Le bizarre est-t ’il beau ?
On peut souhaiter la paix, aussi bizarre ce souhait vient-il soudain s’installer ici à la première ligne de cet article. Et en finir avec toutes les guerres réelles ou imaginaires, avec ce ruminement incessant de la rage, de la colère et du ressentiment dont il semble que, pour beaucoup, ce soit désormais le seul mode d’existence. On peut souhaiter le calme, le luxe, la volupté, tout en s’interrogeant sur cette bizarrerie que représente le beau et qui, par opposition, crée le laid. On peut s’interroger tranquillement sur le bizarre, l’étrangeté, l’insolite, comme autant de refuges pour s’éloigner des mots d’ordre de l’information en continu. On peut aussi se demander pourquoi on associe désormais autant le bizarre à la beauté, une fois que l’on est parvenu à se couper d’à peu près tout du connu. Sans doute parce que l’inconnu désormais se confond avec l’instant, qui est devenu refuge aussi, face à un passé douteux, à un avenir plus qu’incertain. Se tenir accroché solidement au bizarre et à l’instant et, en plissant les yeux comme pour mieux voir la composition du tableau, en gommant les détails superflus, se poser la question du beau. Est-ce que ce que je peins est beau ? Est-ce que je vis est beau ? Est-ce que cet instant est beau ? Et si tout cela ne l’était pas, devrait-on pour autant décider que tout est laid ? Ne pourrait-on pas trouver un médium, un entre-deux ? Alors, sans doute reviendrait-on à ce souhait d’être en paix pour mieux s’approcher du bizarre. Être en paix, c’est-à-dire avoir résolu la colère en remontant à ses sources vives. Cette colère qui propose l’étrange et l’étranger comme tête de Turc. Cette colère et la peur intrinsèquement liée, ce nœud doit-il être tranché net avec un je-ne-sais-quoi d’héroïsme ou de témérité, j’allais dire de fougue et de jeunesse… ou bien est-il possible de prendre son temps encore au centre de toutes les urgences, de toutes les priorités incessantes, pour s’asseoir dans le calme et le dénouer ? Platon, tu disais que le beau était une affaire de proportions, d’harmonie, de symétrie, et longtemps nous t’avons cru. Nous avons emprunté tes chemins en utilisant un drôle de mot pour toucher au but : les canons de la beauté. Et je me suis souvent demandé vers qui ces canons devaient être dirigés, était-ce vers l’objet ou bien celle ou celui qui s’admire en celui-ci ? Aristote, toi tu penses et tu es agaçant en cela que la beauté doit être utile. Qu’une femme belle vaut mieux qu’une laide pour parvenir à se perpétuer, à perpétuer l’espèce. Qu’un cheval ne sert qu’à franchir en tête la ligne d’arrivée. Aristote, peut-être était-ce raisonnable à ton époque de le penser. On vivait sans doute moins longtemps, on n’avait pas tout ce temps à perdre et notre vie à gagner. Mais dans cet instant, à la pointe de la modernité, voyez-vous, mes amis philosophes, je vous abandonne pour rejoindre les poètes. Hölderlin, Baudelaire, Rimbaud ont ébranlé toutes ces assises sur lesquelles le beau avait été fondé par de vieilles barbes. Stupeurs et tremblements désormais secouent la scène face au vide affreux que l’on veut nous vendre. On dit que le beau ne sert plus à rien dans l’art, qu’il n’est qu’illusion, comme à peu près tout le reste. Ainsi on serait revenu de tout pour parvenir à rien. De quoi se cogner la tête contre les murs. J’en reviens à mon souhait de paix. À ma volonté de calme. À cette résistance. Je me souviens de l’instant précis où je quittais une chambre d’hôtel dans laquelle j’ai passé pas loin d’une année tout entière dans une débine magistrale. Je manquais d’à peu près tout, et pourtant dans cette pauvreté j’étais un homme