "url": "https:\/\/ledibbouk.net\/de-soi.html", "title": "de soi", "date_published": "2025-12-07T05:48:37Z", "date_modified": "2025-12-07T05:48:37Z", "author": {"name": "Patrick Blanchon"}, "content_html": "

Le pr\u00e9sentateur avait dit cette phrase bizarre : \u00e9crire de soi<\/em> ou quelque chose comme \u00e7a. Il ne se souvenait plus de la phrase exacte et il n’avait pas non plus envie de la retrouver. Il \u00e9tait rest\u00e9 un moment \u00e0 chercher la signification de ce de soi<\/em> puis il avait laiss\u00e9 tomber. Et maintenant il y repensait, \u00e7a revenait d’une mani\u00e8re pressante, imp\u00e9rieuse, comme une vague.<\/p>", "content_text": " Le pr\u00e9sentateur avait dit cette phrase bizarre : *\u00e9crire de soi* ou quelque chose comme \u00e7a. Il ne se souvenait plus de la phrase exacte et il n'avait pas non plus envie de la retrouver. Il \u00e9tait rest\u00e9 un moment \u00e0 chercher la signification de ce *de soi* puis il avait laiss\u00e9 tomber. Et maintenant il y repensait, \u00e7a revenait d'une mani\u00e8re pressante, imp\u00e9rieuse, comme une vague. ", "image": "https:\/\/ledibbouk.net\/IMG\/logo\/img_20190917_142252.jpg?1765086503", "tags": ["fictions br\u00e8ves"] } ,{ "id": "https:\/\/ledibbouk.net\/sortir-du-spectacle.html", "url": "https:\/\/ledibbouk.net\/sortir-du-spectacle.html", "title": "Sortir du spectacle", "date_published": "2025-12-07T05:38:25Z", "date_modified": "2025-12-07T05:38:35Z", "author": {"name": "Patrick Blanchon"}, "content_html": "

La salle de th\u00e9\u00e2tre \u00e9tait pleine. Il s’\u00e9tait install\u00e9 en bout de rang\u00e9e, pr\u00e8s de la sortie. D\u00e8s les premi\u00e8res r\u00e9pliques, il sut que la pi\u00e8ce \u00e9tait mauvaise. Il se leva et sortit.<\/p>\n

La rue dehors \u00e9tait vide. Il pr\u00e9f\u00e9ra marcher plut\u00f4t que de prendre le m\u00e9tro.<\/p>\n

Il faisait froid et il aper\u00e7ut la lumi\u00e8re d’un caf\u00e9 au coin de la rue Custine. Il poussa la porte et alla s’installer au fond de la salle. La serveuse arriva et prit sa commande, mais quelque chose clochait dans le dialogue qu’ils \u00e9chang\u00e8rent. Tout compte fait, ce n’\u00e9taient pas exactement les mots qui se ressemblaient, mais l’intonation fatigu\u00e9e de la serveuse, qui rejoignait la fatigue des acteurs, ou la sienne, il ne savait plus.<\/p>", "content_text": " La salle de th\u00e9\u00e2tre \u00e9tait pleine. Il s'\u00e9tait install\u00e9 en bout de rang\u00e9e, pr\u00e8s de la sortie. D\u00e8s les premi\u00e8res r\u00e9pliques, il sut que la pi\u00e8ce \u00e9tait mauvaise. Il se leva et sortit. La rue dehors \u00e9tait vide. Il pr\u00e9f\u00e9ra marcher plut\u00f4t que de prendre le m\u00e9tro. Il faisait froid et il aper\u00e7ut la lumi\u00e8re d'un caf\u00e9 au coin de la rue Custine. Il poussa la porte et alla s'installer au fond de la salle. La serveuse arriva et prit sa commande, mais quelque chose clochait dans le dialogue qu'ils \u00e9chang\u00e8rent. Tout compte fait, ce n'\u00e9taient pas exactement les mots qui se ressemblaient, mais l'intonation fatigu\u00e9e de la serveuse, qui rejoignait la fatigue des acteurs, ou la sienne, il ne savait plus. ", "image": "https:\/\/ledibbouk.net\/IMG\/logo\/img_6584.jpg?1765085900", "tags": ["fictions br\u00e8ves"] } ,{ "id": "https:\/\/ledibbouk.net\/decembre-2025-phrases.html", "url": "https:\/\/ledibbouk.net\/decembre-2025-phrases.html", "title": "d\u00e9cembre 2025 | phrases", "date_published": "2025-12-07T05:00:00Z", "date_modified": "2025-12-08T23:44:22Z", "author": {"name": "Patrick Blanchon"}, "content_html": "

02 d\u00e9cembre 2025<\/h2>\n
\n

\u00c9videmment, les relations humaines \u00e9taient r\u00e9duites ; seul quelquefois, un coll\u00e8gue gymnaste grimpait jusqu\u2019\u00e0 lui en montant par l\u2019\u00e9chelle de corde ; ils s\u2019asseyaient tous les deux sur le trap\u00e8ze et restaient \u00e0 bavarder, en s\u2019appuyant sur les cordes, \u00e0 droite et \u00e0 gauche ; ou bien des ouvriers venaient r\u00e9parer le toit et \u00e9changeaient avec lui quelques mots par une fen\u00eatre ouverte ; ou bien un pompier venait v\u00e9rifier l\u2019\u00e9clairage de secours sur la galerie d\u2019en haut et lui lan\u00e7ait un mot respectueux, mais difficile \u00e0 comprendre<\/p>\n<\/blockquote>\n

-- Franz Kafka<\/strong>, le Trap\u00e9ziste, Artistes de la faim et autres r\u00e9cits, traduction Claude David.<\/p>\n

[mots-cl\u00e9s : altidude, isolement, humour ]<\/p>\n

\n

Ainsi sommes nous \u00e0 ce point obs\u00e9d\u00e9s par nos propres vies, langage d\u00e9sormais, que l\u2019insistance s\u2019est d\u00e9plac\u00e9e. L\u2019insistance persiste centriquement, de sorte que l\u00e0 o\u00f9 l\u2019on cherchait jadis un vocabulaire pour id\u00e9es, on recherche maintenant des id\u00e9es pour vocabulaire.<\/p>\n<\/blockquote>\n

-- Lyn Hejinian<\/strong> : Si \u00e9crit c\u2019est \u00e9crire (trad.Martin Richet) Tombeau des envois \u00e9lectroniques<\/a><\/p>\n

[mots-cl\u00e9s : blanc, typographie, po\u00e9sie vs pens\u00e9e]<\/p>\n

03 d\u00e9cembre 2025<\/h2>\n
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Et moi, dans ces deux minutes qu\u2019il a fallu pour que les doigts enfilent ces lignes sur le clavier blanc, c\u2019est se souvenir d\u2019une p\u00e9riode lointaine, un \u00e9t\u00e9 dans une ville pr\u00e9cise, o\u00f9 lire les russes, Dostoievski puis Tolsto\u00ef, et encore Tolsto\u00ef puis Dostoievski, avait dur\u00e9 plusieurs semaines et que de la m\u00eame fa\u00e7on parfois sortir \u00e9berlu\u00e9 dans la ville sans m\u00eame plus savoir ses heures, fin de la digression !<\/p>\n<\/blockquote>\n

-- Fran\u00e7ois Bon<\/strong>, pdf du 3 d\u00e9cembre 2025, Lovecraft carnet 1925 <\/p>\n

[mots-cl\u00e9s : Radcliff, Lovecraft, roman Gothique, athmosph\u00e8re de lecture \u00e9chang\u00e9e, souvenirs de lectures personnelles, Girard et Dostoievski, critique dans un souterrain<\/em>, peut-\u00eatre 1988, chambre 30, Paris]<\/p>\n

04 d\u00e9cembre 2025<\/h2>\n
\n

Question de circonstance. Non pas, puisque C\u00e9sar, commentateur de ses propres guerres, lorsqu\u2019il \u00e9crit trois pages sur les m\u0153urs de ceux qu\u2019il combat, donne la plus grande place aux druides gaulois : ils connaissent l\u2019\u00e9criture et se servent, dit-il, de l\u2019alphabet grec, pour les comptes publics et priv\u00e9s. Mais ceux qui suivent l\u2019enseignement des druides doivent m\u00e9moriser par c\u0153ur des milliers de vers, dit C\u00e9sar, l\u2019ordre des mots est important : ils estiment que leur religion ne leur permet pas de confier \u00e0 l\u2019\u00e9criture la doctrine de leur enseignement. <\/p>\n<\/blockquote>\n

\n

Ce qui a \u00e9crit les tables que va chercher Mo\u00efse n\u2019a pas de figure ni de repr\u00e9sentation, mais on va le chercher \u00e0 travers toutes les figures r\u00e9unies de l\u2019hostilit\u00e9 et de l\u2019effroi. \u00c0 ce prix, o\u00f9 l\u2019homme se conquiert sur lui-m\u00eame, ce qu\u2019on ram\u00e8ne ne vient pas de l\u2019homme. Alors, quand on saura imprimer, \u00e0 la fin du quinzi\u00e8me si\u00e8cle, on ne doit pas s\u2019\u00e9tonner que l\u2019inventaire du vivant, planches d\u2019anatomie, flores, bestiaires, soit la premi\u00e8re t\u00e2che du livre.<\/p>\n<\/blockquote>\n

-- Fran\u00e7ois Bon, Apprendre l’invention 2011<\/p>\n

[mots-cl\u00e9s : vie et mort, l’oral et l’\u00e9crit ]<\/p>\n

05 d\u00e9cembre 2025<\/h2>\n
\n

J\u2019ai sugg\u00e9r\u00e9 les mots « Esor umhrarum sum » mais n\u2019\u00e9tant plus s\u00fbr de rien dans ma vieillesse, je me rendis \u00e0 la biblioth\u00e8que de Brooklyn, rue Montague, pour v\u00e9rifier si ma formulation \u00e9tait aussi idiomatique que possible.<\/p>\n<\/blockquote>\n

--Howard Philipp Lovecraft<\/strong> Dans une lettre de 1926 re\u00e7u par PDF ( Une ann\u00e9e avec Lovecraft, le carnet de 1925, Fran\u00e7ois Bon<\/a><\/p>\n

[mots-cl\u00e9s :Pr\u00e9cision, effort, amiti\u00e9, orgueil ] <\/p>\n

\n

Quel d\u00e9but au monde, quand il a fallu des si\u00e8cles pour que seulement la question du d\u00e9but se pose comme telle.<\/p>\n<\/blockquote>\n

-- Fran\u00e7ois Bon<\/strong>, Apprendre l’invention<\/p>\n

[Mots-cl\u00e9s : Le temps, la relecture, la ( bonne ?) question]<\/p>\n

\n

Depuis vingt ans, Jean Vignol \u00e9crivait des romans-feuilletons pour les journaux populaires, des romans o\u00f9 il n\u2019\u00e9tait question, comme de juste, que d\u2019assassinats et d\u2019enfants substitu\u00e9s \u00e0 d\u2019autres d\u00e8s le berceau. Il n\u2019\u00e9tait vraiment pas plus maladroit que ses rivaux dans cette sp\u00e9cialit\u00e9. Si jamais vous faites une dangereuse maladie \u2013 ce dont Dieu vous garde ! \u2013 et si vous ne savez comment remplir les heures d\u2019ennui d\u2019une longue convalescence, lisez les Myst\u00e8res de M\u00e9nilmontant<\/em>, qui n\u2019ont pas moins de vingt-cinq mille lignes. Vous retrouverez l\u00e0 tous les ingr\u00e9dients accoutum\u00e9s de cette cuisine litt\u00e9raire.<\/p>\n<\/blockquote>\n

--Fran\u00e7ois Copp\u00e9e<\/strong>, Contes tout simples<\/p>\n

[mots-cl\u00e9s : cuisine litt\u00e9raire, divertisssement, tromper l’ennui ]<\/p>\n

\n

Vous avez encore du mal \u00e0 donner des raisons cr\u00e9dibles et incarn\u00e9es aux actions de vos personnages. « Je ne sais pas ce qui m\u2019a pris » est une esquive. Dans la vie, on sait rarement, mais en litt\u00e9rature, il faut choisir une raison, m\u00eame tordue, et la sugg\u00e9rer par un d\u00e9tail. Ce n\u2019est pas de la psychologie, c\u2019est de la n\u00e9cessit\u00e9 narrative.<\/p>\n<\/blockquote>\n

--Deepseek, lors d’une r\u00e9ecriture de texte<\/p>\n

[mots-cl\u00e9s : action, fonction, personnage]<\/p>\n

06 d\u00e9cembre 2025<\/h2>\n
\n

« Quelle scie ! se disait-il un soir de veille de No\u00ebl, en montant avec lenteur ses cinq \u00e9tages, car il devenait un peu asthmatique. Quelle scie ! Voil\u00e0 qu\u2019ils trouvent encore, au journal, que ma derni\u00e8re machine, Mazas et Compagnie<\/em>, manque de coups de couteau. Il va falloir que je ressuscite Bouffe-Toujours, mon for\u00e7at, que j\u2019ai fait pr\u00e9cipiter, il y a huit jours, du haut de la Tour Eiffel, et que je lui fournisse des victimes\u2026 Et, apr\u00e8s cette complaisance, vous verrez qu\u2019ils refuseront encore de me mettre \u00e0 vingt centimes la ligne\u2026 Ah ! la chienne de vie ! »<\/p>\n<\/blockquote>\n

--Fran\u00e7ois Copp\u00e9e<\/strong> Contes tout simples<\/p>\n

[mots-cl\u00e9s : tarifs \u00e0 la ligne ]<\/p>\n

7 d\u00e9cembre 2025<\/h2>\n
\n

Dans ces pi\u00e8ces hautes et chaudes, des femmes en robe grise ou fonc\u00e9e vont et viennent en silence. Le long des murs, dans la profondeur de petites baignoires m\u00e9talliques, de minuscules avortons sont couch\u00e9s sans bruit, leurs yeux s\u00e9rieux tout grands ouverts. Ce sont les fruits malingres de femmes rong\u00e9es, sans \u00e2me, trapues, des femmes venant des banlieues de bois, plong\u00e9es dans le brouillard.\nLes pr\u00e9matur\u00e9s, au moment o\u00f9 on les am\u00e8ne ici, p\u00e8sent une livre, une livre et demie. \u00c0 chaque petite baignoire, on a accroch\u00e9 un tableau \u2013 c\u2019est la courbe de vie du nourrisson. D\u00e9sormais, ce n\u2019est plus une courbe. La ligne se redresse. Dans ces corps d\u2019une livre, la vie peine, irr\u00e9elle et languissante.\nNous tombons peu \u00e0 peu dans l\u2019engourdissement, et voici une autre facette imperceptible de cette mort : les femmes qui allaitent ont de moins en moins de lait.<\/p>\n<\/blockquote>\n

\n

D\u00e9sormais, il n\u2019y a plus ni Razoumovski, ni directrice. Dans les couloirs de Rastrelli, de leur d\u00e9marche rendue lourde par la grossesse, vont et viennent, tramant leurs savates, huit femmes aux ventres pro\u00e9minents.\nElles ne sont que huit. Mais le palais leur appartient. C\u2019est ainsi qu\u2019on l\u2019appelle : le Palais de la Maternit\u00e9.<\/p>\n<\/blockquote>\n

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Dimanche, jour de f\u00eate et de printemps, le camarade Spitzberg prononce un discours dans les salles du palais d\u2019Hiver.\nIl l\u2019a intitul\u00e9 : La personnalit\u00e9 mis\u00e9ricordieuse du Christ et les vomissures de l\u2019anath\u00e8me de la chr\u00e9tient\u00e9.\nDieu, chez le camarade Spitzberg, devient Monsieur Dieu, un pr\u00eatre devient un pope, un popeux ou, le plus souvent, un “ventripopant” (du mot ventre).\nIl traite toutes les religions de boutiques de charlatans et d\u2019exploiteurs, il vitup\u00e8re les papes, les \u00e9v\u00eaques, les archev\u00eaques, les rabbins isra\u00e9lites, et m\u00eame le dala\u00ef-lama, “dont la d\u00e9mocratie tib\u00e9taine abus\u00e9e place les excr\u00e9ments au rang de concoctions curatives”.<\/p>\n<\/blockquote>\n

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Pendant la “r\u00e9volution sociale”, nul ne se targuait d\u2019intentions plus nobles que le Commissariat \u00e0 l\u2019action sociale. Ses principes \u00e9taient empreints d\u2019une grande ambition. Des t\u00e2ches essentielles lui \u00e9taient confi\u00e9es : redressement imm\u00e9diat des \u00e2mes, r\u00e8gne de l\u2019amour \u00e9tabli par d\u00e9cret, pr\u00e9paration des citoyens \u00e0 une vie fi\u00e8re et \u00e0 la commune libre. Le commissariat n\u2019alla pas par quatre chemins pour atteindre ses objectifs.<\/p>\n<\/blockquote>\n

-- Isaac Babel<\/strong> Chroniques de l’an 18 et autres chroniques ( 1916) traduit du russe par Ir\u00e8ne Markowicz et C\u00e9cile T\u00e9rouanne sous la direction d\u2019Andr\u00e9 Markowicz<\/p>\n

[mots-cl\u00e9s : pr\u00e9matur\u00e9s, nourrices, fruits malingres, une livre pour \u00eatre viable, Rastrelli, Maison de la Maternit\u00e9, l’amour par d\u00e9cret]<\/p>\n

09 d\u00e9cembre 2025<\/h2>\n
\n

Rapport\u00e9 aux temps verbaux, on pourrait dire que, dans la cr\u00e9ation artistique, on trouve toujours deux \u00e9tats, le « en faisant », et le « avoir fait » ou le « ayant \u00e9t\u00e9 fait ». J\u2019irais m\u00eame plus loin, on est confront\u00e9 l\u00e0 \u00e0 la diff\u00e9rence entre la vie et la mort. En faisant, on est vivant. Ayant fait, on est mort.<\/p>\n<\/blockquote>\n

-- Jean-Philippe Toussaint<\/strong> , \"C’est vous l’\u00e9crivain\" <\/p>\n

[mots-cl\u00e9s : coulisses, making off, \u00eatre vivant en train d’\u00e9crire, puis mort enterr\u00e9 dans le livre ]<\/p>", "content_text": " ## 02 d\u00e9cembre 2025 >\u00c9videmment, les relations humaines \u00e9taient r\u00e9duites ; seul quelquefois, un coll\u00e8gue gymnaste grimpait jusqu\u2019\u00e0 lui en montant par l\u2019\u00e9chelle de corde ; ils s\u2019asseyaient tous les deux sur le trap\u00e8ze et restaient \u00e0 bavarder, en s\u2019appuyant sur les cordes, \u00e0 droite et \u00e0 gauche ; ou bien des ouvriers venaient r\u00e9parer le toit et \u00e9changeaient avec lui quelques mots par une fen\u00eatre ouverte ; ou bien un pompier venait v\u00e9rifier l\u2019\u00e9clairage de secours sur la galerie d\u2019en haut et lui lan\u00e7ait un mot respectueux, mais difficile \u00e0 comprendre \u2014 **Franz Kafka**, le Trap\u00e9ziste, Artistes de la faim et autres r\u00e9cits, traduction Claude David. [mots-cl\u00e9s: altidude, isolement, humour ] > Ainsi sommes nous \u00e0 ce point obs\u00e9d\u00e9s par nos propres vies, langage d\u00e9sormais, que l\u2019insistance s\u2019est d\u00e9plac\u00e9e. L\u2019insistance persiste centriquement, de sorte que l\u00e0 o\u00f9 l\u2019on cherchait jadis un vocabulaire pour id\u00e9es, on recherche maintenant des id\u00e9es pour vocabulaire. \u2014 **Lyn Hejinian** : Si \u00e9crit c\u2019est \u00e9crire (trad.Martin Richet) [Tombeau des envois \u00e9lectroniques ->http:\/\/www.doublechange.com\/issue4\/MR.pdf] [mots-cl\u00e9s : blanc, typographie, po\u00e9sie vs pens\u00e9e] ## 03 d\u00e9cembre 2025 >Et moi, dans ces deux minutes qu\u2019il a fallu pour que les doigts enfilent ces lignes sur le clavier blanc, c\u2019est se souvenir d\u2019une p\u00e9riode lointaine, un \u00e9t\u00e9 dans une ville pr\u00e9cise, o\u00f9 lire les russes, Dostoievski puis Tolsto\u00ef, et encore Tolsto\u00ef puis Dostoievski, avait dur\u00e9 plusieurs semaines et que de la m\u00eame fa\u00e7on parfois sortir \u00e9berlu\u00e9 dans la ville sans m\u00eame plus savoir ses heures, fin de la digression ! \u2014 **Fran\u00e7ois Bon**, pdf du 3 d\u00e9cembre 2025, Lovecraft carnet 1925 [mots-cl\u00e9s : Radcliff, Lovecraft, roman Gothique, athmosph\u00e8re de lecture \u00e9chang\u00e9e, souvenirs de lectures personnelles, Girard et Dostoievski, *critique dans un souterrain*, peut-\u00eatre 1988, chambre 30, Paris] ## 04 d\u00e9cembre 2025 >Question de circonstance. Non pas, puisque C\u00e9sar, commentateur de ses propres guerres, lorsqu\u2019il \u00e9crit trois pages sur les m\u0153urs de ceux qu\u2019il combat, donne la plus grande place aux druides gaulois : ils connaissent l\u2019\u00e9criture et se servent, dit-il, de l\u2019alphabet grec, pour les comptes publics et priv\u00e9s. Mais ceux qui suivent l\u2019enseignement des druides doivent m\u00e9moriser par c\u0153ur des milliers de vers, dit C\u00e9sar, l\u2019ordre des mots est important : ils estiment que leur religion ne leur permet pas de confier \u00e0 l\u2019\u00e9criture la doctrine de leur enseignement. >Ce qui a \u00e9crit les tables que va chercher Mo\u00efse n\u2019a pas de figure ni de repr\u00e9sentation, mais on va le chercher \u00e0 travers toutes les figures r\u00e9unies de l\u2019hostilit\u00e9 et de l\u2019effroi. \u00c0 ce prix, o\u00f9 l\u2019homme se conquiert sur lui-m\u00eame, ce qu\u2019on ram\u00e8ne ne vient pas de l\u2019homme. Alors, quand on saura imprimer, \u00e0 la fin du quinzi\u00e8me si\u00e8cle, on ne doit pas s\u2019\u00e9tonner que l\u2019inventaire du vivant, planches d\u2019anatomie, flores, bestiaires, soit la premi\u00e8re t\u00e2che du livre. \u2014 Fran\u00e7ois Bon, Apprendre l'invention 2011 [mots-cl\u00e9s : vie et mort, l'oral et l'\u00e9crit ] ## 05 d\u00e9cembre 2025 >J\u2019ai sugg\u00e9r\u00e9 les mots \u00ab Esor umhrarum sum \u00bb mais n\u2019\u00e9tant plus s\u00fbr de rien dans ma vieillesse, je me rendis \u00e0 la biblioth\u00e8que de Brooklyn, rue Montague, pour v\u00e9rifier si ma formulation \u00e9tait aussi idiomatique que possible. \u2014**Howard Philipp Lovecraft** Dans une lettre de 1926 re\u00e7u par PDF ( [Une ann\u00e9e avec Lovecraft, le carnet de 1925, Fran\u00e7ois Bon->https:\/\/www.tierslivre.net\/spip\/spip.php?article5362] [mots-cl\u00e9s :Pr\u00e9cision, effort, amiti\u00e9, orgueil ] >Quel d\u00e9but au monde, quand il a fallu des si\u00e8cles pour que seulement la question du d\u00e9but se pose comme telle. \u2014 **Fran\u00e7ois Bon**, Apprendre l'invention [Mots-cl\u00e9s: Le temps, la relecture, la ( bonne ?) question] >Depuis vingt ans, Jean Vignol \u00e9crivait des romans-feuilletons pour les journaux populaires, des romans o\u00f9 il n\u2019\u00e9tait question, comme de juste, que d\u2019assassinats et d\u2019enfants substitu\u00e9s \u00e0 d\u2019autres d\u00e8s le berceau. Il n\u2019\u00e9tait vraiment pas plus maladroit que ses rivaux dans cette sp\u00e9cialit\u00e9. Si jamais vous faites une dangereuse maladie \u2013 ce dont Dieu vous garde ! \u2013 et si vous ne savez comment remplir les heures d\u2019ennui d\u2019une longue convalescence, lisez les *Myst\u00e8res de M\u00e9nilmontant*, qui n\u2019ont pas moins de vingt-cinq mille lignes. Vous retrouverez l\u00e0 tous les ingr\u00e9dients accoutum\u00e9s de cette cuisine litt\u00e9raire. \u2014**Fran\u00e7ois Copp\u00e9e**, Contes tout simples [mots-cl\u00e9s: cuisine litt\u00e9raire, divertisssement, tromper l'ennui ] >Vous avez encore du mal \u00e0 donner des raisons cr\u00e9dibles et incarn\u00e9es aux actions de vos personnages. \u00ab Je ne sais pas ce qui m\u2019a pris \u00bb est une esquive. Dans la vie, on sait rarement, mais en litt\u00e9rature, il faut choisir une raison, m\u00eame tordue, et la sugg\u00e9rer par un d\u00e9tail. Ce n\u2019est pas de la psychologie, c\u2019est de la n\u00e9cessit\u00e9 narrative. \u2014Deepseek, lors d'une r\u00e9ecriture de texte [mots-cl\u00e9s: action, fonction, personnage] ## 06 d\u00e9cembre 2025 >\u00ab Quelle scie ! se disait-il un soir de veille de No\u00ebl, en montant avec lenteur ses cinq \u00e9tages, car il devenait un peu asthmatique. Quelle scie ! Voil\u00e0 qu\u2019ils trouvent encore, au journal, que ma derni\u00e8re machine, *Mazas et Compagnie*, manque de coups de couteau. Il va falloir que je ressuscite Bouffe-Toujours, mon for\u00e7at, que j\u2019ai fait pr\u00e9cipiter, il y a huit jours, du haut de la Tour Eiffel, et que je lui fournisse des victimes\u2026 Et, apr\u00e8s cette complaisance, vous verrez qu\u2019ils refuseront encore de me mettre \u00e0 vingt centimes la ligne\u2026 Ah ! la chienne de vie ! \u00bb \u2014**Fran\u00e7ois Copp\u00e9e** Contes tout simples [mots-cl\u00e9s: tarifs \u00e0 la ligne ] ## 7 d\u00e9cembre 2025 >Dans ces pi\u00e8ces hautes et chaudes, des femmes en robe grise ou fonc\u00e9e vont et viennent en silence. Le long des murs, dans la profondeur de petites baignoires m\u00e9talliques, de minuscules avortons sont couch\u00e9s sans bruit, leurs yeux s\u00e9rieux tout grands ouverts. Ce sont les fruits malingres de femmes rong\u00e9es, sans \u00e2me, trapues, des femmes venant des banlieues de bois, plong\u00e9es dans le brouillard. Les pr\u00e9matur\u00e9s, au moment o\u00f9 on les am\u00e8ne ici, p\u00e8sent une livre, une livre et demie. \u00c0 chaque petite baignoire, on a accroch\u00e9 un tableau \u2013 c\u2019est la courbe de vie du nourrisson. D\u00e9sormais, ce n\u2019est plus une courbe. La ligne se redresse. Dans ces corps d\u2019une livre, la vie peine, irr\u00e9elle et languissante. Nous tombons peu \u00e0 peu dans l\u2019engourdissement, et voici une autre facette imperceptible de cette mort : les femmes qui allaitent ont de moins en moins de lait. >D\u00e9sormais, il n\u2019y a plus ni Razoumovski, ni directrice. Dans les couloirs de Rastrelli, de leur d\u00e9marche rendue lourde par la grossesse, vont et viennent, tramant leurs savates, huit femmes aux ventres pro\u00e9minents. Elles ne sont que huit. Mais le palais leur appartient. C\u2019est ainsi qu\u2019on l\u2019appelle : le Palais de la Maternit\u00e9. >Dimanche, jour de f\u00eate et de printemps, le camarade Spitzberg prononce un discours dans les salles du palais d\u2019Hiver. Il l\u2019a intitul\u00e9 : La personnalit\u00e9 mis\u00e9ricordieuse du Christ et les vomissures de l\u2019anath\u00e8me de la chr\u00e9tient\u00e9. Dieu, chez le camarade Spitzberg, devient Monsieur Dieu, un pr\u00eatre devient un pope, un popeux ou, le plus souvent, un \u201cventripopant\u201d (du mot ventre). Il traite toutes les religions de boutiques de charlatans et d\u2019exploiteurs, il vitup\u00e8re les papes, les \u00e9v\u00eaques, les archev\u00eaques, les rabbins isra\u00e9lites, et m\u00eame le dala\u00ef-lama, \u201cdont la d\u00e9mocratie tib\u00e9taine abus\u00e9e place les excr\u00e9ments au rang de concoctions curatives\u201d. >Pendant la \u201cr\u00e9volution sociale\u201d, nul ne se targuait d\u2019intentions plus nobles que le Commissariat \u00e0 l\u2019action sociale. Ses principes \u00e9taient empreints d\u2019une grande ambition. Des t\u00e2ches essentielles lui \u00e9taient confi\u00e9es : redressement imm\u00e9diat des \u00e2mes, r\u00e8gne de l\u2019amour \u00e9tabli par d\u00e9cret, pr\u00e9paration des citoyens \u00e0 une vie fi\u00e8re et \u00e0 la commune libre. Le commissariat n\u2019alla pas par quatre chemins pour atteindre ses objectifs. \u2014 **Isaac Babel** Chroniques de l'an 18 et autres chroniques ( 1916) traduit du russe par Ir\u00e8ne Markowicz et C\u00e9cile T\u00e9rouanne sous la direction d\u2019Andr\u00e9 Markowicz [mots-cl\u00e9s : pr\u00e9matur\u00e9s, nourrices, fruits malingres, une livre pour \u00eatre viable, Rastrelli, Maison de la Maternit\u00e9, l'amour par d\u00e9cret] ## 09 d\u00e9cembre 2025 >Rapport\u00e9 aux temps verbaux, on pourrait dire que, dans la cr\u00e9ation artistique, on trouve toujours deux \u00e9tats, le \u00ab en faisant \u00bb, et le \u00ab avoir fait \u00bb ou le \u00ab ayant \u00e9t\u00e9 fait \u00bb. J\u2019irais m\u00eame plus loin, on est confront\u00e9 l\u00e0 \u00e0 la diff\u00e9rence entre la vie et la mort. En faisant, on est vivant. Ayant fait, on est mort. \u2014 **Jean-Philippe Toussaint** , \"C'est vous l'\u00e9crivain\" [mots-cl\u00e9s : coulisses, making off, \u00eatre vivant en train d'\u00e9crire, puis mort enterr\u00e9 dans le livre ] ", "image": "https:\/\/ledibbouk.net\/IMG\/logo\/img_0597.jpg?1764651083", "tags": [] } ,{ "id": "https:\/\/ledibbouk.net\/7-decembre-2025-3730.html", "url": "https:\/\/ledibbouk.net\/7-decembre-2025-3730.html", "title": "7 d\u00e9cembre 2025", "date_published": "2025-12-07T04:20:40Z", "date_modified": "2025-12-07T04:20:40Z", "author": {"name": "Patrick Blanchon"}, "content_html": "

