Ateliers d’écriture

Dans cette rubrique les textes rédigés lors d’ateliers d’écriture

Liste des ateliers ( en cours d’actualisation )

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Boost 02 #12 | Construire un autel

La fenêtre de la chambre d’hôtel a longtemps été ce que je cherchais en premier. J’allais vers elle comme si c’était pour ça que j’étais venu, voir la ville à travers ce cadre-là plutôt qu’un autre. Je ne sais plus ce que je regardais exactement : les façades d’en face, un bout de ciel, une enseigne, peu importe, c’était la ville vue depuis cette vitre qui comptait. Je ne me souviens plus vraiment quand j’ai arrêté de regarder par la fenêtre. À un moment, cela s’est inversé. Lorsque j’avais la possibilité de l’occulter, je le faisais. Je repérais le rideau et je le tirais sans même vérifier ce qu’il y avait dehors. Je me souviens de rideaux surtout, de leurs plis, de leur épaisseur, pas des vues qu’ils masquaient. Je ne me rappelle pas avoir jamais fermé les volets d’une chambre d’hôtel. La fenêtre restait là, quelque part derrière, disponible, mais déjà écartée. La perception du bruit dans une chambre d’hôtel, qu’il vienne des chambres d’à côté, de plus loin dans l’immeuble ou de l’extérieur, a longtemps tout recouvert. Je me souviens d’un été brûlant où j’ai ouvert la fenêtre en grand. Le bruit et la lumière sont entrés d’un seul bloc. Je suis resté là, sans la refermer. Première fois que je pense avec un peu plus d’acuité que d’habitude au mot première et au mot fois posés côte à côte. Le mot côte — aussi saugrenu soit le rapprochement — me ramène à agneau et à autel et débouche sur une ruelle grise dans le quartier du Marais. Quelques marches raides à grimper, une rambarde de fer mouillée, et puis la porte sombre de cet hôtel. Première fois que je me retrouve seul dans un hôtel. Et c’est maintenant que ça me revient : l’étreinte exagérée, la toute dernière fois que nous fîmes l’amour, P. et moi. Mais c’était près de quinze ans plus tard. La ville était devenue une étrangère, et nous faisions semblant de l’être aussi. Nous vivions séparés déjà, en périphérie. Ce qui aurait dû être arraché d’un coup, comme une écharde, nous avons traîné à le faire. La nuit est tombée. On ne savait pas où aller et c’est par hasard que nous nous retrouvâmes à l’angle de la ruelle, à gravir les marches, à passer par la même porte sombre. Entre les deux, d’autres nuits s’accrochent, moins nettes. D’autres rues de la ville, d’autres jeux de clés, et au bout une porte sombre qui se dresse. À chaque fois, je me retrouve à redessiner la même figure : un sac, quelques affaires, un numéro de chambre, l’habitude de passer par un hôtel. Pour moi, une chambre d’hôtel au mois n’a rien d’une chambre de passage. On y reste, on y revient tous les soirs, on s’y réveille plusieurs fois de suite au même endroit. Le confort affiché, avec gaz à tous les étages, veut dire qu’on peut cuisiner, se laver, faire ses besoins sans quitter la chambre. C’est un logement posé dans un couloir, derrière une porte identique à toutes les autres. Dans une chambre d’hôtel au mois, personne ne vient faire le ménage. Le locataire fait le nécessaire lui-même. Derrière la cloison de la chambre dont je me souviens vivait une vieille femme. Elle chantonnait toute la journée, et c’est ainsi que j’ai su que quelqu’un habitait là. Une fois ou deux, j’ai vu sa chambre : des montagnes de sacs-poubelles, de linge, d’emballages vides, un amoncellement où on ne voyait plus le sol. À l’étage au-dessus vivait un maçon qui écoutait du reggae. Il m’invitait souvent à partager un repas. Chez lui, tout était organisé, chaque chose avait sa place, et une sorte de confort tranquille régnait dans la pièce. L’hôtel est l’autel et l’établi où, sans le savoir, j’ai commencé d’apprendre à mourir. Illustration La chambre que Vincent van Gogh a occupée pendant deux mois à l’auberge Ravoux , Auvers-sur-Oise.|couper{180}

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Boost 02 #11 | Tranches de vie par les mains

Ce texte est né d’une proposition d’atelier de François Bon, à partir d’un fragment de Gertrude Stein sur les mains et la façon de les lire. La consigne, telle que je l’ai comprise, consistait à ne pas prendre la main comme simple détail anatomique mais comme lieu de passage entre le corps, l’histoire et la langue. La main tremble. Elle tremble parce qu'elle a tenu d'autres choses avant le crayon. Des choses dont on ne parle pas dans les lettres. La boue sèche encore dans les plis, les entailles ne se sont pas refermées. La main descend vers la feuille, hésite. Ce n'est pas la peur d'écrire. C'est que la main se souvient. Elle se souvient de ce qu'elle a poussé dans un trou il y a quelques heures. Elle trace un prénom. Les doigts tremblent. Puis l'encre recouvre le blanc et quelque chose se calme. Ou fait semblant de se calmer. Les pleins et les déliés reviennent, le geste s'applique, la ligne se fait ferme. Comme si rien. Comme si on pouvait faire comme si. L'autre main ne sait pas où se mettre. Elle bat un rythme sur le bois, à plat, du bout des phalanges. Pour vérifier. Que le sol tient. Qu'on est encore là. Elle lisse la feuille, suit les lignes, accompagne. Les mêmes doigts qui fouillaient tracent maintenant « ma chérie » avec une lenteur appliquée. Et au-dessus, invisible, il y a cette autre main qui ne tremble jamais, celle qui rayera les noms, qui comptera les corps qui ne répondront plus. À l'hôpital, les mains disparaissent sous les bandages. On ne voit qu'un bout de doigt, un ongle cassé. Parfois une main tient une cigarette. Elle la tient longtemps avant de la porter aux lèvres. Le poignet se plie, les lèvres aspirent, la braise rougit. La main retombe aussitôt. Trop lourde. Paume ouverte. Les mains des infirmières ne tremblent pas. Elles saisissent, soulèvent, retournent, frottent jusqu'à faire blanchir les jointures. Ce ne sont pas des caresses. Ce sont des gestes qui laissent la peau rouge et propre. Des doigts frais se posent au front, restent quelques secondes. Non, vous n'avez plus de fièvre, vous sortirez bientôt. La main retombe, se range le long du corps. Mais le tremblement continue, discret, au bout des doigts. Les mots sont moins sûrs que le tremblement. Quand la main descend du train, elle porte ce qui reste d'une valise. Un cube de toile, de carton fatigué. Les doigts se crispent sur la poignée, les phalanges blanchissent. L'autre main s'agrippe à la barre de métal. Paume collée au froid. Le corps ne tient que par là. Une main qui retient, une main qui emporte. Le train freine, la secousse remonte jusqu'à l'épaule. La main sur la barre serre plus fort. Sur le quai, d'autres mains se tendent. Mais la sienne ne les cherche pas. Elle doit lâcher seule, elle le sait. Elle hésite, quitte la barre froide, se retrouve ouverte dans le vide. Alors elle se replie, se referme, disparaît dans une poche. Comme si le plus sûr était de ne toucher à rien. La valise reste dehors, suspendue, tirant sur l'autre main qui ne peut pas se cacher. La main de l'homme revenu qu'il va falloir faire passer pour un homme ordinaire. La main de l'instituteur farfouille dans la boîte, choisit la craie blanche, se tourne vers le tableau noir. Elle hésite. Le poignet suspendu. Comme si écrire quelques mots demandait plus d'effort que de tirer une gâchette. Elle trace : 15 septembre 1919. La craie crisse, blanchit la pulpe des doigts. Chaque lettre se pose avec une application trop appliquée. Les enfants sentent qu'il se passe autre chose. Au même moment, loin, dans la province d'Alexandrie, au Piémont, une toute petite main se ferme et se rouvre pour la première fois sur rien. La main d'un nouveau-né qu'on appellera Fausto Coppi. Cette main ne porte encore aucune trace. L'autre main de l'instituteur ne sait pas quoi faire. Elle s'ouvre, se ferme, finit par se glisser dans la poche de la veste, paume serrée. C'est là qu'il faut tenir en réserve ce que la main qui écrit ne dira pas. Il ne le sait pas encore.|couper{180}

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Boost 02 # 10 | non, voilà comme elle est

