02 juin 2024

Vertige de la chute, ralentissement du temps, des lueurs dans l’obscurité, chaleureuses, aimantes et qui ont le pouvoir de soulager la gravité. Des anges. Qu’as-tu fait de ta vie ? Et c’est la projection d’un film en accéléré, un évier qui se vide. Rien. « Ne te juge pas si sévèrement », me dit l’une avec gentillesse, « il y a aussi tout ce que tu ne dis pas, le silence entre les images. » Au réveil, l’interstice est le gibier que j’entrevois à peine qu’il s’enfuit doucement dans le sous-bois.

J’ai écrit encore quelques paragraphes, ou plutôt j’ai mâché lentement quelques paragraphes d’Annie Dillard.

La partie à jeter par-dessus bord est non seulement la mieux écrite ; curieusement, c’est aussi celle qui aurait dû constituer le cœur de l’ouvrage. C’est le passage-clef primordial, celui auquel tous les autres devraient s’accrocher, celui qui t’a donné le courage de commencer. Henry James en savait quelque chose et il en parla mieux que personne. Dans sa préface aux « Dépouilles de Poynton », il plaint l’écrivain en deux phrases comiques qui s’achèvent sur un hurlement : « Quelle est l’œuvre dans laquelle, en proie aux pires difficultés, il n’a pas renoncé au meilleur de ce qu’il voulait conserver ? Dans laquelle avant de commettre l’irréparable, il ne se demande pas ce qu’est devenue cette douce et précieuse chose qui justifiait pareille extrémité ? »

Il y a une fascination égale pour l’anéantissement comme pour ce qui subsiste envers et contre tout. Ce qui passe par le tamis de l’inutile reste résolument utile. Et c’est pourquoi il faut sans doute faire beaucoup de choses inutiles pour savoir ce qu’on aurait pu faire de vraiment utile. C’est le prix à payer de renoncer au groupe, à l’extérieur, aux traditions, à la confiance.

Hier, nous étions lundi et la séance à C. m’a paru moins longue que les autres jours. Devant les fenêtres, la commune a placé des panneaux de fer blanc qui nous rendent aveugles, on ne voit plus la rue, les collines alentour, rien qu’un petit morceau de ciel blanc. Nous avons travaillé à partir des photographies des œuvres de Joan Mitchell. C’est maintenant que je me rends compte que je n’ai pris aucune photographie des travaux réalisés. Je devrais peut-être commencer à établir des check-lists des choses importantes à faire. Je devrais trouver des priorités entre ce qui est important et ce qui ne l’est pas, et le noter. Une fois trouvées, ne pas les oublier.

L’introspection m’agace. Comme un bouton que l’on ne cesse de gratter. Une croûte que l’on s’obstine à gratter pour ne pas perdre la sensation de plaie vive. J’essaie de m’en éloigner mais plus je m’en éloigne, plus je me rue vers elle ensuite. Cela me rappelle des comportements anciens avec ma mère, les femmes, les amis. Un mal obligé. Je n’arrive pas à me décider à dire « fichez-moi la paix » car ces mots sont souvent irrévocables. La paix ne s’obtient qu’avec le silence absolu, l’éloignement définitif. La mort. Autrement dit, si je m’éloigne de l’introspection de façon radicale, j’imagine être mort.