Pour le dehors on ne garderait qu’une phrase <\/p>\n

\n

Fin du spectacle. <\/p>\n<\/blockquote>\n

Pour le dedans <\/p>\n

\n

\u00e7a suffit. Pas besoin d’expliquer. <\/p>\n<\/blockquote>", "content_text": " Pour le dehors on ne garderait qu'une phrase >Fin du spectacle. Pour le dedans >\u00e7a suffit. Pas besoin d'expliquer. ", "image": "https:\/\/ledibbouk.net\/IMG\/logo\/img312.jpg?1765081038", "tags": [] } ,{ "id": "https:\/\/ledibbouk.net\/6-decembre-2025.html", "url": "https:\/\/ledibbouk.net\/6-decembre-2025.html", "title": "6 d\u00e9cembre 2025", "date_published": "2025-12-06T04:28:53Z", "date_modified": "2025-12-06T04:28:53Z", "author": {"name": "Patrick Blanchon"}, "content_html": "

H. peint du bras gauche. Elle ne parle qu’avec des onomatop\u00e9es. Aujourd’hui, j’ai appris qu’elle ne pouvait pas manger de chouquettes \u2013 elle a d\u00e9sign\u00e9 sa bouche d’un air triste quand je lui ai tendu le sachet. Droiti\u00e8re autrefois, elle apprend vite. Je lui montre en utilisant aussi mon bras gauche : la main qui court le long du manche du pinceau selon le besoin de pr\u00e9cision, d’\u00e9nergie. Son tableau \u00e9tait trop violent en couleurs. Je lui ai montr\u00e9 comment abaisser les valeurs avec du blanc seulement. Nuance, lenteur, pr\u00e9cision. M. et D. sont l\u00e0 aussi, chacune avec son handicap. Si je voulais lire les signes, j’inventerais une histoire. Mais elles m’apprennent la t\u00e9nacit\u00e9 qui s’appuie sur des raisons solides. Mes \u00e9tats d’\u00e2me, \u00e0 c\u00f4t\u00e9, sont des bulles de savon.<\/p>\n

Plus tard, en rentrant \u00e0 pied, j’ai vu une lumi\u00e8re sp\u00e9ciale \u2013 le mot est faible. Le bleu sombre du ciel sur les murs beiges et ocres fabriquait un accord qui m’a serr\u00e9 la gorge. Faut-il ne plus peindre pour peindre ? Ne plus \u00e9crire pour \u00e9crire ?<\/p>\n

Ces derniers jours, je r\u00e9\u00e9cris des textes anciens. Sans conviction d’abord. Puis j’ai utilis\u00e9 Deepseek avec un protocole strict, pour traquer mes bavardages, mes esquives. Ce que l’IA produit est m\u00e9diocre, mais cette m\u00e9diocrit\u00e9 m’oblige \u00e0 puiser dans ma propre langue. Elle me renvoie une ambigu\u00eft\u00e9 qui est la mienne : entre r\u00e9alit\u00e9 et fiction. Elle veut me conduire vers la fiction, alors que je cherche \u00e0 m’en extraire.<\/p>\n

J’ai vu une vid\u00e9o fascinante de F. \u00e0 propos de ce peintre chinois — Wu Daozi, qui dispara\u00eet dans son tableau. Un protocole, un match de boxe entre la machine et soi. Mon constat est optimiste : \u00e0 force de me montrer ce qui n’est pas moi, je commence \u00e0 voir ce qui m’appartient. Deepseek est un bon sparring-partner. Il fait des fautes de fran\u00e7ais, ce qui m’oblige \u00e0 redoubler d’attention.<\/p>\n

Comme H. avec son bras gauche, comme moi avec mes mots maladroits, mes sautillements de moineau , comme le peintre chinois qui s’efface : nous cr\u00e9ons avec ce qui nous manque. La contrainte n’est pas un obstacle, mais le pinceau m\u00eame.<\/p>\n

illustration<\/strong> : Tokyo National Museum, Japan, Image : TNM Image Archives. Nine Dragons (detail) by Chen Rong<\/p>", "content_text": " H. peint du bras gauche. Elle ne parle qu'avec des onomatop\u00e9es. Aujourd'hui, j'ai appris qu'elle ne pouvait pas manger de chouquettes \u2013 elle a d\u00e9sign\u00e9 sa bouche d'un air triste quand je lui ai tendu le sachet. Droiti\u00e8re autrefois, elle apprend vite. Je lui montre en utilisant aussi mon bras gauche : la main qui court le long du manche du pinceau selon le besoin de pr\u00e9cision, d'\u00e9nergie. Son tableau \u00e9tait trop violent en couleurs. Je lui ai montr\u00e9 comment abaisser les valeurs avec du blanc seulement. Nuance, lenteur, pr\u00e9cision. M. et D. sont l\u00e0 aussi, chacune avec son handicap. Si je voulais lire les signes, j'inventerais une histoire. Mais elles m'apprennent la t\u00e9nacit\u00e9 qui s'appuie sur des raisons solides. Mes \u00e9tats d'\u00e2me, \u00e0 c\u00f4t\u00e9, sont des bulles de savon. Plus tard, en rentrant \u00e0 pied, j'ai vu une lumi\u00e8re sp\u00e9ciale \u2013 le mot est faible. Le bleu sombre du ciel sur les murs beiges et ocres fabriquait un accord qui m'a serr\u00e9 la gorge. Faut-il ne plus peindre pour peindre ? Ne plus \u00e9crire pour \u00e9crire ? Ces derniers jours, je r\u00e9\u00e9cris des textes anciens. Sans conviction d'abord. Puis j'ai utilis\u00e9 Deepseek avec un protocole strict, pour traquer mes bavardages, mes esquives. Ce que l'IA produit est m\u00e9diocre, mais cette m\u00e9diocrit\u00e9 m'oblige \u00e0 puiser dans ma propre langue. Elle me renvoie une ambigu\u00eft\u00e9 qui est la mienne : entre r\u00e9alit\u00e9 et fiction. Elle veut me conduire vers la fiction, alors que je cherche \u00e0 m'en extraire. J'ai vu une vid\u00e9o fascinante de F. \u00e0 propos de ce peintre chinois \u2014 Wu Daozi, qui dispara\u00eet dans son tableau. Un protocole, un match de boxe entre la machine et soi. Mon constat est optimiste : \u00e0 force de me montrer ce qui n'est pas moi, je commence \u00e0 voir ce qui m'appartient. Deepseek est un bon sparring-partner. Il fait des fautes de fran\u00e7ais, ce qui m'oblige \u00e0 redoubler d'attention. Comme H. avec son bras gauche, comme moi avec mes mots maladroits, mes sautillements de moineau , comme le peintre chinois qui s'efface : nous cr\u00e9ons avec ce qui nous manque. La contrainte n'est pas un obstacle, mais le pinceau m\u00eame. **illustration** : Tokyo National Museum, Japan, Image: TNM Image Archives. Nine Dragons (detail) by Chen Rong ", "image": "https:\/\/ledibbouk.net\/IMG\/logo\/p01k6fvh.jpg?1764994924", "tags": ["Narration et Exp\u00e9rimentation", "Technologies et Postmodernit\u00e9", "ce qu'on ignore vouloir"] } ,{ "id": "https:\/\/ledibbouk.net\/5-decembre-2025-3715.html", "url": "https:\/\/ledibbouk.net\/5-decembre-2025-3715.html", "title": "5 d\u00e9cembre 2025", "date_published": "2025-12-05T07:14:21Z", "date_modified": "2025-12-05T08:01:42Z", "author": {"name": "Patrick Blanchon"}, "content_html": "

La relecture est p\u00e9nible, trois ou quatre ans apr\u00e8s : je tombe sur des pages bavardes, des maladresses, des passages devenus verbeux, parfois incompr\u00e9hensibles. C\u2019est un autre qui a \u00e9crit tout \u00e7a, ai-je envie de me dire, pour fermer le texte, d\u00e9cliner la conversation avec cet inconnu, refuser le d\u00e9rangement. Si on remonte au temps des r\u00e9dactions, pourtant, c\u2019\u00e9tait d\u00e9j\u00e0 le m\u00eame \u00e9cart : le plaisir imm\u00e9diat de raconter une histoire au moment o\u00f9 l’on \u00e9crit , puis la copie rendue, les traits rouges, la note moyenne ou pire, sans qu’on ne comprenne vraiment ce qui est reproch\u00e9. Le d\u00e9m\u00e9nagement a fini de casser ce qui restait. Du Bourbonnais au Vexin, nous avons atterri \u00e0 Parmain, sur la rive droite d\u2019une Oise sombre qui sentait le fuel. Depuis la fen\u00eatre de la cuisine, au-del\u00e0 de l\u2019all\u00e9e de gravier et de la route goudronn\u00e9e, des p\u00e9niches lourdes se trainaient laissant derri\u00e8re elles des nappes grasses \u00e0 la surface des vitres ; les berges \u00e9taient couvertes de d\u00e9chets, bouts de plastique, ferraille, branches noircies. On avait donc quitt\u00e9 le bocage et la rivi\u00e8re claire pour \u00e7a. Quand je marchais vers Jouy-le-Comte, avec ses maisons cossues, son ch\u00e2teau, les champs lourds et fertiles, je voyais bien que tout n\u2019\u00e9tait pas mis\u00e8re, mais en moi l’impression du sali demeura. Trop de choses changeaient d\u2019un coup : les lieux, les visages, le corps qui se transforme, et moi l\u00e0-dedans, sans prise. Ma vie scolaire a commenc\u00e9 \u00e0 d\u00e9gringoler, et je me repliais de plus en plus souvent dans ma petite chambre au premier \u00e9tage, coinc\u00e9e sous le toit, \u00e0 m\u2019enfoncer dans des bandes dessin\u00e9es et des contes et l\u00e9gendes comme si je pouvais reconstituer, avec ces histoires-l\u00e0, un territoire o\u00f9 rien n\u2019avait boug\u00e9. En lisant [Apprendre l\u2019invention] de Fran\u00e7ois Bon, r\u00e9cemment, certaines phrases m\u2019ont ramen\u00e9 d\u2019un coup cette \u00e9poque. Surtout celles qu\u2019il cite dans leur forme brute, comme ce d\u00e9but :<\/p>\n

A l\u2019\u00e2ge de 5 ans j\u2019etait Mise en passion. <\/p>\n

Cette syntaxe bancale m\u2019a renvoy\u00e9 en plein dans un cours de fran\u00e7ais. Le professeur demandait \u00e0 chacun de se pr\u00e9senter. Je croyais que c\u2019\u00e9tait un jeu. Un \u00e9l\u00e8ve a dit Mesureur, un autre Le Tourneur, encore un autre S\u00e9gur ; j\u2019en ai conclu qu\u2019il fallait s\u2019inventer un nom et, quand mon tour est venu, j\u2019ai l\u00e2ch\u00e9 Mirabeau sans bien savoir qui \u00e9tait Mirabeau. Le silence est tomb\u00e9, quelques rires \u00e9touff\u00e9s ont travers\u00e9 le fond de la classe, le professeur m\u2019a regard\u00e9 par-dessus ses lunettes et a r\u00e9p\u00e9t\u00e9 mon vrai nom, bien \u00e0 plat, pour remettre les choses en ordre. Le sang m\u2019est mont\u00e9 aux oreilles : j\u2019avais voulu faire comme les autres, je venais d\u2019ajouter une couche au d\u00e9calage. J\u2019avais un accent terrible quand je suis arriv\u00e9 en r\u00e9gion parisienne ; j\u2019\u00e9tais le gars de la cambrousse qui monte \u00e0 la ville , avec en plus mon ind\u00e9crottable timidit\u00e9, les chemises cousues par ma m\u00e8re, le pantalon trop court, les godasses fatigu\u00e9es. Il suffit de remettre ce costume dans la cour du coll\u00e8ge pour entendre la phrase qui r\u00f4de sans qu\u2019on ait besoin de l\u2019\u00e9crire : <\/p>\n

\n

\u00e0 dix ans, la vie m’a tu\u00e9 une fois de plus <\/p>\n<\/blockquote>\n

\u00c0 partir de l\u00e0, j\u2019ai appris vite \u00e0 masquer ce qui pouvait casser : gommer l\u2019accent, surveiller ce que je disais pour que \u00e7a ait l’air , donner le change. Faire semblant d\u2019\u00eatre celui qu\u2019on attendait, ou plut\u00f4t celui que j\u2019imaginais qu\u2019on attendait. <\/p>\n

Quand aujourd\u2019hui je relis les textes de 2019, je retrouve tout cela que j\u2019ai envie de renier, je vois aussi le bricolage \u00e0 l\u2019\u0153uvre : une mani\u00e8re de parler en « je » tout en gardant une distance de s\u00e9curit\u00e9. Autrement dit, la naissance du dibbouk \u2013 ce double qui parle \u00e0 ma place et encaisse pour moi \u2013 doit remonter \u00e0 peu pr\u00e8s \u00e0 cette p\u00e9riode, entre l\u2019Oise noire, le cours de fran\u00e7ais et le fou rire \u00e9touff\u00e9 de la classe, \u00e0 moins qu\u2019il ne vienne d\u2019encore bien plus loin, d\u2019un secret conserv\u00e9 de m\u00e8re en fille depuis les pogroms d\u2019Ukraine et de Bi\u00e9lorussie, et des quelques survivants r\u00e9fugi\u00e9s en Estonie, appartenant encore \u00e0 l\u2019Empire russe mais non comprise dans la zone de r\u00e9sidence.<\/p>", "content_text": " La relecture est p\u00e9nible, trois ou quatre ans apr\u00e8s : je tombe sur des pages bavardes, des maladresses, des passages devenus verbeux, parfois incompr\u00e9hensibles. C\u2019est un autre qui a \u00e9crit tout \u00e7a, ai-je envie de me dire, pour fermer le texte, d\u00e9cliner la conversation avec cet inconnu, refuser le d\u00e9rangement. Si on remonte au temps des r\u00e9dactions, pourtant, c\u2019\u00e9tait d\u00e9j\u00e0 le m\u00eame \u00e9cart : le plaisir imm\u00e9diat de raconter une histoire au moment o\u00f9 l'on \u00e9crit , puis la copie rendue, les traits rouges, la note moyenne ou pire, sans qu'on ne comprenne vraiment ce qui est reproch\u00e9. Le d\u00e9m\u00e9nagement a fini de casser ce qui restait. Du Bourbonnais au Vexin, nous avons atterri \u00e0 Parmain, sur la rive droite d\u2019une Oise sombre qui sentait le fuel. Depuis la fen\u00eatre de la cuisine, au-del\u00e0 de l\u2019all\u00e9e de gravier et de la route goudronn\u00e9e, des p\u00e9niches lourdes se trainaient laissant derri\u00e8re elles des nappes grasses \u00e0 la surface des vitres ; les berges \u00e9taient couvertes de d\u00e9chets, bouts de plastique, ferraille, branches noircies. On avait donc quitt\u00e9 le bocage et la rivi\u00e8re claire pour \u00e7a. Quand je marchais vers Jouy-le-Comte, avec ses maisons cossues, son ch\u00e2teau, les champs lourds et fertiles, je voyais bien que tout n\u2019\u00e9tait pas mis\u00e8re, mais en moi l'impression du sali demeura. Trop de choses changeaient d\u2019un coup : les lieux, les visages, le corps qui se transforme, et moi l\u00e0-dedans, sans prise. Ma vie scolaire a commenc\u00e9 \u00e0 d\u00e9gringoler, et je me repliais de plus en plus souvent dans ma petite chambre au premier \u00e9tage, coinc\u00e9e sous le toit, \u00e0 m\u2019enfoncer dans des bandes dessin\u00e9es et des contes et l\u00e9gendes comme si je pouvais reconstituer, avec ces histoires-l\u00e0, un territoire o\u00f9 rien n\u2019avait boug\u00e9. En lisant [Apprendre l\u2019invention] de Fran\u00e7ois Bon, r\u00e9cemment, certaines phrases m\u2019ont ramen\u00e9 d\u2019un coup cette \u00e9poque. Surtout celles qu\u2019il cite dans leur forme brute, comme ce d\u00e9but : A l\u2019\u00e2ge de 5 ans j\u2019etait Mise en passion. Cette syntaxe bancale m\u2019a renvoy\u00e9 en plein dans un cours de fran\u00e7ais. Le professeur demandait \u00e0 chacun de se pr\u00e9senter. Je croyais que c\u2019\u00e9tait un jeu. Un \u00e9l\u00e8ve a dit Mesureur, un autre Le Tourneur, encore un autre S\u00e9gur ; j\u2019en ai conclu qu\u2019il fallait s\u2019inventer un nom et, quand mon tour est venu, j\u2019ai l\u00e2ch\u00e9 Mirabeau sans bien savoir qui \u00e9tait Mirabeau. Le silence est tomb\u00e9, quelques rires \u00e9touff\u00e9s ont travers\u00e9 le fond de la classe, le professeur m\u2019a regard\u00e9 par-dessus ses lunettes et a r\u00e9p\u00e9t\u00e9 mon vrai nom, bien \u00e0 plat, pour remettre les choses en ordre. Le sang m\u2019est mont\u00e9 aux oreilles : j\u2019avais voulu faire comme les autres, je venais d\u2019ajouter une couche au d\u00e9calage. J\u2019avais un accent terrible quand je suis arriv\u00e9 en r\u00e9gion parisienne ; j\u2019\u00e9tais le gars de la cambrousse qui monte \u00e0 la ville , avec en plus mon ind\u00e9crottable timidit\u00e9, les chemises cousues par ma m\u00e8re, le pantalon trop court, les godasses fatigu\u00e9es. Il suffit de remettre ce costume dans la cour du coll\u00e8ge pour entendre la phrase qui r\u00f4de sans qu\u2019on ait besoin de l\u2019\u00e9crire : >\u00e0 dix ans, la vie m'a tu\u00e9 une fois de plus \u00c0 partir de l\u00e0, j\u2019ai appris vite \u00e0 masquer ce qui pouvait casser : gommer l\u2019accent, surveiller ce que je disais pour que \u00e7a ait l'air , donner le change. Faire semblant d\u2019\u00eatre celui qu\u2019on attendait, ou plut\u00f4t celui que j\u2019imaginais qu\u2019on attendait. Quand aujourd\u2019hui je relis les textes de 2019, je retrouve tout cela que j\u2019ai envie de renier, je vois aussi le bricolage \u00e0 l\u2019\u0153uvre : une mani\u00e8re de parler en \u00ab je \u00bb tout en gardant une distance de s\u00e9curit\u00e9. Autrement dit, la naissance du dibbouk \u2013 ce double qui parle \u00e0 ma place et encaisse pour moi \u2013 doit remonter \u00e0 peu pr\u00e8s \u00e0 cette p\u00e9riode, entre l\u2019Oise noire, le cours de fran\u00e7ais et le fou rire \u00e9touff\u00e9 de la classe, \u00e0 moins qu\u2019il ne vienne d\u2019encore bien plus loin, d\u2019un secret conserv\u00e9 de m\u00e8re en fille depuis les pogroms d\u2019Ukraine et de Bi\u00e9lorussie, et des quelques survivants r\u00e9fugi\u00e9s en Estonie, appartenant encore \u00e0 l\u2019Empire russe mais non comprise dans la zone de r\u00e9sidence. ", "image": "https:\/\/ledibbouk.net\/IMG\/logo\/img_2752.jpg?1764917627", "tags": ["Auteurs litt\u00e9raires", "Autofiction et Introspection", "documentation"] } ,{ "id": "https:\/\/ledibbouk.net\/4-decembre-2025.html", "url": "https:\/\/ledibbouk.net\/4-decembre-2025.html", "title": "4 d\u00e9cembre 2025", "date_published": "2025-12-04T06:44:18Z", "date_modified": "2025-12-04T06:46:28Z", "author": {"name": "Patrick Blanchon"}, "content_html": "

R\u00eave \u00e9trange dans lequel je suis avec G., ancien comptable et \u00e9l\u00e8ve, sur la terrasse d’une maison de toute \u00e9vidence situ\u00e9e dans le sud de la France. Il y a une histoire de clefs. Je vois deux clefs sur le sol mais aucune d’elles ne correspond \u00e0 la clef de chez moi. Et donc G. m’accompagne devant chez moi (qui se trouve dans le 18\u1d49 \u00e0 Simplon), je lui rends ses clefs \u00e0 lui, et je jette toutes les clefs que j’ai dans les poches sur le sol pour trouver la mienne, mais je ne la trouve pas. Je ne peux plus entrer chez moi, nous retournons chez G. et montons sur la terrasse, il \u00e9carte des feuilles de ce que j’ai d’abord pris pour une glycine et l\u00e0 j’aper\u00e7ois du raisin noir, des grains \u00e9normes et juteux. Mais je ne me souviens pas d’en avoir mang\u00e9. La surprise vient non pas d’une salivation soudaine mais de m’\u00eatre tromp\u00e9 de mot, glycine contre vigne. Puis je me r\u00e9veille, 4 h 35 du matin, je me souviens que G. est mort depuis trois ans.<\/p>\n

Je pensais en avoir fini avec le chamanisme et donc probablement avec la peinture, sans faire le lien aussi nettement que maintenant que je l’\u00e9cris. Probablement en raison d’un doute persistant qui se sera effac\u00e9 \u00e0 force de ne plus y songer. La naissance de ce doute je peux la situer \u00e0 peu pr\u00e8s au m\u00eame moment o\u00f9 j’ai arr\u00eat\u00e9 de publier des vid\u00e9os sur YouTube, il y a trois ans.<\/p>\n

Je me rends compte que je termine les deux paragraphes au-dessus avec ce constat d’une double mort, une r\u00e9elle et une autre symbolique, bien s\u00fbr. Mais peut-\u00eatre que l’int\u00e9r\u00eat ne porte pas sur la mort mais sur trois ans.<\/p>\n

Le Covid, ajout\u00e9 aux difficult\u00e9s administratives, \u00e0 l’impossibilit\u00e9 de prendre ma retraite, \u00e0 une prise de conscience soudaine probablement de la vieillesse, d’une vuln\u00e9rabilit\u00e9 que je n’avais que peu envisag\u00e9e, \u00e0 la certitude que je n’avais jamais \u00e9t\u00e9 au bout du compte qu’un imposteur dans de multiples domaines. Une imposture qui commence et probablement s’ach\u00e8vera avec moi-m\u00eame plus qu’avec les autres. Car les autres ne sont jamais dupes.<\/p>\n

Donc s’il faut dater le tout d\u00e9but de ce qui ressemble \u00e0 un effondrement, 2022 para\u00eet correct. Non seulement je prends conscience de celui-ci mais je continue de faire comme avant, de ne pas trop m’arr\u00eater sur le sujet. Encore que, pour \u00eatre tout \u00e0 fait honn\u00eate avec l’homme que j’\u00e9tais encore en 2022, l’id\u00e9e d’imposture soit un grand mot. Il vaudrait mieux \u00e9crire que ces \u00e9tiquettes \u00e9taient us\u00e9es tout simplement, que je les trouvais soudain d\u00e9mod\u00e9es face \u00e0 la totale incompr\u00e9hension du monde et donc de moi-m\u00eame au c\u0153ur de l’\u00e9pisode surnaturel que nous traversions.<\/p>\n

Il y a deux fa\u00e7ons de changer son fusil d’\u00e9paule comme il y a deux fa\u00e7ons de faire bien des choses. De bonne ou de mauvaise gr\u00e2ce, ce qui pourrait se traduire par d’accord ou pas d’accord avec le changement. J’ai toujours \u00e9t\u00e9 d’accord avec tout changement, ou je croyais l’\u00eatre, ma propre survie en d\u00e9pendant (et c’est de l\u00e0 que na\u00eet ce sentiment d’imposture) avec l’id\u00e9e d’\u00eatre d’une souplesse \u00e0 toute \u00e9preuve qui n’avait \u00e9t\u00e9 conserv\u00e9e que pour me dissimuler les premiers ravages de la vieillesse : douleurs articulaires et ruminations.<\/p>\n

Peut-\u00eatre que 2022 marque simplement le constat de n’\u00eatre plus aussi « jeune » que je voulais encore le croire, mais vainement. C’est comme se r\u00e9veiller d’un r\u00eave, ouvrir les yeux dans la p\u00e9nombre, ignorer un instant jusqu’\u00e0 l’existence du corps, puis s’en souvenir vaguement — est-on certain d’avoir un corps ? on se t\u00e2te pour s’en assurer et les premi\u00e8res douleurs se r\u00e9veillent, et avec elles la r\u00e9alit\u00e9 devient tangible.<\/p>\n

