Ateliers d’écriture
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# Boost 2 #06 | Histoires autour de l’histoire
Après plusieurs essais infructueux, l’idée de lire « Pastiches et Mélanges » aura été le déclencheur. Je laissai le livre ouvert dans Foliate et Lina Lachgar continuer son rêve, à sa façon, — pour commencer d’arpenter le mien. Car ce fut moins la leçon des pages que leur manière de demeurer entrouvertes, comme une porte laissée sur le palier de la mémoire, qui me décida à sortir ; dehors, la ville s’embuait déjà d’un flou propice, et je compris qu’il ne fallait pas tant chercher un sujet qu’accepter le fil des retrouvailles : la chaleur bleutée d’un poêle à gaz dans un atelier où l’huile, presque gelée, consent à se tiédir ; la toile badigeonnée de terre de Sienne, promesse d’une lumière à venir ; la porte revue rue Germain Pilon, devant laquelle on s’arrête sans raison ; un dancing trop sombre, où le parfum et la sueur se disputent la musique ; la Butte-aux-Cailles où l’on perd à nouveau celui qu’on croyait tenir ; un cimetière aux pierres de guingois dont l’obstination nous ressemble ; puis, plus loin, des yourtes battues par le vent, le thé au beurre, le rire doux de celui qui, chaque fois, échappe à la mort. Je n’avais rien à représenter, seulement à suivre — pas à pas — cette réparation discrète par laquelle on rend à la vie ce qu’on lui a pris : non le commerce des images, mais la présence qui s’entête. Alors je laissai le livre ouvert, et je me mis en route. Bien sur ce n'est pas Proust , c’est ma tentative d’entendre ce qui, chez lui, m’ouvre le passage Porte · Dancing · Question · Autoroute Voix · Trou noir · Atelier · Sifflement Représenter Porte- Version 1 Parfois, il m’arrive encore de penser à lui et, ce faisant, je n’y peux rien, mon pas ralentit ; à moins que l’injonction mystérieuse de ralentir mon allure ne le fasse soudain ressurgir. Ou encore est-ce un peu de ci, un peu de ça, comme souvent. Enfin, il arrive régulièrement que je veuille me rendre quelque part et qu’au détour d’une rue mon corps soit poussé par je ne sais quel courant invisible, entraîné comme par force à bifurquer contre ma volonté, encore que je n’en aie pas beaucoup lorsque je déambule ainsi dans la ville. Et c’est ainsi que ce soir-là mes pas m’entraînèrent rue Germain Pilon et que je me retrouvai devant sa porte. Comme si revoir cette porte était une sorte de remède à mon errance. Cela ne servirait à rien que je frappe à cette porte, ni que je sonne. Je sais que, désormais, il n’est plus là, plus nulle part dans cette ville ni d’ailleurs sur cette terre. Alors je repars comme si j’avais fait le plein, que les niveaux étaient revenus à la normale, et me dirige franchement vers mon but, cette fois. Je ne sais jamais vraiment ce que je cherche à atteindre ou à esquiver ; sans doute est-ce cette ignorance, conservée comme un avare conserve son trésor, qui me propulse en avant. Et voici que, tout en rêvant, mes pas me ramènent une fois encore devant cette porte alors que j’étais parti à l’opposé : je suis revenu par la rue des Abbesses ; il ne me reste plus qu’à descendre vers le boulevard — rejoindre Clichy ne me prendra qu’une bonne demi-heure. Mais à peine ai-je vu cette pensée surgir que je le vois assis derrière la vitre de ce café qui fait l’angle ; il me voit passer, il me fait un geste de la main ; je ne réponds pas.. Porte- Version 2 Parfois, il m’arrive encore de penser à lui et, ce faisant, je n’y peux rien, mon pas ralentit ; à moins que l’injonction mystérieuse de ralentir mon allure ne le fasse soudain ressurgir. Ou encore est-ce un peu de ci, un peu de ça, comme souvent. Enfin, il arrive régulièrement que je veuille me rendre quelque part et qu’au détour d’une rue mon corps soit poussé par je ne sais quel courant invisible, entraîné comme par force à bifurquer contre ma volonté, encore que je n’en aie pas beaucoup lorsque je déambule ainsi dans la ville. Et c’est ainsi que ce soir-là mes pas m’entraînèrent rue Germain Pilon et que je me retrouvai devant sa porte. Comme si revoir cette porte était une sorte de remède à mon errance. Cela ne servirait à rien que je frappe à cette porte, ni que je sonne. Je sais que, désormais, il n’est plus là, plus nulle part dans cette ville ni d’ailleurs sur cette terre. Alors je repars comme si j’avais fait le plein, que les niveaux étaient revenus à la normale, et me dirige franchement vers mon but, cette fois. Je ne sais jamais vraiment ce que je cherche à atteindre ou à esquiver ; sans doute est-ce cette ignorance, conservée comme un avare conserve son trésor, qui me propulse en avant. Et voici que, tout en rêvant, mes pas me ramènent une fois encore devant cette porte alors que j’étais parti à l’opposé : je suis revenu par la rue des Abbesses ; il ne me reste plus qu’à descendre vers le boulevard — rejoindre Clichy ne me prendra qu’une bonne demi-heure. Mais à peine ai-je vu cette pensée surgir que je le vois assis derrière la vitre de ce café qui fait l’angle ; il me voit passer, il me fait un geste de la main ; je ne réponds pas, je sais que tout cela fait partie intégrante du rêve de ma vie. Porte- Version 3— mouvement plus que sens Parfois il m’arrive encore de penser à lui et, ce faisant, je sens — ou crois sentir — que mon pas se ralentit de lui-même, comme si la pensée n’était pas l’effet mais déjà l’obéissance à une injonction plus discrète, antérieure, qui, en commandant au corps de suspendre son allure, faisait remonter la figure absente ; à moins que ce ne soit l’inverse, ou bien un peu des deux, selon cette manière qu’ont nos mouvements dans la rue d’anticiper nos souvenirs et de les feindre, de sorte qu’on ne sait plus si l’on marche parce qu’on se souvient ou si l’on se souvient parce que l’on a, sans savoir pourquoi, ralenti. Il arrive alors, et presque régulièrement quand je prétends me rendre quelque part — prétention bien faible, car je n’ai guère de volonté dans ces déambulations où la ville, avec ses courants invisibles, impose plus qu’elle ne propose —, qu’au détour d’une rue une force légère mais irrésistible me pousse à bifurquer contre mon dessein, et c’est ainsi que, ce soir-là, mes pas me conduisirent rue Germain Pilon où je me retrouvai devant sa porte, laquelle, revue, me semblait tenir lieu de remède à mon errance, comme si la simple présence du battant, de son métal devenu mat à force d’être touché, suffisait à remettre en ordre un mécanisme intérieur déréglé ; et pourtant je savais qu’il ne servirait à rien de frapper ni de sonner, puisqu’il n’était plus là — plus nulle part dans cette ville, ni d’ailleurs sur cette terre —, et que, malgré cette certitude, le seul fait de m’arrêter là, un instant, me laissait repartir avec le sentiment que les niveaux s’étaient rétablis, qu’une réserve cachée avait été comblée et que je pouvais désormais, pour cette fois, aller droit à mon but. Je ne sais jamais bien ce que je prétends atteindre ni ce que je cherche à éviter (peut-être est-ce justement cette ignorance, gardée avec le soin d’un avare, qui me pousse en avant), si bien qu’en rêvant à autre chose — ou à rien — mes pas me ramenèrent une fois encore devant la même porte, alors que j’étais parti dans la direction opposée : j’étais revenu par la rue des Abbesses, et il ne me restait plus qu’à descendre vers le boulevard — rejoindre Clichy ne me prendrait qu’une bonne demi-heure ; mais à peine cette pensée se formait-elle, avec la satisfaction un peu naïve des projets modestes, que je le vis, assis derrière la vitre du café d’angle, tel qu’il se tenait autrefois à l’abri d’une buée où le dehors se reflète, et lui, me voyant passer, leva la main en un signe bref ; je ne répondis pas, non par dureté mais par crainte qu’un geste, en cédant à l’apparition, ne dépense irrévocablement ce reste de présence qui, dans certains lieux, survit aux êtres et nous visite. Dancing Il est des visages qui, avant même qu’on ait pu en distinguer la couleur des yeux ou la nuance des cheveux, se déposent en nous avec une analogie si pressante qu’ils ne laissent d’autre recours à notre mémoire que de les rapporter, par une sorte de raccourci fabuleux, à quelque figure apprise jadis dans les lectures d’enfance : ainsi cet homme, dont je n’ignorais nullement qu’il n’était pas roux et dont je savais bien aussi que je ne portais pas, quant à moi, le moindre fromage au coin des lèvres, m’évoqua pourtant, par la seule façon qu’il avait de sourire sans sourire, de hausser la tête comme pour chanter mieux et de caresser le vide d’un geste onctueux, le renard de la fable quand il feint pour le corbeau, dont il envie la proie, un enthousiasme si débordant qu’il en fait choir ce qu’il n’eût pu obtenir par la force ; et je songeai qu’il n’est pas besoin d’être roux pour ruser, ni d’avoir un fromage pour être volé, car il arrive, dans ces soirées où l’on se croit protégé par l’ironie, que nous désirions secrètement être flattés afin d’avoir enfin quelque chose à laisser tomber. Ce soir-là nous entrâmes dans un établissement que je n’eusse su nommer sans un peu de réticence — un dancing — tant ce mot, qui a gardé pour moi l’éclat factice d’une modernité déjà passée, mêle à la promesse d’une joie publique la fatigue d’une lumière trop longtemps entretenue ; à peine avions-nous franchi la porte vitrée, où s’accrochait une buée de parfums, de sueur riante et, me sembla-t-il, de tabac non tout à fait abandonné à son interdiction, que mon compagnon, comme s’il eût répondu à un signal convenu, disparut dans la pénombre au bras de femmes d’un certain âge dont la vivacité apprêtée trahissait moins la décence que le désir, et que l’usage, par moquerie ou tendresse, nous fait nommer « rombières », mot injuste peut-être, car ces dames, que des éclats de poudre rendaient neigeuses aux tempes, portaient avec une sorte d’héroïsme obstiné l’ombre de leur jeunesse, et leurs rires, trop clairs pour la salle trop sombre, semblaient, par un entêtement qui m’émouvait, vouloir rivaliser avec la musique sirupeuse qui coulait des haut-parleurs comme un sirop sur des fruits trop mûrs. Il y faisait sombre en effet, mais d’une obscurité habilement travaillée, où l’œil, après avoir tâtonné, finissait par discerner, derrière la nappe des volutes, la géographie mouvante des tables basses, des miroirs obliques, des banquettes au similicuir trop neuf, et je m’assis à l’une d’elles, moins par décision que parce qu’un serveur, surgissant à l’instant même où mon indécision se formulait, déposa devant moi un verre que je n’avais pas commandé, comme si le monde, à la place de mon désir, s’était chargé de me l’assigner, et que le liquide, par sa froideur limpide, me rappela ces boissons des stations balnéaires que l’on ne boit pas pour étancher une soif réelle mais pour donner une couleur à l’heure. Je regardais alors, dans ce climat d’éclairage humide, les silhouettes qui passaient et se reconstituaient à leur table, les couples aux gestes étudiés, les hommes dont la main trop prête à caresser laissait deviner, sous la jovialité, la colère d’une solitude que personne ne veut nommer, et, surtout, ces nombreuses rombières dont la danse, plus franche que celle des jeunes, avait la sincérité d’une victoire sur la fatigue ; mais il y avait aussi, flottant dans cet air, quelque chose d’âcre et de sucré ensemble — sueur, parfum, et cette queue de comète que laisse le tabac quand il n’est plus tout à fait là —, si bien qu’un haut-le-cœur, d’abord moral puis presque physique, me souleva avec cette brusquerie qui n’est pas tant le signe d’un dégoût que la remontée d’un souvenir jadis mal compris. Or, au moment même où je me disais que tout cela ressemblait davantage à une rêverie ancienne qu’à une scène présente — ce qui est peut-être la définition de certaines soirées : des rêves dont quelqu’un, par mégarde, aurait allumé la lumière —, je sentis, tout près de moi, la présence d’une femme dont je n’avais pas vu venir l’approche, et qui, demeurée dans l’obscurité comme pour mieux faire ressortir la blancheur de ses dents, me demanda du feu, la cigarette déjà posée entre ses lèvres d’un rouge trop parfait pour être naturel ; je cherchai, dans une poche, un briquet qui n’y était pas, puis, dans l’autre, une boîte d’allumettes dont le frottement fit jaillir cette petite flamme jaune, si modeste et si impérieuse, autour de laquelle, le temps d’un souffle que je crus partager, nos visages s’approchèrent à la distance précise où l’on se voit sans se regarder. J’eus alors ce sentiment, qui n’est pas toujours triste mais qui, ce soir-là, me fut douloureux, d’une solitude si complète que l’attention qu’on vous demande — un feu, un mot, un sourire — paraît, loin de l’amoindrir, la souligner d’un trait plus noir encore, car on comprend qu’on n’a été requis que pour un geste, et que notre personne, aussitôt le geste accompli, retombera dans l’ombre d’où elle avait surgi ; et je me dis, pour ne pas céder à une émotion ridicule, que j’allais me réveiller — car il arrive, dans les lieux trop composés, qu’on prenne le parti de croire qu’on rêve afin d’excuser l’excès d’irréalité qu’on y respire —, oui, je me réveillerais, c’était certain, mais où ? question à laquelle la salle ne donnait aucune réponse, sinon cette musique qui, d’être trop insistante, finit par se confondre avec le silence, et ce verre, posé devant moi, dont la surface, à peine tremblée par le passage d’une danseuse, réfléchissait, comme un petit lac inattendu entre deux rochers, la lumière vacillante d’un monde où l’on danse pour ne pas tomber. Question Nous marchions, lui et moi, d’un pas sans hâte — ce pas un peu traînant des fins d’après-midi d’automne où la ville semble reprendre son souffle entre deux respirations — et, tandis que la pente discrète des rues nous conduisait vers la Butte-aux-Cailles, je me surprenais à goûter cette conversation volontairement pauvre, presque volontairement pauvre, qui a l’air de ne porter sur rien et qui, précisément pour cela, ménage autour d’elle une zone de clarté où les souvenirs, à l’abri des grandes affirmations, peuvent se recomposer ; au-dessus du boulevard proche, très haut, là où les platanes finissent par ne plus appartenir qu’au ciel, des oiseaux se tenaient comme des griffures mobiles, et leurs cris, stridents mais non sans une musique d’enfance, zébraient l’air en longues déchirures qui semblaient recoudre aussitôt ce qu’elles venaient d’ouvrir. Nous traversions, à mesure que les façades renvoyaient ou retenaient la lumière, de larges nappes d’ombre et des clartés si blanches qu’elles aveuglaient, et je remarquais — sans oser le dire, de peur d’interrompre un équilibre plus fragile que nos paroles — combien le moindre déplacement de soleil redistribue secrètement les fidélités : ici une boulangerie soudain dorée me rappelait un matin très ancien, là un mur lavé de bleu me rendait, par une association trop rapide pour l’intelligence, la douceur d’un prénom ; nous parlions pourtant de choses absolument banales, le prix des cafés, la maladresse de quelqu’un, un livre qu’on remet à plus tard, et je ne sais si c’était ma voix qui, cherchant un appui plus ferme, posa une question, ou si la question, née d’elle-même, prit à la volée quelques mots pour se vêtir, toujours est-il que, l’ayant formulée — je m’en souviens à cause d’une vitre qui, à cet instant, renvoya notre image comme un reflet d’aquarium —, je n’obtins pas de réponse : la place, à mon côté, s’était vidée ; il avait disparu, non pas avec cette brusquerie qui fait sursauter, mais selon ce mode discret qu’ont certaines absences d’emprunter la logique même de la lumière, s’absentant d’autant mieux qu’elles semblent vous laisser intact ce qui, un instant plus tôt, vous entourait. Je demeurai quelques secondes immobile, comme si je pouvais, par une simple suspension du pas, rappeler au présent celui qui venait de s’en écarter, puis je fis quelques pas encore dans la rue où l’ombre s’épaississait déjà au pied des arbres ; et les oiseaux, très haut, poursuivaient leurs zébrures, identiques et pourtant différentes, si bien que je pensai que la ville, à cette heure, organise pour chacun des disparitions sur mesure : on croit perdre quelqu’un, on ne perd que le fil, et cependant ce fil, pour nous, c’est déjà la personne. Alors seulement je compris que ma question, restée sans réponse, avait moins cherché sa solution que son destinataire ; mais celui-ci — comme la Butte qui, sans effort, se retire un peu derrière soi à mesure qu’on croit l’atteindre — s’était glissé dans une nappe d’ombre contiguë à la nôtre, et je n’eus d’autre ressource, pour ne pas confondre l’inquiétude avec le ridicule, que de reprendre notre pas abandonné, de suivre la pente, d’écouter se défaire, au-dessus des platanes, la broderie criarde des oiseaux ; lui avait encore disparu.. Autoroute Il me sembla, à mesure que je m’éloignais, que le monde se couvrait d’une buée légère, non cette buée grossière des vitres mal essuyées mais une vapeur de regard qui, interposée entre la ville et moi, transformait les façades en plaques hésitantes d’une lanterne où les couleurs, n’étant plus circonscrites par des contours nets, passaient les unes dans les autres comme si un pinceau trop chargé avait décidé de prolonger chaque forme au-delà d’elle-même ; les feux arrière des voitures, traînés par la nuit comme par une main distraite, se filaient en rubans rougeâtres qui, plus qu’ils n’indiquaient une direction, paraissaient tenir lieu du temps même, et je me demandais si ce décalage — était-ce le monde qui retardait sur ma marche, ou ma marche sur l’heure de la ville ? — ne témoignait pas d’une de ces mésententes intimes par lesquelles nous savons que la réalité, pour continuer à nous porter, exige parfois qu’on la laisse filer d’un pas et qu’on se contente, comme on dit, de mettre un pied devant l’autre, humble liturgie dont la vérité, bien que modeste, a la persévérance des choses qui ne trompent pas. Or, tandis que je m’appliquais à cette exactitude enfantine de la marche, la ville, avec une complaisance presque affectueuse, cessa d’être la ville : par cette substitution si propre aux rêves et aux souvenirs qui, sous prétexte de nous reconduire, nous déplacent, j’étais déjà, sans franchir d’autre seuil que celui de mon attention, sur une aire d’autoroute — à moins que ce ne fût devant une barrière de péage, car ces lieux, jumeaux par excès de fonction, ont la politesse de se ressembler pour qu’on n’y demeure jamais — ; l’air y gardait ce froid de vent domestiqué que les grands espaces domptent pour eux, des bandes blanches disposaient au sol un ordre dont personne ne s’enorgueillit, et je percevais au loin la rumeur régulière des moteurs comme une mer docile à laquelle on aurait imposé le mètre et le second. Je tournai la tête vers lui : il était là, impassible selon cette habitude qui n’était pas tant une figure de son caractère qu’un art de sa présence, car il savait demeurer, visage immobile, à la lisière d’un sourire dont les lèvres ne se chargeaient jamais, et l’on eût dit que l’infime haussement