février
Carnets | février
28 février 2019
Il avait longtemps tourné autour de ces mots-là : « beau », « déco », comme si la peinture se décidait dans un débat. Puis il avait laissé tomber. Il avait refait le chemin jusqu’au pont : la toile nue, la main d’enfant qui hésite au bord du pinceau. Ce qui le mettait en route, maintenant, ce n’était plus l’idée brillante ni la fulgurance, mais l’écoute. Le cœur qui bat, le sang qui circule, le feulement d’un chat en quête sur le toit voisin, le petit ploc d’une goutte d’eau : ces signes minuscules lui donnaient une direction plus sûre que ses images d’autrefois, celles où il se perdait en croyant avancer. Il sentait qu’il pourrait presque peindre les yeux fermés, non par virtuosité, mais parce que quelque chose en lui avait cessé de forcer. Son œil aussi avait changé : un trait trop fragile, une couleur trop vive le faisait vaciller, alors il allait plus loin dans la concentration, sans juger, et laissait la main faire ce qu’elle savait faire quand elle n’était pas surveillée. Quand il recula enfin de quelques pas, comme il le faisait toujours pour voir, il fut arrêté net. Le tableau tenait. Il était beau au sens le plus simple : comme un olivier bien taillé, traversable, respirant. Un oiseau aurait pu y passer sans se cogner. Il se sentit passeur, c’est-à-dire capable de laisser passer quelque chose sans le déformer. La beauté était là, dans cette fragilité acceptée, dans cette souplesse trouvée pour la laisser sourdre et la partager. Demain, sans doute, il faudrait recommencer. Mais ce jour-là, c’était arrivé. illustration huile sur toile pb 2019|couper{180}
Carnets | février
27 février 2019
Où les choix mènent-ils vraiment ? Il fit la liste, mentalement, de ceux des dernières semaines — les prix retirés, les expositions réduites, la décision de ne plus vendre — et sentit le chemin dans son corps avant de le comprendre dans sa tête. Il avait quitté des habitudes, coupé des protections, et maintenant la moindre brise le prenait de face. Un oiseau qui chante au loin suffisait à lui faire mal. Il eut cette pensée un peu absurde et exacte : avec une oreille bouchée, au moins la douleur n’entrait que d’un côté. Il s’était tenu comme on tient en apnée, jour après jour, en descendant plus bas que ce qu’il croyait possible. Au fond, très loin, il lui avait semblé voir une forme connue, un bout de paysage intérieur qu’il pensait perdu. Illusion peut-être. Il allait encore douter quand la suffocation vint : le corps rappelait qu’il fallait remonter, respirer autrement, revenir à la surface des choses sans confondre légèreté et mensonge. Il avait eu des haut-le-cœur en pensant à ce qui l’attendait encore, aux engagements pris autrefois comme on jette des bouteilles à la mer et qui reviennent toujours, un matin, sur le seuil. Les projets s’accumulaient derrière lui. Il les sentait revenir, non pas en théorie, mais en poids : dates, rendez-vous, courriers, dettes, attentes des autres. Et pourtant il tenait. Pas par volonté héroïque, plutôt par une poussée sourde qui le gardait debout quand tout le reste cédait. Dans cette douleur, il recommençait à entendre quelque chose de simple : une zone calme, nue, où il respirait mieux. Ce calme n’était pas un trou. Il était une réserve. Il donnait envie de peindre, tout de suite, de saisir une toile, de prendre les pinceaux pour attraper ce que cette réserve ouvrait en lui. Il se méfia une seconde : et si c’était encore une ruse de l’imagination, une façon de se raconter une sortie ? C’est à ce moment que le bourdon entra dans l’atelier. Il le suivit des yeux : l’insecte tournait vite, cognait contre une poutre, contre un mur, repartait, puis venait se fracasser obstinément sur les vitres donnant sur la cour. Il alla ouvrir la porte. Encore deux ou trois chocs, puis le bourdon trouva la brèche et disparut d’un coup dans l’air. Il referma. Quelque chose se mit en place, d’un seul tenant. Il esquissa un sourire, pas joyeux, mais juste. Il remercia en silence ce qui, malgré tout, l’avait maintenu là. Puis il se mit au travail. illustration Décomposition, détail huile sur toile, pb 2019|couper{180}
Carnets | février
27 février 2019
