Perspective
Puisque je suis peintre, que le dessin et la peinture occupent la majeure partie de mes pensées, j’utilise souvent ce que j’arrive à comprendre de mes expériences en ces domaines pour m’aider à me représenter le monde. Si j’utilisais d’autres lunettes, j’en ai fait l’expérience à mes dépens, je ne verrais pas grand-chose de celui-ci. Je buvais tranquillement mon café en tentant de mettre un peu d’ordre dans les priorités de la journée, en ne sachant toujours pas, à plus de 60 ans, comment les ordonner correctement, lorsque l’idée de perspective surgit soudain de façon totalement impromptue. Je me suis demandé si cette idée que je maîtrise assez bien dans ma pratique, sans trop me vanter, ne pourrait pas m’aider à mettre un peu de logique dans l’établissement des priorités. Il faut en général installer trois plans pour percevoir une perspective, une profondeur. Le premier plan est ce qui se trouve le plus proche de l’observateur ; il se caractérise par un contraste fort et une visibilité nette des détails. Le second n’est pas dénué de contraste, mais les valeurs se rapprochent peu à peu, créant ainsi moins de différence de contraste. Quant au troisième, il se caractérise souvent par son aspect flou, sans contour, et les valeurs se confondent et s’épousent gentiment dans ce que l’on peut appeler « le lointain ». Ce qui serait le plus proche, le plus contrasté et le plus précis, ce sont les mille et une obligations auxquelles nous devons faire face, souvent dans l’urgence. Ainsi, par exemple, payer la facture d’eau dont la date limite se rapproche dangereusement, surveiller les comptes bancaires pour ne pas atteindre les quinze jours fatidiques de découvert qui déclencheront la ponction d’agios, aller faire les courses pour pouvoir remplir le frigo lorsque celui-ci se trouve vide, prendre une douche, se brosser les dents, changer de caleçon et de chaussettes. Puis, une fois que tout est fait, préparer la journée à l’atelier, le balayer, le ranger, prévoir les différents cours, réviser les notes, vider les pots d’eau pour les rincer et les remplir à nouveau, afin de recevoir les élèves dans les meilleures conditions. Penser ensuite à des projets que je place sur le plan moyen. Les expositions auxquelles j’ai promis de participer, les différentes commandes en cours, les thèmes personnels, les séries que je me commande à moi seul, noter aussi sur mon carnet de racheter du gesso, du noir de bougie, du rouge écarlate sitôt que j’aurai le temps de me rendre au magasin lyonnais où je me fournis. Le plan moyen se situe en gros dans la proportion d’un trimestre. Puis viennent les rêveries dans lesquelles l’imaginaire et la réalité se confondent souvent. Ce sont les projets abracadabrants que je conserve au fond de moi depuis l’enfance, comme par exemple me rendre aux Galápagos, en Australie ou encore au Groenland ; participer à un salon international propulsé par une galerie de renom ; rencontrer Monica Bellucci ; gagner le gros lot au loto ; publier un roman non encore écrit ; faire du sport pour pouvoir à nouveau grimper aux arbres ; terminer un jour tous les travaux de la maison ; mourir en plein sommeil sans me rendre compte de rien ; être enfin un héros qui sauve une ou deux vies, notamment et de préférence celle de Monica Bellucci tant qu’à faire. Dans le fond, j’en ris tout seul bêtement. La vérité, quand je pense à la perspective, c’est que c’est à peu près le même bordel que dans la tentative de mise en place des priorités de cette journée. Il y a quelque chose de fractal qui ne cesse de se développer, une graine de désordre ontologique, si je peux dire, qui se duplique comme un virus de plan en plan. Une sorte de cancer. J’y pense beaucoup en ce moment en raison de toutes ces cigarettes que je ne cesse d’allumer les unes après les autres. En ce moment, je les éteins à mi-chemin. Sans doute un paradoxe encore entre cette idée de créer, de vivre, de peindre, et tout ce qu’il faut déblayer chaque jour comme de la merde pour pouvoir ouvrir la porte de l’atelier le cœur léger, l’esprit alerte, en sifflotant pour me rendre jusqu’au chevalet. Juste une perspective brumeuse entre la vie et la mort qui ne cesse de modifier tous les plans, les miens comme ceux de nombreux autres, peut-être aussi ceux de Monica Bellucci elle-même, va savoir. Du coup, j’ai tout laissé en plan comme d’habitude et je me suis mis à dessiner sans réfléchir sur ma tablette.
