Gestes et usages

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Gestes et usages

#01 Ernaux, à cause de la couleur A cause de la couleur cette année là— 1975— une couleur chaude entre l’orange la terre de Sienne l’ocre et toutes nuances, tons, valeurs se heurtant, s’épousant et se heurtant encore —au froid bleu du ciel, aux reflets de turquoise de la mer vineuse— mais qui ne sont pas plus désormais qu’ une photographie jaunie semblable à toutes ces autres photographies servant autrefois de lanceurs, de supports — provenant d’Estonie, mais dans lesquelles un petit bout d’étrangeté scintille sourd comme tout ce qu’on ne peut dire, qui est là et qu’on ne peut pas dire— mais qu’en reste t’il vraiment, à part ce que nous voyons encore dans le présent dans ce présent même où l’on se souvient de cette éternité vécue. Des gestes, des voix, des odeurs, des joues effleurées, des corps étreints, le goût des mets, l’impression laissée par les ambiances traversées, celles qui nous traversent que nous traversons. A cause de la couleur alors celle que peut prendre notre adolescence à ce moment-là et encore ici, bien après 1975, et cependant ne pas y sombrer, mais revenir dans la danse, spectateur et danseur, juste un instant, un petit moment pour être là, cette année là 1975, ce jeune type sur la photographie. À cause de la couleur des derniers rayons de soleil qui s’infiltrent entre les maisons et les ruelles de Meta di Sorrento pendant que le village s’habille de teintes d’or et de pourpre que les habitants comme animés par une force invisible se mêlent dans les rues que les voix s’élèvent que les rires des enfants rebondissent sur les murs de pierre que les vespa vrombissent dans les pentes et que les marchands annoncent leurs dernières offres du jour comme pour rire tandis que les odeurs de la mer, moules huitres, poissons et coquillages se mêlent à celle des citronniers se mêlent aux saveurs d’olive de basilic qu’en une trame soudain présente, enivrante mais qui tremble et s’évanouit doucement à mesure que l’ombre s’étend et que le soir s’abat sur le village —une autre scène se déploie dans les ruelles ici et là les jeunes se réunissent, devant les grilles de la grande bâtisse, une petite troupe joyeuse et insouciante qui soudain s’égaille leurs pas les portent si naturellement vers la boutique du fromager —ce lieu où elle nous mène, cette femme aux beaux yeux en amande, vers cette lumière dorée, ce point de ralliement, une escale après le lent et doux tumulte de la journée Que les gestes ici ressemblent comme deux gouttes d’eau aux gestes de là-bas, on ne le voit pas bien sûr, l’exotisme nous aveugle, l’excitation du nouveau nous embrume. A moins que ce ne soit encore qu’un principe de la vieillesse de ne plus s’attacher qu’aux ressemblances, au vraisemblable. Une sorte d’abdication dans le semblant ou le semblable. mais en attendant, observe tout cela et comment tes yeux s’attardent sur les gestes répétitifs des femmes des hommes autour de toi, la grand-mère dans sa cuisine équeutant les tomates cerises avec un savoir-faire antédiluvien tout comme celui de ces mères tressant les cheveux des filles sous les platanes et bien sûr le mouvement, oscillatoire, rappelant le vent dans les bambous celui de ces types jouant aux bocce sur la place du village —leurs gestes précis et rythmés par le jeu et leurs discussions animées autour d’un verre de limoncello ( clic clac cliché) Ne sont-ce pas les mêmes gestes que tu vois depuis toujours dans tous les lieux, entre tous les murs, sous tous les toits. Toute ce qui apparait faussement étrange à première vue avant de sombrer tôt ou tard dans l’Histoire et son horizon infranchissable de déjà vu. L’avantage sans doute de se tenir là, à ce moment là , à la lisière de l’enfance et de l’âge adulte et d’observer ces rituels immuables, ces gestes qui tissent le quotidien, toutes ces actions si simples et pourtant si chargées de significations, de liens invisibles qui unissent les gens de Meta di Sorrento entre eux, mais pas seulement, à tout ce qui en toi peut encore peut porter le nom d’humanité. Te voici un vieux comme disent les jeunes, comme toi tu le disais aussi jadis quand tu étais l’un des ces jeunes — les vieux. dans la fromagerie peut-être à cause de lui, le fromager— un homme à la stature pas bien imposante, presque