riche. J’étais libre au beau milieu, bizarre, de la contrainte, de l’enfermement. J’ai eu le temps pour réfléchir. Et aussi celui de regarder que j’avais des mains pour m’en servir. J’ai peint, j’ai sculpté avec les moyens du bord. Et tout cela m’a regardé. Comme c’était bizarre que ces choses issues de moi me regardent ! Parfois j’étais emporté, ravi, sans comprendre ce qui m’arrivait. J’ai quitté la chambre un jour pour ne jamais plus y revenir. J’ai fait le ménage de fond en comble et, pour caler une table bancale, j’ai placé un livre sous l’un des pieds. C’était L’Étranger de Camus. L’épaisseur du bouquin était juste au poil. Je ne pourrais pas dire que j’ai aimé lire ce bouquin. Il m’a laissé sur ma faim. Tout était sur un seul plan, et je n’y avais trouvé, en tant que peintre, aucune profondeur. Juste une surface qui me procurait beaucoup de malaise, à vrai dire. Quelques années plus tard, j’étais gardien de nuit au siège d’IBM, place Vendôme, et je travaillais avec des collègues iraniens. Et j’obtins une toute autre lecture de ce fameux livre. « Il n’a pas de lien social, c’est pour cela qu’il est étranger », me dit B., qui n’était pas la moitié d’un imbécile, puisqu’il avait fui l’Iran pour obtenir un diplôme d’architecte chez nous. Cette interprétation en valait bien une autre et je compris aussi, à cet instant-là, que l’on peut vraiment faire dire à un texte, mais aussi à une peinture, ce que l’on décide de lui faire dire. Que les raisons de l’auteur, au bout du compte, s’évanouissent aussitôt que l’œuvre est partagée. Ensuite, des experts disserteront s’ils le désirent sur le pourquoi et le comment, cela n’a pas vraiment d’importance. J’ai trouvé cela beau, je veux dire cette phrase qui sonnait de façon insolite dans ce lieu étrange, à ce moment de la nuit où nous jouions aux échecs pour nous divertir en bavardant de tout et de rien. On peut souhaiter la paix et y revenir sans relâche, à ce souhait, et ce au cœur même des batailles et en plein meurtre. Est-ce à cause de la lune, des étoiles, de ce sentiment gigantesque de se sentir minuscule face à toute l’immensité de notre ignorance, comme autant de prétextes semblables au soleil de Meursault ? On peut, dans le calme, s’interroger dans l’instant sur cet instant où le bizarre et le beau s’épousent juste avant de se séparer, de divorcer, pour engendrer le laid.
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Carnets | octobre 2021
La plaie de vouloir plaire
Ce type était littéralement sanguinolent. Un écorché vif tout à fait conforme à ces moulages de la chapelle de Sansevero réalisés par Giuseppe Salerno, qui soulèvent les tripes. Et tout cela provenait, une fois l’embrouillamini des prétextes, des raisons et des fausses pistes dépassé, de son obsession de vouloir plaire. Même lorsqu’il se trouvait seul, il ne parvenait pas à échapper à cette malédiction logée au plus profond de lui-même. C’était encore pire qu’un sacerdoce. Un truc congénital, une maladie immune sur laquelle la science n’avait dédaigné se pencher, vu l’immense préjudice économique que sa résolution ne manquerait pas d’apporter. Car, dans le fond, cette affection, ainsi que la nomme le corps médical, peut se développer en tout un chacun sans prévenir et prendre des formes bénignes, généralement sans véritable gravité. Mais chez ce type elle était parvenue au dernier stade d’un cancer, par pure négligence, ou plutôt par cette étrange volonté qui oblige les autruches, en cas de peur soudaine, à se plonger la tête dans le sable. C’est donc ainsi qu’il se présenta devant moi, un jeudi, lorsque je donnais encore des cours ce jour-là, lorsque mon affaire était