Ce texte est né d’un exercice d’atelier autour d’Henri Michaux, Face aux verrous, et de la formule : « Non, voilà comme elle est / voilà ce qu’elle n’est pas ». La première version (que j’appelle ici “09”) déroule le récit de façon linéaire : Suresnes, la chambre, la cité-jardin, le travail, le bistrot. Dans le cadre de la proposition #10, il s’agissait de repartir de ce texte déjà écrit et de lui opposer une série de “Non” : non pas pour l’illustrer ni l’expliquer, mais pour refuser ses facilités, ses arrangements, ses angles morts. La “version atelier” reprend ce geste sous forme de liste : un “Voilà ce qu’elle est” suivi de “Non, voilà ce qu’elle n’est pas”, à partir des trois premiers paragraphes, dans l’esprit de l’exercice. La seconde version pousse plus loin le dispositif : entre chaque paragraphe du récit, un bloc de phrases au présent vient dire “Non” à ce qui vient d’être raconté, comme si une autre voix, plus sèche, plus rétive, refusait de laisser le texte se contenter de sa propre narration. Il ne s’agit pas d’un commentaire ni d’une correction, mais d’un contre-chant : une façon de laisser coexister la version racontable et la version qui résiste. 1 Voilà ce qu’elle est : arrivant à trente-cinq ans dans une petite chambre de Suresnes, habitant sans le savoir un fragment de cité-jardin, traversant chaque jour la cour, levant les yeux vers les immeubles, laissant le regard chercher Rueil-Malmaison sans la trouver, passant devant le cerisier japonais planté là pour offrir un peu de beauté, un peu d’air, admirant deux fois déjà sa floraison, ses pétales au sol, sentant parfois monter aux yeux une émotion qu’on ne sait pas nommer. Non, voilà ce qu’elle n’est pas : un simple “quelques années auparavant” qui amortit le choc, un rappel vague de trentaine comme on feuillette un album, une petite chambre sans confort interchangeable avec toutes les autres, un décor neutre pour illustrer la galère. Non, voilà ce qu’elle n’est pas : se contentant d’un “il a beau scruter” de narrateur posé à la fenêtre, regardant gentiment l’horizon, attendant de voir surgir un château au loin comme dans un livre pour enfants. Non, voilà ce qu’elle n’est pas : accueillant, logeant proprement, organisant rationnellement la vie des gens comme lui, réalisant la promesse d’urbanistes bien intentionnés ; adoucissant les angles, distribuant la communauté, offrant un sens lisible aux plaques de rues et aux pavillons au cordeau. Non, voilà ce qu’elle n’est pas : réduite à un tableau noir, à un cercueil tout trouvé, à un cliché de misère confortable pour lecteur compatissant, exhibant complaisamment la “nullité”, la “grande misère”, le “rien” comme motif décoratif. Non, voilà ce qu’elle n’est pas : simple jolie touche de couleur qu’on “aurait tort d’oublier d’évoquer”, cerisier ajouté pour faire cadre, arbre japonais de catalogue adoucissant la scène, consolant proprement les ouvriers de retour de l’usine. Non, voilà ce qu’elle n’est pas : expliquant clairement pourquoi les larmes montent, justifiant l’émotion par de beaux mots, fournissant une raison nette au serrement de gorge devant les pétales roses au sol. Non, voilà ce qu’elle n’est pas : laissant intacte la possibilité de croire encore à un horizon disponible, à un ailleurs de château ou de ville voisine, à un futur qu’on pourrait rejoindre en plissant un peu les yeux. Tu la vois et tu ne la connais pas. 2 On aurait pu rester là longtemps. Des années peut-être. Mais on ne reste jamais vraiment nulle part. Un matin, on a quitté Suresnes, la chambre, le cerisier, le bistro et ses silhouettes. On a repris un autre travail, un autre lieu. Puis encore un autre. Le temps a passé comme il passe : sans prévenir, par paquets. Non, on n’aurait pas pu rester là longtemps, on ne tenait déjà pas debout. Non, on n’a pas « quitté » Suresnes, on a été expulsé par le salaire, par la lassitude, par le bail, par la honte, par tout ce qui pousse dehors sans qu’on décide. Non, ce n’est pas « un autre travail, un autre lieu » comme une série de cartes postales, c’est la même fatigue déplacée, la même angoisse empaquetée, juste changée de décor. Non, le temps ne « passe » pas, il ronge, il ponce, il enlève des options une par une. Quelques années auparavant, mettons trente. Il a désormais trente-cinq ans, il est à Suresnes dans une petite chambre sans confort. Il ne sait pas qu’il habite là un fragment de cité-jardin construite dans les années 1920 pour loger proprement des ouvriers et des employés comme lui, censés former une communauté. L’unique fenêtre donne sur une cour et, au-delà, des immeubles. Peut-être un avant-goût de Courbevoie ou de Nanterre, on ne sait pas, on n’est pas curieux. Non, ce n’est pas « quelques années auparavant », c’est maintenant, encore maintenant, ça ne s’est jamais vraiment refermé. Non, ce n’est pas « une petite chambre sans confort », c’est la preuve qu’on accepte n’importe quoi tant qu’il y a une serrure et un matelas. Non, il ne « sait pas » pour la cité-jardin parce qu’il n’a pas le droit de savoir : toute l’architecture sociale est faite pour qu’il traverse sans lire, sans relier, sans comprendre qu’on l’a rangé là avec d’autres. Non, ce n’est pas qu’on n’est « pas curieux », c’est qu’on est trop épuisé pour se permettre la curiosité, qu’on a appris à ne plus lever la tête vers Courbevoie ou Nanterre de peur de voir ce qu’on n’aura jamais. Ce serait dommage de ne pas évoquer le cerisier japonais juste là, devant la porte. On l’a déjà vu perdre ses feuilles deux fois depuis qu’on est arrivé là. On ignore que ces arbres faisaient partie du projet d’origine : offrir un peu de beauté, un peu d’air, à ceux qui rentraient de l’usine au pied du Mont-Valérien. On l’a admiré, on a eu les larmes au bord des yeux tellement c’était beau. On ne peut pas vraiment dire en quoi voir tous ces pétales roses au sol déclenche ce type d’émotion. On ne cherche pas trop non plus à le savoir, on n’a pas vraiment le temps. Non, ce ne serait pas dommage de ne pas l’évoquer, le cerisier ; c’est même lui qui sert d’alibi, de petit sucre poétique posé sur la langue du récit pour le faire passer. Non, il ne « se contente pas » de perdre ses feuilles deux fois depuis qu’on est arrivé, il rappelle chaque année qu’on est resté, coincé, planté là comme lui, sans projet d’origine. Non, ce n’est pas « offrir un peu de beauté, un peu d’air » qui tient : la beauté ici est prévue, programmée, distribuée comme un calmant, et c’est précisément ce qui donne la nausée. Non, les larmes ne viennent pas « tellement c’est beau », elles montent parce que c’est trop beau pour l’endroit, parce que ça ne colle pas, parce que ce rose au sol met en lumière tout le reste qui ne l’est pas. Non, ce n’est pas qu’on « ne peut pas vraiment dire en quoi » : on pourrait le dire, mais il faudrait pour ça soulever la chape entière, ce qu’on ne se permet pas. Non, ce n’est pas qu’on « n’a pas vraiment le temps », c’est qu’on n’a pas le droit de s’y attarder sans que tout le reste s’effondre avec. Pour payer cette turne, il s’est inscrit dans une boîte d’intérim et a dégoté un emploi de chauffeur-livreur à deux rues de là. Chaque matin, il traverse sans y penser les rues portant les noms de maires et de réformateurs sociaux qui avaient juré de sortir les ouvriers des taudis : des destins effacés derrière de simples plaques bleues. Cela ne demande pas beaucoup de jugeote, ça tombe bien, il n’en possède pas trop. À part prendre un plan papier dans le bon sens pour lire un plan, car le GPS n’existe pas encore. On n’imagine même pas que ça puisse exister un jour. Non, ce n’est pas « pour payer cette turne » comme si tout se résumait à une combine provisoire, c’est pour continuer d’accepter qu’il n’y ait pas mieux qu’une turne à payer. Non, ce n’est pas « sans y penser » qu’il traverse ces rues : c’est en pensant à autre chose pour ne pas devenir fou devant ces noms de bienfaiteurs cloués sur les façades, en détournant le regard pour ne pas voir ce qu’on a fait de leurs promesses. Non, ce n’est pas qu’« il ne possède pas trop de jugeote », c’est qu’on lui a appris à la retourner contre lui : à se croire un peu idiot plutôt que de voir l’intelligence qu’il faudrait pour démonter la machine où il sert. Non, ce n’est pas un détail attendrissant d’époque que ce plan papier sans GPS : c’est la preuve qu’on lui confie la ville uniquement comme labyrinthe à livrer, pas comme espace à habiter. Nulle nécessité de se déguiser en clown : un pantalon jean et un chandail, voire un blouson éventuellement, suffisent. Parfois, certains matins de novembre, on prendra la précaution d’une écharpe. Le vent remonte de la Seine, s’engouffre entre les barres récentes et les vieux immeubles de la cité-jardin, mélangeant les générations sans que cela raconte grand-chose pour lui. On ne voudrait pas attraper froid bêtement. Non, ce n’est pas « nul besoin de se déguiser en clown », ce n’est pas une liberté vestimentaire, c’est simplement qu’on ne possède rien d’autre à mettre sur le dos. Non, ce n’est pas une « précaution » de prendre une écharpe, c’est la peur de perdre un jour de salaire pour une bronchite, la peur de glisser encore un peu plus loin dans la pente. Non, ce vent de Seine ne « mélange » pas les générations comme une jolie métaphore, il les use pareil, il passe à travers toutes les couches de peinture sociale, et lui n’a juste pas les mots pour le dire. Non, ce n’est pas qu’il « ne voudrait pas attraper froid bêtement », c’est qu’il sait très bien que le moindre rhume, ici, n’est jamais bête : il coûte. Encore que, si l’on tombe malade, ça n’est pas un drame. L’arrêt de travail nous permet de traîner au lit, de rester bien au chaud, probablement rideaux tirés toute la journée. Dehors, la ville poursuit sa petite histoire de réhabilitations, de plans sociaux, de mutations de logements ; dedans, il s’obstine sur un livre ardu qui le relie plus volontiers à des morts célèbres qu’aux voisins de palier. Un bon livre, de préférence, un bien difficile qu’on prendra la peine d’annoter à chaque page. Non, ce n’est pas « pas un drame » de tomber malade, c’est juste l’unique manière d’obtenir une trêve sans avoir à la demander. Non, ce n’est pas « traîner au lit », c’est s’effondrer enfin, les rideaux tirés pour ne pas voir la lumière insistante de ce dehors qui continue sans lui. Non, la « petite histoire de réhabilitations et de plans sociaux » n’est pas une toile de fond : c’est la manière officielle de renommer la violence qui le traverse, pendant que lui s’accroche à un livre pour rester vivant dans sa tête. Non, ce n’est pas une anecdote romantique d’ouvrier qui lit un « bon livre difficile », c’est une coupure supplémentaire : choisir les morts célèbres parce que les vivants autour sont trop proches, trop visibles, trop douloureux à regarder en face. On pourrait, de temps en temps, au début en tout cas, passer toute la journée au bistro. On vient depuis quelques jours de se faire une sorte de camarade, oh, pas encore un copain non. Mais si on le désire, cela nous changera un peu les idées de retrouver ce N., poète brésilien exilé, pour causer philosophie, poésie, littérature. Dans un bled qui a vu passer ouvriers, réfugiés, rapatriés, immigrés, il ne voit en lui qu’un camarade de comptoir de plus, pas le dernier avatar d’une longue chaîne d’exils. Mais surtout boire et reboire à tomber par terre devant le regard inquisiteur du tôlier maghrébin en train de compter sa thune, assis dans un coin. Lui descend d’une autre vague d’ouvriers logés jadis dans ces mêmes HBM, mais cette continuité sociale, on ne la voit pas, on se contente d’encaisser la vue. On a l’habitude. Derrière lui, il n’est pas rare qu’on aperçoive quelques silhouettes. On ne sait pas si ce sont vraiment des femmes, mais ça y ressemble. Toute une population interlope qui vient échouer là, au petit matin, en provenance du bois de Boulogne, pas loin. Non, ce n’est pas « pour se changer un peu les idées » qu’on peut passer la journée au bistro, c’est pour ne plus en avoir du tout, d’idées, au moins jusqu’à la fermeture. Non, N. n’est pas « une sorte de camarade », c’est un miroir qu’on refuse de regarder trop longtemps : un autre exilé, plus lisible parce qu’il a un accent et un pays clair, alors que lui n’a qu’un RER et une adresse provisoire. Non, ce n’est pas un simple « bled qui a vu passer » des vagues d’ouvriers et de réfugiés, c’est un entonnoir ; on ne voit pas la chaîne d’exils parce qu’on est en train d’en devenir un maillon sans légende. Non, le tôlier ne fait pas que « compter sa thune », il compte aussi les corps qui tombent, les additions qui explosent, les dettes qui se nouent ; son regard n’est pas qu’inquisiteur, il est comptable de la misère. Non, ces silhouettes du fond ne sont pas un décor interlope : ce sont des vies entières rabattues à l’aube sur un coin de bar, qu’on préfère flouter en « on ne sait pas si ce sont vraiment des femmes » pour ne pas affronter ce qu’on voit très bien. On pourrait aussi se souvenir que le boxeur, un grand costaud nantais, vient aussi se pavaner là avec sa danseuse serbe ou croate — on pourrait presque dessiner une carte : Nantes, Belgrade, le Maghreb, le Brésil, la banlieue ouest, toutes ces trajectoires qui se croisent à portée de tram — Qu’ils l’ont plus ou moins pris en sympathie, à moins que ce ne soit de la compassion. Ou tout simplement l’appât du gain, car évidemment ces deux là, la piaule qu’ils lui céderaient ne serait pas gratuite. Mais tout de même moins chère que celle de l’hôtel. Non, ce n’est pas un simple « souvenir » parmi d’autres, c’est la scène qu’on se repasse pour se convaincre qu’on a appartenu un peu à ce décor. Non, le boxeur ne « se pavane » pas seulement : il montre ses muscles comme on exhibe un capital de survie, une manière de ne pas finir complètement dans le fossé. Non, ce n’est pas une jolie carte possible à dessiner, Nantes, Belgrade, Maghreb, Brésil, banlieue ouest : c’est un enchevêtrement de déracinements où personne n’est vraiment chez soi, à commencer par lui. Non, ce n’est pas vraiment de la sympathie, ni seulement de la compassion ; c’est du calcul, de chaque côté, pour savoir qui va tirer quoi de qui. Non, cette piaule « moins chère que l’hôtel » n’est pas une bonne affaire : c’est une cage de secours, une marche de plus vers la dépendance, avec juste assez de remise sur le prix pour pouvoir appeler ça une chance. 3 Après l’exercice autour de Michaux, le “je” du premier récit ne tenait plus tout seul. Le travail du « non, voilà comme elle est » l’avait déjà déplacé, comme si le narrateur ne pouvait plus se parler à lui-même sans se soupçonner de mensonge. La version 3 raconte donc la même situation, mais à la troisième personne : ce “il” n’est pas un personnage de fiction, c’est le même homme tenu à distance, regardé comme on regarderait un autre, pour que le texte assume enfin ce qu’il montre sans chercher à se justifier. Il a trente-cinq ans, il vit à Suresnes dans une petite chambre au bout d’un couloir, une fenêtre sur une cour, des immeubles qui ferment le ciel, un lit, une table, une chaise, ça suffit, et pourtant chaque soir, en refermant la porte, il a la sensation obscure d’entrer un peu plus avant dans une cellule qui n’est pas seulement de briques et de plâtre mais de résignation et de peur. Il traverse la cité-jardin sans lire les noms de rues, il connaît le nombre de marches, le bruit des portes, l’écho dans l’escalier quand quelqu’un rentre trop tard, ces petits signes infimes qui lui disent qu’il y a encore des vies autour de la sienne et qu’il vit pourtant comme un disparu. Devant la porte il y a un cerisier japonais, planté là bien avant lui ; deux printemps déjà, les pétales roses ont recouvert les dalles, il a regardé ça debout, sans bouger, comme si on avait renversé quelque chose que personne ne viendrait ramasser, et il se surprend à penser que ce luxe inutile d’une beauté offerte aux pauvres a quelque chose d’accusateur, comme si cet arbre se souvenait mieux que nous de ce qu’on avait promis aux hommes qui rentraient jadis de l’usine. Le matin il part travailler comme chauffeur-livreur à deux rues de là, intérim, badge, hangar, clés du camion ; il plie le plan, il retient les virages, les sens interdits, les places possibles pour se garer en travers, les codes d’immeubles, et il laisse filer les noms gravés sur les plaques bleues, ces noms d’anciens bienfaiteurs qu’il ne peut pas prendre au sérieux sans sentir monter en lui une colère inutile, une de ces colères muettes qui abîment l’âme parce qu’elles ne trouvent jamais de parole. L’hiver, le vent remonte de la Seine, il siffle entre les barres et les vieux immeubles, il traverse les vêtements, il vous prend aux poignets, à la nuque ; il remonte son col, parfois une écharpe, il ne faut pas tomber malade, il ne faut pas laisser un jour de paye au fond du lit, et il s’entend raisonner comme ces vieux curés de campagne qui sermonnaient les enfants sur le froid et la prudence, sauf que son dieu à lui, c’est la paie de la fin du mois, ce chiffre dérisoire auquel se trouve suspendue toute sa docilité. Quand ça arrive quand même, la maladie, il reste couché, rideaux tirés, la lumière filtrée par le tissu, la ville continue derrière comme un bruit d’appareil qu’on n’éteint jamais ; il ouvre un livre trop difficile, il souligne, il écrit dans les marges, les noms des morts tiennent mieux compagnie que les voisins qu’on croise sans se parler dans l’escalier, et il sent avec une sorte de honte tranquille qu’il préfère encore ces voix lointaines à la main qu’il n’ose pas tendre à celui qui vit derrière la cloison. Parfois il descend au bistrot en bas de la rue. Le patron est assis dans un coin, il compte, il regarde, il dit peu de choses ; au comptoir il finit par parler avec N., Brésilien, poète, exilé, c’est comme ça que l’autre se présente, et dans sa manière de prononcer certains noms de philosophes ou de villes il perçoit tout de suite qu’il s’accroche à ces mots comme lui à ses livres, de peur de disparaître entièrement dans la boue du quotidien ; ils échangent des titres, des fragments, des bouts de mémoire, ils boivent verre après verre, il remonte en zigzag, il sent que le trottoir n’est pas droit, il se dit que ce n’est pas le trottoir, que c’est lui, que c’est sa faiblesse, et cette pensée soudain lui arrache presque un rire, un rire amer qu’il ravale parce qu’il sait trop bien de quoi il se moque. Au fond du bar, à l’aube, il y a des silhouettes qui viennent du bois de Boulogne, manteaux trop courts, sacs plastiques, perruques qui glissent un peu, on fait semblant de ne pas trop regarder, puis on regarde quand même, on détourne la tête trop tard, et chaque fois il se dit que nous avons là, devant nous, la parabole la plus simple de notre temps : des corps usés, vendus, déplacés, que personne n’a le courage de nommer autrement qu’avec ces mots vagues, « interlopes », « femmes peut-être », comme si nommer plus juste nous obligeait à répondre de quelque chose. Un boxeur nantais passe de temps en temps avec une danseuse venue de l’Est, large d’épaules, sûr de lui, il occupe l’espace comme si le bar était à lui ; c’est par lui, par eux, qu’il entend parler d’une piaule à louer, une autre chambre, plus petite, un peu moins chère que l’hôtel où il descendait avant d’arriver ici, il dit oui presque tout de suite, et en disant oui il sent confusément que ce n’est pas seulement à une chambre qu’il acquiesce mais à toute cette logique qui le tient, qui le réduit, et qu’il préfère encore ce consentement obscur à la panique de n’avoir plus de toit. Les jours se ressemblent : livrer, rentrer, lire, redescendre parfois au bar, laisser le temps s’user sur les mêmes trajets ; il passe devant le cerisier sans y penser, puis un soir, un matin, il s’arrête, il voit les branches nues, les bourgeons, les feuilles à venir, il se rappelle les pétales au sol comme si c’était arrivé à quelqu’un d’autre, et il se surprend à chercher, sans y croire vraiment, si dans cette obstination muette de l’arbre il n’y aurait pas, malgré tout, une espèce de promesse pour les hommes que nous sommes devenus, fatigués, lâches, mais pas entièrement perdus. Il sait que ça ne durera pas, il ne sait pas ce qui vient après ; pour l’instant il habite là, dans cette chambre, avec cet arbre devant la porte et ce bistrot au coin, et toute une ville autour qu’il traverse chaque jour sans être sûr d’y avoir vraiment place, mais avec la sensation tenace, presque douloureuse, que quelqu’un, quelque part, continue de compter ses pas comme on compte les fautes d’un enfant qu’on aime trop pour le laisser s’endurcir tout à fait.|couper{180}

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Boost 02 #09 | On ne sait pas trop

On aurait pu rester là longtemps. Des années peut-être. Mais on ne reste jamais vraiment nulle part. Un matin, on a quitté Suresnes, la chambre, le cerisier, le bistro et ses silhouettes. On a repris un autre travail, un autre lieu. Puis encore un autre. Le temps a passé comme il passe : sans prévenir, par paquets. Quelques années auparavant, mettons trente. Il a désormais trente-cinq ans, il est à Suresnes dans une petite chambre sans confort. Il ne sait pas qu’il habite là un fragment de cité-jardin construite dans les années 1920 pour loger proprement des ouvriers et des employés comme lui, censés former une communauté. L'unique fenêtre donne sur une cour et, au-delà, des immeubles. Peut-être un avant-goût de Courbevoie ou de Nanterre, on ne sait pas, on n'est pas curieux. Il a beau scruter, il doute d'apercevoir Rueil-Malmaison. À cette distance, il ne voit ni les anciennes vignes de Suresnes ni les pavillons ouvriers dessinés au cordeau, encore moins les plans d’urbanistes qui, un siècle plus tôt, avaient cru organiser rationnellement la vie des gens comme lui. Il n'y a pas de château. Mais n'allons pas trop vite. Ce serait dommage de ne pas évoquer le cerisier japonais juste là, devant la porte. On l'a déjà vu perdre ses feuilles deux fois depuis qu'on est arrivé là. On ignore que ces arbres faisaient partie du projet d’origine : offrir un peu de beauté, un peu d’air, à ceux qui rentraient de l’usine au pied du Mont-Valérien. On l'a admiré, on a eu les larmes au bord des yeux tellement c'était beau. On ne peut pas vraiment dire en quoi voir tous ces pétales roses au sol déclenche ce type d'émotion. On ne cherche pas trop non plus à le savoir, on n'a pas vraiment le temps. Pour payer cette turne, il s'est inscrit dans une boîte d'intérim et a dégoté un emploi de chauffeur-livreur à deux rues de là. Chaque matin, il traverse sans y penser les rues portant les noms de maires et de réformateurs sociaux qui avaient juré de sortir les ouvriers des taudis : des destins effacés derrière de simples plaques bleues. Cela ne demande pas beaucoup de jugeote, ça tombe bien, il n'en possède pas trop. À part prendre un plan papier dans le bon sens pour lire un plan, car le GPS n'existe pas encore. On n'imagine même pas que ça puisse exister un jour. Nulle nécessité de se déguiser en clown : un pantalon jean et un chandail, voire un blouson éventuellement, suffisent. Parfois, certains matins de novembre, on prendra la précaution d'une écharpe. Le vent remonte de la Seine, s’engouffre entre les barres récentes et les vieux immeubles de la cité-jardin, mélangeant les générations sans que cela raconte grand-chose pour lui. On ne voudrait pas attraper froid bêtement. Encore que, si l'on tombe malade, ça n'est pas un drame. L'arrêt de travail nous permet de traîner au lit, de rester bien au chaud, probablement rideaux tirés toute la journée. Dehors, la ville poursuit sa petite histoire de réhabilitations, de plans sociaux, de mutations de logements ; dedans, il s’obstine sur un livre ardu qui le relie plus volontiers à des morts célèbres qu’aux voisins de palier. Un bon livre, de préférence, un bien difficile qu'on prendra la peine d'annoter à chaque page. On pourrait, de temps en temps, au début en tout cas, passer toute la journée au bistro. On vient depuis quelques jours de se faire une sorte de camarade, oh, pas encore un copain non. Mais si on le désire, cela nous changera un peu les idées de retrouver ce N., poète brésilien exilé, pour causer philosophie, poésie, littérature. Dans un bled qui a vu passer ouvriers, réfugiés, rapatriés, immigrés, il ne voit en lui qu’un camarade de comptoir de plus, pas le dernier avatar d’une longue chaîne d’exils. Mais surtout boire et reboire à tomber par terre devant le regard inquisiteur du tôlier maghrébin en train de compter sa thune, assis dans un coin. Lui descend d’une autre vague d’ouvriers logés jadis dans ces mêmes HBM, mais cette continuité sociale, on ne la voit pas, on se contente d’encaisser la vue. On a l'habitude. Derrière lui, il n'est pas rare qu'on aperçoive quelques silhouettes. On ne sait pas si ce sont vraiment des femmes, mais ça y ressemble. Toute une population interlope qui vient échouer là, au petit matin, en provenance du bois de Boulogne, pas loin. On pourrait aussi se souvenir que le boxeur, un grand costaud nantais, vient aussi se pavaner là avec sa danseuse serbe ou croate — on pourrait presque dessiner une carte : Nantes, Belgrade, le Maghreb, le Brésil, la banlieue ouest, toutes ces trajectoires qui se croisent à portée de tram — Qu'ils l'ont plus ou moins pris en sympathie, à moins que ce ne soit de la compassion. Ou tout simplement l'appât du gain, car évidemment ces deux là, la piaule qu'ils lui céderaient ne serait pas gratuite. Mais tout de même moins chère que celle de l'hôtel.|couper{180}