d’un sourcil — qui n’avait pas lieu — suffisait à faire osciller tout le décor ; si bien que je me surpris à penser, sans paradoxes, que Buster Keaton avait peut-être emprunté à cet homme son comique sérieux, non parce qu’ils se seraient jamais croisés mais parce que l’un et l’autre, par une économie commune de gestes, faisaient comprendre combien l’immobilité, bien tenue, intensifie le mouvement qu’elle traverse. Il semblait, planté là, présent sur le seuil d’un rêve depuis toujours, tel un veilleur qui, connaissant les caprices du sommeil, s’abstient de le brusquer ; et son regard, que je croyais lire, disait, avec cette indulgence où la gravité se dissout sans perdre sa tenue : « tout cela n’est pas bien grave, allez », phrase qu’il ne prononça pas, ou à peine, mais qui, comme certaines paroles d’anciens amis qu’on sait par cœur, m’atteignit d’autant mieux qu’elle paraissait venir de plus loin que lui, et qu’à l’instant même où je l’entendais, je sentais — la buée, les rubans rouges, l’aire aux bandes blanches — que le monde, sans cesser d’être flou, redevenait habitable. Voix Encore une fois — et je me surpris à sourire de cette expression tant elle me semblait faite pour annoncer non la nouveauté mais la reprise fidèle d’une scène —, ce cimetière s’ouvrait devant moi avec ses pierres tombales de guingois, inclinées comme des navires qui, s’étant trop longtemps heurtés l’un à l’autre dans un port trop étroit, ont fini par se pencher pour se faire place ; et je reconnaissais, avec une lucidité dont l’âpreté me gênait presque physiquement, la manie qui me ramenait là, l’obstination avec laquelle, sous prétexte d’honorer une mémoire, je m’ensevelissais dans le décor même de cette mémoire, comme si l’on pouvait, à force de revenir, obtenir de la pierre mouillée ce que les vivants n’avaient pas su dire. Il eût été commode — c’est la tentation des morales rapides — de dater ce lieu et d’épingler son nom, de dire « Prague » pour s’épargner la fatigue du souvenir ; mais mon rêve, plus exact que mes lectures, ne me rendait de ce cimetière que l’étroitesse des allées, la superposition des tombes où les caractères hébraïques, mangés de mousse, demeurent lisibles comme les mots qu’on sait par cœur et qu’on n’a plus besoin de lire, l’odeur de terre humide où le froid a le velours des choses anciennes. Je me disais qu’il fallait, cette fois, m’en extraire (extraire, quel verbe ironique quand le lieu même semble vous tenir par dessous les pieds !) et je m’en faisais la recommandation avec une bienveillance peu convaincue : « Tu n’as qu’à penser à autre chose », me disait la voix familière, non pas d’un dehors secourable mais du plus profond de mon rêve, comme ces conseils qu’on croit recevoir d’autrui et qu’on sait, si l’on y prend garde, n’être que la politesse de nos propres injonctions. Penser à autre chose ! c’était demander à la pensée d’opérer ce que la jambe, parfois, tente dans ces cauchemars où l’on veut courir et où l’on n’avance pas — effort insensé, par lequel on dépense plus de force à demeurer en place qu’on n’en mettrait, à l’état de veille, pour parcourir une avenue entière — ; et je sentais, au moment même où je décidais de « me distraire », combien la distraction, pour être efficace, exige que l’objet à distraire consente à se laisser quitter, ce que mon obsession, avec une courtoisie têtue, se refusait à faire. Alors, au lieu de m’évader, je pris de biais la scène, comme on tourne autour d’une table pour trouver le seul angle d’où l’on voit la tâche qu’on veut ôter : je m’avouai, non sans une sorte de honte qui s’allégeait de se formuler, le ridicule de la situation — ridicule plus rare à reconnaître que la douleur, parce qu’il ne s’impose pas, qu’il faut aller chercher en soi comme un aveu —, et je vis que j’étais l’un de ces promeneurs qui, feignant de regarder les pierres, guettent en réalité le moment où le lieu les regardera. « C’est déjà bien de t’en rendre compte », reprit la voix, d’un ton complice où je crus entendre une sourire — et sans doute était-ce le mien — ; car il arrive qu’entre la compulsion qui nous enchaîne et la sagesse qui nous délivrerait, la seule voie praticable soit ce mince sentier de lucidité qui ne guérit rien mais empêche au moins la folie d’usurper le nom du devoir. Alors je restai là, un instant, dans ce cimetière qui, parce qu’il était de rêve, reprenait plus fidèlement que les lieux réels la pente des souvenirs, et je laissai, sans les combattre, se disposer autour de moi l’ombre verte des lettres, le frisson des herbes, la pesanteur inclinée des pierres ; je compris que s’extraire ne signifiait pas s’arracher mais consentir à ne plus demander au lieu ce que le lieu n’a pas reçu mission de rendre. Et, tandis que la voix — la mienne, la sienne, peu importe — s’éloignait à pas très légers, je sentis la scène, comme une page que l’on referme sans bruit, continuer de vivre à l’intérieur, mais plus bas, à un niveau où elle ne commanderait plus ma marche. Trou noir Dieu merci — et j’entends, en écrivant ces mots trop simples, l’écho reconnaissant de toutes les fois où je les ai pensés sans les dire —, j’ai conservé ce carnet de rêves que je tiens depuis des années, dont les pages, froissées aux coins, ont pris cette odeur de papier tiédi par la lampe, mélange de mine de crayon et d’ombre, si bien que le simple geste de l’ouvrir, à l’heure incertaine où la maison dort encore et où l’on hésite entre rendre compte d’un songe et se rendormir dans lui, me restitue déjà quelque chose de ces contrées que je crois quitter au moment même où j’y reviens ; et s’il m’arrive encore d’y écrire, c’est surtout pour y noter ces rêves lucides — ainsi les nomme-t-on, comme si la lucidité, qui nous fait tant défaut le jour, daignait la nuit nous visiter —, car les autres, dont l’amnésie matinale dissout les contours, me touchent moins désormais, sauf lorsque, par des voies détournées (toujours les mêmes et toujours nouvelles), ils me reconduisent à lui. Nous avions en partage ce sang que d’aucuns disent slave — expression commode pour désigner moins une géographie qu’un tempérament de mélancolie lucide, de gaieté douloureuse —, et peut-être est-ce à cause de cette parenté imaginaire que mes songes les plus extravagants, les plus foutraques dirais-je pour trahir à peine leur désordre organisé, me contraignent à pousser, d’un pas à la fois réticent et avide, la porte basse d’une yourte mongole, dont le feutre, imprégné de graisse et de vent, exhale une chaleur animale où la parole hésite à s’élever ; là, des enfants rient d’un rire sans raison, leur langue claque contre le palais comme une petite percussion qui rappelle de très loin le tambour du chamane, et l’on me fait signe, non sans une courtoisie qui a la pudeur du commandement, de boire le thé au beurre de yak, lourd et soyeux, qui laisse sur les lèvres un film de sel et de lait — boisson d’hospitalité dont j’ai l’impression, chaque fois que je la porte à ma bouche, qu’elle n’étanche pas la soif mais l’augmente d’un degré plus haut, comme ces mers froides qui donnent envie d’un autre océan encore ; et, dehors, au pied d’un ciel que le vent peigne en longues mèches, je me surprends, avec les gamins, à donner du bout du pied l’impulsion nécessaire pour faire rouler, sur la terre tassée, des têtes de mouton polies par l’usage, jeu d’une barbarie si candide que la vie, soudain, y paraît moins cruelle que nue, débarrassée du mensonge qui consiste à croire que nous ne dépendons pas d’elle. Il est là ; il est toujours quelque part dans ces scènes dont je suis à la fois le témoin et l’otage, non point au centre comme un héros qui prendrait la lumière, mais à la marge, à l’ombre du montant de la yourte, près du foyer où les pierres gardent la mémoire des flammes, ou au bord d’un plateau où la graisse figée dessine une carte où je feins de lire mon avenir ; il observe, et de cette observation je comprends qu’elle n’est pas surveillance mais veille — nuance par laquelle je reconnais la bonté des morts quand ils consentent à nous accompagner sans nous contraindre. Parfois, je le vois ouvrir la bouche, et je crois — enfant naïf que je demeure auprès de lui — qu’il va parler ; alors la bouche n’est plus une bouche mais un trou noir, qui s’élargit doucement, non pour effrayer mais pour montrer (comme on pousse une porte sur un couloir plus sombre) la possibilité d’une absence plus grande que l’absence, et je me dis : « va-t-il crier ? », avec cette impatience inquiète qui est le vrai nom de l’amour quand il s’obstine à réclamer un signe ; mais non, c’est à respirer qu’il semble avoir peine, il aspire l’air à petits coups discrets, comme s’il s’accoutumait à une hauteur nouvelle où l’oxygène manque, et, tandis que je me penche, prêt à lui prêter mon souffle, la bouche se referme — ce mouvement est d’une douceur presque comique tant il contredit l’alarme qu’il a provoquée —, et j’entends, venu de très près et de très loin, son rire très doux, non pas le rire éclatant qui se montre, mais ce ruissellement de gorge et de poitrine que j’ai tant de fois reconnu dans les cuisines familiales quand il feignait d’avoir perdu la partie pour mieux la gagner ; et ce rire, sans éclat, triomphe pourtant, comme triomphent les choses qui n’ont pas cherché la victoire : il me dit, sans paroles, que la mort, pour qui sait la fréquenter sans la provoquer, se laisse vaincre non par la force mais par une patience d’air et de lumière, comme ces étendues australes dont le seul nom — Antarctique — suffit à faire blêmir l’imagination, et qui pourtant, au premier pas posé, s’offrent, silencieuses, à l’être minuscule qui les traverse. Alors je referme mon carnet (ou je crois le refermer, car il demeure ouvert, là, dans la chambre dont on a tiré les rideaux), et je me promets, pour la prochaine fois, d’être plus exact, de noter la texture du feutre, l’angle de la lumière, la saveur du beurre, comme si le soin méticuleux accordé aux détails devait retenir le monde qui s’éloigne ; mais je sais déjà que, de toutes ces précisions, il ne me restera que son rire, pareil à un fil très fin qu’on sent sous la pulpe du doigt : on ne le voit presque pas, et c’est pourtant lui qui tient ensemble tout le tissu. Atelier Il alluma le poêle à gaz de l’atelier — ce petit soleil domestique dont la flamme bleutée, si docile au bouton, se donne des grandeurs de foyer — et, à mesure que la chaleur, hésitante d’abord comme un chat qui n’ose encore occuper le coussin, refoulait le froid logé dans les épaisseurs muettes des toiles appuyées contre le mur, il se frotta les mains, non par impatience mais par ce geste ancien où se confondent, chez ceux qui ont beaucoup attendu, l’ustensile et la prière ; puis il prépara son médium, un mélange d’huile et d’essence qu’il connaissait mieux que ses propres lignes de la main, l’huile presque gelée, lourde et visqueuse comme ces heures d’hiver qu’on pousse devant soi et qui reviennent se coller aux bottes, et je le regardai longtemps, longtemps à la mesure d’une patience qui fut jadis la sienne avec le monde entier et n’est plus, à présent, que celle qu’il exerce sur des matières inertes pour sauver en elles ce que le monde n’a pas voulu reconnaître en lui ; il prit une toile neuve, la tendit un peu plus — la clé du châssis grinça comme un souvenir qu’on force — et l’enduisa d’une mince imprimatura de terre de Sienne, cette couleur de pain rassis et de feuilles mortes, diluée d’une térébenthine dont l’odeur, je le sais, devait monter et s’étendre comme un banc de mémoire, mais à laquelle nous n’avons pas accès, car ni la chaleur ni le froid, ni même ces fumets nobles des ateliers où la peinture a vécu la journée, ne nous parviennent plus : tout ce que nous pouvons saisir désormais, nous le glanons à la surface des vivants, sur leur peau où passent, rapides et infalsifiables, les preuves qu’une chose a eu lieu. Il était vieux, à présent — ce « à présent » qui n’a pas la cruauté de l’arithmétique mais la ponctualité du miroir —, et pas en forme si l’on veut, avec ce ralentissement des articulations que l’hiver réclame en tribut et cette façon, plus nouvelle chez lui, de tenir la palette comme on tient une lettre revenue sans avoir été ouverte ; il n’avait pas connu, non, le succès qu’autrefois, dans l’allégresse d’un premier vernissage où les bouteilles s’ouvrent avant les regards, il s’était promis de forcer, non pas par vanité tant que par une mission mal formulée, presque religieuse, dont il croyait qu’elle réparerait quelque chose — quoi ? un tort originel, la négligence des siens, une parole paternelle tombée à côté, la première toile mal accrochée sous une lumière cruelle, ou plus simplement l’injustice, qui est de ce monde, par laquelle on voit des mains moins attentives recevoir des saluts dont les siennes furent privées — ; et pourtant, à observer sa figure penchée sur la palette, on eût dit qu’il poursuivait, contre ceux-là mêmes auxquels on prête le pouvoir de consacrer, une réparation plus secrète encore, où l’image qui manqua au jour devrait, par la seule discipline des couches superposées, retrouver le droit d’exister, non dans les regards — car ils ont trahi — mais dans sa propre matière. Dans la pénombre tiède de l’atelier, où un rai de lumière venu d’un carreau fêlé s’allongeait au sol comme un ruban de satin oublié sur un parquet d’autrefois, chaque objet avait l’air de l’attendre : le couteau, aux dents imperceptibles, pour lever la pâte où l’ombre s’épaissit ; le chiffon qui garde, dans ses plis, le secret des teintes qu’on n’a jamais osé jeter tout à fait ; le petit pot de siccatif qui promet aux impatients une accélération du destin ; et, au mur, ces essais, ces études aux bords effrangés, dont l’humble obstination témoignait moins d’un échec que d’une fidélité, comme si la peinture, pour lui, n’avait pas été ce par quoi l’on se distingue, mais ce par où, une fois dissipée l’illusion de « représenter » quelque chose pour autrui, on se refuse simplement à être représenté à sa place par la somme de ses renoncements. Il commença par établir, avec une brosse souple, les grandes masses — un ovale de lumière au centre, deux zones latérales où la terre de Sienne, repoussée, acceptait de redevenir air — ; je reconnus dans ce partage initial l’ombre d’un motif ancien, la figure d’un visage peut-être, non celui d’un modèle présent mais celui, plus tenace, d’une première promesse faite à soi, à l’époque où la main va plus vite que la déception et où le monde, en nous refusant, nous prête encore de quoi le méconnaître ; et je compris que la mission qu’il disait avoir ratée — et qui cimentait, couche après couche, l’amertume à la patience — n’avait jamais été de « réussir », mot d’épicerie qui compte les pièces avant de goûter le pain, mais de réparer l’intervalle entre le geste et ce qu’il appelle, faiblement, son dû : non point l’argent, non point même l’estime, mais cette reconnaissance première, muette et brûlante, qui n’appartient qu’au moment où une forme, d’un seul coup, coïncide avec l’attention qu’on lui a donnée. Car il y a des vies — et la sienne en était — pour lesquelles l’œuvre n’a pas été l’occasion d’être salué par d’autres mais la seule méthode inventée pour s’excuser auprès d’un enfant resté là, dans le couloir, qu’on a oublié d’appeler quand la table fut servie, et qu’on espère encore rejoindre par la couleur. L’huile, lentement, consentait à se tiédir ; elle cédait à la brosse comme ces volontés longtemps raides qui, au premier mot juste, se mettent à pleurer ; et lui, sans y penser, humectait du bout de la langue sa lèvre inférieure, de ce tic inoffensif qui servit jadis à donner du courage avant les concours et qui, à présent, revenait seulement pour empêcher sa main d’avancer trop vite ; je le vis poser, d’un geste presque impalpable, une touche plus claire au bord de l’ovale, non pas pour « faire la lumière » — jamais il ne s’y trompa — mais pour tester si le tableau voulait bien, aujourd’hui, accepter d’être traversé, et, comme la pâte se mit à respirer, j’eus l’illusion, un court instant, d’éprouver la tiédeur exacte de la pièce et l’arôme médicinal de la térébenthine ; mais rien ne nous parvint, sinon le frémissement que je découvrais, comme toujours, à la surface de sa peau, sur la tempe où bat une veine fidèle, sur les doigts un peu gonflés dont les phalanges gardent, à force de tenir les pinceaux, un poli d’outil : c’est là seulement — sur la peau des vivants, qui boit et rejette le monde à la seconde — que nous attrapons, à la volée, ce qu’il en reste pour nous ; si bien que, quand il s’assit, las mais sans se plaindre, pour regarder sa toile de la distance courte où l’œil renonce à dominer pour consentir à croire, je sus qu’il n’avait pas, ce jour-là, rapproché la gloire, mais qu’il avait, de quelques millimètres d’huile ambrée, refermé l’entaille invisible par où s’était enfuie sa première promesse, et que cette réparation — nulle part écrite, nulle part vue — valait, pour lui, plus que la soudaine faveur de ceux qui, revenant trop tard, apposent un nom sous une lumière qu’ils n’ont pas réglée. Sifflement- Il me semblait d’abord que le son venait de très loin — non pas loin dans l’espace, mais dans cette profondeur particulière où se rangent les choses que l’on n’a pas voulu entendre et qui, persévérantes malgré nous, restent à notre disposition comme les clefs d’un tiroir qu’on ne rouvre jamais —, et pourtant il suffit qu’il se fît un peu plus net pour que je comprisse, bien avant de l’identifier, qu’il avait la forme d’un appel ; car il y a des sifflements qui, par une économie subtile, condensent la supplique et l’ordre, et qui vous requièrent à la fois de venir et de choisir, si bien que je décidai, non sans cette préméditation enfantine qui donne du courage aux réveils nocturnes, qu’il s’agissait d’un signal, et que le moment était venu de m’extraire de ce trop-plein d’images hypnagogiques où, comme dans ces boîtes à bijoux surchargées, on ne retrouve plus la pièce qu’on cherche parce que tout y brille avec excès. Le sifflement m’était familier ; à peine l’entendis-je se répéter, un peu plus près, que mon corps, raidi par la durée trop longue d’un sommeil qui n’en est plus un, se redressa avec cette joie de première heure — joie si modeste qu’on la confond avec un simple soulagement —, et, feignant la surprise afin d’ôter à mon empressement l’aveu qu’il contenait, je me dirigeai sans hâte vers l’origine du son : non pour obéir, me disais-je, mais pour vérifier qu’il s’adressait à moi. C’est alors qu’eut lieu, dans ce rêve où les raccords ne se justifient pas davantage que ceux de la mémoire, l’espèce de substitution dont ma vie a peut-être fait sa méthode : la scène du dancing, déjà connue, revint avec sa pénombre diligente et ses parfums stratifiés, et, au moment même où je mesurais l’absurdité d’un tel retour — car tout ce que je m’étais promis d’éviter s’y trouvait rassemblé, la sueur candide et le fard offensif, le commerce et l’échange dont j’ai gardé, vous le savez, l’odeur et la honte —, une voix, qui semblait