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Carnets | octobre 2021
La plaie de vouloir plaire
Ce type était littéralement sanguinolent. Un écorché vif tout à fait conforme à ces moulages de la chapelle de Sansevero réalisés par Giuseppe Salerno, qui soulèvent les tripes. Et tout cela provenait, une fois l’embrouillamini des prétextes, des raisons et des fausses pistes dépassé, de son obsession de vouloir plaire. Même lorsqu’il se trouvait seul, il ne parvenait pas à échapper à cette malédiction logée au plus profond de lui-même. C’était encore pire qu’un sacerdoce. Un truc congénital, une maladie immune sur laquelle la science n’avait dédaigné se pencher, vu l’immense préjudice économique que sa résolution ne manquerait pas d’apporter. Car, dans le fond, cette affection, ainsi que la nomme le corps médical, peut se développer en tout un chacun sans prévenir et prendre des formes bénignes, généralement sans véritable gravité. Mais chez ce type elle était parvenue au dernier stade d’un cancer, par pure négligence, ou plutôt par cette étrange volonté qui oblige les autruches, en cas de peur soudaine, à se plonger la tête dans le sable. C’est donc ainsi qu’il se présenta devant moi, un jeudi, lorsque je donnais encore des cours ce jour-là, lorsque mon affaire était encore florissante et que l’on venait de tous les environs et même d’un peu plus loin pour profiter de mon enseignement du dessin et de la peinture. La crise ayant déjà fait des ravages, j’avais remisé mes prétentions, baissé les prix et ouvert mes portes au tout-venant. C’en était terminé des patientes sélections que j’effectuais afin de choisir parmi la cohorte des quidams de tout acabit qui affluait qui, parmi eux, mériteraient de s’asseoir dans mon atelier avec pour seul objectif qu’ils puissent en tirer du profit. J’éliminais les touristes, les prétentieux, les vaniteux, les fâcheux, parmi lesquels un grand nombre de ménagères entre 50 et 65 ans qui espéraient venir ici trouver non point un véritable enseignement artistique, mais un moment de détente, quelque chose d’amusant susceptible de tromper leur ennui, tentant de masquer plus ou moins convenablement leur vide qu’elles ne cherchaient qu’à combler d’un tas d’objets hétéroclites. Il y avait aussi quelques bonshommes perdus, cherchant vaguement à s’exprimer tout en étant poussés par le dégoût de s’inscrire sur des sites de rencontres en ligne, fatigués de la masturbation, la cervelle embrumée par leur mémoire adolescente à laquelle, vainement, dans la débine généralisée du monde, ils tentaient encore de s’accrocher. Je prenais un plaisir non dissimulé à foutre tout ce petit monde dehors, à leur dire : non, ce ne sera pas pour vous, désolé, ici c’est uniquement pour apprendre le dessin et la peinture, vous savez, vous risqueriez de vous ennuyer, c’est pour votre bien que je vous dis non, bonne journée ! Et le pire c’est que plus je refusais de monde, plus il se pressait à ma porte. Bref, les temps avaient donc changé et j’avais dû mettre de l’eau dans mon vin, et comme ce blasphème ne suffisait encore pas, j’avais réduit le montant de mes émoluments, j’étais au bord de proposer des cartes-cadeaux d’abonnement. C’est pour dire le marasme où nous nous étions progressivement enfoncés sans même nous en rendre compte. Du coup, veuillez excuser la digression, j’avais oublié ce pauvre type devant la porte. Bonjour, c’est pour quoi ? je demande. C’est pour apprendre la peinture. Très bien, et dans quel but ? Parce que je suis tout seul depuis je ne sais plus combien de temps et que je voudrais bien faire quelque chose de mes dix doigts qui puisse plaire au monde. Ce qui me permettrait, je l’imagine, d’exister, de ne plus être cet ectoplasme que je ne cesse d’apercevoir dans toutes les vitrines de la ville. On ne fait pas de peinture ici pour plaire, je réponds. Vous vous êtes gourré d’adresse, mon petit bonhomme. Il se mit à faire une drôle de moue, comme dans les films de science-fiction où l’on voit soudain un homme normal, ou une femme, se transformer en bestiole intergalactique avec des tentacules et des antennes qui lui sortent de partout. J’ai juste eu le temps de lui claquer la porte au nez en gueulant : merde, mon vieux, allez donc vous faire soigner avant qu’il ne m’explose au visage. Derrière la porte, qui n’était pas encore blindée avec six points de sécurité à cette époque, je pus encore l’entendre geindre : s’il vous plaît, je ne sais pas quoi faire pour vous plaire, aidez-moi. Il y eut quelques raclements de ce que j’imaginais être des griffes sur le panneau de bois puis sur le mur extérieur. Enfin tout fut silencieux. J’allumai une clope en revenant vers l’atelier en éprouvant un soulagement immense, le même probablement que peut éprouver un type qui vient de dire merde à son patron. Puis la journée s’étendit comme une immensité, un horizon sans borne devant moi.|couper{180}
Carnets | octobre 2021
L’art refuge, l’art ouverture.