Parall\u00e8lement \u00e0 ce constat, comment faire ? Les engagements pris pour les expositions, la r\u00e9gularit\u00e9 de m\u00e9tronome des ateliers dans divers lieux g\u00e9ographiques, les contrats... il fallait continuer \u00e0 payer les factures, impossible de se ressaisir totalement. \u00c0 la prise de conscience d’\u00eatre prisonnier d’un mauvais r\u00eave dont on peut s’\u00e9jecter en se r\u00e9veillant, ce furent trois ann\u00e9es au cours desquelles je devins un c\u00e9tac\u00e9, ne remontant \u00e0 la surface pour respirer qu’en \u00e9crivant sur un blog commenc\u00e9 mollement en 2018.<\/p>\n

De ce r\u00e9veil depuis l’apn\u00e9e en rebondissements multiples, de cette r\u00e9alit\u00e9 de plus en plus douloureuse, comment faire face. Il est plus plausible que la l\u00e2chet\u00e9 habituelle (autrement dit mon exigence d\u00e9mesur\u00e9e) m’ait conduit \u00e0 chercher une issue de secours.<\/p>\n

J’ai retrouv\u00e9 l’un de mes premiers textes lorsqu’en 2022 je m’\u00e9tais inscrit \u00e0 l’atelier d’\u00e9criture de Tierslivre.<\/p>\n

-la ville, la rue, encore elle\u2026 et cette sensation — pas un souvenir, — un frisson \u2026 quelque chose glisse, s\u2019\u00e9chappe\u2026 mais c\u2019est l\u00e0, .. \u00e7a devrait\u2026 \u00e7a pourrait\u2026 non, pas le marchand, il n\u2019est plus l\u00e0 — la fille peut-\u00eatre, ou son ombre\u2026 « Sophie », vraiment ?\u2026 non, Magali\u2026 pourquoi \u00e7a revient comme \u00e7a, brutalement, sans filtre\u2026 le reflet\u2026 c\u2019\u00e9tait qui ? une version \u2026 quelqu\u2019un regarde\u2026 de l\u2019autre c\u00f4t\u00e9\u2026 le sandwich\u2026 les cornets\u2026 ce serait simple, si\u2026 non\u2026 pas maintenant\u2026 pas cette fois\u2026 quatre euros cinquante, c\u2019est cher pour un retour en enfance\u2026 revenir, ou pas\u2026<\/p>\n

D’ailleurs ce texte n’est pas l’original, il a \u00e9t\u00e9 r\u00e9\u00e9crit en f\u00e9vrier 2025 mais le fond reste le m\u00eame. Ce texte n’est qu’un tout petit morceau d’un immense iceberg. En ce mois de juin 2022, date de mon inscription, je constate une profusion suspecte de textes \u00e9crits lors d’une seule journ\u00e9e (le 13\/06). C’\u00e9tait l\u00e0 vraiment se ruer vers une issue de secours. Une repr\u00e9sentation de la panique. Le travail de r\u00e9\u00e9criture commence donc en f\u00e9vrier 2025, avec peut-\u00eatre le moteur identifi\u00e9 de vouloir sortir de ce que je consid\u00e8re \u00eatre un \u00e9garement plut\u00f4t qu’une imposture v\u00e9ritable.<\/p>\n

Hier, atelier sur le visage, M. C. me rappelle que j’ai d\u00fb conserver la clef du local de C. En effet, depuis tout ce temps, elle est rest\u00e9e accroch\u00e9e \u00e0 mon trousseau. La lui rendre est comme une d\u00e9livrance.<\/p>", "content_text": " R\u00eave \u00e9trange dans lequel je suis avec G., ancien comptable et \u00e9l\u00e8ve, sur la terrasse d'une maison de toute \u00e9vidence situ\u00e9e dans le sud de la France. Il y a une histoire de clefs. Je vois deux clefs sur le sol mais aucune d'elles ne correspond \u00e0 la clef de chez moi. Et donc G. m'accompagne devant chez moi (qui se trouve dans le 18\u1d49 \u00e0 Simplon), je lui rends ses clefs \u00e0 lui, et je jette toutes les clefs que j'ai dans les poches sur le sol pour trouver la mienne, mais je ne la trouve pas. Je ne peux plus entrer chez moi, nous retournons chez G. et montons sur la terrasse, il \u00e9carte des feuilles de ce que j'ai d'abord pris pour une glycine et l\u00e0 j'aper\u00e7ois du raisin noir, des grains \u00e9normes et juteux. Mais je ne me souviens pas d'en avoir mang\u00e9. La surprise vient non pas d'une salivation soudaine mais de m'\u00eatre tromp\u00e9 de mot, glycine contre vigne. Puis je me r\u00e9veille, 4 h 35 du matin, je me souviens que G. est mort depuis trois ans. Je pensais en avoir fini avec le chamanisme et donc probablement avec la peinture, sans faire le lien aussi nettement que maintenant que je l'\u00e9cris. Probablement en raison d'un doute persistant qui se sera effac\u00e9 \u00e0 force de ne plus y songer. La naissance de ce doute je peux la situer \u00e0 peu pr\u00e8s au m\u00eame moment o\u00f9 j'ai arr\u00eat\u00e9 de publier des vid\u00e9os sur YouTube, il y a trois ans. Je me rends compte que je termine les deux paragraphes au-dessus avec ce constat d'une double mort, une r\u00e9elle et une autre symbolique, bien s\u00fbr. Mais peut-\u00eatre que l'int\u00e9r\u00eat ne porte pas sur la mort mais sur trois ans. Le Covid, ajout\u00e9 aux difficult\u00e9s administratives, \u00e0 l'impossibilit\u00e9 de prendre ma retraite, \u00e0 une prise de conscience soudaine probablement de la vieillesse, d'une vuln\u00e9rabilit\u00e9 que je n'avais que peu envisag\u00e9e, \u00e0 la certitude que je n'avais jamais \u00e9t\u00e9 au bout du compte qu'un imposteur dans de multiples domaines. Une imposture qui commence et probablement s'ach\u00e8vera avec moi-m\u00eame plus qu'avec les autres. Car les autres ne sont jamais dupes. Donc s'il faut dater le tout d\u00e9but de ce qui ressemble \u00e0 un effondrement, 2022 para\u00eet correct. Non seulement je prends conscience de celui-ci mais je continue de faire comme avant, de ne pas trop m'arr\u00eater sur le sujet. Encore que, pour \u00eatre tout \u00e0 fait honn\u00eate avec l'homme que j'\u00e9tais encore en 2022, l'id\u00e9e d'imposture soit un grand mot. Il vaudrait mieux \u00e9crire que ces \u00e9tiquettes \u00e9taient us\u00e9es tout simplement, que je les trouvais soudain d\u00e9mod\u00e9es face \u00e0 la totale incompr\u00e9hension du monde et donc de moi-m\u00eame au c\u0153ur de l'\u00e9pisode surnaturel que nous traversions. Il y a deux fa\u00e7ons de changer son fusil d'\u00e9paule comme il y a deux fa\u00e7ons de faire bien des choses. De bonne ou de mauvaise gr\u00e2ce, ce qui pourrait se traduire par d'accord ou pas d'accord avec le changement. J'ai toujours \u00e9t\u00e9 d'accord avec tout changement, ou je croyais l'\u00eatre, ma propre survie en d\u00e9pendant (et c'est de l\u00e0 que na\u00eet ce sentiment d'imposture) avec l'id\u00e9e d'\u00eatre d'une souplesse \u00e0 toute \u00e9preuve qui n'avait \u00e9t\u00e9 conserv\u00e9e que pour me dissimuler les premiers ravages de la vieillesse : douleurs articulaires et ruminations. Peut-\u00eatre que 2022 marque simplement le constat de n'\u00eatre plus aussi \u00ab jeune \u00bb que je voulais encore le croire, mais vainement. C'est comme se r\u00e9veiller d'un r\u00eave, ouvrir les yeux dans la p\u00e9nombre, ignorer un instant jusqu'\u00e0 l'existence du corps, puis s'en souvenir vaguement \u2014 est-on certain d'avoir un corps ? on se t\u00e2te pour s'en assurer et les premi\u00e8res douleurs se r\u00e9veillent, et avec elles la r\u00e9alit\u00e9 devient tangible. Parall\u00e8lement \u00e0 ce constat, comment faire ? Les engagements pris pour les expositions, la r\u00e9gularit\u00e9 de m\u00e9tronome des ateliers dans divers lieux g\u00e9ographiques, les contrats... il fallait continuer \u00e0 payer les factures, impossible de se ressaisir totalement. \u00c0 la prise de conscience d'\u00eatre prisonnier d'un mauvais r\u00eave dont on peut s'\u00e9jecter en se r\u00e9veillant, ce furent trois ann\u00e9es au cours desquelles je devins un c\u00e9tac\u00e9, ne remontant \u00e0 la surface pour respirer qu'en \u00e9crivant sur un blog commenc\u00e9 mollement en 2018. De ce r\u00e9veil depuis l'apn\u00e9e en rebondissements multiples, de cette r\u00e9alit\u00e9 de plus en plus douloureuse, comment faire face. Il est plus plausible que la l\u00e2chet\u00e9 habituelle (autrement dit mon exigence d\u00e9mesur\u00e9e) m'ait conduit \u00e0 chercher une issue de secours. J'ai retrouv\u00e9 l'un de mes premiers textes lorsqu'en 2022 je m'\u00e9tais inscrit \u00e0 l'atelier d'\u00e9criture de Tierslivre. -la ville, la rue, encore elle\u2026 et cette sensation \u2014 pas un souvenir, \u2014 un frisson \u2026 quelque chose glisse, s\u2019\u00e9chappe\u2026 mais c\u2019est l\u00e0, .. \u00e7a devrait\u2026 \u00e7a pourrait\u2026 non, pas le marchand, il n\u2019est plus l\u00e0 \u2014 la fille peut-\u00eatre, ou son ombre\u2026 \u00ab Sophie \u00bb, vraiment ?\u2026 non, Magali\u2026 pourquoi \u00e7a revient comme \u00e7a, brutalement, sans filtre\u2026 le reflet\u2026 c\u2019\u00e9tait qui ? une version \u2026 quelqu\u2019un regarde\u2026 de l\u2019autre c\u00f4t\u00e9\u2026 le sandwich\u2026 les cornets\u2026 ce serait simple, si\u2026 non\u2026 pas maintenant\u2026 pas cette fois\u2026 quatre euros cinquante, c\u2019est cher pour un retour en enfance\u2026 revenir, ou pas\u2026 D'ailleurs ce texte n'est pas l'original, il a \u00e9t\u00e9 r\u00e9\u00e9crit en f\u00e9vrier 2025 mais le fond reste le m\u00eame. Ce texte n'est qu'un tout petit morceau d'un immense iceberg. En ce mois de juin 2022, date de mon inscription, je constate une profusion suspecte de textes \u00e9crits lors d'une seule journ\u00e9e (le 13\/06). C'\u00e9tait l\u00e0 vraiment se ruer vers une issue de secours. Une repr\u00e9sentation de la panique. Le travail de r\u00e9\u00e9criture commence donc en f\u00e9vrier 2025, avec peut-\u00eatre le moteur identifi\u00e9 de vouloir sortir de ce que je consid\u00e8re \u00eatre un \u00e9garement plut\u00f4t qu'une imposture v\u00e9ritable. Hier, atelier sur le visage, M. C. me rappelle que j'ai d\u00fb conserver la clef du local de C. En effet, depuis tout ce temps, elle est rest\u00e9e accroch\u00e9e \u00e0 mon trousseau. La lui rendre est comme une d\u00e9livrance. ", "image": "https:\/\/ledibbouk.net\/IMG\/logo\/img_5839.jpg?1764830611", "tags": ["r\u00eaves", "Ateliers d'\u00e9criture", "La mort"] } ,{ "id": "https:\/\/ledibbouk.net\/03-decembre-2025.html", "url": "https:\/\/ledibbouk.net\/03-decembre-2025.html", "title": "03 d\u00e9cembre 2025", "date_published": "2025-12-03T08:23:38Z", "date_modified": "2025-12-03T09:34:03Z", "author": {"name": "Patrick Blanchon"}, "content_html": "

Il pleut mais ne fait pas froid. Qui donc. Qui pleut, qui ne fait pas froid. Il ne convient pas de placer au bout de chaque question un signe pour l\u2019indiquer. D\u2019ailleurs qui s\u2019adresse \u00e0 qui ou quoi \u00e0 chacun, chacune. Et qui cela peut-il bien \u00eatre que ce chacune, que ce chacun. Cela m\u00e9rite-t-il vraiment une r\u00e9ponse. Des r\u00e9ponses, autant de blabla. Ce matin, le mot dessillement me dessille. Action de (se) dessiller les yeux, de voir clair au-del\u00e0 des apparences ; r\u00e9sultat de cette action : « Ses yeux [d\u2019Henriette] humides de larmes annon\u00e7aient un dessillement supr\u00eame, elle apercevait d\u00e9j\u00e0 les joies c\u00e9lestes de la terre promise. » (Balzac, Le Lys dans la vall\u00e9e). C\u2019est dans En attendant Nadeau<\/a> que je lis ce mot \u00e0 propos du b\u00e9otien qui d\u00e9couvrirait dans ces lignes (celles de l\u2019article ou du livre de Michon ?) les bronzes d\u2019Ag\u00e9ladas. Mais merci pour le mot airain qui suit un peu plus loin. Je l\u2019avais tant aim\u00e9, comme \u00e0 peu pr\u00e8s tout ce que j\u2019ai tant aim\u00e9, puis fini par oublier. Et H\u00e9ron, et les statues et les cloches dans les reins, et l\u2019air et le rien, et les machines \u00e0 vapeur, et les automates grecs ou byzantins. Et Alexandrie et Constantinople. Mais \u00e9tait-ce bien Th\u00e9ophile qui lutta contre les Abbassides ? Pas tant que \u00e7a, tout de m\u00eame, car \u00e0 cette \u00e9poque on savait voir \u00e0 long terme. On savait d\u00e9j\u00e0 cr\u00e9er des r\u00e9seaux par l\u2019entremise du morse optique. Pauvres de nous qui sommes devenus si imbus de nous-m\u00eames, qu\u2019ignorants et b\u00eates. Le progr\u00e8s ne va pas vers un meilleur de l\u2019homme, pas plus que vers celui de la femme. Le progr\u00e8s va vers quoi. Vers la destruction \u00e0 plus ou moins long terme. Le progr\u00e8s est un autre mot pour dire la pulsion suicidaire. Et, comme d\u2019habitude, cela part d\u2019un « bon sentiment », le r\u00eave d\u2019un monde meilleur. Le mieux \u00e9tant l\u2019ennemi du bien<\/em>, comme disaient les vieux, et comme j\u2019ai, moi aussi, tendance \u00e0 mal vieillir. Je pense \u00e0 l\u2019\u00e9rudition et \u00e0 la mani\u00e8re de n\u2019en pas parler ouvertement. L\u2019\u00e9rudition \u00e9tant, comme les voyages pour le commun des mortels, chose si extravagante, appartenant au domaine de l\u2019imaginaire, qu\u2019il sied toujours mal de l\u2019\u00e9taler (je ne sais pas si on peut dire « sied ou va chier » comme \u00e7a, tout simplement parce que \u00e7a sonne bien). <\/p>\n

Tout \u00e7a pour dire que je n\u2019ai pas grand-chose \u00e0 dire, et de le dire en essayant de ne pas trop m\u2019apitoyer sur mon sort ou de gluxmaniser les gens qui, par hasard, me lisent <\/p>\n

Donc, je voulais aussi dire qu\u2019hier soir une sorte de dessillement en essayant d\u2019imaginer d\u2019autres civilisations que la n\u00f4tre, soit plus \u00e2g\u00e9es de quelques milliards d\u2019ann\u00e9es, dans d\u2019autres galaxies, soit d\u2019autres civilisations ayant exist\u00e9 ici sur Terre mais dont il serait impossible de trouver trace , parce qu\u2019elles n\u2019utilisaient pas les m\u00eames mat\u00e9riaux ou la m\u00eame philosophie que la n\u00f4tre en mati\u00e8re de civilisation. Bref, un dessillement face \u00e0 l\u2019insommensurable. Car nous sommes d\u00e9sormais tant dans la mesure que nous filons vers la d\u00e9mesure, mais jamais vers l\u2019impossibilit\u00e9 de mesurer. Ce concept nous est devenu \u00e9tranger. L\u2019incommensurable devrait pourtant nous interroger, sa notion en tout cas, s\u2019il est impossible de s\u2019en faire vraiment une id\u00e9e. Comment, nous, par exemple, si nous ne nous d\u00e9truisons pas avec notre environnement, devrons-nous muter pour affronter les mill\u00e9naires \u00e0 venir. L\u2019individualit\u00e9 n\u2019est pas viable, trop fragile, vuln\u00e9rable. Devrons-nous trouver des solutions hybrides bien au-del\u00e0 du concept de transhumanisme actuel pour maintenir en \u00e9tat la seule chose, finalement, qui vaille, c\u2019est-\u00e0-dire l\u2019information et sa propre conscience. Ceci me ram\u00e8ne \u00e9videmment, encore une fois, au peuple fourmi et aux Hopis, sans tomber dans le concept fumeux New Age d\u2019une th\u00e9orie de la race \u00e9lue, concept tout aussi fumeux donc que la th\u00e9orie de la race pure, juive ou nazie, et d\u2019un seul coup — vertige — je n\u2019en dirai pas plus. <\/p>", "content_text": " Il pleut mais ne fait pas froid. Qui donc. Qui pleut, qui ne fait pas froid. Il ne convient pas de placer au bout de chaque question un signe pour l\u2019indiquer. D\u2019ailleurs qui s\u2019adresse \u00e0 qui ou quoi \u00e0 chacun, chacune. Et qui cela peut-il bien \u00eatre que ce chacune, que ce chacun. Cela m\u00e9rite-t-il vraiment une r\u00e9ponse. Des r\u00e9ponses, autant de blabla. Ce matin, le mot dessillement me dessille. Action de (se) dessiller les yeux, de voir clair au-del\u00e0 des apparences ; r\u00e9sultat de cette action : \u00ab Ses yeux [d\u2019Henriette] humides de larmes annon\u00e7aient un dessillement supr\u00eame, elle apercevait d\u00e9j\u00e0 les joies c\u00e9lestes de la terre promise. \u00bb (Balzac, Le Lys dans la vall\u00e9e). C\u2019est dans [En attendant Nadeau->https:\/\/www.en-attendant-nadeau.fr\/2025\/12\/02\/peut-on-se-fier-a-la-parole-de-michon\/] que je lis ce mot \u00e0 propos du b\u00e9otien qui d\u00e9couvrirait dans ces lignes (celles de l\u2019article ou du livre de Michon ?) les bronzes d\u2019Ag\u00e9ladas. Mais merci pour le mot airain qui suit un peu plus loin. Je l\u2019avais tant aim\u00e9, comme \u00e0 peu pr\u00e8s tout ce que j\u2019ai tant aim\u00e9, puis fini par oublier. Et H\u00e9ron, et les statues et les cloches dans les reins, et l\u2019air et le rien, et les machines \u00e0 vapeur, et les automates grecs ou byzantins. Et Alexandrie et Constantinople. Mais \u00e9tait-ce bien Th\u00e9ophile qui lutta contre les Abbassides ? Pas tant que \u00e7a, tout de m\u00eame, car \u00e0 cette \u00e9poque on savait voir \u00e0 long terme. On savait d\u00e9j\u00e0 cr\u00e9er des r\u00e9seaux par l\u2019entremise du morse optique. Pauvres de nous qui sommes devenus si imbus de nous-m\u00eames, qu\u2019ignorants et b\u00eates. Le progr\u00e8s ne va pas vers un meilleur de l\u2019homme, pas plus que vers celui de la femme. Le progr\u00e8s va vers quoi. Vers la destruction \u00e0 plus ou moins long terme. Le progr\u00e8s est un autre mot pour dire la pulsion suicidaire. Et, comme d\u2019habitude, cela part d\u2019un \u00ab bon sentiment \u00bb, le r\u00eave d\u2019un monde meilleur. *Le mieux \u00e9tant l\u2019ennemi du bien*, comme disaient les vieux, et comme j\u2019ai, moi aussi, tendance \u00e0 mal vieillir. Je pense \u00e0 l\u2019\u00e9rudition et \u00e0 la mani\u00e8re de n\u2019en pas parler ouvertement. L\u2019\u00e9rudition \u00e9tant, comme les voyages pour le commun des mortels, chose si extravagante, appartenant au domaine de l\u2019imaginaire, qu\u2019il sied toujours mal de l\u2019\u00e9taler (je ne sais pas si on peut dire \u00ab sied ou va chier \u00bb comme \u00e7a, tout simplement parce que \u00e7a sonne bien). Tout \u00e7a pour dire que je n\u2019ai pas grand-chose \u00e0 dire, et de le dire en essayant de ne pas trop m\u2019apitoyer sur mon sort ou de gluxmaniser les gens qui, par hasard, me lisent Donc, je voulais aussi dire qu\u2019hier soir une sorte de dessillement en essayant d\u2019imaginer d\u2019autres civilisations que la n\u00f4tre, soit plus \u00e2g\u00e9es de quelques milliards d\u2019ann\u00e9es, dans d\u2019autres galaxies, soit d\u2019autres civilisations ayant exist\u00e9 ici sur Terre mais dont il serait impossible de trouver trace , parce qu\u2019elles n\u2019utilisaient pas les m\u00eames mat\u00e9riaux ou la m\u00eame philosophie que la n\u00f4tre en mati\u00e8re de civilisation. Bref, un dessillement face \u00e0 l\u2019insommensurable. Car nous sommes d\u00e9sormais tant dans la mesure que nous filons vers la d\u00e9mesure, mais jamais vers l\u2019impossibilit\u00e9 de mesurer. Ce concept nous est devenu \u00e9tranger. L\u2019incommensurable devrait pourtant nous interroger, sa notion en tout cas, s\u2019il est impossible de s\u2019en faire vraiment une id\u00e9e. Comment, nous, par exemple, si nous ne nous d\u00e9truisons pas avec notre environnement, devrons-nous muter pour affronter les mill\u00e9naires \u00e0 venir. L\u2019individualit\u00e9 n\u2019est pas viable, trop fragile, vuln\u00e9rable. Devrons-nous trouver des solutions hybrides bien au-del\u00e0 du concept de transhumanisme actuel pour maintenir en \u00e9tat la seule chose, finalement, qui vaille, c\u2019est-\u00e0-dire l\u2019information et sa propre conscience. Ceci me ram\u00e8ne \u00e9videmment, encore une fois, au peuple fourmi et aux Hopis, sans tomber dans le concept fumeux New Age d\u2019une th\u00e9orie de la race \u00e9lue, concept tout aussi fumeux donc que la th\u00e9orie de la race pure, juive ou nazie, et d\u2019un seul coup \u2014 vertige \u2014 je n\u2019en dirai pas plus. 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Ce texte est n\u00e9 d\u2019une proposition d\u2019atelier de Fran\u00e7ois Bon, \u00e0 partir d\u2019un fragment de Gertrude Stein sur les mains et la fa\u00e7on de les lire. La consigne, telle que je l\u2019ai comprise, consistait \u00e0 ne pas prendre la main comme simple d\u00e9tail anatomique mais comme lieu de passage entre le corps, l\u2019histoire et la langue. <\/p>\n<\/blockquote>\n

La main tremble. Elle tremble parce qu’elle a tenu d’autres choses avant le crayon. Des choses dont on ne parle pas dans les lettres. La boue s\u00e8che encore dans les plis, les entailles ne se sont pas referm\u00e9es. La main descend vers la feuille, h\u00e9site. Ce n’est pas la peur d’\u00e9crire. C’est que la main se souvient. Elle se souvient de ce qu’elle a pouss\u00e9 dans un trou il y a quelques heures. Elle trace un pr\u00e9nom. Les doigts tremblent. Puis l’encre recouvre le blanc et quelque chose se calme. Ou fait semblant de se calmer. Les pleins et les d\u00e9li\u00e9s reviennent, le geste s’applique, la ligne se fait ferme. Comme si rien. Comme si on pouvait faire comme si.<\/p>\n

L’autre main ne sait pas o\u00f9 se mettre. Elle bat un rythme sur le bois, \u00e0 plat, du bout des phalanges. Pour v\u00e9rifier. Que le sol tient. Qu’on est encore l\u00e0. Elle lisse la feuille, suit les lignes, accompagne. Les m\u00eames doigts qui fouillaient tracent maintenant « ma ch\u00e9rie » avec une lenteur appliqu\u00e9e. Et au-dessus, invisible, il y a cette autre main qui ne tremble jamais, celle qui rayera les noms, qui comptera les corps qui ne r\u00e9pondront plus.<\/p>\n

\u00c0 l’h\u00f4pital, les mains disparaissent sous les bandages. On ne voit qu’un bout de doigt, un ongle cass\u00e9. Parfois une main tient une cigarette. Elle la tient longtemps avant de la porter aux l\u00e8vres. Le poignet se plie, les l\u00e8vres aspirent, la braise rougit. La main retombe aussit\u00f4t. Trop lourde. Paume ouverte. Les mains des infirmi\u00e8res ne tremblent pas. Elles saisissent, soul\u00e8vent, retournent, frottent jusqu’\u00e0 faire blanchir les jointures. Ce ne sont pas des caresses. Ce sont des gestes qui laissent la peau rouge et propre. Des doigts frais se posent au front, restent quelques secondes. Non, vous n’avez plus de fi\u00e8vre, vous sortirez bient\u00f4t. La main retombe, se range le long du corps. Mais le tremblement continue, discret, au bout des doigts. Les mots sont moins s\u00fbrs que le tremblement.<\/p>\n

Quand la main descend du train, elle porte ce qui reste d’une valise. Un cube de toile, de carton fatigu\u00e9. Les doigts se crispent sur la poign\u00e9e, les phalanges blanchissent. L’autre main s’agrippe \u00e0 la barre de m\u00e9tal. Paume coll\u00e9e au froid. Le corps ne tient que par l\u00e0. Une main qui retient, une main qui emporte. Le train freine, la secousse remonte jusqu’\u00e0 l’\u00e9paule. La main sur la barre serre plus fort. Sur le quai, d’autres mains se tendent. Mais la sienne ne les cherche pas. Elle doit l\u00e2cher seule, elle le sait. Elle h\u00e9site, quitte la barre froide, se retrouve ouverte dans le vide. Alors elle se replie, se referme, dispara\u00eet dans une poche. Comme si le plus s\u00fbr \u00e9tait de ne toucher \u00e0 rien. La valise reste dehors, suspendue, tirant sur l’autre main qui ne peut pas se cacher. La main de l’homme revenu qu’il va falloir faire passer pour un homme ordinaire.<\/p>\n

La main de l’instituteur farfouille dans la bo\u00eete, choisit la craie blanche, se tourne vers le tableau noir. Elle h\u00e9site. Le poignet suspendu. Comme si \u00e9crire quelques mots demandait plus d’effort que de tirer une g\u00e2chette. Elle trace : 15 septembre 1919. La craie crisse, blanchit la pulpe des doigts. Chaque lettre se pose avec une application trop appliqu\u00e9e. Les enfants sentent qu’il se passe autre chose.<\/p>\n

Au m\u00eame moment, loin, dans la province d’Alexandrie, au Pi\u00e9mont, une toute petite main se ferme et se rouvre pour la premi\u00e8re fois sur rien. La main d’un nouveau-n\u00e9 qu’on appellera Fausto Coppi. Cette main ne porte encore aucune trace. L’autre main de l’instituteur ne sait pas quoi faire. Elle s’ouvre, se ferme, finit par se glisser dans la poche de la veste, paume serr\u00e9e. C’est l\u00e0 qu’il faut tenir en r\u00e9serve ce que la main qui \u00e9crit ne dira pas.<\/p>\n