encore florissante et que l’on venait de tous les environs et même d’un peu plus loin pour profiter de mon enseignement du dessin et de la peinture. La crise ayant déjà fait des ravages, j’avais remisé mes prétentions, baissé les prix et ouvert mes portes au tout-venant. C’en était terminé des patientes sélections que j’effectuais afin de choisir parmi la cohorte des quidams de tout acabit qui affluait qui, parmi eux, mériteraient de s’asseoir dans mon atelier avec pour seul objectif qu’ils puissent en tirer du profit. J’éliminais les touristes, les prétentieux, les vaniteux, les fâcheux, parmi lesquels un grand nombre de ménagères entre 50 et 65 ans qui espéraient venir ici trouver non point un véritable enseignement artistique, mais un moment de détente, quelque chose d’amusant susceptible de tromper leur ennui, tentant de masquer plus ou moins convenablement leur vide qu’elles ne cherchaient qu’à combler d’un tas d’objets hétéroclites. Il y avait aussi quelques bonshommes perdus, cherchant vaguement à s’exprimer tout en étant poussés par le dégoût de s’inscrire sur des sites de rencontres en ligne, fatigués de la masturbation, la cervelle embrumée par leur mémoire adolescente à laquelle, vainement, dans la débine généralisée du monde, ils tentaient encore de s’accrocher. Je prenais un plaisir non dissimulé à foutre tout ce petit monde dehors, à leur dire : non, ce ne sera pas pour vous, désolé, ici c’est uniquement pour apprendre le dessin et la peinture, vous savez, vous risqueriez de vous ennuyer, c’est pour votre bien que je vous dis non, bonne journée ! Et le pire c’est que plus je refusais de monde, plus il se pressait à ma porte. Bref, les temps avaient donc changé et j’avais dû mettre de l’eau dans mon vin, et comme ce blasphème ne suffisait encore pas, j’avais réduit le montant de mes émoluments, j’étais au bord de proposer des cartes-cadeaux d’abonnement. C’est pour dire le marasme où nous nous étions progressivement enfoncés sans même nous en rendre compte. Du coup, veuillez excuser la digression, j’avais oublié ce pauvre type devant la porte. Bonjour, c’est pour quoi ? je demande. C’est pour apprendre la peinture. Très bien, et dans quel but ? Parce que je suis tout seul depuis je ne sais plus combien de temps et que je voudrais bien faire quelque chose de mes dix doigts qui puisse plaire au monde. Ce qui me permettrait, je l’imagine, d’exister, de ne plus être cet ectoplasme que je ne cesse d’apercevoir dans toutes les vitrines de la ville. On ne fait pas de peinture ici pour plaire, je réponds. Vous vous êtes gourré d’adresse, mon petit bonhomme. Il se mit à faire une drôle de moue, comme dans les films de science-fiction où l’on voit soudain un homme normal, ou une femme, se transformer en bestiole intergalactique avec des tentacules et des antennes qui lui sortent de partout. J’ai juste eu le temps de lui claquer la porte au nez en gueulant : merde, mon vieux, allez donc vous faire soigner avant qu’il ne m’explose au visage. Derrière la porte, qui n’était pas encore blindée avec six points de sécurité à cette époque, je pus encore l’entendre geindre : s’il vous plaît, je ne sais pas quoi faire pour vous plaire, aidez-moi. Il y eut quelques raclements de ce que j’imaginais être des griffes sur le panneau de bois puis sur le mur extérieur. Enfin tout fut silencieux. J’allumai une clope en revenant vers l’atelier en éprouvant un soulagement immense, le même probablement que peut éprouver un type qui vient de dire merde à son patron. Puis la journée s’étendit comme une immensité, un horizon sans borne devant moi.|couper{180}
Carnets | octobre 2021
L’art refuge, l’art ouverture.