malingre, mais au regard noir et vif et cependant tellement bienveillant et dont les mains comme des oiseaux armées de plumes tranchantes découpe avec générosité des morceaux de fromage pour nous les offrir— il les présente au bout du couteau, il les offre comme on offre le plus précieux, sa candeur, mais sans démonstration comme si tout ça était naturel, normal — ce bout de fromage comme un drapeau, un hymne, dans la nuit tout autour, bien au delà de l’épicerie , la nuit dans laquelle on peut se retrouver quand on songe au passé, à tous nos morts, tout ça bizarrement rassemblé là dans un simple bout de fromage, dans une ambiance laiteuse et beurrée — sourires, émotions, partage— on en rit avec du fromage plein la bouche on en rigole, on pourrait bien en pleurer mais non on discute, le fromager raconte des histoires prenant comme prétexte chaque type de fromage, son origine, son appellation, sa fabrication, des histoires qui semblent faire partie intégrante de la culture du village et je pense au monde, à la planète Terre qui n’est plus si ronde, au dernière nouvelle en forme de poire. Et tout ça à cause du gout de la poire mélangé à celui du parmigiano.. mais qui m’expulse soudain me fait éprouver encore de façon plus cruelle plus aigüe ma propre étrangeté au sein même de toute cette étrangeté méditerranéenne, sans me tromper sur la planque dont l’étrangeté se sert à travers des adjectifs. du regard suivre encore durant un instant fugace ce morceau de fromage de la pointe du couteau glissant dans l’air puis disparaitre, englouti entre les lèvres de cette femme qui nous conduit ici et en éprouver encore le même désir— à moins que ce ne soit âme défunte ce fantôme de désir – Mais plutôt et soudain vite—une issue pour s’enfuir. Le désir très semblable à ce moment-là à la poudre d’escampette. Prendere la polvere di scampo une confusion douce, et ce vieux sentiment retrouvé du nouveau du troublant, l’air s’est empli d’électricité, le bruit, le rythme des découpes du fromage le couteau heurtant la planche de bois , le bruit du papier froissé, des conversations animées, les effluves de fromage affiné se mêlent aux arômes du pain frais et du basilic. Ensuite nous marcherons longtemps dans les rues en pentes, le silence nous cueillera quand nos hanches se frôleront. A cause de la couleur sépia du souvenir, à cause du fromage qui ici à une texture semblable à celle de la pâte sablée sur la langue, et les odeurs d’iode de basilic…mais ça suffit. #02 La barre fixe De l’âge de 12 ans à 15 ans, il est pensionnaire dans le privé. L’institution Saint-Stanislas, à Osny, près de Pontoise. Une sorte de château avec un grand parc et un petit bief, la Viosne. Au milieu du parc un bassin circulaire rempli d’eau et, juste à côté des installations sportives de plein air. Il regarde les grands évoluer à la barre fixe et ça lui donne envie de faire pareil. Cette aisance, cette liberté, contrôler ainsi la gravité, la pesanteur quelle chance. Mais on comprend vite que ce n’a rien à voir avec la chance. Il faut s’entrainer voilà tout. Et pendant trois ans, de 12 à 15 ans pas une seule journée ne passe sans qu’il ne se rende à chaque interclasse à la barre. Les weekend également, et parfois durant les vacances scolaires, avec une dérogation spéciale fournie par le recteur de l’établissement, expliquant à ses parents que son comportement patati patata ne permet pas… bref. Il s’entraine assidument— ça et pêcher avec des agrafes des épinoches dans la Viosne, et puis aussi sortir autant qu’il peut des limites pour aller construire avec deux copains un radeau. On rêve de s’enfuir par tous les moyens. Et maintenant qu’il y repense la barre fixe aussi est un moyen. Au début il faut apprendre à hisser le poids de son corps à la seule force des bras. Rien de simple là-dedans, la traction réussie ne s’improvise pas. Il y a une façon d’agripper la barre en retournant les paumes des mains et qui n’est pas naturelle— ça ne coule pas de source . De plus, la barre étant à une certaine hauteur, il faut sauter pour l’attraper. Donc on s’entraine sur deux choses à la fois, apprendre à bien sauter pour atteindre la barre, puis une fois qu’on la tient hisser le poids du corps d’une façon bizarre au début mais qui devient évidente à la fin. Il lui faut bien une année pleine pour parvenir à enchainer plusieurs