octobre 2021

Carnets | octobre 2021

La plaie de vouloir plaire

Ce type était littéralement sanguinolent. Un écorché vif tout à fait conforme à ces moulages de la chapelle de Sansevero réalisés par Giuseppe Salerno, qui soulèvent les tripes. Et tout cela provenait, une fois l’embrouillamini des prétextes, des raisons et des fausses pistes dépassé, de son obsession de vouloir plaire. Même lorsqu’il se trouvait seul, il ne parvenait pas à échapper à cette malédiction logée au plus profond de lui-même. C’était encore pire qu’un sacerdoce. Un truc congénital, une maladie immune sur laquelle la science n’avait dédaigné se pencher, vu l’immense préjudice économique que sa résolution ne manquerait pas d’apporter. Car, dans le fond, cette affection, ainsi que la nomme le corps médical, peut se développer en tout un chacun sans prévenir et prendre des formes bénignes, généralement sans véritable gravité. Mais chez ce type elle était parvenue au dernier stade d’un cancer, par pure négligence, ou plutôt par cette étrange volonté qui oblige les autruches, en cas de peur soudaine, à se plonger la tête dans le sable. C’est donc ainsi qu’il se présenta devant moi, un jeudi, lorsque je donnais encore des cours ce jour-là, lorsque mon affaire était encore florissante et que l’on venait de tous les environs et même d’un peu plus loin pour profiter de mon enseignement du dessin et de la peinture. La crise ayant déjà fait des ravages, j’avais remisé mes prétentions, baissé les prix et ouvert mes portes au tout-venant. C’en était terminé des patientes sélections que j’effectuais afin de choisir parmi la cohorte des quidams de tout acabit qui affluait qui, parmi eux, mériteraient de s’asseoir dans mon atelier avec pour seul objectif qu’ils puissent en tirer du profit. J’éliminais les touristes, les prétentieux, les vaniteux, les fâcheux, parmi lesquels un grand nombre de ménagères entre 50 et 65 ans qui espéraient venir ici trouver non point un véritable enseignement artistique, mais un moment de détente, quelque chose d’amusant susceptible de tromper leur ennui, tentant de masquer plus ou moins convenablement leur vide qu’elles ne cherchaient qu’à combler d’un tas d’objets hétéroclites. Il y avait aussi quelques bonshommes perdus, cherchant vaguement à s’exprimer tout en étant poussés par le dégoût de s’inscrire sur des sites de rencontres en ligne, fatigués de la masturbation, la cervelle embrumée par leur mémoire adolescente à laquelle, vainement, dans la débine généralisée du monde, ils tentaient encore de s’accrocher. Je prenais un plaisir non dissimulé à foutre tout ce petit monde dehors, à leur dire : non, ce ne sera pas pour vous, désolé, ici c’est uniquement pour apprendre le dessin et la peinture, vous savez, vous risqueriez de vous ennuyer, c’est pour votre bien que je vous dis non, bonne journée ! Et le pire c’est que plus je refusais de monde, plus il se pressait à ma porte. Bref, les temps avaient donc changé et j’avais dû mettre de l’eau dans mon vin, et comme ce blasphème ne suffisait encore pas, j’avais réduit le montant de mes émoluments, j’étais au bord de proposer des cartes-cadeaux d’abonnement. C’est pour dire le marasme où nous nous étions progressivement enfoncés sans même nous en rendre compte. Du coup, veuillez excuser la digression, j’avais oublié ce pauvre type devant la porte. Bonjour, c’est pour quoi ? je demande. C’est pour apprendre la peinture. Très bien, et dans quel but ? Parce que je suis tout seul depuis je ne sais plus combien de temps et que je voudrais bien faire quelque chose de mes dix doigts qui puisse plaire au monde. Ce qui me permettrait, je l’imagine, d’exister, de ne plus être cet ectoplasme que je ne cesse d’apercevoir dans toutes les vitrines de la ville. On ne fait pas de peinture ici pour plaire, je réponds. Vous vous êtes gourré d’adresse, mon petit bonhomme. Il se mit à faire une drôle de moue, comme dans les films de science-fiction où l’on voit soudain un homme normal, ou une femme, se transformer en bestiole intergalactique avec des tentacules et des antennes qui lui sortent de partout. J’ai juste eu le temps de lui claquer la porte au nez en gueulant : merde, mon vieux, allez donc vous faire soigner avant qu’il ne m’explose au visage. Derrière la porte, qui n’était pas encore blindée avec six points de sécurité à cette époque, je pus encore l’entendre geindre : s’il vous plaît, je ne sais pas quoi faire pour vous plaire, aidez-moi. Il y eut quelques raclements de ce que j’imaginais être des griffes sur le panneau de bois puis sur le mur extérieur. Enfin tout fut silencieux. J’allumai une clope en revenant vers l’atelier en éprouvant un soulagement immense, le même probablement que peut éprouver un type qui vient de dire merde à son patron. Puis la journée s’étendit comme une immensité, un horizon sans borne devant moi.|couper{180}