Il y avait ce pont qui enjambait le Cher et qui séparait, dans la tête de l’enfant, deux moitiés du chemin qu’il faisait matin et soir. En contrebas, sur la rive, les abattoirs du village avaient été construits et, certains jours, des flaques de sang grasses s’échappaient d’une conduite pour rejoindre le fleuve. Alors une odeur acre flottait dans l’air, une odeur de fer, la même que lorsqu’il suçait un clou ou posait la langue sur le tournevis froid de son père. Le sang sur l’eau, il le regardait sans dégoût ; il savait ce que c’était, et il trouvait que ce rouge allait étrangement bien avec le vert des herbes sous la surface. Les herbes ondulaient comme des cheveux longs dans le courant ; le sang dérivait en nappes épaisses, se déchirait, disparaissait vers l’amont, du côté de l’Allée des soupirs, ce lieu-dit où il allait souvent pêcher. Le pont était un point névralgique : il savait qu’à cet endroit il était à mi-parcours, et que la route, dans un sens ou dans l’autre, pesait pareil. Il avait inventé une balance invisible pour ça ; il y posait ses peurs et ses joies comme deux poids qu’il essayait d’équilibrer. Ce matin-là il s’arrêta au-dessus du parapet, juste avant l’abattoir. Aucun bruit ne montait des bâtiments. Le brouillard se levait mal, lourd, comme s’il ne voulait pas lâcher l’horizon. Il posa sur sa balance une idée plus grave : la douleur, représentée par la perte hypothétique de ses deux parents. Il imagina le père d’un côté, la mère de l’autre. Le père lui parut plus lourd, d’abord, mais les plateaux ne bougèrent pas. Ils restèrent là, immobiles, muets. Il ne sut pas choisir. Il repartit, en retard. À l’école la matinée traîna, et la division le prit par surprise : encore plus dure que la multiplication, surtout quand la virgule entrait dans l’histoire, comme si le nombre refusait de tomber juste. L’après-midi, la directrice fit jouer Pierre et le Loup sur un vieux électrophone. Le diamant crachotait dans les sillons, et l’enfant compta les craquements plutôt que d’écouter le loup. Quand il reprit le chemin du retour, le soleil était bas et le pont réapparut au loin. Le brouillard avait disparu, l’horizon était net. En se penchant il ne vit plus de sang, seulement l’eau et les herbes qui prenaient la lumière du soir en éclats rapides. Les hêtres de l’autre rive frémissaient doucement. Il pensa qu’il aurait aimé pêcher là, maintenant, mais les devoirs l’attendaient. Cette pensée lui mit de l’ombre sur le visage et le cartable lui sembla d’un coup plus lourd. À force de changer de main pour le porter, il sentit monter une idée simple, brutale. Arrivé au pont, il prit son élan et jeta le cartable dans le Cher. Le soir, quand sa mère demanda où il était passé, il dit qu’il l’avait oublié à l’école. Pendant quelques jours il fit le trajet d’un pas plus léger, libre de ses expériences de pesée. Puis on découvrit le pot aux roses. Il fut puni par la mère, puis par la directrice. Les larmes, les reproches, la honte passèrent. Ce qui resta, sous tout ça, c’était autre chose : une joie sauvage, celle de refuser le poids qu’on lui mettait sur le dos, et de sentir que ça ouvrait, quelque part, un espace à lui. illustration Pont sur le Cher, Vallon en Sully|couper{180}
Carnets | février
27 février 2019
Ce matin-là, le peintre avait décidé d’en finir avec les ventes à la petite semaine. Une toile qui partait, c’était quinze jours de répit, puis la gorge se resserrait à nouveau : tirer le diable par la queue, faire semblant d’y croire, trouver sa nourriture dans l’exaltation du travail pour ne pas tomber. La flamme devait tenir, coûte que coûte. Alors il s’était juré de ne plus vendre. Sur les réseaux, il enlèverait les prix, ou les pousserait si haut que personne n’oserait acheter. Il vivrait des cours, et le reste du temps, il irait plus loin dans la peinture, sans se retourner. Une centaine de toiles par an, ça voulait dire du grenier plein et des étagères en plus ; ça voulait dire peut-être des châssis démontés, des toiles roulées, du volume gagné à force de serrer la matière. Il fallait s’organiser, oui, mais pour travailler, pas pour plaire. Il réduirait les expositions. Fini les salles municipales, les centres culturels, les cimaises louées au mois. S’il voulait que le travail soit payé à sa valeur, il devait passer par des galeries, par des gens qui risquent avec toi au lieu de te louer un mur. Pour ça, il n’y avait qu’une règle : travailler, arrêter les dispersions. Il rangea l’atelier, passa le balai. Les élèves allaient arriver. Il se dit, en voyant la poussière s’amasser, qu’il avait eu raison de garder ces cours : un maigre revenu, oui, mais surtout un fil avec l’extérieur. Sans ce fil, il se serait perdu dans l’atelier comme dans