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Boost 02 #08 | Revenir à la langue

Revenir à la langue ce n’est pas rebrousser chemin. C’est ( espérons-le ) régler la tension d’une phrase jusqu’à ce qu’elle ne sonne plus faux. J’étais repris par cette vieille obsession d’apparaître sans me trahir quand les livres soudain du haut de la bibliothèque sont tombés sur mes pieds. La connaissance entre encore par la douleur, soit. Je jette un regard vers la fenêtre : c’est bien l’automne, vieux cliché ; il y a, évidemment, une feuille restée collée à la vitre, immobile. Je me penche, je ramasse : Bloy, Bernanos, Boutang, Rebatet. Que de souvenirs. Un vertige fait de désir et de honte m’a poussé vers la fatigue puis dans le fauteuil. Les pieds endoloris, le corps et l’esprit engourdis je feuillette celui dont la reliure a cédé d’elle-même. Ce qui surgit d’abord, ce sont ces voix singulières qui m’ont jadis tant tenu en respect : moins leur fatras, leurs histoires que leur son, cette façon d’accoler, d’accoupler des mots que je ne me serais, à l’époque, jamais permis. En ce temps il me fallait un dictionnaire sous la main ; parfois je ne cherchais pas ; je ne cherchais plus, toujours cette même fatigue , et alors : je prononçais à voix haute et la compréhension venait par le grain. Leurs certitudes me glissaient dessus ; j’étais mon propre tamis de chercheur d’or. Je m’inventais des Klondike, des tombereaux de neige, des dents en or. À propos de mots, un nom passe : Rabelais, suivi de près par Villon comme une ombre. Des énigmes, un koan pour la cervelle de mes vingt ans. « Que voulaient-ils dire ? » C’était la grande question, il suffisait seulement de la poser. Elle restait sans réponse et, très vite, la question reculait dans l’ombre elle aussi : le langage lui-même m’emportait. J’ai gardé cette habitude de lire la tenue d’une phrase avant le récit qu’elle impose. J’ai voyagé, je me suis dispersé : le sucre d’une orange pelée dans un train vers Karachi m’a collé aux doigts plus longtemps que leurs idées ; un râle de chien crevant dans un fossé lyonnais a expulsé tous les poncifs autrefois anônnés en matière de ponctuation ; j’ai désappris ma langue pour une grammaire de gestes, d’ouies sanglantes et de fumée. J’ai feuilleté. le temps a passé, la culpabilité est revenue. Je cherche Rabelais sur les rayons : rien. Je reviens à la table de travail , à l’éditeur , à la page à peine noircie, au grand ouvert. Dans mon crâne une mécanique de bielles : garder-effacer. Un bruit régulier au loin — pendule ou ventilation, je parie pour la pendule. J’ouvre au hasard une page soulignée : je ne comprends rien du tout. La musicalité seule m’emporte ou me recrache. Je reviens à l’écran, à l’envie de trouver la jointure entre ces instants, de me tailler une peau qui tienne ( sans couture visible ). Ce que je cherche n’est pas un retour en arrière, une remise à zéro, mais un réglage : couper ce qui ne sert à rien dans le rien , tenir dans l’instable même. Ma main avance, hésite. Les livres sont restés par terre, une dorsale au bord du tapis ; la feuille contre la vitre ne bouge toujours pas. Un vide sur le rayon à la taille exacte d’un tome. Si j’efface maintenant, quelle question me tombera dessus de l’autre côté ? Est-ce que je veux vraiment garder mon secret ? En ai-je encore seulement les moyens ? Je n’en sais rien. Puis encore comme on s’enfuit : stop assez d’effort c’est assez : revenir à la langue, et reprendre.|couper{180}

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Boost 2 # 07 | Il voit la Champagne, les Dardanelles et s’en revient

Ce texte est né dans le sillage d'une proposition d'écriture de François Bon, au sein du cycle « Histoire, Boost 2 » La consigne s'inspirait de la structure de L'Atlas d'un homme inquiet de Christoph Ransmayr – un livre construit comme une mosaïque de fragments, où chaque chapitre s'ouvre sur une image mémorielle fixe (« Je vis… ») avant de déployer le paysage mental et géographique qui l'entoure. Je me suis emparé de ce dispositif en le détournant. Là où Ransmayr explore son propre parcours à la première personne, j'ai choisi de construire un personnage fictif à la troisième personne, un instituteur rescapé de la Grande Guerre. Le présent de l'indicatif – « Il voit » – est devenu la clé de voûte narrative, remplaçant le « Je vis » originel. L'enjeu n'était pas l'autobiographie, mais la construction d'une intériorité par la somme d'images géographiques qui forment la carte mentale d'un homme : la Champagne dévastée, la gare de Châlons, les Dardanelles, l'hôpital, le village de Saint-Bonnet-le-Désert. Cet exercice m'a permis d'explorer une question centrale : comment raconter l'Histoire à hauteur d'homme, par la sensation pure, lorsque le langage se dérobe face à l'horreur ? Le texte qui en résulte est donc à la fois un hommage discret au cadre proposé et le fruit d'un travail d'écriture personnel, ( l'instituteur) une tentative de saisir l'indicible par le prisme d'une conscience fragmentée. Il est là. Et il voit. Mais les mots, dans sa tête, ce ne sont pas des phrases. C'est un matériau lourd et sourd qui refuse de prendre forme. La terre. Ce n'est plus de la terre. C'est une croûte. Une chose grise, brisée, qui a séché en formes tordues. Comme si un géant avait malaxé de la cendre et de la boue, et l'avait laissée durcir en grimaçant. Fracturée. Le mot vient, mais il est trop propre, trop chirurgical. Ça ne rend pas le craquement sous la semelle, cette impression de marcher sur des os. Le ciel. Il est bas. Il pèse. Ce n'est pas un ciel, c'est un couvercle. Un couvercle de plomb sale, qui ne s'ouvre jamais, qui écrase le regard. Parfois, une déchirure blafarde, une lumière qui ne réchauffe rien, qui souligne seulement l'immense blessure en dessous. Les arbres. Le mot « arbre » est un mensonge. Ce qu'il voit, ce sont des poteaux. Des poteaux noircis, calcinés, qui tendent vers le couvercle des bras suppliants qui n'existent plus. Moignons. Oui. Des moignons. Comme des membres amputés à la hache. La sève, la vie, tout a été brûlé, aspiré. Il reste ça : une forêt de morts debout. Le silence. Ce n'est pas une absence. C'est une présence. Une oreille géante collée contre le paysage. Un son à l'envers, si lourd qu'il en devient étouffant. Ce silence-là, il n'a pas de nom. Il est l'attente. L'attente de la déchirure. L'odeur. Elle entre par le nez, mais elle colle à la gorge. Une odeur douceâtre et putride. De la viande oubliée au fond d'un garde-manger pourri. De la terre qui digère mal les morts. L'« odeur de la mort », les autres disent ça. Mais les mots sont usés. Lui, il la sent. C'est une nausée qui ne descend pas, qui remonte, toujours. Il voudrait dire « paysage », mais le mot est trop beau. Il voudrait dire « champ de bataille », mais c'est un terme de général, ça sent l'encre et la carte. Lui, il est dedans. Il n'a pas de mot pour « être dedans ». Pour cette chose qui est à la fois dehors, partout, et qui est en train de lui emplir le crâne, de lui ronger les poumons. Il voit. Et ce qu'il voit, c'est un monde qui a cessé d'être nommable. C'est ça, l'indicible. Ce n'est pas qu'il n'y a pas de mots. C'est que tous les mots qui existent mentent. Ils appartiennent à l'avant. Ils décrivent un monde qui n'est plus. Ici, il n'y a que la matière brute de l'horreur, et le silence qui la contient. Il voit la gare de Châlons. Un hall immense, sombre, qui sent la suie et l'huile. La verrière poussiéreuse laisse filtrer une lumière jaunâtre, éclairant des grappes de soldats qui attendent, adossés à leurs sacs. Des officiers hurlent des numéros de régiment, des destinations incompréhensibles. C'est un chaos organisé, un fourmillement d'hommes en gris-bleu qui se font avaler par les trains. Il voit le train. Une locomotive noire, suante, qui crache de la vapeur avec un sifflement rauque. Elle est accouplée à des wagons à bestiaux, les fameux « 40 hommes, 8 chevaux ». Les portes sont grandes ouvertes, révélant un intérieur sombre et nu. On dirait des cercueils sur roues attendant leur cargaison vivante. Il voit la ville, ou ce qu'il en reste, depuis son wagon. Une fois entassé, le regard coincé entre les planches : Des rues trop larges, trop vides. Quelques civils, des visages fermés, qui les regardent passer sans un sourire. Des femmes en noir. La vie a été évacuée d'ici, ne laissant qu'une coquille vide. Des blessés. Sur un quai adjacent, un train sanitaire est arrêté. On fait monter des hommes aux visages pâles, aux membres emmaillotés de bandages sales. Certains sont sur des civières, les yeux vides fixant le ciel de fer. C'est un spectacle qui leur est destiné, un avant-goût. La cathédrale. Au loin, il l'aperçoit. Notre-Dame de Châlons. Ses pierres sont noircies, mais elle est encore debout. Un seul vitrail est resté intact ; il capte la lumière faible et la renvoie comme un dernier signal, un adieu. C'est la dernière image belle qu'il emporte. Le triage. Puis le train s'ébranle, quitte la gare et longe des voies de triage. Un enchevêtrement de rails, de wagons vides, de montagnes de caisses et de sacs de sable. C'est la machine de guerre, la logistique monstrueuse qui broie les hommes avant même qu'ils n'arrivent au front. L'arrière, ce n'est pas le repos. C'est la gueule de l'ogre. Le train s'engouffre dans la campagne. Il voit une dernière fois des champs, des vaches. Il voit le crépuscule tomber et détourne les yeux. Il voudrait dire, mais tous les mots, il les voit là-bas, loin, très loin, « au nord de l'avenir ». Puis il baisse la tête. Il n'a plus rien à voir avec ce monde-là. La ville n'a été qu'une antichambre, un sas entre deux enfers. Le voyage vers l'inconnu a commencé. L'étrave fend une eau d'un bleu dur, métallique. La terre qui grandit n'est pas verte. Elle est ocre, brûlée, striée de ravins secs. Une ligne d'arêtes vives qui déchire le ciel. La chaleur déjà, une lourdeur qui tombe du ciel blanc et se relève du rocher comme une haleine de fournaise. Le navire glisse dans un détroit. Des collines basses de chaque côté. Une terre asiatique à bâbord, une européenne à tribord. Les Dardanelles. Le nom est dans sa tête, mais la chose est là, silencieuse et minérale. Il voit les autres bateaux, une forêt de mâts et de cheminées, immobiles dans l'eau calme. Une attente. Puis la côte se précise. Ce n'est pas une plage de sable fin. C'est un chaos. Une langue de galets, de sable gris, surmontée de falaises crayeuses, creusées de ravines. Il voit la tache blanchâtre des tentes, minuscules, accrochées à la pente. Les cicatrices brunes des tranchées zébrant le flanc des collines. Les fils de fer barbelés qui accrochent le soleil, brillant comme des toiles géantes. Le lourd navire s'arrête, vibrant encore de l'arrêt des machines. L'ancre grince dans un bruit déchirant. On est là. On ne va pas plus loin. Il voit les péniches. Ce ne sont pas des barges plates et passives, mais des coques à moteur, basses sur l'eau, sales de fumée et de rouille, leur bois éclaboussé par des milliers de voyages. Elles dansent sur la houle légère, s'approchant du flanc du paquebot comme des insectes voraces. On leur hurle de descendre. Pas d'escalier, pas de passerelle. Il faut se hisser sur le bastingage, saisir les filets de cordage jetés sur la coque, et descendre à reculons, le sac qui vous tire en arrière, les pieds qui cherchent une prise dans les mailles. Le vide, l'eau verte en dessous. L'homme au-dessus de lui glisse, un juron étouffé, le bruit sourd de son corps heurtant la péniche. On le tire vite de côté. Il saute à son tour. Le choc du bois sous ses pieds. La péniche est déjà pleine d'hommes, tassés comme du bétail, silencieux. Le moteur pétarade, crache une fumée âcre, et l'embarcation s'ébranle, lourde, lente, vers la terre. La traversée est courte, interminable. L'eau est d'un vert laiteux, huileuse. Elle charrie des choses : des débris de caisses, des morceaux d'uniformes, des excréments. L'odeur est pire que tout. Elle lui prend à la gorge : la puanteur douceâtre de la gangrène et de la chair qui pourrit au soleil, mêlée à une note âcre de poudre et de poussière brûlée. Il voit la plage qui grandit. Ce n'est pas du sable. C'est un talus de galets gris, une pente raide qui crisse et roule sous les boots. Des tas de caisses, des sacs de sable, des files d'hommes courbés qui montent un sentier tracé dans la falaise crayeuse. Le choc final. L'étrave de la péniche racle les galets. La rampe s'abat. C'est le dernier pas. Il pose le pied sur les cailloux. Le sol de Gallipoli. Un coup de sifflet aigu. Des hommes leur crient de se disperser, de monter. Le ronflement des mouches est assourdissant. Il lève les yeux vers les ravines poussiéreuses, les tranchées qui griffent les pentes. L'enfer n'est plus une boue grasse et froide. C'est une fournaise de poussière, de pierre et de pourriture. Il voit le blanc. Un blanc qui fait mal aux yeux. Un plafond de chaux, éclatant, cru. Pas le blanc pur des draps de la ferme, mais un blanc qui sent le chlore et la mort propre. Les murs suintent une lumière froide, sans ombre. Il voit les barreaux de fer du lit. Froid, lisse, industriel. Sa main, posée sur la couverture grise, est devenue une chose pâle, étrangère. Les doigts ressemblent à des racines lavées. Ils tremblent, toujours. Un tremblement de machine détraquée. Il voit les fenêtres hautes, barrées. Des rectangles de ciel trop bleu, découpés comme dans un tableau. Des barreaux noirs qui grillagent le monde. Des arbres, là-bas, mais leurs feuilles ne bougent pas. Comme peintes. Il voit les autres lits. Des formes allongées, silencieuses, sous des draps qui épousent des absences. Un bras pend, inerte, couleur de cire. Plus loin, un homme assis, la poitrine entourée de bandes, fixe le mur devant lui. Il ne cligne pas des yeux. Il voit les sœurs. Des cornettes blanches, immaculées, qui glissent sans bruit sur le carrelage. Des visages lisses, sans âge, qui sourient d'un sourire qui ne touche pas les yeux. Des mains froides qui changent les pansements, touchent sa peau brûlée sans la sentir. Il voit son reflet dans le pot de chambre émaillé, posé près du lit. Une face creusée, des yeux trop grands, des lèvres gercées. Ce n'est pas lui. C'est un masque de terre cuite, fragile, qui pourrait se fendre. Il voit, la nuit, la lanterne du gardien qui passe. Un rond de lumière jaune qui balaie les allées, caresse les fronts, vérifie les présences. La lumière touche le crucifix au mur, accroché là-haut. Le corps du Christ est pâle, propre, sans blessures visibles. Une souffrance aseptisée, muette. Il voit tout cela. Les mots comme « hôpital », « lit », « infirmière » sont des coquilles vides, des sons qui ne collent plus à la réalité. Ce qu'il voit, c'est un lieu de silence et de blancheur où l'on range les hommes cassés, où l'on attend que la machine se remette à tourner ou s'arrête définitivement. L'odeur de propre ne parvient pas à couvrir celle, tenace, de la pourriture qui reste au fond de ses poumons. C'est un autre enfer. Un enfer blanc. Il pousse la grille. Le fer grinçait déjà ainsi avant, un son aigre et familier. Rien n'a changé. Et pourtant, tout est devenu étranger. Il voit le fronton de la mairie-école. Les lettres gravées dans la pierre : LIBERTÉ, ÉGALITÉ, FRATERNITÉ. Avant, c'était un credo, une évidence. Maintenant, ce sont des mots qui sonnent creux. Liberté. Celle de pourrir dans la boue ? Égalité. Celle de la mort, offerte à tous, du lieutenant au simple troufion ? Fraternité. Celle qui lui a arraché le cœur à chaque fois qu'un gosse de vingt ans rendait son dernier souffle dans ses bras ? La pierre est froide, propre. Les mots sont intacts. Lui ne l'est plus. Il voit le monument aux morts, tout neuf. La pierre est encore pâle, elle n'a pas pris la patine des siècles. Il s'approche. Ses doigts effleurent les noms. Il les connaissait à peine, ces garçons d'un autre canton, et pourtant, il a vu mourir leurs doubles par milliers. Ce monument, c'est un mensonge de ciment . Une tentative désespérée de mettre de l'ordre dans le chaos, de donner un sens à l'indicible. La République enterre ses morts et grave ses valeurs, mais elle ne peut pas graver l'odeur de la gangrène. Il voit la cour de l'école. Les marronniers, la marelle effacée sur le sol. Le portemanteau où s'aligneront les blouses. Le tableau noir, vide, attendant les leçons de morale. « Aimez-vous les uns les autres. » Comment peut-il écrire cela, lui qui a vu des hommes s'entretuer pour dix mètres de terre gorgée de sang ? Il voit son reflet dans la vitre de la classe. Un homme en costume sombre, trop grand, trop raide. Le « hussard noir ». Son uniforme d'avant était bleu horizon, taché de sang et de boue. Maintenant, il porte l'uniforme du savoir, de la raison. Un déguisement. Ses mains veulent trembler. Il les tient croisées dans son dos. Il entre dans la classe. L'odeur de la craie et de l'encre. Un sanctuaire. Un mensonge nécessaire. Demain, il devra ouvrir le livre d'Histoire. Parler de la patrie, du droit, des Lumières. Il devra regarder en face les visages innocents des enfants et leur transmettre ce feu sacré qui a brûlé jusqu'à consumer toute une génération. Il voit sa mission, maintenant. Ce n'est plus une foi naïve. C'est un acte de résistance. Un rempart contre la barbarie. Si ces murs ont tenu, si ces mots sur le fronton sont encore debout, c'est peut-être pour cela : pour qu'un homme brisé vienne, chaque matin, témoigner malgré lui que le savoir doit survivre à la folie. Il n'enseignera pas la glorification de la guerre. Il enseignera la grammaire, la logique, la géographie. Il leur apprendra à penser, pour que plus jamais des hommes ne se fassent aussi bêtement massacrer au nom de mots qu'on leur a appris sans leur en donner le sens. Il pose sa sacoche sur l'estrade. Un geste d'une infinie lassitude. Le silence de la classe est plus lourd que celui des champs de bataille. C'est le silence d'avant la tempête, le silence de l'attente. Les enfants arriveront demain. Il leur devra la vérité, mais pas toute la vérité. Juste les armes pour la construire, eux-mêmes. Il monte l'escalier de bois. Les marches gémissent, un bruit de fatigue ancienne. La porte de son logement de fonction claque doucement derrière lui. Le silence. Il pose les mains sur la table de chêne, froide. La pièce sent la cire et le papier, le renfermé des lieux sans présence. Un lit étroit, une armoire. Le mur est nu. Pas de crucifix. Seule une pâle trace rectangulaire dans la chaux, plus claire, où l'ancien occupant avait accroché sa foi. Lui n'y a rien mis. Le crépi brut, la république laïque dans sa nudité. Il s'approche de la fenêtre. La nuit tombe sur Saint-Bonnet-le-Désert. Une à une, les lumières des maisons s'éteignent. Les toits de tuiles s'effacent, noyés dans l'indigo. Puis il ne reste plus que la ligne des toits, dentelée et pâle, contre l'obscurité plus profonde qui commence au-delà. La forêt. Elle est là, massive, silencieuse. Une étendue d'encre qui boit la lumière résiduelle du ciel. Ce n'est pas l'horreur minérale des Dardanelles, ni la boue labourée de Champagne. C'est une obscurité vivante, respirante. Elle ne sent pas la poudre et la mort. Elle exhale une odeur humide de mousse, de terre et de feuilles pourries. Une odeur ancienne, qui était là avant les hommes, avant la République, avant les noms sur le monument. Il voit le mystère. L'épaisseur impénétrable des futaies. L'absence totale de chemin, de repère. La forêt n'a pas de front, pas de tranchée. Elle est un tout, sauvage et entier. Quelque chose en lui, d'instinctif, se tend. L'œil qui cherche un mouvement, une silhouette, le réflexe de la sentinelle. Rien. Seul le vent, un souffle à peine audible qui fait frémir la cime des chênes. C'est une paix qui ressemble à une menace. Un monde qui continue sans lui, sans ses leçons, sans ses mots. Une France bien plus ancienne que celle des hussards noirs. Une France sauvage qui se moque des frontons et des devises, et qui n'a jamais entendu parler de Dieu. Il reste là, longtemps, le front contre la vitre froide. Il ne prie pas. Il n'attend rien. Il écoute ce silence-là, si différent de celui des salles d'hôpital ou des champs de bataille. Un silence qui n'est pas vide, mais plein. Plein de nuit, de racines, de bêtes invisibles et d'une indifférence absolue. Pour la première fois depuis longtemps, face à cette forêt noire et primordiale, il se sent étrangement à sa place. Dans ce monde sans dieu, sans croix, sans promesse, il n'a de compte à rendre à personne. Seulement à lui-même. Et peut-être, dans cette obscurité familière et oubliée, retrouver l'ombre de l'homme qu'il était avant que le monde ne se mette à brûler et à prier des dieux sourds.|couper{180}