n’avoir jamais cessé d’être là, me dit, de l’ombre : — Du feu, jeune homme. Je fouillai dans mes poches, comme on fouille en soi un alibi, et ne trouvai pas de briquet. — Désolé, je ne fume pas, répondis-je, mensonge courtois que je m’accordai pour m’échapper au plus vite, sachant bien, cependant, que les lieux auxquels on tente d’échapper vous retiennent moins par leurs portes que par la part de vous que vous y avez oubliée. Il était déjà trop tard ; la salle, enflée de monde comme ces rivières d’après l’orage où tout flotte, se refermait sur moi ; je ne le voyais pas — lui, qui d’ordinaire observait en marge —, et cette absence, loin de m’attrister, venait en renfort de mon dépit, car rien n’alimente davantage la colère modeste (celle qu’on ose à peine nommer colère) que l’impossibilité d’assigner un visage à la scène qu’on condamne. Je décidai de sortir. Le boulevard, lavé d’une pluie fine dont l’excès se bornait à faire des miroirs au lieu de flaques, me reçut avec cette neutralité qui, certains soirs, a la bonté d’un acquittement. Partout des reflets ; et les feux arrière des voitures, en s’étirant, laissèrent sur l’asphalte des traînées terre de Sienne : je pensai, sans le vouloir, à la toile badigeonnée du vieil homme — cet apprêt de pain rassis et de feuilles mortes sur lequel il tente, chaque jour, d’inventer la lumière —, et je compris que mes fuites et ses reprises obéissaient au même vœu : ne pas se vautrer dans la fange ni s’acheter, au prix d’une sécheresse qui serait une autre forme de lâcheté, une pureté trop chère ; tenir, autant que possible, le fil au milieu, là où l’on accepte le monde dans ce qu’il a de poisseux, mais sans s’y confondre. J’étais à la fois déçu, ennuyé, un peu en colère — non pas contre lui, qui ne m’avait rien fait, mais contre cette part de moi qui, répondant au sifflement, avait cru à la promesse d’une sortie nette ; car le rêve, diplomate retors, ne nous offre jamais que des issues qui reconduisent. Et pourtant, tandis que je marchais — et la marche, humble liturgie, retrouvait son empire : mettre un pied devant l’autre, rien de plus —, je sentis que l’appel n’avait pas été vain ; il m’avait rappelé à l’endroit même du choix, à ce seuil où l’on entend également la voix qui vous invite à vous allonger dans la boue tiède des facilités et celle, plus maigre, qui vous propose une exigence sans éclat. L’une disait : « Reviens, on t’oubliera, et tu oublieras » ; l’autre, d’un ton presque sec : « Passe ton chemin sans mépriser, mais passe. » Je ne répondis à aucune — ou bien je répondis à la seconde par la simple exactitude de mon pas —, et la ville, en retour, consentit à se désembuer. Alors je me surpris à sourire aux traînées terre de Sienne comme à des lignes de fond tracées par une main amie : elles ne promettaient rien, sinon de ne pas me perdre ; et mon irritation, qui n’avait pas trouvé d’adversaire, se dissipa, laissant cette fatigue reconnaissante par laquelle on sait que la pureté, si elle a lieu, ne brille pas : elle coûte, elle répare, elle n’écrase pas. Représenter Il est des heures où, sans rien décider encore et comme si l’âme, laissant s’ouvrir d’elle-même une porte que l’habitude tenait close, revenait vers ce penchant si ancien que je n’ai jamais su lui donner un autre nom que celui, si simple et pourtant si chargé dans ma mémoire, de ne rien représenter ; et ce mot, qui pour d’autres n’est qu’un terme d’atelier, prend chez moi une résonance singulière, parce que mon père, représentant de son état, avait inscrit dans notre langage domestique une ambiguïté dont je me défiais, de sorte qu’à chaque fois que j’entendais « représenter » je ne pouvais m’empêcher d’y entendre à la fois la politesse des apparences et la fatigue d’un métier, comme si, au moment même où je refusais d’orner mes toiles ou mes pages d’une image trop prompte, je refusais aussi, sans l’avouer, la répétition d’un geste filial ; car il m’a semblé bien souvent que nous n’héritons pas tant d’objets ou d’idéaux que d’une manière d’habiter les mots, et que c’est cela, plus encore que les biens, qui pèse, et que j’appellerais volontiers un anti-héritage, non point par esprit de défi mais parce que ce qui nous est transmis, si l’on n’y prend garde, nous représente à notre place. Lorsque vint le moment de vider la maison, je crus d’abord que la décision serait aisée, qu’il suffirait de séparer ce qui devait être gardé de ce qui pouvait être donné, mais chaque chose — l’horloge qui battait un temps que nous n’entendrions plus, les nappes repassées dont l’odeur était celle de dimanches éteints, les livres aux marges où survivait la patience d’un regard — se mit à parler d’une voix douce et têtue, si bien qu’il m’était également impossible de garder et de jeter, et que même la charité, qui eût pourtant délivré ces objets de mon scrupule, me paraissait encore une manière de les désavouer ; mon frère prit ce qu’il jugea nécessaire (et j’en fus soulagé comme on l’est, les jours d’orage, d’un air soudain respirable), mais le reste, quoique vendu, partagé, dispersé, ne cessa pas de demeurer en moi, non comme un remords mais comme cette poussière claire qu’on découvre le lendemain sur un meuble qu’on croyait propre, signe que le temps, plus que la possession, a laissé son manteau sur nous. Et peut-être ce refus de suivre une voie tracée, que j’aurais voulu croire libérateur, n’était-il que la forme la plus obstinée d’une fidélité dissimulée, car il arrive que se détourner de la route des pères soit encore se régler sur elle, avec l’exactitude revêche de ceux qui, pour ne pas faire comme tout le monde, s’astreignent plus durement que lui aux commandements de l’esprit ; on oublie d’ailleurs combien le cadre, le décor, l’air du temps, qui semblent n’être rien, instruisent nos humeurs plus sûrement que notre corps même, et qu’une pensée que nous croyons nôtre n’est bien souvent qu’une alliance de souvenirs et de rencontres, ces coïncidences qu’un regard trop pressé tient pour du hasard alors qu’elles sont, au contraire, les rendez-vous pris par des causes anciennes. De là vient qu’on rejette un jour, sans savoir pourquoi, le plus proche, le semblable, comme si la ressemblance nous exposait à une lumière trop crue, et qu’on cherche, dans l’extérieur, l’étranger, non pas une nouveauté véritable mais le détour grâce auquel on supportera de se retrouver ; si l’on connaissait le secret de ce mouvement qui nous emporte, peut-être en ririons-nous, mais d’un rire qui aurait la pureté d’une évidence enfin reconnue, tandis que celui qui vient après coup, quand tout est déjà joué, n’est qu’un sourire de convenance, tardif et mince, où l’on sent qu’on a voulu être léger pour ne pas avoir à être juste. — - Je m’étais jusqu’ici arrêté au seul mot « représenter », comme si, l’ayant éclairé, j’avais pour autant dissipé ce que sa famille de termes — « commerce », « échange » — traînait d’ombres autour de lui ; or ces mots-là, dans notre maison, n’étaient pas des abstractions d’école mais des choses presque matérielles, avec leur odeur (âcre de disputes rentrées, sucrée de réconciliations intéressées), leur grain (rude sur la langue quand il fallait les prononcer), et la honte bue jusqu’à la lie d’avoir vu ce que représenter, commercer, échanger pouvaient produire de violence minuscule et quotidienne, de mesquinerie patiente autant que de brusques injonctions, si bien qu’ils me sont restés à jamais en travers, non que je n’aie dû, plus d’une fois, par simple nécessité de vivre, endosser ces rôles dont je savais d’avance qu’ils me siéraient mal — le col me serrait, la manche me battait, je marchais de travers — au point qu’à la longue la place devenait intenable, parce que je ne savais plus lequel, du représentant, du commerçant ou de moi-même, tenait la parole et lequel ne faisait que prêter sa voix ; et pourtant, si j’essaie de comprendre sans me défausser ce malaise persistant, je reconnais qu’il tient moins à une moralité que je me serais donnée qu’à une manière, propre au temps où j’ai vécu, d’imaginer la « chose vraie » comme une marchandise rare qu’on arracherait d’autant plus jalousement au monde que tant d’autres choses, partout, se révélaient fausses, et que mon refus, qui se croyait désintéressé, n’était peut-être que la forme scrupuleuse d’un même commerce avec l’illusion, de sorte que tout mon effort aura consisté non à condamner ces mots mais à me soustraire à leur circulation — représenter, commercer, échanger — où l’on finit, si l’on n’y prend garde, par être à son tour représenté, marchandé, échangé à la place de soi-même.|couper{180}
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# Boost 2 #06 | sept ouvertures de fiction à partir de rêves -version 2
Sept rêves avec un inconnu. Parcours alternatif : alternance dehors/dedans. Même matière, autre rythme. Porte · Dancing · Question · Voix · Trou noir · Atelier · Sifflement Porte Parfois, il m’arrive encore de penser à lui et, ce faisant, je n’y peux rien, mon pas ralentit ; à moins que l’injonction mystérieuse de ralentir mon allure ne le fasse soudain ressurgir. Ou encore est-ce un peu de ci, un peu de ça, comme souvent. Enfin, il arrive régulièrement que je veuille me rendre quelque part et qu’au détour d’une rue mon corps soit poussé par je ne sais quel courant invisible, entraîné comme par force à bifurquer contre ma volonté, encore que je n’en aie pas beaucoup lorsque je déambule ainsi dans la ville. Et c’est ainsi que ce soir-là mes pas m’entraînèrent rue Germain Pilon et que je me retrouvai devant sa porte. Comme si revoir cette porte était une sorte de remède à mon errance. Cela ne servirait à rien que je frappe à cette porte, ni que je sonne. Je sais que, désormais, il n’est plus là, plus nulle part dans cette ville ni d’ailleurs sur cette terre. Alors je repars comme si j’avais fait le plein, que les niveaux étaient revenus à la normale, et me dirige franchement vers mon but, cette fois. Dancing Ce type me fait penser au renard de la fable chantonnant devant son corbeau. Il n’est de toute évidence pas roux et moi je n’ai pas de fromage dans le bec. Mais, néanmoins, ce soir-là nous entrons dans cet établissement étrange, un dancing. Presque aussitôt, il disparaît dans la pénombre au bras de rombières qui lui sont familières. La salle est vraiment sombre, la musique sirupeuse, ça sent la sueur, le parfum et, je crois bien, encore un peu le tabac. C’est une rêverie qui doit remonter de loin. Je m’assois à une table avec un verre qui arrive comme par enchantement et j’observe les silhouettes, les gens attablés, beaucoup de rombières. Du genre dévergondées, si vous voulez tout savoir. Je ne suis pas loin du haut-le-cœur quand, soudain, juste à côté de moi, une femme est là dans l’obscurité et me demande du feu, une cigarette entre les lèvres. Je me sens vraiment seul et, si je me dis que je vais me réveiller, c’est certain, je me réveillerai, mais où ? Question Nous marchons, lui et moi, dans une rue ; nous parvenons à la Butte-aux-Cailles et nous bavardons. C’est une fin d’après-midi d’automne ; des oiseaux volent très haut au-dessus des platanes du boulevard proche, et leurs cris stridents zèbrent l’air. Nous traversons des nappes d’ombre et des clartés aveuglantes tout en conversant de choses absolument banales, et soudain ma question reste sans réponse : il a encore disparu. Voix Encore une fois, ce cimetière avec ses pierres tombales de guingois, et, tout à fait lucidement, je me rendais compte de ma manie, de mon obstination, et je me demandais comment parvenir à m’en extraire. « Tu n’as qu’à penser à autre chose », me dit la voix familière du plus profond de mon rêve. C’était difficile de penser à autre chose à cet instant précisément ; cela demandait une sorte d’effort insensé, comme celui nécessaire pour courir en faisant du surplace ; et surtout, on pouvait, à cet instant, prendre conscience de tout le ridicule de cette situation, comme rarement on en avait pris conscience. — C’est déjà bien de t’en rendre compte, continua-t-il d’un ton complice. Trou noir Dieu merci, j’ai conservé mon carnet de rêves, que j’entretiens depuis des années. Il m’arrive encore d’y écrire, mais seulement les rêves lucides ; les autres ne m’intéressent plus vraiment. Sauf, évidemment, s’ils font référence à lui, quelles que soient, souvent, les voies détournées que le rêve peut prendre pour le faire ressurgir. Nous avions en commun du sang slave. Il n’est alors pas rare que, dans mes rêves les plus foutraques, j’aie à pénétrer dans des yourtes mongoles, à me gaver de beurre de yak, à faire rouler du pied des têtes de mouton avec les gamins du coin. Et il est là, il est toujours quelque part, à observer la scène. Des fois je le vois ouvrir la bouche, je crois qu’il va se mettre à parler, mais je vois un trou noir qui s’élargit de plus en plus ; va-t-il crier ? Non : il semble avoir des difficultés à respirer, il essaie d’aspirer de l’air, puis la bouche se referme et j’entends son rire, très doux, comme celui de quelqu’un qui, encore une fois, a vaincu la mort. Atelier Il a allumé le poêle à gaz dans l’atelier et la chaleur a progressivement repoussé le froid. Il s’est frotté les mains puis il a préparé son médium à peindre ; l’huile était presque gelée, lourde et visqueuse. Je l’ai regardé faire un long moment ; il était vieux, désormais, pas très en forme si vous voulez mon avis. Il a pris une nouvelle toile et l’a badigeonnée de terre de sienne, diluée avec de l’essence de térébenthine ; je ne sais pas ce que j’aurais donné à ce moment-là pour respirer cette odeur, mais nous en sommes privés, pas plus que nous n’avons chaud ou froid, à vrai dire. Tout ce que nous pouvons capter, nous l’attrapons à la volée sur la peau des vivants. Sifflement Le son était encore lointain, mais suffisant pour me réveiller dans le rêve que je faisais ; c’était comme un appel — il fallait que ce soit un appel, un appel ou un signal. Il était temps de s’extraire d’un trop-plein de visions hypnagogiques assommantes. Quelqu’un avait émis un sifflement, et pas besoin de chercher longtemps, car ce sifflement m’était familier. Je me relevais comme après une nuit trop longue, le corps un peu ankylosé mais joyeux d’avoir été réveillé ainsi ; feignant la surprise, je me dirigeais sans hâte vers l’origine du son.|couper{180}
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# Boost 2 # 06 | sept ouvertures de fiction à partir de rêves
Sept rêves avec un inconnu. Même matière, trois parcours possibles. Ci-dessous, l’ordre « canonique ». Les deux autres sont proposés en option. Sifflement · Porte · Dancing · Question · Voix · Trou noir · Atelier Parcours canonique Sifflement Porte Dancing Question Voix Trou noir Atelier Parcours alternatifs (ouvrir) Alternance dehors/dedans Porte Dancing Question Voix Trou noir Atelier Sifflement Logique d’enquête Voix Sifflement Porte Question Dancing Trou noir Atelier Sifflement Le son était encore lointain, mais suffisant pour me réveiller dans le rêve que je faisais ; c’était comme un appel — il fallait que ce soit un appel, un appel ou un signal. Il était temps de s’extraire d’un trop-plein de visions hypnagogiques assommantes. Quelqu’un avait émis un sifflement, et pas besoin de chercher longtemps, car ce sifflement m’était familier. Je me relevais comme après une nuit trop longue, le corps un peu ankylosé mais joyeux d’avoir été réveillé ainsi ; feignant la surprise, je me dirigeais sans hâte vers l’origine du son. Porte Parfois, il m’arrive encore de penser à lui et, ce faisant, je n’y peux rien, mon pas ralentit ; à moins que l’injonction mystérieuse de ralentir mon allure ne le fasse soudain ressurgir. Ou encore est-ce un peu de ci, un peu de ça, comme souvent. Enfin, il arrive régulièrement que je veuille me rendre quelque part et qu’au détour d’une rue mon corps soit poussé par je ne sais quel courant invisible, entraîné comme par force à bifurquer contre ma volonté, encore que je n’en aie pas beaucoup lorsque je déambule ainsi dans la ville. Et c’est ainsi que ce soir-là mes pas m’entraînèrent rue Germain Pilon et que je me retrouvai devant sa porte. Comme si revoir cette porte était une sorte de remède à mon errance. Cela ne servirait à rien que je frappe à cette porte, ni que je sonne. Je sais que, désormais, il n’est plus là, plus nulle part dans cette ville ni d’ailleurs sur cette terre. Alors je repars comme si j’avais fait le plein, que les niveaux étaient revenus à la normale, et me dirige franchement vers mon but, cette fois. Dancing Ce type me fait penser au renard de la fable chantonnant devant son corbeau. Il n’est de toute évidence pas roux et moi je n’ai pas de fromage dans le bec. Mais, néanmoins, ce soir-là nous entrons dans cet établissement étrange, un dancing. Presque aussitôt, il disparaît dans la pénombre au bras de rombières qui lui sont familières. La salle est vraiment sombre, la musique sirupeuse, ça sent la sueur, le parfum et, je crois bien, encore un peu le tabac. C’est une rêverie qui doit remonter de loin. Je m’assois à une table avec un verre qui arrive comme par enchantement et j’observe les silhouettes, les gens attablés, beaucoup de rombières. Du genre dévergondées, si vous voulez tout savoir. Je ne suis pas loin du haut-le-cœur quand, soudain, juste à côté de moi, une est là dans l’obscurité et me demande du feu, une cigarette entre les lèvres. Je me sens vraiment seul et, si je me dis que je vais me réveiller, c’est certain, je me réveillerai, mais où ? Question Nous marchons, lui et moi, dans une rue ; nous parvenons à la Butte-aux-Cailles et nous bavardons. C’est une fin d’après-midi d’automne ; des oiseaux volent très haut au-dessus des platanes du boulevard proche, et leurs cris stridents zèbrent l’air. Nous traversons des nappes d’ombre et des clartés aveuglantes tout en conversant de choses absolument banales, et soudain ma question reste sans réponse : il a encore disparu. Voix Encore une fois, ce cimetière avec ses pierres tombales de guingois, et, tout à fait lucidement, je me rendais compte de ma manie, de mon obstination, et je me demandais comment parvenir à m’en extraire. « Tu n’as qu’à penser à autre chose », me dit la voix familière du plus profond de mon rêve. C’était difficile de penser à autre chose à cet instant précisément ; cela demandait une sorte d’effort insensé, comme celui nécessaire pour courir en faisant du surplace ; et surtout, on pouvait, à cet instant, prendre conscience de tout le ridicule de cette situation, comme rarement on en avait pris conscience. — C’est déjà bien de t’en rendre compte, continua-t-il d’un ton complice. Trou noir Dieu merci, j’ai conservé mon carnet de rêves, que j’entretiens depuis des années. Il m’arrive encore d’y écrire, mais seulement les rêves lucides ; les autres ne m’intéressent plus vraiment. Sauf, évidemment, s’ils font référence à lui, quelles que soient, souvent, les voies détournées que le rêve peut prendre pour le faire ressurgir. Nous avions en commun du sang slave. Il n’est alors pas rare que, dans mes rêves les plus foutraques, j’aie à pénétrer dans des yourtes mongoles, à me gaver de beurre de yak, à faire rouler du pied des têtes de mouton avec les gamins du coin. Et il est là, il est toujours quelque part, à observer la scène. Des fois je le vois ouvrir la bouche, je crois qu’il va se mettre à parler, mais je vois un trou noir qui s’élargit de plus en plus ; va-t-il crier ? Non : il semble avoir des difficultés à respirer, il essaie d’aspirer de l’air, puis la bouche se referme et j’entends son rire, très doux, comme celui de quelqu’un qui, encore une fois, a vaincu la mort. Atelier Il a allumé le poêle à gaz dans l’atelier et la chaleur a progressivement repoussé le froid. Il s’est frotté les mains puis il a préparé son médium à peindre ; l’huile était presque gelée, lourde et visqueuse. Je l’ai regardé faire un long moment ; il était vieux, désormais, pas très en forme si vous voulez mon avis. Il a pris une nouvelle toile et l’a badigeonnée de terre de sienne, diluée avec de l’essence de térébenthine ; je ne sais pas ce que j’aurais donné à ce moment-là pour respirer cette odeur, mais nous en sommes privés, pas plus que nous n’avons chaud ou froid, à vrai dire. Tout ce que nous pouvons capter, nous l’attrapons à la volée sur la peau des vivants.|couper{180}