une cave. Les cours tenaient par une mécanique qu’il connaissait : une phrase pour ouvrir la séance sur l’humeur du jour, une attention quand un visage se ferme, un mot ferme quand une toile s’égare. Certains revenaient depuis des années. Il ajustait les tarifs selon les gens, selon le coin, selon ce que le chômage avait déjà mangé ici. Il vida la pelle dans la poubelle et, une seconde, il se demanda combien de temps encore il pourrait faire ça. Les tutoriels poussaient partout ; on apprenait seul, chez soi, sans bouger. Ce qu’on ne trouvait pas en ligne, c’était le groupe, le café, le fait d’être là ensemble, et sa manière à lui de sentir quand la main hésite, quand la peur monte dans un regard, et de la remettre d’aplomb. Il avait encore des expositions prévues cette année. Rien que l’idée le surprenait : l’an dernier il avait couru après ces accords comme après une preuve ; maintenant il sentait surtout le poids de devoir les honorer. Il pensa un instant à annuler. Puis il se rappela qu’il ne supportait plus de voir les toiles s’empiler chez lui, qu’il fallait les expulser de l’atelier, même par des portes qu’il ne voulait plus emprunter. La sonnette tinta. Il regarda l’horloge : trop tôt. À l’entrée se tenait une femme entre deux âges, pochette de cuir sous le bras. « Monsieur — ? » Elle avait écorché son nom. Il ne corrigea pas. « Maître —, huissier de justice. » Le reste du nom s’effaça aussitôt ; il n’entendit que “huissier”. Elle lui tendit un papier, parla d’une contrainte. Il ne retint que ce mot-là. Quand la porte se referma, il resta avec le document à la main. Sans lunettes, il ne lut rien. Il le plia, l’enfouit dans une poche. Les élèves allaient arriver, il ne voulait pas que la bonne humeur balayée avec la poussière lui retombe sur la tête. Il retourna vers l’atelier, reprit sa phrase intérieure, simple, têtue : il ne vendrait plus à la petite semaine. Il serait cher, désormais. Avant d’entrer, il leva les yeux : quelques nuages s’amassaient dans un coin du ciel, mais la lumière tenait encore. illustration Huile sur toile, pb 2019|couper{180}
Carnets | février
26 février 2019
La parole, à force de vivre sur le silence, finit par le faire vaciller : on parle jusqu’à l’épuisement, sans voir que c’est ce silence-là qui tient la flamme, et que chaque mot en grignote le combustible. illustration fusain sur papier pb 2019|couper{180}
Carnets | février
26 février 2019
Il avait beaucoup parlé, puis le vide était venu d’un coup, vertigineux, comme après une montée trop longue. Il avait regagné son mutisme familier, cette zone froide où il se recolle dès que les autres ont trop frotté. Dans le silence de l’atelier, il s’assit et regarda ce qu’il avait fait cette semaine. Il passa d’une toile à l’autre sans bouger le corps, seulement les yeux. Peu de chose tenait. Ici une surface trop bavarde, là une facilité de couleur venue pour remplir, ailleurs une idée repeinte au lieu d’être vue. Tout parlait trop, et pour ne rien dire. La question qu’il traînait depuis des semaines lui revint, mais cette fois au ras des pinceaux sales et des cadres empilés : est-ce qu’il peignait parce qu’il en avait besoin, ou parce qu’il ne savait plus comment exister sans ça. Il ne se sentait plus poussé vers le travail. L’élan avait lâché. Il restait l’habitude, la nervosité sèche d’un corps qui continue alors qu’il n’y croit plus, et l’arrière-fond du marché, non pas comme idée, mais comme pression sourde : un prix à tenir, une expo à assurer, un trou dans le compte qui ne se remplissait pas. L’hiver finissait pourtant. La lumière revenait. Les bourgeons du lilas qu’ils avaient planté, S. et lui, s’ouvraient timidement au bord du jardin. Il eut envie d’une cigarette, la main y alla presque, puis il se souvint : il avait arrêté. Il rinça ses pinceaux sous l’eau froide. Le geste le calma une seconde. Comment avait-il pu en arriver là. La soixantaine approchait, et rien ne se redressait. Le mois dernier, rien vendu. Le mois d’avant, rien non plus. Une exposition sans suite, deux coups de fil pour demander un rabais, un virement attendu qui ne venait pas. L’argent manquait, l’urgence l’avait fait peindre en roue libre, comme pour boucher un trou avec de la peinture. Il avait déjà traversé des passages durs, oui, mais cette fois ce qui lui manquait, c’était le petit crédit intérieur qu’on se donne pour tenir. Il se regardait travailler avec une lucidité sans pitié, et la pitié ne servait plus à