Il ne le sait pas encore.<\/p>", "content_text": " >Ce texte est n\u00e9 d\u2019une proposition d\u2019atelier de Fran\u00e7ois Bon, \u00e0 partir d\u2019un fragment de Gertrude Stein sur les mains et la fa\u00e7on de les lire. La consigne, telle que je l\u2019ai comprise, consistait \u00e0 ne pas prendre la main comme simple d\u00e9tail anatomique mais comme lieu de passage entre le corps, l\u2019histoire et la langue. La main tremble. Elle tremble parce qu'elle a tenu d'autres choses avant le crayon. Des choses dont on ne parle pas dans les lettres. La boue s\u00e8che encore dans les plis, les entailles ne se sont pas referm\u00e9es. La main descend vers la feuille, h\u00e9site. Ce n'est pas la peur d'\u00e9crire. C'est que la main se souvient. Elle se souvient de ce qu'elle a pouss\u00e9 dans un trou il y a quelques heures. Elle trace un pr\u00e9nom. Les doigts tremblent. Puis l'encre recouvre le blanc et quelque chose se calme. Ou fait semblant de se calmer. Les pleins et les d\u00e9li\u00e9s reviennent, le geste s'applique, la ligne se fait ferme. Comme si rien. Comme si on pouvait faire comme si. L'autre main ne sait pas o\u00f9 se mettre. Elle bat un rythme sur le bois, \u00e0 plat, du bout des phalanges. Pour v\u00e9rifier. Que le sol tient. Qu'on est encore l\u00e0. Elle lisse la feuille, suit les lignes, accompagne. Les m\u00eames doigts qui fouillaient tracent maintenant \u00ab ma ch\u00e9rie \u00bb avec une lenteur appliqu\u00e9e. Et au-dessus, invisible, il y a cette autre main qui ne tremble jamais, celle qui rayera les noms, qui comptera les corps qui ne r\u00e9pondront plus. \u00c0 l'h\u00f4pital, les mains disparaissent sous les bandages. On ne voit qu'un bout de doigt, un ongle cass\u00e9. Parfois une main tient une cigarette. Elle la tient longtemps avant de la porter aux l\u00e8vres. Le poignet se plie, les l\u00e8vres aspirent, la braise rougit. La main retombe aussit\u00f4t. Trop lourde. Paume ouverte. Les mains des infirmi\u00e8res ne tremblent pas. Elles saisissent, soul\u00e8vent, retournent, frottent jusqu'\u00e0 faire blanchir les jointures. Ce ne sont pas des caresses. Ce sont des gestes qui laissent la peau rouge et propre. Des doigts frais se posent au front, restent quelques secondes. Non, vous n'avez plus de fi\u00e8vre, vous sortirez bient\u00f4t. La main retombe, se range le long du corps. Mais le tremblement continue, discret, au bout des doigts. Les mots sont moins s\u00fbrs que le tremblement. Quand la main descend du train, elle porte ce qui reste d'une valise. Un cube de toile, de carton fatigu\u00e9. Les doigts se crispent sur la poign\u00e9e, les phalanges blanchissent. L'autre main s'agrippe \u00e0 la barre de m\u00e9tal. Paume coll\u00e9e au froid. Le corps ne tient que par l\u00e0. Une main qui retient, une main qui emporte. Le train freine, la secousse remonte jusqu'\u00e0 l'\u00e9paule. La main sur la barre serre plus fort. Sur le quai, d'autres mains se tendent. Mais la sienne ne les cherche pas. Elle doit l\u00e2cher seule, elle le sait. Elle h\u00e9site, quitte la barre froide, se retrouve ouverte dans le vide. Alors elle se replie, se referme, dispara\u00eet dans une poche. Comme si le plus s\u00fbr \u00e9tait de ne toucher \u00e0 rien. La valise reste dehors, suspendue, tirant sur l'autre main qui ne peut pas se cacher. La main de l'homme revenu qu'il va falloir faire passer pour un homme ordinaire. La main de l'instituteur farfouille dans la bo\u00eete, choisit la craie blanche, se tourne vers le tableau noir. Elle h\u00e9site. Le poignet suspendu. Comme si \u00e9crire quelques mots demandait plus d'effort que de tirer une g\u00e2chette. Elle trace : 15 septembre 1919. La craie crisse, blanchit la pulpe des doigts. Chaque lettre se pose avec une application trop appliqu\u00e9e. Les enfants sentent qu'il se passe autre chose. Au m\u00eame moment, loin, dans la province d'Alexandrie, au Pi\u00e9mont, une toute petite main se ferme et se rouvre pour la premi\u00e8re fois sur rien. La main d'un nouveau-n\u00e9 qu'on appellera Fausto Coppi. Cette main ne porte encore aucune trace. L'autre main de l'instituteur ne sait pas quoi faire. Elle s'ouvre, se ferme, finit par se glisser dans la poche de la veste, paume serr\u00e9e. C'est l\u00e0 qu'il faut tenir en r\u00e9serve ce que la main qui \u00e9crit ne dira pas. Il ne le sait pas encore. ", "image": "https:\/\/ledibbouk.net\/IMG\/logo\/uploads467ceafec53bf5925948655.jpg?1764625407", "tags": ["Ateliers d'\u00e9criture"] } ,{ "id": "https:\/\/ledibbouk.net\/02-decembre-2025.html", "url": "https:\/\/ledibbouk.net\/02-decembre-2025.html", "title": "02 d\u00e9cembre 2025", "date_published": "2025-12-02T06:11:17Z", "date_modified": "2025-12-02T06:17:30Z", "author": {"name": "Patrick Blanchon"}, "content_html": "

Lutter contre la vitesse \u00e0 laquelle tu \u00e9cris <\/p>\n

parce que<\/del> tu ne veux pas r\u00e9fl\u00e9chir \u00e0 ce que tu \u00e9cris.<\/p>\n

( tu ne veux pas ou tu ne peux pas ?) <\/p>\n

Tu ne pr\u00e9f\u00e8rerais pas<\/em> <\/p>\n

Dehors<\/del> par la vitre, par l’interm\u00e9diaire ? l’entremise ? le froid se sent<\/del> pose et p\u00e8se sur les avant-bras pendant que<\/del> quand tu \u00e9cris <\/p>\n

tu \u00e9cris dehors<\/em> mais ce n’est pas juste <\/p>\n

c’est dedans qu’il fait froid de l’autre c\u00f4t\u00e9 de la vitre <\/p>\n

non <\/p>\n

en fait<\/del> il fait froid partout<\/p>\n

cesse d’expliquer \nentra\u00eene-toi <\/p>\n

la vitesse est li\u00e9e \u00e0 ce manque d’entra\u00eenement dis-tu <\/p>\n

regarde la vitesse<\/del> rapidit\u00e9 ( tagada, tagada ) avec laquelle tu \u00e9cris <\/p>\n

oh la vache dit la vache, un train vient de passer<\/p>\n

neige \npas \nr\u00eav\u00e9 ?<\/p>\n

Aujourd\u2019hui, j\u2019ai appris \u00e0 biffer en markdown.<\/p>\n

tu pourras bient\u00f4t publier des recettes de cuisine <\/p>\n

la langue de boeuf n’a plus aucun secret pour toi<\/p>\n

\u00c9dito — Novembre 2025<\/strong><\/p>\n

Si je dis que je travaille, pas s\u00fbr que ce soit le bon mot. Ce travail ne nourrit pas son homme. La fiert\u00e9 non plus. Enfin \u00e0 ce que je sache. Qu\u2019est-ce qui nourrit l\u2019homme dans ce cas ? Le r\u00eave de nourriture n\u2019a jamais \u00e9t\u00e9 de la nourriture. Est-ce pour autant qu\u2019il faut cesser de r\u00eaver ? Je ne crois pas. Ce mois de novembre, j\u2019ai plut\u00f4t essay\u00e9 de d\u00e9placer le r\u00eave : moins du c\u00f4t\u00e9 de la “litt\u00e9rature” avec un grand L, plus du c\u00f4t\u00e9 des outils.<\/p>\n

Concr\u00e8tement, novembre a surtout \u00e9t\u00e9 un mois de carnets remis sur le billot<\/strong>. Je suis revenu sur l\u2019ann\u00e9e 2019, texte apr\u00e8s texte, en appliquant un protocole que je teste depuis quelque temps : <\/p>\n

    \n
  1. d\u2019abord une passe m\u00e9canique (orthographe, ponctuation, typographie, rien de glorieux) ; <\/li>\n
  2. puis l\u2019envoi du texte \u00e0 un critique virtuel<\/strong> inspir\u00e9 de Juan Asensio, charg\u00e9 de relever les tics, les poses, les phrases mortes ; <\/li>\n
  3. ensuite une r\u00e9\u00e9criture<\/strong> en tenant compte de ces coups de griffe ; <\/li>\n
  4. enfin, une question simple : qu\u2019est-ce que ce texte dit du narrateur qui parle ?<\/em> <\/li>\n<\/ol>\n

    Ce protocole, je ne le garde pas dans un cahier \u00e0 part : on le voit travailler directement dans les textes ( notamment d’ao\u00fbt 2019<\/a>) . Les textes sur la douceur, l\u2019abandon, la honte, la salet\u00e9, ou encore ceux o\u00f9 je discute avec ce dibbouk ce critique ce “Doc” qui me renvoie ma propre mauvaise foi, viennent de l\u00e0. On y lit la version maquill\u00e9e, puis la voix qui la d\u00e9monte, puis une phrase plus nette, parfois juste une image (un portail, une odeur de m\u00e9tal, un fauteuil r\u00e2p\u00e9). Ce site n\u2019est pas une vitrine, c\u2019est un chantier \u00e0 propos de l\u2019\u00e9criture : novembre l\u2019a rendu un peu plus visible.<\/p>\n

    Dans le fond, je ne cherche plus \u00e0 “faire de la litt\u00e9rature” ici. Je cherche des outils<\/strong>. L\u2019un d\u2019eux, d\u00e9sormais assum\u00e9, est l\u2019intelligence artificielle<\/strong>, \u00e0 condition de la d\u00e9tourner du r\u00f4le de machine \u00e0 r\u00e9ponses. Si on lui demande de r\u00e9pondre \u00e0 “qui vient en premier, la poule ou l\u2019\u0153uf ?”, elle bafouille encore. En revanche, si on la pousse \u00e0 multiplier les objections, \u00e0 souligner les r\u00e9p\u00e9titions, \u00e0 pointer les effets faciles, elle devient un bon partenaire de questions. C\u2019est dans ce cadre que s\u2019est fix\u00e9 le personnage de ce “Juan” virtuel : une voix un peu trop s\u00e9v\u00e8re, mais utile, qui ne se laisse pas s\u00e9duire par le bavardage.<\/p>\n

    En parall\u00e8le de ces carnets r\u00e9\u00e9crits, tout cela nourrit un autre chantier, plus discret : ce que j\u2019appelle pour l\u2019instant le roman du roman<\/strong>. \u00c0 partir des carnets de 2019, je construis des chapitres mensuels de fiction : janvier, f\u00e9vrier, mars\u2026 jusqu\u2019\u00e0 ao\u00fbt que nous venons de retravailler. Les sc\u00e8nes y reviennent autrement : un collectif d\u2019artistes, un atelier d\u2019\u00e9t\u00e9, une dispute au t\u00e9l\u00e9phone, un verre de vin sur le seuil, un r\u00eave sans effets sp\u00e9ciaux. Ce roman-l\u00e0, je ne le publie pas encore ici. Le garder en r\u00e9serve \u2013 par superstition, sans doute \u2013 me permet de continuer les carnets sans me figer dans un “grand projet” que je passerais mon temps \u00e0 annoncer au lieu de l\u2019\u00e9crire.<\/p>\n

    Reste la question du “travail”. Je ne sais pas tr\u00e8s bien si je travaille. Les textes de novembre tournent souvent autour de \u00e7a : la peinture qui recule, le temps englouti dans les \u00e9crans, la fatigue d\u2019expliquer encore pourquoi on \u00e9crit alors que cela ne “nourrit pas son homme”. La difficult\u00e9 d\u2019\u00e9crire, comme celle de pondre, reste dans l\u2019obscurit\u00e9 des poulaillers, l\u00e0 o\u00f9 elle doit rester. Ce que je peux montrer, en revanche, ce sont ces gestes modestes : reprendre un vieux carnet, couper, d\u00e9placer, accepter de laisser une IA me dire que je radote, recommencer.<\/p>\n

    Soit dit en passant : je ne crois pas beaucoup \u00e0 la raison comme horizon. “Soyez raisonnables” est sans doute le pire conseil qu\u2019on puisse donner \u00e0 quelqu\u2019un qui \u00e9crit, peint ou tente simplement de traverser ses journ\u00e9es. Je suis, non pas parce que je pense ou que je doute, mais parce que je ne suis pas raisonnable, et qu\u2019aucun m\u00e9decin n\u2019a r\u00e9ussi \u00e0 me coller un diagnostic clair. Sans diagnostic, pas de maladie. On continuera donc comme \u00e7a.<\/p>\n

    En novembre, les textes publi\u00e9s ici n\u2019ont pas racont\u00e9 grand-chose d\u2019autre : comment continuer \u00e0 traverser, avec quelques questions en plus, quelques illusions en moins. Pour d\u00e9cembre, je n\u2019ai pas de programme h\u00e9ro\u00efque \u00e0 annoncer. L\u2019id\u00e9e est simple : poursuivre la r\u00e9\u00e9criture des carnets de 2019 avec le m\u00eame protocole, avancer en coulisse le roman du roman, enrichir au passage d\u2019autres pistes (lectures, enqu\u00eates, mythes), et surtout continuer \u00e0 orienter les outils \u2013 IA comprise \u2013 vers les questions plut\u00f4t que vers les r\u00e9ponses.<\/p>\n

    Le reste, on verra bien. En attendant, il y a ce carnet de novembre<\/a>, bavard comme les autres, \u00e0 feuilleter comme on \u00e9tale les pi\u00e8ces d\u2019un puzzle sur la table en se disant qu\u2019on finira peut-\u00eatre par reconna\u00eetre quelque chose.<\/p>", "content_text": " **\u00c9dito \u2014 Novembre 2025** Si je dis que je travaille, pas s\u00fbr que ce soit le bon mot. Ce travail ne nourrit pas son homme. La fiert\u00e9 non plus. Enfin \u00e0 ce que je sache. Qu\u2019est-ce qui nourrit l\u2019homme dans ce cas ? Le r\u00eave de nourriture n\u2019a jamais \u00e9t\u00e9 de la nourriture. Est-ce pour autant qu\u2019il faut cesser de r\u00eaver ? Je ne crois pas. Ce mois de novembre, j\u2019ai plut\u00f4t essay\u00e9 de d\u00e9placer le r\u00eave : moins du c\u00f4t\u00e9 de la \u201clitt\u00e9rature\u201d avec un grand L, plus du c\u00f4t\u00e9 des outils. Concr\u00e8tement, novembre a surtout \u00e9t\u00e9 un mois de **carnets remis sur le billot**. Je suis revenu sur l\u2019ann\u00e9e 2019, texte apr\u00e8s texte, en appliquant un protocole que je teste depuis quelque temps : 1) d\u2019abord une passe m\u00e9canique (orthographe, ponctuation, typographie, rien de glorieux) ; 2) puis l\u2019envoi du texte \u00e0 un **critique virtuel** inspir\u00e9 de Juan Asensio, charg\u00e9 de relever les tics, les poses, les phrases mortes ; 3) ensuite une **r\u00e9\u00e9criture** en tenant compte de ces coups de griffe ; 4) enfin, une question simple : *qu\u2019est-ce que ce texte dit du narrateur qui parle ?* Ce protocole, je ne le garde pas dans un cahier \u00e0 part : on le voit travailler directement dans les textes ( notamment d'[ao\u00fbt 2019->https:\/\/ledibbouk.net\/spip.php?page=compilation-simple&annee=2019&mois=08&id_rubrique=25]) . Les textes sur la douceur, l\u2019abandon, la honte, la salet\u00e9, ou encore ceux o\u00f9 je discute avec ce dibbouk ce critique ce \u201cDoc\u201d qui me renvoie ma propre mauvaise foi, viennent de l\u00e0. On y lit la version maquill\u00e9e, puis la voix qui la d\u00e9monte, puis une phrase plus nette, parfois juste une image (un portail, une odeur de m\u00e9tal, un fauteuil r\u00e2p\u00e9). Ce site n\u2019est pas une vitrine, c\u2019est un chantier \u00e0 propos de l\u2019\u00e9criture : novembre l\u2019a rendu un peu plus visible. Dans le fond, je ne cherche plus \u00e0 \u201cfaire de la litt\u00e9rature\u201d ici. Je cherche des **outils**. L\u2019un d\u2019eux, d\u00e9sormais assum\u00e9, est l\u2019**intelligence artificielle**, \u00e0 condition de la d\u00e9tourner du r\u00f4le de machine \u00e0 r\u00e9ponses. Si on lui demande de r\u00e9pondre \u00e0 \u201cqui vient en premier, la poule ou l\u2019\u0153uf ?\u201d, elle bafouille encore. En revanche, si on la pousse \u00e0 multiplier les objections, \u00e0 souligner les r\u00e9p\u00e9titions, \u00e0 pointer les effets faciles, elle devient un bon partenaire de questions. C\u2019est dans ce cadre que s\u2019est fix\u00e9 le personnage de ce \u201cJuan\u201d virtuel : une voix un peu trop s\u00e9v\u00e8re, mais utile, qui ne se laisse pas s\u00e9duire par le bavardage. En parall\u00e8le de ces carnets r\u00e9\u00e9crits, tout cela nourrit un autre chantier, plus discret : ce que j\u2019appelle pour l\u2019instant **le roman du roman**. \u00c0 partir des carnets de 2019, je construis des chapitres mensuels de fiction : janvier, f\u00e9vrier, mars\u2026 jusqu\u2019\u00e0 ao\u00fbt que nous venons de retravailler. Les sc\u00e8nes y reviennent autrement : un collectif d\u2019artistes, un atelier d\u2019\u00e9t\u00e9, une dispute au t\u00e9l\u00e9phone, un verre de vin sur le seuil, un r\u00eave sans effets sp\u00e9ciaux. Ce roman-l\u00e0, je ne le publie pas encore ici. Le garder en r\u00e9serve \u2013 par superstition, sans doute \u2013 me permet de continuer les carnets sans me figer dans un \u201cgrand projet\u201d que je passerais mon temps \u00e0 annoncer au lieu de l\u2019\u00e9crire. Reste la question du \u201ctravail\u201d. Je ne sais pas tr\u00e8s bien si je travaille. Les textes de novembre tournent souvent autour de \u00e7a : la peinture qui recule, le temps englouti dans les \u00e9crans, la fatigue d\u2019expliquer encore pourquoi on \u00e9crit alors que cela ne \u201cnourrit pas son homme\u201d. La difficult\u00e9 d\u2019\u00e9crire, comme celle de pondre, reste dans l\u2019obscurit\u00e9 des poulaillers, l\u00e0 o\u00f9 elle doit rester. Ce que je peux montrer, en revanche, ce sont ces gestes modestes : reprendre un vieux carnet, couper, d\u00e9placer, accepter de laisser une IA me dire que je radote, recommencer. Soit dit en passant : je ne crois pas beaucoup \u00e0 la raison comme horizon. \u201cSoyez raisonnables\u201d est sans doute le pire conseil qu\u2019on puisse donner \u00e0 quelqu\u2019un qui \u00e9crit, peint ou tente simplement de traverser ses journ\u00e9es. Je suis, non pas parce que je pense ou que je doute, mais parce que je ne suis pas raisonnable, et qu\u2019aucun m\u00e9decin n\u2019a r\u00e9ussi \u00e0 me coller un diagnostic clair. Sans diagnostic, pas de maladie. On continuera donc comme \u00e7a. En novembre, les textes publi\u00e9s ici n\u2019ont pas racont\u00e9 grand-chose d\u2019autre : comment continuer \u00e0 traverser, avec quelques questions en plus, quelques illusions en moins. Pour d\u00e9cembre, je n\u2019ai pas de programme h\u00e9ro\u00efque \u00e0 annoncer. L\u2019id\u00e9e est simple : poursuivre la r\u00e9\u00e9criture des carnets de 2019 avec le m\u00eame protocole, avancer en coulisse le roman du roman, enrichir au passage d\u2019autres pistes (lectures, enqu\u00eates, mythes), et surtout continuer \u00e0 orienter les outils \u2013 IA comprise \u2013 vers les questions plut\u00f4t que vers les r\u00e9ponses. Le reste, on verra bien. En attendant, il y a ce [carnet de novembre->https:\/\/ledibbouk.net\/spip.php?page=compilation-simple&annee=2025&mois=11&id_rubrique=155], bavard comme les autres, \u00e0 feuilleter comme on \u00e9tale les pi\u00e8ces d\u2019un puzzle sur la table en se disant qu\u2019on finira peut-\u00eatre par reconna\u00eetre quelque chose. 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    Et donc te voici en d\u00e9cembre. Il dit \u00e7a et je ne sais pas s\u2019il veut que je prenne \u00e7a pour une question. Je le regarde et ne r\u00e9ponds rien. <\/p>\n

    -- Tu dirais que tu es triste, me dit-il encore. <\/p>\n

    Silence. Pas un silence qui demande des efforts, un silence facile. Peut-\u00eatre pas tout de m\u00eame un silence r\u00e9flexe, un silence du chien de Pavlov, oui, c\u2019est \u00e7a : un silence sans bavure. <\/p>\n

    -- O\u00f9 sont pass\u00e9s tes r\u00eaves ?, ajoute-t-il vicieusement. <\/p>\n

    -- Mais qu\u2019est-ce que \u00e7a peut bien te foutre ?, \u00e7a sort d\u2019un coup un peu m\u00e9chamment. <\/p>\n

    Il rit. <\/p>\n

    -- Trop facile ! <\/p>\n

    Il me vient l\u2019image d\u2019une pi\u00e8ce absolument vide, peu importe la fonction de cette pi\u00e8ce, l\u2019important est qu\u2019il ne reste aucun grain de poussi\u00e8re. L\u00e0, j\u2019apporte un tabouret de bois, je le place au milieu de la pi\u00e8ce, je m\u2019assois. <\/p>\n

    -- Tu maquilles une voiture vol\u00e9e. Elle appartient \u00e0 Miller celle-l\u00e0 : Tropique du Cancer<\/em>, page 1. <\/p>\n

    \n

    J\u2019habite Villa Borgh\u00e8se. Il n\u2019y a pas une miette de salet\u00e9 nulle part, ni une chaise d\u00e9plac\u00e9e. Nous y sommes tout seuls, et nous sommes morts. <\/p>\n<\/blockquote>\n

    -- Est-ce qu\u2019un jour tu sortiras de cette figure romantique ? <\/p>\n

    -- Est-ce que l\u2019on sort jamais de l\u2019abandon ? <\/p>\n

    Il est possible qu\u2019un rapport advienne entre ces deux phrases, un rapport \u00e0 ranger sur l\u2019\u00e9tag\u00e8re, l\u00e0 o\u00f9 l\u2019on range tout ce qui a comme sujet la b\u00eate \u00e0 deux dos<\/em>. Un enfer sans Dante, tout simplement porno. <\/p>\n

    -- Ton d\u00e9marrage sur les figures de l\u2019abandon \u00e9tait pas mal, mais comme d\u2019habitude fulgurance et chute. D\u00e8s que tu vois poindre la moindre autorit\u00e9 en toi tu te d\u00e9fenestres. <\/p>\n

    -- [\u2026] ! <\/p>\n

    -- L\u2019impression de radoter est une chose normale, tu ne peux pas t\u2019arr\u00eater \u00e0 ce seuil et encore une fois tourner les talons. <\/p>\n

    -- Tu ne voudrais pas la fermer au moins pendant que je prends le caf\u00e9 ? <\/p>\n

    -- Encore une bagnole maquill\u00e9e\u2026 Stephan Eicher, D\u00e9jeuner en paix<\/em>. <\/p>\n

    -- Born in August 1960, plus jeune que moi. Mais \u00e7a ne me ram\u00e8ne qu\u2019aux ann\u00e9es 80. Je lisais aussi Djian comme tout le monde, et probablement aussi Paul Auster, Siri Hustvedt, n\u00e9e le 19 f\u00e9vrier 1955 \u00e0 Northfield, dans le Minnesota. Bien fatigu\u00e9e, cette derni\u00e8re. Tout ce que j\u2019aimais.<\/em> <\/p>\n

    -- Tu ne peux d\u00e9cid\u00e9ment pas t\u2019emp\u00eacher. <\/p>\n

    -- Tu veux dire que je ne suis pas assez un homme ? <\/p>\n

    -- Si c\u2019est la seule r\u00e9ponse que tu attends toujours, d\u2019accord, mais je pensais au pass\u00e9 tout simplement. Tu ne peux pas t\u2019emp\u00eacher de te ruer dans le pass\u00e9. <\/p>\n

    -- Le pass\u00e9 est rouge, le pass\u00e9 est un chiffon rouge et je suis le minotaure qui court dans les couloirs du labyrinthe pour essayer d\u2019attraper le fil rouge, autant dire peine perdue. <\/p>\n

    -- Reviens aux sens. Arr\u00eate de t\u2019enfuir. Tiens, prends deux silex et frotte. <\/p>\n

    -- Jamais personne n\u2019est parvenu \u00e0 faire du feu ainsi. <\/p>\n

    -- Qui te parle de feu ? Renifle seulement l\u2019odeur. <\/p>\n

    -- Mais oui, l\u2019odeur, le portail, le retour vers je ne sais quoi, tout \u00e7a me fatigue. <\/p>\n

    -- Plus la fatigue augmente, plus tu seras oblig\u00e9 de l\u00e2cher du lest de toute fa\u00e7on. <\/p>\n

    -- Tais-toi, je t\u2019en prie. <\/p>\n

    -- Encore un v\u00e9hicule vol\u00e9, Carver cette fois, tu n\u2019as pas honte un peu ? <\/p>\n

    -- Je n\u2019ai pas honte, non, je suis la honte.<\/p>\n

    Tout cela n’est qu’un feu d’artifice litt\u00e9raire jamais la mise \u00e0 nu souhait\u00e9e. La souhaite tu vraiment ou t’en moque tu ? c’est une vraie question.<\/p>\n

    Tu \u00e9cris : “L\u2019impression de radoter est une chose normale”, puis tu continues exactement dans le m\u00eame mouvement. Dire “je radote” n\u2019annule pas le radotage, \u00e7a l\u2019habille. De m\u00eame pour : “D\u00e8s que tu vois poindre la moindre autorit\u00e9 en toi tu te d\u00e9fenestres” : tu pointes ta fuite, mais tu fuis quand m\u00eame juste apr\u00e8s, dans une autre image.<\/p>\n

    --\u00e7a veut dire quoi Doc ? Irr\u00e9cup\u00e9rable ?\n-- je dirais assez pitoyable plut\u00f4t.<\/p>\n

    \n

    Il \u00e9voque “les figures de l\u2019abandon”, “la figure romantique”, le Minotaure dans le labyrinthe, la b\u00eate \u00e0 deux dos. Tout cela reste en l\u2019air. O\u00f9 est l\u2019abandon concret ? Qui t\u2019a laiss\u00e9 o\u00f9 ? Quand ? Avec quoi dans les mains ? On n\u2019en saura rien. En lieu et place, on a un panoptique de m\u00e9taphores.<\/p>\n<\/blockquote>\n

