Le Dibbouk

Carnets autofictifs, explorations littéraires et réflexions sur l'art

Novembre 2025, en guise de lettre d’information

**Édito — Novembre 2025** Si je dis que je travaille, pas sûr que ce soit le bon mot. Ce travail ne nourrit pas son homme. La fierté non plus. Enfin à ce que je sache. Qu’est-ce qui nourrit (…)
Lire la suite →

Explorer les contenus

Dernières publications

Carnets | Phrases

décembre 2025 | phrases

02 décembre 2025 Évidemment, les relations humaines étaient réduites ; seul quelquefois, un collègue gymnaste grimpait jusqu’à lui en montant par l’échelle de corde ; ils s’asseyaient tous les deux sur le trapèze et restaient à bavarder, en s’appuyant sur les cordes, à droite et à gauche ; ou bien des ouvriers venaient réparer le toit et échangeaient avec lui quelques mots par une fenêtre ouverte ; ou bien un pompier venait vérifier l’éclairage de secours sur la galerie d’en haut et lui lançait un mot respectueux, mais difficile à comprendre -- Franz Kafka, le Trapéziste, Artistes de la faim et autres récits, traduction Claude David. [mots-clés : altidude, isolement, humour ] Ainsi sommes nous à ce point obsédés par nos propres vies, langage désormais, que l’insistance s’est déplacée. L’insistance persiste centriquement, de sorte que là où l’on cherchait jadis un vocabulaire pour idées, on recherche maintenant des idées pour vocabulaire. -- Lyn Hejinian : Si écrit c’est écrire (trad.Martin Richet) Tombeau des envois électroniques [mots-clés : blanc, typographie, poésie vs pensée] 03 décembre 2025 Et moi, dans ces deux minutes qu’il a fallu pour que les doigts enfilent ces lignes sur le clavier blanc, c’est se souvenir d’une période lointaine, un été dans une ville précise, où lire les russes, Dostoievski puis Tolstoï, et encore Tolstoï puis Dostoievski, avait duré plusieurs semaines et que de la même façon parfois sortir éberlué dans la ville sans même plus savoir ses heures, fin de la digression ! -- François Bon, pdf du 3 décembre 2025, Lovecraft carnet 1925 [mots-clés : Radcliff, Lovecraft, roman Gothique, athmosphère de lecture échangée, souvenirs de lectures personnelles, Girard et Dostoievski, critique dans un souterrain, peut-être 1988, chambre 30, Paris] 04 décembre 2025 Question de circonstance. Non pas, puisque César, commentateur de ses propres guerres, lorsqu’il écrit trois pages sur les mœurs de ceux qu’il combat, donne la plus grande place aux druides gaulois : ils connaissent l’écriture et se servent, dit-il, de l’alphabet grec, pour les comptes publics et privés. Mais ceux qui suivent l’enseignement des druides doivent mémoriser par cœur des milliers de vers, dit César, l’ordre des mots est important : ils estiment que leur religion ne leur permet pas de confier à l’écriture la doctrine de leur enseignement. Ce qui a écrit les tables que va chercher Moïse n’a pas de figure ni de représentation, mais on va le chercher à travers toutes les figures réunies de l’hostilité et de l’effroi. À ce prix, où l’homme se conquiert sur lui-même, ce qu’on ramène ne vient pas de l’homme. Alors, quand on saura imprimer, à la fin du quinzième siècle, on ne doit pas s’étonner que l’inventaire du vivant, planches d’anatomie, flores, bestiaires, soit la première tâche du livre. -- François Bon, Apprendre l'invention 2011 [mots-clés : vie et mort, l'oral et l'écrit ] 05 décembre 2025 J’ai suggéré les mots « Esor umhrarum sum » mais n’étant plus sûr de rien dans ma vieillesse, je me rendis à la bibliothèque de Brooklyn, rue Montague, pour vérifier si ma formulation était aussi idiomatique que possible. --Howard Philipp Lovecraft Dans une lettre de 1926 reçu par PDF ( Une année avec Lovecraft, le carnet de 1925, François Bon [mots-clés :Précision, effort, amitié, orgueil ] Quel début au monde, quand il a fallu des siècles pour que seulement la question du début se pose comme telle. -- François Bon, Apprendre l'invention [Mots-clés : Le temps, la relecture, la ( bonne ?) question] Depuis vingt ans, Jean Vignol écrivait des romans-feuilletons pour les journaux populaires, des romans où il n’était question, comme de juste, que d’assassinats et d’enfants substitués à d’autres dès le berceau. Il n’était vraiment pas plus maladroit que ses rivaux dans cette spécialité. Si jamais vous faites une dangereuse maladie – ce dont Dieu vous garde ! – et si vous ne savez comment remplir les heures d’ennui d’une longue convalescence, lisez les Mystères de Ménilmontant, qui n’ont pas moins de vingt-cinq mille lignes. Vous retrouverez là tous les ingrédients accoutumés de cette cuisine littéraire. --François Coppée, Contes tout simples [mots-clés : cuisine littéraire, divertisssement, tromper l'ennui ] Vous avez encore du mal à donner des raisons crédibles et incarnées aux actions de vos personnages. « Je ne sais pas ce qui m’a pris » est une esquive. Dans la vie, on sait rarement, mais en littérature, il faut choisir une raison, même tordue, et la suggérer par un détail. Ce n’est pas de la psychologie, c’est de la nécessité narrative. --Deepseek, lors