rien. Il avait eu ses chances, plusieurs même. Mais chaque fois, au moment où quelque chose commençait à tenir, une envie d’ailleurs se levait en lui, non pas héroïque, plutôt un dégoût de la place prise. Il lâchait avant de savoir pourquoi. Il se promettait plus grand, plus vrai, plus indéfinissable, et il ne faisait que déplacer le manque. Il aurait pu admettre qu’il ne cherchait pas la réussite, qu’il en mimait les gestes comme on mime une langue étrangère en espérant qu’elle devienne naturelle. Il se raccrocha à de vieux réflexes. Enfant, après un tour pendable, il récitait deux ou trois Notre Père et se sentait lavé. Aujourd’hui ça ne marchait plus. Alors il rangea. Il balaya l’atelier. Une semaine à peindre jour et nuit avait mis une poussière partout, de la couleur sèche sur le sol, des papiers chiffonnés, des idées noires aussi, dans les coins. En balayant il se revit gamin, sournois et malheureux, cherchant à se faire remarquer pour arracher un peu d’amitié. Le père revenait avec son regard. Au mieux l’indifférence, au pire la moquerie qui coupe. « Toi, tu es un artiste. » Il avait pris ça au sérieux. Il avait construit sa vie là-dessus, d’abord comme on obéit, ensuite comme on défie. Avec le temps il s’était fabriqué une histoire supportable : si le père crachait sur les artistes, c’est qu’il en portait un en lui et qu’il s’était dégonflé. Et lui, le peintre, aurait pour mission de payer la dette, de réussir à sa place. Cette idée l’avait tenu des années. Elle le fatiguait maintenant. Elle laissait une vanité épaisse dans la gorge, et pourtant il voulait sauver un petit coin de justesse, un reste de poésie à ne pas vendre. Il pensa au père et à lui dans cette tentative absurde de rachat, et sentit que quelque chose, là, touchait sa limite. Il était encore dedans quand S. apparut sur le seuil. Elle tenait une feuille, quelques notes, la liste des choses à régler avant l’exposition : appels, accrochage, cartons, horaires. Elle dit son prénom, le ramena d’un coup dans le présent. Il la regarda. Les mots ne vinrent pas. Il s’enfonça un peu plus dans son silence, parce que c’était le seul endroit où, pour l’instant, il tenait encore. <small< illustration huile sur toile, détail pb 2019|couper{180}
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25 février 2019
Ce jour-là encore il avait fait ce qu’il faisait toujours quand il se sentait coincé : il l’avait regardée et, en deux phrases, avait trouvé où la piquer. Cinq minutes de répit pendant qu’elle encaisse et réfléchit. Puis la sortie, la veste, l’air dehors, ou le mutisme devant la télévision. Sauf que là, elle avait levé les yeux et dit calmement : « Arrête de penser pour moi. » Et il était resté planté, bête, sans prise. Il aurait trouvé une pirouette plus tard, il savait faire. Sur le moment il ne voulait plus rien, juste du silence. Il prit sa veste et sortit. Dehors il faisait beau, un de ces beaux jours qui donnent envie d’être ailleurs que dans une pièce à se défendre. Il marcha jusqu’aux quais, là où l’eau est tenue tranquille entre les pierres. Les premiers bateaux de plaisance étaient amarrés, bien alignés, les mâts tremblaient à peine et leur reflet faisait des lignes lentes dans la surface. Il imagina ce que ça devait être d’avoir assez d’argent pour s’offrir ça : un bateau, une place, une sortie possible. Autrefois il avait aidé deux amis à en construire un au bord de l’Oise. Des mois à poncer, visser, stratifier sous la pluie et le froid, à y croire avec les mains. Et puis un soir le bateau avait disparu. Plus de coque, plus d’hommes. Il était rentré chez lui avec sa caisse à outils et un vide dans le ventre, comme si on lui avait retiré d’un coup quelque chose qu’il n’avait pas su nommer. Les années avaient passé vite après ça. Il avait rangé ses envies de navigation avec le reste : les rêves de jeunesse, l’idée d’une liberté simple. Il sortit une cigarette, en alluma une. Le soleil lui chauffait la nuque, presque tendre. Il s’assit sur un banc pour rester avec cette sensation, la regarder sans la chasser. Il finit par s’endormir. Quand il rentra, son couvert était mis sur la table. Il s’arrêta une seconde dans l’entrée, surpris par ce détail. Sur la cuisinière, une casserole attendait, froide. En soulevant le couvercle il retrouva du ragoût de mouton, son plat préféré. Il alluma le gaz, puis passa au salon. Il l’appela, une fois, deux. Il traversa l’appartement, ouvrit une porte, puis une