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# Boost 2 # 05 | food truck
VUE 01 — LE RÉVERBÈRE Point 17-B. Allumage 16 h 07. Cône clair stable. Flux jaune constant sur la cellule blanche. Les braseros respirent dans mon halo, la graisse luit sur la tôle. Micro-buée sur capot, retombée lente. Personne ne me regarde. Je tiens la place. VUE 02 — IRINA AU COMPTOIR Pain. Beurre. Œuf. Pince. Oignon. Persil. Huile qui claque. Le TPE bipe, parfois fige neuf secondes, repart. Ticket. Halogène aux joues, doigts froids. Je reconnais manteau rouge, banc, casque. Le gras passe la vitre, revient. « Suivant. » Rythme gardé. VUE 03 — LE COMPAGNON Il caille. Halo jaune. Silhouettes découpées. Le grand à la tôle, la petite à côté. Pas faim. À deux on se serait avancés. Évaluer les épaules, la bière, les voix. Là non. Je reste. Les braseros soufflent. La graisse flotte. Je ne bouge pas. VUE 04 — LE BLUETOOTH Terrasse, fin décembre. « Oui. Parfait. J’arrive. » Casque blanc. J. gesticule au camion. Vapeur, bip, file. Halogène qui colle aux paupières. « Deux. Moutarde. » 21 h 58 s’allume sur l’horloge. « C’est fait. » Je garde les mains en poche. VUE 05 — LA FEMME À L’ENFANT ROUGE Poids tiède sur la hanche. Je regarde la guérite comme un pré. Aplats d’ocre, blanc de vapeur, silhouettes noires. Verre qui condense, goutte qui file. Les braseros soufflent sous l’halogène. Une autre image remonte puis se retire. Je garde les yeux posés. VUE 06 — LE POLICIER Position. Axe tablée. Surveillance continue. Halogène OK, braseros stables. Recherche d’anomalie. Déplacements latéraux, visibilité réduite côté tabac. La cellule sert, la file avance. Je couvre la zone chaude. Attente active. Rien à signaler, pour l’instant. VUE 07 — L’HABITUÉ DU BANC Je viens tôt pour le rideau qui monte, je reste parfois pour la fermeture. Je mange un chlebíček, plutôt tartine que sandwich. Les braseros respirent, l’odeur de graisse revient même sans manger. Je compte les chiens, les couples, pas les heures. Le halo tient tout ensemble. VUE 08 — LA CHAISE Poids plein dos, jointure qui racle. Pavé bombé sous un pied. On me tire, on me repousse. Le tissu est rêche, humide au travers. Les braseros me sèchent d’un côté, l’autre reste froid. 22 h 02 claque à l’horloge. Je tiens, mais je grince. VUE 09 — LA BOUTEILLE DE GAZ Pression 6,2 bar. Robinet quart de tour. Flamme stable, micro-chute à l’ouverture de la porte. Odeur additivée correcte. Film gras en retombée. Secousse inutile, reprise. Je tiens le feu. Je tiendrai la nuit. VUE 10 — LE BALAYEUR Papiers gras. Carton humide. Serviettes dures. Rigole prend tout. Friture à gauche. Horloge au-dessus. Pavés luisants. Je pousse vers la bouche d’égout. Barquette coince. Coup de semelle. Ça repart. Halogène sur flaques. Place qui boit. VUE 11 — L’OISEAU Quadrillages, flux, ronds d’ombre. La chaleur monte en nappes, se tord. Les voix piquent des pointillés. Je fais un tour. Le halo dessine une tache régulière. Je reviens. Odeur forte de viande. Je crie deux fois. Personne ne lève la tête. VUE 12 — L’AFFAMÉ Faim, j’ai la dalle jusqu’aux yeux. L’odeur me traverse. Le froid resserre tout. Lumières chaudes, saucisses qui noircissent, patates qui crépitent. Pas un kopek. Je prendrais n’importe quoi. 22 h 06 en bleu sur l’horloge. On dit que Piotr et Irina sont les meilleurs. J’en salive. VUE 13 — LE TABAC, EN FACE Rideau presque clos. Odeur de papier froid. La place comme un aquarium. Braseros en méduses, halo en plafond. Je connais les têtes par cœur. Je guette le collègue. Les vapeurs traversent la rue, la graisse laisse un film sur la vitre. VUE 14 — LE LIVREUR Main gauche manette, droite caisse. Marche arrière, bip. J’aligne contre trottoir. Deux bacs, six pains, trois mayo. Halogène blanc, lunettes embuées. Signature, pas le temps. « Bonne soirée. » Coup d’œil aux braseros. Chrono relancé. VUE 15 — LA SAUCISSE Chhhh. Chik. Chhhh. Peau tend, bulle claque. Odeur passe la vitre, revient. Pince me retourne. Chhhh. Un trou d’air, flamme baisse, frisson. Chhhh. Sel prêt. Moutarde attend. Pain tiède. On partira chaude. On ne durera pas. VUE 16 — LE CHIEN Nez plein : viande, oignon, farine, sel. Pneus chauds. Main grasse au banc. File sans file. Pavé froid sous coussinets. Je respire dedans. Je n’aboie pas. Une miette tombe. 22 h 10. J’attends encore. VUE 17 — LE TYPE AU TÉLÉPHONE (AUTRE) Je parle vite. J’avance. « Oui. » File, braseros, halogène qui colle. « C’est signé. » Bip du TPE me coupe. « Deux, sans cornichon. » J’avance encore. Je raccroche sans dire au revoir. VUE 18 — LA FOULE (CHŒUR) On se tasse, on flotte, on se réchauffe aux braseros. On lit les prix dans le halo. Ça parle bas, ça rit, ça soupire. La graisse brille, la vapeur brouille. On avance d’un pas, on recule d’un demi. On attend ensemble. VUE 19 — JE Je lis par morceaux. Halogène, braseros, graisse. Tout se répète et se déplace. Deux micro-accidents ont suffi : TPE gelé, flamme tombée. La cellule reste, la place cadre. Les voix font le reste. Je me tais. VUE 20 — L’HORLOGE 22 h 12. Tic. Pavés mouillés, halo stable, braseros réguliers. 22 h 22. Tic. La vapeur monte droit, se tord. 22 h 30. Tic. La file s’amenuise. Le camion est encore là. Fin provisoire.|couper{180}
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# Boost 2 # 04 | un tracteur nommé "pourquoi"
codicille On garde l’outillage court. La carte avec trois points — Attendre, Rater, Revenir. L’Archiviste pour faire le boulot propre : il cote, il retire, il aligne. Trois preuves seulement sur la table : un ticket blanchi, une vis, un bout d’ongle. Le « pourquoi » sert de tracteur : s’il ne tire rien, on le coupe. On avance d’un centimètre à chaque fois, pas plus. Prague, on n’en fait pas des caisses : une seule touche qui reste dans le corps — rugosité de pierre, poussière sous l’ongle — et c’est tout. Kafka, on le laisse hors du nom. Osiris n’est pas un personnage, juste la façon de montrer la fracture. La nuit, on la garde comme liant : elle tient sans demander d’explications. Le jour, c’est pour nommer, pas pour relier. À chaque passage, enlever plutôt qu’ajouter. Pas de décors de secours (tasse, cuisine) sauf une fois, nette. Verbe + objet, pas de glose. Ne pas confondre finir et en finir : la hâte brille, ne tient pas. On tracte l’épave, on l’arrache du fossé, on ne promet pas qu’elle roulera demain. La fin, simple : un geste humain qui déplace un peu — la main sur le seuil — et on coupe là. Demain, on revient, on enlève une épingle, on laisse le trait dépasser d’un rien. Ça suffit. La table. Sa rayure en biais. Un fil mal tiré. Un peu de graphite sur les doigts. Trois feuillets scotchés bord à bord. À côté, la carte. Elle respire quand je tourne la molette. Je reste là. Je pose une question qui ne cherche pas de réponse. Elle doit seulement tirer. Pourquoi relier ce qui se refuse. Pour empêcher la panique de se refermer. Pour gagner quelques mètres. Pourquoi confondre finir et en finir. Parce que la hâte ressemble à une issue. Elle brille. Elle ne tient pas. Pourquoi rester ici et pas ailleurs. Parce qu’ici je peux peser. Les preuves pauvres font leur poids. J’ai besoin de ce poids, pas d’arguments. Feuillet n°2. Écriture nerveuse. Les notes mordent la fibre. Pelures de crayon sur la peau. Il fallait des personnages. J’ai levé la tête. J’ai vu la carte et ses épingles. J’ai pensé au lecteur. Il cliquerait. Il voudrait comprendre. Il n’y comprendrait rien. Alors un verbe est venu. Archiver. De ce verbe j’ai fait quelqu’un. L’Archiviste entre sans bruit. Gants fins. Règle froide. Il compte. Il coupe. Pourquoi lui maintenant. Parce qu’il faut une main étrangère. Pour toucher ce que je n’ose pas nommer. Il pose des étiquettes blanches. Il cote la pièce. Il inscrit au dos des chiffres simples. Latitude. Longitude. Clavicule près de la rivière. Rotule près du silo. Œil au pied du pont. Langue sur le zinc. Le vieux mythe remonte. Osiris. L’homme en morceaux. Je n’ai que ce corps sous la main. Pourquoi accepter ce dispositif. Pour travailler la fracture à ciel ouvert. Renoncer au collage propre. Je ne garde que trois points sur la carte. Attendre. Rater. Revenir. « Revenir » clignote. Vide. Pourquoi ce vide attire. Parce que là se prend le crochet. Pas la promesse du trajet. Revenir ne recolle rien. Revenir tracte. Sans garantie. Je pose sur la table trois choses exactes. Un ticket blanchi. 3,60 €. Date mangée. Une vis à bois. Un bout d’ongle pris dans la poussière. L’Archiviste les aligne. Il ne dit rien. Je photographie. Je nomme. Pourquoi ces trois-là. Parce qu’ils restent à l’intérieur du cadre. Parce qu’ils pèsent au millimètre. Je pars avec le troisième exercice. Prague. Staroměstská. L’air humide accroche les joues. Le sucre brûlé reste dans la gorge. Un collier claque. Les pavés renvoient un froid gras. Je suis venu pour un cimetière. Je marche vers la place. Pourquoi cet écart. Les tombes persistent sous la paupière. Pierre fendue. Lichen sombre. Lettres râpées. Je regarde l’horloge. Les figures sortent. Rentrent. Sortent encore. Je fige le dehors. Un homme en manteau s’immobilise. Gants. Visage tourné vers rien. Je dis : statue. Pourquoi cette ruse. Pour que dedans cela cesse de bouger. Pour poser à plat. Kafka passe sans nom. Un col raide. Un couloir qui s’enroule. Si je le dis, je marche dessus. Je coupe par Pařížská. Vitrines propres. Odeur de neuf. Je glisse vers Josefov. Je n’entre pas. Les grilles découpent des cases. Emplacements prêts pour mes épingles. L’Archiviste compte en silence. Ici la clavicule. Là la rotule. Plus loin l’œil. L’ordre ment. Il le sait. Moi aussi. Pourquoi ne pas poser la main sur la pierre. Parce qu’elle tremblerait. Je la poserai ailleurs. Je m’accorde une seule touche directe. Au coin d’un mur. Je frôle un relief de pierre. Rugosité fine. Un peu de poussière sous l’ongle. C’est suffisant. L’odeur qui monte n’appelle rien. Un pas de côté. Pourquoi si peu. Pour donner un corps à l’ombre. Sans faire tableau. Je reviens. La table. Le poêle ronfle bas. La règle de l’Archiviste renvoie le froid à la paume. Je rouvre le feuillet n°1. Lieu : murs blancs. Porte qui ferme mal. Ampoule nue. Odeur d’eau stagnante. Rien d’élégant. Tout d’utile. Je prends un feutre fin. Je trace un trait qui traverse les trois feuillets. Il ne s’arrête pas aux numéros. Le feutre accroche la fibre. Le trait vibre. Pourquoi ce geste apaise. Parce qu’il relie en creusant. Pas en coiffant. Le trait croise Osiris. Effleure « démembre ». Déborde sur « Prague ». La continuité vient du tremblé. Je rouvre la carte. Les trois points tiennent. « Attendre » : dix lignes nettes. Une scène tenue. Pas de morale. « Rater » : une seule phrase. Sèche. « Revenir » : encore vide. Pourquoi attendre. Pour consolider la place du mot. On ne lance pas la dépanneuse sur terrain gras sans cale. Dehors, un scooter monte. Redescend. Le son décroît. Remonte. Je tape une ligne dans « Revenir ». Revenir : accepter la nuit comme liant. L’icône verte s’allume. C’est peu. C’est juste. Pourquoi la technique touche. Parce qu’elle ne juge pas. Elle accorde un « c’est bon » modeste. Suffisant. Je ferme l’ordinateur. La pièce gagne un ton. Les trois preuves suffisent à tenir un paragraphe. L’Archiviste écarte la vis. Il la pointe vers moi. Ce n’est pas un ordre. C’est un angle. Pourquoi la nuit plutôt que le jour. La nuit n’exige pas de forme. Elle tolère le joint apparent. Elle tient sans forcer. Le jour réclame l’exactitude. Utile pour nommer. Pas pour relier. Je reviens aux pourquoi. Je les repèse un à un. Ils doivent tirer. Pas meubler. Pourquoi garder l’angle mort. Pour ne pas trahir en éclairant trop. L’ombre préserve ce qui tient mal. Pourquoi taire le nom du père quand il se poste au seuil. Pour que le corps fasse barrage. Sans devenir récit. La lumière reste derrière. Le passage demeure passage. Pourquoi la carte. Pour tracter l’épave d’un fossé à l’autre. Pas pour une vitrine. Chaque pourquoi tire un peu. Deux centimètres. Puis relâche. Puis reprend. Pas d’emphase. Verbe. Objet. Je tends la main vers le feuillet n°2. Sous Osiris, j’ajoute : recoller en laissant visible la fracture. L’Archiviste note la cote. Tourne la cartelette. Souffle la poussière. Le geste a lieu. Ici. Maintenant. L’ancienne confusion perd du terrain. Pourquoi la précipitation, hier. Peur du morceau manquant. Panique devant le vide. Aujourd’hui, j’accepte. Le vide fait moteur. Il prend le crochet. Je pourrais finir sur l’euphorie brève du « point enregistré ». Je garde un contrepoids. Je passe dans le couloir. Froid doux. La porte ferme mal. Une main repose sur le seuil. Paume vers le bas. Elle vérifie. Elle ne commande pas. Elle n’empêche pas. Pourquoi ce geste suffit. Parce qu’il ne raconte pas plus qu’il ne faut. Il déplace juste assez. Je reviens. Je glisse la vis, le ticket, l’ongle dans une enveloppe brune. Je cote. Je souffle la poussière de la tranche. La nuit entre sans demander. Le trait dépasse un peu le bord. Cela suffit pour que demain ait un appui.|couper{180}
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# Boost 2 # 03 | Arbitraire, narrateur principal
20 personnages sur la place Staroměstská Devant l’horloge astronomique de Prague, l’homme attend l’instant où les automates annonceront une date impossible. La foule est immobile. Voici vingt silhouettes figées. L’homme à l’horloge Debout face au cadran, mains croisées dans le dos. Cheveux fins rabattus, mèches grises brillantes. Montre-bracelet à l’écran noir. Expression : fixe. La touriste au chapeau Appareil photo levé, genoux fléchis. Chapeau de paille au ruban bleu trop serré. Collier de perles de verre. Expression : impatiente. Le vieil homme assis Sur le rebord de pierre, canne contre la cuisse. Calvitie bordée d’un duvet blanc éparpillé. Néant. Expression : résigné. L’enfant en manteau rouge Bras tendus vers le cadran, doigt pointé. Cheveux bouclés échappés de la capuche. Bracelet plastique vert fluo. Expression : émerveillé. La femme au téléphone Main sur l’écran, l’autre couvrant l’oreille. Queue-de-cheval serrée, mèches échappées. Bague argentée trop grande au pouce. Expression : distraite. Le couple enlacé Bras noués à la taille, regards levés ensemble. Cheveux noirs tombant droit ; crâne rasé brillant. Chaîne dorée sous le col. Expression : fusionnés. Le policier en faction Droit comme un piquet, mains sur la ceinture. Casquette trop large qui glisse. Néant. Expression : rigide. La vendeuse de cartes postales Accroupie devant sa valise, doigts triant les piles. Chignon rapide, mèches rebelles. Boucles d’oreilles en plastique rose bonbon. Expression : affairée. L’homme au parapluie Parapluie fermé comme une canne, pointé au sol. Cheveux poivre et sel plaqués. Néant. Expression : las. La jeune fille aux écouteurs Penchée en avant, fil blanc courant aux oreilles. Carré brun impeccable, raie au milieu. Piercing discret, légèrement de travers. Expression : ailleurs. Le peintre de rue Main suspendue, pinceau encore trempé. Béret taché de couleur, affaissé. Néant. Expression : concentré. L’adolescente aux baskets Assise sur le trottoir, bras croisés sur les genoux. Cheveux auburn en tresse déjà défaites. Bracelet de cuir élimé. Expression : boudeuse. Le joueur d’accordéon Assis sur un tabouret, soufflet entrouvert. Calotte noire, cheveux collés aux tempes. Néant. Expression : grave. La touriste japonaise Sur la pointe des pieds, smartphone au-dessus de la foule. Carré impeccable, brillant. Montre fine au poignet gauche. Expression : concentrée. Le mendiant Accroupi, main tendue, gobelet bleu fendu. Cheveux gris emmêlés, barbe hirsute. Néant. Expression : implorant. La guide au micro Bras levé vers la tour, micro collé à la bouche. Coupe courte, mèches blondes hérissées. Pendentif en forme de clé, inutile. Expression : appliquée. Le cycliste arrêté Un pied au sol, l’autre sur la pédale. Casque blanc strié. Néant. Expression : pressé. La mère et le landau Dos courbé, mains crispées sur la poignée. Chignon tiré, mèches collées. Boucles rondes en argent terni. Expression : épuisée. Le serveur en pause Tablier roulé, cigarette au coin des lèvres. Cheveux noirs gominés. Montre trop large qui claque au poignet. Expression : blasé. Le photographe à trépied Plié en deux sur son appareil. Calvitie nette, nuque rougie. Néant. Expression : absorbé. Cloche, automates. L’heure surgit, fausse, introuvable. La foule reste figée, inventoriée comme statues d’un instant qui ne s’achève pas.|couper{180}
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# Boost 2 # 02 | Le moment du trop
(À l’heure où l’auteur, saturé de titres, demeure muet. Les témoins parlent pour eux-mêmes, chacun dans sa solitude. La somme fait la scène.) [La Carte] Je suis une carte. On me consulte pour trouver un chemin. J’indique des distances, des pentes, des courbes. J’ai été conçue pour ça. Mais on m’utilise pour autre chose : on me surcharge d’histoires, de titres. Je ne reconnais plus mes lignes. Je reste fidèle à ma fonction, orienter, mesurer. Pourtant je deviens illisible. [L’Inventaire] Un. Deux. Trois. Dix. Vingt. Ça ne s’arrête pas. J’ai été ouvert pour compter, pour ranger. Mais je gonfle, je m’étire, je n’ai plus de bornes. Chaque nouveau titre est un poids. Je ne sais plus si je contiens ou si je me vide. J’étais censé aider, je me perds moi-même. [Le Lecteur} Je tombe sur cette liste. Trop longue, trop pleine. J’essaie de suivre, mais je ne sais pas si ces histoires existent. Sont-elles inventées pour moi ? Sont-elles réelles ? Je doute. Peut-être qu’on se moque. Peut-être qu’il n’y a rien derrière les titres. Je ferme le carnet, je reste inquiet. [L’Archiviste] J’aligne. Je numérote. Je classe par rubriques, par années, par lieux. Mon rôle est clair : tenir l’ordre. Mais l’ordre se défait dès que j’écris. La liste enfle, se dédouble. Je rature, je recopie. Je voudrais contenir, mais je ne fais que rappeler qu’il y a trop. Je ne suis pas sûr d’être utile. [Le Silence] Je n’ai rien à dire. Je suis là autour. Je gonfle dans les blancs. On m’a laissé la place du principal, le mutique. On croit que je soutiens, mais je ne soutiens rien. Je suis le vide au centre. J’attends que quelqu’un me traverse. J’attends, et rien ne vient.|couper{180}