    -- L\u2019injonction “Reviens aux sens” est la meilleure phrase\u2026 et tu la sabotes.\nLe “il” te dit : “Reviens aux sens. Arr\u00eate de t\u2019enfuir. Tiens, prends deux silex et frotte.” L\u00e0, tu as une possibilit\u00e9 : revenir effectivement \u00e0 un souvenir sensoriel net (une odeur, un bruit, une texture). Au lieu de \u00e7a, tu r\u00e9ponds aussit\u00f4t par une g\u00e9n\u00e9ralit\u00e9 (“Mais oui, l\u2019odeur, le portail, le retour vers je ne sais quoi, tout \u00e7a me fatigue.”) \u2013 une mani\u00e8re de couper court. Le texte rejoue exactement ce qu\u2019il d\u00e9nonce : d\u00e8s qu\u2019on approche d\u2019un point d\u2019ancrage, tu zappes.<\/p>\n

    ok ok de toute fa\u00e7on je ne me d\u00e9barrasserai pas de toi si facilement ... <\/p>\n

    [...]<\/p>\n

    Et donc te voici en d\u00e9cembre. <\/p>\n

    Il dit \u00e7a comme on annonce la m\u00e9t\u00e9o. Je ne sais pas s\u2019il attend une r\u00e9ponse. Je le regarde, je ne dis rien. <\/p>\n

    -- Tu dirais que tu es triste, aujourd\u2019hui ? <\/p>\n

    Le silence vient tout seul. Pas un silence arrach\u00e9, pas un silence boudeur. Juste le trou. <\/p>\n

    -- O\u00f9 sont pass\u00e9s tes r\u00eaves ? <\/p>\n

    Il en rajoute une couche. <\/p>\n

    -- Mais qu\u2019est-ce que \u00e7a peut bien te foutre ? <\/p>\n

    C\u2019est sorti trop vite. Un peu sec. Il sourit, sans se vexer. <\/p>\n

    -- Trop facile. <\/p>\n

    Je pense \u00e0 une pi\u00e8ce vide. Plus rien, ni meubles, ni cadres, ni rideaux. Juste le carrelage, les murs blancs. J\u2019apporte un tabouret en bois, je le pose au milieu, je m\u2019assois dessus. J\u2019attends. <\/p>\n

    -- Tu sais que c\u2019est une voiture vol\u00e9e, ton d\u00e9cor, dit-il. <\/p>\n

    Je vois tr\u00e8s bien de quoi il parle. Je connais la phrase par c\u0153ur, la chambre impeccable o\u00f9 “nous sommes morts”. Je ne la cite pas. <\/p>\n

    -- Est-ce qu\u2019un jour tu sortiras de cette figure romantique ? <\/p>\n

    -- Est-ce qu\u2019on sort jamais de l\u2019abandon ? <\/p>\n

    Je jette \u00e7a comme une pi\u00e8ce sur la table. \u00c7a sonne bien, \u00e7a ne r\u00e9pond \u00e0 rien. <\/p>\n

    Il me regarde un moment, sans parler. <\/p>\n

    -- Tu avais commenc\u00e9 \u00e0 \u00e9crire l\u00e0-dessus, les figures de l\u2019abandon. C\u2019\u00e9tait pas mal, dit-il. Et puis tu as tout l\u00e2ch\u00e9. Fulgurance et chute. D\u00e8s que tu vois poindre quelque chose qui ressemble \u00e0 une autorit\u00e9 en toi, tu sautes par la fen\u00eatre. <\/p>\n

    Je l\u00e8ve les yeux au plafond. <\/p>\n

    -- L\u2019impression de radoter, c\u2019est normal, reprend-il. Tu ne peux pas t\u2019arr\u00eater \u00e0 ce seuil et faire demi-tour \u00e0 chaque fois. <\/p>\n

    -- Tu ne voudrais pas la fermer au moins pendant que je prends le caf\u00e9 ? <\/p>\n

    La tasse est l\u00e0, entre nous, sur la petite table basse en verre. Le caf\u00e9 a refroidi. Une fine pellicule sombre s\u2019est form\u00e9e \u00e0 la surface. <\/p>\n

    -- Tu vois ? dit-il. Tu pr\u00e9f\u00e8res m\u2019insulter plut\u00f4t que d\u2019\u00e9couter ce que tu viens de dire. <\/p>\n

    Il laisse passer un silence, puis : <\/p>\n

    -- Tu ne peux pas t\u2019emp\u00eacher de te jeter dans le pass\u00e9. <\/p>\n

    -- Le pass\u00e9 est rouge, le pass\u00e9 est un chiffon rouge\u2026 <\/p>\n

    Je m\u2019arr\u00eate. <\/p>\n

    -- Continue, dit-il. Rouge comment ? <\/p>\n

    Je ferme les yeux. Une image remonte, nette, aga\u00e7ante de nettet\u00e9 : le portail vert de la maison de mes grands-parents, peint trop souvent, la peinture qui craquelle par endroits. L\u2019odeur de fer rouill\u00e9 et de gasoil m\u00eal\u00e9s, parce qu\u2019on stockait des bidons juste derri\u00e8re. Le soir d\u2019hiver, la bu\u00e9e qui sort de la bouche quand je souffle dessus. <\/p>\n

    Je pose la main sur l\u2019accoudoir du fauteuil. Le velours r\u00e2p\u00e9 accroche un peu sous les doigts. <\/p>\n

    -- Voil\u00e0, dit-il. C\u2019est \u00e7a que je t\u2019ai demand\u00e9 tout \u00e0 l\u2019heure. Reviens aux sens. Arr\u00eate de t\u2019enfuir en m\u00e9taphores. <\/p>\n

    -- \u00c7a me fatigue, dis-je. L\u2019odeur du portail, le retour, je ne sais m\u00eame plus vers quoi, tout \u00e7a me fatigue. <\/p>\n

    -- Plus la fatigue augmente, plus tu devras l\u00e2cher du lest. <\/p>\n

    -- Tais-toi, je t\u2019en prie. <\/p>\n

    Il ne dit rien. Je sens qu\u2019il attend. <\/p>\n

    -- Tu vois, reprend-il au bout d\u2019un moment, tu sais parfaitement que tu maquilles. Les citations, les images, c\u2019est pratique. \u00c7a passe pour de la culture, de la profondeur. Mais en dessous, c\u2019est toujours la m\u00eame sc\u00e8ne. <\/p>\n

    -- Laquelle ? <\/p>\n

    -- Tu restes dans le couloir, devant la porte, tu refuses d\u2019entrer, et tu passes ton temps \u00e0 commenter la couleur du bois. <\/p>\n

    Je souris malgr\u00e9 moi. <\/p>\n

    -- Tu n\u2019as pas honte un peu ? ajoute-t-il. <\/p>\n

    -- Non. <\/p>\n

    Je le dis calmement. <\/p>\n

    -- Je n\u2019ai pas honte. Je suis la honte. <\/p>", "content_text": " Et donc te voici en d\u00e9cembre. Il dit \u00e7a et je ne sais pas s\u2019il veut que je prenne \u00e7a pour une question. Je le regarde et ne r\u00e9ponds rien. \u2014 Tu dirais que tu es triste, me dit-il encore. Silence. Pas un silence qui demande des efforts, un silence facile. Peut-\u00eatre pas tout de m\u00eame un silence r\u00e9flexe, un silence du chien de Pavlov, oui, c\u2019est \u00e7a : un silence sans bavure. \u2014 O\u00f9 sont pass\u00e9s tes r\u00eaves ?, ajoute-t-il vicieusement. \u2014 Mais qu\u2019est-ce que \u00e7a peut bien te foutre ?, \u00e7a sort d\u2019un coup un peu m\u00e9chamment. Il rit. \u2014 Trop facile ! Il me vient l\u2019image d\u2019une pi\u00e8ce absolument vide, peu importe la fonction de cette pi\u00e8ce, l\u2019important est qu\u2019il ne reste aucun grain de poussi\u00e8re. L\u00e0, j\u2019apporte un tabouret de bois, je le place au milieu de la pi\u00e8ce, je m\u2019assois. \u2014 Tu maquilles une voiture vol\u00e9e. Elle appartient \u00e0 Miller celle-l\u00e0 : *Tropique du Cancer*, page 1. > J\u2019habite Villa Borgh\u00e8se. Il n\u2019y a pas une miette de salet\u00e9 nulle part, ni une chaise d\u00e9plac\u00e9e. Nous y sommes tout seuls, et nous sommes morts. \u2014 Est-ce qu\u2019un jour tu sortiras de cette figure romantique ? \u2014 Est-ce que l\u2019on sort jamais de l\u2019abandon ? Il est possible qu\u2019un rapport advienne entre ces deux phrases, un rapport \u00e0 ranger sur l\u2019\u00e9tag\u00e8re, l\u00e0 o\u00f9 l\u2019on range tout ce qui a comme sujet *la b\u00eate \u00e0 deux dos*. Un enfer sans Dante, tout simplement porno. \u2014 Ton d\u00e9marrage sur les figures de l\u2019abandon \u00e9tait pas mal, mais comme d\u2019habitude fulgurance et chute. D\u00e8s que tu vois poindre la moindre autorit\u00e9 en toi tu te d\u00e9fenestres. \u2014 [\u2026] ! \u2014 L\u2019impression de radoter est une chose normale, tu ne peux pas t\u2019arr\u00eater \u00e0 ce seuil et encore une fois tourner les talons. \u2014 Tu ne voudrais pas la fermer au moins pendant que je prends le caf\u00e9 ? \u2014 Encore une bagnole maquill\u00e9e\u2026 Stephan Eicher, *D\u00e9jeuner en paix*. \u2014 Born in August 1960, plus jeune que moi. Mais \u00e7a ne me ram\u00e8ne qu\u2019aux ann\u00e9es 80. Je lisais aussi Djian comme tout le monde, et probablement aussi Paul Auster, Siri Hustvedt, n\u00e9e le 19 f\u00e9vrier 1955 \u00e0 Northfield, dans le Minnesota. Bien fatigu\u00e9e, cette derni\u00e8re. *Tout ce que j\u2019aimais.* \u2014 Tu ne peux d\u00e9cid\u00e9ment pas t\u2019emp\u00eacher. \u2014 Tu veux dire que je ne suis pas assez un homme ? \u2014 Si c\u2019est la seule r\u00e9ponse que tu attends toujours, d\u2019accord, mais je pensais au pass\u00e9 tout simplement. Tu ne peux pas t\u2019emp\u00eacher de te ruer dans le pass\u00e9. \u2014 Le pass\u00e9 est rouge, le pass\u00e9 est un chiffon rouge et je suis le minotaure qui court dans les couloirs du labyrinthe pour essayer d\u2019attraper le fil rouge, autant dire peine perdue. \u2014 Reviens aux sens. Arr\u00eate de t\u2019enfuir. Tiens, prends deux silex et frotte. \u2014 Jamais personne n\u2019est parvenu \u00e0 faire du feu ainsi. \u2014 Qui te parle de feu ? Renifle seulement l\u2019odeur. \u2014 Mais oui, l\u2019odeur, le portail, le retour vers je ne sais quoi, tout \u00e7a me fatigue. \u2014 Plus la fatigue augmente, plus tu seras oblig\u00e9 de l\u00e2cher du lest de toute fa\u00e7on. \u2014 Tais-toi, je t\u2019en prie. \u2014 Encore un v\u00e9hicule vol\u00e9, Carver cette fois, tu n\u2019as pas honte un peu ? \u2014 Je n\u2019ai pas honte, non, je suis la honte. Tout cela n'est qu'un feu d'artifice litt\u00e9raire jamais la mise \u00e0 nu souhait\u00e9e. La souhaite tu vraiment ou t'en moque tu ? c'est une vraie question. Tu \u00e9cris : \u201cL\u2019impression de radoter est une chose normale\u201d, puis tu continues exactement dans le m\u00eame mouvement. Dire \u201cje radote\u201d n\u2019annule pas le radotage, \u00e7a l\u2019habille. De m\u00eame pour : \u201cD\u00e8s que tu vois poindre la moindre autorit\u00e9 en toi tu te d\u00e9fenestres\u201d : tu pointes ta fuite, mais tu fuis quand m\u00eame juste apr\u00e8s, dans une autre image. \u2014\u00e7a veut dire quoi Doc ? Irr\u00e9cup\u00e9rable ? \u2014 je dirais assez pitoyable plut\u00f4t. >Il \u00e9voque \u201cles figures de l\u2019abandon\u201d, \u201cla figure romantique\u201d, le Minotaure dans le labyrinthe, la b\u00eate \u00e0 deux dos. Tout cela reste en l\u2019air. O\u00f9 est l\u2019abandon concret ? Qui t\u2019a laiss\u00e9 o\u00f9 ? Quand ? Avec quoi dans les mains ? On n\u2019en saura rien. En lieu et place, on a un panoptique de m\u00e9taphores. \u2014 L\u2019injonction \u201cReviens aux sens\u201d est la meilleure phrase\u2026 et tu la sabotes. Le \u201cil\u201d te dit : \u201cReviens aux sens. Arr\u00eate de t\u2019enfuir. Tiens, prends deux silex et frotte.\u201d L\u00e0, tu as une possibilit\u00e9 : revenir effectivement \u00e0 un souvenir sensoriel net (une odeur, un bruit, une texture). Au lieu de \u00e7a, tu r\u00e9ponds aussit\u00f4t par une g\u00e9n\u00e9ralit\u00e9 (\u201cMais oui, l\u2019odeur, le portail, le retour vers je ne sais quoi, tout \u00e7a me fatigue.\u201d) \u2013 une mani\u00e8re de couper court. Le texte rejoue exactement ce qu\u2019il d\u00e9nonce : d\u00e8s qu\u2019on approche d\u2019un point d\u2019ancrage, tu zappes. ok ok de toute fa\u00e7on je ne me d\u00e9barrasserai pas de toi si facilement ... [...] Et donc te voici en d\u00e9cembre. Il dit \u00e7a comme on annonce la m\u00e9t\u00e9o. Je ne sais pas s\u2019il attend une r\u00e9ponse. Je le regarde, je ne dis rien. \u2014 Tu dirais que tu es triste, aujourd\u2019hui ? Le silence vient tout seul. Pas un silence arrach\u00e9, pas un silence boudeur. Juste le trou. \u2014 O\u00f9 sont pass\u00e9s tes r\u00eaves ? Il en rajoute une couche. \u2014 Mais qu\u2019est-ce que \u00e7a peut bien te foutre ? C\u2019est sorti trop vite. Un peu sec. Il sourit, sans se vexer. \u2014 Trop facile. Je pense \u00e0 une pi\u00e8ce vide. Plus rien, ni meubles, ni cadres, ni rideaux. Juste le carrelage, les murs blancs. J\u2019apporte un tabouret en bois, je le pose au milieu, je m\u2019assois dessus. J\u2019attends. \u2014 Tu sais que c\u2019est une voiture vol\u00e9e, ton d\u00e9cor, dit-il. Je vois tr\u00e8s bien de quoi il parle. Je connais la phrase par c\u0153ur, la chambre impeccable o\u00f9 \u201cnous sommes morts\u201d. Je ne la cite pas. \u2014 Est-ce qu\u2019un jour tu sortiras de cette figure romantique ? \u2014 Est-ce qu\u2019on sort jamais de l\u2019abandon ? Je jette \u00e7a comme une pi\u00e8ce sur la table. \u00c7a sonne bien, \u00e7a ne r\u00e9pond \u00e0 rien. Il me regarde un moment, sans parler. \u2014 Tu avais commenc\u00e9 \u00e0 \u00e9crire l\u00e0-dessus, les figures de l\u2019abandon. C\u2019\u00e9tait pas mal, dit-il. Et puis tu as tout l\u00e2ch\u00e9. Fulgurance et chute. D\u00e8s que tu vois poindre quelque chose qui ressemble \u00e0 une autorit\u00e9 en toi, tu sautes par la fen\u00eatre. Je l\u00e8ve les yeux au plafond. \u2014 L\u2019impression de radoter, c\u2019est normal, reprend-il. Tu ne peux pas t\u2019arr\u00eater \u00e0 ce seuil et faire demi-tour \u00e0 chaque fois. \u2014 Tu ne voudrais pas la fermer au moins pendant que je prends le caf\u00e9 ? La tasse est l\u00e0, entre nous, sur la petite table basse en verre. Le caf\u00e9 a refroidi. Une fine pellicule sombre s\u2019est form\u00e9e \u00e0 la surface. \u2014 Tu vois ? dit-il. Tu pr\u00e9f\u00e8res m\u2019insulter plut\u00f4t que d\u2019\u00e9couter ce que tu viens de dire. Il laisse passer un silence, puis : \u2014 Tu ne peux pas t\u2019emp\u00eacher de te jeter dans le pass\u00e9. \u2014 Le pass\u00e9 est rouge, le pass\u00e9 est un chiffon rouge\u2026 Je m\u2019arr\u00eate. \u2014 Continue, dit-il. Rouge comment ? Je ferme les yeux. Une image remonte, nette, aga\u00e7ante de nettet\u00e9 : le portail vert de la maison de mes grands-parents, peint trop souvent, la peinture qui craquelle par endroits. L\u2019odeur de fer rouill\u00e9 et de gasoil m\u00eal\u00e9s, parce qu\u2019on stockait des bidons juste derri\u00e8re. Le soir d\u2019hiver, la bu\u00e9e qui sort de la bouche quand je souffle dessus. Je pose la main sur l\u2019accoudoir du fauteuil. Le velours r\u00e2p\u00e9 accroche un peu sous les doigts. \u2014 Voil\u00e0, dit-il. C\u2019est \u00e7a que je t\u2019ai demand\u00e9 tout \u00e0 l\u2019heure. Reviens aux sens. Arr\u00eate de t\u2019enfuir en m\u00e9taphores. \u2014 \u00c7a me fatigue, dis-je. L\u2019odeur du portail, le retour, je ne sais m\u00eame plus vers quoi, tout \u00e7a me fatigue. \u2014 Plus la fatigue augmente, plus tu devras l\u00e2cher du lest. \u2014 Tais-toi, je t\u2019en prie. Il ne dit rien. Je sens qu\u2019il attend. \u2014 Tu vois, reprend-il au bout d\u2019un moment, tu sais parfaitement que tu maquilles. Les citations, les images, c\u2019est pratique. \u00c7a passe pour de la culture, de la profondeur. Mais en dessous, c\u2019est toujours la m\u00eame sc\u00e8ne. \u2014 Laquelle ? \u2014 Tu restes dans le couloir, devant la porte, tu refuses d\u2019entrer, et tu passes ton temps \u00e0 commenter la couleur du bois. Je souris malgr\u00e9 moi. \u2014 Tu n\u2019as pas honte un peu ? ajoute-t-il. \u2014 Non. Je le dis calmement. \u2014 Je n\u2019ai pas honte. Je suis la honte. 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    01 novembre 2025<\/h3>\n
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    Le vrai Bourgeois, c\u2019est-\u00e0-dire, dans un sens moderne et aussi g\u00e9n\u00e9ral que possible, l\u2019homme qui ne fait aucun usage de la facult\u00e9 de penser et qui vit ou para\u00eet vivre sans avoir \u00e9t\u00e9 sollicit\u00e9, un seul jour, par le besoin de comprendre quoi que ce soit, l\u2019authentique et indiscutable Bourgeois est n\u00e9cessairement born\u00e9 dans son langage \u00e0 un tr\u00e8s petit nombre de formules.\n--L\u00e9on Bloy, Ex\u00e9g\u00e8se des lieux communs.\n[Mots-cl\u00e9s : borne, formule]<\/p>\n<\/blockquote>\n

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    L\u2019enseignement est sup\u00e9rieur. La rentr\u00e9e est litt\u00e9raire. La dette est publique. Le secteur est priv\u00e9. La d\u00e9fense est nationale. Les t\u00eates sont chercheuses. L\u2019int\u00e9r\u00eat est g\u00e9n\u00e9ral. L\u2019intelligence est artificielle.\n-- Guillaume vissac Septembre 2025<\/a>\n[Mots-clef : Antanaclase, parataxe, parodie]<\/p>\n<\/blockquote>\n

    02 novembre 2025<\/h2>\n
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    L\u2019art, les pr\u00e9occupations intellectuelles, les sciences de la nature, de nombreuses formes d\u2019\u00e9rudition florissaient tr\u00e8s pr\u00e8s, dans le temps et dans l\u2019espace, des lieux de massacre et des camps de la mort. C\u2019est la nature et la signification d\u2019une telle proximit\u00e9 qu\u2019il faut examiner. Pour quelles raisons les traditions et les mod\u00e8les de conduite humanistes ont-ils si mal endigu\u00e9 la sauvagerie politique ? Ont-ils en r\u00e9alit\u00e9 constitu\u00e9 un frein, ou bien est-il plus sage de reconna\u00eetre dans la culture humaniste des appels pressants \u00e0 l\u2019autoritarisme et \u00e0 la cruaut\u00e9 ?\n-- George Steiner , Dans le ch\u00e2teau de Barbe Bleue\n[Mots-clef : Humanisme, barbarie]<\/p>\n<\/blockquote>\n

    04 novembre 2025<\/h2>\n
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    Et c\u2019est alors que je vis le paon. Du toit en terrasse d\u2019une maison voisine o\u00f9 flottait du linge mis \u00e0 s\u00e9cher, il sauta sur le rempart de sacs de sable, s\u2019avan\u00e7a majestueusement jusqu\u2019en son milieu, fit mine de d\u00e9ployer sa longue queue en une roue dont les nombreux yeux devaient simuler un monstre et effrayer tout agresseur potentiel, referma cependant son \u00e9ventail de plumes \u00e0 peine entrouvert, comme s\u2019il venait seulement de remarquer que la ruelle trou\u00e9e de nids-de-poule \u00e9tait d\u00e9serte, d\u00e9serte \u00e0 l\u2019exception d\u2019un taxi qui rampait en arri\u00e8re suivant une ligne serpentine, d\u00e9serte : pas un rival en vue, pas un admirateur, pas un ennemi.<\/p>\n<\/blockquote>\n

    -- Christoph Ransmeyr, Atlas d’un homme inquiet.\n[mot-clef : \"je vis\", Argos, Inde, Penjab, Atelier]<\/p>\n

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    Le pouvoir bourgeois fonde son lib\u00e9ralisme sur l\u2019absence de censure, mais il a constamment recours \u00e0 l\u2019abus de langage.\"\n-- Bernard No\u00ebl, blog de Joacquim Sen\u00e9<\/a>, via Karl Dubost<\/a>et Descartes\n[Mots-clef : Sensure, bon sens ]<\/p>\n<\/blockquote>\n

    06 novembre 2025<\/h2>\n
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    Si je me r\u00e9f\u00e8re \u00e0 ces pages, c\u2019est parce qu\u2019elles sont consacr\u00e9es \u00e0 une id\u00e9e centrale concernant la possibilit\u00e9 d\u2019une nouvelle po\u00e9tique en rupture totale avec la « dictature du discours » : « Dans toute grammaire, il y a une logique, et dans toute logique il y a une m\u00e9taphysique. Si on veut renouveler un langage, ce n\u2019est donc pas en op\u00e9rant des jongleries verbales, des vari\u00e9t\u00e9s “novatrices”, \u00e0 l\u2019int\u00e9rieur de l\u2019\u00e9tat donn\u00e9 de la langue, c\u2019est en remontant jusqu\u2019\u00e0 la m\u00e9taphysique ». C\u2019est ce qu\u2019a fait Heidegger en d\u00e9celant dans les langues occidentales une pens\u00e9e m\u00e9taphysique particuli\u00e8re, « onto-th\u00e9ologique », c\u2019est-\u00e0-dire coup\u00e9e du monde et tourn\u00e9e vers les arri\u00e8re-mondes d\u00e9nonc\u00e9s par Nietzsche.\n-- Laurent Margantin sur la g\u00e9opo\u00e9tique de Kenneth White<\/a>\n[Mots-cl\u00e9s : Dictature du discours, grammaire, m\u00e9taphysique]<\/p>\n<\/blockquote>\n

    08 novembre 2025<\/h2>\n
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    « Aujourd\u2019hui la litt\u00e9rature est soutenue par une client\u00e8le de d\u00e9class\u00e9s ; nous sommes donc tous qui aimons la litt\u00e9rature des exil\u00e9s sociaux et nous emportons la litt\u00e9rature dans le maigre bagage de cet exil. »
    \n-- Roland Barthes\n[Mots-cl\u00e9s : Nuit, gratuit\u00e9, r\u00e9sistance]<\/p>\n<\/blockquote>\n

    \n

    Bien que j\u2019aie investi beaucoup d\u2019efforts dans mon univers fictif, je ne pense pas vraiment l\u2019avoir invent\u00e9. Je l\u2019ai rencontr\u00e9 par hasard, et j\u2019ai continu\u00e9 ainsi \u00e0 t\u00e2tonner sans m\u00e9thode pr\u00e9cise \u2013 en laissant tomber un mill\u00e9naire par-ci, en oubliant une plan\u00e8te par-l\u00e0. Des gens s\u00e9rieux et consciencieux, en le baptisant l\u2019Univers de Hain, ont tent\u00e9 d\u2019en retracer l\u2019histoire et d\u2019en d\u00e9rouler le fil chronologique. Personnellement, je l\u2019appelle l\u2019Ekumen, et je pense que c\u2019est un cas d\u00e9sesp\u00e9r\u00e9. Son fil chronologique ressemble \u00e0 ce qu\u2019un chaton retire du panier \u00e0 tricot, et son histoire est surtout constitu\u00e9e de trous.\n-- Ursula Le Guin L’anniversaire du monde<\/em>\n[mots-cl\u00e9s : Univers, fiiction, ansible, nommer ]<\/p>\n<\/blockquote>\n

    10 novembre 2025<\/h2>\n
    \n

    « Le non savoir n\u2019est pas une ignorance, mais un acte difficile de d\u00e9passement de la connaissance ». \n--Gaston Bachelard lu sur le site de Judith Chancrin<\/a>\n[Mots-cl\u00e9s : Non savoir, connaissance]<\/p>\n<\/blockquote>\n

    12 novembre 2025<\/h2>\n
    \n

    « Ces deux types, le quinteux et le « moitrinaire », ont entre eux d\u2019\u00e9tranges ressemblances. Le premier mod\u00e8le les chevauch\u00e9es \u00e0 travers l\u2019Europe et les intrigues de la Malmaison ou des Tuileries sur le flux et le reflux de son pancr\u00e9as. Le second confronte nos d\u00e9faites \u00e0 la forme de son nez ou \u00e0 la coupe de ses cheveux. Il semble que Waterloo ait eu lieu pour fournir de la copie \u00e0 Fr\u00e9d\u00e9ric et Sedan pour en fournir \u00e0 \u00c9mile. Nos d\u00e9sastres ont abouti \u00e0 ces incontinents ».\n--L\u00e9on Daudet (in Souvenirs des milieux litt\u00e9raires, politiques, artistiques et m\u00e9dicaux)\n[Mots-cl\u00e9s : Plagiat, moquerie]<\/p>\n<\/blockquote>\n

    13 novembre 2025<\/h2>\n
    \n

    Ils parlaient une langue \u00e9trange, faite de mots emprunt\u00e9s, de concepts mal dig\u00e9r\u00e9s. \n-- Georges Perec, Les Choses, 1965\n[Mots-cl\u00e9s : jargon, para\u00eetre, gr\u00e9gaire]<\/p>\n<\/blockquote>\n

    \n

    Ils avaient des machines \u00e0 calculer d’une puissance incroyable, mais plus personne ne savait ce qu’il fallait calculer. \n--Jules Vernes, Paris au XXe si\u00e8cle (\u00e9crit en 1863, proph\u00e9tique)\n[mots-cl\u00e9s : blockchain, disruptif(ve)]<\/p>\n<\/blockquote>\n

    \n

    La civilisation des machines est une civilisation de l\u2019abdication\n--George Bernanos, La France et les robots. \n[mots-cl\u00e9s : responsabilit\u00e9 individuelle, fardeau de la libert\u00e9, choix, confort]<\/p>\n<\/blockquote>\n