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Carnets | Ateliers d’écriture

# Boost 2 #06 | Histoires autour de l’histoire

Après plusieurs essais infructueux, l’idée de lire « Pastiches et Mélanges » aura été le déclencheur. Je laissai le livre ouvert dans Foliate et Lina Lachgar continuer son rêve, à sa façon, — pour commencer d’arpenter le mien. Car ce fut moins la leçon des pages que leur manière de demeurer entrouvertes, comme une porte laissée sur le palier de la mémoire, qui me décida à sortir ; dehors, la ville s’embuait déjà d’un flou propice, et je compris qu’il ne fallait pas tant chercher un sujet qu’accepter le fil des retrouvailles : la chaleur bleutée d’un poêle à gaz dans un atelier où l’huile, presque gelée, consent à se tiédir ; la toile badigeonnée de terre de Sienne, promesse d’une lumière à venir ; la porte revue rue Germain Pilon, devant laquelle on s’arrête sans raison ; un dancing trop sombre, où le parfum et la sueur se disputent la musique ; la Butte-aux-Cailles où l’on perd à nouveau celui qu’on croyait tenir ; un cimetière aux pierres de guingois dont l’obstination nous ressemble ; puis, plus loin, des yourtes battues par le vent, le thé au beurre, le rire doux de celui qui, chaque fois, échappe à la mort. Je n’avais rien à représenter, seulement à suivre — pas à pas — cette réparation discrète par laquelle on rend à la vie ce qu’on lui a pris : non le commerce des images, mais la présence qui s’entête. Alors je laissai le livre ouvert, et je me mis en route. Bien sur ce n'est pas Proust , c’est ma tentative d’entendre ce qui, chez lui, m’ouvre le passage Porte · Dancing · Question · Autoroute Voix · Trou noir · Atelier · Sifflement Représenter Porte- Version 1 Parfois, il m’arrive encore de penser à lui et, ce faisant, je n’y peux rien, mon pas ralentit ; à moins que l’injonction mystérieuse de ralentir mon allure ne le fasse soudain ressurgir. Ou encore est-ce un peu de ci, un peu de ça, comme souvent. Enfin, il arrive régulièrement que je veuille me rendre quelque part et qu’au détour d’une rue mon corps soit poussé par je ne sais quel courant invisible, entraîné comme par force à bifurquer contre ma volonté, encore que je n’en aie pas beaucoup lorsque je déambule ainsi dans la ville. Et c’est ainsi que ce soir-là mes pas m’entraînèrent rue Germain Pilon et que je me retrouvai devant sa porte. Comme si revoir cette porte était une sorte de remède à mon errance. Cela ne servirait à rien que je frappe à cette porte, ni que je sonne. Je sais que, désormais, il n’est plus là, plus nulle part dans cette ville ni d’ailleurs sur cette terre. Alors je repars comme si j’avais fait le plein, que les niveaux étaient revenus à la normale, et me dirige franchement vers mon but, cette fois. Je ne sais jamais vraiment ce que je cherche à atteindre ou à esquiver ; sans doute est-ce cette ignorance, conservée comme un avare conserve son trésor, qui me propulse en avant. Et voici que, tout en rêvant, mes pas me ramènent une fois encore devant cette porte alors que j’étais parti à l’opposé : je suis revenu par la rue des Abbesses ; il ne me reste plus qu’à descendre vers le boulevard — rejoindre Clichy ne me prendra qu’une bonne demi-heure. Mais à peine ai-je vu cette pensée surgir que je le vois assis derrière la vitre de ce café qui fait l’angle ; il me voit passer, il me fait un geste de la main ; je ne réponds pas.. Porte- Version 2 Parfois, il m’arrive encore de penser à lui et, ce faisant, je n’y peux rien, mon pas ralentit ; à moins que l’injonction mystérieuse de ralentir mon allure ne le fasse soudain ressurgir. Ou encore est-ce un peu de ci, un peu de ça, comme souvent. Enfin, il arrive régulièrement que je veuille me rendre quelque part et qu’au détour d’une rue mon corps soit poussé par je ne sais quel courant invisible, entraîné comme par force à bifurquer contre ma volonté, encore que je n’en aie pas beaucoup lorsque je déambule ainsi dans la ville. Et c’est ainsi que ce soir-là mes pas m’entraînèrent rue Germain Pilon et que je me retrouvai devant sa porte. Comme si revoir cette porte était une sorte de remède à mon errance. Cela ne servirait à rien que je frappe à cette porte, ni que je sonne. Je sais que, désormais, il n’est plus là, plus nulle part dans cette ville ni d’ailleurs sur cette terre. Alors je repars comme si j’avais fait le plein, que les niveaux étaient revenus à la normale, et me dirige franchement vers mon but, cette fois. Je ne sais jamais vraiment ce que je cherche à atteindre ou à esquiver ; sans doute est-ce cette ignorance, conservée comme un avare conserve son trésor, qui me propulse en avant. Et voici que, tout en rêvant, mes pas me ramènent une fois encore devant cette porte alors que j’étais parti à l’opposé : je suis revenu par la rue des Abbesses ; il ne me reste plus qu’à descendre vers le boulevard — rejoindre Clichy ne me prendra qu’une bonne demi-heure. Mais à peine ai-je vu cette pensée surgir que je le vois assis derrière la vitre de ce café qui fait l’angle ; il me voit passer, il me fait un geste de la main ; je ne réponds pas, je sais que tout cela fait partie intégrante du rêve de ma vie. Porte- Version 3— mouvement plus que sens Parfois il m’arrive encore de penser à lui et, ce faisant, je sens — ou crois sentir — que mon pas se ralentit de lui-même, comme si la pensée n’était pas l’effet mais déjà l’obéissance à une injonction plus discrète, antérieure, qui, en commandant au corps de suspendre son allure, faisait remonter la figure absente ; à moins que ce ne soit l’inverse, ou bien un peu des deux, selon cette manière qu’ont nos mouvements dans la rue d’anticiper nos souvenirs et de les feindre, de sorte qu’on ne sait plus si l’on marche parce qu’on se souvient ou si l’on se souvient parce que l’on a, sans savoir pourquoi, ralenti. Il arrive alors, et presque régulièrement quand je prétends me rendre quelque part — prétention bien faible, car je n’ai guère de volonté dans ces déambulations où la ville, avec ses courants invisibles, impose plus qu’elle ne propose —, qu’au détour d’une rue une force légère mais irrésistible me pousse à bifurquer contre mon dessein, et c’est ainsi que, ce soir-là, mes pas me conduisirent rue Germain Pilon où je me retrouvai devant sa porte, laquelle, revue, me semblait tenir lieu de remède à mon errance, comme si la simple présence du battant, de son métal devenu mat à force d’être touché, suffisait à remettre en ordre un mécanisme intérieur déréglé ; et pourtant je savais qu’il ne servirait à rien de frapper ni de sonner, puisqu’il n’était plus là — plus nulle part dans cette ville, ni d’ailleurs sur cette terre —, et que, malgré cette certitude, le seul fait de m’arrêter là, un instant, me laissait repartir avec le sentiment que les niveaux s’étaient rétablis, qu’une réserve cachée avait été comblée et que je pouvais désormais, pour cette fois, aller droit à mon but. Je ne sais jamais bien ce que je prétends atteindre ni ce que je cherche à éviter (peut-être est-ce justement cette ignorance, gardée avec le soin d’un avare, qui me pousse en avant), si bien qu’en rêvant à autre chose — ou à rien — mes pas me ramenèrent une fois encore devant la même porte, alors que j’étais parti dans la direction opposée : j’étais revenu par la rue des Abbesses, et il ne me restait plus qu’à descendre vers le boulevard — rejoindre Clichy ne me prendrait qu’une bonne demi-heure ; mais à peine cette pensée se formait-elle, avec la satisfaction un peu naïve des projets modestes, que je le vis, assis derrière la vitre du café d’angle, tel qu’il se tenait autrefois à l’abri d’une buée où le dehors se reflète, et lui, me voyant passer, leva la main en un signe bref ; je ne répondis pas, non par dureté mais par crainte qu’un geste, en cédant à l’apparition, ne dépense irrévocablement ce reste de présence qui, dans certains lieux, survit aux êtres et nous visite. Dancing Il est des visages qui, avant même qu’on ait pu en distinguer la couleur des yeux ou la nuance des cheveux, se déposent en nous avec une analogie si pressante qu’ils ne laissent d’autre recours à notre mémoire que de les rapporter, par une sorte de raccourci fabuleux, à quelque figure apprise jadis dans les lectures d’enfance : ainsi cet homme, dont je n’ignorais nullement qu’il n’était pas roux et dont je savais bien aussi que je ne portais pas, quant à moi, le moindre fromage au coin des lèvres, m’évoqua pourtant, par la seule façon qu’il avait de sourire sans sourire, de hausser la tête comme pour chanter mieux et de caresser le vide d’un geste onctueux, le renard de la fable quand il feint pour le corbeau, dont il envie la proie, un enthousiasme si débordant qu’il en fait choir ce qu’il n’eût pu obtenir par la force ; et je songeai qu’il n’est pas besoin d’être roux pour ruser, ni d’avoir un fromage pour être volé, car il arrive, dans ces soirées où l’on se croit protégé par l’ironie, que nous désirions secrètement être flattés afin d’avoir enfin quelque chose à laisser tomber. Ce soir-là nous entrâmes dans un établissement que je n’eusse su nommer sans un peu de réticence — un dancing — tant ce mot, qui a gardé pour moi l’éclat factice d’une modernité déjà passée, mêle à la promesse d’une joie publique la fatigue d’une lumière trop longtemps entretenue ; à peine avions-nous franchi la porte vitrée, où s’accrochait une buée de parfums, de sueur riante et, me sembla-t-il, de tabac non tout à fait abandonné à son interdiction, que mon compagnon, comme s’il eût répondu à un signal convenu, disparut dans la pénombre au bras de femmes d’un certain âge dont la vivacité apprêtée trahissait moins la décence que le désir, et que l’usage, par moquerie ou tendresse, nous fait nommer « rombières », mot injuste peut-être, car ces dames, que des éclats de poudre rendaient neigeuses aux tempes, portaient avec une sorte d’héroïsme obstiné l’ombre de leur jeunesse, et leurs rires, trop clairs pour la salle trop sombre, semblaient, par un entêtement qui m’émouvait, vouloir rivaliser avec la musique sirupeuse qui coulait des haut-parleurs comme un sirop sur des fruits trop mûrs. Il y faisait sombre en effet, mais d’une obscurité habilement travaillée, où l’œil, après avoir tâtonné, finissait par discerner, derrière la nappe des volutes, la géographie mouvante des tables basses, des miroirs obliques, des banquettes au similicuir trop neuf, et je m’assis à l’une d’elles, moins par décision que parce qu’un serveur, surgissant à l’instant même où mon indécision se formulait, déposa devant moi un verre que je n’avais pas commandé, comme si le monde, à la place de mon désir, s’était chargé de me l’assigner, et que le liquide, par sa froideur limpide, me rappela ces boissons des stations balnéaires que l’on ne boit pas pour étancher une soif réelle mais pour donner une couleur à l’heure. Je regardais alors, dans ce climat d’éclairage humide, les silhouettes qui passaient et se reconstituaient à leur table, les couples aux gestes étudiés, les hommes dont la main trop prête à caresser laissait deviner, sous la jovialité, la colère d’une solitude que personne ne veut nommer, et, surtout, ces nombreuses rombières dont la danse, plus franche que celle des jeunes, avait la sincérité d’une victoire sur la fatigue ; mais il y avait aussi, flottant dans cet air, quelque chose d’âcre et de sucré ensemble — sueur, parfum, et cette queue de comète que laisse le tabac quand il n’est plus tout à fait là —, si bien qu’un haut-le-cœur, d’abord moral puis presque physique, me souleva avec cette brusquerie qui n’est pas tant le signe d’un dégoût que la remontée d’un souvenir jadis mal compris. Or, au moment même où je me disais que tout cela ressemblait davantage à une rêverie ancienne qu’à une scène présente — ce qui est peut-être la définition de certaines soirées : des rêves dont quelqu’un, par mégarde, aurait allumé la lumière —, je sentis, tout près de moi, la présence d’une femme dont je n’avais pas vu venir l’approche, et qui, demeurée dans l’obscurité comme pour mieux faire ressortir la blancheur de ses dents, me demanda du feu, la cigarette déjà posée entre ses lèvres d’un rouge trop parfait pour être naturel ; je cherchai, dans une poche, un briquet qui n’y était pas, puis, dans l’autre, une boîte d’allumettes dont le frottement fit jaillir cette petite flamme jaune, si modeste et si impérieuse, autour de laquelle, le temps d’un souffle que je crus partager, nos visages s’approchèrent à la distance précise où l’on se voit sans se regarder. J’eus alors ce sentiment, qui n’est pas toujours triste mais qui, ce soir-là, me fut douloureux, d’une solitude si complète que l’attention qu’on vous demande — un feu, un mot, un sourire — paraît, loin de l’amoindrir, la souligner d’un trait plus noir encore, car on comprend qu’on n’a été requis que pour un geste, et que notre personne, aussitôt le geste accompli, retombera dans l’ombre d’où elle avait surgi ; et je me dis, pour ne pas céder à une émotion ridicule, que j’allais me réveiller — car il arrive, dans les lieux trop composés, qu’on prenne le parti de croire qu’on rêve afin d’excuser l’excès d’irréalité qu’on y respire —, oui, je me réveillerais, c’était certain, mais où ? question à laquelle la salle ne donnait aucune réponse, sinon cette musique qui, d’être trop insistante, finit par se confondre avec le silence, et ce verre, posé devant moi, dont la surface, à peine tremblée par le passage d’une danseuse, réfléchissait, comme un petit lac inattendu entre deux rochers, la lumière vacillante d’un monde où l’on danse pour ne pas tomber. Question Nous marchions, lui et moi, d’un pas sans hâte — ce pas un peu traînant des fins d’après-midi d’automne où la ville semble reprendre son souffle entre deux respirations — et, tandis que la pente discrète des rues nous conduisait vers la Butte-aux-Cailles, je me surprenais à goûter cette conversation volontairement pauvre, presque volontairement pauvre, qui a l’air de ne porter sur rien et qui, précisément pour cela, ménage autour d’elle une zone de clarté où les souvenirs, à l’abri des grandes affirmations, peuvent se recomposer ; au-dessus du boulevard proche, très haut, là où les platanes finissent par ne plus appartenir qu’au ciel, des oiseaux se tenaient comme des griffures mobiles, et leurs cris, stridents mais non sans une musique d’enfance, zébraient l’air en longues déchirures qui semblaient recoudre aussitôt ce qu’elles venaient d’ouvrir. Nous traversions, à mesure que les façades renvoyaient ou retenaient la lumière, de larges nappes d’ombre et des clartés si blanches qu’elles aveuglaient, et je remarquais — sans oser le dire, de peur d’interrompre un équilibre plus fragile que nos paroles — combien le moindre déplacement de soleil redistribue secrètement les fidélités : ici une boulangerie soudain dorée me rappelait un matin très ancien, là un mur lavé de bleu me rendait, par une association trop rapide pour l’intelligence, la douceur d’un prénom ; nous parlions pourtant de choses absolument banales, le prix des cafés, la maladresse de quelqu’un, un livre qu’on remet à plus tard, et je ne sais si c’était ma voix qui, cherchant un appui plus ferme, posa une question, ou si la question, née d’elle-même, prit à la volée quelques mots pour se vêtir, toujours est-il que, l’ayant formulée — je m’en souviens à cause d’une vitre qui, à cet instant, renvoya notre image comme un reflet d’aquarium —, je n’obtins pas de réponse : la place, à mon côté, s’était vidée ; il avait disparu, non pas avec cette brusquerie qui fait sursauter, mais selon ce mode discret qu’ont certaines