7 milliards et demi d’individus et toutes les difficultés du monde pour accorder la chorale. Alors oui, l’art peut être un refuge pour s’éloigner un instant de la cacophonie générale, mais il peut être aussi, après cela, un diapason pour parfaire sa propre écoute et découvrir, sous l’apparent chaos, une harmonie poignante, souvent insupportable. Car ne vaut-il pas mieux travailler sur ce qui nous appartient vraiment plutôt que sur une vague impression que produit un mot ? Sans doute cette approche s’effectue-t-elle en deux temps pour celui qui veut exprimer la présence. Le refuge, le repli sur soi en quête de justesse en énumérant tous les couacs dans l’espoir de redresser le gouvernail. Le fantasme de parvenir à la note claire, à la justesse, au pur écho. L’exploration des reflets à la surface de l’eau à un point si extrême qu’on ait envie de se confondre en eux. Narcisse plongeant dans sa propre image ou dans l’image d’un monde créé à sa propre image, ce qui revient au même. Se coupant à jamais ainsi de l’autre. Ou bien, au contraire, s’extirper du reflet, regagner la rive et s’y hisser, puis se remettre debout et ouvrir grands les bras pour accueillir l’autre. C’est ainsi, sans doute, qu’après la retraite forcée, dans l’espérance des grâces des refuges, des salvations personnelles, on finit par comprendre l’égarement, ce puits sans fond que propose le refuge, et que l’on désire s’en éloigner. Avec un enthousiasme de chercheur d’or, bien souvent, comme quelqu’un qui aurait enfin été éclairé vers une « bonne direction », vers le profit à tirer d’une quelconque destination lui faisant miroiter encore cette inflation du moi. Il faut bien en passer encore par là avant de trébucher encore et encore, de se tapir sous une pierre, dans une caverne, sous un pont, pour remettre un peu d’ordre dans ses idées, jusqu’à comprendre que ce serait encore mieux si on n’en avait pas, d’idées. Reste le mystère de l’autre, insoluble par cette voie labyrinthique, par ce jeu de l’oie. Si la peinture, si l’art en général, ne permet pas d’être ouvert à l’autre, de lui offrir un lieu et un temps de repos, d’amitié, d’intelligence à partager gratuitement, peut-être alors vaut-il mieux se lancer dans la confection de pâté en croûte, de terrines, de bons plats à partager avec force blagues et autres saillies et billevesées sans importance. C’est cette sorte de magie que j’attends de l’art désormais. Non pas que, par sa fréquentation, je m’élève vers le génie pour imaginer naïvement m’y hisser à mon tour, mais tout le contraire : pour rencontrer des femmes et des hommes les plus « abordables » du monde. Abordables comme des îles en plein milieu des cités, abordables comme des armistices au beau milieu de la guerre. On nous a trop dupés et on s’est dupé tout seul par habitude de penser l’art comme appartenant à ce génie-là, celui de la rareté, de l’habileté et de la performance. Le génie créé par une élite qui ne cesse depuis des lustres de se mirer en celui-ci. On parle d’une nouvelle renaissance désormais, d’une Renaissance « sauvage ». Et sans doute en faudra-t-il un peu de la sauvagerie pour s’extirper du narcissisme afin de rejoindre le monde. D’ailleurs, pas seulement le monde des hommes, mais le monde en tant que terra incognita. Un monde que nul ne connaît encore. Un monde à créer tout simplement par l’art de se dire bonjour, comment vas-tu, de quoi pouvons-nous discuter ensemble sans nous étriper ? Si l’art ne sert pas à cela, à vivre ensemble entre nous, à vivre au monde tranquillement sans le détruire par peur ou par profit, je me demande bien à quoi il peut bien servir…|couper{180}
Carnets | octobre 2021
Nouvelle exposition dans le Haut-Jura
Du 30/10/2021 au 28/11/2021 exposition de peintures au Caveau des artistes à Saint-Claude (office de Tourisme) fermé le dimanche Exposition Patrick Blanchon au caveau des artistes de Saint-Claude, Jura|couper{180}