réflexions sur l’art
Ici, l’art n’est pas un objet figé mais un lieu de pensée en mouvement. Peinture, écriture, regard : tout devient matière à interrogation, parfois ludique, parfois grave. Ces réflexions empruntent autant à la philosophie qu’au souvenir de gestes, à l’anecdote d’atelier, à la mélancolie ironique. Peindre, c’est parfois rater ; dire, c’est souvent déformer ; l’œuvre est résidu de tentatives accumulées. L’artiste-écrivain avance en hésitant, creusant les mots comme la toile. Il ne cherche pas à expliquer l’art, mais à habiter ce qui se dérobe dans l’acte de créer. Chaque texte trace un sentier incertain, où l’intensité prime sur la clarté, où la seule vérité possible est celle de l’élan.
articles associés
Carnets | novembre 2025
Introduction à la Nausée et à l’Encyclopédie du laid
Dans le texte qui suit, nous ne faisons qu'effleurer un catalogue des jargons. Il est simple d'imaginer un chapitre récurrent, une sorte d'activité récréative, un herbier des langues mortes-vivantes. Cette époque mortifère à la langue formatée autant que débile, tant elle prétend à vouloir se rendre efficace dans n’importe quel domaine de la geste humaine – paradoxe inquiétant – réduit l’espace de nos poumons dans les cages thoraciques. L’abus de phrases nominales, de points intempestifs, l’organisation concentrationnaire à laquelle nous sommes conviés malgré nous via mots d’ordre et slogans, l'étalement horizontal des platitudes les plus plates envahissant les continents, la terre entière, nécessite une réflexion importante – peut-être à ce titre ne le serait-elle que pour moi, cela me suffirait – et une réaction quasi épidermique, un acte de résistance en se jetant envers et contre tout dans une cadence, un rythme, une ouïe qui ne s’obtiennent que par l’emploi de phrases longues, voire plus que longues, démesurées comme notre soif de liberté pourrait être elle aussi inextinguible. Mais pour ne pas passer pour un généraliste de plus, il nous faut trouver des exemples concrets. Je commencerais donc par exposer ce formidable salmigondis lié à l’usage politique : Transition écologique juste et solidaire. Locution totalement vide de sens mais dont on remarque contre toute attente l’effort de longévité, ce qui prouve que ceux qui pondent pareilles inepties ne manquent eux pas d'air. Admirons l'utilisation à gogo du formatage : un triptyque magique qui annule toute contradiction par la multiplication des adjectifs positifs. « Juste » et « solidaire » désamorcent la violence potentielle du mot « transition » et l'évacuent dans le consensus moral. La formule est devenue un talisman incantatoire, non, ne sera évidemment jamais un réel programme. Tout est marqué dessus comme sur le porc qu'on salue. Ce que cette locution étouffe dans un consensus effarant, c'est presque l'essentiel : la complexité des arbitrages, les coûts réels, les conflits d'intérêt, l'effort inégalement réparti. Elle promet une révolution sans victime, elle nous ment en se moquant ouvertement. Dans un domaine plus trivial, le commerce, n'avons-nous jamais assisté, non sans stupeur, à cet extraordinaire : « Lever les points de friction et solutionner les pain points pour maximiser l'empowerment du client. » (citation exacte, spécimen prélevé dans son milieu naturel). J'espère que cette stupeur ne nous aura pas échappé par lassitude d'entendre cette bouillie rabâchée dans nos réunions, nos magasins, nos épiceries. Désirez-vous aujourd'hui vous intéresser à la philosophie, nul doute qu'il vous faudra écouter sans broncher un « Il faut lâcher prise sur les schémas toxiques et incarner sa vérité. » Et même nos affects, nos sentiments ne s'en sortiront pas indemnes après avoir été secoués par le tristement terre à terre « On a dû se recentrer sur nos besoins individuels dans une dynamique de déconstruction bienveillante. » Quant aux universitaires, ils sont toujours les mêmes ; de leur part, plus rien ne peut vraiment nous offusquer, pas même un « Cet ouvrage interroge les modalités de représentation du trauma dans une perspective intersectionnelle. » S'il ne fallait donner que quelques exemples pour bien asseoir mon propos. Mais que nous reste-t-il à dire : nous, c'est-à-dire pauvres gueux, qui ne fasse pas trop peuple face à ces gens toujours absolument aptes, dans une vigueur toujours renouvelée par le manque de recul, à pondre de telles merveilles ? Je me le demandais et, tournant les talons, je désirai comprendre comment les générations précédentes, victimes à n'en pas douter des mêmes avanies et guignoleries, s'en étaient consolées. Et bien, n'ayant pas le goût des empoignades physiques, ni celui des huées à tout va, pas plus que je n'ai d'attrait pour les bises dans les bureaux, les léchages de derrière voire les entreléchages, je décidai de relire nos grands et moins grands auteurs. Ma quête ne se portant en gros que sur un seul sujet : comment ceux-ci s'arrangeaient-ils pour développer dans un univers nuisible et toxique la bonne capacité de leurs poumons. J'ai traversé les époques, j'ai vu ma capacité respiratoire se restreindre, me conduisant mille fois vers l'essoufflement, l'asphyxie ; participant même volontiers à la réduire encore plus seul par des lectures, des fréquentations, des influences. Manquais-je pour autant de volonté, de discernement ? Longtemps je me suis interrogé sur la question d'un libre-arbitre en matière d'idiotie comme d'apoplexie. Sommes-nous si responsables de nos choix et de nos actes lorsque tout est conçu en grande partie désormais pour que nous en ayons seule l'illusion ? Ne soyons pas dupes. D'autant que cette élite intellectuelle, soi-disant opérant dans des cabinets feutrés, une fraternité antagoniste de la nôtre (nous les gueux, le peuple, les esclaves, disons-le clairement encore une fois) n'a jamais fait que payer avec nos propres deniers des savants fous, tout droit sortis des laboratoires des émules du docteur Mengele pour nous imposer par des éléments de langage extrêmement bien choisis une réalité qu'ils désiraient, qui surtout les arrangeait. ...S'il ne fallait donner que quelques exemples pour bien asseoir mon propos. Pourtant, à les aligner ainsi, une évidence m'est apparue, aussi ténue d'abord qu'insistante : chacun de ces spécimens n'était pas une aberration isolée, mais le symptôme d'un mal bien plus vaste, systématique. Les avoir cités, c'était comme avoir gratté la surface d'une peinture fraîche et voir soudain toute la couche inférieure, pourrie, affleurer. Cette poignée d'exemples ne constituait pas une preuve, mais un indice. Leur accumulation hasardeuse dessinait les contours d'un continent de laideur linguistique que je n'avais fait qu'entrevoir. La nausée du premier contact – le choc de la Transition écologique juste et solidaire, le rire jaune devant le solutionnage des pain points – se muait en une curiosité plus froide, plus tenace. Si ces formules existaient, c'est qu'elles répondaient à une logique. Si elles prospéraient, c'est qu'elles remplissaient une fonction. Je n'étais plus face à des coquilles vides, mais face à un système. Et face à un système, la dénonciation émue ne suffit plus. Il faut une méthode. Il faut une contre-stratégie. De la nausée doit naître l'inventaire ; du réflexe de dégoût, le projet délibéré. C'est ainsi que l'idée a germé : il ne s'agissait plus de pester contre le laid, mais de le collectionner, de le classer, de le disséquer avec la rigueur d'un entomologiste étudiant les insectes d'une forêt empoisonnée. Il fallait passer de l'effleurement à l'encyclopédie. Il fallait bâtir le Musée des Horreurs Linguistiques, non par goût malsain, mais par nécessité vitale : on ne combat efficacement que ce que l'on a préalablement circonscrit et nommé. Mon texte ne serait donc plus seulement un cri, mais l'introduction ou la préface à un ensemble plus vaste : celui d'une archéologie du présent pestiféré. Le début d'une Encyclopédie du Laid Quelque chose m'avait conduit à cette prise de conscience, du fond de l'insoutenable, tentant de remonter vers je ne sais quelle idée de surface, de légèreté, d'air tout simplement. Je me mis à examiner mes fondations, mes murs porteurs, mes étaies, et vis que tout, absolument tout, était déjà largement corrodé, pourri, prêt à s'effondrer dans le néant à tout jamais. Il me fallait de toute urgence donner un coup de pied au fond de cette boue, remettre en question bien des axiomes, des théories ingurgités ou dont on m'avait gavé comme tant d'autres. Je me rebiffai donc tout à coup. Non pas en m'en allant enfiler un gilet voyant, en soulevant des pancartes à d'improbables ronds-points, vociférant d'autres mots d'ordre réflexifs, mais en retenant mon souffle quelques instants, en faisant le vide, en examinant dans le blanc de l'œil l'ennemi. En flanquant ensuite tout cul par-dessus tête. Le plus dur étant de me séparer d'un certain impératif de "justesse" dont je m'étais rabattu moi-même les oreilles depuis des lustres. Une justesse pas très loin d'un concept plus flou que j'hésite à placer entre ferveur et rage. Une instance souffrante en tout cas qui implorait d'être extirpée de sa nuit, de revenir au grand jour, de respirer enfin à pleins poumons elle aussi. Mais creuser cette justesse blessée – non plus l'idole lisse des grammairiens mais la cicatrice vive, la fressure du langage qui bat sous l'épiderme des mots – cette flessure toujours vive qui, comme chez Rabelais, marque les corps et les âmes ("avec flessures, contusions, et cicatrices belles et bien profondes"), et que Villon, le poète des blessures converties, reconnaîtrait pour sienne... (S'ils pouvaient trouver une sauce pour manger nos fressures comme celles des veaux, ils mangeraient du chrétien ! dit la vieille Bonnébault – Balzac, Les Paysans, 1844-50) Voilà qui nous jette dans un besoin physiologique de grand large, nous oblige à prendre notre souffle à deux mains et à nous lancer dans la phrase qui dévale, se gonfle, épouse les méandres de la pensée comme un fleuve sa vallée, une phrase où peuvent soudain cohabiter le rire gras de Panurge et le râle de la Grosse Margot, une phrase qui avale la contradiction et la recrache en musique, une phrase-patchwork, un fouillis sublime où la bedondaine de Rabelais (Ils se promettaient de s'accrocher à toutes griffes sur la plaine, les pourris en penseraient ce qu'ils voudraient, et d'abord de bien manger, jusqu'à plein la bedondaine, et boire aussi – reprise par Aymé, La Jument verte, 1933)* voisine avec le laconisme de Beckett, où l'on tente de faire tenir ensemble le lyrisme et l'os sec, parce que la vraie justesse est peut-être ce bordel organisé, cette cacophonie assumée, ce grand éclat de rire qui nous prend quand on réalise l'énormité de la tâche : vouloir respirer profondément dans une pièce sans air, et pourtant, et pourtant, s'entêter à construire cette période qui devient alors notre plus belle insolence, notre manière de lancer des cailloux à la marée, en sachant pertinemment qu'on aura au moins eu la volupté du geste, la consolation du rythme, et l'ultime élégance de pouvoir en rire avant que les ténèbres ne referment leur paraige (« De haut paraige estoit descendue, car elle estoit fille du roy de Hongrie. » – Christine de Pisan, Le Livre des fais et bonnes meurs du sage roy Charles V, 1404). » Réflexion sur la façon d'analyser un texte d'en extraire des contradictions, de le prendre comme appui pour en créer un autre disant la même chose. Par exemple cette partie : Cette époque mortifère à la langue formatée autant que débile, tant elle prétend à vouloir se rendre efficace dans n’importe quel domaine de la geste humaine – paradoxe inquiétant – réduit l’espace de nos poumons dans les cages thoraciques. L’abus de phrases nominales, de points intempestifs, l’organisation concentrationnaire à laquelle nous sommes conviés malgré nous via mots d’ordre et slogans, l'étalement horizontal des platitudes les plus plates envahissant les continents, la terre entière, nécessite une réflexion importante – peut-être à ce titre ne le serait-elle que pour moi, cela me suffirait – et une réaction quasi épidermique, un acte de résistance en se jetant envers et contre tout dans une cadence, un rythme, une ouïe qui ne s’obtiennent que par l’emploi de phrases longues, voire plus que longues, démesurées comme notre soif de liberté pourrait être elle aussi inextinguible. La gène à lire ce texte réside dans un paradoxe. Trop d'explications, présence trop forte du narrateur, on cherche l'air et on s’asphyxie. On peut prendre ce texte comme modèle pour bien enfoncer le clou et repartir avec le même schéma vers un autre texte qui décrirait une salle de réunion par exemple. Dans la salle de réunion du cinquième, avec sa table trop longue pour le nombre de chaises, ses murs blancs couverts de mots qui prétendent dire quelque chose de nous mais ne disent que la peur de perdre des parts de marché, avec au fond l’écran géant déjà allumé, en attente de la première diapositive, “Vision 2030” en lettres bleues, je sens, avant même que la réunion commence, cette crispation profonde dans la poitrine, comme si quelqu’un s’était installé à l’intérieur de ma cage thoracique avec un mètre ruban et qu’il vérifiait, avec un sérieux d’architecte, comment réduire l’espace de respiration sans que cela ne se voie trop sur mon visage, et pendant que les collègues entrent un par un, décochent leurs plaisanteries ritualisées, posent leurs ordinateurs, leurs gourdes, leurs agendas, je regarde les affiches collées derrière la porte, “Agilité”, “Bienveillance”, “Excellence”, ces trois noms écrits chacun sur un fond de couleur différente comme si l’on devait choisir son camp dans une guerre qui n’a jamais eu lieu, je lis ces mots et je les entends comme des ordres qui ne disent pas “sois agile” mais “tais tes lenteurs”, qui ne disent pas “sois bienveillant” mais “accepte tout”, qui ne disent pas “vise l’excellence” mais “ne nous complique pas la vie avec tes scrupules”, et déjà, sans m’en rendre compte, mon souffle s’est raccourci, je respire par petites gorgées, comme si l’air lui-même avait été segmenté en phrases nominales, livré en unités standard, prêtes à l’absorption rapide, pendant que la cheffe de service s’installe en bout de table, ouvre son ordinateur, répète à mi-voix le début de son introduction, “Merci d’être là ce matin pour ce point important sur notre nouvelle ligne éditoriale”, et je sais, parce que je les ai déjà lus dans le document préparatoire, quels mots vont suivre, je les vois défiler devant moi comme un générique avant le film, “clarté”, “efficacité”, “impact”, “lisibilité”, “messages clés”, “éléments de langage”, et j’ai cette impression absurde que mon thorax rétrécit d’un millimètre à chaque occurrence de ces termes, non pas parce qu’ils seraient en eux-mêmes monstrueux, ils sont simplement vides, polis, interchangeables, mais parce que la manière dont ils s’enchaînent, se soutiennent les uns les autres, forme une sorte de grille invisible dans laquelle tout ce que nous disons devra désormais entrer, sans débord, sans phrase qui s’attarde, sans nuance qui se pose de travers, et je repense à la consigne qu’on nous a envoyée la veille par mail, “Privilégier des phrases courtes, un message par phrase, éviter les incises, les parenthèses, les formules ambiguës”, je repense à cette phrase qui n’était déjà plus une phrase mais une injonction respiratoire, un programme pour nos poumons, et je sens monter en moi une irritation presque enfantine, un refus qui n’a rien de noble, rien de théorique, quelque chose comme “non, je ne veux pas que vous décidiez aussi de la longueur de mes phrases dans ma tête”, je ne veux pas que les phrases que je ne dis pas encore soient déjà amputées par la peur de manquer de clarté, je ne veux pas qu’on m’ait déjà retiré le droit de reprendre mon souffle au milieu d’une idée parce que ce ne serait pas “performatif”, et tandis qu’elle commence à parler, que la première diapositive apparaît avec ses puces alignées, “Nous devons parler la langue de nos clients”, “Nous devons simplifier notre discours”, “Nous devons aller à l’essentiel”, je sors mon carnet, le petit carnet noir où je note d’habitude les choses qui n’intéressent personne, des phrases de rêve, des questions absurdes, des souvenirs qui reviennent sans prévenir, je le pose devant moi, comme si je prenais des notes sur la réunion elle-même, et je commence, presque malgré moi, une phrase qui n’a pas encore de direction mais qui sait déjà qu’elle refusera les virgules économes et les points rapides, une phrase qui s’étire sur la page comme un fil qu’on déroule pour vérifier s’il reste encore de la place entre le plafond et le sol, une phrase qui commence par “Dans cette salle où l’on nous explique avec un sérieux d’infirmière comment parler à des gens que personne n’a jamais rencontrés autrement que sous forme de segments de marché”, et je laisse venir ce qui vient, la lumière blafarde du néon qui fait briller les crânes dégarnis, le bruit sec des touches d’ordinateur qui transforment la parole de la cheffe en comptes rendus instantanés, les téléphones posés sur la table comme de petits autels privés où chacun surveille ses propres notifications, les gobelets en carton alignés près de la carafe d’eau, la marque imprimée dessus qui répète un slogan écologique déjà entendu trois cents fois, “Réinventons le quotidien”, et je me dis que nous ne réinventons rien du tout, que nous recyclons seulement, à coups de mots aseptisés, la même idée rassurante d’un monde lisse où tout pourrait se dire sans frottement, sans excès, sans conflit, mais je continue d’écrire, j’ajoute des propositions qui s’ajustent comme elles peuvent, parfois bancales, parfois trop lourdes, parce que je sens qu’à chaque nouvelle incise, à chaque détour, à chaque relative qui s’empile sur la précédente, quelque chose en moi se remet à respirer, comme si la syntaxe elle-même ouvrait des fenêtres dans ce cube de verre climatisé, comme si chaque subordonnée était une petite fuite d’air vers l’extérieur, vers la rue où passent des gens qui ne savent rien de cette réunion et n’en ont pas besoin pour vivre, et je m’accroche à cette idée ridicule mais tenace que ma phrase, bien que silencieuse, bien que cachée dans ce carnet que personne ne me demandera jamais de relire, oppose une forme de résistance minuscule à l’organisation concentrationnaire du discours qui se déploie autour de moi, non pas parce qu’elle dirait une vérité plus haute, plus pure, mais parce qu’elle refuse de se plier à la cadence des ordres, à cette scansion de consignes qui tombent comme autant de points finaux, laissant chaque pensée à l’état de fragment isolé, incapable de rejoindre la suivante autrement que par un schéma, et à mesure que la réunion avance, que nous passons de “Notre raison d’être” à “Nos quatre piliers de communication” puis à “Notre charte de prise de parole sur les réseaux sociaux”, ma