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# Boost 2 # 01 | Histoire
Atlas narratif — Cycle Histoire Un atlas pour tenir les lieux, un index pour tenir les histoires. Pas de plan ; des amarres : villes, rues, objets, gestes. Dix amorces par point, brèves, situées. On complètera en avançant. Possible que du jour au lendemain tout change,se modifie... Cette première mouture sert à résoudre quelques difficultés techniques de présentation, à expérimenter la carte interactive notamment, à créer des menus déroulants en Markdown. Il y a donc parfois du vrai dans le sens où Guy Debord l'évoque : " Le vrai est un moment du faux dans ce monde inversé" Mode d’emploi (ouvrir) Gabarit d’entrée : Nom · Type · Coordonnées / repères → 10 incipits commençant par « Histoire de… ». Contrainte : 1 détail situé (rue, monument, enseigne, date, odeur) + 1 geste par incipit. Cadence : 1 lieu / jour, 10 incipits ≤ 26 mots. Triptyque (facultatif) : 4 neutres / 4 fissures / 2 ouverts. Factuel : préciser légende vs étymologie dominante quand c’est le cas. Écho : le 10ᵉ incipit rejoue le 1ᵉʳ avec un léger déplacement. Carte interactive (ouvrir) Sommaire (ouvrir) Hamburg · Prague · Galway Vallon · Rue des Poissonniers (Paris 18e) · Boulots (thème) Sferracavallo Index topographique (Paris / France / Étranger) Lieux & thèmes Hamburg (ouvrir) Nom Hamburg — du vieil allemand Hammaburg (hamma : terrain marécageux / coude de rivière ; burg : forteresse). Type Ville (voyage) Coordonnées / repères 53.550341, 10.000654 · Elbe · Speicherstadt · St. Pauli · Michel Histoire de l’homme à l’orgue : à Saint-Michel, il joue midi pile ; il craint qu’une note manquée n’entraîne la ville dans l’Elbe. Histoire de l’homme au port : docker fantôme, il décharge des caisses sans étiquette ; à l’aube, il ne reste que l’odeur du chanvre mouillé. Histoire de l’homme aux briques : dans la Speicherstadt, chaque nuit il replace une brique ; au matin, le mur n’a pas bougé. Histoire de la femme à la fenêtre : St. Pauli, quatre étages sans ascenseur ; elle attend les marins, ou bien ce sont eux qui la rêvent. Histoire de la femme aux cendres : après 1842, elle remplit des bocaux de poussière ; « la ville se remonte grain par grain ». Histoire de la femme du fleuve : brume sur l’Elbe ; une silhouette prononce des prénoms que les marins n’avouent pas. Histoire du jeune-homme au parapluie : à Altona, il marche sous la pluie ; un jour, l’ombrelle l’emportera vers la mer du Nord. Histoire du jeune-homme en veston noir : Reeperbahn ; il salue chaque néon comme une constellation rapatriée. Histoire du jeune-homme silencieux : St. Georg ; il écrit sur une serviette des phrases qu’on réentend chez les Beatles. Histoire du jeune-homme voyageur : Hauptbahnhof ; il ne retient que le rail mouillé, le grondement des cargos. Prague (ouvrir) Nom Prague — tchèque Praha (práh : « seuil/gué », hypothèse dominante ; légende de Libuše). Type Ville (voyage) Coordonnées / repères 50.059629, 14.446459 · Vltava · Staré Město · Malá Strana · Žižkov Histoire de l’homme à l’horloge : Staroměstská ; il attend l’heure où les automates annonceront une date impossible. Histoire de l’homme au pont : Karlův most ; il touche Népomucène pour vérifier si le bronze garde la chaleur des noyés. Histoire de l’homme aux clés : Žižkov ; cent clés n’ouvrent plus rien, sauf ses insomnies. Histoire de l’homme en uniforme : Venceslas ; il marche encore contre des chars invisibles. Histoire de la femme à la fenêtre : Malá Strana ; balcon ou fresque ? La pluie n’efface pas son regard. Histoire de la femme aux lettres : Josefov ; elle recopie Kafka et enfouit les phrases sous les pavés. Histoire de la femme de pierre : Saint-Guy ; une gargouille aurait cligné des yeux la nuit de 1541. Histoire de la femme invisible : café Slavia ; on sert toujours son absinthe à une table vide. Histoire du jeune-homme au tram : ligne 22 ; il espère un détour vers un siècle antérieur. Histoire du jeune-homme en manteau gris : Venceslas ; chaque parapluie est une variante de son destin. Histoire du jeune-homme silencieux : Vieille Ville ; ses pages illisibles, ramassées par erreur, composent un poème parfait. Histoire du jeune-homme voyageur : porche humide ; violon en écho, charbon dans le métro. Histoire de l’enfant aux pigeons : Staroměstské náměstí ; il nourrit la place d’un rituel fragile. Histoire de l’enfant des souterrains : Vyšehrad ; certaines portes descendent au Moyen Âge. Histoire du marchand de marionnettes : Nerudova ; la nuit, les figurines se déplacent seules. Histoire du moine du pont Charles : il prie pour les statues, pas pour les vivants. Histoire du peintre au grenier : Holešovice ; la toile atteint l’épaisseur d’un mur. Histoire du serveur de minuit : il sert une bière à un golem poussiéreux ; la pièce laissée n’appartient à aucune monnaie. Histoire de l’étudiant de Kampa : il relit Hašek jusqu’à forcer un passage invisible. Histoire du veilleur de tours : Poudrière ; il vérifie que la ville n’a pas glissé d’un siècle à l’autre. Galway (ouvrir) Nom Galway — Gaillimh (rivière Corrib). Légende : princesse Galvia noyée. Surnom : City of the Tribes (quatorze familles marchandes). Type Ville (voyage) Coordonnées / repères 53.274412, −9.049060 · Eyre Square · Quay Street · Spanish Arch · Dominick Street Histoire de l’homme à la fenêtre : Market Street ; l’ombre d’une corde demeure, peut-être celle du reflet du fils Lynch. Histoire de l’homme au violon : Crane Bar ; on entend la note absente plus nette que les autres. Histoire de l’homme aux bottes : Moycullen ; les sabots résonnent, le cheval manque. Histoire de la femme aux bagues : Claddagh ; ses mains deviennent métal, on ignore d’où viennent les anneaux. Histoire de la femme de la baie : Spanish Arch ; les vagues s’alignent comme une flottille rentrée au port. Histoire de la femme en rouge : Quay Street ; elle s’évanouit dans un passage où même la pluie ne passe pas. Histoire du jeune-homme en manteau trempé : Eyre Square ; au « bout du monde », la pluie recommence. Histoire du jeune-homme qui confond les mots : cathédrale ; Gaillimh lu gallows, les clochers deviennent potences. Histoire du jeune-homme silencieux : Dominick Street ; la Guinness répond en gaélique qu’on ne parle plus. Histoire du jeune-homme voyageur : façades colorées, bruine persistante ; Galway choisit de se souvenir à sa place. Vallon (ouvrir) Nom Vallon — enfance Type Maison / village Coordonnées / repères Rue C. V., carrefour du L., entre Montluçon et Saint-Amand-Montrond/ Lat : 46.532920027190194 / Lon : 2.631118093824989 Inventaire d’histoires possibles (Triptyque : 4 neutres / 4 fissures / 2 ouverts) [Neutre] Histoire de la maison encore debout après quarante ans. [Neutre] Histoire du pantalon en skaï, plié trop net dans l’armoire. [Neutre] Histoire d’un homme qui passe la journée sur des mots croisés. [Neutre] Histoire de la pêche aux truites arc-en-ciel, sous la pluie d’avril. [Fissure] Histoire de la pendule sortie de son écrin : elle sauve un homme de l’asphyxie. [Fissure] Histoire du tas de bois qui recommence sans fin. [Fissure] Histoire des merles d’hiver tirés depuis la cuisine. [Fissure] Histoire du chien qu’on abat parce qu’il a mordu [Ouvert] Histoire de Monsieur Bory, jambe manquante, élégance intacte. [Ouvert] Histoire de Madame Dognon, seule dans l’église après la messe. Rue des Poissonniers (Paris 18e) (ouvrir) Nom Rue des Poissonniers — Goutte-d’Or / Château-Rouge / Rue Custine Type Rue (séjour) Coordonnées / repères Paris 18e · hôtel à gaz à tous les étages · table 30 Lat : 48.8884258 Lon : 2.3514947 Inventaire d’histoires possibles Histoire du jour où l’on trouve une chambre d’hôtel avec gaz à tous les étages. Histoire des locataires de l’hôtel : portes fines, vies épaisses. Histoire de la table ronde, chambre 30 : pactes, dettes, promesses non tenues. Histoire des piments africains : mode d’emploi, brûlure et douceur. Histoire des rêves d’hôtel : les murs en retiennent quelques-uns. Histoire des bruits derrière les cloisons : d’autres vies par cliquetis. Histoire d’une couverture et d’un bol de soupe, offerts puis refusés. Histoire de l’acclimatation au vacarme : au bout d’une semaine, on dort. Histoire des petits boulots pour payer la chambre : l’addition arrive avant la paie. Histoire des conversations avec la banque : récits sans fin au téléphone. Boulots (thème) (ouvrir) Nom Boulots — travaux, emplois, dérives Type Thème Coordonnées / repères Postes alignés, villes superposées Inventaire d’histoires possibles [Neutre] <a href="https://ledibbouk.net/-histoire-de-l-archiviste-.html) Histoire de la rotative qu’on démonte au nom du progrès. Histoire des macules où l’on peut voyager jusqu’en Chine. Histoire de l’homme aux mille identités pour payer ses factures. Histoire du premier vrai travail : l’attente avant la porte vitrée. Histoire du rendez-vous Pôle Emploi : chaise bleue, regard neutre. Histoire d’un rebond sans ressort : l’échec comme trampoline. Histoire de l’AFPA : il se sent soudain très vieux au réfectoire. Histoire des trois heures de marche pour régler deux factures. Histoire de l’homme parti à l’aventure pour trouver du travail. Histoire d’un poste décisif gagné à la seule voix. Histoire d’une femme qui aide un homme à tenir dans un travail absurde. Histoire du vendeur de voitures neuves en porte-à-porte. Histoire de l’archiviste qui se cultive dans ses journées mornes. Histoire de l’enquêteur téléphonique : degré zéro de la voix. Histoire de l’homme qui renonce et invente son propre travail. Histoire du peintre en lettres franc-maçon. Histoire de l’invitation à la secte pour garder sa place. Histoire de la faiseuse de cravates. Histoire de la couturière de robes de mariée. </details> </details> <details id="cuba"> <summary><strong>Boulots (thème)</strong> (ouvrir)</summary> Nom cuba Type voyages véhicules Coordonnées / repères Postes alignés, villes superposées Inventaire d’histoires possibles <span class="base64md" title="XFs="></span>Neutre">Histoire de l'archiviste Histoire de véhicules Boulots (thème) (ouvrir) Nom Boulots — travaux, emplois, dérives Type Thème Coordonnées / repères Postes alignés, villes superposées Inventaire d’histoires possibles [Neutre] [Histoire de l'archiviste->https://ledibbouk.net/-histoire-de-l-archiviste-.html)) Sferracavallo (Palerme) (ouvrir) Nom Sferracavallo — étymologie populaire : « sferrare un cavallo » (ôter les fers), route usante entre Palerme et l’ouest côtier. Type Village côtier (voyage) Coordonnées / repères Capo Gallo · Isola delle Femmine · Halte ferroviaire (réouverte 2018) Lat : 38.2005632 /Lon : 13.2751161 Inventaire d’histoires possibles Histoire du nom ébréché : la route si dure qu’elle arrache les fers des chevaux. Histoire de la halte : deux quais réveillés en 2018, trains lents et mer proche. Histoire de la fête : Saints Cosma e Damiano, fin septembre, statues en procession. Histoire de “l’antinna a mari” : mât glissant au-dessus de l’eau, rire et chute. Histoire de l’ermite de Capo Gallo : un phare habité de mosaïques et de prières. Histoire du “Tante Ju” : un Junkers-52 posé en mer, pêcheurs en secours, épave au large. Histoire d’un athée à la fête patronale : foi d’emprunt, gestes exacts. Histoire des trazzere : chemins durs, village longtemps isolé. Histoire des tours côtières : guetter la mer ; les pirates viennent désormais de la terre. Histoire de la modernisation : la route s’ouvre et le village se dilate. Index topographique Paris (ouvrir) Rue des Poissonniers Rue Jobbé-Duval La Bastille Rue Quincampoix Beaubourg Place d’Aligre Les hôtels Vies de couple Les boulots France (ouvrir) Montfort-l’Amaury Limeil-Brévannes Vallon Parmain L’Isle-Adam Pontoise / Osny Courbevoie, La Défense Suresnes Le Péage-de-Roussillon Étranger (ouvrir) Portugal Suisse — Yverdon Suisse — Lausanne Quetta & New Quetta Croatie Italie Sicile — Palerme / Sferracavallo / Syracuse / Messine / Catania Grèce Cuba Belgique Amsterdam Oldenbourg Hamburg La Pineda Prague Galway New York City Kandahar Note Prague : Praha ← práh (« seuil/gué ») = hypothèse dominante ; légende de Libuše. Galway : City of the Tribes = fait ; princesse Galvia = légende. Hamburg : Hammaburg (Charlemagne, 808) = fait.|couper{180}
Carnets | Ateliers d’écriture
Boost 1 compilation
[sommaire] Boost #15 | survivre SURVIVRE. Écarter le vivre d'un coup de coude, se retrouver projeté dans l'arithmétique pure. Balayeurs à l'œuvre, épaves du marché, se hâter si l'on veut subsister. Course ! Sac ED qui voltige, oriflamme de détresse au bout du bras. Fruits gâtés, légumes moribonds. Volupté ineffable de la gratuité quand tout se monnaye. Providence des fins de marché ! Quasi-abondance dans la ville qui rançonne. Trois euros soixante — somme ! Deux euros — fortune ! Calcul permanent, cerveau-comptoir, dix euros-pactole, zéro-gouffre béant. Arithmétique de guerre où chaque pièce possède un poids de plomb. Mains métamorphosées plus véloces que la pensée. Fureter, trier, raffistoler. Machines de guerre contre l'abandon, contre l'effacement du monde. Chambre d'hôtel meublée, plein Paris, lieu impersonnel : neuf mètres carrés de territoire conquis. Même géographie, autres lois physiques. Mêmes boutiques mais protocole révolutionnaire : supputer d'abord, effleurer du regard, décamper vite fait. Paris en creux, parcours d'esquive, horaires de fantôme. Invisible aux radars du recensement, aux statistiques de l'État. Technique de l'effacement volontaire. Traces numériques volatilisées, argent liquide comme magie pure. Manessier l'avait pressenti dans ses toiles ! Favelas qui flambent, architecture de fortune métamorphosée en cathédrale. Survivre c'est peindre sans pinceau, composer avec les vestiges du monde, bâtir du beau avec du délabré ordinaire. Chaque squat devient installation, chaque campement se mue en tableau vivant. Esthétique involontaire de la nécessité brutale ! Les survivants : plasticiens qui s'ignorent, maîtres de la palette urbaine ! Récupération chromatique : néons bleus des laveries automatiques, rouge sang des enseignes de tabac, jaune bilieux des réverbères qui veillent la nuit. Harmonie des épaves, symphonie visuelle de la déchéance organisée. Kerouac consignait tout sur ses carnets roulés ! Pessoa démultipliait ses noms comme ses vies ! Cendrars bourlingait de gare en gare ! Survivre c'est écrire in vivo, à la vitesse de l'urgence. Carnet comme bouée de sauvetage dans le naufrage quotidien. Transmuer sa précarité en matière littéraire première, l'urgence contre le confort bourgeois. Écrire dans le métro sur des tickets de caisse, écrire sur tout support susceptible de porter trace humaine. Bibliothèques refuge — chaleur gracieuse, sommeils dissimulés entre Borges et Faulkner, gardiens bienveillants de nos siestes volées. L'écrit comme territoire libre, pays sans frontières ni passeport. Nomadisme originel : feu, chasse, cueillette, abri précaire sous les constellations éternelles. Survie urbaine : prolétariat, faubourgs, taudis métamorphosés en quartiers. Survie numérique : gig economy, précarité algorithmique, applications de subsistance. Demain : climat déréglé, intelligence artificielle, effondrement programmé, nouveaux nomadismes à inventer. Quatre révolutions, même combat ancestral. Temps délaissé ! Ces heures mortes du capitalisme, matins prématurés, après-midis languissants, dimanches béants comme des plaies. Eux cavalent vers leurs morts programmées, nous patientons dans l'éternité précaire. Heures infinies pour scruter le monde invisible, experts en lenteur, professionnels de l'expectative silencieuse. Un seul café, des heures durant. Nous habitons véritablement la ville par nos pas réitérés, nous l'usons jusqu'à la corde, nous la connaissons par cœur. Beauté du presque rien ! Acharnement à s'en repaître, s'en griser comme d'un vin rare. Miroitement sur une flaque d'huile qui devient arc-en-ciel urbain. Papier journal qui voltige — lépidoptère de l'information morte. Miette de pain sustentant le pigeon qui vous nourrit l'œil et l'âme. Survivre développe une esthétique du détail microscopique ! Les nantis acquièrent du beau préfabriqué, nous on le forge dans les rues avec des riens. Firmament aperçu entre deux immeubles, soleil sur un mur aveugle, effluve de pain échappé de la boulangerie matinale. Transmutation du plomb quotidien en or pur. Bout de fromage partagé qui vaut festin de roi. Livre exhumé d'une poubelle qui vaut bibliothèque entière. Conversation avec un inconnu qui vaut université populaire. Survivre enseigne l'alchimie inverse : révéler l'or dissimulé dans le plomb du monde ! Prospecteurs de beauté urbaine, orpailleurs dans la ville-fleuve qui charrie ses merveilles et ses épaves. Exhumer une pièce au fond d'une poche oubliée ! Allégresse pure, euphorie de la trouvaille miraculeuse. Les fortunés ne connaîtront jamais cette ivresse-là, cette gratitude pour deux euros cinquante qui ressuscitent l'espoir. Pièce de monnaie transmutée en pépite, billet froissé devenu parchemin précieux. L'argent redevient miracle quotidien au lieu d'abstraction comptable. Neuf mètres carrés — univers complet ! Chaque objet à sa place exacte, économie parfaite de l'espace, zen contraint, beauté monacale de l'entrave choisie. Architecte d'intérieur de l'essentiel : que conserver, que bannir, que racheter d'occasion. Les opulents accumulent leurs névroses, nous on épure jusqu'à l'os. Survivre révèle que la félicité tient dans un sac plastique, que l'infini loge dans le fini accepté. Quand on résiste assez longtemps, mansuétude ! Plus question de choix : on connaît le vivre, le survivre, la mort. Trinité sacrée de l'existence consciente. Survivre enseigne la relativité générale de l'angoisse bourgeoise — plus rien ne peut véritablement atteindre qui a effleuré le fond et su rebondir. Presque rien exploré jusqu'au noyau ! Croire encore en un cosmos, à des hypothèses inédites de beauté. Survivre métamorphose en cosmonaute de l'ordinaire, explorateur de l'infiniment ténu. Chaque détail devient planète habitable, chaque instant se mue en galaxie spiralée. Astronomes du quotidien ! Ils discernent des constellations dans les lézardes du plafond, mappent l'univers depuis leur chambre de bonne. Livre exhumé, acquis d'occasion, emprunté à la bibliothèque municipale — peu importe l'origine ! Tous les livres : vaisseaux spatiaux vers d'autres mondes possibles. Carburant : imagination pure. Survivre développe une foi particulière dans l'écrit salvateur. Les mots sustentent quand la nourriture fait défaut, nourrissent quand l'estomac crie famine. Colère apaisée par la lucidité. Faire semblant de vivre, ne point heurter les vivants ordinaires par sa vérité nue. Masque social, sourire