autre. Rien. Il alluma la télévision, comme on se donne un bruit pour ne pas entendre le silence. Un télé-crochet passait. Il se rendit compte qu’il ne connaissait plus rien à ce qu’ils chantaient. Des voix propres, des refrains neufs, et pas un souvenir accroché, pas une joie, pas même une mauvaise. Ça le noircit. Il se dit qu’il avait lâché ça aussi. L’émission finissait quand une odeur de brûlé lui prit la gorge. Il se leva d’un coup. La fumée remplissait déjà la pièce. Dans la casserole, le ragoût était devenu une croûte noire. Il ouvrit grand la fenêtre, posa la casserole dans l’évier et la noya d’eau froide. Il resta un instant debout, la vapeur au visage, et se demanda où elle était. Il alla à la chambre, ouvrit les placards. Les étagères étaient nues. Les cintres avaient disparu. Il ne dit rien. Il revint à la cuisine, trouva du jambon au frigo, un reste de pain. Il se fit un sandwich. Puis il retourna s’asseoir devant la télévision, avec ce goût de brûlé encore dans la maison et quelque chose de vide, maintenant, partout ailleurs.|couper{180}
Carnets | février
24 février 2019
La bouteille de vin blanc était posée sur la table de la salle à manger. Pour l’enfant, cela voulait dire que le père ne rentrerait pas ce jour-là. La mère avait disposé les lettres en cercle, puis un verre au milieu. Une cigarette, deux, et on sonnait : l’amie de Madagascar arrivait, celle qui habitait tout au bout de la résidence pavillonnaire. Dans la maison, l’odeur de poulet grillé montait déjà, chaude, un peu trop insistante. À l’étage, recroquevillé sur son lit, l’enfant feuilletait une bande dessinée ; les super-héros sauvaient le monde, encore, et il s’en lassait. Il ouvrit la porte du dressing, alla jusqu’au fond, poussa la trappe des combles. Là-haut il faisait demi-noir, un noir doux où l’on respire mieux. Les combles venaient d’être isolées par Fred, le voisin d’à côté, celui qui vivait avec l’hôtesse de l’air “pas d’équerre”, disait le père en ricanant. L’enfant se rappelait surtout la première fois où il avait vu l’hôtesse : ses yeux verts toujours brillants, recouverts d’une fine humidité, comme si la larme était prête mais ne venait jamais. Il avait fini par comprendre qu’elle ne pleurerait pas. Son regard glissait alors, malgré lui, vers la poitrine moyenne, puis vers les jambes interminables qui finissaient par des pantoufles ou par des talons aiguilles. Elle lui donnait des cours particuliers d’anglais ; il apprenait lentement et n’y mettait pas d’urgence. Certains mercredis après-midi, quand elle était de repos et que Fred travaillait chez eux — isolation, bibliothèque du père, mousses à gratter sur le toit — l’enfant allait de l’autre côté de la haie. Ce jour-là, assis dans la pénombre des combles, il entendit sa mère crier son nom depuis le rez-de-chaussée. Il jeta un dernier coup d’œil aux couches d’isolant entre les solives ; il ne manquait plus, disait Fred, que les plaques de placoplâtre pour “faire propre”. Il referma la trappe et descendit. Au salon, la bouteille de blanc était presque vide. L’hôtesse était là aussi, entrée sans qu’il ait entendu la sonnette. Les trois femmes mangeaient des sandwichs au poulet “pour ne pas perdre de temps” et parlaient déjà de faire tourner le verre, de savoir “un peu plus” sur leurs vies antérieures. La femme de Madagascar reposa soudain son sandwich dans l’assiette commune. Elle dodelina de la tête, roula des yeux terribles, réclama une cigarette tout de suite. La mère ouvrit une soucoupe, y posa deux ou trois anglaises à bout doré, ajouta un petit verre de schnaps. Le vieux chef malgache qui venait de s’emparer du corps de l’amie se calma aussitôt. Il débita une rafale de mots rauques que l’enfant comprenait à peine. Cela dura le temps de deux cigarettes. L’enfant mangea le sien vite, le regard happé par une cuisse de l’hôtesse, par quelques poils fins qu’il distingua, et ce détail le troubla sans qu’il sache comment ; il revint alors à la voix du vieux chef et à ses gestes agités. Quand le chef se tut, elles passèrent à la salle à manger. La mère fit un détour par le cellier où elle cachait ses bouteilles, revint avec un sauvignon, le posa sur la table : “On reprend son verre, s’il vous plaît.” Puis elle appela l’enfant et dit simplement : “Tu peux rester si ça te fait plaisir.” Il hésita une seconde, pensa à sa chambre, à ses BD relues mille fois, à l’ennui ; il resta. Il grimpa sur une grande chaise et se plaça avec elles autour du