tractions. C’est douloureux, mais on apprend à aimer repousser les limites à supporter la frustration d’abord, puis la souffrance et même à la fin à l’apprécier. Chose qu’il rejette catégoriquement quand il s’agit par exemple de courir autour d’un stade— il trouve cela stupide. Au bout d’une année il parvient à enchainer plusieurs tractions à la suite, peut-être une vingtaine sans exagérer. On peut passer à l’étape suivante. Lever les jambes et effectuer un rétablissement pour se retrouver tout en haut avec la barre plaquée sur le ventre. Ici on appelle cette figure l’allemande . Toute une année encore pour s’approprier l’allemande de façon correcte, c’est à dire élégante. Car on peut bien sur y parvenir, au début par chance, ou par hasard mais ça n’est qu’un début. Tout est à retravailler dans le détail ensuite, la position des pieds, des jambes, effectuer donc cette fichue traction, celle qui, dans l’enchainement général, produit la bonne impulsion pour continuer avec le mouvement des reins et ainsi lever les jambes, jusqu’à se retrouver la tête en bas, et enfin— victoire : le rétablissement final. Les anciens finissent par partir et on devient soi-même l’ancien après trois ans. C’est la loi des choses ici comme partout. Le demi soleil est une chose, le grand soleil une autre. Il faut encore beaucoup d’entrainement pour y arriver. Puis aussi, il faut innover un peu, laisser sa trace, un souvenir pour les bleus qui arrivent comme on est arrivé là au début bouche bée, avec des envies plein les yeux. Découverte fortuite d’une figure bizarre. On se laisse aller en arrière et on n’est plus retenu que par le creux des genoux. Un mouvement de pendule qui emporte le buste à l’horizontale côté opposé et là on se décroche de la barre pour tomber droit comme un i sur le sable. Bouche bée les nouveaux. Et peut-être qu’avec un peu de chance, deux ou trois ans encore après on se souviendra de cette figure bizarre inventée par le célèbre B. On ne dira pas combien de fois il est tombé face contre sol avant d’y parvenir, on ne dira pas non plus ce que lui a couté l’entrainement à la barre fixe. On ne garde qu’un vague souvenir dans la rétine, un petit éblouissement, suffisant pour que les choses se perpétuent, jusqu’à ce qu’elles s’arrêtent, qu’on passe à autre chose. # 03 Chez le coiffeur Je suis chez le coiffeur, peut-être celui qui est à l’angle de la rue du Puits sans Tour, assis sur ce drôle de fauteuil. Le jeune type, ce n’est pas le patron, mais un nouvel employé. Il ne parle pas français, il ne sourit pas non plus. Tant mieux. Il appuie sur une pédale pour relever le fauteuil, et attrape la tondeuse. Dans le miroir il fait une sorte de mimique en portant sa main libre à son visage, m’indiquant la barbe. Je décline d’un mouvement de tête en regardant dans le miroir son regard qui n’est déjà plus là. Un homme derrière est venu avec un tout jeune garçon. ça me rappelle quand j’allais chez Pille avec le grand-père, à Vallon. Une petite impasse, pas très loin de la scierie Carion. Des lauriers formaient une haie. Ici nous sommes loin de tout ça. La grand rue de Péage de Roussillon, sinistrée par la centre commercial tout à côté. Des boutiques à vendre ou à louer. Et, pas moins de cinq coiffeurs. J’ai testé celui là il y a trois mois, j’y reviens, ce qui me plait c’est qu’on n’a pas besoin de parler, de sourire, on arrive, on n’attend pas beaucoup, un coup de pédale et hop en ressort allégé d’une très modique somme, un travail de qualité. Je suis chez le coiffeur, peut-être celui qui est à l’angle de la rue du Puits sans Tour, assis sur ce drôle de fauteuil. Le jeune type est aussi réservé et silencieux que la toute première fois le patron de la boutique. Il ne parle pas français, sauf pour dire 14 euros, merci. Tant mieux. Il pose le pied sur la pédale pour me relever et attrape la tondeuse. Dans le miroir il m’adresse cette sorte de mimique pour me demander si oui ou non la barbe. Je décline d’un mouvement de tête en cherchant dans le reflet son regard qui n’est déjà plus là. Une femme entre deux âges est venue avec un tout jeune garçon. ça me rappelle quand j’allais chez Pille avec la grand-mère à Vallon. Une petite impasse à côté de chez Carion, pas loin de chez monsieur le Maire, Binon. Des bégonias dans des pots sur les margelles. Ici bien loin de tout ça. La grand rue de Péage