obligatoire, conversation météorologique, camouflage dans la comédie urbaine. Diaphanéité ! Ange gardien de sa propre inexistence, entre-deux cosmique dans un studio de neuf mètres carrés. Carnet ouvert sur la table bancale. Mots glanés dans la rue comme miettes de pain pour les pigeons de l'esprit. Demain : poursuivre l'inventaire méthodique du presque rien. Transmuer la survie en phrases qui survivront aux corps. Écrire. Survivre. La défaite retire son masque : c'est une victoire timide. Une victoire qui n’en revient pas. Boost #14 | et pour finir Et pour finir la chaise épouse le fondement, bois sans coussin. Et pour finir le livre posé sur les genoux, immobile comme un chat guettant l'oiseau, gueule mi-ouverte. Et pour finir les mains reposent sur la couverture fraîche et la fraîcheur monte : pulpe des doigts, paume, poignet, avant-bras. Et pour finir parvient à l'épaule qui s'émeut, s'abaisse, dialogue en silence avec sa consœur : abaisse-toi donc aussi ma sœur. Le buste participe au colloque muet, veut aussi en être, fléchit mais pas trop. Et pour finir le crâne se sert du regard pour trouver là-bas la fissure dans le vieux mur. Le mur au-delà de la fenêtre sud. Le mur qui soutient la toiture de l'ancienne écurie devenue atelier. Une écurie qui dégage encore parfois le soir des odeurs de crottin si touchantes. Quatre murs de pisé dont un offre à l'œil une fissure sombre comme appui pour maintenir le crâne dans l'axe. Et pour finir parfois la paupière se fait lourde — porte qu'on referme ou qu'on rouvre, quelque chose de battant. Qui bat comme diastole et systole. Qui monte et descend comme la marée. S'il n'y avait pas de mur, s'il n'y avait ni atelier ni écurie, si c'était la mer avec ses vagues et l'œil qui divague cherchant un appui, une fixité impossible mais déjà presque gagnée par le mot qu'elle inspire. S'il n'y avait que la mer et l'œil s'amusant à rêver l'immobile au milieu du mouvement. Le crâne laisse décrocher la mâchoire d'aise, se met à renifler. S'il n'y avait que la mer clapotant jusqu'à cette ligne d'horizon où le vieux soleil plonge, éclaboussant le bleu-vert d'or et de sang. Les jambes en deviendraient dingues, danseraient la gigue. Les mains se transformeraient en poings pour soulever le corps qui, un instant debout, étonné d'être debout, s'approcherait de la fenêtre. Pourrait-il y avoir quelque chose de véloce pour marquer l'immobile ? Un oiseau qui plane, n'importe quel insecte, mais pas la pluie — trop de bruit et les petits cris étouffés qu'elle présage. Quelque chose qui rompe l'étendue pour l'agrandir encore, dit le crâne toujours à chercher avec les yeux écarquillés quelque chose et rien. Quelque chose qui bat comme un cœur, un rythme — n'allons pas chercher du sentiment là-dedans. Pour finir enfin le corps est debout devant le mur mer horizon infini : rien de net rien de flou, cette accommodation de l'entre-deux. La salive reflue, la langue sèche, un choix entre mouillé et sec pour en finir comme font toutes choses ici sans faire d'histoire. Sans faire d'histoire se rasseoir et considérer stoïquement la suite. Il faut que ces choses sans suite aient une suite en apparence, sinon rien. Le corps retrouve sa position de scribe, palimpseste immobile assis sur la chaise. Immobile est toujours une idée de vitesse qu'on ne voit pas. Immobile le corps se balance imperceptiblement d'une fesse sur l'autre en quête d'un équilibre par le déséquilibre. Imperceptiblement. Au ralenti ou au contraire à vitesse que l'œil ne peut capter. Le corps est là, le corps n'est plus là, il reste encore un peu la chaise, un peu la fenêtre, le mur, la mer, imperceptiblement ou au contraire à vitesse que l'œil ni le crâne ne peuvent capter. Le sexe est aussi là, il faut bien dire que le sexe fait semblant d'être immobile. Il l'est par la force des choses et il résiste aussi à la force des choses par la force des choses. Le sexe est là dans l'entrejambe, il ne fixe rien d'autre qu'un présent perpétuel pour ne pas sombrer dans le ridicule de l'avenir ou de la nostalgie. Le sexe a fait le boulot, il est au repos, s'il pouvait il irait s'asseoir avec sa canne à pêche au bord du fleuve pour faire semblant de faire quelque chose. Mais son lieu est l'entrejambe, il ne quitte pas son lieu, il reste sentinelle à contempler avec l'œil les fissures, sexe et œil compagnons de fissure. La main n'a jamais lâché le livre qui s'ouvre à nouveau, la paume puise la fraîcheur. L'épaule répond à l'autre pour un redressement auquel le buste se réjouit de participer. L'œil dérive de la fissure vers l'ombre du crépi. Revient à la fissure. De temps en temps descend vers les mains et peine à les reconnaître. L'œil connaît les mains à sa façon qui n'est pas la plus réelle. L'œil fabrique une image des mains qu'il conserve comme des bocaux dans l'obscurité d'une cave. Mais là, posées sur la couverture fraîche, ces mains semblent étrangères, presque empruntées. Revient à la fissure. Revient aux mains. Revient à l'ombre. il n'y a donc rien à voir ? se demande silencieusement le crâne. L'oreille n'a pas dit grand-chose pendant tout ce temps, elle devait penser à autre chose. Elle était concentrée intérieurement sur autre chose. Et c'est juste avant la fin du jour, juste avant que la grosse boule de feu tombe dans la fissure et y disparaisse qu'elle guette le bruit final. Est-ce que finir fait du bruit ? L'oreille a des avidités comme le sexe et l'œil, une faim de fin. Les pieds ne bougent pas, ils savent ce que ça coûte. Ils restent cois. Et moi alors, dit le livre, je sers à quoi ? Toi, dit la bouche sans desserrer les dents, tu seras le mot de la fin. Boost #13 | Voix Chaque jour depuis la réception de cette proposition j’ai écrit un texte en y pensant en tâche de fond. Mais sans trop y penser. Histoire de changer de méthode. Puis une fois le dernier texte écrit ( publié sur mon site à vendredi 13 juin dans les carnets autofiction j’ai tout relu, et j’ai seulement prélevé des passages qui me semblent utiles pour indiquer un mouvement. Je ne suis pas en joie. Je ne suis pas triste non plus. Je suis entre les deux, dans cette zone d’indécision, dans l’entre-deux des états et des gestes. Au beau milieu du désœuvrement, comme un homme debout dans le courant, sans rivage. C’est comme si je me retrouvais dans une boucle temporelle. Cette impression se mêle à la grisaille de ce jour de pluie. Et si tout ça n’était qu’un éternel recommencement ? Que nous soyons les mêmes dont on se souvient puis qu’on oublie ? Nous nous oublierions même de façon autonome — ce serait l’unique progrès. De recommencement en recommencement, avec à période fixe un événement mystérieux susceptible de vider la population entière d’une époque pour la replacer dans une autre. Durant l’entretien avec le médecin de la clinique du sommeil, à un moment, il y a cette question : voyez-vous des images avant de vous endormir ? J’ai repensé à ces images avant de répondre qu’il s’agissait de monstres, qu’il s’agissait de l’absurdité la plus absurde déguisée en monstres au regard froid, glacé. C’était très exagéré. [...] Mais à cet instant, j’ai compris que je ne faisais encore une fois que m’adresser à moi. Et j’ai stoppé net. Ce n’est pas que c’était faux. C’était même plutôt juste, par moments. Calibré. Fluide. Ciselé. Mais voilà. Ce n’était pas vivant. Pas vraiment. C’était une forme qui tournait sur elle-même. Une élégance sans hématome. Un texte qui avait tout… sauf une nécessité. Dans les rêves de cette nuit me revient soudain une image, j’avais une voiture blanche, une sorte de petite fourgonnette de couleur blanche. Je l’avais garée quelque part mais je ne savais plus où. Je faisais des efforts insensés pour tenter de m’en souvenir mais ça ne marchait pas. Et plus je comprenais que ça ne marchait pas plus l’effroi m’envahissait. Ce n’était pas de la panique. C’était autre chose de plus glacial. Un constat sans appel que jamais je ne retrouverais mon véhicule. Au bout du troisième jour de panne, lorsqu’on voit comment les choses s’effondrent doucement à l’intérieur de son propre foyer, comment ne pas comprendre la métaphore, l’allégorie ? Si possible en ajouter pour accélérer le désastre. Mettre soi-même le site en panne suite à une erreur dans le fichier mes_options.php. [...] Non plus un déplaisir, non plus une colère, ni une rage, juste une forme nouvelle d’indifférence — je dis nouvelle parce que nouvelle dans ce domaine certainement, mais ancienne, archaïque dans le fond, qui consiste à toucher le fond des illusions. Journée bizarre. Travail sur le code de 5h à 11h. Mise en page à la Beckett. Sobriété avant tout. Plus d’images affichées dans les cartes. Priorité au texte. [...] Il y a beaucoup trop de choses sur ce site, comme il y a beaucoup trop de choses sur mon plan de travail ici dans le bureau, ou dans l’atelier, comme dans ma tête. En conduisant j’ai pensé que ce serait bien que cette voix dans la nuit soit celle de l’insatisfaction chronique. J’ai pensé à ça en écoutant S. me dire un de ses regrets qui sonna à cet instant comme un reproche, ou que j’ai pris plutôt comme un reproche qui m’était adressé de façon indirecte. J’ai fait le point sur tous les reproches indirects que j’avais dû essuyer durant une vie entière que j’avais fini par prendre à mon compte. Et tout ça finissait par se confondre avec cette voix dans la nuit : elle se tenait assise sur mon ventre et je sentais son poids impressionnant, j’étais oppressé, et je me disais que ça serait bien qu’elle se lève et que je ne l’entende plus. Ce ne serait pas uniquement dans le noir. En plein jour aussi désormais. Tu es sur le chemin de terre près du Rhône, tu as décidé d’avancer. Tu avances. Le corps est lourd, pesant, récalcitrant. Et toi tu lui dis d’avancer, un pas après l’autre. [...] Qui dit d’avancer, demande cette voix derrière la voix. [...] Les voix se chamaillent, elles se chamaillent toujours un peu. C’est de la distraction. C’est pour que tu ne voies pas quelque chose derrière ces voix. Se disperser n’est pas jouer. Mais quelle fatigue. Physique. Se traîner n’est pas vivre. Mais tout est en désordre. Dans ce texte, rien ne colle comme d’habitude. Ça ne prend pas. Peut-être même que ça rebute. [...] Et la fatigue qui tape en même temps que le soleil, déjà dès 10 h du matin. C’est sans doute raté pour aujourd’hui. Une fois de plus. Tu t’es encore mis à parler de quelque chose alors que tu ne voulais parler de rien. Mais la prise de conscience arrive vite, presque instantanément. Dans le texte même, au moment où il te mène par le bout du nez. C’est durant la nuit que les voix s’écartent peu à peu, d’elles-mêmes, comme ayant pris conscience de leur insignifiance. Comme si, blessées par cette prise de conscience de leur inutilité, elles avaient décidé de se taire. De laisser l’écho seul de leurs propos encore sous forme d’une présence dans la chambre. La voix qui reste n’émet pas vraiment de son, mais un flux d’images qui s’écoule ; ce pourrait être un flot de larmes s’il s’agissait d’un œil qui ne cligne pas, qui affronte le noir qui l’entoure sans entretenir l’espoir d’une clarté. Un œil grand ouvert sur le noir de la nuit avec ses vieilles peurs comme compagnie. Cette voix qui sortait à ce moment précis de ma bouche inventait au fur et à mesure qu’elle parlait de ces choses dont elle ne parle jamais. [...] Car à cet instant, j’ai compris que je ne faisais encore une fois que m’adresser à moi. Et j’ai stoppé net. Boost #12 | Saint-Bonnet À Tronçay, car nous sommes ici devant toi, l’étang. Toi, nommé tant de fois Saint-Bonnet par les vivants. Autrefois Bonet ou Bon qui vient de Bonitus jadis en langue morte. Qui donc arrive, et si tu le peux, accueillir dans tes eaux calmes, vastitude d’un coup d’œil ami, vers l’horizon. Berges sablonneuses, étoiles noires, bois flotté. Là. Ça reste là. Sous le balancement des cimes, sous l'hêtre et le chêne, on se sent bien, l’ombre après la lumière, ivre de mouvement, le corps qui flotte et s’allonge. Et pour que l'entêtement ne nous surprenne, les charmes, les bouleaux, en retrait, veillent. L'étendue entière, à l'horizon, rectitude calme. Obstination de l'eau, douce, à s'éprendre de l'aplat. Leçon reçue, enfance déjà. Mouvement des roselières, à baldingère, massettes, roseaux. Une voix, comprise encore par une partie de nous. Pas toute. L'autre se tait. Surgissement. Poule d'eau. Elle court sur l'onde. Vers les pionniers de vase et de sable encore humide, là-bas, au sud. Ce qu'on voit ici, ce qu'on entend, est plus profond que l'air. On s'en étonne, on s'en effraie, on s'en réjouit. Toute la journée, nage et jeux. Saveur des mets simples, l'appétit qui éventre doucement le panier d'osier. La petite musique que ça dit quand on dit demain, on va à Saint-Bonnet. La tête inclinée de le dire, l’œil qui cligne. Nos joies, oui, c’est bien les nôtres. Comme une petite musique qu’on ne retient pas. Silence de la route. Rouler encore. Route d’Hérisson. Sombre silhouette en ruine. Les jaunes qui explosent au soir. Verts profonds des haies et des halliers. C'est l'été. Le grain de groseille qui éclate sous la dent. Le lézard, entre les pierres disjointes. Vous êtes encore vivants. Alors que nous sommes tous morts. Codicille Exercice difficile pour qui veut raconter de mettre tout en œuvre pour ne pas le faire, et, sans doute, mais pas encore le cas ici, d’y parvenir. Boost #11ter| Nous marchions dans la nuit "Nous entendîmes l’appel des nuits bleues, des nuits de Chine, des nuits tranquilles et des autres, qui ne l’étaient pas vraiment. Nous tendîmes l’oreille. Nous fîmes cet effort répété : tendre une oreille le matin, une autre le soir. Nous prîmes soin de laisser une pause suffisamment large entre les deux. Nous désirions confectionner une caisse de résonance acceptable." ( boost#11) Nous marchions dans la nuit. Par là, sur la route qui mène de Vallon-en-Sully à Épineuil-Le-Fleuriel. Nous, ensemble, ben... pas si sûr. On disait que ça resterait dans nos têtes, cette nuit-là. P't'être bien qu'oui, p't'être bien qu'non. Un moment comme ça, ça s'attrape ou ça file. On s'en souviendra ou pas. Et ça reviendra, des années après, sans prévenir, un coup d'brise ou l'odeur du chemin. La nuit, elle, reste là, comme collée au sol. Tout bouge, sauf elle. Et moi, j'pense aux filles, aux sourires croisés à la fête. À Marie, surtout. Avec sa façon de tourner la tête quand elle rit. Pourquoi elle est pas là ? On avançait, pas trop vite, histoire de pas se disperser. On se disait qu'on était ensemble, mais sans vraiment se regarder. La route, toute droite, silencieuse, ça donne un côté un peu absurde à cette marche. On parlait, enfin, on lançait quelques mots, comme ça. Des trucs qui se perdaient avant de toucher l'autre. Parfois, un rire qui surgit, sans raison, juste pour briser le silence. Et puis, ça retombe. La nuit reprend ses droits, comme si elle nous faisait comprendre qu'on est pas grand-chose. Moi, j'pense aux bouquins, à cette phrase de Rimbaud qui disait qu'on est toujours ailleurs. Peut-être qu'on marche pour ça, pour être ailleurs, loin des mots qui nous collent aux pieds. Nous étions trois. Mais le nous était poreux, hésitant. Nous marchions ensemble sans savoir si nous étions encore un groupe ou juste trois solitudes se frôlant dans l'ombre. La nuit faisait son travail d'érosion sur nos mots, sur notre présence. On ne savait plus très bien si c'était la route qui avançait ou nous qui reculions. La nuit, c'était ce grand ventre noir qui nous avalait, un peu plus à chaque pas. Je pense à ce qu'on fera après. Pas tout de suite, mais plus tard. On va faire quoi ? Chacun de son côté, on va bouger ou rester ? Ce truc de marcher ensemble, c'est pour nous faire croire qu'on a encore un projet en commun ? On était partis de Vallon-en-Sully, avec l'idée d’aller jusqu'à Épineuil-Le-Fleuriel. À Épineuil, y a le bal. C'est peut-être aussi pour ça qu'on y va. Sans trop d'espoir. On sait comment ça se passe. Mais on y va quand même, on ne sait jamais. Pourquoi ? Bah, on s'demande encore. C'était plus pour marcher que pour arriver. Faut dire que la nuit, elle ramène tout sur le tapis, les souvenirs, les p'tits tracas, les coups d'gueule qu'on s'est jamais dits. On marche pour pas y penser, mais elle, elle nous rattrape, la nuit. Toujours. Et moi, j'pense aux promesses que j'ai faites, que j'ai pas tenues. Les mots qu'on balance comme ça, parce que c'est plus facile. Est-ce qu'elle m'attend encore ? À un moment, y a eu une bifurcation. On est restés sur la ligne droite. Comme si on pouvait faire autre chose. Le vent s'est levé, un peu de poussière dans les yeux. On a continué, mécaniquement. Les jambes avançaient toutes seules, franchement. Ça devenait presque absurde, cette marche sans fin. Comme si on se détachait de nous-mêmes. Et moi, je pense à ces lectures, les livres qui parlent de la route, du voyage, et aussi au Grand Maulnes, le dernier bouquin que j'ai lu mais jamais de cette sensation d'être planté au milieu de nulle part. On n'est pas des héros de roman, c'est clair. Mais c'est implanté certainement, on aimerait. Les odeurs changeaient parfois, des relents de terre mouillée ou de fumée. Signes que le village n'était plus si loin. Mais la nuit persistait, enveloppante. Nous avancions, ensemble ou séparément, sans vraiment nous poser la question. La marche était devenue un automatisme. Peut-être pour conjurer la peur d'être seul, même à trois. Moi, j'pense à ce qui va changer, à ce qu'on va faire après. Est-ce qu'on va vraiment partir un jour, bouger d'ici. J'ai peur que ça change comme j'ai peur que ça ne change pas. Que ça ne change jamais. Des fois l'angoisse surgit et pas des taillis, de partout qu'on soit déjà bloqués avant même d'avoir essayé. Un jour, ça reviendra, ou peut-être jamais. Ce moment, intact ou flou. Comme un vieux rêve qui traîne, qu'on arrive pas à raccrocher. Nous étions trois, mais ça s'effiloche. Chacun de son côté, mais sur le même bout d'chemin. C'était une marche de nuit, une marche de souvenirs, d'un souvenir qu'on n'avait pas encore vécu. Nous sommes revenus au petit matin par la même route. Nous étions fatigués et nous nous sentions vides. Mais c'était un vide qui ne faisait pas de mal. Un vide comme un courant d'air qui passe entre les collines et qui nettoie l'air. Boost #11bis | triptyque 1. La lumière avait viré. Quelque chose clochait. Elle brillait trop fort, mais elle ne chauffait rien. On aurait dit un néon de salle d’interrogatoire, suspendu au plafond de notre existence. D’abord on s’est dit : panne de courant. Court-circuit dans la perception. Mais non. C’était plus vaste. On a commencé à avoir des impressions — ou des intrusions. Des flashs. Une certitude sans preuve : cette lumière était un piège. Un dispositif de surveillance, peut-être. Ou pire : une simulation défectueuse. 