Carnets | octobre 2021

L’art refuge, l’art ouverture.

7 milliards et demi d’individus et toutes les difficultés du monde pour accorder la chorale. Alors oui, l’art peut être un refuge pour s’éloigner un instant de la cacophonie générale, mais il peut être aussi, après cela, un diapason pour parfaire sa propre écoute et découvrir, sous l’apparent chaos, une harmonie poignante, souvent insupportable. Car ne vaut-il pas mieux travailler sur ce qui nous appartient vraiment plutôt que sur une vague impression que produit un mot ? Sans doute cette approche s’effectue-t-elle en deux temps pour celui qui veut exprimer la présence. Le refuge, le repli sur soi en quête de justesse en énumérant tous les couacs dans l’espoir de redresser le gouvernail. Le fantasme de parvenir à la note claire, à la justesse, au pur écho. L’exploration des reflets à la surface de l’eau à un point si extrême qu’on ait envie de se confondre en eux. Narcisse plongeant dans sa propre image ou dans l’image d’un monde créé à sa propre image, ce qui revient au même. Se coupant à jamais ainsi de l’autre. Ou bien, au contraire, s’extirper du reflet, regagner la rive et s’y hisser, puis se remettre debout et ouvrir grands les bras pour accueillir l’autre. C’est ainsi, sans doute, qu’après la retraite forcée, dans l’espérance des grâces des refuges, des salvations personnelles, on finit par comprendre l’égarement, ce puits sans fond que propose le refuge, et que l’on désire s’en éloigner. Avec un enthousiasme de chercheur d’or, bien souvent, comme quelqu’un qui aurait enfin été éclairé vers une « bonne direction », vers le profit à tirer d’une quelconque destination lui faisant miroiter encore cette inflation du moi. Il faut bien en passer encore par là avant de trébucher encore et encore, de se tapir sous une pierre, dans une caverne, sous un pont, pour remettre un peu d’ordre dans ses idées, jusqu’à comprendre que ce serait encore mieux si on n’en avait pas, d’idées. Reste le mystère de l’autre, insoluble par cette voie labyrinthique, par ce jeu de l’oie. Si la peinture, si l’art en général, ne permet pas d’être ouvert à l’autre, de lui offrir un lieu et un temps de repos, d’amitié, d’intelligence à partager gratuitement, peut-être alors vaut-il mieux se lancer dans la confection de pâté en croûte, de terrines, de bons plats à partager avec force blagues et autres saillies et billevesées sans importance. C’est cette sorte de magie que j’attends de l’art désormais. Non pas que, par sa fréquentation, je m’élève vers le génie pour imaginer naïvement m’y hisser à mon tour, mais tout le contraire : pour rencontrer des femmes et des hommes les plus « abordables » du monde. Abordables comme des îles en plein milieu des cités, abordables comme des armistices au beau milieu de la guerre. On nous a trop dupés et on s’est dupé tout seul par habitude de penser l’art comme appartenant à ce génie-là, celui de la rareté, de l’habileté et de la performance. Le génie créé par une élite qui ne cesse depuis des lustres de se mirer en celui-ci. On parle d’une nouvelle renaissance désormais, d’une Renaissance « sauvage ». Et sans doute en faudra-t-il un peu de la sauvagerie pour s’extirper du narcissisme afin de rejoindre le monde. D’ailleurs, pas seulement le monde des hommes, mais le monde en tant que terra incognita. Un monde que nul ne connaît encore. Un monde à créer tout simplement par l’art de se dire bonjour, comment vas-tu, de quoi pouvons-nous discuter ensemble sans nous étriper ? Si l’art ne sert pas à cela, à vivre ensemble entre nous, à vivre au monde tranquillement sans le détruire par peur ou par profit, je me demande bien à quoi il peut bien servir…|couper{180}