absences d’emprunter la logique même de la lumière, s’absentant d’autant mieux qu’elles semblent vous laisser intact ce qui, un instant plus tôt, vous entourait. Je demeurai quelques secondes immobile, comme si je pouvais, par une simple suspension du pas, rappeler au présent celui qui venait de s’en écarter, puis je fis quelques pas encore dans la rue où l’ombre s’épaississait déjà au pied des arbres ; et les oiseaux, très haut, poursuivaient leurs zébrures, identiques et pourtant différentes, si bien que je pensai que la ville, à cette heure, organise pour chacun des disparitions sur mesure : on croit perdre quelqu’un, on ne perd que le fil, et cependant ce fil, pour nous, c’est déjà la personne. Alors seulement je compris que ma question, restée sans réponse, avait moins cherché sa solution que son destinataire ; mais celui-ci — comme la Butte qui, sans effort, se retire un peu derrière soi à mesure qu’on croit l’atteindre — s’était glissé dans une nappe d’ombre contiguë à la nôtre, et je n’eus d’autre ressource, pour ne pas confondre l’inquiétude avec le ridicule, que de reprendre notre pas abandonné, de suivre la pente, d’écouter se défaire, au-dessus des platanes, la broderie criarde des oiseaux ; lui avait encore disparu.. Autoroute Il me sembla, à mesure que je m’éloignais, que le monde se couvrait d’une buée légère, non cette buée grossière des vitres mal essuyées mais une vapeur de regard qui, interposée entre la ville et moi, transformait les façades en plaques hésitantes d’une lanterne où les couleurs, n’étant plus circonscrites par des contours nets, passaient les unes dans les autres comme si un pinceau trop chargé avait décidé de prolonger chaque forme au-delà d’elle-même ; les feux arrière des voitures, traînés par la nuit comme par une main distraite, se filaient en rubans rougeâtres qui, plus qu’ils n’indiquaient une direction, paraissaient tenir lieu du temps même, et je me demandais si ce décalage — était-ce le monde qui retardait sur ma marche, ou ma marche sur l’heure de la ville ? — ne témoignait pas d’une de ces mésententes intimes par lesquelles nous savons que la réalité, pour continuer à nous porter, exige parfois qu’on la laisse filer d’un pas et qu’on se contente, comme on dit, de mettre un pied devant l’autre, humble liturgie dont la vérité, bien que modeste, a la persévérance des choses qui ne trompent pas. Or, tandis que je m’appliquais à cette exactitude enfantine de la marche, la ville, avec une complaisance presque affectueuse, cessa d’être la ville : par cette substitution si propre aux rêves et aux souvenirs qui, sous prétexte de nous reconduire, nous déplacent, j’étais déjà, sans franchir d’autre seuil que celui de mon attention, sur une aire d’autoroute — à moins que ce ne fût devant une barrière de péage, car ces lieux, jumeaux par excès de fonction, ont la politesse de se ressembler pour qu’on n’y demeure jamais — ; l’air y gardait ce froid de vent domestiqué que les grands espaces domptent pour eux, des bandes blanches disposaient au sol un ordre dont personne ne s’enorgueillit, et je percevais au loin la rumeur régulière des moteurs comme une mer docile à laquelle on aurait imposé le mètre et le second. Je tournai la tête vers lui : il était là, impassible selon cette habitude qui n’était pas tant une figure de son caractère qu’un art de sa présence, car il savait demeurer, visage immobile, à la lisière d’un sourire dont les lèvres ne se chargeaient jamais, et l’on eût dit que l’infime haussement d’un sourcil — qui n’avait pas lieu — suffisait à faire osciller tout le décor ; si bien que je me surpris à penser, sans paradoxes, que Buster Keaton avait peut-être emprunté à cet homme son comique sérieux, non parce qu’ils se seraient jamais croisés mais parce que l’un et l’autre, par une économie commune de gestes, faisaient comprendre combien l’immobilité, bien tenue, intensifie le mouvement qu’elle traverse. Il semblait, planté là, présent sur le seuil d’un rêve depuis toujours, tel un veilleur qui, connaissant les caprices du sommeil, s’abstient de le brusquer ; et son regard, que je croyais lire, disait, avec cette indulgence où la gravité se dissout sans perdre sa tenue : « tout cela n’est pas bien grave, allez », phrase qu’il ne prononça pas, ou à peine, mais qui, comme certaines paroles d’anciens amis qu’on sait par cœur, m’atteignit d’autant mieux qu’elle paraissait venir de plus loin que lui, et qu’à l’instant même où je l’entendais, je sentais — la buée, les rubans rouges, l’aire aux bandes blanches — que le monde, sans cesser d’être flou, redevenait habitable. Voix Encore une fois — et je me surpris à sourire de cette expression tant elle me semblait faite pour annoncer non la nouveauté mais la reprise fidèle d’une scène —, ce cimetière s’ouvrait devant moi avec ses pierres tombales de guingois, inclinées comme des navires qui, s’étant trop longtemps heurtés l’un à l’autre dans un port trop étroit, ont fini par se pencher pour se faire place ; et je reconnaissais, avec une lucidité dont l’âpreté me gênait presque physiquement, la manie qui me ramenait là, l’obstination avec laquelle, sous prétexte d’honorer une mémoire, je m’ensevelissais dans le décor même de cette mémoire, comme si l’on pouvait, à force de revenir, obtenir de la pierre mouillée ce que les vivants n’avaient pas su dire. Il eût été commode — c’est la tentation des morales rapides — de dater ce lieu et d’épingler son nom, de dire « Prague » pour s’épargner la fatigue du souvenir ; mais mon rêve, plus exact que mes lectures, ne me rendait de ce cimetière que l’étroitesse des allées, la superposition des tombes où les caractères hébraïques, mangés de mousse, demeurent lisibles comme les mots qu’on sait par cœur et qu’on n’a plus besoin de lire, l’odeur de terre humide où le froid a le velours des choses anciennes. Je me disais qu’il fallait, cette fois, m’en extraire (extraire, quel verbe ironique quand le lieu même semble vous tenir par dessous les pieds !) et je m’en faisais la recommandation avec une bienveillance peu convaincue : « Tu n’as qu’à penser à autre chose », me disait la voix familière, non pas d’un dehors secourable mais du plus profond de mon rêve, comme ces conseils qu’on croit recevoir d’autrui et qu’on sait, si l’on y prend garde, n’être que la politesse de nos propres injonctions. Penser à autre chose ! c’était demander à la pensée d’opérer ce que la jambe, parfois, tente dans ces cauchemars où l’on veut courir et où l’on n’avance pas — effort insensé, par lequel on dépense plus de force à demeurer en place qu’on n’en mettrait, à l’état de veille, pour parcourir une avenue entière — ; et je sentais, au moment même où je décidais de « me distraire », combien la distraction, pour être efficace, exige que l’objet à distraire consente à se laisser quitter, ce que mon obsession, avec une courtoisie têtue, se refusait à faire. Alors, au lieu de m’évader, je pris de biais la scène, comme on tourne autour d’une table pour trouver le seul angle d’où l’on voit la tâche qu’on veut ôter : je m’avouai, non sans une sorte de honte qui s’allégeait de se formuler, le ridicule de la situation — ridicule plus rare à reconnaître que la douleur, parce qu’il ne s’impose pas, qu’il faut aller chercher en soi comme un aveu —, et je vis que j’étais l’un de ces promeneurs qui, feignant de regarder les pierres, guettent en réalité le moment où le lieu les regardera. « C’est déjà bien de t’en rendre compte », reprit la voix, d’un ton complice où je crus entendre une sourire — et sans doute était-ce le mien — ; car il arrive qu’entre la compulsion qui nous enchaîne et la sagesse qui nous délivrerait, la seule voie praticable soit ce mince sentier de lucidité qui ne guérit rien mais empêche au moins la folie d’usurper le nom du devoir. Alors je restai là, un instant, dans ce cimetière qui, parce qu’il était de rêve, reprenait plus fidèlement que les lieux réels la pente des souvenirs, et je laissai, sans les combattre, se disposer autour de moi l’ombre verte des lettres, le frisson des herbes, la pesanteur inclinée des pierres ; je compris que s’extraire ne signifiait pas s’arracher mais consentir à ne plus demander au lieu ce que le lieu n’a pas reçu mission de rendre. Et, tandis que la voix — la mienne, la sienne, peu importe — s’éloignait à pas très légers, je sentis la scène, comme une page que l’on referme sans bruit, continuer de vivre à l’intérieur, mais plus bas, à un niveau où elle ne commanderait plus ma marche. Trou noir Dieu merci — et j’entends, en écrivant ces mots trop simples, l’écho reconnaissant de toutes les fois où je les ai pensés sans les dire —, j’ai conservé ce carnet de rêves que je tiens depuis des années, dont les pages, froissées aux coins, ont pris cette odeur de papier tiédi par la lampe, mélange de mine de crayon et d’ombre, si bien que le simple geste de l’ouvrir, à l’heure incertaine où la maison dort encore et où l’on hésite entre rendre compte d’un songe et se rendormir dans lui, me restitue déjà quelque chose de ces contrées que je crois quitter au moment même où j’y reviens ; et s’il m’arrive encore d’y écrire, c’est surtout pour y noter ces rêves lucides — ainsi les nomme-t-on, comme si la lucidité, qui nous fait tant défaut le jour, daignait la nuit nous visiter —, car les autres, dont l’amnésie matinale dissout les contours, me touchent moins désormais, sauf lorsque, par des voies détournées (toujours les mêmes et toujours nouvelles), ils me reconduisent à lui. Nous avions en partage ce sang que d’aucuns disent slave — expression commode pour désigner moins une géographie qu’un tempérament de mélancolie lucide, de gaieté douloureuse —, et peut-être est-ce à cause de cette parenté imaginaire que mes songes les plus extravagants, les plus foutraques dirais-je pour trahir à peine leur désordre organisé, me contraignent à pousser, d’un pas à la fois réticent et avide, la porte basse d’une yourte mongole, dont le feutre, imprégné de graisse et de vent, exhale une chaleur animale où la parole hésite à s’élever ; là, des enfants rient d’un rire sans raison, leur langue claque contre le palais comme une petite percussion qui rappelle de très loin le tambour du chamane, et l’on me fait signe, non sans une courtoisie qui a la pudeur du commandement, de boire le thé au beurre de yak, lourd et soyeux, qui laisse sur les lèvres un film de sel et de lait — boisson d’hospitalité dont j’ai l’impression, chaque fois que je la porte à ma bouche, qu’elle n’étanche pas la soif mais l’augmente d’un degré plus haut, comme ces mers froides qui donnent envie d’un autre océan encore ; et, dehors, au pied d’un ciel que le vent peigne en longues mèches, je me surprends, avec les gamins, à donner du bout du pied l’impulsion nécessaire pour faire rouler, sur la terre tassée, des têtes de mouton polies par l’usage, jeu d’une barbarie si candide que la vie, soudain, y paraît moins cruelle que nue, débarrassée du mensonge qui consiste à croire que nous ne dépendons pas d’elle. Il est là ; il est toujours quelque part dans ces scènes dont je suis à la fois le témoin et l’otage, non point au centre comme un héros qui prendrait la lumière, mais à la marge, à l’ombre du montant de la yourte, près du foyer où les pierres gardent la mémoire des flammes, ou au bord d’un plateau où la graisse figée dessine une carte où je feins de lire mon avenir ; il observe, et de cette observation je comprends qu’elle n’est pas surveillance mais veille — nuance par laquelle je reconnais la bonté des morts quand ils consentent à nous accompagner sans nous contraindre. Parfois, je le vois ouvrir la bouche, et je crois — enfant naïf que je demeure auprès de lui — qu’il va parler ; alors la bouche n’est plus une bouche mais un trou noir, qui s’élargit doucement, non pour effrayer mais pour montrer (comme on pousse une porte sur un couloir plus sombre) la possibilité d’une absence plus grande que l’absence, et je me dis : « va-t-il crier ? », avec cette impatience inquiète qui est le vrai nom de l’amour quand il s’obstine à réclamer un signe ; mais non, c’est à respirer qu’il semble avoir peine, il aspire l’air à petits coups discrets, comme s’il s’accoutumait à une hauteur nouvelle où l’oxygène manque, et, tandis que je me penche, prêt à lui prêter mon souffle, la bouche se referme — ce mouvement est d’une douceur presque comique tant il contredit l’alarme qu’il a provoquée —, et j’entends, venu de très près et de très loin, son rire très doux, non pas le rire éclatant qui se montre, mais ce ruissellement de gorge et de poitrine que j’ai tant de fois reconnu dans les cuisines familiales quand il feignait d’avoir perdu la partie pour mieux la gagner ; et ce rire, sans éclat, triomphe pourtant, comme triomphent les choses qui n’ont pas cherché la victoire : il me dit, sans paroles, que la mort, pour qui sait la fréquenter sans la provoquer, se laisse vaincre non par la force mais par une patience d’air et de lumière, comme ces étendues australes dont le seul nom — Antarctique — suffit à faire blêmir l’imagination, et qui pourtant, au premier pas posé, s’offrent, silencieuses, à l’être minuscule qui les traverse. Alors je referme mon carnet (ou je crois le refermer, car il demeure ouvert, là, dans la chambre dont on a tiré les rideaux), et je me promets, pour la prochaine fois, d’être plus exact, de noter la texture du feutre, l’angle de la lumière, la saveur du beurre, comme si le soin méticuleux accordé aux détails devait retenir le monde qui s’éloigne ; mais je sais déjà que, de toutes ces précisions, il ne me restera que son rire, pareil à un fil très fin qu’on sent sous la pulpe du doigt : on ne le voit presque pas, et c’est pourtant lui qui tient ensemble tout le tissu. Atelier Il alluma le poêle à gaz de l’atelier — ce petit soleil domestique dont la flamme bleutée, si docile au bouton, se donne des grandeurs de foyer — et, à mesure que la chaleur, hésitante d’abord comme un chat qui n’ose encore occuper le coussin, refoulait le froid logé dans les épaisseurs muettes des toiles appuyées contre le mur, il se frotta les mains, non par impatience mais par ce geste ancien où se confondent, chez ceux qui ont beaucoup attendu, l’ustensile et la prière ; puis il prépara son médium, un mélange d’huile et d’essence qu’il connaissait mieux que ses propres lignes de la main, l’huile presque gelée, lourde et visqueuse comme ces heures d’hiver qu’on pousse devant soi et qui reviennent se coller aux bottes, et je le regardai longtemps, longtemps à la mesure d’une patience qui fut jadis la sienne avec le monde entier et n’est plus, à présent, que celle qu’il exerce sur des matières inertes pour sauver en elles ce que le monde n’a pas voulu reconnaître en lui ; il prit une toile neuve, la tendit un peu plus — la clé du châssis grinça comme un souvenir qu’on force — et l’enduisa d’une mince imprimatura de terre de Sienne, cette couleur de pain rassis et de feuilles mortes, diluée d’une térébenthine dont l’odeur, je le sais, devait monter et s’étendre comme un banc de mémoire, mais à laquelle nous n’avons pas accès, car ni la chaleur ni le froid, ni même ces fumets nobles des ateliers où la peinture a vécu la journée, ne nous parviennent plus : tout ce que nous pouvons saisir désormais, nous le glanons à la surface des vivants, sur leur peau où passent, rapides et infalsifiables, les preuves qu’une chose a eu lieu. Il était vieux, à présent — ce « à présent » qui n’a pas la cruauté de l’arithmétique mais la ponctualité du miroir —, et pas en forme si l’on veut, avec ce ralentissement des articulations que l’hiver