cercle de lettres. “Pose ton doigt sur le bord du verre sans le pousser.” Il posa son doigt à côté des leurs. La mère demanda : “Y a-t-il un esprit disponible pour répondre à nos questions ?” Le verre se mit à bouger. L’enfant sentit sa main se raidir ; il fallut qu’il retienne sa force pour ne pas pousser. Il accompagna le verre jusqu’à la première lettre, et l’idée d’un univers qui s’écroule lui traversa la poitrine comme un courant d’air froid. Elles posaient une question, le verre glissait de lettre en lettre, les lettres faisaient des mots, les mots une phrase courte. Il apprit qu’il avait été scribe sous un pharaon de la 1re dynastie, puis poète antique nommé Ésope, puis d’autres vies encore, déroulées à toute vitesse. Et soudain le verre épela autre chose : un Juif anonyme, gazé à Auschwitz. La phrase tomba au milieu de la table. Les femmes lurent, se turent un instant, puis reposèrent leurs doigts. La journée finissait. Dehors il avait fait un temps splendide. Plus tard, quand la mère et l’enfant se retrouvèrent seuls, elle ouvrit la grande baie vitrée pour “aérer un peu”. Les cris des martinets entrèrent avec les dernières lueurs du soleil. L’enfant le sut alors, avec une certitude sourde : le père ne rentrerait pas ce soir-là. Ils allumèrent la télévision. illustration acrylique sur papier 2001|couper{180}
Carnets | février
24 février 2019
Il y avait un homme dans cette ville qui ne prenait jamais les transports en commun. Il marchait. Il marchait même quand il aurait pu gagner une heure, même quand la pluie tombait en biais. Il avait compris que ses pensées prenaient le pas, qu’elles se mettaient à tourner à la vitesse de son corps, et il aimait cette façon d’être tenu par un rythme simple : un pied devant l’autre, et l’esprit qui suit. Un soir, en rentrant de son bureau à l’autre bout de la ville, il aperçut une femme à quelques mètres devant lui. Il ne voyait pas son visage. Il voyait seulement la façon dont elle occupait le trottoir : une nuque droite, une épaule légèrement plus haute que l’autre, un sac porté trop bas, comme si elle ne voulait pas y penser. Sa marche avait un accent, un petit déséquilibre élégant qui la rendait tout de suite reconnaissable. D’habitude, quand une passante lui plaisait, il accélèrait pour la dépasser, juste assez, puis se retournait d’un coup d’œil, vite, avant de se sentir ridicule. Et presque toujours il était déçu : le visage n’accordait pas la promesse de la silhouette, ou bien c’était lui qui avait rêvé trop vite. Ce soir-là, il n’eut même pas l’énergie de tenter le jeu. Il resta derrière, à la même distance, comme si le hasard avait choisi pour lui. Ils avancèrent ainsi pendant une demi-heure, peut-être davantage. Ce n’était pas la poursuite qui l’étonnait, c’était sa durée : aucun des deux ne coupait par une rue transversale, aucun ne prenait la tangente. Le même trajet, le même débit de pas, la ville qui se replie autour d’eux sans rien dire. Il s’en servait comme d’un fil pour oublier la fatigue qui descend dans les jambes, les pieds qui chauffent dans les chaussures, et aussi pour ne pas penser trop tôt au vide du soir. Quand ils arrivèrent devant son immeuble, il commençait déjà à se demander ce qu’il allait manger — une soupe, un morceau de fromage — et s’il allumerait la télévision ou non. C’est là qu’il vit la femme s’engouffrer sous le porche. Son porche. Elle eut comme une hésitation, un bref arrêt au seuil, une main remontée à la bretelle du sac, et elle entra d’un pas sec. Il ralentit d’un coup, presque inquiet de faire du bruit. Il entendit la lourde porte d’entrée se tirer, puis les pas sur le carrelage, nets, pressés, avalés par le corridor jusqu’à l’ascenseur. Le battant se referma, étouffé. Alors seulement il entra. Le hall n’était plus tout à fait le même. Un parfum fruité, très léger, flottait encore dans l’air, comme si quelqu’un venait de passer exprès pour le laisser là. Il leva les yeux vers la cage d’ascenseur, tendit l’oreille. L’arrêt, un seul, au palier de son étage. L’ascenseur redescendrait trop vite s’il l’appelait. Il prit l’escalier. Le silence le prit à la gorge dès le premier étage. Pas de sonnette, pas de porte qu’on heurte, pas de voix derrière un judas. Rien. Plus il montait, plus ce rien devenait une présence. Il posa la main sur la rampe, leva la tête vers le haut, sans voir autre chose qu’un cône de marches. À l’avant-dernier palier, son souffle se mit à tirer court. Une douleur