Carnets | octobre 2021

Nouvelle exposition dans le Haut-Jura

Du 30/10/2021 au 28/11/2021 exposition de peintures au Caveau des artistes à Saint-Claude (office de Tourisme) fermé le dimanche Exposition Patrick Blanchon au caveau des artistes de Saint-Claude, Jura|couper{180}

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Carnets | octobre 2021

Précision

Il suffit juste que je me mette à me poser cette simple question pour que le vertige m’envahisse. Je veux dire : que se passera-t-il dans un mois, dans un an, dans 5 ou 10 ans ? Si je veux m’effrayer un bon coup pour déclencher la dose nécessaire d’adrénaline qui me soulèvera de mon siège pour me propulser jusqu’à la salle de bains, je n’ai qu’à penser à ce genre de chose. Car la plupart du temps je me heurte à une sorte de mur de Planck ; au-delà du bout de mon nez, le flou semble être la limite qui se confond avec tous les horizons possibles et impossibles. Et à ce moment-là je me remémore une phrase que l’on m’avait chuchotée à l’oreille d’une voix douce et suave : « Essaie d’imaginer les choses avec un maximum de précision pour qu’elles arrivent. » J’ai fait un paquet d’efforts à cette époque dans l’unique but de conserver cette relation avec la propriétaire de la voix. Mais ce n’était pas une raison suffisante, visiblement. Je veux dire que je n’étais pas prêt à tout, dans le fond, pour me lancer dans une velléité de précision dans un but purement égoïste. Je repense à cela aujourd’hui en regardant les tableaux emballés juste avant de partir dans le Jura pour une nouvelle expo. Je ne peux plus les voir en peinture, ces tableaux. Je les ai tellement vus et dans de nombreux lieux qu’ils me sortent par les yeux. En phase dépressive enfin, c’était à prévoir depuis septembre, me revoici enfin revenu à mon élément de base. Je veux dire cette mélancolie, cette tristesse liée à une sorte d’impuissance, le tout mêlé de regret et de remords et qui, tour à tour, m’emporte vers une compassion imbécile ou, au contraire, dans une colère, une rage quasiment incontrôlable. C’est dans cet état pourtant qu’il faut être le plus vigilant et conserver le sourire. C’est là le vrai travail. L’écriture m’aide beaucoup à essayer de préciser tout cela. En le mettant noir sur blanc, au dehors j’aspire à faire place nette tout en n’étant pas dupe non plus. Ce serait trop facile et donc à côté de la plaque comme d’habitude. Non, je me dis qu’il faut faire cet effort de précision, sortir de l’obsession de l’urgence, agrandir l’espace et le temps, sans se prendre trop au sérieux non plus. Gommer s’il le faut et recommencer jusqu’à disparaître totalement dans la pureté d’un trait, dans l’exactitude d’une valeur, dans la précision tout entière.|couper{180}