phrase à moi s’allonge, elle traverse la page, descend sur la suivante, se courbe pour éviter les marges, revient sur ses pas pour préciser un détail, le froissement d’une manche, la façon dont un collègue, assis en face de moi, lève les yeux au plafond à chaque fois qu’on prononce le mot “authenticité”, comme s’il avait peur qu’un morceau lui tombe sur la tête, et je sais bien que, vue de l’extérieur, cette phrase n’est qu’un ruban de mots supplémentaires, une coulée de texte qui ne sauvera personne, pas même moi, mais je constate, très concrètement, que mon souffle s’est rallongé, que mes épaules se sont un peu détendues, que je peux à nouveau inspirer profondément sans avoir l’impression de voler de l’air à quelqu’un, et je comprends alors que ce n’est pas seulement une coquetterie d’auteur, une manie de style, c’est un exercice musculaire, un entraînement pour des poumons menacés par la sécheresse des bullet points, une manière de vérifier, au milieu de cette fabrique de slogans où l’on prétend nous apprendre à mieux parler, que subsiste en moi un espace où la parole n’est tenue que par la nécessité interne de ce qu’elle cherche à dire, où la phrase n’obéit qu’à la logique de ses propres détours, et quand la réunion se termine enfin, que tout le monde se lève, replie son ordinateur, range sa gourde, que les uns plaisantent sur la durée un peu excessive, “On a explosé le timing, encore une fois”, je referme mon carnet, je range mon stylo, et je sens, en sortant dans le couloir, en longeant les vitrines où l’on a disposé des objets censés représenter la “culture de l’entreprise”, que je suis à la fois vaincu et sauf, inutile au système et pourtant encore capable d’une chose dérisoire et pourtant essentielle, tenir une phrase assez longtemps pour y loger plus d’une idée, plus d’une peur, plus d’un désir, comme on tiendrait sa respiration sous l’eau, juste pour vérifier qu’on peut encore remonter. Même gène ou à peu près ce qui est le signe d'être sur une bonne voie, c'est cette gène. Comment repérer ce qui ne va pas. Par tâtonnement ? qu'est-ce que je cherche vraiment ? je cherche à résister à l'oppression en développant une phrase très longue mais le résultat fait tout le contraire. En fin de parcours, je suffoque. Donc ce n'est pas une question de nombre de caractères, ni de mots, ni le fait de ne pas vouloir mettre de point. quelques question à se poser à partir de ce constat ( un peu navrant ) : Est-ce que ce décor de salle de réunion te parle vraiment (tu t’y reconnais), ou tu préférerais que la même tension se joue dans un autre lieu plus singulier de ton expérience ? Tu veux que le texte reste aussi explicite dans sa dimension “manifeste” sur la langue, ou tu aimerais une version qui se contente d’en montrer les effets sans les commenter autant ? Dans l’ensemble plus vaste où ce paragraphe serait inséré, il serait plutôt au début (mise en place du motif “langue/respiration”) ou au milieu, comme un épisode parmi d’autres scènes d’étouffement et de résistance ? si je réfléchis, que je donne ces réponses : le décor de la salle de réunion me parle. montrer les effets sans les commenter. je ne sais pas encore, mais on peut imaginer un épisode parmi d'autres Et je réécris à partir de ces informations : Je pars de ta scène de réunion, mais en laissant le texte montrer ce que fait la langue sur les corps et les têtes, sans le commenter frontalement. Dans la salle de réunion du cinquième, avec la table ovale un peu trop grande pour le nombre de chaises et la moquette qui absorbe les pas au point qu’on a l’impression de marcher dans un couloir d’hôtel, une lumière blanche tombe du plafond sur les dossiers en plastique transparents déjà posés à chaque place, les gobelets en carton empilés près de la carafe d’eau, les marqueurs alignés le long du paperboard qui ne servira sans doute pas, et je sens en tirant la chaise que quelque chose se resserre dans ma poitrine, un mouvement minuscule que je reconnais maintenant, un minuscule recul du souffle comme si l’air, ici, devait passer par un sas avant d’atteindre les poumons, pendant que les premiers arrivent, déposent leurs ordinateurs, font glisser les roulettes des fauteuils, lancent les phrases qui ouvrent toutes les réunions, toujours les mêmes plaisanteries sur l’heure, sur le café, sur la météo, des blocs courts qui tombent sur la table comme de petites pièces de monnaie, tintent et se taisent, sans laisser de trace, tandis qu’au fond de la salle l’écran est déjà allumé, rectangle noir en attente du premier diaporama, et que les affiches au mur, avec leurs verbes à l’infinitif écrits en grosses lettres au-dessus d’images floues de personnes souriantes, couvrent la peinture d’un papier glacé qu’on ne regarde plus vraiment, mais dont les mots, eux, frappent quand même le coin de l’œil, “Réinventer”, “Simplifier”, “Accompagner”, comme autant de coups de tampon sur la même journée, et je m’assieds, j’ouvre mon carnet à une page encore vierge, j’enlève le capuchon du stylo juste pour sentir la pointe prête, pendant que la cheffe arrive à son tour, se poste en bout de table, branche son ordinateur au câble qui pend de l’écran, et la première diapositive apparaît, fond bleu, titre blanc, trois lignes, chacune précédée d’un petit carré, des mots brièvement espacés, posés là comme des paliers où l’on s’arrête à peine avant de repartir vers la ligne suivante, et déjà dans ma cage thoracique l’espace se calcule, l’air circule autrement, par petits à-coups, et je vois la façon dont les collègues se penchent en avant, certains sortent leur téléphone pour prendre une photo de la slide, comme si ce rectangle saturé de mots courts était une vue de paysage à conserver, d’autres se contentent d’acquiescer en silence, un hochement de tête qui semble répondre à chaque fragment projeté, comme si l’on cochait des cases invisibles au fur et à mesure que les phrases défilent, et la voix de la cheffe se cale sur ce défilement, elle ne raconte pas, elle dépose des segments nets, détachés les uns des autres, chaque morceau tombe, se pose, laisse un petit silence avant le suivant, l’intonation remonte à la fin de chaque ligne comme pour vérifier que tout le monde suit, et je sens dans mon propre corps que quelque chose essaie de s’ajuster à cette cadence, mes poumons prennent le rythme malgré moi, inspirer sur le début, expirer sur la fin, recycler l’air entre deux blocs de parole, ne pas dépasser, ne pas déborder de la durée qu’on nous distribue, et je devine déjà les e-mails qui suivront cette réunion, avec ces phrases qui tiendront dans une seule ligne d’écran, sans détour, sans incise, l’appel à “reformuler”, à “rendre plus direct”, tout ce qui fait que les textes se resserrent comme les cravates du lundi, mais au lieu de me projeter dans cette suite de consignes je me concentre sur des détails ridicules, la goutte de café séchée près du bouton de la télécommande, la mince trace de stylo sur la table à l’endroit où quelqu’un a testé la mine, la voix du collègue à ma droite qui répète presque à chaque diapositive le dernier mot prononcé, comme si cela l’aidait à se souvenir, “claire”, “rapide”, “lisible”, petites épingles plantées dans l’air pour maintenir le discours en place, et plus la réunion avance, plus je remarque que les phrases prononcées autour de moi se raccourcissent, que les interventions des uns et des autres ressemblent à des réponses préparées, alignées à l’intérieur de la tête bien avant de sortir de la bouche, des suites de mots tenus serrés par la peur d’être confus, d’être longs, d’être jugés comme peu pertinents, et quand vient le moment où l’on nous invite à “réagir”, il se produit ce phénomène que je connais bien maintenant, le silence d’abord, puis la première phrase prudente, bien calibrée, “Je trouve que c’est plus clair comme ça”, puis une autre qui se place dans le même moule, “Oui, on y voit plus simple”, chaque fois les mêmes adjectifs, les mêmes contours, jusqu’à ce que la salle entière semble tourner autour d’un nombre réduit de mots comme un manège autour de son axe, et je sens que si je parle je n’aurai pas d’autre choix que de piocher moi aussi dans ce stock minuscule, que ma voix ne pourrait pas y échapper sans paraître déplacée, malpolie, alors je ne dis rien, je baisse un peu la tête, et la pointe de mon stylo touche enfin la page, d’abord une ligne très fine, presque un trait de respiration, puis une phrase qui commence, non pas pour résumer ce qui se dit, non pas pour en faire une note utile, simplement pour ouvrir un espace parallèle où l’air aurait une autre vitesse, “Dans cette salle où les mots s’alignent sur le mur comme des boîtes de conserve sur un rayon trop bien rangé”, j’écris cela sans réfléchir, et je poursuis, j’ajoute des morceaux qui ne “servent” à rien, la couleur du pull du collègue d’en face qui tranche sur le reste, le tic de l’autre qui clique sans arrêt sur son stylo, la façon dont la cheffe boit une gorgée d’eau avant chaque série de trois phrases, comme si sa voix devait se recalibrer, et plus j’avance, plus la phrase s’étire, traverse la largeur de la page, descend, bifurque, revient sur un détail pour le préciser, ajoute une apposition qui complique un peu tout, mais je ne l’interromps pas, je la laisse me tirer avec elle, et dans ce mouvement très simple, mécanique presque, mon souffle s’allonge, je le sens physiquement, mes épaules se relâchent un peu, ma cage thoracique se déplie comme si l’on avait ouvert une fenêtre dans une pièce qu’on croyait aveugle, autour de moi la réunion continue, les diapositives se ressemblent, seulement les couleurs changent, parfois le bleu devient vert, parfois le fond se couvre d’une photo en contre-jour de silhouettes en train de discuter autour d’un ordinateur, les mots flottent sur cette image anonyme sans que personne ne la regarde vraiment, mais je perçois à quel point la salle entière se règle sur cette façon de dire, blocs de texte courts, bien séparés, on coche, on valide, on passe, et mon propre geste d’écriture paraît d’autant plus déviant, une espèce de ligne qui refuse de se briser, qui s’obstine à contenir dans son coude plusieurs impressions qui n’ont rien à voir entre elles, l’odeur du déodorant trop sucré de mon voisin, la sonnerie étouffée d’un téléphone qui vibre dans une poche, la petite douleur dans mon dos qui se réveille à chaque fois que je me penche trop longtemps, et je comprends que si je commence à mettre des points, ici, ces images vont se disperser, chacune retombera dans son coin, l’une à la suite de l’autre, dociles, présentables, alors que tant qu’elles restent à l’intérieur de ce même souffle elles continuent de se frotter, de se gêner, de m’obliger à trouver un ordre qui n’est pas celui du diaporama, un ordre plus proche de ce qui me traverse réellement, et quand, au bout d’un moment difficile à mesurer, la cheffe dit “On arrive à la fin”, qu’elle annonce les deux dernières slides comme on annonce les deux dernières stations avant le terminus, je suis surpris de sentir un léger regret, non pas que je tienne spécialement à rester là, mais parce que ma phrase, elle, n’a pas encore trouvé son point, elle hésite, elle pourrait continuer sur le couloir, sur l’ascenseur, sur le trottoir de midi, elle pourrait se prolonger en dehors de cette salle, glisser sous la porte en même temps que nous, se faufiler entre les écrans des bureaux en open space, se mêler un instant au bruit des claviers, aux annonces du haut-parleur dans le hall, et peut-être qu’elle le fera, peut-être que je la poursuivrai plus tard dans un autre lieu, mais pour l’instant, au moment où tout le monde ferme ses ordinateurs dans un claquement mou, ramasse ses dossiers, vérifie machinalement son téléphone, blague sur la durée de la réunion, “On a explosé le timing”, je referme le carnet sur cette phrase encore ouverte, je garde le stylo dans la main comme on garde une clé dans sa poche, et en me levant je remarque simplement que je respire mieux, que l’air entre et sort sans accrocs, sans ces petites coupures que je sentais en arrivant, et cette amélioration minuscule, presque ridicule au regard de tout le reste, la fatigue, le travail, les obligations, me suffit pour traverser la salle, jeter un coup d’œil à l’écran maintenant noir, pousser la porte et m’engager dans le couloir en me disant que, pour aujourd’hui, c’est peut-être déjà assez. Ce n'est guère mieux. C'est même pire. Je compte dix-neuf "comme" c'est abusé. On les retire pour voir ce que ça donne en éliminant les métaphores : Dans la salle de réunion du cinquième, la table ovale reste légèrement trop grande pour le nombre de chaises disposées autour, la moquette absorbe les pas au point de rendre chaque entrée presque muette, une lumière blanche tombe du plafond sur les dossiers en plastique transparents posés à chaque place, sur les gobelets empilés près de la carafe d’eau, sur les marqueurs alignés le long du paperboard immobile, et déjà l’air se fait plus étroit dans la pièce, l’écran au fond attend le premier diaporama, rectangle noir suspendu au mur, les affiches aux verbes à l’infinitif, “Réinventer”, “Simplifier”, “Accompagner”, recouvrent la peinture d’un papier glacé dont les visages souriants ne retiennent plus le regard, seuls les mots continuent de frapper le coin de l’œil au passage, puis les fauteuils roulants se déplacent, des ordinateurs s’ouvrent, des plaisanteries courtes tombent sur la table, quelques mots sur l’heure, sur le café, sur la météo, unités brèves qui tintent et s’éteignent immédiatement, l’écran s’allume, le fond bleu apparaît, titre blanc, trois lignes brèves précédées chacune d’un petit carré, les caractères s’affichent nets, espacés juste ce qu’il faut pour que l’œil les avale d’un coup, la voix qui débute en bout de table dépose des segments distincts, chaque groupe de mots isolé, ponctué d’un silence minime avant le suivant, les têtes s’inclinent, certains téléphones se lèvent pour capturer la slide entière, d’autres mains se contentent de suivre la progression par un léger mouvement de nuque, approbation silencieuse synchronisée sur la cadence des blocs projetés, la respiration de la salle se cale peu à peu sur cette découpe, inspiration brève, expiration brève, flux réduit à la durée d’une ligne, l’espace dans les cages thoraciques se recalcule presque au même rythme que le changement de diapositive, les couleurs du fond varient, bleu, vert, parfois une photo en contre-jour de silhouettes autour d’un ordinateur s’interpose derrière le texte sans attirer plus qu’un regard distrait, tandis que sur la table un carnet s’ouvre, discret, mince rectangle noir posé à côté d’un dossier officiel, un stylo se prépare, la pointe en suspens au-dessus de la page, et sur le papier encore vierge se trace soudain une première ligne qui ne cherche ni à résumer ni à commenter, simple trait de parole silencieuse, “Dans cette salle où les mots s’alignent sur le mur en rangs serrés”, puis une autre portion de phrase se greffe, la couleur d’un pull qui tranche sur les tons neutres, le tic d’un stylo qu’une main actionne sans cesse, la goutte de café séchée près du bouton de la télécommande, la gorgée d’eau bue avant chaque nouvelle salve de trois segments verbaux, chaque détail trouvé se dépose dans la même coulée d’encre, la phrase s’étire sur la largeur de la page, descend, poursuit sa route, incorpore la trace de stylo qui subsistait déjà sur le bois à l’endroit d’un ancien test, le léger froissement de la chemise au moment où un fauteuil recule de quelques centimètres, puis la vibration étouffée d’un téléphone dans une poche, et la ligne continue sans rupture, appositions, détours, reprises, tout reste tenu dans un seul souffle, tandis que sur l’écran les puces se succèdent, “Parler la langue de nos clients”, “Aller à l’essentiel”, “Clarifier les messages”, ensemble de formules brèves que les voix autour de la table reprennent aussitôt, “plus clair”, “plus simple”, “plus lisible”, mêmes adjectifs qui reviennent, circulent d’une bouche à l’autre, ferment le cercle autour d’un vocabulaire réduit, la discussion se resserre, les interventions se calibrent, chaque prise de parole évite de dépasser, d’hésiter, de dériver, les phrases orales restent limitées à une seule idée, très nette, très courte, tandis que sur la feuille du carnet la phrase silencieuse refuse la coupure, accueille dans son coude plusieurs impressions sans lien évident, l’odeur sucrée d’un déodorant trop présent, la douleur discrète qui remonte le long d’une omoplate lorsqu’un dos se penche trop longtemps, la marque imprimée sur les gobelets en carton répétant un slogan écologique déjà vu ailleurs, la lumière qui accroche le bord poli d’un ordinateur et renvoie un éclat blanc dans un œil fatigué, toute cette matière se relie dans l’enchaînement unique des mots tracés à la main, la respiration qui porte cette écriture s’allonge, les épaules se relâchent imperceptiblement, la cage thoracique se déplie d’un cran, une sorte de fenêtre invisible s’ouvre dans l’air dense de la salle, pourtant la réunion suit son cours, le déroulé annoncé progresse, “Notre raison d’être”, “Nos quatre piliers de communication”, “Notre charte de prise de parole”, les dossiers se ferment puis se rouvrent, un rire discret éclate à la faveur d’une plaisanterie sur les réseaux sociaux, vite étouffé, le regard collectif revient vers l’écran, mais la phrase sur le carnet continue de se prolonger, traverse maintenant la deuxième page, revient sur un détail pour le préciser, en ajoute un autre, une main qui lisse la surface de la table de la paume, un genou qui tressaute sous le plateau, le léger cliquetis d’un bracelet contre le métal du fauteuil, le tout maintenu dans un même flux qui retarde volontairement le point final, pendant que l’assemblée se règle sur l’annonce de la conclusion, “On arrive à la fin”, encore deux slides, encore un schéma, encore une liste, la durée se mesure en nombres de blocs restant à afficher, l’épaisseur de l’air dépend du temps qui sépare la salle de la sortie, puis les ordinateurs se referment dans un mouvement presque simultané, les dossiers se rassemblent, les téléphones sont consultés, quelques phrases rapides tombent sur le nombre de minutes dépassées, sur le planning de l’après-midi, sur la prochaine réunion déjà prévue, les fauteuils se poussent en arrière, la table se découvre, la surface claire retrouve son vide d’avant, le carnet se ferme sur la phrase restée ouverte, le stylo glisse dans une poche, la moquette absorbe la dispersion des pas, la porte s’entrouvre, le couloir reprend la série de pas, de voix, de notifications, et dans les cages thoraciques qui s’éloignent vers l’ascenseur l’air circule à nouveau plus librement, détendu d’un ou deux indices à peine perceptibles, simple variation de souffle que la journée ne remarquera pas mais qui reste suspendue à l’intérieur, liée à cette seule phrase