d'une réecriture de texte [mots-clés : action, fonction, personnage] 06 décembre 2025 « Quelle scie ! se disait-il un soir de veille de Noël, en montant avec lenteur ses cinq étages, car il devenait un peu asthmatique. Quelle scie ! Voilà qu’ils trouvent encore, au journal, que ma dernière machine, Mazas et Compagnie, manque de coups de couteau. Il va falloir que je ressuscite Bouffe-Toujours, mon forçat, que j’ai fait précipiter, il y a huit jours, du haut de la Tour Eiffel, et que je lui fournisse des victimes… Et, après cette complaisance, vous verrez qu’ils refuseront encore de me mettre à vingt centimes la ligne… Ah ! la chienne de vie ! » --François Coppée Contes tout simples [mots-clés : tarifs à la ligne ] 7 décembre 2025 Dans ces pièces hautes et chaudes, des femmes en robe grise ou foncée vont et viennent en silence. Le long des murs, dans la profondeur de petites baignoires métalliques, de minuscules avortons sont couchés sans bruit, leurs yeux sérieux tout grands ouverts. Ce sont les fruits malingres de femmes rongées, sans âme, trapues, des femmes venant des banlieues de bois, plongées dans le brouillard. Les prématurés, au moment où on les amène ici, pèsent une livre, une livre et demie. À chaque petite baignoire, on a accroché un tableau – c’est la courbe de vie du nourrisson. Désormais, ce n’est plus une courbe. La ligne se redresse. Dans ces corps d’une livre, la vie peine, irréelle et languissante. Nous tombons peu à peu dans l’engourdissement, et voici une autre facette imperceptible de cette mort : les femmes qui allaitent ont de moins en moins de lait. Désormais, il n’y a plus ni Razoumovski, ni directrice. Dans les couloirs de Rastrelli, de leur démarche rendue lourde par la grossesse, vont et viennent, tramant leurs savates, huit femmes aux ventres proéminents. Elles ne sont que huit. Mais le palais leur appartient. C’est ainsi qu’on l’appelle : le Palais de la Maternité. Dimanche, jour de fête et de printemps, le camarade Spitzberg prononce un discours dans les salles du palais d’Hiver. Il l’a intitulé : La personnalité miséricordieuse du Christ et les vomissures de l’anathème de la chrétienté. Dieu, chez le camarade Spitzberg, devient Monsieur Dieu, un prêtre devient un pope, un popeux ou, le plus souvent, un “ventripopant” (du mot ventre). Il traite toutes les religions de boutiques de charlatans et d’exploiteurs, il vitupère les papes, les évêques, les archevêques, les rabbins israélites, et même le dalaï-lama, “dont la démocratie tibétaine abusée place les excréments au rang de concoctions curatives”. Pendant la “révolution sociale”, nul ne se targuait d’intentions plus nobles que le Commissariat à l’action sociale. Ses principes étaient empreints d’une grande ambition. Des tâches essentielles lui étaient confiées : redressement immédiat des âmes, règne de l’amour établi par décret, préparation des citoyens à une vie fière et à la commune libre. Le commissariat n’alla pas par quatre chemins pour atteindre ses objectifs. -- Isaac Babel Chroniques de l'an 18 et autres chroniques ( 1916) traduit du russe par Irène Markowicz et Cécile Térouanne sous la direction d’André Markowicz [mots-clés : prématurés, nourrices, fruits malingres, une livre pour être viable, Rastrelli, Maison de la Maternité, l'amour par décret] 09 décembre 2025 Rapporté aux temps verbaux, on pourrait dire que, dans la création artistique, on trouve toujours deux états, le « en faisant », et le « avoir fait » ou le « ayant été fait ». J’irais même plus loin, on est confronté là à la différence entre la vie et la mort. En faisant, on est vivant. Ayant fait, on est mort. -- Jean-Philippe Toussaint , "C'est vous l'écrivain" [mots-clés : coulisses, making off, être vivant en train d'écrire, puis mort enterré dans le livre ] 11 décembre 2025 Au fil des ans, les images que j’ai conservées de ce monde à l’envers se sont mélangées à celles de la salle des pas perdus* de la Centraal Station anversoise ; et aujourd’hui, dès que j’essaie de me représenter cette salle d’attente, je vois le Nocturama, et, quand je pense au Nocturama, j’ai à l’esprit la salle d’attente, vraisemblablement parce que cet après-midi-là, au sortir du parc animalier, je suis entré directement dans la gare ou plutôt je suis d’abord resté un moment sur la place devant la gare, les yeux levés vers la façade de ce bâtiment fantastique que le matin, à mon arrivée, je n’avais fait qu’entrevoir. --Winfried Georg Maximilian Sebald, Austerlitz. [mots-clés : Chiasme, antimétabole ] Si l’on approche néanmoins à juste titre la juxtaposition et la coordination pour les opposer à la subordination, c’est qu’indépendamment de la présence ou de l’absence d’un terme de liaison, les deux premières opèrent sur le mode de l’enchaînement parataxique (qui joue également entre des mots et des syntagmes), alors que la troisième opère par emboîtement hypotaxique de propositions (à l’exclusion de tout autre constituant). --Martin Riegel, Grammaire méthodique du français [Mots-clés : parataxe et hypotaxe]|couper{180}