réclame en tribut et cette façon, plus nouvelle chez lui, de tenir la palette comme on tient une lettre revenue sans avoir été ouverte ; il n’avait pas connu, non, le succès qu’autrefois, dans l’allégresse d’un premier vernissage où les bouteilles s’ouvrent avant les regards, il s’était promis de forcer, non pas par vanité tant que par une mission mal formulée, presque religieuse, dont il croyait qu’elle réparerait quelque chose — quoi ? un tort originel, la négligence des siens, une parole paternelle tombée à côté, la première toile mal accrochée sous une lumière cruelle, ou plus simplement l’injustice, qui est de ce monde, par laquelle on voit des mains moins attentives recevoir des saluts dont les siennes furent privées — ; et pourtant, à observer sa figure penchée sur la palette, on eût dit qu’il poursuivait, contre ceux-là mêmes auxquels on prête le pouvoir de consacrer, une réparation plus secrète encore, où l’image qui manqua au jour devrait, par la seule discipline des couches superposées, retrouver le droit d’exister, non dans les regards — car ils ont trahi — mais dans sa propre matière. Dans la pénombre tiède de l’atelier, où un rai de lumière venu d’un carreau fêlé s’allongeait au sol comme un ruban de satin oublié sur un parquet d’autrefois, chaque objet avait l’air de l’attendre : le couteau, aux dents imperceptibles, pour lever la pâte où l’ombre s’épaissit ; le chiffon qui garde, dans ses plis, le secret des teintes qu’on n’a jamais osé jeter tout à fait ; le petit pot de siccatif qui promet aux impatients une accélération du destin ; et, au mur, ces essais, ces études aux bords effrangés, dont l’humble obstination témoignait moins d’un échec que d’une fidélité, comme si la peinture, pour lui, n’avait pas été ce par quoi l’on se distingue, mais ce par où, une fois dissipée l’illusion de « représenter » quelque chose pour autrui, on se refuse simplement à être représenté à sa place par la somme de ses renoncements. Il commença par établir, avec une brosse souple, les grandes masses — un ovale de lumière au centre, deux zones latérales où la terre de Sienne, repoussée, acceptait de redevenir air — ; je reconnus dans ce partage initial l’ombre d’un motif ancien, la figure d’un visage peut-être, non celui d’un modèle présent mais celui, plus tenace, d’une première promesse faite à soi, à l’époque où la main va plus vite que la déception et où le monde, en nous refusant, nous prête encore de quoi le méconnaître ; et je compris que la mission qu’il disait avoir ratée — et qui cimentait, couche après couche, l’amertume à la patience — n’avait jamais été de « réussir », mot d’épicerie qui compte les pièces avant de goûter le pain, mais de réparer l’intervalle entre le geste et ce qu’il appelle, faiblement, son dû : non point l’argent, non point même l’estime, mais cette reconnaissance première, muette et brûlante, qui n’appartient qu’au moment où une forme, d’un seul coup, coïncide avec l’attention qu’on lui a donnée. Car il y a des vies — et la sienne en était — pour lesquelles l’œuvre n’a pas été l’occasion d’être salué par d’autres mais la seule méthode inventée pour s’excuser auprès d’un enfant resté là, dans le couloir, qu’on a oublié d’appeler quand la table fut servie, et qu’on espère encore rejoindre par la couleur. L’huile, lentement, consentait à se tiédir ; elle cédait à la brosse comme ces volontés longtemps raides qui, au premier mot juste, se mettent à pleurer ; et lui, sans y penser, humectait du bout de la langue sa lèvre inférieure, de ce tic inoffensif qui servit jadis à donner du courage avant les concours et qui, à présent, revenait seulement pour empêcher sa main d’avancer trop vite ; je le vis poser, d’un geste presque impalpable, une touche plus claire au bord de l’ovale, non pas pour « faire la lumière » — jamais il ne s’y trompa — mais pour tester si le tableau voulait bien, aujourd’hui, accepter d’être traversé, et, comme la pâte se mit à respirer, j’eus l’illusion, un court instant, d’éprouver la tiédeur exacte de la pièce et l’arôme médicinal de la térébenthine ; mais rien ne nous parvint, sinon le frémissement que je découvrais, comme toujours, à la surface de sa peau, sur la tempe où bat une veine fidèle, sur les doigts un peu gonflés dont les phalanges gardent, à force de tenir les pinceaux, un poli d’outil : c’est là seulement — sur la peau des vivants, qui boit et rejette le monde à la seconde — que nous attrapons, à la volée, ce qu’il en reste pour nous ; si bien que, quand il s’assit, las mais sans se plaindre, pour regarder sa toile de la distance courte où l’œil renonce à dominer pour consentir à croire, je sus qu’il n’avait pas, ce jour-là, rapproché la gloire, mais qu’il avait, de quelques millimètres d’huile ambrée, refermé l’entaille invisible par où s’était enfuie sa première promesse, et que cette réparation — nulle part écrite, nulle part vue — valait, pour lui, plus que la soudaine faveur de ceux qui, revenant trop tard, apposent un nom sous une lumière qu’ils n’ont pas réglée. Sifflement- Il me semblait d’abord que le son venait de très loin — non pas loin dans l’espace, mais dans cette profondeur particulière où se rangent les choses que l’on n’a pas voulu entendre et qui, persévérantes malgré nous, restent à notre disposition comme les clefs d’un tiroir qu’on ne rouvre jamais —, et pourtant il suffit qu’il se fît un peu plus net pour que je comprisse, bien avant de l’identifier, qu’il avait la forme d’un appel ; car il y a des sifflements qui, par une économie subtile, condensent la supplique et l’ordre, et qui vous requièrent à la fois de venir et de choisir, si bien que je décidai, non sans cette préméditation enfantine qui donne du courage aux réveils nocturnes, qu’il s’agissait d’un signal, et que le moment était venu de m’extraire de ce trop-plein d’images hypnagogiques où, comme dans ces boîtes à bijoux surchargées, on ne retrouve plus la pièce qu’on cherche parce que tout y brille avec excès. Le sifflement m’était familier ; à peine l’entendis-je se répéter, un peu plus près, que mon corps, raidi par la durée trop longue d’un sommeil qui n’en est plus un, se redressa avec cette joie de première heure — joie si modeste qu’on la confond avec un simple soulagement —, et, feignant la surprise afin d’ôter à mon empressement l’aveu qu’il contenait, je me dirigeai sans hâte vers l’origine du son : non pour obéir, me disais-je, mais pour vérifier qu’il s’adressait à moi. C’est alors qu’eut lieu, dans ce rêve où les raccords ne se justifient pas davantage que ceux de la mémoire, l’espèce de substitution dont ma vie a peut-être fait sa méthode : la scène du dancing, déjà connue, revint avec sa pénombre diligente et ses parfums stratifiés, et, au moment même où je mesurais l’absurdité d’un tel retour — car tout ce que je m’étais promis d’éviter s’y trouvait rassemblé, la sueur candide et le fard offensif, le commerce et l’échange dont j’ai gardé, vous le savez, l’odeur et la honte —, une voix, qui semblait n’avoir jamais cessé d’être là, me dit, de l’ombre : — Du feu, jeune homme. Je fouillai dans mes poches, comme on fouille en soi un alibi, et ne trouvai pas de briquet. — Désolé, je ne fume pas, répondis-je, mensonge courtois que je m’accordai pour m’échapper au plus vite, sachant bien, cependant, que les lieux auxquels on tente d’échapper vous retiennent moins par leurs portes que par la part de vous que vous y avez oubliée. Il était déjà trop tard ; la salle, enflée de monde comme ces rivières d’après l’orage où tout flotte, se refermait sur moi ; je ne le voyais pas — lui, qui d’ordinaire observait en marge —, et cette absence, loin de m’attrister, venait en renfort de mon dépit, car rien n’alimente davantage la colère modeste (celle qu’on ose à peine nommer colère) que l’impossibilité d’assigner un visage à la scène qu’on condamne. Je décidai de sortir. Le boulevard, lavé d’une pluie fine dont l’excès se bornait à faire des miroirs au lieu de flaques, me reçut avec cette neutralité qui, certains soirs, a la bonté d’un acquittement. Partout des reflets ; et les feux arrière des voitures, en s’étirant, laissèrent sur l’asphalte des traînées terre de Sienne : je pensai, sans le vouloir, à la toile badigeonnée du vieil homme — cet apprêt de pain rassis et de feuilles mortes sur lequel il tente, chaque jour, d’inventer la lumière —, et je compris que mes fuites et ses reprises obéissaient au même vœu : ne pas se vautrer dans la fange ni s’acheter, au prix d’une sécheresse qui serait une autre forme de lâcheté, une pureté trop chère ; tenir, autant que possible, le fil au milieu, là où l’on accepte le monde dans ce qu’il a de poisseux, mais sans s’y confondre. J’étais à la fois déçu, ennuyé, un peu en colère — non pas contre lui, qui ne m’avait rien fait, mais contre cette part de moi qui, répondant au sifflement, avait cru à la promesse d’une sortie nette ; car le rêve, diplomate retors, ne nous offre jamais que des issues qui reconduisent. Et pourtant, tandis que je marchais — et la marche, humble liturgie, retrouvait son empire : mettre un pied devant l’autre, rien de plus —, je sentis que l’appel n’avait pas été vain ; il m’avait rappelé à l’endroit même du choix, à ce seuil où l’on entend également la voix qui vous invite à vous allonger dans la boue tiède des facilités et celle, plus maigre, qui vous propose une exigence sans éclat. L’une disait : « Reviens, on t’oubliera, et tu oublieras » ; l’autre, d’un ton presque sec : « Passe ton chemin sans mépriser, mais passe. » Je ne répondis à aucune — ou bien je répondis à la seconde par la simple exactitude de mon pas —, et la ville, en retour, consentit à se désembuer. Alors je me surpris à sourire aux traînées terre de Sienne comme à des lignes de fond tracées par une main amie : elles ne promettaient rien, sinon de ne pas me perdre ; et mon irritation, qui n’avait pas trouvé d’adversaire, se dissipa, laissant cette fatigue reconnaissante par laquelle on sait que la pureté, si elle a lieu, ne brille pas : elle coûte, elle répare, elle n’écrase pas. Représenter Il est des heures où, sans rien décider encore et comme si l’âme, laissant s’ouvrir d’elle-même une porte que l’habitude tenait close, revenait vers ce penchant si ancien que je n’ai jamais su lui donner un autre nom que celui, si simple et pourtant si chargé dans ma mémoire, de ne rien représenter ; et ce mot, qui pour d’autres n’est qu’un terme d’atelier, prend chez moi une résonance singulière, parce que mon père, représentant de son état, avait inscrit dans notre langage domestique une ambiguïté dont je me défiais, de sorte qu’à chaque fois que j’entendais « représenter » je ne pouvais m’empêcher d’y entendre à la fois la politesse des apparences et la fatigue d’un métier, comme si, au moment même où je refusais d’orner mes toiles ou mes pages d’une image trop prompte, je refusais aussi, sans l’avouer, la répétition d’un geste filial ; car il m’a semblé bien souvent que nous n’héritons pas tant d’objets ou d’idéaux que d’une manière d’habiter les mots, et que c’est cela, plus encore que les biens, qui pèse, et que j’appellerais volontiers un anti-héritage, non point par esprit de défi mais parce que ce qui nous est transmis, si l’on n’y prend garde, nous représente à notre place. Lorsque vint le moment de vider la maison, je crus d’abord que la décision serait aisée, qu’il suffirait de séparer ce qui devait être gardé de ce qui pouvait être donné, mais chaque chose — l’horloge qui battait un temps que nous n’entendrions plus, les nappes repassées dont l’odeur était celle de dimanches éteints, les livres aux marges où survivait la patience d’un regard — se mit à parler d’une voix douce et têtue, si bien qu’il m’était également impossible de garder et de jeter, et que même la charité, qui eût pourtant délivré ces objets de mon scrupule, me paraissait encore une manière de les désavouer ; mon frère prit ce qu’il jugea nécessaire (et j’en fus soulagé comme on l’est, les jours d’orage, d’un air soudain respirable), mais le reste, quoique vendu, partagé, dispersé, ne cessa pas de demeurer en moi, non comme un remords mais comme cette poussière claire qu’on découvre le lendemain sur un meuble qu’on croyait propre, signe que le temps, plus que la possession, a laissé son manteau sur nous. Et peut-être ce refus de suivre une voie tracée, que j’aurais voulu croire libérateur, n’était-il que la forme la plus obstinée d’une fidélité dissimulée, car il arrive que se détourner de la route des pères soit encore se régler sur elle, avec l’exactitude revêche de ceux qui, pour ne pas faire comme tout le monde, s’astreignent plus durement que lui aux commandements de l’esprit ; on oublie d’ailleurs combien le cadre, le décor, l’air du temps, qui semblent n’être rien, instruisent nos humeurs plus sûrement que notre corps même, et qu’une pensée que nous croyons nôtre n’est bien souvent qu’une alliance de souvenirs et de rencontres, ces coïncidences qu’un regard trop pressé tient pour du hasard alors qu’elles sont, au contraire, les rendez-vous pris par des causes anciennes. De là vient qu’on rejette un jour, sans savoir pourquoi, le plus proche, le semblable, comme si la ressemblance nous exposait à une lumière trop crue, et qu’on cherche, dans l’extérieur, l’étranger, non pas une nouveauté véritable mais le détour grâce auquel on supportera de se retrouver ; si l’on connaissait le secret de ce mouvement qui nous emporte, peut-être en ririons-nous, mais d’un rire qui aurait la pureté d’une évidence enfin reconnue, tandis que celui qui vient après coup, quand tout est déjà joué, n’est qu’un sourire de convenance, tardif et mince, où l’on sent qu’on a voulu être léger pour ne pas avoir à être juste. — - Je m’étais jusqu’ici arrêté au seul mot « représenter », comme si, l’ayant éclairé, j’avais pour autant dissipé ce que sa famille de termes — « commerce », « échange » — traînait d’ombres autour de lui ; or ces mots-là, dans notre maison, n’étaient pas des abstractions d’école mais des choses presque matérielles, avec leur odeur (âcre de disputes rentrées, sucrée de réconciliations intéressées), leur grain (rude sur la langue quand il fallait les prononcer), et la honte bue jusqu’à la lie d’avoir vu ce que représenter, commercer, échanger pouvaient produire de violence minuscule et quotidienne, de mesquinerie patiente autant que de brusques injonctions, si bien qu’ils me sont restés à jamais en travers, non que je n’aie dû, plus d’une fois, par simple nécessité de vivre, endosser ces rôles dont je savais d’avance qu’ils me siéraient mal — le col me serrait, la manche me battait, je marchais de travers — au point qu’à la longue la place devenait intenable, parce que je ne savais plus lequel, du représentant, du commerçant ou de moi-même, tenait la parole et lequel ne faisait que prêter sa voix ; et pourtant, si j’essaie de comprendre sans me défausser ce malaise persistant, je reconnais qu’il tient moins à une moralité que je me serais donnée qu’à une manière, propre au temps où j’ai vécu, d’imaginer la « chose vraie » comme une marchandise rare qu’on arracherait d’autant plus jalousement au monde que tant d’autres choses, partout, se révélaient fausses, et que mon refus, qui se croyait désintéressé, n’était peut-être que la forme scrupuleuse d’un même commerce avec l’illusion, de sorte que tout mon effort aura consisté non à condamner ces mots mais à me soustraire à leur circulation — représenter, commercer, échanger — où l’on finit, si l’on n’y prend garde, par être à son tour représenté, marchandé, échangé à la place de soi-même.|couper{180}