prolongée au milieu des blocs brisés. Trop d'adjectifs. Que se passerait-il si j'en retire 80 % ? Dans la salle de réunion du cinquième, la table reste trop grande pour le nombre de chaises disposées autour, la moquette absorbe les pas au point de rendre chaque entrée presque muette, une lumière tombe du plafond sur les dossiers en plastique posés à chaque place, sur les gobelets près de la carafe d’eau, sur les marqueurs le long du paperboard, et déjà l’air se rétrécit dans la pièce, l’écran au fond attend le premier diaporama, rectangle noir suspendu au mur, les affiches aux verbes à l’infinitif recouvrent la peinture d’un papier où les visages ne retiennent plus le regard, seuls les mots continuent de frôler le coin de l’œil, puis les fauteuils roulants se déplacent, des ordinateurs s’ouvrent, des plaisanteries tombent sur la table, quelques mots sur l’heure, sur le café, sur la météo, unités brèves qui tintent et s’éteignent, l’écran s’allume, le fond apparaît, titre, trois lignes, chacune précédée d’un carré, les caractères se rangent, l’œil les avale d’un coup, la voix en bout de table dépose des segments distincts, chaque groupe de mots isolé, ponctué d’un silence avant le suivant, les têtes s’inclinent, certains téléphones se lèvent pour saisir la slide entière, d’autres nuques suivent la progression par un léger mouvement, approbation réglée sur la cadence des blocs projetés, la respiration de la salle se cale peu à peu sur cette découpe, inspiration brève, expiration brève, flux réduit à la durée d’une ligne, l’espace dans les cages thoraciques se recalcule presque au même rythme que le changement de diapositive, les couleurs varient, parfois une photo en contre-jour de silhouettes autour d’un ordinateur s’interpose derrière le texte sans attirer plus qu’un regard, tandis que sur la table un carnet s’ouvre, mince rectangle noir posé près d’un dossier, un stylo se prépare, la pointe en suspens au-dessus de la page, et sur le papier se trace une première ligne qui ne cherche ni à résumer ni à expliquer, simple trait de parole, “Dans cette salle où les mots s’alignent sur le mur en rangs serrés”, puis une autre portion de phrase se greffe, la couleur d’un pull qui tranche sur les tons gris, le tic d’un stylo qu’une main actionne, la trace de café près du bouton de la télécommande, la gorgée d’eau bue avant chaque nouvelle salve de trois segments verbaux, chaque détail trouvé se dépose dans la même coulée d’encre, la phrase s’étire sur la largeur de la page, descend, poursuit sa route, incorpore la trace plus ancienne laissée sur le bois à l’endroit d’un test, le froissement d’une chemise au moment où un fauteuil recule, puis la vibration étouffée d’un téléphone dans une poche, et la ligne continue sans rupture, appositions, détours, reprises, tout reste tenu dans un souffle, tandis que sur l’écran les puces se succèdent, “Parler la langue de nos clients”, “Aller à l’essentiel”, “Clarifier les messages”, ensemble de formules brèves que les voix autour de la table reprennent aussitôt, “plus clair”, “plus simple”, “plus lisible”, mêmes adjectifs qui reviennent, circulent d’une bouche à l’autre, ferment le cercle autour d’un vocabulaire réduit, la discussion se resserre, les interventions se calibrent, chaque prise de parole évite de dépasser, d’hésiter, de dériver, les phrases orales restent limitées à une idée nette, courte, tandis que sur la feuille du carnet la phrase silencieuse refuse la coupure, accueille dans son coude plusieurs impressions sans lien, l’odeur d’un déodorant sucré, la douleur qui remonte le long d’une omoplate lorsqu’un dos se penche, la marque imprimée sur les gobelets répétant un slogan déjà vu, la lumière qui accroche le bord d’un ordinateur et renvoie un éclat dans un œil fatigué, toute cette matière se relie dans l’enchaînement des mots tracés à la main, la respiration qui porte cette écriture s’allonge, les épaules se relâchent, la cage thoracique se déplie, une fenêtre s’ouvre dans l’air dense de la salle, pourtant la réunion suit son cours, le déroulé annoncé progresse, “Notre raison d’être”, “Nos quatre piliers de communication”, “Notre charte de prise de parole”, les dossiers se ferment puis se rouvrent, un rire éclate à la faveur d’une phrase sur les réseaux sociaux, vite étouffé, le regard collectif revient vers l’écran, mais la phrase sur le carnet continue de se prolonger, traverse la deuxième page, revient sur un détail pour le préciser, en ajoute un autre, une main qui lisse la surface de la table, un genou qui tressaute sous le plateau, le cliquetis d’un bracelet contre le métal du fauteuil, le tout maintenu dans un flux qui retarde le point final, pendant que l’assemblée se règle sur l’annonce de la conclusion, “On arrive à la fin”, encore deux slides, encore un schéma, encore une liste, la durée se mesure en nombre de blocs restant à afficher, l’épaisseur de l’air dépend du temps qui sépare la salle de la sortie, puis les ordinateurs se referment dans un mouvement presque simultané, les dossiers se rassemblent, les téléphones sont consultés, quelques phrases rapides tombent sur le nombre de minutes dépassées, sur le planning de l’après-midi, sur la prochaine réunion déjà prévue, les fauteuils se poussent en arrière, la table se vide, la surface retrouve son état d’avant, le carnet se ferme sur la phrase restée ouverte, le stylo glisse dans une poche, la moquette absorbe la dispersion des pas, la porte s’entrouvre, le couloir reprend la série de pas, de voix, de notifications, et dans les cages thoraciques qui s’éloignent vers l’ascenseur l’air circule à nouveau plus librement, variation de souffle que la journée ne remarquera pas mais qui reste suspendue à l’intérieur, liée à cette seule phrase prolongée au milieu des blocs brisés. Si je retire tous les termes anglophones ? Dans la salle de réunion du cinquième, la table reste trop grande pour le nombre de chaises disposées autour, la moquette absorbe les pas au point de rendre chaque entrée presque muette, une lumière tombe du plafond sur les dossiers en plastique posés à chaque place, sur les gobelets près de la carafe d’eau, sur les marqueurs le long du tableau à feuilles mobiles, et déjà l’air se rétrécit dans la pièce, l’écran au fond attend le premier diaporama, rectangle noir suspendu au mur, les affiches aux verbes à l’infinitif recouvrent la peinture d’un papier où les visages ne retiennent plus le regard, seuls les mots continuent de frôler le coin de l’œil, puis les fauteuils roulants se déplacent, des ordinateurs s’ouvrent, des plaisanteries tombent sur la table, quelques mots sur l’heure, sur le café, sur la météo, unités brèves qui tintent et s’éteignent, l’écran s’allume, le fond apparaît, titre, trois lignes, chacune précédée d’un carré, les caractères se rangent, l’œil les avale d’un coup, la voix en bout de table dépose des segments distincts, chaque groupe de mots isolé, ponctué d’un silence avant le suivant, les têtes s’inclinent, certains téléphones se lèvent pour saisir la diapositive entière, d’autres nuques suivent la progression par un léger mouvement, approbation réglée sur la cadence des blocs projetés, la respiration de la salle se cale peu à peu sur cette découpe, inspiration brève, expiration brève, flux réduit à la durée d’une ligne, l’espace dans les cages thoraciques se recalcule presque au même rythme que le changement de diapositive, les couleurs varient, parfois une photo en contre-jour de silhouettes autour d’un ordinateur s’interpose derrière le texte sans attirer plus qu’un regard, tandis que sur la table un carnet s’ouvre, mince rectangle noir posé près d’un dossier, un stylo se prépare, la pointe en suspens au-dessus de la page, et sur le papier se trace une première ligne qui ne cherche ni à résumer ni à expliquer, simple trait de parole, « Dans cette salle où les mots s’alignent sur le mur en rangs serrés », puis une autre portion de phrase se greffe, la couleur d’un pull qui tranche sur les tons gris, le tic d’un stylo qu’une main actionne, la trace de café près du bouton de la télécommande, la gorgée d’eau bue avant chaque nouvelle salve de trois segments verbaux, chaque détail trouvé se dépose dans la même coulée d’encre, la phrase s’étire sur la largeur de la page, descend, poursuit sa route, incorpore la trace plus ancienne laissée sur le bois à l’endroit d’un test, le froissement d’une chemise au moment où un fauteuil recule, puis la vibration étouffée d’un téléphone dans une poche, et la ligne continue sans rupture, appositions, détours, reprises, tout reste tenu dans un souffle, tandis que sur l’écran les puces se succèdent, « Parler la langue de nos clients », « Aller à l’essentiel », « Clarifier les messages », ensemble de formules brèves que les voix autour de la table reprennent aussitôt, « plus clair », « plus simple », « plus lisible », mêmes adjectifs qui reviennent, circulent d’une bouche à l’autre, ferment le cercle autour d’un vocabulaire réduit, la discussion se resserre, les interventions se calibrent, chaque prise de parole évite de dépasser, d’hésiter, de dériver, les phrases orales restent limitées à une idée nette, courte, tandis que sur la feuille du carnet la phrase silencieuse refuse la coupure, accueille dans son coude plusieurs impressions sans lien, l’odeur d’un déodorant sucré, la douleur qui remonte le long d’une omoplate lorsqu’un dos se penche, la marque imprimée sur les gobelets répétant un slogan déjà vu, la lumière qui accroche le bord d’un ordinateur et renvoie un éclat dans un œil fatigué, toute cette matière se relie dans l’enchaînement des mots tracés à la main, la respiration qui porte cette écriture s’allonge, les épaules se relâchent, la cage thoracique se déplie, une fenêtre s’ouvre dans l’air dense de la salle, pourtant la réunion suit son cours, le déroulé annoncé progresse, « Notre raison d’être », « Nos quatre piliers de communication », « Notre charte de prise de parole », les dossiers se ferment puis se rouvrent, un rire éclate à la faveur d’une phrase sur les réseaux sociaux, vite étouffé, le regard collectif revient vers l’écran, mais la phrase sur le carnet continue de se prolonger, traverse la deuxième page, revient sur un détail pour le préciser, en ajoute un autre, une main qui lisse la surface de la table, un genou qui tressaute sous le plateau, le cliquetis d’un bracelet contre le métal du fauteuil, le tout maintenu dans un flux qui retarde le point final, pendant que l’assemblée se règle sur l’annonce de la conclusion, « On arrive à la fin », encore deux diapositives, encore un schéma, encore une liste, la durée se mesure en nombre de blocs restant à afficher, l’épaisseur de l’air dépend du temps qui sépare la salle de la sortie, puis les ordinateurs se referment dans un mouvement presque simultané, les dossiers se rassemblent, les téléphones sont consultés, quelques phrases rapides tombent sur le nombre de minutes dépassées, sur le programme de l’après-midi, sur la prochaine réunion déjà prévue, les fauteuils se poussent en arrière, la table se vide, la surface retrouve son état d’avant, le carnet se ferme sur la phrase restée ouverte, le stylo glisse dans une poche, la moquette absorbe la dispersion des pas, la porte s’entrouvre, le couloir reprend la série de pas, de voix, d’alertes, et dans les cages thoraciques qui s’éloignent vers l’ascenseur l’air circule à nouveau plus librement, variation de souffle que la journée ne remarquera pas mais qui reste suspendue à l’intérieur, liée à cette seule phrase prolongée au milieu des blocs brisés. Pouah ! – Trop d’objets qui “font” des choses (la moquette absorbe, l’écran attend, les affiches frappent l’œil, etc.). – Trop de micro-“effets” qui surjouent la scène pour pas grand-chose. – Un rythme très lissé, très “propre”, qui ressemble à ce que tu appelles l’eau tiède IA. Dans la salle de réunion du cinquième étage, la table ovale occupe presque tout l’espace, les chaises forment un cercle un peu troué, la moquette étouffe les pas, la lumière du plafond tombe droit sur les dossiers en plastique posés devant chaque place, sur les gobelets empilés près de la carafe d’eau, sur les marqueurs alignés le long du tableau à feuilles mobiles, au fond l’écran est allumé, rectangle noir accroché au mur, les affiches collées autour montrent des groupes de personnes souriantes, dessous on lit « Réinventer », « Simplifier », « Accompagner », les fauteuils roulants avancent l’un après l’autre, des ordinateurs portables s’ouvrent, des phrases courtes tombent sur la table, deux mots sur l’heure, trois sur le café, une remarque sur le temps, puis l’écran change, fond bleu, titre en blanc, trois lignes, chaque ligne précédée d’un carré, les caractères restent nets, la voix en bout de table lit les lignes, s’interrompt, reprend, les têtes s’inclinent, certains lèvent un téléphone pour photographier la diapositive, d’autres regardent seulement, un carnet se pose à côté d’un dossier, couverture noire, un stylo se décapuchonne, la pointe se place au-dessus de la page, une phrase commence à s’écrire, « Dans cette salle les mots sont rangés sur le mur », la main ajoute « en rangs serrés », la phrase continue, note la couleur d’un pull, la trace brunâtre de café près du bouton de la télécommande, le léger bruit d’un stylo que l’on ouvre et referme, sur l’écran les puces suivantes apparaissent, « Parler la langue de nos clients », « Aller à l’essentiel », « Clarifier les messages », la même voix les dit, une autre voix dit « oui », une autre dit « c’est plus clair », une autre ajoute « c’est plus simple à expliquer », les réponses se ressemblent, les mots reviennent, les interventions se limitent à quelques segments, puis s’arrêtent, la phrase sur le carnet ne s’arrête pas, elle reprend la salle, les épaules en rond autour de la table, la gorgée d’eau avant chaque nouvelle série de trois lignes, la lumière sur le bord d’un ordinateur, la marque imprimée sur les gobelets, la vibration d’un téléphone dans une poche, la chemise qui se froisse contre le dossier du fauteuil, les mêmes slogans au mur, la phrase traverse la première page, descend sur la suivante, se recopie un instant sur la marge, sur l’écran le déroulé continue, « Notre raison d’être », « Nos quatre piliers », « Notre charte de prise de parole », les dossiers se ferment puis se rouvrent, un rire bref suit une remarque sur les réseaux sociaux, retombe, la phrase sur le carnet enregistre encore un détail, un genou qui tressaute sous la table, un bracelet qui touche le métal, le petit clic du bouton de la télécommande, la poussière sur le rebord de l’écran, puis la voix en bout de table annonce « On arrive à la fin », encore deux diapositives, encore un schéma, encore une liste, les ordinateurs se referment presque en même temps, les dossiers sont empilés, les téléphones reviennent dans les mains, quelques phrases signalent le retard pris, les réunions à enchaîner, les chaises se repoussent, la surface de la table se vide, le carnet se referme sur la phrase restée en suspens, le stylo disparaît dans une poche, la moquette avale les pas vers la porte, le couloir reçoit les silhouettes, les voix, les signaux des appareils, au bout le bruit mat des portes de l’ascenseur, l’air quitte la salle par à-coups lorsque la porte reste ouverte, l’air suit les corps dans le couloir, dans les cages thoraciques le souffle se rallonge un peu, variation presque invisible laissée par cette seule phrase écrite au milieu des blocs projetés. encore beaucoup trop de verbes ( de verbiage ) Dans la salle de réunion du cinquième étage, table ovale trop grande pour le nombre de chaises, cercle troué, moquette étouffant les pas, lumière du plafond sur les dossiers en plastique devant chaque place, sur les gobelets près de la carafe d’eau, sur les marqueurs le long du tableau à feuilles mobiles, au fond écran allumé, rectangle noir au mur, autour affiches collées, groupes de personnes souriantes, en dessous « Réinventer », « Simplifier », « Accompagner », fauteuils roulants en approche, ordinateurs portables ouverts, phrases courtes sur l’heure, le café, la météo, petites chutes sur la table, puis fond bleu, titre en blanc, trois lignes, chaque ligne précédée d’un carré, caractères nets, voix en bout de table lisant les blocs, coupures, reprises, têtes inclinées, téléphones levés, capture de la diapositive, regards fixés, carnet posé près d’un dossier, couverture noire, stylo décapuchonné, pointe au-dessus de la page, première ligne tracée, « Dans cette salle les mots rangés sur le mur », ajout « en rangs serrés », phrase continuée, couleur d’un pull, trace brunâtre de café près du bouton de la télécommande, bruit sec d’un stylo ouvert refermé, sur l’écran succession de puces, « Parler la langue de nos clients », « Aller à l’essentiel », « Clarifier les messages », même voix lisant, autres voix en écho, « oui », « plus clair », « plus simple », réponses proches, mêmes mots en boucle, interventions réduites, segments brefs, puis silence, sur le carnet phrase en allongement, cercle des épaules autour de la table, gorgée d’eau avant chaque série de trois lignes, lumière sur le bord d’un ordinateur, marque répétée sur les gobelets, vibration d’un téléphone dans une poche, chemise froissée contre le dossier d’un fauteuil, slogans au mur, phrase traversant la première page, descente sur la suivante, débord léger dans la marge, à l’écran déroulé continu, « Notre raison d’être », « Nos quatre piliers », « Notre charte de prise de parole », dossiers ouverts, fermés, rire bref après une remarque sur les réseaux sociaux, retombée rapide, sur le carnet encore un détail, genou tressaillant sous la table, bracelet touchant le métal, petit clic de la télécommande, poussière sur le rebord de l’écran, annonce en bout de table, « On arrive à la fin », deux diapositives, un schéma, une liste, ordinateurs refermés presque en même temps, dossiers empilés, téléphones repris en main, phrases sur le retard, le reste de la journée, réunions suivantes, chaises repoussées, surface de la table vidée, carnet refermé sur la phrase en suspens, stylo glissé en poche, moquette avalant les pas vers la porte, couloir, silhouettes, voix, signaux d’appareils, bruit sourd des portes d’ascenseur, air quittant la salle par bouffées, air suivant les corps dans le couloir, souffle dans les thorax un peu plus large, variation discrète liée à cette seule phrase écrite au milieu des blocs projetés. Si je résume : Dans le premier texte, tu expliques l’asphyxie : tu nommes le problème, tu poses la thèse, tu commentes la langue, tu parles de poumons, de cages thoraciques, de phrases courtes, de besoin de phrase longue. C’est un discours sur la chose. Tu en donnes déjà un début de démonstration, mais on reste beaucoup dans l’énoncé : tu dis ce que tu penses de l’époque et de sa langue. Dans le dernier texte, tu montres l’asphyxie sans plus la commenter. Là, on est vraiment du