Carnets | décembre 2025

11 décembre 2025

Jean-Philippe Toussaint raconte dans C’est vous l’écrivain comment Crime et châtiment de Dostoïevski a déclenché chez lui le désir d’écrire. Il décrit un moment très précis : en lisant la scène du meurtre de l’usurière, il devient l’assassin, au point de pouvoir la raconter des années plus tard avec une netteté qui montre à quel point cette lecture s’est imprimée en lui. Moi aussi, j’ai lu Dostoïevski dans ma jeunesse, mais si je devais aujourd’hui reprendre cette scène, il me faudrait aller chercher le livre dans la bibliothèque, vérifier les noms, les lieux, les gestes. Rien n’est resté avec cette intensité-là. Ce décalage entre sa mémoire et la mienne me fait réfléchir à la place de chacun dans ce triangle : l’auteur qui emprunte une voix, le narrateur qui porte cette voix, le lecteur qui la reçoit, l’habite un temps, puis la laisse se dissoudre dans sa propre mémoire. Ce triangle passe aussi par ce qu’on appelle “le genre” : roman d’amour, thriller, policier, suspense, autofiction… Chaque étiquette promet des codes reconnaissables, un certain contrat avec le lecteur. En principe, on ne mélange pas les genres, on sait vaguement où l’on met les pieds. Mais la modernité a fissuré ces cadres : Calvino, avec Si par une nuit d’hiver un voyageur, change déjà les règles du jeu et propose au lecteur un autre type de contrat, plus instable, où le roman exhibe sa propre construction. Plus tard, chez Kundera, dans ses pages sur Cervantès et Don Quichotte, j’ai gardé l’impression – peut-être approximative mais tenace – qu’il insiste davantage sur la seconde partie que sur la première, comme si le roman se regardait lui-même en train d’exister et déplaçait ainsi sa propre définition. Le Nouveau Roman, à sa manière, a aussi brouillé les repères de ceux qui cherchaient “une intrigue” à l’endroit habituel. Ces écrivains ne sont pas “populaires” au sens commercial, mais on ne peut pas sérieusement leur reprocher de ne pas l’être : pour beaucoup de lecteurs, la lecture reste surtout un moment d’évasion et de consommation, au même titre qu’un film, des courses au supermarché ou un voyage d’agrément. Tout cela me revient en relisant mes propres textes rangés sous l’étiquette “autofiction et introspection”. Je constate que j’y mélange journal, essai, fiction, commentaire de lecture, sans toujours savoir, au moment d’écrire, qui parle exactement. C’est là que surgit pour moi la figure de cet “homme du sous-sol contemporain” que je suis en train de dessiner : un type enfermé dans sa douche, son écran, son cabinet dentaire, saturé de phrases toutes faites, de pubs EDF, de vidéos complotistes et de honte sourde, qui parle en “je” mais dont je sais qu’il n’est déjà plus tout à fait moi. En le laissant porter une part de ma voix, une part de ma fatigue et de ma colère, je déplace la question : ce n’est plus seulement “moi” qui parle, c’est un narrateur construit, traversé par ce qui l’environne, et que je peux regarder ensuite comme lecteur. Le nœud que je cherche à serrer est peut-être là : dans cette hésitation volontaire entre auteur, narrateur et lecteur, dans ce mélange assumé des genres et des positions, comme si mes textes “autofiction et introspection” étaient précisément le sous-sol où cette confusion est travaillée plutôt que résolue. Et, au moment de me relire, je ne sais plus très bien qui je suis dans cette affaire : auteur qui règle ses comptes, narrateur qui se fabrique un personnage, ou simple lecteur pris dans un texte qui ne correspond plus à aucun genre stable. Peut-être que ça suffit comme constat pour l’instant : reconnaître que ça flotte, que ça mélange les places, et continuer malgré tout à écrire là, en essayant seulement de ne pas ajouter plus de bruit que celui qui est déjà là. illustration vue de Remiremont dans les vosges 2009, pb|couper{180}