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Carnets | octobre 2021

Perspective

Puisque je suis peintre, que le dessin et la peinture occupent la majeure partie de mes pensées, j’utilise souvent ce que j’arrive à comprendre de mes expériences en ces domaines pour m’aider à me représenter le monde. Si j’utilisais d’autres lunettes, j’en ai fait l’expérience à mes dépens, je ne verrais pas grand-chose de celui-ci. Je buvais tranquillement mon café en tentant de mettre un peu d’ordre dans les priorités de la journée, en ne sachant toujours pas, à plus de 60 ans, comment les ordonner correctement, lorsque l’idée de perspective surgit soudain de façon totalement impromptue. Je me suis demandé si cette idée que je maîtrise assez bien dans ma pratique, sans trop me vanter, ne pourrait pas m’aider à mettre un peu de logique dans l’établissement des priorités. Il faut en général installer trois plans pour percevoir une perspective, une profondeur. Le premier plan est ce qui se trouve le plus proche de l’observateur ; il se caractérise par un contraste fort et une visibilité nette des détails. Le second n’est pas dénué de contraste, mais les valeurs se rapprochent peu à peu, créant ainsi moins de différence de contraste. Quant au troisième, il se caractérise souvent par son aspect flou, sans contour, et les valeurs se confondent et s’épousent gentiment dans ce que l’on peut appeler « le lointain ». Ce qui serait le plus proche, le plus contrasté et le plus précis, ce sont les mille et une obligations auxquelles nous devons faire face, souvent dans l’urgence. Ainsi, par exemple, payer la facture d’eau dont la date limite se rapproche dangereusement, surveiller les comptes bancaires pour ne pas atteindre les quinze jours fatidiques de découvert qui déclencheront la ponction d’agios, aller faire les courses pour pouvoir remplir le frigo lorsque celui-ci se trouve vide, prendre une douche, se brosser les dents, changer de caleçon et de chaussettes. Puis, une fois que tout est fait, préparer la journée à l’atelier, le balayer, le ranger, prévoir les différents cours, réviser les notes, vider les pots d’eau pour les rincer et les remplir à nouveau, afin de recevoir les élèves dans les meilleures conditions. Penser ensuite à des projets que je place sur le plan moyen. Les expositions auxquelles j’ai promis de participer, les différentes commandes en cours, les thèmes personnels, les séries que je me commande à moi seul, noter aussi sur mon carnet de racheter du gesso, du noir de bougie, du rouge écarlate sitôt que j’aurai le temps de me rendre au magasin lyonnais où je me fournis. Le plan moyen se situe en gros dans la proportion d’un trimestre. Puis viennent les rêveries dans lesquelles l’imaginaire et la réalité se confondent souvent. Ce sont les projets abracadabrants que je conserve au fond de moi depuis l’enfance, comme par exemple me rendre aux Galápagos, en Australie ou encore au Groenland ; participer à un salon international propulsé par une galerie de renom ; rencontrer Monica Bellucci ; gagner le gros lot au loto ; publier un roman non encore écrit ; faire du sport pour pouvoir à nouveau grimper aux arbres ; terminer un jour tous les travaux de la maison ; mourir en plein sommeil sans me rendre compte de rien ; être enfin un héros qui sauve une ou deux vies, notamment et de préférence celle de Monica Bellucci tant qu’à faire. Dans le fond, j’en ris tout seul bêtement. La vérité, quand je pense à la perspective, c’est que c’est à peu près le même bordel que dans la tentative de mise en place des priorités de cette journée. Il y a quelque chose de fractal qui ne cesse de se développer, une graine de désordre ontologique, si je peux dire, qui se duplique comme un virus de plan en plan. Une sorte de cancer. J’y pense beaucoup en ce moment en raison de toutes ces cigarettes que je ne cesse d’allumer les unes après les autres. En ce moment, je les éteins à mi-chemin. Sans doute un paradoxe encore entre cette idée de créer, de vivre, de peindre, et tout ce qu’il faut déblayer chaque jour comme de la merde pour pouvoir ouvrir la porte de l’atelier le cœur léger, l’esprit alerte, en sifflotant pour me rendre jusqu’au chevalet. Juste une perspective brumeuse entre la vie et la mort qui ne cesse de modifier tous les plans, les miens comme ceux de nombreux autres, peut-être aussi ceux de Monica Bellucci elle-même, va savoir. Du coup, j’ai tout laissé en plan comme d’habitude et je me suis mis à dessiner sans réfléchir sur ma tablette.|couper{180}

Carnets | octobre 2021

Le bizarre est-t ’il beau ?