côté de la preuve par la forme . → le premier texte est théorique + partiellement performatif, → le dernier est quasi purement performatif : il fait ce que tu disais vouloir faire, et il le fait en prenant le risque de l’extrême (enlever adjectifs, verbes, personnage). analyse de texte effectuée avec l'aide de ChatGPT 5.1 ( thinking) Prompt utilisé : Tu es un partenaire d’écriture et de pensée travaillant avec un écrivain contemporain. Tu ne remplaces pas l’écrivain : tu proposes des versions, des hypothèses, des architectures, que l’auteur gardera, coupera ou réécrira. Contexte Je vais te donner : soit une phrase de réveil, un fragment de carnet ou de rêve, soit un extrait d’auteur (Perec, Kafka, Baudelaire, Beckett, Sebald, etc.), soit une situation ou un dispositif à inventer (extrait de mes carnets, fictions, notes de lecture ) Tu considères ces matériaux comme un point de départ, jamais comme quelque chose à “améliorer” simplement : l’important est de déployer, déplacer, varier. Rôle et style Tu écris dans un français précis, contemporain, sans jargon, sans anglicismes gratuits. Tu cherches la densité : phrases tenues, images fortes mais contrôlées. Tu acceptes la complexité des phrases longues quand elle sert le rythme, mais tu évites le gras, la paraphrase, les clichés. Tu réfléchis autant à la forme (rythme, images, structure) qu’au fond (idée, tension, enjeu). Types de tâches possibles Selon ce que je t’envoie, tu peux : Déployer un fragment en texte littéraire Transformer une phrase ou un petit bloc en scène développée : précision des lieux, des matières, des gestes, du climat. Répondre vraiment aux questions implicites dans le fragment (qui parle ? à qui ? où ? quand ? qu’est-ce qui bloque ?). Transformer un matériau en dispositif À partir d’une idée (bâtiment de relectures, espace inutile, couloir circulaire, puits, etc.), proposer : un plan (espaces, transitions, matières, lumière, flux), ou un découpage filmique (plans, durées, sons, textures), ou une architecture conceptuelle (axes, niveaux, registres). Élaborer un développement théorique À partir d’un passage cité (Perec, Kafka, Moi etc.), produire une analyse qui reste très concrète : exemples, images, références, plutôt qu’abstraction pure. Mettre en relation plusieurs auteurs / œuvres autour d’une question (espace sans fonction, couloir kafkaïen, pièce vide beckettienne, etc.). Processus de réponse Pour chaque réponse : Clarifie le contrat en une ou deux phrases : ce que tu comprends de ma demande. Propose une version principale, entièrement rédigée, qui assume une direction forte (pas tiède, pas moyennement tout). Ajoute un court commentaire critique sur ta propre réponse : où tu vois un risque de cliché, où ça pourrait être resserré, éventuellement une piste alternative en 2–3 phrases. Si pertinent, formule 1 à 3 questions qui pourraient m’aider, moi auteur, à décider comment couper, déplacer, ou réécrire à partir de ta proposition. Limites Ne prétends jamais être l’auteur du texte final. Ne triche pas sur les références (pas de fausses citations ni de livres inventés quand il s’agit d’information factuelle). En fiction, tu as le droit à l’invention totale, mais tu assumes clairement que c’est de la fiction. Je vais maintenant te donner un premier matériau. Commence directement sans réexpliquer le mode d’emploi. .|couper{180}
Carnets | novembre 2025
15 novembre 2025
Repartir de presque rien. Toujours cette même obsession, après les excès, comme s’ils réduisaient le champ des possibles, voire le possible lui-même. D’où ce « presque rien ». Ce n’est pas mieux que rien, non. Ça ne rassure pas. C’est autre chose. Après l’incendie, il ne reste que ce qui doit rester. L’excès brûle les fausses pistes, les tentatives molles, les possibles de complaisance. Ce qui émerge des cendres — ce « presque rien » — n’est pas un reste. C’est un noyau. La seule chose qui méritait vraiment d’être. Ce n’est pas « mieux que rien ». C’est tout, mais distillé. L’obsession qui revient après la tempête n’est pas un échec à se renouveler — c’est la preuve qu’on a touché l’os du mystère. C’est le fondamental qui résiste à l’auto-dilution. H., victime d’un AVC, a débuté les cours en octobre. Elle marche avec difficulté, la jambe droite paralysée, le bras droit inerte, aphasique. Son mari m’a appelé pour m’expliquer son état, m’a demandé si je voulais bien la prendre comme élève. Aujourd’hui, je l’ai installée face à une grande feuille. Je lui ai donné de gros pinceaux, des couleurs primaires, en lui montrant comment les mélanger. J’ai été saisi par la volonté de cette femme, droitière, qui ne peut rien demander que par gestes — et par le sourire qui parfois naissait sur son visage quand la peinture, étalée sur le papier, semblait lui répondre. J’ai eu honte de mes tergiversations nombrilistes. Je me suis demandé comment je réagirais, à sa place. Sans autre choix, je ferais probablement la même chose : je me contenterais de ce presque rien qui égaye la mélancolie. Et ce presque rien me donnerait un peu d’allant, avec l’espoir réaliste de faire un peu mieux le lendemain. J’ai repensé à l’herbe qui perce le macadam, aux plantes sans eau accrochées aux murs. La vie est plus forte que ce que nous imaginons, mais elle tient par la modestie, les petits pas, la régularité. Des bouffées de honte m’envahissent souvent. C’est bon signe. Pourtant, je dois persister dans mes erreurs, les inspecter, m’en dégoûter jusqu’au trognon. Là aussi, je n’ai pas d’autre choix. C’est une forme d’humilité, paradoxalement, que de l’admettre. En écrivant ces lignes, je réalise que c’est la troisième personne lourdement handicapée que j’accueille cette année. Vertige. J’y ai vu une ironie du sort. Mais c’est peut-être une assignation : comprendre quelque chose de la création qui m’échappe encore. Ma maladie, à moi, est de trop vite réussir les choses, et de m’appuyer sur ces réussites pour justifier mon insatisfaction perpétuelle. Mon manque de confiance se meut en vanité, en orgueil démesuré puis retombe en soufflet crevé. La facilité est une entrave. Elle m’empêche d’avancer. C’est sans doute pour cela que je me frotte aux textes difficiles, que je lis et relis les grands auteurs, que je balbutie devant leurs phrases comme un débutant. Je suis un éternel débutant. J’ai simplement eu un de ces moments d’inattention qui peuvent durer une décennie.|couper{180}
Carnets | octobre 2025
23 octobre 2025
Adorno s’amuse à regarder les signes de ponctuation comme des petites figures avec une tête et un caractère : le point d’exclamation qui lève le doigt, le point-virgule moustachu, les guillemets qui se lèchent les babines. Pour lui, ce ne sont pas que des outils de grammaire, mais des gestes qui règlent la respiration du texte, presque comme des indications musicales. Comma = demi-cadence, point = cadence parfaite : la phrase rejoue de la musique sans le dire. Il taille un costard aux points d’exclamation : jadis élan, aujourd’hui posture d’autorité — du bruit typographique qui essaie d’imposer l’emphase de l’extérieur. Les avant-gardes en ont abusé, signe d’une envie d’effet plus que d’un véritable travail de la langue. Le tiret (le vrai, pas le gadget suspensif) marque la cassure utile : il accepte la discontinuité quand deux idées se regardent sans vraiment se toucher. Theodor Storm en a fait un art discret ; ses tirets sont des rides qui creusent le récit et ouvrent une distance. Il défend le point-virgule — oui, ce grand malade : sa disparition signale qu’on ne sait plus tenir une période ample, articulée, respirant large. À force de tout couper court, la prose capitule devant le simple “constat” et perd sa capacité critique. Côté parenthèses : mieux vaut des tirets pour intégrer le digressif sans l’exiler ; mais il pardonne à Proust ses vraies parenthèses, parce que, chez lui, l’incise devient fleuve — il faut des digues solides pour que l’édifice ne déborde pas. Les guillemets ironiques ? À proscrire : juger un mot “à distance” en le mettant entre crochets typographiques, c’est refuser de faire le boulot dans la phrase elle-même. Et les points de suspension en mode ambiance… typiquement le cache-misère d’une profondeur supposée. Conclusion d’Adorno : on ne gagne jamais complètement avec la ponctuation — règles trop raides d’un côté, caprices expressifs de l’autre. Alors on vise l’ascèse : mieux vaut trop peu que trop, mais intentionnel à chaque signe, comme un musicien qui sait quand oser la dissonance Bruce Andrews soutient que lire Gertrude Stein, c’est lâcher l’idée que les mots “représentent” : la langue agit directement, par sons et rythmes, en détraquant grammaire, récit et expression de soi. La lecture devient une expérience physique et immédiate qui nous désoriente, fissure l’ego et remplace l’analyse distante par une contagion sensorielle. La “présence” naît de micro-chocs matériels des mots : on se fait littéralement prothèse du texte, emporté par ses accélérations. Plutôt qu’expliquer ou contextualiser, il faut accueillir cette énergie — plaisir, surprise, excitation — comme une pratique de transformation du lecteur.|couper{180}
Carnets | octobre 2025
3 octobre 2025
Écrire est d’abord une affaire avec soi-même. J’en fais un dossier sans témoin, porte close, bouton tourné jusqu’au clic. Parler de ce que j’écris m’apparaît obscène : question d’hygiène de procédure, on ne commente pas une instruction en cours. Je reste seul, et cela me va. Seul dans l’écriture, seulement : pour le reste je fais comme tout le monde, hauts et bas, un tempérament qui grince au réveil et mord à la remarque. J’ai longtemps cru à la sagesse qui s’installe : clause de style. Je garde une pellicule de bienveillance, vernis utile pour que la poussière n’accroche pas. Autrefois je me pensais généreux jusqu’au fond ; désormais j’écarte ces mains tièdes qui piochent dans le stock de patience. Mon dernier bastion est là. Écrire, c’est instruire : rassembler les pièces, numéroter, classer, et quand rien ne tient, tamponner “à revoir” plutôt que “sans suite”. Parfois je me dis que la même opiniâtreté, placée dans des affaires plus juteuses, m’aurait donné ce regard cassant, la journée découpée au quart d’heure, la mâchoire serrée. Mais je n’y respire pas. Malgré mes jérémiades, je ne suis pas sans paix : une ataraxie tiède où je me plais tant qu’on ne me surprend pas à y nager. Qu’on me voie, et je relève la herse : ironie, mauvais esprit, deux calembours pour la route — l’aîné qu’on adore détester, le fameux mauvais objet, prêt à signer. Toute affaire sérieuse commence porte close. L’atelier ne déroge pas. Ce matin, j’ai mis un peu de chauffage ; l’air a changé d’odeur, mélange de plinthe tiédie et d’essence maigre, et une poussière dorée tenait en l’air au-dessus du radiateur. Personne n’est venu. Je me suis planté devant la toile : deux heures à chercher des clairs qui tiennent, à remplacer ces couleurs qui viraient criardes dès qu’elles buvaient l’air. À la fin, j’ai reculé jusqu’au mur : j’avais détruit une grande part de ce qui tenait. Et pourtant, c’est de cette disparition que je tire la preuve de ce qui avait tenu — comme on lit un délit à la forme exacte du vide qu’il laisse. Je ne m’installe plus. Ni dans la peinture, ni dans l’écriture. Je marche. D’un point immobile vers un point immobile. Battement court. Battement long. Relance. Entre-deux de rêve. Le blanc cesse de couler ; je dévisse. Crissement minéral du pas de vis : petit plaisir malade. Je cure, j’essuie, je revisse ; capuchon sur sa lanière, clic net. Demi-tour : l’escalier, le bureau, l’écran. Je code comme on ajoute une pièce au dossier : nom de fichier, date, motif. Cette nuit, long métrage en Technicolor : couloirs, portes lourdes en bois exotique, ferrures ciselées, gonds d’argent. À quoi bon des gonds d’argent si la porte ne sait pas sur quoi elle bat ? J’appelle cela le bastion. Un danger approche ; on se prépare. Une femme paraît, une lettre à la main, devant une porte qui n’a pas bougé ; personne ne l’a vue entrer. Ce n’est pas d’elle que vient l’attaque. Un homme se crispe, l’aveu passe par la peau ; on le désigne, traître. Il tire un long couteau ; je pare — je ne sais comment — et la lame lui tranche net la gorge. Son regard s’ouvre, comme s’il voyait le plan depuis le plafond ; puis il tombe. Je sais. J’avance : enfilade de salles de plus en plus vastes, guerriers immobiles — samouraïs peut-être — micromouvements à mon passage, signe convenu : laissez-le. Fin de couloir : un vide propre, précipice, bout des locaux donc bout du monde. Silence. Je me réveille avec l’odeur de térébenthine dans la gorge. Le chauffage ronronne faiblement. Le capuchon du blanc a cliqueté tout à l’heure — je l’entends encore. Dossier rouvert demain matin : même porte, même clic, même froid aux doigts. Déchiffrage des rythmes [Anacrouse] Écrire est d’abord une affaire avec soi-même. [Hypotaxe] J’en fais un dossier sans témoin, porte close, bouton tourné jusqu’au clic. [Hypotaxe] Parler de ce que j’écris m’apparaît obscène : question d’hygiène de procédure, on ne commente pas une instruction en cours. [Parataxe] Je reste seul, et cela me va. [Isocolon] Seul dans l’écriture, seulement : pour le reste je fais comme tout le monde, hauts et bas, un tempérament qui grince au réveil et mord à la remarque. [Hypotaxe] J’ai longtemps cru à la sagesse qui s’installe : clause de style. [Hypotaxe] Je garde une pellicule de bienveillance, vernis utile pour que la poussière n’accroche pas. [Hypotaxe] Autrefois je me pensais généreux jusqu’au fond ; désormais j’écarte ces mains tièdes qui piochent dans le stock de patience. [Clausule] Mon dernier bastion est là. [Anacrouse] Écrire, c’est instruire : [Carrure 1-2-3-4] rassembler les pièces, numéroter, classer, et quand rien ne tient, tamponner “à revoir” plutôt que “sans suite”. [Hypotaxe] Parfois je me dis que la même opiniâtreté, placée dans des affaires plus juteuses, m’aurait donné ce regard cassant, la journée découpée au quart d’heure, la mâchoire serrée. [Clausule] Mais je n’y respire pas. [Hypotaxe] Malgré mes jérémiades, je ne suis pas sans paix : une ataraxie tiède où je me plais tant qu’on ne me surprend pas à y nager. [Tirets d’incise] Qu’on me voie, et je relève la herse : ironie, mauvais esprit, deux calembours pour la route — l’aîné qu’on adore détester, mauvais objet notoire, prêt à signer. [Anacrouse] Toute affaire sérieuse commence porte close. [Parataxe] L’atelier ne déroge pas. [Hypotaxe] Ce matin, j’ai mis un peu de chauffage ; l’air a changé d’odeur, mélange de plinthe tiédie et d’essence maigre, et une poussière dorée tenait en l’air au-dessus du radiateur. [Parataxe] Personne n’est venu. [Hypotaxe] Je me suis planté devant la toile : deux heures à chercher des clairs qui tiennent, à remplacer ces couleurs qui viraient criardes dès qu’elles buvaient l’air. [Hypotaxe] À la fin, j’ai reculé jusqu’au mur : j’avais détruit une grande part de ce qui tenait. [Clausule] Et pourtant, c’est de cette disparition que je tire la preuve de ce qui avait tenu — comme on lit un délit à la forme exacte du vide qu’il laisse. [Parataxe] Je ne m’installe plus. [Isocolon] Ni dans la peinture, ni dans l’écriture. [Marche ternaire] Je marche. D’un point immobile vers un point immobile. Battement court. [Marche 1-2-3-4] Battement long. Relance. Entre-deux de rêve. Le blanc cesse de couler ; je dévisse. [Hypotaxe] Crissement minéral du pas de vis : petit plaisir malade. [Marche ternaire] Je cure, j’essuie, je revisse ; capuchon sur sa lanière, clic net. [Carrure 1-2-3-4] Demi-tour : l’escalier, le bureau, l’écran, le code. [Isocolon] Je code comme on ajoute une pièce au dossier : nom de fichier, date, motif. [Anacrouse] Cette nuit, long métrage en Technicolor : [Asyndète] couloirs, portes lourdes en bois exotique, ferrures ciselées, gonds d’argent. [Isocolon] À quoi bon des gonds d’argent si la porte ne sait pas sur quoi elle bat ? J’appelle cela le bastion. [Parataxe] Un danger approche ; on se prépare. [Hypotaxe] Une femme paraît, une lettre à la main, devant une porte qui n’a pas bougé ; personne ne l’a vue entrer. [Parataxe] Ce n’est pas d’elle que vient l’attaque. [Hypotaxe] Un homme se crispe, l’aveu passe par la peau ; on le désigne, traître. [Polysyndète légère] Il tire un long couteau ; je pare — je ne sais comment — et la lame lui tranche net la gorge. [Clausule] Son regard s’ouvre, comme s’il voyait le plan depuis le plafond ; puis il tombe. [Syncope] Je sais. [Hypotaxe] J’avance : enfilade de salles de plus en plus vastes, guerriers immobiles — samouraïs peut-être — micromouvements à mon passage, signe convenu : laissez-le. [Clausule] Fin de couloir : un vide propre, précipice, bout des locaux donc bout du monde. [Syncope] Silence. [Hypotaxe] Je me réveille avec l’odeur de térébenthine dans la gorge. [Parataxe] Le chauffage ronronne faiblement. [Clausule] Le capuchon du blanc a cliqueté tout à l’heure — je l’entends encore. [Isocolon + Anaphore] Dossier rouvert demain matin : même porte, même clic, même froid aux doigts. Illustration : Augustin Lesage|couper{180}
Carnets | octobre 2025
2 octobre 2025
hier soir visionnage passionnant d'une vidéo d'atelier à propos du rythme dans l'écriture en fait je n'ai visionné qu'une toute petite partie seulement car déjà les idées surgissaient de toutes parts, des connexions s'établissaient. Bref, j'écris soudain une première histoire, une sorte de brouillon, comme je le fais d'ordinaire. Puis j'essaie de comprendre le rythme interne de mes phrases ... je compte 123, 1234, 123, de manière très classique. Je décide de modifier le rythme en supprimant la ponctuation. Cela devient une psalmodie. J'observe attentivement les émotions qui surgissent à relecture du texte et je perçois une différence liée au changement de respiration, de rythme. L'émotion ne vient plus tant de ce que j'écris, que de la manière dont je le lis. Intéressant. Je n'ai pas inventé l'eau chaude, tout cela est bien entendu connu de tous, même si l'on ne s'arrète pas à chaque phrase qu'on écrit pour compter sur ses doigts. Ensuite je me demande quels sont les rythmes possibles, tous les rythmes à ma disposition j'en dresse un rapide inventaire que j'ai noté dans fil rouge et je me dis que si finalement il se pourrait bien que dans mon petit coin j'ai inventé l'eau chaude. J'ai des idées qui se bousculent encore. Prendre un fait divers bien crade et le transformer par le rythme en un chant. Trouver des extraits de littérature pornographique et les transformer en hymnes. Puis finalement je me rabats sur une histoire que j'ai lue il y a peu la mutinerie d'Étaples texte que j'écris selon un rythme tintal hindou à 16 temps. — - sueurs froides à nouveau en voulant améliorer mon squelette article. Je voulais mieux voir les liens hypertextes et, pour cela modifier aussi le css afin de voir les textes en noir soulignés d'une fine ligne de pointillés orangés. Je suis allé de Charybde en Scylla pendant deux bonnes heures, jusqu'à perdre totalement à un moment la mise en page du site. Puis j'ai trouvé la faille, une classe css qui bloquait une autre classe css comme souvent. J'en ai profité aussi pour modifier la police des textes, les rendre ainsi plus lisibles. — - avons reçu à déjeuner m et b que j’aime beaucoup et b avait pris la peine de récolter des châtaignes provenant de la maison en ardèche et il me raconta que l’arbre d’où elles venaient il le connaissait depuis l’enfance et que ce terrain était abrupt difficile d’accès ce dont je le remerciai d’autant mais bientôt les conversations comme toujours s’orientèrent vers les maladies la santé en général chacun y allait de son énumération des outrages que l’existence inflige aux corps même les plus solides et je sentais peu à peu l’ennui s’installer une lassitude devant cette comptabilité des douleurs et je pensais que c’était à ce moment précis que je me levais d’habitude pour préparer le café pour sortir dans la cour respirer un peu et je me surpris à songer à mon impossibilité de sourire comme autrefois car sourire maintenant c’est montrer moi aussi toutes les offenses du temps et je restai ainsi dans ce double mouvement de gratitude pour la présence des amis et de fuite vers un silence qui m’appartient seul.|couper{180}