sourde lui mordit la poitrine, puis glissa dans le bras gauche comme un fil chaud. Il s’arrêta une seconde, serra la rambarde, puis continua, vexé presque de ce ralentissement. Et au dernier tournant, il la vit. Elle était immobile devant sa porte, de dos, comme si elle attendait un signe qu’il n’avait pas encore donné. Il toussa pour signaler sa présence. Elle se retourna lentement. Il eut à peine le temps de saisir l’ovale du visage, une lueur dans les yeux, et tout se déroba. Le mur se mit à tourner, la rampe lui échappa, ses genoux plièrent sans qu’il comprenne. Il bascula, non pas dans une rue perpendiculaire cette fois, mais dans un autre plan, plus sec, sans retour, et il s’effondra sur le palier comme un manteau qu’on lâche. Ensuite il n’y eut plus que le bruit de sa respiration qui s’éteint, et l’odeur légère du parfum qui restait là, suspendue. illustration Acrylique et fusain sur papier 1998|couper{180}
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24 février 2019
Un de mes grands regrets, c’est de n’avoir jamais été frappé par la foi. Ou de l’avoir été sans le savoir, parce que je me relève trop vite, parce que je dévie par réflexe, parce que je ne tiens rien longtemps dans ce cœur qui s’ouvre et se referme avant d’avoir compris. Peut-être que la foi s’est présentée un jour sans fracas, à ras de sol, et que je l’ai laissée passer en attendant autre chose : un signe plus spectaculaire, plus conforme aux péplums de mon enfance, la mer Rouge qui s’ouvre en grand, les trompettes, le ciel qui se fend. Rien de tout ça pour moi. Si j’ai connu des buissons ardents, ce n’était pas Dieu au milieu, mais des filles très vivantes et très proches, et j’y ai trouvé une autre manière de brûler. Je ne suis pas du côté des élus. J’ai toujours eu une sympathie immédiate pour Barabas : le brigand relâché, l’ombre qui reste au pied de la scène pendant que les saints montent sur la croix. Méfiant, oui, non pas par pose, par défense. Un type qui se tient à distance parce qu’il a trop vite compris que se lier peut vouloir dire se faire prendre. Anthony Quinn, en Barabas comme en Zorba, m’a gravé quelque chose dans la tête : le repentir qui éclaire d’un coup, et l’ivresse de vivre qui repart malgré tout. Cette façon de danser sur le bord du gouffre sans prétendre être sauvé. Je crois que ça me ressemble. Si on me clouait un jour quelque part, je gigoterais encore. Je me fabriquerais un bouzouki avec du vent et des désirs restés en travers, et je jouerais comme on respire. Quitter le monde sans chanter, sans danser, sans peindre — pour moi c’est la même énergie — ce serait partir trop tôt, même si c’est la fin. Et pourtant, à force de repousser ce qui se présente, je me demande ce que j’ai fabriqué : une équation à ma manière, moi qui ai toujours été nul en calcul, une loi bancale où l’on espère mieux pour ne jamais rien prendre, où l’on refuse avant d’être refusé. Je me suis attaché à me détacher, comme on serre un nœud pour ne pas être serré. Longtemps, “lier” a voulu dire “ligoter”. Alors j’ai refusé les liens par principe, comme on refuse la foi par peur d’y perdre sa mobilité. Mais se lier n’est pas seulement se faire prendre : c’est faire amitié, c’est accrocher ensemble des choses qui n’auraient jamais dû se rencontrer, c’est laisser l’intuition travailler hors des plans et des prudences, c’est chercher l’unité sans la confondre avec la prison. Barabas et Zorba m’ont servi de silhouettes pour ça : le brigand, le danseur, deux manières de tenir debout hors des rails. Ma route ressemble à la leur, mais elle reste la mienne, et je ne sais pas encore comment elle finira. Peut-être sur cette croix intérieure où le désir se bat avec le renoncement. Peut-être sur une île grecque, un peu boiteux mais encore vif, à danser au son d’un bouzouki que j’aurai bricolé moi-même. Ce que je sais, c’est que je ne veux pas sortir d’ici immobile. *Illustration* : film Zorba le Grec 1964 adapté d’une nouvelle de Nikos Kazantzakis, Alexis Zorba , 1946|couper{180}
Carnets | février
23 février 2019