Auteurs littéraires depuis quelle place écris-tu ? Théorie et critique littéraire

Carnets | Le carnet noir

10 décembre 2025

Le 8 décembre 2025, j’étais connecté à mon serveur, prêt à sélectionner tout le répertoire www, le dossier qui contient l’intégralité de mon site, et à le supprimer. La fenêtre de Filezilla était ouverte, tous les fichiers listés, mon doigt approchait la touche Suppr. À ce moment-là, une notification est apparue en haut de l’écran : nouvelle vidéo de L.S. J’ai cliqué. L.S. présentait la nouvelle IA de Notion. En l’écoutant, j’ai immédiatement pensé qu’on pouvait s’en servir pour faire un livre à partir de ce qui dormait déjà dans les archives. J’ai ouvert Notion, activé l’essai, importé un fichier CSV avec mes 3747 articles, lancé la commande. Une heure plus tard, un manuscrit sur l’écriture était apparu dans une page, composé uniquement de textes que j’avais déjà publiés. Depuis quelques jours, j’ai du mal à croire à ce que j’écris, ni même à ce que je lis. Je ferme un livre sur une seule phrase qui sonne faux, je supprime plusieurs pages de carnet pour deux ou trois bévues qui me sautent aux yeux. Ce que j’appelle exigence ressemble parfois à autre chose, quelque chose de plus ancien. Enfant, je mettais le feu au poulailler, je partais en douce pour des fugues ratées, je volais des bonbons à l’épicerie du coin, je mentais, je tapais trop fort sur mon petit frère. À chaque fois, la suite était prévisible : engueulade, punition, gifles. Au moins, il se passait quelque chose de clair. Ce que j’ai appris plus tard, c’est une sanction qui ne fait pas de bruit : le silence. Quand je publie un texte, que je le signale, puis que je regarde les statistiques et que je vois qu’il a été lu trois ou quatre fois, parfois pas du tout, j’appelle ça la sanction. Ce n’est jamais totalement vide, mais ça y ressemble. Je n’ai mis ni forum ni lien de contact sur le site ; je me suis arrangé pour que la réponse, le plus souvent, soit ce silence-là. Il dure, il s’accumule, il finit par compter autant que les textes. Ce soir-là, sur l’écran, j’avais encore la fenêtre de Suppr ouverte, le manuscrit généré par Notion, et la courbe presque plate de mes visites. Avec ça, il faut bien continuer à écrire un peu, sans tout effacer. illustration Manège à Aubervilliers, années 80, pb|couper{180}