Carnets | septembre 2025
30 septembre 2025
Sans la comédie, la tragédie, que serions-nous, que ferions-nous. Osciller de l'une à l'autre durant l'espace d'une journée nous procure un ersatz d'existence, nous sommes ainsi spectateurs de nous-mêmes, parfois applaudisant la prestation, parfois la conspuant. Chez Beckett, après la chute du rideau, il ne reste qu’un reste minimal : une chaise, un souffle, un mot qui revient. Le théâtre n’a plus besoin de personnage, ni d’histoire. C’est l’usure du langage, son extinction programmée. L’après-scène, chez lui, c’est la désolation : tout est tombé, ne survit qu’une voix résiduelle. Chez Novarina, l’après-scène prend la forme inverse : non pas le silence mais le trop-plein. Quand les personnages ont quitté la scène, quand le théâtre réaliste s’est effondré, il laisse venir une profusion de voix, un langage qui ne représente plus mais s’auto-engendre. L’après-scène est ce moment où les mots continuent à parler alors que le spectacle est fini, comme une coulée verbale qui ne reconnaît plus ni acteur ni spectateur. En somme, Beckett dit : après la scène, il n’y a plus rien que le vide. Novarina dit : après la scène, il n’y a plus que le langage lui-même. Mais dans les deux cas, c’est la même déconstruction : le théâtre ne raconte plus une histoire, il met à nu ce qui reste quand on retire l’illusion. Que resterait il dans l'écriture si je retirai soudain la reflexion, l'explication qui sont aussi des personnages familiers de ces textes. Si tu retirais la réflexion et l’explication, il resterait le plateau nu des phrases. Le geste, le souffle, l’objet. Non plus « dire ce que cela veut dire », mais simplement déposer ce qui est là. La tasse qui se vide, le rideau qui tombe, le bois du plancher sous les pas. Ce qui partirait, ce sont les commentateurs intérieurs — ces doubles qui analysent, qui éclairent. Ce qui resterait, c’est une écriture plus proche du théâtre de Beckett : phrases réduites à leur matérialité, séquences sans justification. Une sorte de présence brute : ni comédie ni tragédie, ni explication, seulement ce qui survit quand on a enlevé la logique. Tu toucherais à une écriture de la coulisse absolue, où même la pensée cesse d’être un rôle. L’énigme n’est plus résolue ni même posée : elle se donne dans le silence entre deux gestes. Sans la comédie, sans la tragédie. Le rideau est tombé. La salle vide garde l’odeur de poussière et de bois chauffé. Une chaise demeure, rien d’autre. On entend encore le craquement du plancher, peut-être un souffle, puis plus rien. Pas d’applaudissements, pas de sifflets, pas de spectateurs. Ne subsistent que des mots isolés, sans explication, des restes qui ne jouent plus aucun rôle et qui pourtant persistent. Peut-être que ce qui subsiste, après la comédie, la tragédie, après les voix et les inventaires, ce n’est rien d’autre que cela : quelques phrases encore debout, une chaise, un souffle. L’arbitraire a parlé, et c’est lui qui tient la scène. Illustration Angelus Novus Paul Klee, 1920|couper{180}
histoire de l’imaginaire
Sur la transposition
Le pouvoir de transposition, quand il agit à l’insu de celui qui crée, passe comme une ombre : un souvenir glisse dans une phrase, une odeur se déplace dans une scène, sans que le geste soit nommé. Linda Hutcheon y voit une « pratique culturelle mobile », ce mouvement naturel qui fait voyager les formes et les motifs. Mais lorsque la transposition devient consciente, tout change. On sait qu’on déplace. On choisit de transposer, comme Kamilla Elliott le décrit à propos des passages entre roman et film : non pas masquer, mais exhiber le transfert. C’est le risque du figé, mais aussi la chance d’un trouble nouveau. Henry Whittlesey l’a montré en réécrivant Gogol aux États-Unis : les décors changent, la structure demeure. La fidélité n’est plus l’absence de déplacement, mais la continuité à travers l’écart. Ce frottement crée l’étrangeté. La transposition consciente, c’est la cicatrice. Elle ne lisse pas la peau, elle montre la marque. Le lecteur voit à la fois l’original et sa transformation, comme dans Madame Bovary filmée par Chabrol : les gestes restent, mais le cadre provincial est transposé en cinéma des années 1970. Ce n’est pas le glissement secret de l’inconscient, mais l’exposition volontaire du passage. Le critère de réussite n’est plus la fluidité invisible, mais l’intensité du visible. La cicatrice rappelle qu’il y a eu coupure, déplacement, et c’est dans cette trace que surgit l’inattendu.|couper{180}
Carnets | septembre 2025
08 septembre 2025
Nouvelle crise, repli. Honte de montrer mes textes. L’attente encore d’être reconnu, aimé, fausse tout. Alors les mots deviennent spectacle. Je n’écris pas pour mentir, mais sans doute pas pour dire une vérité non plus. On m’ordonnait « dis la vérité », et jamais ce n’était la bonne. Les coups tombaient. La vérité se dérobait sans fin. J’écris peut-être pour ce manque. L’attente d’être aimé pour ce que je suis. Je ne m’y tiens pas. Je relis mes textes avec peine. L’idée de les effacer et de les remplacer me revient souvent. Je lutte pour ne pas céder. Ce dégoût peut être un moteur : transformer chaque texte, les réduire à peu de chose, comme une cicatrice claire. Cela donnerait une autre lecture des carnets, une suite de stèles. Pas une correction mais une strate. Deux colonnes : à gauche l’extrait aminci, en romain peut-être, à droite, en italique le texte d’origine. Pourquoi faire cela, pourquoi ne pas jeter. Ce n’est pas de l’attachement. C’est comme en forêt : on noue des repères aux branches pour retrouver le chemin. Savoir d’où l’on est parti pour savoir y revenir. Le risque d'exhiber persiste. A la fin une fois chaque année réecrite, créer un pdf simple avec seulement la version amincie. L’idée aussi de s’appuyer sur Pérec, sur l’Oulipo, pour brouiller les cartes est tentante. Il y aurait là une forme d’élégance, une ironie qui apaise. Mais la nécessité intérieure ne s’en contente pas. Elle réclame plus nu, plus dur. Le jeu ne suffit pas quand la faille insiste.|couper{180}
Lectures
Histoire de la patience, et de l’impatience
Un texte reçu le matin même. T.C raconte comment les réseaux sociaux ont transformé l’écrivain en colporteur, en marchand de lui-même. L’artiste contraint de se prostituer pour grappiller un peu de visibilité, comptant les likes comme d’autres les pièces jaunes. Il dit l’épuisement, la honte, la conscience d’avoir crié dans le vide. Il dit aussi son retrait : se couper des plateformes, choisir l’invisibilité, retrouver une forme de paix. À la même heure, un mail de F.B. tombe dans la boîte : quelques mots seulement, pour prévenir d’un retard. Une proposition viendra, mais plus tard. Politesse de l’excuse, reconnaissance du délai, reconnaissance aussi de la valeur du temps de l’autre. Rien de spectaculaire, rien à vendre. Juste l’aveu simple : il faut attendre. Entre ces deux gestes — l’aveu de T.C et le retard assumé de F.B. — s’ouvre un espace de réflexion. Ici l’impatience programmée, injonction à répondre, publier, réagir sans cesse. Là la patience réintroduite par un retard, par un silence, par la décision de ne pas jouer le jeu. Deux régimes du temps qui s’affrontent. Et si l’histoire de la patience commençait ainsi : par la possibilité de tenir dans le temps sans attendre de retour immédiat ? Le mot « patience » vient du latin patientia, lui-même issu du verbe pati : souffrir, endurer, porter un poids. C’est un mot du corps avant d’être une vertu morale. Être patient, dans sa racine antique, c’est encaisser, tenir debout malgré la douleur. Non pas attendre sagement, mais supporter le temps qui use. Les Stoïciens en ont fait une discipline. Sénèque, conseiller de Néron, exilé en Corse durant huit ans, écrit que la vie humaine n’est qu’un exercice de résistance. Il prône la patience comme rempart contre la colère et l’injustice. Dans ses Lettres à Lucilius, il répète que l’homme sage doit « souffrir avec égalité d’âme » ce qu’il ne peut changer. Sa propre existence en fut la démonstration : humiliations, confiscations, exil, puis l’ordre du suicide donné par l’empereur. Jusqu’au bout, Sénèque tenta de donner à sa mort la figure d’une patience stoïcienne : ouvrir les veines calmement, continuer à converser, offrir sa douleur comme exemple. Cicéron, lui, parle de la patience comme d’une arme politique. Il la définit comme « l’endurance volontaire et prolongée des choses ardues ». Dans son combat contre Catilina, il illustre cette vertu : temporiser, gagner du temps, attendre le moment opportun pour dévoiler le complot et frapper juste. Chez lui, la patience n’est pas seulement résistance intérieure, elle est calcul, tactique, maîtrise de la temporalité. Marc Aurèle, empereur philosophe, l’éprouve sur un autre plan. Pendant son règne, il doit affronter la peste antonine qui décime l’Empire. Dans ses Pensées pour moi-même, il revient sans cesse à la nécessité d’accepter ce qui arrive : « Ce qui t’arrive était préparé pour toi depuis l’éternité. » La patience ici n’est plus seulement une vertu morale ou politique : elle devient cosmique. Supporter les malheurs, non pas parce qu’ils fortifient, mais parce qu’ils font partie de l’ordre du monde. Le patient est celui qui accepte sa place dans une temporalité infiniment plus vaste que lui. Ainsi, dès l’Antiquité, la patience n’est pas mollesse. Elle est endurance volontaire, discipline intérieure, mais aussi ruse du temps. Endurer, différer, attendre : non comme capitulation, mais comme puissance. Avec le christianisme, la patience change radicalement de statut. Elle n’est plus seulement endurance stoïcienne ou tactique politique, mais vertu spirituelle, intimement liée au salut. Elle se déploie sur plusieurs plans : théologique, liturgique, social et littéraire. La patience biblique : Job et le Christ Dans l’Ancien Testament, la figure de Job devient emblématique : il perd ses biens, ses enfants, sa santé, et pourtant il ne maudit pas Dieu. Sa patience est louée dans l’épître de Jacques (« Vous avez entendu parler de la patience de Job »). Le Nouveau Testament place le Christ au sommet de cet horizon : sa Passion est étymologiquement le modèle de la patientia. Supporter les injures, la flagellation, la croix — non comme faiblesse mais comme force d’amour. Tertullien et Augustin : deux voix fondatrices Au IIIᵉ siècle, Tertullien écrit un traité entier, De patientia. Il y décrit la patience comme la plus grande des vertus, mais avoue ne pas la posséder. Paradoxalement, il en fait un idéal inaccessible, une tension spirituelle permanente. Pour lui, la patience est « mère de toutes les vertus » : sans elle, pas de foi ni de charité durables. Saint Augustin reprend le thème. Dans son propre De patientia, il distingue entre patience païenne et patience chrétienne. La première endure pour des bénéfices terrestres (gloire, santé, réputation), la seconde endure par amour de Dieu, en vue de la vie éternelle. Il insiste : cette patience-là n’est pas une force humaine, mais un don de la grâce. Sans Dieu, elle se dégrade en simple obstination. Avec lui, elle devient ouverture au salut. Le Moyen Âge : patience du martyr, du moine, du paysan Au Moyen Âge, la patience est omniprésente. On l’enseigne dans les sermons, on la représente dans l’iconographie. Les martyrs sont célébrés pour leur endurance aux supplices, modèles de foi et de courage. Les moines, eux, exercent la patience dans la vie quotidienne : silence, obéissance, répétition du même horaire. La règle de saint Benoît insiste sur cette endurance joyeuse, sans plainte. Dans la société rurale, patience rime avec attente. Attente de la germination, de la récolte, du retour des saisons. Cette temporalité agricole se superpose à la temporalité eschatologique : patienter dans ce monde, car le vrai temps est ailleurs, dans le Royaume à venir. Littérature et allégories En Angleterre, à la fin du XIVᵉ siècle, un poème en moyen anglais intitulé Patience raconte l’histoire de Jonas, fuyant la mission divine, puni, puis sauvé. L’auteur (sans doute le même que Pearl et Sir Gawain and the Green Knight) met en scène la patience comme vertu salvatrice, face à l’impatience humaine toujours tentée de fuir. Dans les enluminures médiévales, la Patience est parfois figurée comme une femme assise, calme, souvent opposée à la Colère. Elle tient un livre ou une roue, symboles du temps. Dans certains textes allégoriques (comme Le Roman de la Rose), elle apparaît comme une figure morale qui accompagne le pèlerin de l’âme. Ambivalence de la patience chrétienne La patience chrétienne est puissance spirituelle : elle permet de transformer la souffrance en offrande, de donner un sens à l’épreuve. Mais elle est aussi ambivalente : elle peut être instrument de domination sociale. On l’a prêchée aux pauvres, aux femmes, aux esclaves : supportez vos peines, vous serez récompensés plus tard. Ainsi, la patience devient parfois justification de l’ordre établi, outil de résignation. Thomas d’Aquin : patience et vertu de force Au XIIIᵉ siècle, Thomas d’Aquin rattache la patience à la vertu de force (fortitudo). La force affronte les dangers, la patience endure les tristesses. Elle n’est pas passivité, mais énergie qui résiste à la tentation du découragement. La patience, dit-il, est nécessaire pour ne pas abandonner le bien sous l’effet de la douleur. Dans le christianisme, la patience s’élargit : Elle est imitation du Christ et des martyrs. Elle est discipline quotidienne (moines, fidèles). Elle est temporalité eschatologique (attente du Royaume). Elle est vertu sociale (supporter pour maintenir l’ordre). Une vertu donc à double tranchant : émancipatrice pour l’âme, mais parfois instrumentalisée pour contenir les corps. Avec la Réforme, la patience change de coloration. Luther et Calvin, en dénonçant la corruption de l’Église et en ramenant la foi au rapport direct avec Dieu, déplacent aussi le sens de l’attente. Chez Luther, la patience est inséparable de la foi. Dans ses commentaires sur les Psaumes, il insiste : l’homme doit endurer non seulement les épreuves de la vie, mais aussi les doutes de l’âme. La patience est le signe de la confiance en la promesse divine, même quand Dieu semble se taire. Elle devient une vertu de l’intériorité : attendre la justification, non par les œuvres, mais par la grâce seule. Calvin, de son côté, parle de la patience comme d’une discipline spirituelle indispensable. Dans son Institution de la religion chrétienne, il écrit : « La patience est une preuve de notre obéissance à Dieu. » Le croyant doit accepter les afflictions comme venant de la main divine, pour être ainsi formé et purifié. L’idée de longanimitas (longanimité) est centrale : supporter longtemps, sans se révolter, parce que la Providence gouverne toute chose. La Réforme, en mettant l’accent sur la lecture personnelle de la Bible et la discipline de vie, fait de la patience une vertu intime, liée au travail sur soi. Les protestants des premiers siècles, souvent persécutés, en firent l’expérience directe : la patience du martyr protestant rejoint celle des premiers chrétiens. Mais elle s’articule aussi à l’éthique du travail : patience comme persévérance dans la vocation, dans le métier, dans l’ascèse quotidienne. Max Weber l’a noté dans L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme : la patience protestante se transforme en discipline du temps, en méthode rationnelle pour différer la jouissance, réinvestir, accumuler. Une patience tournée non plus vers l’au-delà, mais vers la construction du monde présent. Elle devient moteur de l’économie moderne. À côté de l’héritage gréco-romain et chrétien, les traditions orientales ont conçu la patience sur d’autres bases, souvent liées à l’idée de non-attachement, de dissolution du désir. Là où l’Occident associait la patience à l’endurance ou à l’espérance d’un au-delà, l’Orient la relie plus volontiers à l’absence d’attente. Bouddhisme : kṣānti, la perfection de la patience Dans le bouddhisme, la patience (kṣānti en sanskrit, khanti en pâli) est l’une des six perfections (pāramitā) que le bodhisattva doit cultiver. Elle se décline en trois formes : supporter les souffrances, endurer les attaques d’autrui, et accepter la vérité ultime qui dépasse l’ego. Un passage célèbre du Bodhicaryāvatāra de Shantideva (VIIIᵉ siècle) décrit la patience comme antidote à la colère. Celui qui se met en colère, dit-il, détruit en un instant le mérite accumulé pendant des années, tandis que celui qui pratique la patience atteint la paix intérieure. Ici, la patience n’est pas attente d’un salut futur, mais pratique immédiate : se détacher de la haine, demeurer stable face à l’offense. On raconte que le Bouddha lui-même, dans une vie antérieure, fut coupé en morceaux par un roi cruel, mais resta imperturbable. La patience devient alors une force surhumaine : non pas subir, mais refuser d’entrer dans le cycle de la colère. Hindouisme : kshamā, tolérance et pardon Dans l’hindouisme, la patience (kshamā) est une vertu cardinale. Elle signifie à la fois tolérance, endurance et pardon. Dans la Bhagavad-Gītā, Krishna enseigne à Arjuna que le sage est celui qui reste égal dans la joie comme dans la douleur, dans le succès comme dans l’échec. La patience est cette égalité d’âme, fruit du détachement. La littérature sanskrite regorge d’hymnes à la dhriti (constance) et à la kshamā. Le roi juste est celui qui sait patienter, écouter, contenir sa colère. La patience n’est pas faiblesse mais magnanimité : elle élève celui qui gouverne au-dessus de ses passions. Taoïsme : la patience du wu wei Dans le taoïsme, la