On peut souhaiter la paix, aussi bizarre ce souhait vient-il soudain s’installer ici à la première ligne de cet article. Et en finir avec toutes les guerres réelles ou imaginaires, avec ce ruminement incessant de la rage, de la colère et du ressentiment dont il semble que, pour beaucoup, ce soit désormais le seul mode d’existence. On peut souhaiter le calme, le luxe, la volupté, tout en s’interrogeant sur cette bizarrerie que représente le beau et qui, par opposition, crée le laid. On peut s’interroger tranquillement sur le bizarre, l’étrangeté, l’insolite, comme autant de refuges pour s’éloigner des mots d’ordre de l’information en continu. On peut aussi se demander pourquoi on associe désormais autant le bizarre à la beauté, une fois que l’on est parvenu à se couper d’à peu près tout du connu. Sans doute parce que l’inconnu désormais se confond avec l’instant, qui est devenu refuge aussi, face à un passé douteux, à un avenir plus qu’incertain. Se tenir accroché solidement au bizarre et à l’instant et, en plissant les yeux comme pour mieux voir la composition du tableau, en gommant les détails superflus, se poser la question du beau. Est-ce que ce que je peins est beau ? Est-ce que je vis est beau ? Est-ce que cet instant est beau ? Et si tout cela ne l’était pas, devrait-on pour autant décider que tout est laid ? Ne pourrait-on pas trouver un médium, un entre-deux ? Alors, sans doute reviendrait-on à ce souhait d’être en paix pour mieux s’approcher du bizarre. Être en paix, c’est-à-dire avoir résolu la colère en remontant à ses sources vives. Cette colère qui propose l’étrange et l’étranger comme tête de Turc. Cette colère et la peur intrinsèquement liée, ce nœud doit-il être tranché net avec un je-ne-sais-quoi d’héroïsme ou de témérité, j’allais dire de fougue et de jeunesse… ou bien est-il possible de prendre son temps encore au centre de toutes les urgences, de toutes les priorités incessantes, pour s’asseoir dans le calme et le dénouer ? Platon, tu disais que le beau était une affaire de proportions, d’harmonie, de symétrie, et longtemps nous t’avons cru. Nous avons emprunté tes chemins en utilisant un drôle de mot pour toucher au but : les canons de la beauté. Et je me suis souvent demandé vers qui ces canons devaient être dirigés, était-ce vers l’objet ou bien celle ou celui qui s’admire en celui-ci ? Aristote, toi tu penses et tu es agaçant en cela que la beauté doit être utile. Qu’une femme belle vaut mieux qu’une laide pour parvenir à se perpétuer, à perpétuer l’espèce. Qu’un cheval ne sert qu’à franchir en tête la ligne d’arrivée. Aristote, peut-être était-ce raisonnable à ton époque de le penser. On vivait sans doute moins longtemps, on n’avait pas tout ce temps à perdre et notre vie à gagner. Mais dans cet instant, à la pointe de la modernité, voyez-vous, mes amis philosophes, je vous abandonne pour rejoindre les poètes. Hölderlin, Baudelaire, Rimbaud ont ébranlé toutes ces assises sur lesquelles le beau avait été fondé par de vieilles barbes. Stupeurs et tremblements désormais secouent la scène face au vide affreux que l’on veut nous vendre. On dit que le beau ne sert plus à rien dans l’art, qu’il n’est qu’illusion, comme à peu près tout le reste. Ainsi on serait revenu de tout pour parvenir à rien. De quoi se cogner la tête contre les murs. J’en reviens à mon souhait de paix. À ma volonté de calme. À cette résistance. Je me souviens de l’instant précis où je quittais une chambre d’hôtel dans laquelle j’ai passé pas loin d’une année tout entière dans une débine magistrale. Je manquais d’à peu près tout, et pourtant dans cette pauvreté j’étais un homme riche. J’étais libre au beau milieu, bizarre, de la contrainte, de l’enfermement. J’ai eu le temps pour réfléchir. Et aussi celui de regarder que j’avais des mains pour m’en servir. J’ai peint, j’ai sculpté avec les moyens du bord. Et tout cela m’a regardé. Comme c’était bizarre que ces choses issues de moi me regardent ! Parfois j’étais emporté, ravi, sans comprendre ce qui m’arrivait. J’ai quitté la chambre un jour pour ne jamais plus y revenir. J’ai fait le ménage de fond en comble et, pour caler une table bancale, j’ai placé un livre sous l’un des pieds. C’était L’Étranger de Camus. L’épaisseur du bouquin était juste au poil. Je ne pourrais pas dire que j’ai aimé lire ce bouquin. Il m’a laissé sur ma faim. Tout était sur un seul plan, et je n’y avais trouvé, en tant que peintre, aucune profondeur. Juste une surface qui me procurait beaucoup de malaise, à vrai dire. Quelques années plus tard, j’étais gardien de nuit au siège d’IBM, place Vendôme, et je travaillais avec des collègues iraniens. Et j’obtins une toute autre lecture de ce fameux livre. « Il n’a pas de lien social, c’est pour cela qu’il est étranger », me dit B., qui n’était pas la moitié d’un imbécile, puisqu’il avait fui l’Iran pour obtenir un diplôme d’architecte chez nous. Cette interprétation en valait bien une autre et je compris aussi, à cet instant-là, que l’on peut vraiment faire dire à un texte, mais aussi à une peinture, ce que l’on décide de lui faire dire. Que les raisons de l’auteur, au bout du compte, s’évanouissent aussitôt que l’œuvre est partagée. Ensuite, des experts disserteront s’ils le désirent sur le pourquoi et le comment, cela n’a pas vraiment d’importance. J’ai trouvé cela beau, je veux dire cette phrase qui sonnait de façon insolite dans ce lieu étrange, à ce moment de la nuit où nous jouions aux échecs pour nous divertir en bavardant de tout et de rien. On peut souhaiter la paix et y revenir sans relâche, à ce souhait, et ce au cœur même des batailles et en plein meurtre. Est-ce à cause de la lune, des étoiles, de ce sentiment gigantesque de se sentir minuscule face à toute l’immensité de notre ignorance, comme autant de prétextes semblables au soleil de Meursault ? On peut, dans le calme, s’interroger dans l’instant sur cet instant où le bizarre et le beau s’épousent juste avant de se séparer, de divorcer, pour engendrer le laid.|couper{180}