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# Boost 2 #06 | sept ouvertures de fiction à partir de rêves -version 2

Sept rêves avec un inconnu. Parcours alternatif : alternance dehors/dedans. Même matière, autre rythme. Porte · Dancing · Question · Voix · Trou noir · Atelier · Sifflement Porte Parfois, il m’arrive encore de penser à lui et, ce faisant, je n’y peux rien, mon pas ralentit ; à moins que l’injonction mystérieuse de ralentir mon allure ne le fasse soudain ressurgir. Ou encore est-ce un peu de ci, un peu de ça, comme souvent. Enfin, il arrive régulièrement que je veuille me rendre quelque part et qu’au détour d’une rue mon corps soit poussé par je ne sais quel courant invisible, entraîné comme par force à bifurquer contre ma volonté, encore que je n’en aie pas beaucoup lorsque je déambule ainsi dans la ville. Et c’est ainsi que ce soir-là mes pas m’entraînèrent rue Germain Pilon et que je me retrouvai devant sa porte. Comme si revoir cette porte était une sorte de remède à mon errance. Cela ne servirait à rien que je frappe à cette porte, ni que je sonne. Je sais que, désormais, il n’est plus là, plus nulle part dans cette ville ni d’ailleurs sur cette terre. Alors je repars comme si j’avais fait le plein, que les niveaux étaient revenus à la normale, et me dirige franchement vers mon but, cette fois. Dancing Ce type me fait penser au renard de la fable chantonnant devant son corbeau. Il n’est de toute évidence pas roux et moi je n’ai pas de fromage dans le bec. Mais, néanmoins, ce soir-là nous entrons dans cet établissement étrange, un dancing. Presque aussitôt, il disparaît dans la pénombre au bras de rombières qui lui sont familières. La salle est vraiment sombre, la musique sirupeuse, ça sent la sueur, le parfum et, je crois bien, encore un peu le tabac. C’est une rêverie qui doit remonter de loin. Je m’assois à une table avec un verre qui arrive comme par enchantement et j’observe les silhouettes, les gens attablés, beaucoup de rombières. Du genre dévergondées, si vous voulez tout savoir. Je ne suis pas loin du haut-le-cœur quand, soudain, juste à côté de moi, une femme est là dans l’obscurité et me demande du feu, une cigarette entre les lèvres. Je me sens vraiment seul et, si je me dis que je vais me réveiller, c’est certain, je me réveillerai, mais où ? Question Nous marchons, lui et moi, dans une rue ; nous parvenons à la Butte-aux-Cailles et nous bavardons. C’est une fin d’après-midi d’automne ; des oiseaux volent très haut au-dessus des platanes du boulevard proche, et leurs cris stridents zèbrent l’air. Nous traversons des nappes d’ombre et des clartés aveuglantes tout en conversant de choses absolument banales, et soudain ma question reste sans réponse : il a encore disparu. Voix Encore une fois, ce cimetière avec ses pierres tombales de guingois, et, tout à fait lucidement, je me rendais compte de ma manie, de mon obstination, et je me demandais comment parvenir à m’en extraire. « Tu n’as qu’à penser à autre chose », me dit la voix familière du plus profond de mon rêve. C’était difficile de penser à autre chose à cet instant précisément ; cela demandait une sorte d’effort insensé, comme celui nécessaire pour courir en faisant du surplace ; et surtout, on pouvait, à cet instant, prendre conscience de tout le ridicule de cette situation, comme rarement on en avait pris conscience. — C’est déjà bien de t’en rendre compte, continua-t-il d’un ton complice. Trou noir Dieu merci, j’ai conservé mon carnet de rêves, que j’entretiens depuis des années. Il m’arrive encore d’y écrire, mais seulement les rêves lucides ; les autres ne m’intéressent plus vraiment. Sauf, évidemment, s’ils font référence à lui, quelles que soient, souvent, les voies détournées que le rêve peut prendre pour le faire ressurgir. Nous avions en commun du sang slave. Il n’est alors pas rare que, dans mes rêves les plus foutraques, j’aie à pénétrer dans des yourtes mongoles, à me gaver de beurre de yak, à faire rouler du pied des têtes de mouton avec les gamins du coin. Et il est là, il est toujours quelque part, à observer la scène. Des fois je le vois ouvrir la bouche, je crois qu’il va se mettre à parler, mais je vois un trou noir qui s’élargit de plus en plus ; va-t-il crier ? Non : il semble avoir des difficultés à respirer, il essaie d’aspirer de l’air, puis la bouche se referme et j’entends son rire, très doux, comme celui de quelqu’un qui, encore une fois, a vaincu la mort. Atelier Il a allumé le poêle à gaz dans l’atelier et la chaleur a progressivement repoussé le froid. Il s’est frotté les mains puis il a préparé son médium à peindre ; l’huile était presque gelée, lourde et visqueuse. Je l’ai regardé faire un long moment ; il était vieux, désormais, pas très en forme si vous voulez mon avis. Il a pris une nouvelle toile et l’a badigeonnée de terre de sienne, diluée avec de l’essence de térébenthine ; je ne sais pas ce que j’aurais donné à ce moment-là pour respirer cette odeur, mais nous en sommes privés, pas plus que nous n’avons chaud ou froid, à vrai dire. Tout ce que nous pouvons capter, nous l’attrapons à la volée sur la peau des vivants. Sifflement Le son était encore lointain, mais suffisant pour me réveiller dans le rêve que je faisais ; c’était comme un appel — il fallait que ce soit un appel, un appel ou un signal. Il était temps de s’extraire d’un trop-plein de visions hypnagogiques assommantes. Quelqu’un avait émis un sifflement, et pas besoin de chercher longtemps, car ce sifflement m’était familier. Je me relevais comme après une nuit trop longue, le corps un peu ankylosé mais joyeux d’avoir été réveillé ainsi ; feignant la surprise, je me dirigeais sans hâte vers l’origine du son.|couper{180}

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# Boost 2 # 06 | sept ouvertures de fiction à partir de rêves

Sept rêves avec un inconnu. Même matière, trois parcours possibles. Ci-dessous, l’ordre « canonique ». Les deux autres sont proposés en option. Sifflement · Porte · Dancing · Question · Voix · Trou noir · Atelier Parcours canonique Sifflement Porte Dancing Question Voix Trou noir Atelier Parcours alternatifs (ouvrir) Alternance dehors/dedans Porte Dancing Question Voix Trou noir Atelier Sifflement Logique d’enquête Voix Sifflement Porte Question Dancing Trou noir Atelier Sifflement Le son était encore lointain, mais suffisant pour me réveiller dans le rêve que je faisais ; c’était comme un appel — il fallait que ce soit un appel, un appel ou un signal. Il était temps de s’extraire d’un trop-plein de visions hypnagogiques assommantes. Quelqu’un avait émis un sifflement, et pas besoin de chercher longtemps, car ce sifflement m’était familier. Je me relevais comme après une nuit trop longue, le corps un peu ankylosé mais joyeux d’avoir été réveillé ainsi ; feignant la surprise, je me dirigeais sans hâte vers l’origine du son. Porte Parfois, il m’arrive encore de penser à lui et, ce faisant, je n’y peux rien, mon pas ralentit ; à moins que l’injonction mystérieuse de ralentir mon allure ne le fasse soudain ressurgir. Ou encore est-ce un peu de ci, un peu de ça, comme souvent. Enfin, il arrive régulièrement que je veuille me rendre quelque part et qu’au détour d’une rue mon corps soit poussé par je ne sais quel courant invisible, entraîné comme par force à bifurquer contre ma volonté, encore que je n’en aie pas beaucoup lorsque je déambule ainsi dans la ville. Et c’est ainsi que ce soir-là mes pas m’entraînèrent rue Germain Pilon et que je me retrouvai devant sa porte. Comme si revoir cette porte était une sorte de remède à mon errance. Cela ne servirait à rien que je frappe à cette porte, ni que je sonne. Je sais que, désormais, il n’est plus là, plus nulle part dans cette ville ni d’ailleurs sur cette terre. Alors je repars comme si j’avais fait le plein, que les niveaux étaient revenus à la normale, et me dirige franchement vers mon but, cette fois. Dancing Ce type me fait penser au renard de la fable chantonnant devant son corbeau. Il n’est de toute évidence pas roux et moi je n’ai pas de fromage dans le bec. Mais, néanmoins, ce soir-là nous entrons dans cet établissement étrange, un dancing. Presque aussitôt, il disparaît dans la pénombre au bras de rombières qui lui sont familières. La salle est vraiment sombre, la musique sirupeuse, ça sent la sueur, le parfum et, je crois bien, encore un peu le tabac. C’est une rêverie qui doit remonter de loin. Je m’assois à une table avec un verre qui arrive comme par enchantement et j’observe les silhouettes, les gens attablés, beaucoup de rombières. Du genre dévergondées, si vous voulez tout savoir. Je ne suis pas loin du haut-le-cœur quand, soudain, juste à côté de moi, une est là dans l’obscurité et me demande du feu, une cigarette entre les lèvres. Je me sens vraiment seul et, si je me dis que je vais me réveiller, c’est certain, je me réveillerai, mais où ? Question Nous marchons, lui et moi, dans une rue ; nous parvenons à la Butte-aux-Cailles et nous bavardons. C’est une fin d’après-midi d’automne ; des oiseaux volent très haut au-dessus des platanes du boulevard proche, et leurs cris stridents zèbrent l’air. Nous traversons des nappes d’ombre et des clartés aveuglantes tout en conversant de choses absolument banales, et soudain ma question reste sans réponse : il a encore disparu. Voix Encore une fois, ce cimetière avec ses pierres tombales de guingois, et, tout à fait lucidement, je me rendais compte de ma manie, de mon obstination, et je me demandais comment parvenir à m’en extraire. « Tu n’as qu’à penser à autre chose », me dit la voix familière du plus profond de mon rêve. C’était difficile de penser à autre chose à cet instant précisément ; cela demandait une sorte d’effort insensé, comme celui nécessaire pour courir en faisant du surplace ; et surtout, on pouvait, à cet instant, prendre conscience de tout le ridicule de cette situation, comme rarement on en avait pris conscience. — C’est déjà bien de t’en rendre compte, continua-t-il d’un ton complice. Trou noir Dieu merci, j’ai conservé mon carnet de rêves, que j’entretiens depuis des années. Il m’arrive encore d’y écrire, mais seulement les rêves lucides ; les autres ne m’intéressent plus vraiment. Sauf, évidemment, s’ils font référence à lui, quelles que soient, souvent, les voies détournées que le rêve peut prendre pour le faire ressurgir. Nous avions en commun du sang slave. Il n’est alors pas rare que, dans mes rêves les plus foutraques, j’aie à pénétrer dans des yourtes mongoles, à me gaver de beurre de yak, à faire rouler du pied des têtes de mouton avec les gamins du coin. Et il est là, il est toujours quelque part, à observer la scène. Des fois je le vois ouvrir la bouche, je crois qu’il va se mettre à parler, mais je vois un trou noir qui s’élargit de plus en plus ; va-t-il crier ? Non : il semble avoir des difficultés à respirer, il essaie d’aspirer de l’air, puis la bouche se referme et j’entends son rire, très doux, comme celui de quelqu’un qui, encore une fois, a vaincu la mort. Atelier Il a allumé le poêle à gaz dans l’atelier et la chaleur a progressivement repoussé le froid. Il s’est frotté les mains puis il a préparé son médium à peindre ; l’huile était presque gelée, lourde et visqueuse. Je l’ai regardé faire un long moment ; il était vieux, désormais, pas très en forme si vous voulez mon avis. Il a pris une nouvelle toile et l’a badigeonnée de terre de sienne, diluée avec de l’essence de térébenthine ; je ne sais pas ce que j’aurais donné à ce moment-là pour respirer cette odeur, mais nous en sommes privés, pas plus que nous n’avons chaud ou froid, à vrai dire. Tout ce que nous pouvons capter, nous l’attrapons à la volée sur la peau des vivants.|couper{180}