depuis quelle place écris-tu ? Essai sur la fatigue

Carnets | Ateliers d’écriture

Boost 02 #12 | Construire un autel

La fenêtre de la chambre d’hôtel a longtemps été ce que je cherchais en premier. J’allais vers elle comme si c’était pour ça que j’étais venu, voir la ville à travers ce cadre-là plutôt qu’un autre. Je ne sais plus ce que je regardais exactement : les façades d’en face, un bout de ciel, une enseigne, peu importe, c’était la ville vue depuis cette vitre qui comptait. Je ne me souviens plus vraiment quand j’ai arrêté de regarder par la fenêtre. À un moment, cela s’est inversé. Lorsque j’avais la possibilité de l’occulter, je le faisais. Je repérais le rideau et je le tirais sans même vérifier ce qu’il y avait dehors. Je me souviens de rideaux surtout, de leurs plis, de leur épaisseur, pas des vues qu’ils masquaient. Je ne me rappelle pas avoir jamais fermé les volets d’une chambre d’hôtel. La fenêtre restait là, quelque part derrière, disponible, mais déjà écartée. La perception du bruit dans une chambre d’hôtel, qu’il vienne des chambres d’à côté, de plus loin dans l’immeuble ou de l’extérieur, a longtemps tout recouvert. Je me souviens d’un été brûlant où j’ai ouvert la fenêtre en grand. Le bruit et la lumière sont entrés d’un seul bloc. Je suis resté là, sans la refermer. Première fois que je pense avec un peu plus d’acuité que d’habitude au mot première et au mot fois posés côte à côte. Le mot côte — aussi saugrenu soit le rapprochement — me ramène à agneau et à autel et débouche sur une ruelle grise dans le quartier du Marais. Quelques marches raides à grimper, une rambarde de fer mouillée, et puis la porte sombre de cet hôtel. Première fois que je me retrouve seul dans un hôtel. Et c’est maintenant que ça me revient : l’étreinte exagérée, la toute dernière fois que nous fîmes l’amour, P. et moi. Mais c’était près de quinze ans plus tard. La ville était devenue une étrangère, et nous faisions semblant de l’être aussi. Nous vivions séparés déjà, en périphérie. Ce qui aurait dû être arraché d’un coup, comme une écharde, nous avons traîné à le faire. La nuit est tombée. On ne savait pas où aller et c’est par hasard que nous nous retrouvâmes à l’angle de la ruelle, à gravir les marches, à passer par la même porte sombre. Entre les deux, d’autres nuits s’accrochent, moins nettes. D’autres rues de la ville, d’autres jeux de clés, et au bout une porte sombre qui se dresse. À chaque fois, je me retrouve à redessiner la même figure : un sac, quelques affaires, un numéro de chambre, l’habitude de passer par un hôtel. Pour moi, une chambre d’hôtel au mois n’a rien d’une chambre de passage. On y reste, on y revient tous les soirs, on s’y réveille plusieurs fois de suite au même endroit. Le confort affiché, avec gaz à tous les étages, veut dire qu’on peut cuisiner, se laver, faire ses besoins sans quitter la chambre. C’est un logement posé dans un couloir, derrière une porte identique à toutes les autres. Dans une chambre d’hôtel au mois, personne ne vient faire le ménage. Le locataire fait le nécessaire lui-même. Derrière la cloison de la chambre dont je me souviens vivait une vieille femme. Elle chantonnait toute la journée, et c’est ainsi que j’ai su que quelqu’un habitait là. Une fois ou deux, j’ai vu sa chambre : des montagnes de sacs-poubelles, de linge, d’emballages vides, un amoncellement où on ne voyait plus le sol. À l’étage au-dessus vivait un maçon qui écoutait du reggae. Il m’invitait souvent à partager un repas. Chez lui, tout était organisé, chaque chose avait sa place, et une sorte de confort tranquille régnait dans la pièce. L’hôtel est l’autel et l’établi où, sans le savoir, j’ai commencé d’apprendre à mourir. Illustration La chambre que Vincent van Gogh a occupée pendant deux mois à l’auberge Ravoux , Auvers-sur-Oise.|couper{180}

Ateliers d’écriture