7 milliards et demi d’individus et toutes les difficultés du monde pour accorder la chorale. Alors oui, l’art peut être un refuge pour s’éloigner un instant de la cacophonie générale, mais il peut être aussi, après cela, un diapason pour parfaire sa propre écoute et découvrir, sous l’apparent chaos, une harmonie poignante, souvent insupportable. Car ne vaut-il pas mieux travailler sur ce qui nous appartient vraiment plutôt que sur une vague impression que produit un mot ? Sans doute cette approche s’effectue-t-elle en deux temps pour celui qui veut exprimer la présence. Le refuge, le repli sur soi en quête de justesse en énumérant tous les couacs dans l’espoir de redresser le gouvernail. Le fantasme de parvenir à la note claire, à la justesse, au pur écho. L’exploration des reflets à la surface de l’eau à un point si extrême qu’on ait envie de se confondre en eux. Narcisse plongeant dans sa propre image ou dans l’image d’un monde créé à sa propre image, ce qui revient au même. Se coupant à jamais ainsi de l’autre. Ou bien, au contraire, s’extirper du reflet, regagner la rive et s’y hisser, puis se remettre debout et ouvrir grands les bras pour accueillir l’autre. C’est ainsi, sans doute, qu’après la retraite forcée, dans l’espérance des grâces des refuges, des salvations personnelles, on finit par comprendre l’égarement, ce puits sans fond que propose le refuge, et que l’on désire s’en éloigner. Avec un enthousiasme de chercheur d’or, bien souvent, comme quelqu’un qui aurait enfin été éclairé vers une « bonne direction », vers le profit à tirer d’une quelconque destination lui faisant miroiter encore cette inflation du moi. Il faut bien en passer encore par là avant de trébucher encore et encore, de se tapir sous une pierre, dans une caverne, sous un pont, pour remettre un peu d’ordre dans ses idées, jusqu’à comprendre que ce serait encore mieux si on n’en avait pas, d’idées. Reste le mystère de l’autre, insoluble par cette voie labyrinthique, par ce jeu de l’oie. Si la peinture, si l’art en général, ne permet pas d’être ouvert à l’autre, de lui offrir un lieu et un temps de repos, d’amitié, d’intelligence à partager gratuitement, peut-être alors vaut-il mieux se lancer dans la confection de pâté en croûte, de terrines, de bons plats à partager avec force blagues et autres saillies et billevesées sans importance. C’est cette sorte de magie que j’attends de l’art désormais. Non pas que, par sa fréquentation, je m’élève vers le génie pour imaginer naïvement m’y hisser à mon tour, mais tout le contraire : pour rencontrer des femmes et des hommes les plus « abordables » du monde. Abordables comme des îles en plein milieu des cités, abordables comme des armistices au beau milieu de la guerre. On nous a trop dupés et on s’est dupé tout seul par habitude de penser l’art comme appartenant à ce génie-là, celui de la rareté, de l’habileté et de la performance. Le génie créé par une élite qui ne cesse depuis des lustres de se mirer en celui-ci. On parle d’une nouvelle renaissance désormais, d’une Renaissance « sauvage ». Et sans doute en faudra-t-il un peu de la sauvagerie pour s’extirper du narcissisme afin de rejoindre le monde. D’ailleurs, pas seulement le monde des hommes, mais le monde en tant que terra incognita. Un monde que nul ne connaît encore. Un monde à créer tout simplement par l’art de se dire bonjour, comment vas-tu, de quoi pouvons-nous discuter ensemble sans nous étriper ? Si l’art ne sert pas à cela, à vivre ensemble entre nous, à vivre au monde tranquillement sans le détruire par peur ou par profit, je me demande bien à quoi il peut bien servir…|couper{180}
Carnets | octobre 2021
Nouvelle exposition dans le Haut-Jura
Du 30/10/2021 au 28/11/2021 exposition de peintures au Caveau des artistes à Saint-Claude (office de Tourisme) fermé le dimanche Exposition Patrick Blanchon au caveau des artistes de Saint-Claude, Jura|couper{180}