de Roussillon, a perdu beaucoup de son lustre de jadis. Le centre commercial pas très loin, toutes les boutiques à vendre ou à louer. Et, pas moins de cinq coiffeurs. Après avoir testé celui là je l’ai adopté depuis trois mois. J’y reviens. Ce qui me plait c’est que c’est sans chichi, très silencieux, on n’attend pas longtemps, un coup de pédale et hop—14 euros merci—et c’est impeccable. #04 D'un seuil à l'autre Cette proposition quatre me tanne. Dix fois que je recommence. Mais rien. C’est désolant. La difficulté se situe dans l’obstination pavlovienne de ce dialogue intérieur à s’interposer entre les petites choses et mon regard.. Alors qu’à l’origine, c’est très simple. L’idée est simple comme bonjour. Encore que bonjour ne soit pas toujours si simple qu’on le pense. Bref. Le marcheur marche. Depuis le seuil. D’un immeuble. Vers une bouche de métro. Voilà le sujet qui pourrait faire 160 pages au bas mot. Mais pourquoi faut-il que l’on supporte le discours intérieur d’un narrateur ce faisant. Par quoi le remplacer ce monologue. Peut-être judicieux de décrire, par le menu, la douleur. Car c’est un angle d’attaque. Le point de vue de la douleur, ça pose le personnage sans doute. Très à la mode. Alors disons que ça commence dans les chevilles pour parvenir dans les genoux. Fort à faire déjà dans ce premier temps. On pourrait étaler sa science par exemple. Nommer chaque muscle de la guibole depuis le tibial antérieur de l’avant-jambe, l’extenseur des orteils, le long extenseur de l’hallux dit communément Grand Droit, le court extenseur des orteils, etc. Mais non, pas drôle. Faudrait au moins que ça soit drôle en tout cas pour moi de l’écrire. A moins que je ne trouve soudain une ambiance, et tout de suite associé à celle-ci un ordre particulier pour en résumer la litanie. Comme anciennement face à la classe. Oui c’est ça. Devant le tableau noir. En récitant. Les mains derrière le dos. Avec si possible l’épée de Damoclès du coin et du bonnet d’âne— Les muscles de la jambe sont , du pied à la cuisse, le tibial antérieur, l’extenseur des orteils, le long extenseur de l’hallux, le court extenseur des orteils, le fibulaire antérieur, le tibial postérieur, le long fibulaire, le fibulaire postérieur, le triceps sural, le poplité et les muscles plantaires… Mais peut-être suis-je en train de griller les étapes. Maintenant que j’y pense, c’est bien trop rapide. Rappelle-toi. Reviens là. Assis. Pas bouger. Bon Toutou ! Tu es le narrateur. Tu sors sur le seuil d’un immeuble. Ah ouais. Et il est comment ce foutu seuil. Mettons que nous fussions dans la bonne ville de Paris. (Je n’ai même pas cité la ville, quel laisser-aller) Et l’immeuble. Il est comment. Bien sûr il est de style Haussmannien. Pourquoi pas. Et donc, d’y aller de ce souvenir livresque—la plupart de mes souvenirs ne sont plus que livresques à présent— des caractéristiques de l’architecture haussmannienne « Le seuil, ou l’entrée principale, d’un immeuble haussmannien est généralement orné de détails architecturaux raffinés. Il est souvent surélevé par rapport au niveau de la rue, créant ainsi un sentiment d’élévation et de grandeur. Des marches en pierre ou en marbre mènent à une porte d’entrée majestueuse encadrée par des colonnes élancées ou des pilastres richement sculptés. Par contre, impossible de me souvenir où j’ai lu ça. Mais non décidément, ça ne va pas. Mais pas du tout. D’abord parce qu’en premier lieu, je voudrais me passer de faire appel à un souvenir livresque de seuil haussmannien d’immeuble parisien. Je sais que je suis vieux. Mais je ne suis pas non plus un ancien combattant (merde) . Pas plus qu’une sorte de rat de bibliothèque. Secundo, il se trouve que c’est certainement de la frime. Un truc super rodé depuis des années. Faire appel à la référence je veux dire. Quelles sont vos références —ma petite bonne bretonne. D’une lecture notamment concernant les foutues caractéristiques d’un seuil d’immeuble haussmannien. Non, décidément. ça ne va pas du tout. Rien ne va. En fait, il est préférable que je sorte de l’immeuble pour aller voir directement de quelle nature est ce seuil. Sauf que je ne peux pas, je n’y habite plus. J’habite désormais une maison de ville dans un village ravitaillé par les corbeaux. Je suis à deux doigts de me morfondre je le sens. un, deux, ça y est je me morfond. D’un