L’enthousiasme a ses limites, et je vois bien comment, passé un certain point, il bascule dans son contraire. On chauffe, on chauffe encore, on se sent invincible, on croit tenir un sens, puis le corps réclame sa contrepartie : une baisse, un retrait, une fraîcheur parfois sèche, parfois glaciale. Ce n’est pas une morale, c’est une mécanique. Avant que l’assiette se rééquilibre, il y a ce moment instable où tout fait yo-yo, où la pensée saute d’une branche à l’autre, où l’on se surprend à parler trop vite, trop haut, comme si l’élan devait durer par lui-même. On peut s’en effrayer, mais c’est souvent juste le passage obligé : la température redescend, l’organisme cherche sa place, et on attend que ça se pose. Le problème commence quand l’enthousiasme n’a plus de frein interne, quand il s’emballe au point de ne plus entendre les signaux de retour. Là il devient dangereux, littéralement nocif, parce qu’il transforme tout en évidence, tout en nécessité, tout en mission. Les mouvements fanatiques vivent de ça : ils savent exciter, entretenir la chauffe, saturer l’espace jusqu’à rendre la froideur impossible. Et ils savent aussi qu’il suffit parfois d’un choc thermique brutal pour casser l’élan : une douche froide, une interruption violente, une humiliation publique, une peur soudaine. C’est là que les canons à eau, dans les manifestations urbaines, prennent tout leur sens : ce n’est pas seulement une technique de dispersion, c’est une technologie du refroidissement. On coupe la montée, on abat la fièvre, on ramène les corps à l’état d’objets mouillés, tremblants, silencieux. Ceux qui gèrent l’ordre public ont une science empirique de cette courbe-là : comment faire retomber, comment casser le rythme d’une foule, comment empêcher l’enthousiasme de tenir. Ce que je ne vois nulle part, en revanche, c’est la suite. Une fois que la fièvre est tombée, il reste quoi ? Un grand froid intérieur, une fatigue collective, une dépression qui ne fait pas de bruit et que personne ne sait traiter. On sait éteindre l’incendie ; on ne sait pas quoi faire des cendres. Et c’est ça qui m’inquiète : non pas la chute en elle-même — elle est inévitable — mais l’absence de soins, de lieux, de mots pour ce qui arrive après. Pas vous ? *illustration* Autoportrait en négatif 2019|couper{180}
Carnets | février
22 février 2019
Quand le ciel tourne, que les nuages s’assemblent au loin, que les factures font ce petit bruit sec en tombant dans la boîte aux lettres, quand la mine du crayon casse net sous la main et que le taille-crayon a disparu, quand la gomme est sale, que le chat gratte une gamelle vide, quand la tête et l’atelier sont au même degré de bazar, la question revient, simple et bête : comment garder le cap ? Alors je tente des trucs. J’écris la liste de ce qu’il faudrait faire aujourd’hui, je la regarde deux secondes, puis je la déchire et je la jette, pour voir ce qui remonte sans papier, ce qui insiste vraiment. Souvent, il ne reste pas grand-chose, à part cette certitude-là : la journée finira. Ça suffit à faire tenir le reste. Il y a un moment où je m’apitoie, oui, pas longtemps, juste le temps de constater l’état des lieux, puis je me relève comme je peux, sans héroïsme, en essayant de me donner un coup de pied au cul à moi-même. C’est plus risqué après cinquante-cinq ans, surtout quand on n’est pas souple, mais on apprend à biaiser : un café, une chaise tirée, une fenêtre ouverte, et la tentation d’une cigarette qui passe vite, comme toutes les tentations. Je me rappelle que ça dure quelques minutes, que le plaisir est court, presque ridicule, et que derrière il y a tout ce que ça rouvre de dépit, de reprise, de mauvaise foi. Je pèse ça sans grand cérémonial et je laisse l’envie se consumer toute seule. La colère, la fatigue, les gestes dans le vide, ça ne tient jamais très longtemps non plus : c’est un sale petit quart d’heure de lutte contre soi, et puis ça s’use. Alors je respire. Je respire jusqu’à sentir que l’air prend de la place, que le corps se remet à son affaire. Quand la lumière revient — pas une lumière glorieuse, juste un calme qui réapparaît — je rigole doucement de moi, je me retrouve, je me tape l’épaule comme on le ferait à un copain fatigué, et je repars. C’est toujours à ce moment précis que le taille-crayon réapparaît, posé là comme s’il n’avait jamais bougé. Je m’assois, je prends une feuille neuve, je taille la mine et j’y vais. La journée traverse, le soir vient, puisqu’il vient toujours, et je me demande si j’ai gardé le cap. Je ne sais pas te dire où il est sur la carte, ni nord ni sud, rien d’aussi propre ; c’est plutôt une sensation, un ton dans lequel je finis la journée, une couleur qui tombe sur la nuit. Et quand le matin revient, pour l’instant, je reste encore surpris, comme un gosse, de voir que ça recommence. illustration huile sur toile, pb 2019|couper{180}