2. C’est ainsi que nous sûmes, par minuscules tâtonnements successifs, par déduction, par hasard aussi — avouons-le — que nous étions morts depuis belle lurette. Et que le lieu que nous nommions la vie n’était pas la vie, mais une sorte de nuit, un rêve. Parfois un cauchemar. D’autres fois rien. 3. On a arrêté de plaisanter sur les pincements. Même la douleur semblait codée, enregistrée, archivée. Préprogrammée depuis l’extérieur. Alors on ne se pinçait plus. Nos routines sont devenues pesantes. Les dimanches surtout. Trop de silences suspects. Trop de latence dans les réponses. Alors on a commencé à s’exercer à la dérive. Une technique de désancrage visuel. Fixer un objet — facture impayée, vieux tube de rouge à lèvres, boîte de sardines éventrée — et attendre que la vision déborde, que le cadre lâche. Et c’est là qu’ils sont apparus. Les morts. Alignés derrière les vitres, pressés contre le verre. Des centaines. Des milliers. Des yeux vides, des bouches ouvertes. Pas un son. Comme une mise à jour suspendue. On savait qu’ils étaient là pour ça. Pour le décor. Alors on a continué à élargir le champ. Toujours plus. Cherchant une faille dans les murs, une fuite dans l’image. On ne voyait plus les murs. Seulement leur flexibilité. Et cette sensation, étrange, que même notre prison n’était qu’un prototype. Un brouillon. Qu’elle pouvait se plier. Ou se désintégrer. Boost#11 | partir à veau-l'eau Nous entendîmes l’appel des nuits bleues, des nuits de Chine, des nuits tranquilles et des autres, qui ne l’étaient pas vraiment. Nous tendîmes l’oreille. Nous fîmes cet effort répété : tendre une oreille le matin, une autre le soir. Nous prîmes soin de laisser une pause suffisamment large entre les deux Nous désirions confectionner une caisse de résonance acceptable. C’est ainsi que nous sûmes, par minuscules tâtonnements successifs, par déduction, par hasard aussi — avouons-le — que nous étions morts depuis belle lurette. Et que le lieu que nous nommions la vie n’était pas la vie, mais une sorte de nuit, un rêve. Parfois un cauchemar. D’autres fois rien. Nous nous ébaubîmes à cette nouvelle, que nous sûmes, plus tard, n’être plus très fraîche. D’autres l’avaient déjà murmuré. Mais nous n’avions pas entendu. Nous n’avions pas écouté, pas plus que nous n’écoutions le chant de la fourmi, ni l’affolement des tiges de rhubarbe face à l’éplucheur, ni le ouf du caillou qui, après avoir ricoché dix fois, végétait mille ans et mille nuits dans la vase. Nous nous ébaubîmes le matin. Nous nous ébaubîmes le soir. Nous pleurâmes nous lamentâmes étudiâmes, en passant, la musique des rires et des larmes. Mais toujours en laissant du vide entre les deux, pour sculpter de grandes carapaces de tortues. Tortues qui, dans un futur antérieur, feraient de jolies lyres. Ou d’acceptables tambours. Ou bien tout simplement de grandes tortues marines, génétiquement modifiées pour nous raconter de vive voix dans une autre vie semblable à la prochaine, la vie des grands fonds marins, la rouille des écus oubliés, et tout le dérisoire des cartes approximatives Puis nous nous fîmes pousser des ailes, par la seule force du désir et de la crainte entremêlés. Nous testâmes ainsi des paires d’ailes de toute sorte : ailes de mouche, d’éphémère, de moustique, d’alouette, de cigogne, de chérubin, de perroquet, de corbeau, de raie mantra et caetera Nous voletâmes ainsi avec application, un peu le matin, un peu le soir. Pas trop le midi, car le soleil est trop chaud et fait fondre les ombres trop aventureuses, quand il ne les durcit pas. Nous aperçûmes plusieurs fois la mer infinie. Oh non mais quel formidable ennui ! Plusieurs fois le désir ardent de la traversée s’empara de nous. Mais parfois prudents , parfois veules, parfois couards , nous décidâmes de ne pas brûler les étapes. Nous prendrions le temps. Nous saisirions le taureau par les cornes. Nous ferions grande provision d’huile de coude et de bonne volonté, de celle qu’on déniche sous les pas des vieux chevaux. Nous patientâmes. Nous étudiâmes la décomposition de nos désirs, un peu le matin, un peu le soir. Entre les deux, nous fîmes un peu de football, un peu de lecture, un peu de travail alimentaire. Car même morts, l’habitude d’engloutir a la dent dure. Boos#10 | versets renversés déversés Chant 1 Aller ! où tremble la structure même du connu, là où les parois hésitent, là où le sol ne consent plus. Où le monde, sans bruit, se recompose sous le pas. Où ce qui tient, ne tient qu’à peu.Je ne suis pas tombé. Je n’ai pas bougé. Mais j’ai senti sous moi le manque, et ça m’a traversé comme une absence lente. Plus loin ! vers les tiges dressées, vers les champs réguliers du presque rien, vers l’infime vacillement que le vent effleure à peine, et pourtant : tout y est en attente.J’avance sans marcher. Le paysage ne bouge pas. Mais mes yeux savent que je ne suis plus là où j’étais. Et au-delà, les murs qu’on reconstruit, les formes qu’on réinvente autour d’un verre, d’une lumière, d’un silence. Ce n’est pas chez soi, non. Mais c’est là. Et parfois, cela suffit.J’ai posé la cuillère comme on tend un piège à la mémoire. J’ai laissé la lumière jouer sur les murs et j’ai fait semblant d’y croire. Se hâter, se hâter ! De nommer le moment avant qu’il se replie, de tenir la langue avant qu’elle oublie sa place, de saisir l’interstice entre le cri et son ombre. J’ai vu le cri se décoller de moi. Je ne parlais plus. J’étais ce qui reste quand la voix a fui. Aller ! dans la terre, creuser, résister, tomber, recommencer. Dans la boue, dans le pli, dans le poids, la terre parle par le corps, et le corps s’en souvient. Je me suis allongé. Elle m’a accueilli sans poser de question. J’ai entendu le lapin, les herbes, la pluie. J’ai compris qu’elle ne mentait pas. Plus loin, plus loin ! là où le mot peur a mille visages, là où l’on craint d’oublier ce que c’était, là où l’ennui sauve, et le silence dévore. J’ai eu peur de tout. De moi, des autres, de ne plus sentir. J’ai eu peur d’avoir peur pour rien. J’ai eu peur que ce soit tout ce qu’il reste. Et au-delà, les portes. Portes vraies, fausses, entrouvertes, murées, répétées. Une infinité de seuils pour un seul passage. On entre. Toujours. Je suis passé. Je ne sais plus où. J’ai refermé, peut-être. Ou laissé tout ouvert. Se hâter ! de tenir tête à tout ce qui nous plie, au plafond faux, aux voix molles, aux cravates serrées, se hâter de devenir mer, de se dissoudre au bon endroit. J’ai tenu tête à la chaise. Au couloir devenu océan. J’ai tenu tête à moi-même. Et j’ai perdu. Doucement. Et au-delà, la rue du bout du monde, les étoiles qui veillent sans se souvenir, les ports qui ne savent plus accueillir, l’instant qui hésite à se nommer. Je suis resté là, entre deux silences. Un pas dans le vide. Et rien de plus. Chant 2 Aller ! où tremble la structure même du connu, là où les parois hésitent, là où le sol ne consent plus. Où le monde, sans bruit, se recompose sous le pas. Où ce qui tient, ne tient qu’à peu. Je ne suis pas tombé. Je n’ai pas bougé. Mais j’ai senti sous moi le manque, et ça m’a traversé comme une absence lente. Plus loin ! vers les tiges dressées, vers les champs réguliers du presque rien, vers l’infime vacillement que le vent effleure à peine, et pourtant : tout y est en attente. J’avance sans marcher. Le paysage ne bouge pas. Mais mes yeux savent que je ne suis plus là où j’étais. Et au-delà, les murs qu’on reconstruit, les formes qu’on réinvente autour d’un verre, d’une lumière, d’un silence. Ce n’est pas chez soi, non. Mais c’est là. Et parfois, cela suffit. J’ai posé la cuillère comme on tend un piège à la mémoire. J’ai laissé la lumière jouer sur les murs et j’ai fait semblant d’y croire. Se hâter, se hâter ! De nommer le moment avant qu’il se replie, de tenir la langue avant qu’elle oublie sa place, de saisir l’interstice entre le cri et son ombre. J’ai vu le cri se décoller de moi. Je ne parlais plus. J’étais ce qui reste quand la voix a fui. Aller ! dans la terre, creuser, résister, tomber, recommencer. Dans la boue, dans le pli, dans le poids, la terre parle par le corps, et le corps s’en souvient. Je me suis allongé. Elle m’a accueilli sans poser de question. J’ai entendu le lapin, les herbes, la pluie. J’ai compris qu’elle ne mentait pas. Plus loin, plus loin ! là où le mot peur a mille visages, là où l’on craint d’oublier ce que c’était, là où l’ennui sauve, et le silence dévore. J’ai eu peur de tout. De moi, des autres, de ne plus sentir. J’ai eu peur d’avoir peur pour rien. J’ai eu peur que ce soit tout ce qu’il reste. Et au-delà, les portes. Portes vraies, fausses, entrouvertes, murées, répétées. Une infinité de seuils pour un seul passage. On entre. Toujours. Je suis passé. Je ne sais plus où. J’ai refermé, peut-être. Ou laissé tout ouvert. Se hâter ! de tenir tête à tout ce qui nous plie, au plafond faux, aux voix molles, aux cravates serrées, se hâter de devenir mer, de se dissoudre au bon endroit. J’ai tenu tête à la chaise. Au couloir devenu océan. J’ai tenu tête à moi-même. Et j’ai perdu. Doucement. Et au-delà, la rue du bout du monde, les étoiles qui veillent sans se souvenir, les ports qui ne savent plus accueillir, l’instant qui hésite à se nommer. Je suis resté là, entre deux silences. Un pas dans le vide. Et rien de plus. Codicille Il existe, en marge du chant 1 , une autre version. Une voix seconde, discrète, fragmentaire, plus exposée. Dans cette variation à deux voix, le texte se dédouble : une voix pousse, l’autre vacille ; l’une scande l’élan, l’autre murmure le doute. C’est une manière d’ouvrir la consigne, non pour la contourner, mais pour en creuser la respiration. Une parole à deux temps, qui dit la traversée et la résistance — non plus comme un seul souffle, mais comme un dialogue intérieur, entre le pas décidé et le pied qui tremble. Ce n’est pas une rupture, c’est un bonus. Un écart légitime. Une modulation. Un contre-chant qui s’est imposé seul, et qui prolonge l’expérience, non par effet, mais par nécessité. Boost #09 | ritournelle Durant un instant les parois tremblèrent, tout ce qui était solide le fut beaucoup moins. Non pas qu'on eut besoin de toucher quoique ce soit dans ce périmètre, ça se sentait. Quelque chose qui remontait du sol, ou plutôt un souvenir de sol. Quelque chose qu’on avait volontairement, ou pas, oublié. Une friabilité discrète, jusque-là tenue à distance, s’insinuait à nouveau. Et lorsqu’elle devient évidence, on commence à recomposer la carte du monde, la sienne en tout cas. L’air se dilate, les formes hésitent. Il ne s’agit pas de peur. Plutôt un trouble inframince, diffus. On se redresse, on veut traverser. Et là, quelqu’un éteint la lumière, la rallume. Le temps d’un geste, le monde revient à sa place. Les objets ne bougent pas, mais désormais on sait : tout cela tient à peu. Ce qui était connu ne l’est plus C’est une ligne, un seuil, une limite. On ne sait pas si on l’a déjà franchie. Il y a ce champ, un champ de tiges, infiniment régulier, infiniment fragile. Elles oscillent au moindre souffle. Rien de spectaculaire : juste cette sensation que le sol lui-même vacille, tout en tenant. Il suffirait de très peu pour que ça bascule. Mais rien ne bascule. On attend. Peut-être qu’on a toujours attendu. Le vent est léger, presque fictif. Les tiges se déplacent sans bruit. Un silence d’avant ou d’après. On ne sait pas où mettre les pieds. Alors on ne bouge pas. Et pourtant on avance. C’est imperceptible, comme une dérive. Le paysage ne change pas, mais l’œil, lui, enregistre un déplacement. Lent. Obstiné. Presque invisible. On tient debout. On tient le fil. Mais on sait aussi que tenir n’est pas tout. Pas un chez-soi. Mais on fait comme si. On réorganise les gestes. On pose les objets familiers aux bons endroits. Une cuillère, un verre, un livre. L’ensemble flotte un peu, bancal mais suffisant. La lumière joue sur les murs comme si elle les reconnaissait. On ne cherche plus à comprendre. On occupe. On s’installe sans y croire. Ce n’est pas chez soi, non. Mais c’est là. Et pour un temps, ça suffit. Boost #08 | moments, traversées du temps jour 1- Émergence 1. D’abord reconnaître ce qui fut connu sans y penser. L’enfouissement. La répétition des cycles. L’oubli. L’attente. L’oubli de l’attente. Mille espérances. Mille diversions. Se tenir devant un immense champ de tiges. Jeunes pousses tremblantes, vacillantes. Une infinité d’arrachements possibles. 2. Le croire et le savoir se dressent. Montagnes. Gouffres. La fatigue s’en ressent déjà d’avance, mais quand même y aller. 3. C’est dans l’horizontal, dans le méandre horizontal en serpentant selon sa nature sans la forcer que l’apprentissage de l’inertie s’acquiert. Immense victoire. Mais silence. 4. L’étalement permet de sentir mieux la vibration, d’en apprendre le souffle, bientôt un autre seuil entre celui qui sent et ce qui remue en tout sera franchi. Pulsation générale dont on ne sortira pas indemne. 5. Enfin, ce moment plus ou moins long recréer le mur la paroi mais autre. Ce ne sera jamais plus ce sera toujours pareil. Mais on s’y fait. Jour 2 – Contretemps Moment où l'on doute du moment, moment d'effroi, moment où jaillit la brûlure du premier ridicule, moment de colère moment de peine, sale moment à traverser Moment où l'ennui nous sauve du moment moment d'un point de vue, moment désespéré mais tenace moment du naufrage, des récifs, du phare et de la plage Moment où cohabite blanc et noir chaud et froid pour et contre, moment dilatation-repli Moment au centre de la terre, encore plus profond d'un moment à l'autre, le moment où l'on voit l'étendue de l'ennui dans ce même moment, avec des stalactites et stalagmites Concrétion monumentale du moment vers le haut vers le bas où s’épuise la verticale où le désir n’a plus que l’horizon pour reculer Jour 3- moment pivot Stop. Sang chair os nerfs et tendons stop ! le mot ment mais mieux beaucoup mieux que le moment de vérité. le mot ment mais en mentant il dit vrai plus que le vrai. Moment de retour au moment pour ce qu'il est : un moment entre deux gouffres. Moment du souffle court. Moment du cri réprimé. Moment du silence qu'on roule entre ses dents. Moment de la rage de dent qu'on traverse. Moment étudiant la douleur vive de la rage dedans. (puis moment plateau) Moment d'apaisement. Moment de victoire. Moment de toute puissance. Moment du hourra. Moment où le dehors et le dedans enfin sont tenus à distance. Jour 4- Rémanence Moment suspendu. Moment suspendu dans le suspendu. Moment au bord du dernier élan. Moment sans exigence. Moment où la langue ne sait plus s’agencer mais continue d’être bouche. Un moment n’a plus besoin d’être compris. Un moment s’éprouve à rebours. Un moment redescend les escaliers de la parole. Un moment glisse sous la peau des mots. Un moment cherche une place dans l’espace qu’il défait. Moment d’absence non vide. Moment pas encore souvenir. Moment qui insiste, mais bas. Moment de rien, mais à part. Moment en-deçà du moment. Moment qui s’endort en soi. Moment bercé par son propre balancement. Moment sans nom qui a eu tant de noms. Moment qui n’est plus un moment. Mais qui reste. Jour 5- Moments sans suite Moment du mot trop net. Moment sans souffle. Moment sans vacillement. Moment machine. Moment relu, non pour comprendre, mais pour y trouver ce qui manque. Rien. Moment qu’aucune voix ne rattrape. Moment réduit à sa surface. Moment qu’on ouvre et qui expose. Moment trop nu pour être partagé. Moment qui se referme. Non par sagesse, par instinct Moment muré. Moment sans suite. Moment où le silence est seul possible. Moment, enfin, de la seule lutte qui vaille : une haine propre une maladresse. Boost #07 | deux formes inédites de conjuration. CONJURATIONS 1 1. Je sera on, il y aura un top de départ, une date, une heure, on sera tous réunis ici dans ce même point, toutes les lignes de temps seront remises à zéro, une bonne fois pour toutes. A partir de là on verra si on a envie de dire je à nouveau. 2. Tout sera court il le faudra ce sera dur peu y arriverons et le reste ne gagnera rien par chance. 3. Je me tairai. La lumière viendra à l’heure prévue. Je me tairai. 4. On saura bientôt ce que nous saurons bien plus tard ce que nous regretterons de ne pas savoir avant. 5. L’oiseau chiera. La merde choira. La gravité sera élucidée. Une fois. Pour toutes. 6. Tu carabistouilleras avec allégresse la lèche-frite qu'on te tendra en t'implorant de goûter aux délices de papouilles, non, ce sera peau de balle et balayette, à la pire aînée tu souhaiteras de trouver la fève de coiffer la coiffe tandis que tu agiteras ta trompe et tes larges oreilles esclave de toi-même t'aérant avec un masque aquatique et une paire de palmes. 7. On retournera le matelas. Le monde sera neuf. La fraîcheur pénétrera l’insomnie. 8. On saura bientôt ce qu’on saura plus tard. Ce qu’on regrettera de ne pas savoir avant. 9. Nous reviendrons nous asseoir sur ce banc, il y aura un jeune homme, nous ferons semblant de ne pas le reconnaître et lui de nous ignorer, le seul moyen de dépasser la gêne sera de ne rien dire, surtout pas. 10. Tu bigueuleras, ténu, soulogrèphe. Tu sautilleras jusqu’à la nef. Le bouffon tendra sa coiffe. Tu seras élu capitaine. Dispensé de ramer. Tu diras : Cap au Nord ! Qui m’a piqué mes mitaines ? 11. Tu carabistouilleras la lèche-frite. On t’implorera : Capoue. Tu répondras : peau de balle, balayette. À la pire aînée, la fève, la coiffe. Et toi : trompe agitée, palmes aux pieds, esclave de toi-même sous masque aquatique. 