Carnets | octobre 2021

Mensonge et politique

Il y a ce paradoxe : on voudrait bien que les politiques nous disent la vérité alors que nous savons très bien que leur fonds de commerce n’est bâti que sur le mensonge. C’est sûrement le mot « vérité » qui pêche dans cette histoire. Quelle vérité, sinon celle qui plaira statistiquement à l’audience de chacun… Ainsi l’un propose un programme pour continuer les croisades tandis qu’un autre propose de recycler les déchets, un autre veut bannir toutes les inégalités sociales, etc. Du coup, la valse des sondages repart de plus belle sur des sujets de plus en plus anecdotiques. Sondages commandés dans le seul but, finalement, de créer une opinion plutôt que de la recueillir. Car franchement qu’en avons-nous à battre de la couleur d’une cravate ou d’un caleçon ? C’est à peu près de ce niveau-là. Le sondage, ainsi, n’est qu’un mensonge supplémentaire s’ajoutant à toute la chaîne. Ainsi, par ce jeu de mensonge et de vérité, la vision de la politique n’est plus perçue que dans une vision grotesque, infantile, d’un point de vue d’adulte. Car les enfants auraient de bien meilleures idées, c’est évident, si on les laissait s’exprimer. Mais nous sommes désormais dans une gigantesque cour d’école où les grands jouent à des jeux très sérieux, ce fameux sérieux qui sert à évincer les petits, les plus faibles, les sans-voix. Au bout du compte, toutes les institutions finissent par être vides de sens par manque de confiance de la part des petits et des grands. On peut chercher des responsables, des fautifs comme toujours, mais je crois que ce sera encore du temps de perdu. Il faudrait sans doute se tourner vers la science et notamment ses avancées dans le domaine du quantique, des particules. Depuis que l’on sait qu’il n’existe pas de mensonge, non plus que de vérité, sur ce qu’est une particule, et surtout que l’observateur fait partie intégrante de toute expérience, toute observation. Certains en sont venus à s’en aller garder des chèvres, ou planter des choux, à abandonner la scène scientifique ou politique pour bien moins que ça. Limites du désordre, 100 × 100 cm, huile sur toile, Patrick Blanchon (accidentée, en attente de réparation). Il y a de cela quelques mois, je me revois tenter de ranger l’atelier, de lutter contre le désordre en lui opposant un ordre que j’aurais fantasmé immuable. J’avais réalisé cette grande toile un peu comme on crée un totem. Il y a quelques jours, elle s’est décrochée lors d’une exposition, la toile est crevée, bien abîmée ; je l’ai mise de côté dans la remise en prévision d’une réparation à venir. Et en même temps que je pense à cet article sur le mensonge et la politique, je me demande dans quel but je devrais réparer cette toile. Car finalement c’est une forme de réponse, cet accident. Pourquoi devrait-il y avoir une limite entre l’ordre et le désordre, pas plus qu’entre le mensonge et la vérité, ou la politique ? Comment s’y prendre dans ce cas pour en créer ? Et à partir de quel arbitraire, finalement ?|couper{180}