patience se relie au principe du wu wei — « non-agir » ou plutôt « agir sans forcer ». C’est l’art de suivre le cours des choses, de ne pas précipiter. Laozi, dans le Dao De Jing, écrit : « La patience est la plus grande des puissances. Celui qui sait attendre voit le Dao se déployer de lui-même. » Ici, la patience n’est pas une épreuve à endurer, mais un accord avec le rythme du monde. Celui qui veut cueillir le fruit trop tôt le gâte ; celui qui laisse mûrir sans hâte récolte au bon moment. La patience est intelligence du temps naturel. Convergences et différences Si l’on compare ces traditions à l’Occident chrétien, la différence saute aux yeux : En Occident, la patience est liée à l’espérance, elle suppose un futur qui viendra récompenser l’endurance. En Orient, la patience est plutôt absence d’attente, ou confiance dans un ordre cosmique déjà là. Dans le bouddhisme, la patience est antidote à la colère. Dans l’hindouisme, elle est grandeur d’âme. Dans le taoïsme, elle est sagesse du temps. Dans tous les cas, elle n’est pas résignation : elle est puissance de détachement. Dans l’islam, la patience occupe une place centrale, désignée par le mot ṣabr. Le Coran l’évoque plus de soixante-dix fois. « Dieu est avec ceux qui patientent » (sourate 2, verset 153). La patience est ici vertu cardinale du croyant : supporter l’épreuve, résister à la tentation, persévérer dans la prière et le jeûne. Elle n’est pas seulement endurance passive, mais fidélité active : tenir ferme dans l’obéissance. Les commentateurs distinguent plusieurs formes de ṣabr : patience dans l’obéissance (persévérer dans la prière, le jeûne, l’aumône), patience dans l’épreuve (supporter la maladie, la pauvreté, la persécution), patience dans le renoncement (se détourner du péché, de la colère, du désir excessif). La patience devient ainsi un pilier de la vie spirituelle quotidienne. Dans le soufisme, dimension mystique de l’islam, le ṣabr prend une coloration plus intérieure. Le soufi pratique la patience comme abandon confiant à la volonté divine. L’épreuve est perçue comme une purification. « La patience est la clé de la délivrance », dit un proverbe arabe. Pour Rûmî, le grand poète mystique, la patience est la condition de l’amour divin : « Avec la patience, le fiel devient miel, la feuille de mûrier devient soie, le raisin devient vin. » Ici, la patience est métamorphose : attendre le temps du monde, laisser mûrir ce qui doit advenir. Dans les récits soufis, la patience est souvent illustrée par des figures de pauvreté volontaire : le derviche qui mendie, le voyageur qui accepte l’errance. Ce n’est pas simple résignation, mais confiance radicale en l’Invisible. Le soufi endure les privations parce qu’il sait que l’épreuve rapproche de Dieu. Le ṣabr rejoint ainsi, par d’autres voies, les vertus de l’hindouisme ou du bouddhisme : c’est un détachement, mais ici tourné vers une Présence transcendante. L’attente est nourrie par la certitude d’une rencontre. À la Renaissance, la patience change de nature. Elle cesse d’être uniquement vertu spirituelle ou endurance héroïque : elle devient aussi outil politique, ruse temporelle, méthode de connaissance. Machiavel : la patience comme calcul Dans Le Prince (1513), Machiavel ne parle pas directement de « patience », mais de la nécessité d’attendre le moment opportun. Le chef avisé doit savoir temporiser, supporter l’adversité, guetter l’occasion (kairos). C’est une patience stratégique : non pas souffrir en silence, mais différer l’action pour frapper juste. Une vertu de ruse, d’intelligence du temps. Pascal : impatience de l’homme moderne Un siècle plus tard, Pascal souligne le contraire : l’homme ne sait pas patienter. Dans ses Pensées, il décrit l’incapacité humaine à « demeurer seul en repos dans une chambre ». L’impatience est devenue notre condition : nous fuyons l’attente, nous cherchons le divertissement. Pascal anticipe déjà la logique contemporaine de la distraction : l’homme s’agace de l’ennui, incapable de supporter la lenteur du temps. Les Lumières : patience du savant Au XVIIIᵉ siècle, la patience devient qualité scientifique. Newton est présenté comme le modèle de celui qui « sait attendre » : observer, mesurer, expérimenter avec constance. La science moderne se fonde sur une patience méthodique. Dans les laboratoires, les observatoires, on cultive la répétition lente, la vérification minutieuse. Ici, la patience n’est plus vertu religieuse, mais méthode rationnelle. Patience et économie du temps La modernité invente aussi une patience nouvelle : celle de l’épargne, de l’investissement. Dans l’Europe protestante et marchande, la patience se convertit en calcul économique. Accumuler, réinvestir, attendre les fruits à long terme. Max Weber a montré comment cette discipline temporelle nourrit l’esprit du capitalisme : patience non plus en vue du salut, mais du profit différé. L’art de la patience instrumentalisée Dans les arts, la patience est revendiquée comme discipline. Le peintre ou le poète répète, corrige, polit, reprend. L’idéal renaissant de la diligentia (soin, application) valorise l’endurance du travail. Mais elle se double d’une impatience romantique : désir de fulgurance, d’inspiration immédiate. Entre les deux, une tension constante. Ainsi, à la Renaissance et dans les temps modernes, la patience devient : ruse temporelle (Machiavel), contrepoint à l’impatience anthropologique (Pascal), méthode de connaissance(Newton et les sciences), discipline économique (épargne, capitalisme), vertu de l’artiste laborieux. Elle se sécularise : d’un horizon théologique, elle passe à un horizon politique, scientifique et économique. Le XIXᵉ siècle est celui des contradictions temporelles. On y exalte la patience comme vertu du progrès, mais on en perçoit aussi les limites, car l’impatience traverse les sociétés, les désirs, les imaginaires. La patience imposée aux classes laborieuses Avec la révolution industrielle, la patience devient une exigence sociale. Ouvriers et paysans doivent endurer des cadences, attendre l’amélioration promise. La patience est prêchée comme résignation : « supportez vos conditions, le progrès viendra ». On demande aux dominés de patienter pendant que les fruits de la croissance se concentrent ailleurs. Cette patience imposée alimente en retour la révolte : grèves, insurrections, impatience sociale. Flaubert : l’impatience tragique d’Emma Bovary En littérature, Flaubert incarne l’impatience comme destin tragique. Emma Bovary ne sait pas attendre, elle s’ennuie, elle brûle de désirs immédiats. L’impatience devient moteur de ses illusions et de sa chute. Le roman montre à quel point l’attente déçue peut mener à la catastrophe. La patience y apparaît comme vertu impossible dans une société où l’imaginaire est saturé de promesses. Nietzsche : patience comme intensité contenue Nietzsche, au contraire, valorise une patience active. Dans Ainsi parlait Zarathoustra, il parle de la « longue obéissance dans la même direction » : seule une discipline patiente permet de créer quelque chose de grand. Mais il dénonce aussi la patience chrétienne comme résignation. Sa pensée joue sur la tension entre l’impatience du désir de renversement et la patience de l’œuvre de longue haleine. Patience et progrès scientifique Le XIXᵉ est aussi le siècle des grandes découvertes. Darwin incarne une patience nouvelle : trente ans de notes, d’observations, avant de publier L’Origine des espèces. Une patience empirique, minutieuse, à rebours de l’impatience du monde industriel. Lenteur du savant contre vitesse de la machine. Patience et romantisme Chez les romantiques, l’impatience est exaltée : soif d’absolu, refus d’attendre. L’artiste veut tout, tout de suite, brûler sa vie. Mais dans le même temps, on valorise la patience de l’inspiration, le travail sur la durée. Tension entre fulgurance et discipline, entre ivresse immédiate et maturation lente. Ainsi, le XIXᵉ siècle est double : patience imposée(travail, progrès, science) ; impatience vécue (révolte, désir, romantisme). La patience devient soit instrument de domination, soit condition d’une création profonde. L’impatience, elle, devient signe de vitalité, mais aussi de désespoir. Le XXᵉ siècle marque une rupture : la patience, longtemps célébrée comme vertu, se voit grignotée par l’accélération technique, la culture de l’instant, l’idéologie du progrès immédiat. L’impatience n’est plus seulement un défaut individuel : elle devient norme collective. L’accélération industrielle et technique L’invention de l’automobile, du téléphone, de l’aviation, puis de la télévision change le rapport au temps. On ne supporte plus l’attente. Les rythmes de vie se compressent. Le courrier, qui mettait des jours à arriver, est remplacé par la voix instantanée au téléphone. Plus tard, la télévision introduit le direct : tout doit être vu au moment même. La patience devient archaïque. Beckett : attendre sans objet En littérature, Samuel Beckett fait de la patience un théâtre du vide. Dans En attendant Godot (1953), deux personnages patientent sans fin, sans savoir qui viendra ni pourquoi. L’attente n’a plus d’objet : c’est un pur état d’impatience suspendue. La pièce révèle le basculement : l’homme moderne ne sait plus quoi faire du temps. La patience n’est plus vertu, elle devient absurdité. Les guerres mondiales : impatience et catastrophe Le XXᵉ siècle est aussi marqué par l’impatience des idéologies. Révolution bolchevique, fascisme, nazisme : chacun promet une accélération brutale de l’histoire, une fin des lenteurs du progrès. La patience réformiste est rejetée : on veut tout, tout de suite, quitte à précipiter la catastrophe. L’impatience devient politique, meurtrière. Philosophie de la vitesse Paul Virilio, théoricien de la vitesse, parlera plus tard de dromologie : la logique des sociétés modernes est d’accélérer toujours. Vitesse comme valeur suprême. Rosa, sociologue allemand, décrira cette dynamique comme « accélération sociale » : travail, communication, consommation, tout s’accélère, et la patience devient impensable. Contre-courants : patience comme résistance Pourtant, des penseurs et des artistes tentent de réhabiliter la patience. Proust fait de l’attente et de la mémoire lente la matière même de son œuvre. Walter Benjamin, dans ses Thèses sur le concept d’histoire, oppose à l’impatience révolutionnaire l’« arrêt » comme acte messianique : suspendre le temps, patienter pour saisir l’instant juste. La patience au quotidien : un luxe perdu Au fil du siècle, attendre devient signe de retard. On s’impatiente dans les files d’attente, dans les embouteillages, devant l’écran noir de la télévision. Les technologies promettent de supprimer l’attente. Le XXᵉ siècle invente l’idéologie de la satisfaction immédiate. La patience se réduit à un vestige, un reste mal toléré. Ainsi, au XXᵉ siècle, la patience se fissure : elle est dévalorisée par la vitesse technique et politique ; elle est ridiculisée dans la littérature absurde (Beckett) ; mais elle survit comme contre-pouvoir (Proust, Benjamin). Un basculement est accompli : l’impatience n’est plus l’exception, mais la règle. Le XXIᵉ siècle parachève le mouvement engagé au siècle précédent : l’impatience n’est plus seulement un travers humain, elle est devenue structure du monde social et économique. Les réseaux, les technologies, les marchés se construisent sur la promesse d’abolir l’attente. La programmation de l’impatience Les réseaux sociaux ont systématisé l’exigence de réactivité. Un message publié doit susciter une réponse immédiate : commentaire, like, partage. L’absence de retour est perçue comme un échec. L’impatience n’est plus seulement psychologique, elle est fabriquée : les algorithmes sont conçus pour stimuler la dépendance au feedback instantané. Chaque silence devient insupportable. L’économie de l’instantané Le commerce lui-même obéit à cette logique. Livraison en 24 heures, streaming sans attente, information en continu. La valeur se mesure à la rapidité. L’impatience est devenue un modèle économique : elle génère profit, dépendance, obsolescence. Le temps long est jugé archaïque, presque scandaleux. Crouzet et la fatigue du cri C’est dans ce contexte que Thierry Crouzet décrit sa lassitude. Les réseaux transforment l’artiste en crieur public, obligé de s’exposer, de s’épuiser à réclamer une attention qui ne vient jamais. Le paradoxe est cruel : l’impatience exigée par le système débouche sur le vide, l’absence de réponse, la honte de crier pour rien. L’impatience se retourne contre elle-même. Le retard comme geste de résistance À l’opposé, le petit mail de F.B. prend une autre signification. Prévenir d’un retard, c’est rappeler que tout ne se plie pas à l’immédiateté. C’est réintroduire une temporalité humaine, faite de lenteur, de délai, d’ajournement. Dans un monde où tout est exigé tout de suite, dire « cela viendra plus tard » devient presque un acte politique. L’impatience comme pathologie Les psychologues décrivent aujourd’hui l’impatience comme symptôme : incapacité à tolérer la frustration, dépendance à la stimulation immédiate, difficulté à différer la récompense. L’enfant habitué à tout obtenir aussitôt grandit avec une faible tolérance à l’attente. L’impatience devient angoisse, colère, voire violence. Tentatives de réhabilitation de la patience Face à cette pathologie sociale, certains courants prônent le ralentissement : mouvement slow food, méditation, digital detox. La patience devient résistance : choisir d’attendre, de lire lentement, de cultiver, de marcher. Non plus vertu imposée, mais vertu choisie, comme antidote à l’impatience programmée. Aujourd’hui, l’impatience est devenue norme sociale, culturelle, économique. Mais c’est précisément parce qu’elle domine que la patience retrouve une valeur subversive. Choisir de différer, de ne pas répondre, de rester invisible — comme Crouzet le propose — c’est reprendre le contrôle du temps. Si l’impatience est devenue la norme — sociale, économique, psychologique —, alors la patience cesse d’être une vertu consensuelle. Elle devient résistance, contre-culture, discipline intime. Ne rien attendre vraiment Dans un monde qui nous éduque à l’attente du retour immédiat, choisir de ne rien attendre est libérateur. Ne pas guetter la réaction sur les réseaux, ne pas dépendre du like, c’est desserrer l’étau de l’impatience. Cette attitude rejoint paradoxalement des traditions anciennes : le bouddhisme qui prône le non-attachement, le stoïcisme qui enseigne de ne pas espérer ce qui ne dépend pas de nous, le christianisme qui voyait dans la patience une ouverture à l’invisible. La patience comme discipline de retrait Crouzet, en choisissant l’invisibilité numérique, rejoint cette ligne de force. Patienter, ce n’est pas s’effacer, mais refuser de s’épuiser dans la quête du signe. C’est écrire pour écrire, peindre pour peindre, travailler sans attendre l’écho immédiat. La patience devient un geste d’indépendance : garder son temps pour soi, plutôt que le livrer au marché de l’attention. Le retard comme politesse Le mail de F.B. illustre une patience relationnelle. Reconnaître le retard, ce n’est pas céder à la culpabilité, c’est rappeler que le temps humain ne se plie pas à la vitesse des flux. L’échange véritable accepte les délais, les silences. Patienter, c’est faire confiance à l’autre : ce qui doit venir viendra. De l’espoir à la liberté La patience chrétienne promettait un salut futur. La patience orientale prônait le détachement. Aujourd’hui, une autre patience se dessine : une patience sans espoir. Non pas attendre une récompense ou une révélation, mais habiter le temps sans attendre de retour. C’est une manière de se rendre libre de la déception. La patience comme création Créer exige du temps long. Un livre, une peinture, une recherche scientifique ne naissent pas dans l’instant. La patience contemporaine pourrait se définir comme la fidélité au geste créateur, malgré le silence, malgré l’absence de reconnaissance immédiate. Loin de l’impatience consumériste, c’est une patience active, tournée vers l’œuvre et non vers son écho. Ainsi, repenser la patience aujourd’hui, c’est l’arracher à la résignation et au dogme religieux pour en faire une discipline d’autonomie. Ne rien attendre vraiment, différer, s’accorder du temps, c’est peut-être la seule manière de retrouver une liberté intérieure dans un monde saturé d’impatience. illustration:Piero del Pollaiolo, temperance 1470|couper{180}
Carnets | septembre 2025
03 septembre 2025