autre côté, je peux tout à fait ouvrir la porte de la maison, baisser un peu la tête, regarder mes pieds, je verrai un seuil. Ce serait suffisant pour commencer. Par contre, il faut que je change de but . La bouche de métro ça ne va plus. Je ne suis pas Sylvain Tesson, je ne parcours pas des bornes et des bornes pour écrire un bouquin. Je pourrais peut-être me rendre à la Gare. tiens. Décrire le merveilleux village dans lequel j’habite, toutes les boutiques à louer ou à vendre. La nouvelle agence immobilière Plaza qui flambant neuve détonne dans le décor lugubre des façades noires tout autour. Et puis cette place magnifique— qui ne sert absolument à rien du tout , que la municipalité a mis deux années à construire et qui depuis lors créer un bazar prodigieux pour se garer dans le coin, car autrefois c’était un parking. Un très grand parking. Et puis autrefois aussi c’était là que le marché, un très grand marché s’installait, deux jours la semaine. Alors que maintenant, juste quelques stands de fringues, de trucs chinois, de bidules inutiles. Enfin, j’anticipe. Je vais toujours bien trop vite. Il faudrait que je m’attèle à décrire mon premier pas, tout simplement. Le premier pas pour me rendre depuis ma maison jusqu’à la gare. Voilà. Je recommencerai demain. j’ai encore du temps. La proposition suivante vient le dimanche # 05 Une belle journée En tant que préposé de second grade affecté à la distribution du courrier, comprenez qu’il me soit impensable de flâner. D’ailleurs ce ne serait pas le genre. L’immeuble de la Karapatevou-Compagnie compte environ 25 étages , chaque étage comprend 10 bureaux, et, dans chaque bureau on peut envisager de tomber régulierement sur cinq postes de travail avec assis sur une chaise, ou un fauteuil, ou encore un tabouret, un ou une individu – qu’on mettrait un temps fou à saluer selon l’usage courant des désœuvrés. Embrassades, serrages de mains, courbettes et réverences, blague de potaches. Non merci, pas de ça Lisette ! Aussi, dès réception des gros sacs de la Poste à potron-minet , j’effectue le tri par étage , par bureau , par service et patronyme. Puis, je dépose cette manne dans un ordre immuable, petits destinataires en bas, grands au dessus, et vlan, dans mon chariot. Puis je me dépeche d’aviser le moment où le couloir est vide et d’emprunter, soulagé, l’ascenseur jusqu’au 25e pour redescendre un étage après l’autre jusqu’en bas. À chaque étage , comme une bombe je déboule, pose le courrier, ne dis ni bonjour ni au revoir, ni rien, tel un souffle de vent, un invisible. Et ça me va très bien. Vous pourriez penser qu’à l’heure du déjeuner je profite du vaste restaurant de l’immeuble. Pas du tout. Le simple fête d’imaginer m’asseoir à une table où des convives sont là réunis fourchettes en suspens et à qui il faudra parler , échanger, me donne à l’avance le tournis quand ce n’est pas la nausée. À midi tapant , je sors mon casse-croûte et disparaît à l’entresol. Ici sont les archives et on n’y voit jamais personne . De ma poche je sors mon Plutarque « vie des hommes illustres » que je le lis lentement religieusement durant toute une heure en mastiquant soigneusement chaque bouchée de mon sandwich. Parfois aussi je m’assooupis. Enfin, quand il est 13 : 45 h je remonte, reprends ma tournée , toujours de la même façon ainsi que je le fais tous les jours , cinq jours par semaine, 50 semaines par an sans compter les jours de congés évidemment. Je pensai à toutes ces choses comme cela arrive en plein mouvement répétitif dû à l’habitude bien ancrée quand je m’apercois que soudain, oh ! mais quelle surprise , mon pouce est sur l’index de la secrétaire-adjointe du département Recherche et développement du quatrième. Sous la pulpe un peu moite de mon doigt , refroidit tout à coup par le vernis glacé l’ongle, de son index à elle-sensation tout à fait insolite, differente en diable de celle prodiguée par la fraicheur habituelle de la porcelaine du bouton de l’ascenseur. Me voici donc à sursauter. – moi – oh oh ! et la dame du coup aussi : – Hiiiiii ! puis un blanc : blanc. Donc, nous nous excusons platement, surtout moi, pardonnez-moi, quel idiot par ci quel imbécile par là -ainsi que les personnes convenables doivent le faire. Et vite vite vite , plus vite que ça, après ce malencontreux incident, nous fusons de plus belle vers nos missions