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# Boost 2 # 05 | food truck

VUE 01 — LE RÉVERBÈRE Point 17-B. Allumage 16 h 07. Cône clair stable. Flux jaune constant sur la cellule blanche. Les braseros respirent dans mon halo, la graisse luit sur la tôle. Micro-buée sur capot, retombée lente. Personne ne me regarde. Je tiens la place. VUE 02 — IRINA AU COMPTOIR Pain. Beurre. Œuf. Pince. Oignon. Persil. Huile qui claque. Le TPE bipe, parfois fige neuf secondes, repart. Ticket. Halogène aux joues, doigts froids. Je reconnais manteau rouge, banc, casque. Le gras passe la vitre, revient. « Suivant. » Rythme gardé. VUE 03 — LE COMPAGNON Il caille. Halo jaune. Silhouettes découpées. Le grand à la tôle, la petite à côté. Pas faim. À deux on se serait avancés. Évaluer les épaules, la bière, les voix. Là non. Je reste. Les braseros soufflent. La graisse flotte. Je ne bouge pas. VUE 04 — LE BLUETOOTH Terrasse, fin décembre. « Oui. Parfait. J’arrive. » Casque blanc. J. gesticule au camion. Vapeur, bip, file. Halogène qui colle aux paupières. « Deux. Moutarde. » 21 h 58 s’allume sur l’horloge. « C’est fait. » Je garde les mains en poche. VUE 05 — LA FEMME À L’ENFANT ROUGE Poids tiède sur la hanche. Je regarde la guérite comme un pré. Aplats d’ocre, blanc de vapeur, silhouettes noires. Verre qui condense, goutte qui file. Les braseros soufflent sous l’halogène. Une autre image remonte puis se retire. Je garde les yeux posés. VUE 06 — LE POLICIER Position. Axe tablée. Surveillance continue. Halogène OK, braseros stables. Recherche d’anomalie. Déplacements latéraux, visibilité réduite côté tabac. La cellule sert, la file avance. Je couvre la zone chaude. Attente active. Rien à signaler, pour l’instant. VUE 07 — L’HABITUÉ DU BANC Je viens tôt pour le rideau qui monte, je reste parfois pour la fermeture. Je mange un chlebíček, plutôt tartine que sandwich. Les braseros respirent, l’odeur de graisse revient même sans manger. Je compte les chiens, les couples, pas les heures. Le halo tient tout ensemble. VUE 08 — LA CHAISE Poids plein dos, jointure qui racle. Pavé bombé sous un pied. On me tire, on me repousse. Le tissu est rêche, humide au travers. Les braseros me sèchent d’un côté, l’autre reste froid. 22 h 02 claque à l’horloge. Je tiens, mais je grince. VUE 09 — LA BOUTEILLE DE GAZ Pression 6,2 bar. Robinet quart de tour. Flamme stable, micro-chute à l’ouverture de la porte. Odeur additivée correcte. Film gras en retombée. Secousse inutile, reprise. Je tiens le feu. Je tiendrai la nuit. VUE 10 — LE BALAYEUR Papiers gras. Carton humide. Serviettes dures. Rigole prend tout. Friture à gauche. Horloge au-dessus. Pavés luisants. Je pousse vers la bouche d’égout. Barquette coince. Coup de semelle. Ça repart. Halogène sur flaques. Place qui boit. VUE 11 — L’OISEAU Quadrillages, flux, ronds d’ombre. La chaleur monte en nappes, se tord. Les voix piquent des pointillés. Je fais un tour. Le halo dessine une tache régulière. Je reviens. Odeur forte de viande. Je crie deux fois. Personne ne lève la tête. VUE 12 — L’AFFAMÉ Faim, j’ai la dalle jusqu’aux yeux. L’odeur me traverse. Le froid resserre tout. Lumières chaudes, saucisses qui noircissent, patates qui crépitent. Pas un kopek. Je prendrais n’importe quoi. 22 h 06 en bleu sur l’horloge. On dit que Piotr et Irina sont les meilleurs. J’en salive. VUE 13 — LE TABAC, EN FACE Rideau presque clos. Odeur de papier froid. La place comme un aquarium. Braseros en méduses, halo en plafond. Je connais les têtes par cœur. Je guette le collègue. Les vapeurs traversent la rue, la graisse laisse un film sur la vitre. VUE 14 — LE LIVREUR Main gauche manette, droite caisse. Marche arrière, bip. J’aligne contre trottoir. Deux bacs, six pains, trois mayo. Halogène blanc, lunettes embuées. Signature, pas le temps. « Bonne soirée. » Coup d’œil aux braseros. Chrono relancé. VUE 15 — LA SAUCISSE Chhhh. Chik. Chhhh. Peau tend, bulle claque. Odeur passe la vitre, revient. Pince me retourne. Chhhh. Un trou d’air, flamme baisse, frisson. Chhhh. Sel prêt. Moutarde attend. Pain tiède. On partira chaude. On ne durera pas. VUE 16 — LE CHIEN Nez plein : viande, oignon, farine, sel. Pneus chauds. Main grasse au banc. File sans file. Pavé froid sous coussinets. Je respire dedans. Je n’aboie pas. Une miette tombe. 22 h 10. J’attends encore. VUE 17 — LE TYPE AU TÉLÉPHONE (AUTRE) Je parle vite. J’avance. « Oui. » File, braseros, halogène qui colle. « C’est signé. » Bip du TPE me coupe. « Deux, sans cornichon. » J’avance encore. Je raccroche sans dire au revoir. VUE 18 — LA FOULE (CHŒUR) On se tasse, on flotte, on se réchauffe aux braseros. On lit les prix dans le halo. Ça parle bas, ça rit, ça soupire. La graisse brille, la vapeur brouille. On avance d’un pas, on recule d’un demi. On attend ensemble. VUE 19 — JE Je lis par morceaux. Halogène, braseros, graisse. Tout se répète et se déplace. Deux micro-accidents ont suffi : TPE gelé, flamme tombée. La cellule reste, la place cadre. Les voix font le reste. Je me tais. VUE 20 — L’HORLOGE 22 h 12. Tic. Pavés mouillés, halo stable, braseros réguliers. 22 h 22. Tic. La vapeur monte droit, se tord. 22 h 30. Tic. La file s’amenuise. Le camion est encore là. Fin provisoire.|couper{180}

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# Boost 2 # 04 | un tracteur nommé "pourquoi"

codicille On garde l’outillage court. La carte avec trois points — Attendre, Rater, Revenir. L’Archiviste pour faire le boulot propre : il cote, il retire, il aligne. Trois preuves seulement sur la table : un ticket blanchi, une vis, un bout d’ongle. Le « pourquoi » sert de tracteur : s’il ne tire rien, on le coupe. On avance d’un centimètre à chaque fois, pas plus. Prague, on n’en fait pas des caisses : une seule touche qui reste dans le corps — rugosité de pierre, poussière sous l’ongle — et c’est tout. Kafka, on le laisse hors du nom. Osiris n’est pas un personnage, juste la façon de montrer la fracture. La nuit, on la garde comme liant : elle tient sans demander d’explications. Le jour, c’est pour nommer, pas pour relier. À chaque passage, enlever plutôt qu’ajouter. Pas de décors de secours (tasse, cuisine) sauf une fois, nette. Verbe + objet, pas de glose. Ne pas confondre finir et en finir : la hâte brille, ne tient pas. On tracte l’épave, on l’arrache du fossé, on ne promet pas qu’elle roulera demain. La fin, simple : un geste humain qui déplace un peu — la main sur le seuil — et on coupe là. Demain, on revient, on enlève une épingle, on laisse le trait dépasser d’un rien. Ça suffit. La table. Sa rayure en biais. Un fil mal tiré. Un peu de graphite sur les doigts. Trois feuillets scotchés bord à bord. À côté, la carte. Elle respire quand je tourne la molette. Je reste là. Je pose une question qui ne cherche pas de réponse. Elle doit seulement tirer. Pourquoi relier ce qui se refuse. Pour empêcher la panique de se refermer. Pour gagner quelques mètres. Pourquoi confondre finir et en finir. Parce que la hâte ressemble à une issue. Elle brille. Elle ne tient pas. Pourquoi rester ici et pas ailleurs. Parce qu’ici je peux peser. Les preuves pauvres font leur poids. J’ai besoin de ce poids, pas d’arguments. Feuillet n°2. Écriture nerveuse. Les notes mordent la fibre. Pelures de crayon sur la peau. Il fallait des personnages. J’ai levé la tête. J’ai vu la carte et ses épingles. J’ai pensé au lecteur. Il cliquerait. Il voudrait comprendre. Il n’y comprendrait rien. Alors un verbe est venu. Archiver. De ce verbe j’ai fait quelqu’un. L’Archiviste entre sans bruit. Gants fins. Règle froide. Il compte. Il coupe. Pourquoi lui maintenant. Parce qu’il faut une main étrangère. Pour toucher ce que je n’ose pas nommer. Il pose des étiquettes blanches. Il cote la pièce. Il inscrit au dos des chiffres simples. Latitude. Longitude. Clavicule près de la rivière. Rotule près du silo. Œil au pied du pont. Langue sur le zinc. Le vieux mythe remonte. Osiris. L’homme en morceaux. Je n’ai que ce corps sous la main. Pourquoi accepter ce dispositif. Pour travailler la fracture à ciel ouvert. Renoncer au collage propre. Je ne garde que trois points sur la carte. Attendre. Rater. Revenir. « Revenir » clignote. Vide. Pourquoi ce vide attire. Parce que là se prend le crochet. Pas la promesse du trajet. Revenir ne recolle rien. Revenir tracte. Sans garantie. Je pose sur la table trois choses exactes. Un ticket blanchi. 3,60 €. Date mangée. Une vis à bois. Un bout d’ongle pris dans la poussière. L’Archiviste les aligne. Il ne dit rien. Je photographie. Je nomme. Pourquoi ces trois-là. Parce qu’ils restent à l’intérieur du cadre. Parce qu’ils pèsent au millimètre. Je pars avec le troisième exercice. Prague. Staroměstská. L’air humide accroche les joues. Le sucre brûlé reste dans la gorge. Un collier claque. Les pavés renvoient un froid gras. Je suis venu pour un cimetière. Je marche vers la place. Pourquoi cet écart. Les tombes persistent sous la paupière. Pierre fendue. Lichen sombre. Lettres râpées. Je regarde l’horloge. Les figures sortent. Rentrent. Sortent encore. Je fige le dehors. Un homme en manteau s’immobilise. Gants. Visage tourné vers rien. Je dis : statue. Pourquoi cette ruse. Pour que dedans cela cesse de bouger. Pour poser à plat. Kafka passe sans nom. Un col raide. Un couloir qui s’enroule. Si je le dis, je marche dessus. Je coupe par Pařížská. Vitrines propres. Odeur de neuf. Je glisse vers Josefov. Je n’entre pas. Les grilles découpent des cases. Emplacements prêts pour mes épingles. L’Archiviste compte en silence. Ici la clavicule. Là la rotule. Plus loin l’œil. L’ordre ment. Il le sait. Moi aussi. Pourquoi ne pas poser la main sur la pierre. Parce qu’elle tremblerait. Je la poserai ailleurs. Je m’accorde une seule touche directe. Au coin d’un mur. Je frôle un relief de pierre. Rugosité fine. Un peu de poussière sous l’ongle. C’est suffisant. L’odeur qui monte n’appelle rien. Un pas de côté. Pourquoi si peu. Pour donner un corps à l’ombre. Sans faire tableau. Je reviens. La table. Le poêle ronfle bas. La règle de l’Archiviste renvoie le froid à la paume. Je rouvre le feuillet n°1. Lieu : murs blancs. Porte qui ferme mal. Ampoule nue. Odeur d’eau stagnante. Rien d’élégant. Tout d’utile. Je prends un feutre fin. Je trace un trait qui traverse les trois feuillets. Il ne s’arrête pas aux numéros. Le feutre accroche la fibre. Le trait vibre. Pourquoi ce geste apaise. Parce qu’il relie en creusant. Pas en coiffant. Le trait croise Osiris. Effleure « démembre ». Déborde sur « Prague ». La continuité vient du tremblé. Je rouvre la carte. Les trois points tiennent. « Attendre » : dix lignes nettes. Une scène tenue. Pas de morale. « Rater » : une seule phrase. Sèche. « Revenir » : encore vide. Pourquoi attendre. Pour consolider la place du mot. On ne lance pas la dépanneuse sur terrain gras sans cale. Dehors, un scooter monte. Redescend. Le son décroît. Remonte. Je tape une ligne dans « Revenir ». Revenir : accepter la nuit comme liant. L’icône verte s’allume. C’est peu. C’est juste. Pourquoi la technique touche. Parce qu’elle ne juge pas. Elle accorde un « c’est bon » modeste. Suffisant. Je ferme l’ordinateur. La pièce gagne un ton. Les trois preuves suffisent à tenir un paragraphe. L’Archiviste écarte la vis. Il la pointe vers moi. Ce n’est pas un ordre. C’est un angle. Pourquoi la nuit plutôt que le jour. La nuit n’exige pas de forme. Elle tolère le joint apparent. Elle tient sans forcer. Le jour réclame l’exactitude. Utile pour nommer. Pas pour relier. Je reviens aux pourquoi. Je les repèse un à un. Ils doivent tirer. Pas meubler. Pourquoi garder l’angle mort. Pour ne pas trahir en éclairant trop. L’ombre préserve ce qui tient mal. Pourquoi taire le nom du père quand il se poste au seuil. Pour que le corps fasse barrage. Sans devenir récit. La lumière reste derrière. Le passage demeure passage. Pourquoi la carte. Pour tracter l’épave d’un fossé à l’autre. Pas pour une vitrine. Chaque pourquoi tire un peu. Deux centimètres. Puis relâche. Puis reprend. Pas d’emphase. Verbe. Objet. Je tends la main vers le feuillet n°2. Sous Osiris, j’ajoute : recoller en laissant visible la fracture. L’Archiviste note la cote. Tourne la cartelette. Souffle la poussière. Le geste a lieu. Ici. Maintenant. L’ancienne confusion perd du terrain. Pourquoi la précipitation, hier. Peur du morceau manquant. Panique devant le vide. Aujourd’hui, j’accepte. Le vide fait moteur. Il prend le crochet. Je pourrais finir sur l’euphorie brève du « point enregistré ». Je garde un contrepoids. Je passe dans le couloir. Froid doux. La porte ferme mal. Une main repose sur le seuil. Paume vers le bas. Elle vérifie. Elle ne commande pas. Elle n’empêche pas. Pourquoi ce geste suffit. Parce qu’il ne raconte pas plus qu’il ne faut. Il déplace juste assez. Je reviens. Je glisse la vis, le ticket, l’ongle dans une enveloppe brune. Je cote. Je souffle la poussière de la tranche. La nuit entre sans demander. Le trait dépasse un peu le bord. Cela suffit pour que demain ait un appui.|couper{180}

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# Boost 2 # 03 | Arbitraire, narrateur principal

20 personnages sur la place Staroměstská Devant l’horloge astronomique de Prague, l’homme attend l’instant où les automates annonceront une date impossible. La foule est immobile. Voici vingt silhouettes figées. L’homme à l’horloge Debout face au cadran, mains croisées dans le dos. Cheveux fins rabattus, mèches grises brillantes. Montre-bracelet à l’écran noir. Expression : fixe. La touriste au chapeau Appareil photo levé, genoux fléchis. Chapeau de paille au ruban bleu trop serré. Collier de perles de verre. Expression : impatiente. Le vieil homme assis Sur le rebord de pierre, canne contre la cuisse. Calvitie bordée d’un duvet blanc éparpillé. Néant. Expression : résigné. L’enfant en manteau rouge Bras tendus vers le cadran, doigt pointé. Cheveux bouclés échappés de la capuche. Bracelet plastique vert fluo. Expression : émerveillé. La femme au téléphone Main sur l’écran, l’autre couvrant l’oreille. Queue-de-cheval serrée, mèches échappées. Bague argentée trop grande au pouce. Expression : distraite. Le couple enlacé Bras noués à la taille, regards levés ensemble. Cheveux noirs tombant droit ; crâne rasé brillant. Chaîne dorée sous le col. Expression : fusionnés. Le policier en faction Droit comme un piquet, mains sur la ceinture. Casquette trop large qui glisse. Néant. Expression : rigide. La vendeuse de cartes postales Accroupie devant sa valise, doigts triant les piles. Chignon rapide, mèches rebelles. Boucles d’oreilles en plastique rose bonbon. Expression : affairée. L’homme au parapluie Parapluie fermé comme une canne, pointé au sol. Cheveux poivre et sel plaqués. Néant. Expression : las. La jeune fille aux écouteurs Penchée en avant, fil blanc courant aux oreilles. Carré brun impeccable, raie au milieu. Piercing discret, légèrement de travers. Expression : ailleurs. Le peintre de rue Main suspendue, pinceau encore trempé. Béret taché de couleur, affaissé. Néant. Expression : concentré. L’adolescente aux baskets Assise sur le trottoir, bras croisés sur les genoux. Cheveux auburn en tresse déjà défaites. Bracelet de cuir élimé. Expression : boudeuse. Le joueur d’accordéon Assis sur un tabouret, soufflet entrouvert. Calotte noire, cheveux collés aux tempes. Néant. Expression : grave. La touriste japonaise Sur la pointe des pieds, smartphone au-dessus de la foule. Carré impeccable, brillant. Montre fine au poignet gauche. Expression : concentrée. Le mendiant Accroupi, main tendue, gobelet bleu fendu. Cheveux gris emmêlés, barbe hirsute. Néant. Expression : implorant. La guide au micro Bras levé vers la tour, micro collé à la bouche. Coupe courte, mèches blondes hérissées. Pendentif en forme de clé, inutile. Expression : appliquée. Le cycliste arrêté Un pied au sol, l’autre sur la pédale. Casque blanc strié. Néant. Expression : pressé. La mère et le landau Dos courbé, mains crispées sur la poignée. Chignon tiré, mèches collées. Boucles rondes en argent terni. Expression : épuisée. Le serveur en pause Tablier roulé, cigarette au coin des lèvres. Cheveux noirs gominés. Montre trop large qui claque au poignet. Expression : blasé. Le photographe à trépied Plié en deux sur son appareil. Calvitie nette, nuque rougie. Néant. Expression : absorbé. Cloche, automates. L’heure surgit, fausse, introuvable. La foule reste figée, inventoriée comme statues d’un instant qui ne s’achève pas.|couper{180}

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