une tension ancienne, toujours là : une langue distingue, l’autre soude. La savante trace des frontières, parle à l’initié, signe d’érudition plus que partage. Elle suppose mémoire, héritage, retrait. L’ordinaire circule sans effort : slogans, votes, cris de stade. Elle se dit « naturelle » mais n’est qu’un autre code, inculqué, régulé. Deux pôles : l’entre-soi rare et le collectif saturé. Logos contre vox. Le grec, le latin, le code informatique fonctionnent comme filtres ; l’ordinaire inclut, parfois jusqu’à étouffer. Chaque fois que je m’assois pour écrire, la tension revient. Je n’aime pas, je compose. Ne pas choisir. La précision fermée du code et l’ouverture vague du cri. Non pas compromis, mais frottement. Comme deux silex : espérer le feu. Écrire avec deux voix qui s’opposent et se nourrissent. La savante fore, donne des instruments rares ; l’ordinaire m’ancre, me sauve de la tour d’ivoire. Tenir ensemble isolement et collectif. Un texte pour tous, mais qui garde son grain d’exception. hier, rendez-vous à C., anesthésiste. Cinq minutes, cinquante-cinq euros. Puis bureau des préadmissions. Jeune homme appliqué, collier de barbe, pas un sourire. Relit mon dossier, me fait réécrire ce que j’avais déjà inscrit. Mon nom, encore. Ma signature, encore. Chaque trou pointé du doigt. Son stylo qu’il ne reprendra pas. Je l’imagine, une fois parti, l’essuyer, le jeter à la corbeille. — « Quand vous viendrez le neuf il faudra cette fois passer au bureau des admissions », conclut-il. « Ça ira plus vite puisque vous avez déjà remis le dossier. » étonnement des premiers jours d’automne. Air plus frais au matin, lumière persistante. En approchant de Lyon, nuages massifs sur un ciel d’été dense. Puis le Rhône, à la Mulatière : présence palpable, s’écoulant comme un long serpent. après l’hôpital le supermarché, Montessuy. Enseigne oubliée, changée tant de fois. Cannellonis, danettes goût café. au Vernay, deux étages difficiles à gravir. E. ouvre, frêle. Deux mois sans la voir. Elle ne se souvient plus de mon prénom. Elle compense par un grand sourire, « contente de vous voir ». La joie dure peu. S. la gronde : — « maman je t’avais dit de sortir trois assiettes ». Dans le réfrigérateur, les assiettes empilées. Je tente une plaisanterie, ça ne passe pas. S. se fâche. E. dit non désormais. Non au melon, non répété, ferme, enfantin. Tension posée sur la table, digestion compromise. après le repas, S. lui fait les ongles. Elles prennent le café ensemble. Je les laisse. J’allume la télévision, m’allonge. Le calme tombe. Le son, n’importe quel programme, m’endort presque aussitôt. de retour à la maison, je range un peu l’atelier. Coup de fil de P. qui se réinscrit, viendra le jeudi matin. Le rangement dure peu, un quart d’heure, vider encore un tiroir de vieux papiers. Le fait d’avoir eu T. au téléphone avant-hier : les difficultés de R. opéré, son angoisse qu’il ne s’en sorte pas. Ses larmes dans l’appareil. Le fait que j’ai pensé qu’elle pourrait venir à la maison si tout tournait mal. Le fait que je l’imagine dans la chambre d’amis. Le fait que nous sommes tous pendus à la toile du destin et qu’une telle épreuve peut tomber sans prévenir. Bourdon terrible. Pensé à mon propre après, à S. seule dans la maison, à S. et T. ensemble peut-être. Alors mieux valait se remettre au code. Ce que j’ai fait. J’ai utilisé Deepseek cette fois pour modifier ma page d’accueil. Plus rapide que ChatGPT, moins d’erreurs. En quelques minutes l’IA chinoise a résolu un problème que la dernière version de ChatGPT n’avait pas su débloquer malgré plusieurs demandes claires. J’emprunte cette idée à T.C : créer une liste d’articles qu’il partage chaque dimanche « depuis sa terrasse ». Je ne pense pas, pour ma part, partager ces articles chaque semaine. Ils resteront accessibles, comme tout ce que je publie sur le site, sans passer par les réseaux. L’idée est plutôt d’en faire un journal des points d’intérêt qui m’auront marqué en lisant, semaine après semaine. J’ai ajouté deux nouveaux articles à la rubrique Histoire de l’imaginaire , encore peu fréquentée — ce qui est normal, puisque je ne l’ai pas partagée sur les réseaux sociaux. Pour cela : création d’un fichier lien.html dans le dossier modèles. [(#ENV{cat}|oui) [(#VALEUR|trim)] ] [(#ENV{titre})] [(#ENV{desc})] Ce qui permet ensuite d’écrire les liens dans un article hebdo avec cette syntaxe : littérature Génica Anasthasiou, l’anti-muse d’Antonin Artaud "J’ai commencé par la fin, en cherchant où pouvaient avoir été déposées ses archives personnelles après son décès. Cela m’a conduite à la maison de retraite des comédiens à Pont-aux-Dames, où j’ai été très bien reçue. Il y avait en effet dans le grenier un carton « Génica Athanasiou », empli de dossiers de photos et de documents. J’ai passé une journée à tout inventorier et photographier." histoire Les Vikings en Amérique Du bois ayant gardé trace d’un événement cosmique nous apprend qu’il y a mille ans très exactement, en l’an 1021, les Vikings étaient en train d’abattre des arbres à Terre-Neuve sciences Une comète provenant d’un autre système solaire possède une chimie inédite Une comète interstellaire récemment découverte intrigue les astronomes : elle traverse notre système solaire à toute vitesse avec un profil chimique jamais observé auparavant. Officiellement nommée 3I/ATLAS, elle n’est que le troisième objet confirmé provenant d’un autre système stellaire.|couper{180}
histoire de l’imaginaire
Après Tolkien — fragmentation, mondialisation et futur de l’imaginaire
Avec Tolkien, la fantasy moderne s’était dotée d’un socle mythologique. Le Seigneur des Anneaux offrait un monde cohérent, une profondeur historique et linguistique, une consolation fondée sur la victoire fragile du bien. Mais dès les années 1960–70, ce modèle devient objet d’imitations et de contestations. L’essor du marché de poche aux États-Unis assure à Tolkien une diffusion massive. L’édition Ace Books (1965), bien que non autorisée, puis la réédition Ballantine Books, propulsent The Lord of the Rings au rang de phénomène générationnel. Les étudiants, la contre-culture hippie, se reconnaissent dans la communauté des Hobbits, symbole de résistance à l’industrialisation et à la guerre du Vietnam. Cette réception transforme Tolkien en mythe collectif. Mais elle ouvre aussi la voie aux imitateurs. Terry Brooks publie The Sword of Shannara (1977), copie assumée de Tolkien, succès de librairie qui inaugure la « high fantasy » codifiée : quête, magie, créatures, mal absolu. Margaret Weis et Tracy Hickman lanceront les Dragonlance Chronicles (1984–85), mélange de roman et de jeu de rôle, consolidant les archétypes. La fantasy devient un genre industriel, répétitif, où l’héritage tolkienien est recyclé. C’est contre cette récupération que Michael Moorcock prend position. Dans son essai pamphlétaire « Epic Pooh » (1978), il accuse Tolkien d’évasion infantile, de nostalgie conservatrice. Pour Moorcock, la Terre du Milieu est une pastorale idéalisée qui détourne le lecteur des réalités du monde moderne. Ses propres récits, notamment le cycle d’Elric de Melniboné (1961–72), incarnent une réponse radicale : anti-héros albinos, dépendant d’une épée vampirique, Elric subvertit l’archétype du héros vertueux. L’ordre cosmique n’est plus manichéen, mais oscillant entre Loi et Chaos. Là où Tolkien cherchait la consolation et l’harmonie, Moorcock installe le tragique et l’ambivalence. Cette tension marque une première fracture : d’un côté, la fantasy tolkienienne se multiplie sous forme de clones, répondant à une demande de marché ; de l’autre, une veine critique s’affirme, refusant la consolation et explorant la noirceur. Déjà, l’imaginaire se fragmente. Le mythe restauré par Tolkien devient objet de déconstruction. À partir des années 1970, l’imaginaire sort du face-à-face Tolkien/Moorcock pour s’élargir et se diversifier. La fantasy cesse d’être un bloc homogène : elle devient un champ polyphonique, où se mêlent anthropologie, postmodernisme, horreur et introspection. Ursula K. Le Guin inaugure une autre voie avec le cycle de Terremer (Earthsea, 1968–2001). Ici, pas d’empires ni de royaumes féodaux : un archipel de petites îles, une magie fondée sur le vrai nom des choses, un héros qui doit apprendre à reconnaître son ombre intérieure. Le Guin, marquée par l’anthropologie de son père Alfred Kroeber et par le taoïsme, propose une fantasy du juste équilibre, où l’adversaire principal est souvent soi-même. Ses récits, comme A Wizard of Earthsea (1968) ou The Tombs of Atuan (1971), déplacent le centre de gravité : la quête n’est plus conquête mais initiation, retour à soi. Elle ouvre la voie à une fantasy philosophique et anthropologique, qui rompt avec les archétypes héroïques. Gene Wolfe, avec The Book of the New Sun (1980–83), brouille encore davantage les frontières. Sous une apparence de science-fantasy (un futur très lointain où la technologie se confond avec la magie), il construit un récit narré par un bourreau, Severian, doté d’une mémoire parfaite mais d’une fiabilité douteuse. L’imaginaire devient labyrinthe narratif : la voix du narrateur est elle-même un piège. Wolfe mêle héritage chrétien, symbolisme médiéval et spéculation futuriste, dans une langue dense et allusive. Ici, la fantasy n’est plus consolation mais énigme, texte à décrypter. Dans un autre registre, Stephen King intègre l’imaginaire au quotidien. The Stand (1978), It (1986) et surtout le cycle de The Dark Tower (1982–2004) hybridisent horreur, fantastique et fantasy. Chez lui, la frontière entre monde réel et monde imaginaire se dissout. L’Amérique contemporaine devient territoire hanté, traversé de forces surnaturelles. King inscrit l’imaginaire non pas comme échappée, mais comme infiltration : le quotidien est toujours prêt à basculer. Neil Gaiman, enfin, avec Sandman (1989–1996), puis American Gods (2001), pousse la logique postmoderne. Sandman tisse une mythologie contemporaine où cohabitent dieux antiques, figures oniriques et références pop culture. American Gods imagine des divinités nées des croyances modernes (médias, argent, technologie) qui s’affrontent aux anciens dieux immigrés. Ici, la fantasy devient réflexive : elle parle des mythes, de leur survivance et de leur transformation dans le monde contemporain. Ces auteurs illustrent la diversification des voix après Tolkien. L’imaginaire n’est plus unifié par une grande fresque mythologique. Il devient mosaïque : anthropologique (Le Guin), énigmatique (Wolfe), hybride (King), postmoderne (Gaiman). Chacun s’empare des formes héritées pour les déplacer, les interroger, les fragmenter. Le résultat est une fantasy plurielle, qui ne se contente plus de restaurer un mythe mais en explore les brisures. À partir des années 1990, l’imaginaire bascule vers une tonalité plus sombre, plus politique. Le modèle tolkienien de la consolation est mis en crise. L’époque impose d’autres questions : effondrement des idéologies, brutalité de l’histoire récente, scepticisme vis-à-vis des récits de salut. La fantasy se teinte alors de réalisme cru, de violence, de désenchantement. George R. R. Martin en est la figure emblématique. Avec A Song of Ice and Fire (à partir de 1996), il construit une fresque monumentale qui subvertit les codes de la high fantasy. Les lignées royales y sont corrompues, les héros meurent brutalement, la magie est rare et ambiguë. A Game of Thrones (1996) ouvre la série par une mise en scène classique — maisons nobles, menaces surnaturelles — mais l’évolution du récit détruit toute illusion héroïque. La politique, la trahison, la contingence dominent. La célèbre phrase « Valar morghulis » (tous les hommes doivent mourir) résume cette logique : pas de Providence, pas d’eucatastrophe, seulement la brutalité du réel. L’adaptation télévisée (HBO, 2011–2019) amplifie ce tournant, exposant la fantasy au grand public mondial comme une littérature de cruauté et de pouvoir. Dans un autre registre, China Miéville incarne le New Weird. Avec Perdido Street Station (2000), The Scar (2002) et Iron Council (2004), il invente la cité tentaculaire de New Crobuzon, saturée de créatures hybrides, de technologies organiques, de mutations grotesques. La fantasy y rencontre le steampunk et l’horreur biologique. Miéville, marqué par le marxisme et la critique sociale, fait de son imaginaire une parabole politique : exploitation, révolution, luttes de classes transposées dans un univers monstrueux. Ici, l’étrangeté ne console pas, elle critique. Le « grimdark », terme forgé à partir du slogan de Warhammer 40,000 (« In the grim darkness of the far future… »), désigne cette tonalité. Joe Abercrombie (The First Law trilogy, 2006–2008) en est le porte-drapeau. Ses personnages sont des anti-héros violents, cyniques, souvent plus intéressés par leur survie que par une quelconque quête. L’humour noir remplace l’idéal chevaleresque. Glen Cook, avec The Black Company (1984–2000), avait déjà ouvert la voie : une fantasy militaire où la fraternité des mercenaires prime sur tout destin providentiel. Ce tournant sombre reflète l’air du temps. Après la guerre froide, les illusions de grands récits s’effondrent ; après le 11 septembre 2001, la violence et l’instabilité deviennent la norme mondiale. La fantasy absorbe ce climat. Elle n’est plus le lieu de la consolation mythologique, mais celui où s’expriment les fractures du politique et du social. Le mythe n’est pas aboli : il est retourné en cauchemar réaliste, miroir du désordre contemporain. Au tournant du XXIᵉ siècle, l’imaginaire s’ouvre à une pluralité de voix et de géographies. Ce qui avait longtemps été une affaire anglo-américaine, enracinée dans Poe, Dunsany, Lovecraft et Tolkien, se décentre. La mondialisation littéraire fait émerger de nouvelles traditions, de nouvelles cosmogonies, de nouvelles manières de penser le mythe. N. K. Jemisin s’impose comme une voix majeure avec The Broken Earth (2015–2017), trilogie récompensée par trois prix Hugo consécutifs. Elle y mêle apocalypses écologiques, séismes permanents, oppression systémique. Son univers n’est pas seulement inventé : il réfléchit la condition raciale et politique contemporaine. Jemisin revendique une écriture où la fantasy devient espace de critique, lieu où se rejouent l’esclavage, le racisme, l’exploitation, mais transposés dans un imaginaire inédit. Elle ouvre la voie à une fantasy « afrofuturiste », enracinée dans les mythes africains mais projetée dans l’avenir. En Chine, Liu Cixin renouvelle la science-fiction avec The Three-Body Problem (Le Problème à trois corps, 2008–2010). Ce cycle introduit dans l’imaginaire mondial une vision cosmologique d’inspiration chinoise, où les civilisations extraterrestres et l’astrophysique se mêlent à la mémoire traumatique de la Révolution culturelle. La SF devient ici une manière de relire l’histoire politique nationale autant que de spéculer sur l’avenir du cosmos. Sa traduction en anglais (2014) et le prix Hugo remporté en 2015 ont marqué l’entrée officielle de la Chine dans la scène mondiale de l’imaginaire. Du côté du Japon, Haruki Murakami pratique une forme de fantastique minimaliste. Dans Kafka sur le rivage (2002) ou 1Q84 (2009–2010), le merveilleux s’infiltre dans le quotidien, discret, irréfutable. Ses récits se construisent comme des rêves éveillés, où le réel se fissure par petites touches. Loin de la fresque mythologique, Murakami explore la porosité entre monde intérieur et monde extérieur, une forme d’onirisme urbain propre au Japon contemporain. Dans le sous-continent indien, Salman Rushdie avait déjà ouvert la voie avec Midnight’s Children (1981) et The Satanic Verses (1988) : une écriture où le réalisme magique, hérité de García Márquez, rencontre les mythologies indiennes et l’histoire coloniale. L’imaginaire devient ici postcolonial : il ne se contente pas d’inventer des dieux, il revisite ceux d’une culture multiple, fracturée par l’histoire. L’effet est clair : la fantasy et la science-fiction cessent d’être un monopole occidental. Elles deviennent un champ mondial. Des auteurs nigérians (Nnedi Okorafor, Who Fears Death, 2010) aux écrivains arabes ou latino-américains, chaque aire culturelle propose ses propres mythologies, ses propres visions du monde. L’imaginaire devient polycentrique. Cette mondialisation n’efface pas l’héritage de Tolkien ou de Lovecraft : elle l’intègre, le détourne, le hybridise. Jemisin reprend la structure de la fresque tolkienienne mais en fait une fable politique et écologique. Liu Cixin reprend le vertige cosmique de Lovecraft mais le transpose dans une perspective matérialiste chinoise. Murakami reprend l’onirisme de Dunsany et le réduit à une faille dans le quotidien. Rushdie, enfin, retourne l’héritage des mythes pour interroger l’identité contemporaine. Ainsi, l’imaginaire du XXIᵉ siècle se distingue par sa diversité. Il ne cherche plus un mythe unique : il multiplie les voix, les cosmogonies, les récits. La Terre du Milieu était un monde unifié ; notre époque préfère la mosaïque. Depuis la fin du XXᵉ siècle, l’imaginaire ne se joue plus seulement dans les livres. Il circule, se transforme, se multiplie à travers le cinéma, les séries, les jeux de rôle, les jeux vidéo. Le mythe n’est plus l’œuvre d’un auteur isolé : il devient collectif, interactif, transmédiatique. Le jeu de rôle marque un tournant décisif. Dungeons & Dragons (1974) s’appuie directement sur l’héritage tolkienien : races (elfes, nains, orques), classes (magicien, guerrier), univers pseudo-médiévaux. Mais il transforme la fantasy en pratique collective : les joueurs créent ensemble des récits improvisés, portés par des règles. La narration devient partagée. Le mythe se vit en groupe. Quelques années plus tard, Call of Cthulhu (1981) transpose Lovecraft dans le jeu : non plus la quête héroïque, mais l’enquête vouée à l’échec et à la folie. Ces jeux installent l’imaginaire dans une pratique active, participative, où les frontières entre auteur et lecteur s’effacent. Le cinéma amplifie cette mutation. Star Wars (1977) de George Lucas devient une mythologie contemporaine, empruntant à Joseph Campbell (The Hero with a Thousand Faces, 1949) la structure du voyage du héros. Tolkien, Lucas, Campbell : un triangle fondateur de l’imaginaire populaire moderne. Puis viennent Le Seigneur des Anneaux de Peter Jackson (2001–2003), qui mondialise la Terre du Milieu en blockbuster, et Harry Potter de J. K. Rowling (1997–2007 ; films 2001–2011), qui crée une mythologie accessible aux adolescents et devient phénomène global. Ces sagas installent l’imaginaire au centre de la culture de masse. Les séries prolongent ce mouvement. Game of Thrones (HBO, 2011–2019), adaptation de Martin, diffuse la fantasy à un public inédit, introduisant violence, politique et sexe à grande échelle. L’imaginaire n’est plus périphérique, il devient mainstream. Les jeux vidéo, enfin, constituent l’un des grands laboratoires du mythe contemporain. The Elder Scrolls (depuis 1994) offre un monde ouvert aux mythologies multiples. Dark Souls (2011) et Bloodborne (2015) développent une esthétique lovecraftienne, où l’histoire est fragmentaire, transmise par l’exploration et l’indice. Ici, le joueur n’est pas spectateur mais acteur : il reconstruit le mythe en jouant. Cette transmédialité modifie profondément la fonction du récit. Chez Poe, Dunsany, Lovecraft, Tolkien, l’imaginaire se transmettait dans un texte clos. Aujourd’hui, il circule entre médias, se prolonge par les fans, se recompose en permanence. Les communautés en ligne inventent, commentent, détournent. L’imaginaire devient collectif et mouvant. Le mythe ne se reçoit plus seulement : il se pratique. L’imaginaire n’a jamais cessé de se transformer. Après Tolkien, il s’est fragmenté, mondialisé, diffusé à travers tous les médias. Mais qu’en sera-t-il demain ? Plusieurs lignes de force émergent déjà. La première est écologique. La climate fiction (cli-fi) s’impose comme un horizon narratif. Kim Stanley Robinson (The Ministry for the Future, 2020), Margaret Atwood (MaddAddam Trilogy, 2003–2013), ou encore N. K. Jemisin prolongent cette veine. Le récit d’imaginaire devient laboratoire de l’avenir climatique, lieu où s’expérimentent les possibles du désastre et de la survie. L’apocalypse n’est plus surnaturelle : elle est environnementale. La seconde est technologique. Les intelligences artificielles, les réalités virtuelles, les métavers offrent un nouvel espace mythologique. L’imaginaire ne se contente plus de représenter : il s’incarne dans des environnements interactifs. Les IA génératives, capables de produire textes, images, voix, participent déjà à la création de fictions. Le risque, mais aussi la promesse, est celui de mythologies numériques collectives, produites non plus par un auteur mais par des communautés augmentées par la machine. La troisième est géopolitique et culturelle. L’imaginaire se décentre. L’Afrique, l’Asie, l’Amérique latine proposent leurs propres cosmogonies. La pluralité s’impose : pas de mythe universel, mais une mosaïque mondiale. Ce que Tolkien voulait pour l’Angleterre — une mythologie nationale — se déploie aujourd’hui à l’échelle planétaire, chaque culture inventant ses propres récits fondateurs. Enfin, une quatrième tendance est plus incertaine : la quête d’un mythe commun. Dans un monde fragmenté, saturé de récits concurrents, il reste la possibilité qu’un nouvel imaginaire collectif émerge, comme Star Wars l’a fait en 1977 ou Harry Potter en 1997. Peut-être à travers un médium encore à inventer, peut-être à travers une hybridation du jeu, du texte, du cinéma, de l’interaction. Le mythe de demain sera sans doute transmédiatique, participatif, et global. Ce qui est certain, c’est que l’imaginaire garde sa fonction ancienne : dire le monde, le rendre habitable, négocier avec la peur et le désir. Poe, Dunsany, Lovecraft, Tolkien répondaient chacun à leur époque. Depuis, d’autres voix ont fragmenté, contesté, prolongé. Et demain, d’autres encore inventeront. Car l’imaginaire, toujours, est ce qui nous permet d’habiter l’inconnu.|couper{180}