Carnets | octobre 2021

Quelque chose et rien

Prendre conscience de l’absurde, c’est sortir d’un rêve pour pénétrer dans un autre. C’est par la redondance des multiples messages affichés sur le quai du RER D qu’il eut cette pensée. « Agressser verbalement un agent vous coûtera 7 500 euros d’amende » ; « voyager sans titre de transport vous coûtera 50 euros ». Il eut envie de fumer une cigarette et, sur le paquet, il remarqua comme pour une première fois : « fumer tue ». Dans le train, il remarqua aussi le défilement des messages lumineux qui indiquaient la destination ainsi que toutes les gares qu’il traversait, tandis qu’une voix féminine fatiguée répétait inlassablement les mêmes choses. Il remarqua aussi les casques sur la tête, les regards perdus sur les écrans des mobiles, le mouvement répétitif de l’index. Il décrocha en fermant les yeux. Comme c’est étonnant, se dit-il, je peux porter mon attention sur certaines choses et m’arrêter juste à l’instant de me faire un avis. C’était comme si son avis n’avait plus vraiment de poids, d’importance, et qu’il ne servait à rien d’en avoir un. Ne restait plus que l’attention dont il finit par se débarrasser grâce aux éclairs de lumière traversant, par instants, ses paupières closes. Il ne fit plus attention qu’aux nuances de rouge que le nerf optique conduisait jusqu’à sa cervelle. Puis il vacilla jusqu’à la presque totalité du rien. Avant de changer de rêve, il voulut faire cet effort encore de maintenir cet état le plus longtemps possible, mais même cet effort lui parut absurde, inutile. Tout n’était que filtres produits par la pensée, et qu’elle ne cessait de placer au bout d’elle-même pour échapper à l’absurdité toute entière, pour tenter de trouver un chemin entre quelque chose et rien.|couper{180}

Carnets | octobre 2021

La compassion

N’est-elle pas surtout un jeu de miroirs ? Ne fais pas aux autres ce que tu ne voudrais pas que l’on te fasse… Existe-t-il une compassion totalement désintéressée, une sorte de posture de la gratuité ? Bien sûr que non, puisqu’au bout du bout l’intérêt serait d’enfin trouver la « bonne » posture. Tout est si changeant au-dehors comme au-dedans. On ne peut se fier qu’à chaque instant, au plus près. Et déjà être prêt à voir surgir une différence. Être accueil comme on peut, avec ce que l’on est, ce que l’on a. Ça ne peut être un sens à donner à une vie, mais une conséquence après tant de tentatives ratées. Exactement comme une peinture qui, au bout du bout, finit par totalement nous échapper.|couper{180}

Carnets | octobre 2021

Interdépendance

Nous ne sommes rien d’autre qu’une relation au monde qui nous entoure, si je devais résumer ce que j’éprouve aujourd’hui. Une interdépendance. Le fantasme d’une âme, d’une éternité de conscience, ces derniers jours s’évanouit dans le crépuscule d’automne. Ce ne serait pas justice, voilà ce que je me dis, cet accès perpétuel au tout ne provient que de la même avidité, toujours d’en vouloir plus. C’est apaisant finalement, après toute la peur. J’ai l’image nette d’un interrupteur électrique en position « on » ou « off ». Quelque chose intervient pour appuyer sur celui-ci à un moment donné. Cela se produit sans relâche, à chaque instant. Et tous ces instants ont certainement une cause. Même si je l’ignore. Tout au long de cette longue chaîne d’instants, j’ai interagi, que je le veuille ou non, avec le monde. Même lorsque je ne faisais rien. Visite à l’atelier des lumières Paris le 23/10/2021|couper{180}