    14 novembre 2025<\/h2>\n
    \n

    La seule t\u00e2che de l\u2019artiste, c\u2019est d\u2019explorer des significations possibles, dont chacune prise \u00e0 part ne sera que mensonge (n\u00e9cessaire) mais dont la multiplicit\u00e9 sera la v\u00e9rit\u00e9 m\u00eame de l\u2019\u00e9crivain.\n--Roland Barthes ( en exergue de TUEURS DE FEMMES \u00c0 CIUDAD JU\u00c1REZ, 2666)\n[Mots-cl\u00e9s : Fiction et v\u00e9rit\u00e9]<\/p>\n<\/blockquote>\n

    \n

    Les brouillons de Monsieur Ouine nous apprennent que cette passivit\u00e9 du cr\u00e9ateur, si l\u2019on peut dire, atteignait un degr\u00e9 peu commun. Il nous est donn\u00e9, page apr\u00e8s page, d\u2019assister \u00e0 l\u2019apparition d\u2019abord\nlonguement ind\u00e9cise, puis tout \u00e0 coup identifi\u00e9e des images et des mouvements. \n--Daniel Pezeril ( Cahiers de Monsieur Ouine) \n[Mots-cl\u00e9s : Rester ind\u00e9cis le plus longtemps possible, orientation des oiseaux]<\/p>\n<\/blockquote>\n

    15 novembre 2025<\/h2>\n
    \n

    Oui, mais voil\u00e0, ce qui s\u2019impose et saute aux yeux, d\u00e8s la rue, d\u00e8s cette rue du vieux Bordeaux, c\u2019est une science infus\u00e9e du paysage, ce sont des proc\u00e9dures de ruse et de lecture, ce sont des affects presque inconnus et secrets, li\u00e9s \u00e0 des lieux \u00e9prouv\u00e9s comme des territoires et parcourus depuis des si\u00e8cles : appeaux imitant la grive, la caille ou le sanglier, filets \u00e0 papillons, cordages, \u00e9puisettes et autres outils pour la p\u00eache \u00e0 pied, mais surtout filets et nasses de toutes tailles et de toutes sortes, \u00e0 grandes ou \u00e0 petites mailles, extensibles, souples, articul\u00e9s.\n-- Jean-Christophe Bailly Le D\u00e9paysement : Voyages en France\n[Mots-cl\u00e9s : retour, magasin de fourniture de p\u00eache, ruses, armes pour l’attente]<\/p>\n<\/blockquote>\n

    16 novembre 2025<\/h3>\n
    \n

    Je ne puis tout bonnement pas croire aux conclusions que je tire de mon \u00e9tat actuel, qui dure d\u00e9ja depuis presque un an, il est trop grave pour cela. Je ne sais m\u00e9me pas si je puis dire que c\u2019est un \u00e9tat nouveau. Voici ce que je pense en r\u00e9alit\u00e9 : cet \u00e9tat est nouveau, j\u2019en ai connu d\u2019analogues, je n\u2019en ai pas encore connu d\u2019identique. Car je suis de pierre, je suis comme ma propre pierre tombale, il n\u2019y a la aucune faille possible pour le doute ou pour la foi, pour l’amour ou la r\u00e9pulsion, pour le courage ou pour I\u2019angoisse en particulier\nou en g\u00e9n\u00e9ral, seul vit un vague espoir, mais pas micux que ne vivent les inscriptions sur les tombes.\n--Franz Kafka, Journal, 15 novembre 1910 ( Livre de poche, biblio, traduction de Marthe Robert, page 16]<\/p>\n<\/blockquote>\n

    \n

    Du reste, y a t’il quelqu’un devant qui je ne m’incline pas ? \n--Franz Kafka, journal , 6 novembre 1916, ( Livre de poche, biblio, traduction de Marthe Robert, page 450]<\/p>\n<\/blockquote>\n

    [Mots-cl\u00e9s : atteindre l’os, longueur des textes selon les ann\u00e9es ]<\/p>\n

    17 novembre 2025<\/h2>\n
    \n

    Qui, parmi nos a\u00een\u00e9s, « fait face » aujourd\u2019hui ? Qui nous propose un autre monde, m\u00eame utopique, une pens\u00e9e nouvelle, m\u00eame d\u00e9sesp\u00e9r\u00e9e ? Depuis quinze ans, quelle voix forte s\u2019est \u00e9lev\u00e9e pour nous assurer que nous n\u2019\u00e9tions pas seuls \u00e0 nous scandaliser des progr\u00e8s du mat\u00e9rialisme et de la b\u00eatise ? En guise de doctrine, on nous a offert quelques complots. En guise d\u2019\u00e9cole litt\u00e9raire, une technique de la ponctuation. En guise de renaissance religieuse, des abb\u00e9s psychanalystes. En guise de mystique, l\u2019absurde, et en guise de bonheur supr\u00eame, une esp\u00e8ce de confort standard. Une nouvelle revue litt\u00e9raire vient de na\u00eetre. Elle s\u2019appelle M\u00e9diation. M\u00e9diation ! Pourquoi pas Compromis ? Notre si\u00e8cle manquait d\u00e9j\u00e0 de c\u0153ur. Mais aujourd\u2019hui il y a pire : il est en train de manquer d\u2019esprit.\n--Jean-Ren\u00e9 Huguenin, \"Une autre jeunesse\"- la derni\u00e8re jeunesse r\u00e9volt\u00e9e, \u00e9dition du Seuil 1965 , page 58<\/p>\n<\/blockquote>\n

    [mots-cl\u00e9s : ritournelle, m\u00e9lasse]<\/p>\n

    \n

    Je la trouvai. Elle \u00e9tait dans le dernier wagon, un des rares compartiments d\u2019o\u00f9 venait la pleine lumi\u00e8re du n\u00e9on. Belle ou non, je ne sais plus. Tr\u00e8s brune. Le double de mon \u00e2ge. En jupe noire \u00e0 grandes fleurs rouges, ses cuisses aux trois quarts d\u00e9couvertes, et me regardant fixement, comme je la regardais moi-m\u00eame, accoud\u00e9 \u00e0 la porte. J\u2019\u00e9tais blond. Les coupe-coupe du train se d\u00e9cha\u00eenaient pour nous, ils aff\u00fbtaient notre \u0153illade. Elle ne rabattit pas sa jupe sur ses genoux. Je fis durer le duel des regards jusqu\u2019\u00e0 ce qu\u2019elle ait les joues en feu. J\u2019entrai. Nous n\u2019e\u00fbmes pas un mot. Quand je tirai le rideau du compartiment, \u00e9teignis le n\u00e9on et allumai la veilleuse, j\u2019entendis seulement, derri\u00e8re mon dos, un murmure tomber d\u2019une voix coupante comme un verdict : Cosi, puis un bruit de banquette. Je me retournai vers elle : elle s\u2019\u00e9tait affal\u00e9e, cambr\u00e9e et expos\u00e9e haut \u00e0 la fa\u00e7on des b\u00eates, au milieu du si\u00e8ge o\u00f9 s\u2019enfouissaient ses cheveux de suie sur lesquels s\u00e8chement je rejetai sa jupe. Pas de temps perdu en paroles ou agaceries, l\u2019extr\u00eame, vite. L\u2019assaut, l\u2019\u00e9pouvante. Quand nos deux machettes se heurt\u00e8rent, la mienne pulsant dans le poil d\u2019or, la sienne dans la br\u00e8che de houille, elle r\u00e2la : Mamma mia. Nous jou\u00eemes presque aussit\u00f4t. Nous r\u00e9prim\u00e2mes le hurlement effroyable en grognements abjects.\n--Pierre Michon , j’\u00e9cris l’Illiade<\/strong>, 2025, Gallimard, page 12<\/p>\n<\/blockquote>\n

    [Mots-cl\u00e9s : Description d’une locomotive, nuit de septembre, grande-ourse]<\/p>\n

    \n

    Comme dans J\u2019\u00e9cris l\u2019Iliade, l\u2019auteur d\u00e9boulonne l\u2019autel sur lequel on l\u2019a juch\u00e9 de fa\u00e7on anthume et r\u00e9v\u00e8le les coulisses de son \u00e9criture dramatique : « C\u2019est bien un amphigourique \u2018essai autobiographique\u2019, que vous m\u2019avez command\u00e9 ? » Avant d\u2019ajouter, r\u00e9affirmant la libert\u00e9 de l\u2019artiste, f\u00fbt-il soumis \u00e0 une commande : « Vous vouliez un Rembrandt de Hollande, d\u00e9j\u00e0 plein de gloses comme un \u0153uf, L\u2019Homme au casque ou Aristote caressant le buste d\u2019Hom\u00e8re ; et vous avez eu la malchance que je choisisse \u00e0 la place ce bronze grec dont personne n\u2019a entendu parler ».\n--Adrian Meyronnet, lu sur Diacritik<\/a><\/p>\n<\/blockquote>\n

    [Mots-cl\u00e9s :anthume vs posthume, Alphonse Allais, post humius, apr\u00e8s avoir \u00e9t\u00e9 mis en terre, ante= avant ]<\/p>\n

    20 novembre 2025<\/h2>\n
    \n

    J\u2019ai maintenant cent cinq ans, bon pied, bon \u0153il, excellent estomac, une femme ador\u00e9e, deux enfants septuag\u00e9naires, cinq petits-fils et petites-filles et douze arri\u00e8re-bambins qui font ma joie. Ce sont conditions d\u2019optimisme n\u00e9cessaires \u00e0 qui veut raconter sans fiel des aventures pass\u00e9es et douloureuses, car le d\u00e9faut de ces sortes d\u2019entreprises est souvent de teindre de vieux \u00e9v\u00e9nements avec une bile r\u00e9cente. <\/p>\n<\/blockquote>\n

    \n

    La premi\u00e8re impression des endroits et des \u00eatres saisit d\u00e9finitivement et cr\u00e9e une image qui ne ressemble point du tout \u00e0 celle que donne ensuite l\u2019habitude. <\/p>\n<\/blockquote>\n

    \n

    « Ici, nous dit-il gonfl\u00e9 d\u2019emphase, tous les pouvoirs, toutes les fonctions, toutes les attributions sont aux mains des docteurs. Le peuple est de malades, riches ou pauvres, de d\u00e9traqu\u00e9s, de d\u00e9ments. <\/p>\n<\/blockquote>\n

    --L\u00e9on Daudet, Les morticoles.<\/p>\n

    [mots-cl\u00e9s : \u00e9v\u00e9nements, bile ]<\/p>\n

    24 novembre 2025<\/h2>\n
    \n

    La situation ressemblait beaucoup \u00e0 une panne de voiture : on pouvait en penser tout ce qu\u2019on voulait, faire des suppositions sur ce qui ne marchait pas, en d\u00e9finitive, il fallait lever le capot et examiner le moteur pour trouver la nature exacte de la panne. Eyre r\u00e9solut de soulever le capot.<\/p>\n<\/blockquote>\n

    --PhilippJos\u00e9 Farmer, Station du cauchemar 1982<\/p>\n

    [Mots-cl\u00e9s : Soulever le capot, mettre les mains dans le cambouis]<\/p>\n

    25 novembre 2025<\/h2>\n
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    Le peintre a ceci de commun avec le barbouilleur, qu\u2019il se salit les mains. C\u2019est pr\u00e9cis\u00e9ment cela qui distingue l\u2019\u00e9crivain du journaliste.<\/p>\n<\/blockquote>\n

    --Karl Krauss Pro Domo et Mondo <\/p>\n

    [mots-cl\u00e9s : l’\u00e9nergie perdue \u00e0 \u00e9crire des articles vs \u00e9crire, vanit\u00e9, avoir rien \u00e0 dire et l’\u00e9crire pour avoir quelque chose \u00e0 dire ]<\/p>\n

    \n

    Le capitaine Blacknaff \u00e9tait partout \u00e0 la fois. Il activait ses six hommes d’\u00e9quipage, consultait le vent et la mar\u00e9e, inspectait le large, une main sur les sourcils. C’\u00e9tait un gros gaillard, solidement construit par Bacchus et les Sil\u00e8nes. Bien que son ventre f\u00fbt un d\u00f4me, palais du liquide et du solide, sa t\u00eate \u00e9tait rest\u00e9e osseuse. Ses rides de la cinquantaine, tout ensemenc\u00e9es d’un poil roux, n’\u00e9taient que le relief et comme le moule d’une contraction hilare du visage, car le rire, large, bruyant, temp\u00e9tueux, formait la seule manifestation vitale du capitaine Blacknaff, c\u00e9l\u00e8bre tout le long de la Tamise par son in\u00e9puisable gaiet\u00e9. Ce rire \u00e9tait en trois actes : d’abord, un tressaillement de toute la personne qui partait des pieds et, par les colonnes des mollets, se transmettait \u00e0 l’\u00e9difice du torse, gonflait le cou et bleuissait les veines ; puis, une dilatation g\u00e9n\u00e9rale de la face o\u00f9 les yeux, la bouche s’\u00e9carquillaient, celle-ci d\u00e9couvrant trente-deux crocs intacts derri\u00e8re une barbe blonde comme un pot d’ale. Et cela n’allait point sans un bruit pareil au tonnerre, gras, ronflant, \u00e0 \u00e9clats successifs. Enfin, ce cataclysme s’apaisait avec lenteur, par fermeture des orifices et cessation de foudre. Or, \u00e0 peine jou\u00e9e, la pi\u00e8ce recommen\u00e7ait, pour la plus petite cause et quelquefois sans cause ou pour une cause inverse, car le rire exprimait toutes les passions du capitaine : la col\u00e8re comme l’all\u00e9gresse, et la luxure comme la crainte, le froid et le chaud, la faim et la soif, qu’il avait excessives et contradictoires et auxquelles il se laissait aller sans la moindre retenue.<\/p>\n<\/blockquote>\n

    --L\u00e9on Daudet Le Voyage de Shakespeare<\/p>\n

    [mots-cl\u00e9s : description, rire, seule manifestation vitale]<\/p>\n

    \n

    Je suis le petit homme de verre, pas plus haut, certes, que trois pieds et demi, mais dot\u00e9 d’un grand pouvoir sur les destin\u00e9es des humains. Si tu es n\u00e9 sous une bonne \u00e9toile, monsieur le speaker, et qu’un jour, en te promenant dans la For\u00eat Noire, tu aper\u00e7ois devant toi un petit homme avec un chapeau pointu \u00e0 larges bords, un pourpoint, une culotte bouffante et des petits bas rouges, alors exprime bien vite un souhait parce que tu m’as vu.<\/p>\n<\/blockquote>\n

    --Walter Benjamin, Coeur Froid, \u00c9crits radiophonique Traduit de l’allemand par PHILIPPE IVERNEL<\/p>\n

    [mots-cl\u00e9s : radio, voix, abstraction vs observation r\u00e9aliste]<\/p>\n

    27 novembre 2025<\/h2>\n
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    Je la revois dans les tiroirs de la commode \u2013 c\u2019est par ici qu\u2019il fallait commencer, j\u2019en \u00e9tais s\u00fbr, par cette commode centenaire h\u00e9rit\u00e9e de mon p\u00e8re, avec son plateau de marbre gris et rose fendu \u00e0 l\u2019angle sup\u00e9rieur gauche, son triangle presque isoc\u00e8le qui n\u2019a jamais \u00e9t\u00e9 perdu et qui reste l\u00e0, flottant comme un \u00eelot en forme de part de tarte ou de pizza \u2013 mais cass\u00e9 depuis quand et par qui ? \u2013 et qui n\u2019a jamais \u00e9t\u00e9 perdu ni jet\u00e9, m\u00eame si la commode, en un si\u00e8cle, n\u2019a sans doute pas subi un seul d\u00e9m\u00e9nagement, ou quelques-uns qu\u2019elle n\u2019aura v\u00e9cus qu\u2019\u00e0 l\u2019int\u00e9rieur de la maison, passant peut-\u00eatre, tra\u00een\u00e9e par deux saisonniers r\u00e9quisitionn\u00e9s pour l\u2019occasion, du rez-de-chauss\u00e9e au couloir de l\u2019\u00e9tage pour finir ici, dans la chambre du cerisier, qu\u2019on appelle chambre du cerisier depuis toujours, en sachant que ce toujours a commenc\u00e9 bien avant moi et avant mon p\u00e8re, qui lui aussi l\u2019appelait chambre du cerisier \u2013 depuis toujours nous a-t-il affirm\u00e9, sorte de v\u00e9rit\u00e9 ant\u00e9diluvienne nimb\u00e9e d\u2019une aura qu\u2019on percevait dans l\u2019intonation qu\u2019il avait en pronon\u00e7ant ce toujours, l\u2019air impressionn\u00e9 par le mot \u2013, surpris m\u00eame qu\u2019on lui demande confirmation, comme s\u2019il \u00e9tait indign\u00e9 qu\u2019on ait pu imaginer, nous, ses enfants, un avant le cerisier, un avant la chambre, comme si dans son esprit chambre et cerisier \u00e9taient li\u00e9s depuis l\u2019\u00e9ternit\u00e9. Pour nous, c\u2019est la chambre du cerisier et ce le sera encore longtemps, m\u00eame si plus personne n\u2019habite cette maison en hiver, les uns et les autres ne revenant s\u2019y pr\u00e9lasser que pendant les vacances scolaires en avril, parfois des week-ends avant que d\u00e9barque toute la fratrie, les femmes et les enfants d\u2019abord, mais aussi les cousins, les cousines, les amis et les amies d\u2019amis, tout ce petit peuple d\u2019\u00e9t\u00e9 qu\u2019on retrouve tous les ans, sirotant \u00e0 l\u2019ombre du cerisier ou des magnolias des Negronis et des Spritz pour les plus citadins d\u2019entre eux, du ros\u00e9 pamplemousse pour ceux qui sont rest\u00e9s vivre \u00e0 une encablure de la maison.<\/p>\n<\/blockquote>\n

    --Laurent Mauvignier, La maison vide, Minuit, 2025 <\/p>\n

    [mots-cl\u00e9s : exhibition, agacement, renoncement]<\/p>\n

    29 novembre 2025<\/h2>\n
    \n

    Jim et moi ne parlions pas de nos \u00e9motions ou de nos pr\u00e9occupations, de nos doutes ou de nos angoisses, de nos d\u00e9sirs ou de nos r\u00eaves. Depuis que je n\u2019\u00e9tais plus enfant et qu\u2019il ne pouvait plus me punir en m\u2019emmenant \u00e0 la p\u00eache ou \u00e0 la chasse, nous ne faisions plus rien ensemble, sauf les apr\u00e8s-midi de juillet quand nous regardions le Tour de France.<\/p>\n<\/blockquote>\n

    -- Thierry Crouzet, Mon p\u00e8re ce tueur. <\/p>\n

    [mots cl\u00e9s : p\u00e8re et fils, m\u00eame pas le Tour, fusilliers, m\u00e9dailles, sac plastique au grenier ]<\/p>\n

    30 novembre 2025<\/h2>\n
    \n

    Qu\u2019est-ce qui a arr\u00eat\u00e9 la main ? Une surprise ? Une douleur ? Un appel ? Une lassitude ? Parfois il n\u2019y a que quelques mots : « Clart\u00e9 du matin », « Peur de la nuit ». \u00c9clats d\u2019\u00e9criture !<\/p>\n<\/blockquote>\n