12. Tu re-sucreras les fraises. Une fois sera déjà trop. 13. Tu t’entêteras jusqu’à perdre la tête. Enfin : doigt vengeur pointé vers l’infini. Qui bâillera avec ta bouche close, là-bas, sur la mousse d’une vieille souche. Conjurations 2 Déboucher le champagne à l'arrivée des fourmis dans la cuisine, fêter ça dignement sans aller jusqu'à être pompette, prendre des nouvelles de la reine, les petits vont-ils bien, et votre époux, et votre cour toujours Versailles, puis mettre tout ce monde à la porte en disant désolé ma patience à des limites. Se beurrer le front de beurre fondu tièdi, faire craquer les phalanges, écarter les doigts de pied en accordéon, puis lassé reprendre ses vieux oripeaux d'épouvantail retrouver ses potes corbeaux. Gratter jusqu'à l'os la peau de ce vieux rêve ancien, mort depuis des lustres au fond d'un vieux grenier, le voir protester, geindre, ricaner, laisser tomber sans oublier de se sucer les doigts. Péter dans la soie, s'en vanter avec un porte-voix et descendre l'avenue en amassant derrière soi la foule des badauds puis soudain disparaître rouge de honte au coin d'une rue. Boost #06 | n'abandonne pas. L’habitant de la face en désordre n’abandonne pas. Le front s’affaisse, les joues se délitent, les paupières hésitent entre l’ouverture et l’effondrement. La bouche veut parler, mais elle n’est plus qu’une fente molle d’où ne sortent que des lambeaux de souffle. Le nez, excentré, penche dangereusement vers l’oreille, aspiré par un vortex invisible. Mais il est là. Encore. Il s’accroche. Il ne lâche rien. L’habitant de la face en désordre n’abandonne pas. Trop de plis, trop de creux, trop de failles. La peau est un terrain instable, parcouru de cratères et de vagues brusques. L’habitude de la continuité s’efface. Ce qui était hier un regard est aujourd’hui une ride, demain un repli sans nom. Tout glisse, tout fuit, mais lui, il s’agrippe à ce qu’il peut. Il cherche une prise, une ancre, un point fixe dans l’avalanche de chair en mouvement. L’habitant de la face en désordre n’abandonne pas. Les visages affluent, s’agrègent, s’avalent. Il y en a trop. Empilés, comprimés, étouffés les uns par les autres. Des visages se mangent, s’absorbent, se fondent en une matière indécise. Il tente de se dégager, de se détacher de cette masse. Son propre visage n’est plus qu’un souvenir flou, un mirage dans la pâte humaine qui l’aspire. Mais il refuse la dissolution. L’habitant de la face en désordre n’abandonne pas. Il y a l’invasion. De l’intérieur, des grimaces s’insinuent, des rictus s’infiltrent, des expressions étrangères s’installent. Une bouche qui n’est pas la sienne s’étire là où il n’y avait rien. Un œil inconnu s’ouvre au creux du menton. Il combat, il repousse, il ferme les portes de sa chair, barricade ses pores, bloque l’accès à l’étranger. Il se défend. L’habitant de la face en désordre n’abandonne pas. Et quand tout aura sombré, quand il ne restera plus que des fragments épars, des lambeaux sans cohérence, il y aura encore une résistance. Une lueur dans un regard brisé. Un spasme de volonté dans la chair disloquée. Un dernier vestige qui dira : je suis là. Encore. L’habitant de la face en désordre n’abandonne pas. Boost #05 | au bout du cri Le cri s’est détaché de la gorge, mais ce n’était plus une voix humaine. Ce n’était plus rien qui puisse être ramené au langage. Une onde. Un râle inversé, aspiré par l’invisible. Et pourtant, ce cri ne disparaissait pas. Il se réfractait sur lui-même, se propageait en dehors du temps et de l’espace, trouvant un point d’ancrage dans la matière. Il devenait autre. Il s’arrachait de sa source, se dédoublait, s’emplissait d’une présence qui n’était plus celle du corps qui l’avait émis. Son double naissait dans l’ombre projetée des parois du souterrain, une silhouette mouvante faite de l’écho d’un cri qui ne voulait pas mourir. Une matière vocale qui n’était plus la sienne, plus celle d’aucun organisme. Quelque chose de refoulé par la réalité même. Là où tout s’écroulait, où la chair s’effondrait sous le poids des siècles accumulés, l’ombre se détachait lentement. D’abord un frisson, puis la silhouette se coagula, noire sur le béton craquelé, dans ce labyrinthe où les voix humaines étaient mortes depuis longtemps. Elle s’extirpait du cri, le déchiquetait de l’intérieur, le recomposait en un son non terrestre, un écho d’une époque où l’humanité n’avait pas encore prétendu à son propre mythe. Les bottes marchaient quelque part au-dessus, mais ce n’étaient plus des bottes humaines. Elles faisaient vibrer la terre comme si l’univers se rétractait à chaque pas, une pression insoutenable contre les parois de la raison. Les dirigeants là-haut, ces entités décharnées, hurlaient des ordres qui se transformaient en poussière avant d’atteindre la moindre oreille. La langue du pouvoir n’était plus audible, noyée dans un ultrason de décomposition. Le double grandissait sur la paroi, d’abord flou comme une réminiscence mal encodée, puis net, affûté comme une lame. Il tournait lentement sa tête sans visage. Il ne parlait pas. Il ne pensait pas. Il était l’inversion du cri, la négation de toute parole, une présence qui ne cherchait rien, sinon à être. Et cela suffisait à pulvériser tout ce qui se tenait encore debout. Le narrateur, s’il en restait un, s’effaçait. Sa gorge était une cicatrice d’où ne pouvait sortir qu’un râle brisé. L’ombre était passée de l’autre côté, derrière les murs, infiltrant la structure de la réalité elle-même, et avec elle, le cri devenait un trou dans le monde. Un vortex inversé, aspirant le dernier semblant de narration. Les murs tremblaient sous l’impulsion du cri, une déflagration muette qui parcourait la matière comme un virus à la recherche de son hôte. La structure du réel se fissurait lentement, libérant dans l’air une odeur de métal brûlé, un goût d’électricité statique sur la langue. On aurait dit que le souterrain lui-même essayait d’expulser quelque chose de trop ancien, de trop énorme pour être contenu. Et puis, une lueur. Une irisation étrange, spectrale, suintant des interstices du béton. Ce n’était pas la lumière telle qu’on la connaissait. Ce n’était pas non plus une ombre. C’était l’interstice, la ligne fragile entre la substance et son reflet. Là, une forme se dépliait, longue, ondulante, comme si elle était tissée dans la trame même de l’espace. Elle se détachait du mur lentement, surgissant du cri lui-même, un écho matérialisé qui refusait de s’éteindre. Sa texture fluctuait entre le solide et le liquide, entre le tangible et l’illusion. Elle n’avait ni yeux ni bouche, et pourtant elle était là, consciente, entièrement tissée de ce cri qui ne voulait pas mourir. Les murs s’effritaient autour d’elle. Quelque chose se rétractait, une force inconnue refaisant surface après des millénaires d’oubli. Ce cri avait traversé le temps, s’était imprimé dans la structure même de la réalité, et maintenant, il appelait à lui son propre double, sa propre essence détachée du monde matériel. Les bottes continuaient de résonner au-dessus, mais elles semblaient de plus en plus lointaines. Comme si elles n’avaient jamais eu de substance. Comme si elles n’avaient été qu’un vestige, une hallucination collective imposée par un système à bout de souffle. Il n’y avait plus de dirigeant, plus d’ordre, plus de structure sociale. Seulement l’ombre grandissante sur la paroi, tissée dans la vibration même du cri, prête à s’effondrer sur le monde. Le narrateur n’avait plus de corps. Il était passé de l’autre côté, aspiré par l’onde. Il n’était plus qu’un regard suspendu dans l’éther, un témoin d’une apocalypse qui n’avait pas besoin de feu ni de cendres. Une apocalypse de l’être, un effondrement du moi, une chute libre dans l’abîme où les concepts mêmes se dissolvaient. Et puis, plus rien. Juste l’écho du cri, étiré à l’infini, réverbérant contre les parois d’un monde qui n’existait plus. Mais dans ce vide, une vibration. Une pulsation à peine perceptible, suspendue dans la matrice éteinte du réel. Une contraction, un battement primitif. Et puis, une forme embryonnaire, baignée dans un éclat blanc aveuglant, flottant dans un liquide sans origine. Quelque chose renaissait, en attente, tapi dans l’interstice du néant. Pas encore. Pas tout de suite. Mais bientôt. Boost #04 | Tenir une conque contre son oreille — tenir tête à la lumière sans éclat du faux plafond — tenir tête à la moquette trop lisse pour être honnête — tenir tête aux cadres accrochés comme des trophées morts — tenir tête à l’odeur de sueur et de déni — tenir tête aux regards cireux repus de pouvoir — tenir tête à la chaise droite, au dos contraint, à l’humiliation physique — tenir tête aux cravates trop serrées sur les cous congestionnés — tenir tête au soupir agacé, au cliquetis du stylo, au raclement de gorge qui juge — tenir tête au bilan qu’on te tend comme un couperet — tenir tête au vice-président et à sa voix sans contours — tenir tête à la réprimande sur la tenue vestimentaire — tenir tête au président rubicond et à son assentiment pavlovien — tenir tête à l’envie de s’excuser, de flancher, de ployer — tenir tête à la posture du coupable, au regard baissé, au dos voûté — tenir tête aux phrases creuses, aux mots morts, aux verdicts pré-écrits — tenir tête à la tentation de céder au remords de surface — tenir tête aux illusions du repentir feint — tenir tête à l’air vicié, au formol administratif, à la pièce close — tenir tête au décor qui pèse comme un jugement — tenir tête au monde qui attend qu’on se couche — tenir tête au silence de tribunal — tenir tête à la marée intérieure qui monte — tenir tête à la conque imaginaire collée à l’oreille — tenir tête à la brise qui n’existe pas mais souffle quand même — tenir tête à la mer qui se glisse entre les mots des puissants — tenir tête à la mouette muette dans la lumière d’un faux soir — tenir tête au désir de fuir pour de bon — tenir tête à l’ordre invisible, à la voix du dedans qui se lève — tenir tête à la pièce qui retient, à la chaise qui colle, au pouvoir qui assiège — tenir tête à leurs protestations, à leurs regards qui vacillent — tenir tête à la dernière phrase, à la rupture, au dérapage assumé — tenir tête au couloir devenu océan — tenir tête à la ville qui se dissout, à l’instant de bascule — tenir tête à la mer qu’on devient Boost #03 | Quelles peurs ? J’imagine qu’il a eu peur du noir, évidemment, mais aussi de ce qu’il ne voyait pas dans la lumière. J’imagine qu’il a eu peur de l’abandon avant même de savoir ce que c’était, peur de n’être pas regardé, pas appelé, pas choisi. J’imagine qu’il a eu peur du silence, puis peur du bruit, puis peur du silence à nouveau, comme si les deux se passaient le relais pour mieux le broyer. J’imagine qu’il a eu peur de l’invisible, mais pas celui des contes ou de Lovecraft, plutôt celui des chiffres, des algorithmes, des serveurs enfouis dans la terre. J’imagine qu’il a eu peur de ne plus rien éprouver, peur que sa peur elle-même soit une illusion. J’imagine qu’il a eu peur de la transparence, de l’aseptisé, du tiède, du non-sens maquillé en bonheur. J’imagine qu’il a eu peur des phrases trop courtes, des pensées trop simples, des slogans en bandoulière. J’imagine qu’il a eu peur des bibliothèques, de leur promesse intenable, de tout ce qu’il ne lirait jamais. J’imagine qu’il a eu peur d’avoir cru qu’il fallait tout comprendre. J’imagine qu’il a eu peur d’avoir oublié comment on avait peur, peur que même le mot peur lui échappe. J’imagine qu’il a eu peur d’être là, sans fonction, sans rôle, sans mission, juste présent. J’imagine qu’il a eu peur d’échouer, puis peur de réussir, peur de n’avoir jamais vraiment essayé. J’imagine qu’il a eu peur de son propre corps, de son vieillissement, de sa maladresse, de son inertie. J’imagine qu’il a eu peur de Dieu, puis peur de l’absence de Dieu, puis peur de ne même plus savoir ce que signifiait ce mot. J’imagine qu’il a eu peur des autres, peur de leurs jugements, peur de leurs attentes, peur d’y répondre à côté. J’imagine qu’il a eu peur de rater, puis peur que rater ne veuille plus rien dire. J’imagine qu’il a eu peur de n’être qu’un reflet, peur d’avoir été vidé de lui-même sans le savoir. J’imagine qu’il a eu peur de la fatigue, peur du trop tard, peur de la répétition. J’imagine qu’il a eu peur d’être lucide, puis peur de ne plus l’être. J’imagine qu’il a eu peur de ne plus jamais être touché, ému, déplacé. J’imagine qu’il a eu peur d’écrire, peur de se taire, peur que le langage ne l’abrite plus. J’imagine qu’il a eu peur de se souvenir. J’imagine qu’il a eu peur de ne plus croire. J’imagine qu’il a eu peur d’avoir peur pour de bon. Boost#02 | Le texte et la faille La porte était basse et noire et derrière c’était un couloir de boue où les bottes accrochaient. Une porte en métal blanc s’ouvrait sur une lumière crue et la table d’auscultation. La porte pivotait à moitié et la pièce derrière n’était qu’attente et néon clignotant. Porte vitrée trouble et dans la pièce une odeur d’amidon et des rideaux qu’on ne bouge pas. Une poignée ronde et froide et un sol en lino collant avec des papiers froissés sur le bureau. Une porte à trois battants et derrière les cris d’une télé toujours allumée. Une porte qui raclait le sol et ouvrait sur une salle à manger vide avec une nappe en plastique. Je poussais une porte sans poignée et l’intérieur sentait la pluie et les chiens. La porte s’ouvrait à l’envers et derrière un fauteuil marron pelé et une lampe sans ampoule. Une porte qui grinçait en continu et dans la pièce des cadres tordus, des chaussures sans paire. Une porte coulissante trop légère pour être vraie et derrière un mur rose et une fissure. Une porte entrouverte laissait passer un filet de voix et derrière c’était l’hiver sur le carrelage. Une porte repeinte dix fois et chaque couche racontait un silence et une honte. Derrière la porte verte il y avait un banc contre le mur et une cage vide au plafond. Je touchais la porte du bout des doigts et la pièce derrière respirait à peine. Une porte peinte couleur chair et dans la pièce une table renversée, des miettes, des mouches. Porte d’angle qui tenait mal et dans l’angle un lit en fer, matelas crevé, couverture qui pue. Une porte en contreplaqué qu’on oublie et derrière le silence exact d’un matin sans personne. Une porte identique à cent autres et dedans la poussière seule faisait du bruit. Une porte vernie s’ouvrait sur un miroir cassé où mon visage n’avait plus ses contours. Une porte si fine qu’elle pliait au vent et derrière un évier, deux assiettes, rien d’autre. Porte lourde et grise et derrière une odeur de linge mouillé et de radiateur brûlant. Je pousse une porte et dedans c’est le couloir d’un hôpital que je n’ai jamais quitté. Une porte verte s’ouvre sur un escalier en colimaçon qui descend vers l’eau ou vers rien. Une porte entrouverte encore, et dans la pièce une lumière basse et des ombres sans corps. Porte battante et dans la pièce les murs pleuraient, la peinture s’écaillait comme une peau. Une porte peinte au pochoir et derrière des silhouettes figées dans l’attente de quelque chose. Je repousse une porte ancienne et tout est à sa place sauf moi. La porte de derrière n’est pas une sortie, elle ouvre sur un grenier où le silence est replié sur lui-même. Une porte sans serrure et derrière un rire bref, un frisson, une assiette vide sur la table. Porte pleine et mate et dans l’ombre un manteau suspendu flotte comme un fantôme. Une porte cadenassée qui s’ouvre quand même et dedans c’est mon corps allongé, endormi. Porte de cave et l’humidité s’infiltre jusque dans les phrases qu’on ne dit pas. Je pousse la dernière porte et elle donne sur un mur, mais j’entre quand même. Boost#01| La terre ST1 — La terre, mouvement silencieux La terre est un début. La terre est là. Évidemment. Sous nos pieds. Sous les chaussures, sous les roues, sous les corps qui tombent. Elle est là, présente, pesante, indifférente. Un tapis solide qui absorbe tout. Sol sec, sol mouillé, sol dur, sol meuble. Noire, brune, ocre, rouge. Elle se décline en teintes de fatigue, en strates de patience. Elle ne dit rien. Mais elle sent. Une seule odeur. Une odeur de terre. Une évidence muette. La terre est un ventre vieux qui avale tout. ST2 — La langue par et dans la terre On gratte, on creuse, on ratisse. On entaille, on soulève la motte. Les ongles se remplissent de boue, la paume devient rugueuse. Ça colle, ça tient, ça ne part pas si facilement. La terre aime s’accrocher. Elle résiste sous le fer de la pioche, crisse sous la lame, s’effondre sous la pelle. On l’ordonne en sillons, on lui assigne un rôle : ici, les légumes ; là, un mur. Ailleurs, elle reste ce qu’elle est : compacte, silencieuse, immobile. La charrue fend la terre, la herse l’émiette, le semoir l’ensemence. Mais sous tout cela, il y a le mot terre, à défaire comme dans un jeu de poupées russes. ST3 — Soi-même dans le rapport à la terre La terre est une mémoire qui ne parle pas. Mais elle marque. Sous les ongles, sous les semelles, sur la manche du manteau. Même après lavage, elle est là. Elle pèse dans la brouette, tire les bras, casse le dos. Elle parle dans les corps, plaque un accent au fond de la gorge. On croit pouvoir la dire, sans se mouiller. Mais elle trahit celui qui fait semblant. Elle préfère trahir que d’être trahie. Elle s’effondre sous les pas trop sûrs. Elle est friable quand ça lui chante, grasse, salope sous la pluie, offerte au soleil. Et puis, après des années, elle devient sage comme une image. Elle sourit : viens, la soupe est chaude. Quand on s’allonge auprès d’elle, c’est alors autre chose : Un creux qui épouse le dos, la tête qui dépasse, comme à la plage. Et tout un monde à ras du sol : les herbes qui ondulent, les insectes qui dansent, le linge qui claque. Et le lapin saigné, dépecé, qui goutte à goutte l’emplit de quoi tenir l’hiver. La terre est là, même en ville. Sous le béton, dans les nids-de-poule, dans l’odeur de l’orage. On peut tenter de l’éviter, elle reste. Elle colle aux semelles, s’infiltre dans la bouche. Elle résiste. Elle fait son travail. Un jour, elle nous reprendra tous. ST4 — Dictionnaire de la terre La terre est une main qui tient ce qu’on oublie. Le hallier : un gros buisson touffu composé de ronces, où se réfugie le gibier. On dit aussi broussaille, fourré. La terre est un livre. On gratte la page, on tourne la page. Strate après strate. Elle garde les os, les soldats, les anonymes. Elle égalise les abattis. Elle prépare un futur souvenir de nous. La brande : formation végétale de type lande, issue d’une déforestation ancienne. La terre est une définition impossible. Elle est tout ce qui est là, ce qui fut, et ce qui sera sans nous. #Boost #00 | 6°10' Latitude sud, océan Indien. Les ruelles serpentent, étroites, humides, prises dans la touffeur nocturne. Des ombres y passent, épaules basses, visages burinés par le rhum et l’attente. Ici, à Stone Town, la nuit exhale ses parfums d’épices sèches et de pierre oubliée. Au matin, le port se dévoile dans une brume jaune. Les boutres y reposent, voiles repliées comme des peaux mortes. L’air est dense, chargé de sel, de gasoil et d’anciens départs. Quelques hommes veillent, debout dans le jour qui se lève, les traits figés. Ils ne parlent pas. Ils regardent, et leurs yeux, disaient les vieux, brillent « comme la publicité », sans y croire. Dans les enchevêtrements de ruelles, temples hindous et mosquées s’adossent. Les minarets pointent un ciel encore laiteux. Les portes sculptées — ferronneries lourdes, bois tannés — ferment des cours intérieures où la mémoire suinte, entre les traces d’esclaves et de contrebande. On dirait que les murs ont conservé l’odeur du sang, comme à Sébastopol, disaient-ils. Le marché de Darajani bruisse. Une rumeur épaisse, des voix rudes, une tension sous-jacente. Les étals débordent : poissons tranchés, chairs brillantes, épices pourpres, légumes éclatants. Les mains s’agitent, les prix claquent. Dans la foule, des silhouettes voilées traversent, leur pas sûr, gestes souples, regard à peine fuyant. Elles ne craignent rien. La nuit revient sur les Forodhani Gardens. Une à une, les lanternes s’allument, trouant la pénombre. Le vent ramène les odeurs de grillades et d’algues. Entre les cargos modernes, les boutres glissent, lents, spectres d’un monde qui ne s’est jamais éteint. L’océan chuchote à voix basse. Le Palais des Merveilles se tient là, massif, ses balcons de fer dessinant l’épure d’un théâtre vide. La façade luit un instant, puis s’éteint. Le bâtiment semble contenir tout ce qui fut, tout ce qui ment. C’est une coulisse pour drames sans spectateurs. Et la rue du bout du monde ? Elle ne mène nulle part. Elle s’achève ici, dans cet entrelacs d’odeurs, de silences et d’attentes. Entre deux temps, entre deux ports. On ne sait plus si l’on vient ou si l’on part. Le ciel, lui, s’en fiche : les étoiles veillent sans mémoire.|couper{180}