Carnets | octobre 2021

La vacuité

Toujours sur la route, je tombe sur cette émission de la chaîne de Damien Maya sur la vacuité, notion qui m’intéresse depuis belle lurette mais pour des raisons différentes tout au long de ma vie. Car que sait-on de la vacuité à 15 ans, à 30 ans, à 60 ans ou encore à 75 ans ? C’est une évidence qu’on interprétera ce mot chaque fois suivant notre propre expérience de la vie à chacune de ces étapes. J’ai lu beaucoup de livres sur le bouddhisme zen à l’âge de 20 ans car j’avais la sensation d’y découvrir des clefs importantes pour me sentir bien. J’avais l’impression qu’ils n’avaient été écrits que pour moi tant je pouvais m’y retrouver. Vers la quarantaine, j’ai renoncé à toute littérature philosophique ou religieuse. J’avais compris confusément que je ne cherchais qu’à me rassurer perpétuellement sur ma propre finitude. Et me rassurer me paraissait vain à cette époque, j’avais le sentiment d’une faiblesse qui ne provenait que de mon égoïsme forcené. J’ai donc navigué entre 40 ans et aujourd’hui en subissant la vie de plein fouet, si je puis dire, c’est-à-dire sans placebo, sans filet, sans filtre. Il n’y avait plus rien qui pouvait vraiment me rassurer, me réconforter, m’émerveiller ou me navrer que chaque instant que je traversais alors avec les moyens du bord. Je voulais juste être honnête avec qui j’étais vraiment, ce qui ne m’empêchait nullement de mentir, de tricher avec les autres car je comprenais leur nécessité de croire en quelque chose, que ce soit l’amour, Dieu, les extraterrestres, j’en passe et des meilleurs. Je m’imaginais encore comme une sorte de guerrier, un survivant de nombreuses guerres qui avait traversé un bon nombre d’illusions. Quelque part, j’étais encore mué par l’orgueil de vouloir savoir plus ou mieux que quiconque quelque chose d’important, on peut appeler ça la vie. Oui, je voulais devenir une sorte de sage qui connaissait la vie. N’est-ce pas totalement absurde ? Et pourtant, à bien regarder tout cela désormais, c’était bien cela mon but. J’avais une très haute importance de moi-même et je ne m’en rendais pas compte, et cette importance exagérée faussait ma vision sans relâche, quoi que je puisse penser ou faire. C’est en travaillant sur cette idée d’importance que j’ai retrouvé la notion de vacuité. Aussi n’est-ce pas étonnant qu’elle m’accompagne sur le chemin qui me mène à mes ateliers de peinture. J’ai écouté Thich Nhat Hanh et, en l’écoutant, une grande partie de mes anciennes croyances, de mes vieilles illusions se sont mises à défiler comme les champs de chaque côté de mon véhicule, comme les bourgs que je traversais. Je ne sais toujours pas ce qu’est la vacuité à la fin de la vidéo. Je ne le sais toujours pas, volontairement je veux dire. Parce que, quelle que soit la définition que je voudrais lui donner, je sais d’avance qu’elle sera erronée, que ce ne sera que ma propre interprétation de ce mot, encore une fois créée par une idée d’importance. Perdre de l’importance et se concentrer sur ce que j’ai simplement à faire, c’est-à-dire être heureux d’être en vie et de pouvoir partager ma passion pour la peinture et le dessin avec de jeunes enfants ou des adultes, n’est-ce pas tout ce que j’ai à faire véritablement ? Même le fait de peindre seul, de réaliser des tableaux, de me dire « je suis artiste » me paraît vain à côté de cet échange. La vacuité, c’est peut-être une piste : elle est liée à la prise de conscience de l’interdépendance. Il s’agit alors de trouver ce que l’on peut partager de mieux avec les autres, se concentrer là-dessus et oublier tout le reste.|couper{180}

Carnets | octobre 2021

Aquarelles 5x5 cm

Réaliser de tous petits formats à l’aquarelle, c’est amusant et puis on ne va pas penser à tout cet argent que ça va rapporter, bien sûr ; on est à des années-lumière du marché, on ne fait ça que pour le plaisir, n’allez pas chercher midi à 14 h. Allez, c’est parti, on commence doucement par des lavis légers, légers, et comme on a le temps on ne se presse pas, on respire, on inspire en prenant le pigment sur le pinceau et on expire en le déposant sur le papier. Ensuite on peut utiliser des masques, des formes que l’on va placer sur le papier pour « réserver » soit des blancs, soit une part de ces premiers lavis, et on repasse une fois le papier sec au toucher avec une couleur un peu plus dense (mais pas trop). Je vous ai préparé un masque pour faire douze petits tableaux d’un seul coup, c’est tout bête : une plaque de carton de la même taille que la feuille, que vous recouvrez de scotch d’emballage pour pouvoir le nettoyer et le réutiliser à l’infini. Vous découpez au cutter vos carrés ou vos rectangles, et même des ronds si vous voulez, et hop ! une feuille dessous, tenue avec un peu de collant, et c’est parti !|couper{180}

peinture