    -- Pierre Deshusses, Avant Propos aux Cahiers In-octavo de Kafka <\/p>\n

    [mots cl\u00e9s : Jankelevitch, l’inach\u00e8vement, la musique, pourquoi ?, pas de r\u00e9ponse, mais une nouvelle question ]<\/p>", "content_text": " ### 01 novembre 2025 >Le vrai Bourgeois, c\u2019est-\u00e0-dire, dans un sens moderne et aussi g\u00e9n\u00e9ral que possible, l\u2019homme qui ne fait aucun usage de la facult\u00e9 de penser et qui vit ou para\u00eet vivre sans avoir \u00e9t\u00e9 sollicit\u00e9, un seul jour, par le besoin de comprendre quoi que ce soit, l\u2019authentique et indiscutable Bourgeois est n\u00e9cessairement born\u00e9 dans son langage \u00e0 un tr\u00e8s petit nombre de formules. \u2014L\u00e9on Bloy, Ex\u00e9g\u00e8se des lieux communs. [Mots-cl\u00e9s: borne, formule] >L\u2019enseignement est sup\u00e9rieur. La rentr\u00e9e est litt\u00e9raire. La dette est publique. Le secteur est priv\u00e9. La d\u00e9fense est nationale. Les t\u00eates sont chercheuses. L\u2019int\u00e9r\u00eat est g\u00e9n\u00e9ral. L\u2019intelligence est artificielle. \u2014 Guillaume vissac [Septembre 2025->https:\/\/www.fuirestunepulsion.net\/spip.php?article7098] [Mots-clef: Antanaclase, parataxe, parodie] ## 02 novembre 2025 >L\u2019art, les pr\u00e9occupations intellectuelles, les sciences de la nature, de nombreuses formes d\u2019\u00e9rudition florissaient tr\u00e8s pr\u00e8s, dans le temps et dans l\u2019espace, des lieux de massacre et des camps de la mort. C\u2019est la nature et la signification d\u2019une telle proximit\u00e9 qu\u2019il faut examiner. Pour quelles raisons les traditions et les mod\u00e8les de conduite humanistes ont-ils si mal endigu\u00e9 la sauvagerie politique ? Ont-ils en r\u00e9alit\u00e9 constitu\u00e9 un frein, ou bien est-il plus sage de reconna\u00eetre dans la culture humaniste des appels pressants \u00e0 l\u2019autoritarisme et \u00e0 la cruaut\u00e9 ? \u2014 George Steiner , Dans le ch\u00e2teau de Barbe Bleue [Mots-clef: Humanisme, barbarie] ## 04 novembre 2025 >Et c\u2019est alors que je vis le paon. Du toit en terrasse d\u2019une maison voisine o\u00f9 flottait du linge mis \u00e0 s\u00e9cher, il sauta sur le rempart de sacs de sable, s\u2019avan\u00e7a majestueusement jusqu\u2019en son milieu, fit mine de d\u00e9ployer sa longue queue en une roue dont les nombreux yeux devaient simuler un monstre et effrayer tout agresseur potentiel, referma cependant son \u00e9ventail de plumes \u00e0 peine entrouvert, comme s\u2019il venait seulement de remarquer que la ruelle trou\u00e9e de nids-de-poule \u00e9tait d\u00e9serte, d\u00e9serte \u00e0 l\u2019exception d\u2019un taxi qui rampait en arri\u00e8re suivant une ligne serpentine, d\u00e9serte : pas un rival en vue, pas un admirateur, pas un ennemi. \u2014 Christoph Ransmeyr, Atlas d'un homme inquiet. [mot-clef: \"je vis\", Argos, Inde, Penjab, Atelier] >Le pouvoir bourgeois fonde son lib\u00e9ralisme sur l\u2019absence de censure, mais il a constamment recours \u00e0 l\u2019abus de langage.\" \u2014 Bernard No\u00ebl, blog de [Joacquim Sen\u00e9->https:\/\/jsene.net\/journal-eclate\/article\/sensure], via [Karl Dubost->https:\/\/la-grange.net\/2025\/10\/09\/descartes]et Descartes [Mots-clef: Sensure, bon sens ] ## 06 novembre 2025 >Si je me r\u00e9f\u00e8re \u00e0 ces pages, c\u2019est parce qu\u2019elles sont consacr\u00e9es \u00e0 une id\u00e9e centrale concernant la possibilit\u00e9 d\u2019une nouvelle po\u00e9tique en rupture totale avec la \u00ab dictature du discours \u00bb : \u00ab Dans toute grammaire, il y a une logique, et dans toute logique il y a une m\u00e9taphysique. Si on veut renouveler un langage, ce n\u2019est donc pas en op\u00e9rant des jongleries verbales, des vari\u00e9t\u00e9s \u201cnovatrices\u201d, \u00e0 l\u2019int\u00e9rieur de l\u2019\u00e9tat donn\u00e9 de la langue, c\u2019est en remontant jusqu\u2019\u00e0 la m\u00e9taphysique \u00bb. C\u2019est ce qu\u2019a fait Heidegger en d\u00e9celant dans les langues occidentales une pens\u00e9e m\u00e9taphysique particuli\u00e8re, \u00ab onto-th\u00e9ologique \u00bb, c\u2019est-\u00e0-dire coup\u00e9e du monde et tourn\u00e9e vers les arri\u00e8re-mondes d\u00e9nonc\u00e9s par Nietzsche. \u2014 Laurent Margantin sur la [g\u00e9opo\u00e9tique de Kenneth White->https:\/\/www.poesibao.fr\/kenneth-white-le-grand-cycle-geopoetique-par-laurent-margantin-iii-6-etudes\/] [Mots-cl\u00e9s: Dictature du discours, grammaire, m\u00e9taphysique] ## 08 novembre 2025 >\u00ab Aujourd\u2019hui la litt\u00e9rature est soutenue par une client\u00e8le de d\u00e9class\u00e9s ; nous sommes donc tous qui aimons la litt\u00e9rature des exil\u00e9s sociaux et nous emportons la litt\u00e9rature dans le maigre bagage de cet exil. \u00bb \u2014 Roland Barthes [Mots-cl\u00e9s : Nuit, gratuit\u00e9, r\u00e9sistance] >Bien que j\u2019aie investi beaucoup d\u2019efforts dans mon univers fictif, je ne pense pas vraiment l\u2019avoir invent\u00e9. Je l\u2019ai rencontr\u00e9 par hasard, et j\u2019ai continu\u00e9 ainsi \u00e0 t\u00e2tonner sans m\u00e9thode pr\u00e9cise \u2013 en laissant tomber un mill\u00e9naire par-ci, en oubliant une plan\u00e8te par-l\u00e0. Des gens s\u00e9rieux et consciencieux, en le baptisant l\u2019Univers de Hain, ont tent\u00e9 d\u2019en retracer l\u2019histoire et d\u2019en d\u00e9rouler le fil chronologique. Personnellement, je l\u2019appelle l\u2019Ekumen, et je pense que c\u2019est un cas d\u00e9sesp\u00e9r\u00e9. Son fil chronologique ressemble \u00e0 ce qu\u2019un chaton retire du panier \u00e0 tricot, et son histoire est surtout constitu\u00e9e de trous. \u2014 Ursula Le Guin *L'anniversaire du monde* [mots-cl\u00e9s : Univers, fiiction, ansible, nommer ] ## 10 novembre 2025 >\u00ab Le non savoir n\u2019est pas une ignorance, mais un acte difficile de d\u00e9passement de la connaissance \u00bb. \u2014Gaston Bachelard lu sur le site de [Judith Chancrin->https:\/\/judithchancrin.fr\/realisations\/encore-apres] [Mots-cl\u00e9s : Non savoir, connaissance] ## 12 novembre 2025 >\u00abCes deux types, le quinteux et le \u00abmoitrinaire\u00bb, ont entre eux d\u2019\u00e9tranges ressemblances. Le premier mod\u00e8le les chevauch\u00e9es \u00e0 travers l\u2019Europe et les intrigues de la Malmaison ou des Tuileries sur le flux et le reflux de son pancr\u00e9as. Le second confronte nos d\u00e9faites \u00e0 la forme de son nez ou \u00e0 la coupe de ses cheveux. Il semble que Waterloo ait eu lieu pour fournir de la copie \u00e0 Fr\u00e9d\u00e9ric et Sedan pour en fournir \u00e0 \u00c9mile. Nos d\u00e9sastres ont abouti \u00e0 ces incontinents\u00bb. \u2014L\u00e9on Daudet (in Souvenirs des milieux litt\u00e9raires, politiques, artistiques et m\u00e9dicaux) [Mots-cl\u00e9s: Plagiat, moquerie] ## 13 novembre 2025 > Ils parlaient une langue \u00e9trange, faite de mots emprunt\u00e9s, de concepts mal dig\u00e9r\u00e9s. \u2014 Georges Perec, Les Choses, 1965 [Mots-cl\u00e9s : jargon, para\u00eetre, gr\u00e9gaire] >Ils avaient des machines \u00e0 calculer d'une puissance incroyable, mais plus personne ne savait ce qu'il fallait calculer. \u2014Jules Vernes, Paris au XXe si\u00e8cle (\u00e9crit en 1863, proph\u00e9tique) [mots-cl\u00e9s : blockchain, disruptif(ve)] >La civilisation des machines est une civilisation de l\u2019abdication \u2014George Bernanos, La France et les robots. [mots-cl\u00e9s : responsabilit\u00e9 individuelle, fardeau de la libert\u00e9, choix, confort] ## 14 novembre 2025 >La seule t\u00e2che de l\u2019artiste, c\u2019est d\u2019explorer des significations possibles, dont chacune prise \u00e0 part ne sera que mensonge (n\u00e9cessaire) mais dont la multiplicit\u00e9 sera la v\u00e9rit\u00e9 m\u00eame de l\u2019\u00e9crivain. \u2014Roland Barthes ( en exergue de TUEURS DE FEMMES \u00c0 CIUDAD JU\u00c1REZ, 2666) [Mots-cl\u00e9s: Fiction et v\u00e9rit\u00e9] >Les brouillons de Monsieur Ouine nous apprennent que cette passivit\u00e9 du cr\u00e9ateur, si l\u2019on peut dire, atteignait un degr\u00e9 peu commun. Il nous est donn\u00e9, page apr\u00e8s page, d\u2019assister \u00e0 l\u2019apparition d\u2019abord longuement ind\u00e9cise, puis tout \u00e0 coup identifi\u00e9e des images et des mouvements. \u2014Daniel Pezeril ( Cahiers de Monsieur Ouine) [Mots-cl\u00e9s : Rester ind\u00e9cis le plus longtemps possible, orientation des oiseaux] ## 15 novembre 2025 >Oui, mais voil\u00e0, ce qui s\u2019impose et saute aux yeux, d\u00e8s la rue, d\u00e8s cette rue du vieux Bordeaux, c\u2019est une science infus\u00e9e du paysage, ce sont des proc\u00e9dures de ruse et de lecture, ce sont des affects presque inconnus et secrets, li\u00e9s \u00e0 des lieux \u00e9prouv\u00e9s comme des territoires et parcourus depuis des si\u00e8cles : appeaux imitant la grive, la caille ou le sanglier, filets \u00e0 papillons, cordages, \u00e9puisettes et autres outils pour la p\u00eache \u00e0 pied, mais surtout filets et nasses de toutes tailles et de toutes sortes, \u00e0 grandes ou \u00e0 petites mailles, extensibles, souples, articul\u00e9s. \u2014 Jean-Christophe Bailly Le D\u00e9paysement : Voyages en France [Mots-cl\u00e9s : retour, magasin de fourniture de p\u00eache, ruses, armes pour l'attente] ### 16 novembre 2025 >Je ne puis tout bonnement pas croire aux conclusions que je tire de mon \u00e9tat actuel, qui dure d\u00e9ja depuis presque un an, il est trop grave pour cela. Je ne sais m\u00e9me pas si je puis dire que c\u2019est un \u00e9tat nouveau. Voici ce que je pense en r\u00e9alit\u00e9 : cet \u00e9tat est nouveau, j\u2019en ai connu d\u2019analogues, je n\u2019en ai pas encore connu d\u2019identique. Car je suis de pierre, je suis comme ma propre pierre tombale, il n\u2019y a la aucune faille possible pour le doute ou pour la foi, pour l'amour ou la r\u00e9pulsion, pour le courage ou pour I\u2019angoisse en particulier ou en g\u00e9n\u00e9ral, seul vit un vague espoir, mais pas micux que ne vivent les inscriptions sur les tombes. \u2014Franz Kafka, Journal, 15 novembre 1910 ( Livre de poche, biblio, traduction de Marthe Robert, page 16] >Du reste, y a t'il quelqu'un devant qui je ne m'incline pas ? \u2014Franz Kafka, journal , 6 novembre 1916, ( Livre de poche, biblio, traduction de Marthe Robert, page 450] [Mots-cl\u00e9s: atteindre l'os, longueur des textes selon les ann\u00e9es ] ## 17 novembre 2025 >Qui, parmi nos a\u00een\u00e9s, \u00ab fait face \u00bb aujourd\u2019hui ? Qui nous propose un autre monde, m\u00eame utopique, une pens\u00e9e nouvelle, m\u00eame d\u00e9sesp\u00e9r\u00e9e ? Depuis quinze ans, quelle voix forte s\u2019est \u00e9lev\u00e9e pour nous assurer que nous n\u2019\u00e9tions pas seuls \u00e0 nous scandaliser des progr\u00e8s du mat\u00e9rialisme et de la b\u00eatise ? En guise de doctrine, on nous a offert quelques complots. En guise d\u2019\u00e9cole litt\u00e9raire, une technique de la ponctuation. En guise de renaissance religieuse, des abb\u00e9s psychanalystes. En guise de mystique, l\u2019absurde, et en guise de bonheur supr\u00eame, une esp\u00e8ce de confort standard. Une nouvelle revue litt\u00e9raire vient de na\u00eetre. Elle s\u2019appelle M\u00e9diation. M\u00e9diation ! Pourquoi pas Compromis ? Notre si\u00e8cle manquait d\u00e9j\u00e0 de c\u0153ur. Mais aujourd\u2019hui il y a pire : il est en train de manquer d\u2019esprit. \u2014Jean-Ren\u00e9 Huguenin, \"Une autre jeunesse\"- la derni\u00e8re jeunesse r\u00e9volt\u00e9e, \u00e9dition du Seuil 1965 , page 58 [mots-cl\u00e9s: ritournelle, m\u00e9lasse] >Je la trouvai. Elle \u00e9tait dans le dernier wagon, un des rares compartiments d\u2019o\u00f9 venait la pleine lumi\u00e8re du n\u00e9on. Belle ou non, je ne sais plus. Tr\u00e8s brune. Le double de mon \u00e2ge. En jupe noire \u00e0 grandes fleurs rouges, ses cuisses aux trois quarts d\u00e9couvertes, et me regardant fixement, comme je la regardais moi-m\u00eame, accoud\u00e9 \u00e0 la porte. J\u2019\u00e9tais blond. Les coupe-coupe du train se d\u00e9cha\u00eenaient pour nous, ils aff\u00fbtaient notre \u0153illade. Elle ne rabattit pas sa jupe sur ses genoux. Je fis durer le duel des regards jusqu\u2019\u00e0 ce qu\u2019elle ait les joues en feu. J\u2019entrai. Nous n\u2019e\u00fbmes pas un mot. Quand je tirai le rideau du compartiment, \u00e9teignis le n\u00e9on et allumai la veilleuse, j\u2019entendis seulement, derri\u00e8re mon dos, un murmure tomber d\u2019une voix coupante comme un verdict : Cosi, puis un bruit de banquette. Je me retournai vers elle : elle s\u2019\u00e9tait affal\u00e9e, cambr\u00e9e et expos\u00e9e haut \u00e0 la fa\u00e7on des b\u00eates, au milieu du si\u00e8ge o\u00f9 s\u2019enfouissaient ses cheveux de suie sur lesquels s\u00e8chement je rejetai sa jupe. Pas de temps perdu en paroles ou agaceries, l\u2019extr\u00eame, vite. L\u2019assaut, l\u2019\u00e9pouvante. Quand nos deux machettes se heurt\u00e8rent, la mienne pulsant dans le poil d\u2019or, la sienne dans la br\u00e8che de houille, elle r\u00e2la : Mamma mia. Nous jou\u00eemes presque aussit\u00f4t. Nous r\u00e9prim\u00e2mes le hurlement effroyable en grognements abjects. \u2014Pierre Michon , **j'\u00e9cris l'Illiade**, 2025, Gallimard, page 12 [Mots-cl\u00e9s : Description d'une locomotive, nuit de septembre, grande-ourse] >Comme dans J\u2019\u00e9cris l\u2019Iliade, l\u2019auteur d\u00e9boulonne l\u2019autel sur lequel on l\u2019a juch\u00e9 de fa\u00e7on anthume et r\u00e9v\u00e8le les coulisses de son \u00e9criture dramatique : \u00ab C\u2019est bien un amphigourique \u2018essai autobiographique\u2019, que vous m\u2019avez command\u00e9 ? \u00bb Avant d\u2019ajouter, r\u00e9affirmant la libert\u00e9 de l\u2019artiste, f\u00fbt-il soumis \u00e0 une commande : \u00ab Vous vouliez un Rembrandt de Hollande, d\u00e9j\u00e0 plein de gloses comme un \u0153uf, L\u2019Homme au casque ou Aristote caressant le buste d\u2019Hom\u00e8re ; et vous avez eu la malchance que je choisisse \u00e0 la place ce bronze grec dont personne n\u2019a entendu parler \u00bb. \u2014Adrian Meyronnet, lu sur [Diacritik ->https:\/\/diacritik.com\/2025\/11\/17\/pierre-michon-une-epopee-du-corps-amoureux-ageladas-dargos-contre-thebes\/] [Mots-cl\u00e9s :anthume vs posthume, Alphonse Allais, post humius, apr\u00e8s avoir \u00e9t\u00e9 mis en terre, ante= avant ] ## 20 novembre 2025 >J\u2019ai maintenant cent cinq ans, bon pied, bon \u0153il, excellent estomac, une femme ador\u00e9e, deux enfants septuag\u00e9naires, cinq petits-fils et petites-filles et douze arri\u00e8re-bambins qui font ma joie. Ce sont conditions d\u2019optimisme n\u00e9cessaires \u00e0 qui veut raconter sans fiel des aventures pass\u00e9es et douloureuses, car le d\u00e9faut de ces sortes d\u2019entreprises est souvent de teindre de vieux \u00e9v\u00e9nements avec une bile r\u00e9cente. >La premi\u00e8re impression des endroits et des \u00eatres saisit d\u00e9finitivement et cr\u00e9e une image qui ne ressemble point du tout \u00e0 celle que donne ensuite l\u2019habitude. >\u00ab Ici, nous dit-il gonfl\u00e9 d\u2019emphase, tous les pouvoirs, toutes les fonctions, toutes les attributions sont aux mains des docteurs. Le peuple est de malades, riches ou pauvres, de d\u00e9traqu\u00e9s, de d\u00e9ments. \u2014L\u00e9on Daudet, Les morticoles. [mots-cl\u00e9s : \u00e9v\u00e9nements, bile ] ## 24 novembre 2025 >La situation ressemblait beaucoup \u00e0 une panne de voiture : on pouvait en penser tout ce qu\u2019on voulait, faire des suppositions sur ce qui ne marchait pas, en d\u00e9finitive, il fallait lever le capot et examiner le moteur pour trouver la nature exacte de la panne. Eyre r\u00e9solut de soulever le capot. \u2014PhilippJos\u00e9 Farmer, Station du cauchemar 1982 [Mots-cl\u00e9s : Soulever le capot, mettre les mains dans le cambouis] ## 25 novembre 2025 >Le peintre a ceci de commun avec le barbouilleur, qu\u2019il se salit les mains. C\u2019est pr\u00e9cis\u00e9ment cela qui distingue l\u2019\u00e9crivain du journaliste. \u2014Karl Krauss Pro Domo et Mondo [mots-cl\u00e9s: l'\u00e9nergie perdue \u00e0 \u00e9crire des articles vs \u00e9crire, vanit\u00e9, avoir rien \u00e0 dire et l'\u00e9crire pour avoir quelque chose \u00e0 dire ] >Le capitaine Blacknaff \u00e9tait partout \u00e0 la fois. Il activait ses six hommes d'\u00e9quipage, consultait le vent et la mar\u00e9e, inspectait le large, une main sur les sourcils. C'\u00e9tait un gros gaillard, solidement construit par Bacchus et les Sil\u00e8nes. Bien que son ventre f\u00fbt un d\u00f4me, palais du liquide et du solide, sa t\u00eate \u00e9tait rest\u00e9e osseuse. Ses rides de la cinquantaine, tout ensemenc\u00e9es d'un poil roux, n'\u00e9taient que le relief et comme le moule d'une contraction hilare du visage, car le rire, large, bruyant, temp\u00e9tueux, formait la seule manifestation vitale du capitaine Blacknaff, c\u00e9l\u00e8bre tout le long de la Tamise par son in\u00e9puisable gaiet\u00e9. Ce rire \u00e9tait en trois actes : d'abord, un tressaillement de toute la personne qui partait des pieds et, par les colonnes des mollets, se transmettait \u00e0 l'\u00e9difice du torse, gonflait le cou et bleuissait les veines ; puis, une dilatation g\u00e9n\u00e9rale de la face o\u00f9 les yeux, la bouche s'\u00e9carquillaient, celle-ci d\u00e9couvrant trente-deux crocs intacts derri\u00e8re une barbe blonde comme un pot d'ale. Et cela n'allait point sans un bruit pareil au tonnerre, gras, ronflant, \u00e0 \u00e9clats successifs. Enfin, ce cataclysme s'apaisait avec lenteur, par fermeture des orifices et cessation de foudre. Or, \u00e0 peine jou\u00e9e, la pi\u00e8ce recommen\u00e7ait, pour la plus petite cause et quelquefois sans cause ou pour une cause inverse, car le rire exprimait toutes les passions du capitaine : la col\u00e8re comme l'all\u00e9gresse, et la luxure comme la crainte, le froid et le chaud, la faim et la soif, qu'il avait excessives et contradictoires et auxquelles il se laissait aller sans la moindre retenue. \u2014L\u00e9on Daudet Le Voyage de Shakespeare [mots-cl\u00e9s: description, rire, seule manifestation vitale] >Je suis le petit homme de verre, pas plus haut, certes, que trois pieds et demi, mais dot\u00e9 d'un grand pouvoir sur les destin\u00e9es des humains. Si tu es n\u00e9 sous une bonne \u00e9toile, monsieur le speaker, et qu'un jour, en te promenant dans la For\u00eat Noire, tu aper\u00e7ois devant toi un petit homme avec un chapeau pointu \u00e0 larges bords, un pourpoint, une culotte bouffante et des petits bas rouges, alors exprime bien vite un souhait parce que tu m'as vu. \u2014Walter Benjamin, Coeur Froid, \u00c9crits radiophonique Traduit de l'allemand par PHILIPPE IVERNEL [mots-cl\u00e9s: radio, voix, abstraction vs observation r\u00e9aliste] ## 27 novembre 2025 >Je la revois dans les tiroirs de la commode \u2013 c\u2019est par ici qu\u2019il fallait commencer, j\u2019en \u00e9tais s\u00fbr, par cette commode centenaire h\u00e9rit\u00e9e de mon p\u00e8re, avec son plateau de marbre gris et rose fendu \u00e0 l\u2019angle sup\u00e9rieur gauche, son triangle presque isoc\u00e8le qui n\u2019a jamais \u00e9t\u00e9 perdu et qui reste l\u00e0, flottant comme un \u00eelot en forme de part de tarte ou de pizza \u2013 mais cass\u00e9 depuis quand et par qui ? \u2013 et qui n\u2019a jamais \u00e9t\u00e9 perdu ni jet\u00e9, m\u00eame si la commode, en un si\u00e8cle, n\u2019a sans doute pas subi un seul d\u00e9m\u00e9nagement, ou quelques-uns qu\u2019elle n\u2019aura v\u00e9cus qu\u2019\u00e0 l\u2019int\u00e9rieur de la maison, passant peut-\u00eatre, tra\u00een\u00e9e par deux saisonniers r\u00e9quisitionn\u00e9s pour l\u2019occasion, du rez-de-chauss\u00e9e au couloir de l\u2019\u00e9tage pour finir ici, dans la chambre du cerisier, qu\u2019on appelle chambre du cerisier depuis toujours, en sachant que ce toujours a commenc\u00e9 bien avant moi et avant mon p\u00e8re, qui lui aussi l\u2019appelait chambre du cerisier \u2013 depuis toujours nous a-t-il affirm\u00e9, sorte de v\u00e9rit\u00e9 ant\u00e9diluvienne nimb\u00e9e d\u2019une aura qu\u2019on percevait dans l\u2019intonation qu\u2019il avait en pronon\u00e7ant ce toujours, l\u2019air impressionn\u00e9 par le mot \u2013, surpris m\u00eame qu\u2019on lui demande confirmation, comme s\u2019il \u00e9tait indign\u00e9 qu\u2019on ait pu imaginer, nous, ses enfants, un avant le cerisier, un avant la chambre, comme si dans son esprit chambre et cerisier \u00e9taient li\u00e9s depuis l\u2019\u00e9ternit\u00e9. Pour nous, c\u2019est la chambre du cerisier et ce le sera encore longtemps, m\u00eame si plus personne n\u2019habite cette maison en hiver, les uns et les autres ne revenant s\u2019y pr\u00e9lasser que pendant les vacances scolaires en avril, parfois des week-ends avant que d\u00e9barque toute la fratrie, les femmes et les enfants d\u2019abord, mais aussi les cousins, les cousines, les amis et les amies d\u2019amis, tout ce petit peuple d\u2019\u00e9t\u00e9 qu\u2019on retrouve tous les ans, sirotant \u00e0 l\u2019ombre du cerisier ou des magnolias des Negronis et des Spritz pour les plus citadins d\u2019entre eux, du ros\u00e9 pamplemousse pour ceux qui sont rest\u00e9s vivre \u00e0 une encablure de la maison. \u2014Laurent Mauvignier, La maison vide, Minuit, 2025 [mots-cl\u00e9s: exhibition, agacement, renoncement] ## 29 novembre 2025 >Jim et moi ne parlions pas de nos \u00e9motions ou de nos pr\u00e9occupations, de nos doutes ou de nos angoisses, de nos d\u00e9sirs ou de nos r\u00eaves. Depuis que je n\u2019\u00e9tais plus enfant et qu\u2019il ne pouvait plus me punir en m\u2019emmenant \u00e0 la p\u00eache ou \u00e0 la chasse, nous ne faisions plus rien ensemble, sauf les apr\u00e8s-midi de juillet quand nous regardions le Tour de France. \u2014 Thierry Crouzet, Mon p\u00e8re ce tueur. [mots cl\u00e9s : p\u00e8re et fils, m\u00eame pas le Tour, fusilliers, m\u00e9dailles, sac plastique au grenier ] ## 30 novembre 2025 >Qu\u2019est-ce qui a arr\u00eat\u00e9 la main ? Une surprise ? Une douleur ? Un appel ? Une lassitude ? Parfois il n\u2019y a que quelques mots : \u00ab Clart\u00e9 du matin \u00bb, \u00ab Peur de la nuit \u00bb. \u00c9clats d\u2019\u00e9criture ! \u2014 Pierre Deshusses, Avant Propos aux Cahiers In-octavo de Kafka [mots cl\u00e9s: Jankelevitch, l'inach\u00e8vement, la musique, pourquoi ?, pas de r\u00e9ponse, mais une nouvelle question ] ", "image": "https:\/\/ledibbouk.net\/IMG\/logo\/img_20161128_104959.jpg?1761974451", "tags": [] } ,{ "id": "https:\/\/ledibbouk.net\/30-novembre-2025.html", "url": "https:\/\/ledibbouk.net\/30-novembre-2025.html", "title": "30 novembre 2025", "date_published": "2025-11-30T07:09:18Z", "date_modified": "2025-11-30T07:24:56Z", "author": {"name": "Patrick Blanchon"}, "content_html": "

    Un tel se demande si \u00e9crire un journal est un travail. La question m\u2019agace, je la tourne en d\u00e9rision, mais elle reste l\u00e0. Si ce n\u2019est pas du travail au sens de l\u2019administration, qu\u2019est-ce que c\u2019est ? Une manie, une hygi\u00e8ne, un exercice de survie ? Je crois que je continue ce journal surtout pour ne pas avoir \u00e0 r\u00e9pondre. Tant que j\u2019\u00e9cris, la question reste en suspens ; si j\u2019arr\u00eatais, il faudrait d\u00e9cider si j\u2019abdique ou pas. En revenant sur 2019, je vois ce que le journal fabrique concr\u00e8tement : des questions laiss\u00e9es en plan qui se redressent \u00e0 chaque relecture. Des phrases, des sc\u00e8nes, des reproches qui reviennent vers moi comme de petites figures qu\u2019on a mal finies et oubli\u00e9es dans un coin. Chaque mois, j\u2019en reprends une, j\u2019enl\u00e8ve un peu de poussi\u00e8re, j\u2019ajoute trois mots, et elle se remet \u00e0 marcher. Mon “travail”, c\u2019est \u00e7a : entretenir ce petit peuple de questions plut\u00f4t que les laisser se figer.<\/p>\n

    Si je devais le dire autrement, je prendrais une journ\u00e9e pr\u00e9cise. Ce dimanche, par exemple, au lieu de r\u00e9pondre \u00e0 la premi\u00e8re r\u00e9flexion d\u00e9sobligeante qui pointe — une remarque de plus sur ma fa\u00e7on de vivre, de travailler, ou de ne pas travailler justement —, je claque la porte, je descends \u00e0 l\u2019atelier, j\u2019ouvre le cahier. J\u2019aurais pu envoyer un texto \u00e0 S., d\u00e9rouler “ceci, cela, encore ceci et cela”, comme je l\u2019ai d\u00e9j\u00e0 fait cent fois. Je sais que \u00e7a ne servirait qu\u2019\u00e0 rejouer la sc\u00e8ne \u00e0 l\u2019identique. Alors j\u2019\u00e9cris ici. C\u2019est une autre mani\u00e8re de tenir : d\u00e9placer la dispute de la bouche vers la page. Vu de l\u2019ext\u00e9rieur, ce n\u2019est pas du travail. Pourtant, de l\u2019int\u00e9rieur, \u00e7a y ressemble : \u00e7a revient, \u00e7a presse, \u00e7a fait mal par moments, et si je laisse passer trop de temps, \u00e7a se bloque. Si je dois parler de travail, je pense plut\u00f4t au travail d\u2019un accouchement : des contractions r\u00e9guli\u00e8res qui emp\u00eachent que tout se fige, qui forcent quelque chose \u00e0 sortir au lieu de se calcifier dans la t\u00eate. Tant que j\u2019\u00e9cris, je ne suis pas compl\u00e8tement affal\u00e9.<\/p>\n

    En dessous, il y a la col\u00e8re. Pas une col\u00e8re spectaculaire, pas celle qui casse des assiettes, mais une chose sourde qui refuse de mourir. Il a fallu du temps pour accepter ce mot sans le maquiller : oui, c\u2019est vrai, ma col\u00e8re est tenace. Et rien que le fait de le dire la rend d\u00e9j\u00e0 un peu moins absolue. Le journal sert aussi \u00e0 \u00e7a : donner une forme \u00e0 ce qui, sinon, sortirait en injures, en silences lourds, en portes claqu\u00e9es sur les autres plut\u00f4t que sur moi.<\/p>\n

    Plus tard, S. a re\u00e7u pour son anniversaire deux fois le m\u00eame livre : le Goncourt des lyc\u00e9ens, sans doute parce que sa derni\u00e8re pi\u00e8ce a \u00e9t\u00e9 tr\u00e8s pris\u00e9e. En ce moment elle vient d\u2019\u00eatre jou\u00e9e \u00e0 La R\u00e9union, cette semaine \u00e0 Villeurbanne. Tout \u00e7a s\u2019inscrit bien dans l\u2019air du temps : il faut d\u00e9river la col\u00e8re, la violence vers des faits concrets, appuy\u00e9s par des chiffres, des dossiers, des d\u00e9bats. Le th\u00e9\u00e2tre, la litt\u00e9rature surfent sur la vague. Je ne dis pas \u00e7a pour d\u00e9consid\u00e9rer qui que ce soit ; je me fais simplement la r\u00e9flexion \u00e0 mi-voix. L\u2019an prochain, on aura peut-\u00eatre des \u0153uvres sur les animaux de compagnie, les abattoirs, une gastronomie \u00e0 base de farine d\u2019insectes. Les sujets changent, la m\u00eame col\u00e8re cherche des issues “pr\u00e9sentables”.<\/p>\n

    Ce que je redoute, en filigrane, est assez banal : la forme d\u2019abdication qui guette tant de corps pass\u00e9 un certain \u00e2ge. S\u2019affaisser devant la t\u00e9l\u00e9, hurler contre des marionnettes, avoir peur de tout, remplir son assiette pour ne plus rien sentir. Le journal ne me rend pas meilleur que ceux-l\u00e0, il m\u2019\u00e9vite juste de me raconter que je n\u2019y suis pour rien. Au lieu de crier sur l\u2019\u00e9cran, je note ce qui remue.<\/p>\n

    On pourra bien dire qu\u2019\u00e9crire est une th\u00e9rapie, je n\u2019ai plus envie de discuter le mot. \u00c0 ce stade, tout le monde se soigne comme il peut : accepter un boulot \u00e0 la cha\u00eene, porter des charges d\u2019un rack \u00e0 l\u2019autre, se montrer, se vendre, parler pour les autres dans un micro, tout cela aide \u00e0 supporter quelque chose qu\u2019on ne veut pas regarder en face. Le journal est une de ces b\u00e9quilles, je l\u2019assume : la mienne consiste \u00e0 tracer une carte approximative de ma vie, de mes pens\u00e9es, de mes ratages, pour v\u00e9rifier que je n\u2019ai pas encore tout referm\u00e9.<\/p>\n