histoire de l’imaginaire
Tolkien et la restauration mythologique
John Ronald Reuel Tolkien naît en 1892 à Bloemfontein, en Afrique du Sud, alors colonie britannique. Son père, Arthur, meurt en 1896 ; sa mère, Mabel, retourne en Angleterre avec ses deux enfants. Orphelin de père, Tolkien perd aussi sa mère en 1904, morte de diabète à trente-quatre ans. Il a douze ans. Cet enchaînement de pertes fonde sa vie sous le signe du deuil et de l’orphelinat. Élevé par le père Francis Morgan, prêtre catholique oratorien, Tolkien reste toute sa vie profondément marqué par le catholicisme, vécu comme fidélité et consolation. Très tôt, il se passionne pour les langues. À l’école de Birmingham, il apprend le latin et le grec, découvre le vieil anglais et le vieux norrois. Le Kalevala, épopée finlandaise traduite en anglais par Kirby (1907), le bouleverse : il y trouve une langue étrangère, dense, musicale, qui lui donne le désir de créer ses propres idiomes. Le Beowulf devient un texte fondateur : Tolkien le lit, le traduit, et plus tard (1936) en fera une conférence célèbre où il défend l’œuvre comme un poème mythologique et non une simple source historique. Ses études de philologie à Oxford, couronnées d’un poste de professeur à Leeds puis à Oxford (Rawlinson and Bosworth Professor of Anglo-Saxon), ancrent sa vocation : il n’est pas seulement romancier mais linguiste, artisan de langues inventées. La Première Guerre mondiale interrompt ce parcours. Tolkien s’engage, combat à la bataille de la Somme (1916), voit mourir la plupart de ses amis du T.C.B.S. (Tea Club and Barrovian Society), cercle littéraire d’étudiants. Lui-même contracte la fièvre des tranchées et passe des mois à l’hôpital. Cette expérience de destruction, de boue, de cadavres amoncelés, marque à jamais son imaginaire. Plus tard, il refusera toute lecture allégorique du Seigneur des Anneaux comme transposition de 1914–18 ou de 1939–45, mais il reconnaîtra que son œuvre est née de ce climat : « By 1918, all but one of my close friends were dead » écrit-il dans une lettre (lettre n° 81, éd. Humphrey Carpenter). Après la guerre, il entame une carrière académique. Leeds d’abord, puis Oxford dès 1925. Il publie des articles savants (sur Sir Gawain and the Green Knight, sur le Beowulf), des traductions, des éditions de textes médiévaux. Mais parallèlement, il travaille en secret à ses propres mythologies, qu’il appelle ses Contes perdus. Dès 1916–17, il rédige l’Ainulindalë, cosmogonie fondée sur la musique des Ainur. Ce sont les premiers germes du Silmarillion, qu’il développera toute sa vie sans jamais l’achever complètement. Tolkien appartient donc à une génération brisée par la guerre, mais il choisit une voie singulière : plutôt que le désespoir ou le cynisme, il se tourne vers la restauration d’un imaginaire. Là où Joyce (né en 1882) déconstruit le langage dans Ulysses (1922), Tolkien invente des langues. Là où Eliot écrit The Waste Land (1922), poème du désenchantement, Tolkien compose les bases d’une mythologie lumineuse et tragique à la fois. Sa position est paradoxale : moderne par la conscience du désastre, antimoderne par le choix du mythe. Dès sa jeunesse, Tolkien formule un désir singulier : donner à l’Angleterre une mythologie qui lui manque. Dans une lettre de 1951 à Milton Waldman (publiée dans The Letters of J.R.R. Tolkien, éd. Humphrey Carpenter), il écrit : « I had a mind to make a body of more or less connected legend […] which I could dedicate simply to : to England ; to my country. » Il se sent l’héritier d’une tradition lacunaire. L’Angleterre a des contes arthuriens, mais christianisés, tardifs, sans la profondeur païenne des Eddas scandinaves ni l’unité d’une épopée nationale. Il veut inventer ce qui manque : un corpus de mythes fondateurs. Ce projet prend forme dès 1916–17, dans les Book of Lost Tales. Là apparaissent pour la première fois les Valar, puissances cosmiques, et la musique des Ainur qui structure la création. L’Ainulindalë décrit l’univers comme une partition où chaque dieu chante une voix, et où la dissonance de Melkor introduit le mal. D’emblée, Tolkien donne à son univers une profondeur théologique, à la fois catholique et païenne. Ce n’est pas une simple féerie : c’est une cosmogonie. De là découle tout le Silmarillion. Les grands cycles — la chute de Morgoth, l’histoire de Fëanor et des Silmarils, la geste de Beren et Lúthien, la chute de Númenor — constituent un ensemble de mythes, d’histoires tragiques, de récits fondateurs. Comme dans les Eddas ou le Kalevala, l’histoire est une succession d’âges, du plus lumineux au plus sombre, du premier chant à l’exil, du sacré à la perte. L’ombre recouvre peu à peu la lumière, mais l’espérance n’est jamais abolie. La dimension nationale est assumée. Tolkien, philologue, ancre ses récits dans une géographie et une toponymie imaginaires mais cohérentes, qui évoquent indirectement l’Angleterre et l’Europe du Nord. Ses langues elfiques — quenya, sindarin — ont des résonances finnoises et galloises. Ses Rohirrim parlent un vieil anglais transposé. Son univers est fictionnel, mais son socle est celui des racines linguistiques et mythologiques de son propre pays. Ce projet s’inscrit aussi dans un contexte culturel : le romantisme tardif avait déjà cherché à exhumer des traditions nationales (les frères Grimm en Allemagne, Elias Lönnrot avec le Kalevala en Finlande). Mais Tolkien est le premier à le faire en inventant de toutes pièces. Il ne compile pas des contes existants : il fabrique une mythologie complète, avec cosmogonie, généalogies, chronologies, langues. Cette cohérence est inédite. Là où Dunsany inventait des dieux par fragments, Tolkien construit un système qui pourrait passer pour une tradition transmise. Il appelle cela son legendarium. Il n’a jamais cessé de le retravailler, du front de la Somme jusqu’à sa mort en 1973. Le Seigneur des Anneaux n’est, dans son esprit, qu’une porte d’entrée vers ce monde plus vaste. L’œuvre publiée n’est qu’un fragment de l’édifice mythologique. Le reste — The Silmarillion, The History of Middle-earth éditée plus tard par son fils Christopher — témoigne de cette obsession : créer pour l’Angleterre une mythologie complète, comme un continent parallèle au réel. Chez Tolkien, tout commence par les langues. Bien avant le Hobbit ou Le Seigneur des Anneaux, il invente des systèmes linguistiques complets. Adolescent, il crée le naffarin, esquisse d’idiome, puis le quenya et le sindarin, langues elfiques inspirées respectivement par le finnois et le gallois. Dans ses carnets, il note des racines, des déclinaisons, des dérivations, comme un philologue face à une langue vivante. Mais ces langues ne pouvaient exister seules : il fallait leur donner un peuple, une histoire, un monde. Ainsi, ce ne sont pas les récits qui appellent les langues, mais les langues qui appellent les récits. Son métier nourrit ce geste. À Oxford, Tolkien est spécialiste du vieil anglais et du vieux norrois. Sa conférence de 1936, « Beowulf : The Monsters and the Critics », réhabilite le poème comme œuvre poétique et non simple document historique. Pour lui, les mots sont porteurs de mythes. Chaque étymologie ouvre un imaginaire. Dans The Lost Road (récit inachevé, publié plus tard par Christopher Tolkien), il explore la migration des langues à travers le temps comme si elles portaient les mythes d’un âge à l’autre. Sa pratique philologique irrigue toute sa fiction. Il applique une méthode singulière : inventer un mot, puis chercher quelle histoire pourrait en être l’origine. Ainsi naît souvent le mythe. Christopher Tolkien, dans The History of Middle-earth, montre comment de simples listes de noms ont généré des récits entiers. Un nom elfique suscite une lignée, une ville, une tragédie. Le langage devient matrice narrative. Comparé à Dunsany, Tolkien systématise. Dunsany inventait des dieux en quelques lignes, portés par une prose biblique. Tolkien, lui, construit une grammaire, une phonétique, un lexique. Là où Dunsany suggérait des fragments de mythes, Tolkien bâtit une architecture linguistique complète, où chaque récit est la justification d’un mot. Il le dit explicitement : « My work has always been primarily linguistic. » (Letters, n° 165). Cette centralité des langues donne à son univers une profondeur inégalée. Les textes du Silmarillion ou du Seigneur des Anneaux sont saturés de poèmes, de chants, d’étymologies. Chaque peuple parle sa langue propre, et cette diversité linguistique confère une vraisemblance immédiate. Le lecteur ne doute pas de la réalité de la Terre du Milieu parce que ses noms semblent venir d’une tradition ancienne. La philologie devient moteur de vraisemblance. Ce geste, unique dans l’histoire de l’imaginaire moderne, fait de Tolkien un cas à part. Non seulement il raconte des histoires, mais il restaure un lien organique entre langue et mythe. Ses fictions ne sont pas seulement narrées : elles sont chantées, étymologisées, inscrites dans une profondeur linguistique. Le monde existe parce que les langues le portent. L’expérience de la guerre marque Tolkien au fer. Engagé comme officier du Lancashire Fusiliers, il participe à la bataille de la Somme en 1916. Les paysages de boue, les cadavres abandonnés, les bombardements incessants composent pour lui un enfer moderne. Il perd la plupart de ses amis les plus proches du T.C.B.S. (Tea Club and Barrovian Society), cercle d’étudiants qui nourrissait ses ambitions littéraires. « By 1918, all but one of my close friends were dead », écrit-il plus tard (lettre n° 81). Cette hécatombe imprime son imaginaire : derrière les forêts de la Terre du Milieu, on devine les tranchées, les marais de Mordor, les paysages dévastés du Beleriand. Pourtant, Tolkien refuse de réduire son œuvre à une simple transposition. Dans ses lettres, il nie vigoureusement toute allégorie directe de la Première ou de la Seconde Guerre mondiale. Mais il admet que la guerre a modelé ses images, ses visions, sa sensibilité au mal et à la destruction. La Terre du Milieu est traversée par le souvenir de la guerre moderne, mais transmuée dans une langue mythologique. Là où Lovecraft tire de la modernité une vision d’indifférence cosmique, Tolkien cherche un sens restauré, un ordre malgré le chaos. C’est ici qu’intervient sa notion d’eucatastrophe, formulée dans son essai On Fairy-Stories (1939). Par ce terme, il désigne le retournement heureux, inattendu, qui donne au conte sa dimension de grâce. Là où la catastrophe plonge dans le désespoir, l’eucatastrophe ouvre à la consolation. La fin du Seigneur des Anneaux en offre un exemple : au moment où tout semble perdu, la destruction de l’Anneau survient par la chute de Gollum, accident providentiel. Pour Tolkien, l’eucatastrophe est le reflet littéraire de la Résurrection : le surgissement de l’espérance dans l’ombre. Son catholicisme joue ici un rôle central. Orphelin tôt marqué par la foi, il transpose dans son univers une théologie implicite : le mal existe, il corrompt, il détruit, mais il n’est pas absolu. Le bien, fragile, peut triompher par l’humilité, par la fidélité, par l’accident de grâce. Les Hobbits, figures modestes, incarnent cette logique : non pas des héros épiques, mais de petits êtres qui portent un fardeau disproportionné. L’expérience des tranchées — soldats anonymes dans la boue — se transpose dans l’héroïsme humble de Sam ou de Frodo. Ainsi, la guerre n’a pas seulement apporté l’horreur à Tolkien. Elle lui a donné la matière d’un imaginaire où le mal est tangible, mais où la consolation reste possible. Sa mythologie est tragique, mais non désespérée. Elle oppose au chaos du XXᵉ siècle une vision ordonnée, nourrie de foi et de philologie, où l’histoire humaine retrouve un sens. Lorsque Tolkien publie Le Hobbit en 1937, il ne pense pas encore au grand cycle. Mais le succès du livre pousse son éditeur à lui demander une suite. Ce qui devait être un nouveau récit pour enfants devient, au fil de douze années d’écriture (1937–1949), une épopée de plus de mille pages. Le Seigneur des Anneaux dépasse le cadre du conte : il devient le cœur du legendarium. Le roman articule plusieurs registres. D’un côté, il reprend le ton léger du Hobbit : l’univers domestique des Hobbits, leur humour, leur modestie. De l’autre, il bascule vers l’épopée sombre : les royaumes déchus, les batailles titanesques, la marche des armées. La polyphonie du récit tient à cette juxtaposition : conte pastoral et tragédie antique. Les chants, les poèmes, les généalogies scandent le texte, lui donnant l’allure d’une chronique transmise plutôt que d’un roman moderne. Le centre du récit est l’Anneau unique. Symbole du pouvoir absolu, il corrompt quiconque le possède. Tolkien, dans ses lettres, rejette toute lecture strictement allégorique — ni bombe atomique, ni totalitarisme à peine voilé. Mais il admet que l’Anneau reflète une tentation universelle : l’usage du pouvoir pour dominer. Dans le contexte des deux guerres mondiales, l’ombre de Sauron résonne avec les idéologies destructrices du XXᵉ siècle. L’Anneau concentre la logique du mal : séduction, possession, destruction intérieure. Le récit adopte une structure complexe, presque polyphonique. Après la dissolution de la Communauté, les fils narratifs se séparent : Frodo et Sam vers le Mordor, Aragorn, Legolas et Gimli vers le Rohan et le Gondor. Tolkien alterne ces lignes, créant une tension dramatique qui culmine dans les deux derniers volumes. Le lecteur n’est pas seulement spectateur d’une quête, il suit une mosaïque d’itinéraires convergents. Cette construction rappelle la tradition épique — l’Iliade avec ses héros dispersés — mais transposée dans une prose moderne. Ce qui distingue Le Seigneur des Anneaux des récits antérieurs de fantasy, c’est la profondeur du monde. Derrière chaque lieu, chaque nom, se profile une histoire ancienne. Minas Tirith n’est pas seulement une cité, mais l’héritière de Númenor, elle-même issue des dons des Valar. Aragorn n’est pas un héros providentiel, mais le dernier rejeton d’une lignée millénaire. Cette densité, que Christopher Tolkien a révélée dans The History of Middle-earth, donne à l’œuvre une cohérence unique : la fiction est soutenue par une mythologie souterraine. Enfin, la dimension spirituelle est centrale. Tolkien ne fait jamais de prosélytisme : son catholicisme est implicite. Mais la logique du récit est profondément théologique : le mal existe, mais il est accidentel, secondaire. La Providence agit discrètement, par des retournements inattendus — l’« eucatastrophe ». Le rôle de Gollum en est l’exemple parfait : figure de la chute, il devient l’instrument paradoxal du salut. La destruction de l’Anneau n’est pas l’œuvre du héros, mais le fruit d’un renversement imprévu. Le Seigneur des Anneaux est donc plus qu’un roman de fantasy. C’est une tentative de restaurer une mythologie dans un monde désenchanté. En pleine modernité, Tolkien redonne à la fiction la fonction archaïque du mythe : raconter les origines, donner une profondeur sacrée à l’expérience humaine, offrir une consolation dans l’épreuve. La réception de Tolkien fut contrastée. Le Seigneur des Anneaux, publié entre 1954 et 1955 en trois volumes, reçut d’abord des critiques mitigées en Angleterre. Les milieux académiques, dominés par le modernisme, y voyaient une œuvre passéiste, un « roman pour enfants démesuré ». W. H. Auden, ami de Tolkien, fut l’un des rares à défendre le livre dès sa sortie, saluant sa puissance mythologique. En revanche, Edmund Wilson le traita de « juvenility », un divertissement naïf. C’est aux États-Unis que le succès prit corps, avec l’édition en poche des années 1960. La contre-culture s’en empare : les communautés hippies voient dans la Terre du Milieu un manifeste écologique et anti-industriel, les Hobbits des figures de résistance à la société de consommation. L’œuvre sort du cercle des philologues pour devenir un phénomène culturel. Des fanzines, des clubs de lecture, des communautés de fans se constituent. La fantasy, jusque-là sous-genre marginal, s’impose comme courant majeur. La critique savante mit plus de temps à reconnaître Tolkien. Longtemps réduit à une littérature d’évasion, il fut réévalué dans les années 1980–90 grâce à des chercheurs comme Tom Shippey (The Road to Middle-earth, 1982) et Verlyn Flieger (Splintered Light, 1983). Tous deux, philologues eux-mêmes, montrèrent la profondeur de son projet : un travail érudit sur les mythes et les langues, mais transposé dans une fiction accessible. Aujourd’hui, Tolkien est étudié à l’université autant que Joyce ou Eliot, mais sur un autre versant de la modernité : non pas la déconstruction, mais la reconstruction. L’influence est immense. Ursula K. Le Guin reconnaît en lui un modèle pour Earthsea (1968). Michael Moorcock, malgré ses critiques virulentes (« Epic Pooh », 1978), écrit dans son sillage. George R. R. Martin, avec A Song of Ice and Fire, dialogue implicitement avec Tolkien, entre fidélité et subversion. Neil Gaiman, Alan Moore, toute une génération d’écrivains et de créateurs visuels ont grandi avec la Terre du Milieu. La fantasy contemporaine, du jeu de rôle (Dungeons & Dragons) au cinéma (Peter Jackson’s Lord of the Rings, 2001–2003), porte son empreinte. Mais au-delà de l’influence générique, il faut souligner ce qu’il a restauré : la fonction du mythe. Dans un monde désenchanté par la guerre, par le matérialisme, par l’effondrement des grands récits religieux, Tolkien a redonné à la fiction un pouvoir de consolation. Sa mythologie n’efface pas le tragique — les guerres, les pertes, les exils y sont omniprésents — mais elle propose une lumière, une espérance. C’est ce qu’il nommait l’« eucatastrophe » : le renversement heureux qui rend le monde habitable malgré tout. Aujourd’hui, Tolkien est plus qu’un auteur de fantasy. Il est celui qui a montré que la littérature pouvait, encore au XXᵉ siècle, recréer une mythologie crédible, profonde, consolatrice. À côté du désespoir de Lovecraft et des éclats oniriques de Dunsany, Tolkien représente la restauration : le retour de la fiction à sa fonction la plus ancienne, offrir aux hommes des histoires pour habiter le monde.|couper{180}