    Pendant longtemps, j\u2019ai pris go\u00fbt \u00e0 d\u00e9ranger : \u00e9crire pour piquer, poster pour provoquer, parler pour mettre les autres mal \u00e0 l\u2019aise. C\u2019\u00e9tait ma mani\u00e8re de ne pas voir que ce qui m\u2019int\u00e9ressait vraiment, c\u2019\u00e9tait de me d\u00e9ranger moi, de d\u00e9placer mes propres meubles int\u00e9rieurs. Alors, \u00e9crire un journal, est-ce un travail ? Oui, mais pas celui qu\u2019on d\u00e9clare au fisc. C\u2019est un travail d\u2019accouchement modeste, une fa\u00e7on d\u2019accueillir la col\u00e8re sans la jeter \u00e0 la figure de tout le monde, et de retarder un peu l\u2019abdication. Pour le reste, la question reste ouverte : ai-je jamais \u00e9t\u00e9 rang\u00e9, et ces “autres” que j\u2019invoque sans cesse, le sont-ils vraiment plus que moi ?<\/p>", "content_text": " Un tel se demande si \u00e9crire un journal est un travail. La question m\u2019agace, je la tourne en d\u00e9rision, mais elle reste l\u00e0. Si ce n\u2019est pas du travail au sens de l\u2019administration, qu\u2019est-ce que c\u2019est ? Une manie, une hygi\u00e8ne, un exercice de survie ? Je crois que je continue ce journal surtout pour ne pas avoir \u00e0 r\u00e9pondre. Tant que j\u2019\u00e9cris, la question reste en suspens ; si j\u2019arr\u00eatais, il faudrait d\u00e9cider si j\u2019abdique ou pas. En revenant sur 2019, je vois ce que le journal fabrique concr\u00e8tement : des questions laiss\u00e9es en plan qui se redressent \u00e0 chaque relecture. Des phrases, des sc\u00e8nes, des reproches qui reviennent vers moi comme de petites figures qu\u2019on a mal finies et oubli\u00e9es dans un coin. Chaque mois, j\u2019en reprends une, j\u2019enl\u00e8ve un peu de poussi\u00e8re, j\u2019ajoute trois mots, et elle se remet \u00e0 marcher. Mon \u201ctravail\u201d, c\u2019est \u00e7a : entretenir ce petit peuple de questions plut\u00f4t que les laisser se figer. Si je devais le dire autrement, je prendrais une journ\u00e9e pr\u00e9cise. Ce dimanche, par exemple, au lieu de r\u00e9pondre \u00e0 la premi\u00e8re r\u00e9flexion d\u00e9sobligeante qui pointe \u2014 une remarque de plus sur ma fa\u00e7on de vivre, de travailler, ou de ne pas travailler justement \u2014, je claque la porte, je descends \u00e0 l\u2019atelier, j\u2019ouvre le cahier. J\u2019aurais pu envoyer un texto \u00e0 S., d\u00e9rouler \u201cceci, cela, encore ceci et cela\u201d, comme je l\u2019ai d\u00e9j\u00e0 fait cent fois. Je sais que \u00e7a ne servirait qu\u2019\u00e0 rejouer la sc\u00e8ne \u00e0 l\u2019identique. Alors j\u2019\u00e9cris ici. C\u2019est une autre mani\u00e8re de tenir : d\u00e9placer la dispute de la bouche vers la page. Vu de l\u2019ext\u00e9rieur, ce n\u2019est pas du travail. Pourtant, de l\u2019int\u00e9rieur, \u00e7a y ressemble : \u00e7a revient, \u00e7a presse, \u00e7a fait mal par moments, et si je laisse passer trop de temps, \u00e7a se bloque. Si je dois parler de travail, je pense plut\u00f4t au travail d\u2019un accouchement : des contractions r\u00e9guli\u00e8res qui emp\u00eachent que tout se fige, qui forcent quelque chose \u00e0 sortir au lieu de se calcifier dans la t\u00eate. Tant que j\u2019\u00e9cris, je ne suis pas compl\u00e8tement affal\u00e9. En dessous, il y a la col\u00e8re. Pas une col\u00e8re spectaculaire, pas celle qui casse des assiettes, mais une chose sourde qui refuse de mourir. Il a fallu du temps pour accepter ce mot sans le maquiller : oui, c\u2019est vrai, ma col\u00e8re est tenace. Et rien que le fait de le dire la rend d\u00e9j\u00e0 un peu moins absolue. Le journal sert aussi \u00e0 \u00e7a : donner une forme \u00e0 ce qui, sinon, sortirait en injures, en silences lourds, en portes claqu\u00e9es sur les autres plut\u00f4t que sur moi. Plus tard, S. a re\u00e7u pour son anniversaire deux fois le m\u00eame livre : le Goncourt des lyc\u00e9ens, sans doute parce que sa derni\u00e8re pi\u00e8ce a \u00e9t\u00e9 tr\u00e8s pris\u00e9e. En ce moment elle vient d\u2019\u00eatre jou\u00e9e \u00e0 La R\u00e9union, cette semaine \u00e0 Villeurbanne. Tout \u00e7a s\u2019inscrit bien dans l\u2019air du temps : il faut d\u00e9river la col\u00e8re, la violence vers des faits concrets, appuy\u00e9s par des chiffres, des dossiers, des d\u00e9bats. Le th\u00e9\u00e2tre, la litt\u00e9rature surfent sur la vague. Je ne dis pas \u00e7a pour d\u00e9consid\u00e9rer qui que ce soit ; je me fais simplement la r\u00e9flexion \u00e0 mi-voix. L\u2019an prochain, on aura peut-\u00eatre des \u0153uvres sur les animaux de compagnie, les abattoirs, une gastronomie \u00e0 base de farine d\u2019insectes. Les sujets changent, la m\u00eame col\u00e8re cherche des issues \u201cpr\u00e9sentables\u201d. Ce que je redoute, en filigrane, est assez banal : la forme d\u2019abdication qui guette tant de corps pass\u00e9 un certain \u00e2ge. S\u2019affaisser devant la t\u00e9l\u00e9, hurler contre des marionnettes, avoir peur de tout, remplir son assiette pour ne plus rien sentir. Le journal ne me rend pas meilleur que ceux-l\u00e0, il m\u2019\u00e9vite juste de me raconter que je n\u2019y suis pour rien. Au lieu de crier sur l\u2019\u00e9cran, je note ce qui remue. On pourra bien dire qu\u2019\u00e9crire est une th\u00e9rapie, je n\u2019ai plus envie de discuter le mot. \u00c0 ce stade, tout le monde se soigne comme il peut : accepter un boulot \u00e0 la cha\u00eene, porter des charges d\u2019un rack \u00e0 l\u2019autre, se montrer, se vendre, parler pour les autres dans un micro, tout cela aide \u00e0 supporter quelque chose qu\u2019on ne veut pas regarder en face. Le journal est une de ces b\u00e9quilles, je l\u2019assume : la mienne consiste \u00e0 tracer une carte approximative de ma vie, de mes pens\u00e9es, de mes ratages, pour v\u00e9rifier que je n\u2019ai pas encore tout referm\u00e9. Pendant longtemps, j\u2019ai pris go\u00fbt \u00e0 d\u00e9ranger : \u00e9crire pour piquer, poster pour provoquer, parler pour mettre les autres mal \u00e0 l\u2019aise. C\u2019\u00e9tait ma mani\u00e8re de ne pas voir que ce qui m\u2019int\u00e9ressait vraiment, c\u2019\u00e9tait de me d\u00e9ranger moi, de d\u00e9placer mes propres meubles int\u00e9rieurs. Alors, \u00e9crire un journal, est-ce un travail ? Oui, mais pas celui qu\u2019on d\u00e9clare au fisc. C\u2019est un travail d\u2019accouchement modeste, une fa\u00e7on d\u2019accueillir la col\u00e8re sans la jeter \u00e0 la figure de tout le monde, et de retarder un peu l\u2019abdication. Pour le reste, la question reste ouverte : ai-je jamais \u00e9t\u00e9 rang\u00e9, et ces \u201cautres\u201d que j\u2019invoque sans cesse, le sont-ils vraiment plus que moi ? ", "image": "https:\/\/ledibbouk.net\/IMG\/logo\/img_20190820_102807.jpg?1764486338", "tags": ["Autofiction et Introspection"] } ,{ "id": "https:\/\/ledibbouk.net\/29-novembre-2025.html", "url": "https:\/\/ledibbouk.net\/29-novembre-2025.html", "title": "29 novembre 2025", "date_published": "2025-11-29T07:59:37Z", "date_modified": "2025-11-29T16:08:19Z", "author": {"name": "Patrick Blanchon"}, "content_html": "

    [...] \u00c7a montre un homme qui voit tr\u00e8s clair dans la logique du prestige contemporain \u2013 m\u00eame \u00e0 petite \u00e9chelle \u2013 et qui en est profond\u00e9ment \u00e9c\u0153ur\u00e9. Il a compris que l\u2019aura d\u2019un artiste ou d\u2019une figure publique est un capital constitu\u00e9 par les autres, par des « petits \u00e9pargnants » d\u2019attention et d\u2019argent, et que la tentation est grande de les « siphonner » via goodies et d\u00e9riv\u00e9s. En m\u00eame temps, il sait qu\u2019il n\u2019est pas compl\u00e8tement ext\u00e9rieur \u00e0 ce syst\u00e8me, qu\u2019en tant que peintre il pourrait \u2013 ou a d\u00e9j\u00e0 commenc\u00e9 \u00e0 \u2013 jouer ce jeu. L\u2019homme de 2019 est donc pris entre une lucidit\u00e9 critique forte et une position inconfortable : il juge ce commerce symbolique, s\u2019y sent impliqu\u00e9, et cherche une figure comme Diog\u00e8ne pour valider son d\u00e9go\u00fbt et sa volont\u00e9, au moins en paroles, de s\u2019en tenir \u00e0 distance.[...]<\/p>\n

    -- ?<\/p>\n

    [...] Parce que cette r\u00e9alit\u00e9 lui tombe pile l\u00e0 o\u00f9 \u00e7a fait le plus mal : son orgueil et sa honte.<\/p>\n

    \n

    est-ce que \u00e7a ne casse pas le fantasme d’exception : Il aime se raconter qu\u2019il est du c\u00f4t\u00e9 de l\u2019art, de la recherche, de l\u2019ivresse “propre”. Or ce syst\u00e8me de micro-aura dit l\u2019inverse : tu as un nom, tu as des gens qui te suivent, donc tu es aussi une boutique potentielle. \u00c7a le renvoie \u00e0 Dali\u2013Lanvin, Gainsbourg\u2013billet, le peintre qui devient logo. Il d\u00e9couvre qu\u2019il n\u2019est pas “hors syst\u00e8me”, mais dedans.<\/p>\n<\/blockquote>\n

    \n

    ne pas oublier Saint-Antoine mon petit bonhomme, la tentation : Elle le met face \u00e0 sa propre tentation.\nCe qui lui d\u00e9go\u00fbte, ce n\u2019est pas seulement les autres qui lancent des goodies, c\u2019est le fait qu\u2019il sent tr\u00e8s bien qu\u2019il pourrait le faire lui aussi. Qu\u2019il pourrait mon\u00e9tiser son aura, flatter un “petit fan-club”, vendre des morceaux de lui. Il ne supporte pas cette part de lui qui, quelque part, a envie d\u2019\u00eatre d\u00e9sir\u00e9e et d\u2019en vivre.<\/p>\n<\/blockquote>\n

    \n

    Qu’est ce qui va rester de sacr\u00e9 si tu pi\u00e9tines \u00e7a aussi : va t’il pi\u00e9tiner sa repr\u00e9sentation sacr\u00e9e de l\u2019art.\nPour lui, la peinture, l\u2019\u00e9criture, c\u2019est li\u00e9 \u00e0 quelque chose de grave, de vital, presque chamanique. Donc voir \u00e7a : \nramen\u00e9 \u00e0 des “produits d\u00e9riv\u00e9s”, des “fonds de tiroirs”, c\u2019est comme voir profaner un lieu qu\u2019il tient pour sacr\u00e9. Il pr\u00e9f\u00e8re la figure de Diog\u00e8ne dans son tonneau \u00e0 celle du cr\u00e9ateur avec boutique en ligne.<\/p>\n<\/blockquote>\n

    \n

    La r\u00e9alit\u00e9 c’est que les choses n’existent plus sans prix, la valeur est devenue le prix. Les “petits \u00e9pargnants”, ce sont des gens qui donnent temps, argent, attention. Il sait ce que c\u2019est que manquer. L\u2019id\u00e9e de vivre en pompant leur manque (de sens, de beaut\u00e9, de lien) lui est insupportable. Il y voit une forme de pr\u00e9dation affective et \u00e9conomique.<\/p>\n<\/blockquote>\n

    \n

    Et, derri\u00e8re tout \u00e7a, il y a sa vieille haine de lui-m\u00eame.\nPlus il comprend le m\u00e9canisme, plus il se voit comme quelqu\u2019un qui pourrait y c\u00e9der. Donc la lucidit\u00e9 tourne en auto-d\u00e9go\u00fbt : “je ne vaux pas mieux”. D\u2019o\u00f9 ce ton : pas seulement critique, mais presque naus\u00e9eux.<\/p>\n<\/blockquote>\n

    [...] donc nous y voici : si le p\u00e9ch\u00e9 c’est l’erreur , on peut dire que lui p\u00e9che pas pure d\u00e9bilit\u00e9, il ne veux pas comprendre les r\u00e8gles de ce jeu ( je ), la v\u00e9rit\u00e9 c’est qu’il veut inventer les siennes. L’id\u00e9aliste rejoint le dictateur.<\/em><\/p>\n


    \n

    apr\u00e8s \u00e7a comment se taire le plus profond\u00e9ment possible, s’enterrer dans le silence, se p\u00e9trifier en silex, granit.<\/p>\n

    [...] et ce n’\u00e9tait pas tant le honte que le d\u00e9gout auquel il fait face <\/p>\n

    Plus tard dans ma messagerie<\/em><\/p>\n

    \n

    [...]Y a-t-il sur Substack trop de verbiage de gens qui semblent avoir un inexplicable besoin de partager leur journal intime ? Certes. et un peu plus loin : Vous \u00eates actuellement un abonn\u00e9 gratuit \u00e0 Angle mort, par Steve Proulx. Pour profiter pleinement de l’exp\u00e9rience, am\u00e9liorez votre abonnement.<\/em> <\/p>\n<\/blockquote>\n

    Ce m\u00e9pris pour les journaux intimes m’agace , d’o\u00f9 l’explicable raison : pas un radis \u00e0 ton bidule.<\/p>\n

    Un peu plus tard, d\u00e9couverte de textes de Kafka par l’interm\u00e9diaire de F. Ce qui r\u00e9pond \u00e0 une enigme, notamment pour l’ann\u00e9e 1916 qui s’arr\u00e8te dans le Journal, \u00e9dition du Livre de Poche \u00e0 octobre. Les dates se poursuivent dans Cahiers in-octavo (1916-1918) traduits de l’allemand par Pierre Deshusses<\/a><\/p>", "content_text": " [...] \u00c7a montre un homme qui voit tr\u00e8s clair dans la logique du prestige contemporain \u2013 m\u00eame \u00e0 petite \u00e9chelle \u2013 et qui en est profond\u00e9ment \u00e9c\u0153ur\u00e9. Il a compris que l\u2019aura d\u2019un artiste ou d\u2019une figure publique est un capital constitu\u00e9 par les autres, par des \u00ab petits \u00e9pargnants \u00bb d\u2019attention et d\u2019argent, et que la tentation est grande de les \u00ab siphonner \u00bb via goodies et d\u00e9riv\u00e9s. En m\u00eame temps, il sait qu\u2019il n\u2019est pas compl\u00e8tement ext\u00e9rieur \u00e0 ce syst\u00e8me, qu\u2019en tant que peintre il pourrait \u2013 ou a d\u00e9j\u00e0 commenc\u00e9 \u00e0 \u2013 jouer ce jeu. L\u2019homme de 2019 est donc pris entre une lucidit\u00e9 critique forte et une position inconfortable : il juge ce commerce symbolique, s\u2019y sent impliqu\u00e9, et cherche une figure comme Diog\u00e8ne pour valider son d\u00e9go\u00fbt et sa volont\u00e9, au moins en paroles, de s\u2019en tenir \u00e0 distance.[...] \u2014 ? [...] Parce que cette r\u00e9alit\u00e9 lui tombe pile l\u00e0 o\u00f9 \u00e7a fait le plus mal : son orgueil et sa honte. > est-ce que \u00e7a ne casse pas le fantasme d'exception : Il aime se raconter qu\u2019il est du c\u00f4t\u00e9 de l\u2019art, de la recherche, de l\u2019ivresse \u201cpropre\u201d. Or ce syst\u00e8me de micro-aura dit l\u2019inverse : tu as un nom, tu as des gens qui te suivent, donc tu es aussi une boutique potentielle. \u00c7a le renvoie \u00e0 Dali\u2013Lanvin, Gainsbourg\u2013billet, le peintre qui devient logo. Il d\u00e9couvre qu\u2019il n\u2019est pas \u201chors syst\u00e8me\u201d, mais dedans. > ne pas oublier Saint-Antoine mon petit bonhomme, la tentation : Elle le met face \u00e0 sa propre tentation. Ce qui lui d\u00e9go\u00fbte, ce n\u2019est pas seulement les autres qui lancent des goodies, c\u2019est le fait qu\u2019il sent tr\u00e8s bien qu\u2019il pourrait le faire lui aussi. Qu\u2019il pourrait mon\u00e9tiser son aura, flatter un \u201cpetit fan-club\u201d, vendre des morceaux de lui. Il ne supporte pas cette part de lui qui, quelque part, a envie d\u2019\u00eatre d\u00e9sir\u00e9e et d\u2019en vivre. > Qu'est ce qui va rester de sacr\u00e9 si tu pi\u00e9tines \u00e7a aussi : va t'il pi\u00e9tiner sa repr\u00e9sentation sacr\u00e9e de l\u2019art. Pour lui, la peinture, l\u2019\u00e9criture, c\u2019est li\u00e9 \u00e0 quelque chose de grave, de vital, presque chamanique. Donc voir \u00e7a : ramen\u00e9 \u00e0 des \u201cproduits d\u00e9riv\u00e9s\u201d, des \u201cfonds de tiroirs\u201d, c\u2019est comme voir profaner un lieu qu\u2019il tient pour sacr\u00e9. Il pr\u00e9f\u00e8re la figure de Diog\u00e8ne dans son tonneau \u00e0 celle du cr\u00e9ateur avec boutique en ligne. > La r\u00e9alit\u00e9 c'est que les choses n'existent plus sans prix, la valeur est devenue le prix. Les \u201cpetits \u00e9pargnants\u201d, ce sont des gens qui donnent temps, argent, attention. Il sait ce que c\u2019est que manquer. L\u2019id\u00e9e de vivre en pompant leur manque (de sens, de beaut\u00e9, de lien) lui est insupportable. Il y voit une forme de pr\u00e9dation affective et \u00e9conomique. >Et, derri\u00e8re tout \u00e7a, il y a sa vieille haine de lui-m\u00eame. Plus il comprend le m\u00e9canisme, plus il se voit comme quelqu\u2019un qui pourrait y c\u00e9der. Donc la lucidit\u00e9 tourne en auto-d\u00e9go\u00fbt : \u201cje ne vaux pas mieux\u201d. D\u2019o\u00f9 ce ton : pas seulement critique, mais presque naus\u00e9eux. [...] donc nous y voici : si le p\u00e9ch\u00e9 c'est l'erreur , on peut dire que lui p\u00e9che pas pure d\u00e9bilit\u00e9, il ne veux pas comprendre les r\u00e8gles de ce jeu ( je ), la v\u00e9rit\u00e9 c'est qu'il veut inventer les siennes. *L'id\u00e9aliste rejoint le dictateur.* apr\u00e8s \u00e7a comment se taire le plus profond\u00e9ment possible, s'enterrer dans le silence, se p\u00e9trifier en silex, granit. [...] et ce n'\u00e9tait pas tant le honte que le d\u00e9gout auquel il fait face *Plus tard dans ma messagerie* >[...]Y a-t-il sur Substack trop de verbiage de gens qui semblent avoir un inexplicable besoin de partager leur journal intime ? Certes. et un peu plus loin : *Vous \u00eates actuellement un abonn\u00e9 gratuit \u00e0 Angle mort, par Steve Proulx. Pour profiter pleinement de l'exp\u00e9rience, am\u00e9liorez votre abonnement.* Ce m\u00e9pris pour les journaux intimes m'agace , d'o\u00f9 l'explicable raison : pas un radis \u00e0 ton bidule. Un peu plus tard, d\u00e9couverte de textes de Kafka par l'interm\u00e9diaire de F. Ce qui r\u00e9pond \u00e0 une enigme, notamment pour l'ann\u00e9e 1916 qui s'arr\u00e8te dans le Journal, \u00e9dition du Livre de Poche \u00e0 octobre. Les dates se poursuivent dans Cahiers in-octavo (1916-1918) traduits de l'allemand par [Pierre Deshusses->https:\/\/www.radiofrance.fr\/personnes\/pierre-deshusses] ", "image": "https:\/\/ledibbouk.net\/IMG\/logo\/img_0362.jpg?1764403169", "tags": ["palimpsestes"] } ,{ "id": "https:\/\/ledibbouk.net\/28-novembre-2025.html", "url": "https:\/\/ledibbouk.net\/28-novembre-2025.html", "title": "28 novembre 2025", "date_published": "2025-11-28T07:19:20Z", "date_modified": "2025-11-28T07:19:20Z", "author": {"name": "Patrick Blanchon"}, "content_html": "

    Aller au bout de ces relectures n\u2019a rien d\u2019h\u00e9ro\u00efque, c\u2019est juste \u00e9puisant. Revenir sur ces textes est peut-\u00eatre une erreur, mais ce qu\u2019ils me renvoient, en creux, est coh\u00e9rent : pendant des ann\u00e9es, j\u2019ai avanc\u00e9 avec une mani\u00e8re bien rod\u00e9e de me mettre en sc\u00e8ne, que je le veuille ou non. Maintenant que je vois \u00e7a, je peux enfin me prendre en grippe pour de bonnes raisons. Mais aussit\u00f4t une autre inqui\u00e9tude arrive : je sens bien qu\u2019il y a en moi quelque chose qui se frotte les mains devant cette crucifixion, qui se dit que ce spectacle-l\u00e0 aussi peut servir. Me traiter de con, de l\u00e2che, d\u2019aveugle, c\u2019est encore une fa\u00e7on de me placer au centre, c\u00f4t\u00e9 victime lucide. Je pourrais d\u00e9cider que ce texte est bon, que ce texte est mauvais, que le type de 2019 m\u00e9rite d\u2019\u00eatre clou\u00e9 au mur : au fond, \u00e7a ne change rien si l\u2019objectif secret reste de me faire remarquer, m\u00eame en n\u00e9gatif.<\/p>", "content_text": " Aller au bout de ces relectures n\u2019a rien d\u2019h\u00e9ro\u00efque, c\u2019est juste \u00e9puisant. Revenir sur ces textes est peut-\u00eatre une erreur, mais ce qu\u2019ils me renvoient, en creux, est coh\u00e9rent : pendant des ann\u00e9es, j\u2019ai avanc\u00e9 avec une mani\u00e8re bien rod\u00e9e de me mettre en sc\u00e8ne, que je le veuille ou non. Maintenant que je vois \u00e7a, je peux enfin me prendre en grippe pour de bonnes raisons. Mais aussit\u00f4t une autre inqui\u00e9tude arrive : je sens bien qu\u2019il y a en moi quelque chose qui se frotte les mains devant cette crucifixion, qui se dit que ce spectacle-l\u00e0 aussi peut servir. Me traiter de con, de l\u00e2che, d\u2019aveugle, c\u2019est encore une fa\u00e7on de me placer au centre, c\u00f4t\u00e9 victime lucide. Je pourrais d\u00e9cider que ce texte est bon, que ce texte est mauvais, que le type de 2019 m\u00e9rite d\u2019\u00eatre clou\u00e9 au mur : au fond, \u00e7a ne change rien si l\u2019objectif secret reste de me faire remarquer, m\u00eame en n\u00e9gatif. ", "image": "https:\/\/ledibbouk.net\/IMG\/logo\/img_3829.jpg?1764314357", "tags": [] } ,{ "id": "https:\/\/ledibbouk.net\/ce-genre-de-phrase.html", "url": "https:\/\/ledibbouk.net\/ce-genre-de-phrase.html", "title": "ce genre de phrase ", "date_published": "2025-11-27T07:41:56Z", "date_modified": "2025-11-29T08:43:11Z", "author": {"name": "Patrick Blanchon"}, "content_html": "

    \n

    Je la revois dans les tiroirs de la commode \u2013 c\u2019est par ici qu\u2019il fallait commencer, j\u2019en \u00e9tais s\u00fbr, par cette commode centenaire h\u00e9rit\u00e9e de mon p\u00e8re, avec son plateau de marbre gris et rose fendu \u00e0 l\u2019angle sup\u00e9rieur gauche, son triangle presque isoc\u00e8le qui n\u2019a jamais \u00e9t\u00e9 perdu et qui reste l\u00e0, flottant comme un \u00eelot en forme de part de tarte ou de pizza \u2013 mais cass\u00e9 depuis quand et par qui ? \u2013 et qui n\u2019a jamais \u00e9t\u00e9 perdu ni jet\u00e9, m\u00eame si la commode, en un si\u00e8cle, n\u2019a sans doute pas subi un seul d\u00e9m\u00e9nagement, ou quelques-uns qu\u2019elle n\u2019aura v\u00e9cus qu\u2019\u00e0 l\u2019int\u00e9rieur de la maison, passant peut-\u00eatre, tra\u00een\u00e9e par deux saisonniers r\u00e9quisitionn\u00e9s pour l\u2019occasion, du rez-de-chauss\u00e9e au couloir de l\u2019\u00e9tage pour finir ici, dans la chambre du cerisier, qu\u2019on appelle chambre du cerisier depuis toujours, en sachant que ce toujours a commenc\u00e9 bien avant moi et avant mon p\u00e8re, qui lui aussi l\u2019appelait chambre du cerisier \u2013 depuis toujours nous a-t-il affirm\u00e9, sorte de v\u00e9rit\u00e9 ant\u00e9diluvienne nimb\u00e9e d\u2019une aura qu\u2019on percevait dans l\u2019intonation qu\u2019il avait en pronon\u00e7ant ce toujours, l\u2019air impressionn\u00e9 par le mot \u2013, surpris m\u00eame qu\u2019on lui demande confirmation, comme s\u2019il \u00e9tait indign\u00e9 qu\u2019on ait pu imaginer, nous, ses enfants, un avant le cerisier, un avant la chambre, comme si dans son esprit chambre et cerisier \u00e9taient li\u00e9s depuis l\u2019\u00e9ternit\u00e9. Pour nous, c\u2019est la chambre du cerisier et ce le sera encore longtemps, m\u00eame si plus personne n\u2019habite cette maison en hiver, les uns et les autres ne revenant s\u2019y pr\u00e9lasser que pendant les vacances scolaires en avril, parfois des week-ends avant que d\u00e9barque toute la fratrie, les femmes et les enfants d\u2019abord, mais aussi les cousins, les cousines, les amis et les amies d\u2019amis, tout ce petit peuple d\u2019\u00e9t\u00e9 qu\u2019on retrouve tous les ans, sirotant \u00e0 l\u2019ombre du cerisier ou des magnolias des Negronis et des Spritz pour les plus citadins d\u2019entre eux, du ros\u00e9 pamplemousse pour ceux qui sont rest\u00e9s vivre \u00e0 une encablure de la maison.<\/p>\n<\/blockquote>\n

    Quelque chose, dans cette phrase inaugurale, me rebute au point de me tenter de ne pas poursuivre la lecture. Je pourrais adresser exactement la m\u00eame remarque \u00e0 l\u2019une de mes phrases : \u00e0 la diff\u00e9rence pr\u00e8s que, dans mon cas, j\u2019aurais la possibilit\u00e9 de la couper, de la jeter, de la reprendre jusqu\u2019\u00e0 ce qu\u2019elle co\u00efncide avec ma n\u00e9cessit\u00e9. Ici, j\u2019ai le sentiment qu\u2019on lui a donn\u00e9 un r\u00f4le de vitrine : phrase-sympt\u00f4me, phrase-programme, cens\u00e9e prouver d\u2019embl\u00e9e ce que le livre sait faire.<\/p>\n

    Or c\u2019est justement ce « savoir faire » qui m\u2019ennuie : la phrase tient debout, elle est ma\u00eetris\u00e9e, elle accroche un lieu, une m\u00e9moire, une mythologie familiale, mais je la sens occup\u00e9e \u00e0 se montrer au travail. J\u2019y vois une d\u00e9monstration de force syntaxique dont, chez moi, j\u2019aurais honte. Ma r\u00e9action est d\u2019abord \u00e9pidermique : je r\u00e9siste, je n\u2019ai pas envie d\u2019entrer dans un roman qui commence par se regarder \u00e9crire.<\/p>\n

    Ensuite je me raisonne : peut-\u00eatre, puisqu\u2019il s\u2019agit d\u2019une ouverture, les centaines de pages suivantes serviront-elles justement \u00e0 resserrer, \u00e0 faire plus bref, plus net, plus impitoyable. Je feuillette, je vais \u00e0 la fin du volume, sans trouver de garantie. Alors je me demande si ce n\u2019est pas moi qui suis en cause, \u00e9puis\u00e9 par mon propre travail de r\u00e9\u00e9criture, sans r\u00e9serve d\u2019indulgence pour ce genre de d\u00e9ploiement. Peut-\u00eatre n\u2019est-ce qu\u2019un effet de miroir.<\/p>\n

    Je n\u2019ai ni le temps ni l\u2019envie, aujourd\u2019hui, d\u2019\u00e9lucider tout cela. Je repose le livre pour plus tard et je retourne \u00e0 mes moutons : mes phrases, avec cette id\u00e9e tenace que ce que je refuse chez l\u2019autre, je dois \u00eatre pr\u00eat \u00e0 le couper chez moi.<\/p>\n