respectives. Et ma foi, malgré cela, (ou gràce à cela , on ne sait plus) , je crois bien qu’il s’agit d’une belle journée, une journée presque comme toutes les autres. #06 Façon d'aborder le monde par la main suite autobiographique Boulevard Lefebvre, parfois aussi Boulevard Brune, et aussi vers le Parc- Montsouris. Quel âge, pas moins de 7 et moins de 10. Durant les vacances, j’allais aider grand-père. On partait avant l’aube, vers des quatre heures du matin, d’abord à quelques rues de là dans le 15 ème chercher la marchandise au frigo, qu’il louait. Puis on chargeait, l’odeur de la viande, du sang dans le petit matin, le poids des cageots, mon étonnement chaque année un peu moins de parvenir à les soulever. Ensuite j’allais m’asseoir sur la banquette du J7 et grand-père passait la première, un grand manche avec une boule noire au bout. Une odeur de sang, de plumes et de poils, de tabac froid, les soubresauts du véhicule dans les rues alentours avant d’atteindre le revêtement lisse des boulevards. On déchargeait et à 7 heures tout était en place pour accueillir les premiers chalands. Souvent des vieilles et des vieux, des solitaires, des retraités, les samedi ou dimanche matin. Les dames avaient des mains parcheminées au bout desquelles un grand porte-monnaie, à fermoir doré s’ouvrait , elles en extrayait de leurs doigts maigres et noueux des billets et aussi des pièces jaunes pour faire l’appoint. Grand-père tendait alors sa grosse paluche dont chaque phalange était velue, touffue comme d’ailleurs le bout de son nez. Il y récoltait la manne empochait l’argent sans oublier l’échange, le colis qu’il gardait quelques secondes de plus dans l’ autre main, la vie c’est comme ça mon petit pote, donnant donnant. Dans les années 70 le bloc de l’Est n’était pas encore tombé, on parlait d’otages, de ponts, de brumes et de brouillard, de limousines, d’agents secrets. Jusqu’à me demander parfois si grand-père n’en était pas. Et avec ceci toujours le mot pour rire, pour amuser, pour qu’on se souvienne — ma petite chérie, vous ai rajouté un peu de mou ou de foie pour votre minou quelques nonos pour vot’ Toutou et comme un petit trésor bien mis en valeur, ces quelques os, ces modestes carcasses et ces charmantes pattes porte- bonheur — N’en donnez pas au chat non, pas de lapin, trop petits les os, dangereux, pour les boyaux. Il y avait aussi les flics qui passaient là par paire à pied ou plutôt non, à vélo — ça me revient, un agent spécialement dédié au contrôle des marchés. Des poignées de mains s’échangeaient au dessus des poulets morts, des lapins écartelés, des œufs frais, et des papiers, des papiers administratifs passaient ainsi par dessus l’étal, coup de tampon par ci, griffe tremblotante par là, prouvant, autorisant, indiquant que tout était bien en règle. Et quand celui-là était passé, grand-père avait l’air bien soulagé. Il calait une cigarette entre ses lèvres , plaçait une main en coupe contre le vent, les pluies, les aléas, les vicissitudes de la vie et battait le briquet, un briquet plaqué or qu’on recharge soi-même avec une de ces longues cartouches de gaz. L’odeur du tabac se mêlant à l’odeur de la viande, à l’odeur des passant, des effluves d’après rasage, de parfums bon marché, à l’odeur de la rue, des gaz d’échappement, et au printemps aussi à l’odeur du printemps frais voltigeant dans l’air froid et bleuté voguant vers le fait des immeubles, par dessus les immeubles, les balcons, l’odeur de l’azur frais du matin. Je crois finalement que c’était 1969, on venait de dire non à De Gaule et cet été là un homme marcherait sur la Lune. Enfin, à l’automne, les américains reviendraient du Vietnam. Il y aurait encore des mains avec des mouchoirs qu’on agite, des embrassades, des étreintes. On se reposerait un peu avant de recommencer encore de plus belle, presque pareil, en faisant croire que tout est différent. Grand père avait l’œil pour voir la gène et ne le montrait pas ostensiblement, par élégance, il ajoutait quelques œufs de plus, une cuisse, quelques foies, des gésiers, deux trois cous ou croupions , suivant l’ancienneté des chalands et parfois même sans. Au bistrot proche avec les copains, Totor notamment le marchand de légumes, il fumait et buvait après le casse-croute de 10 h le matin. La moitié d’un pain de 4 bourré à ras de pâté, salade, omelette fromage, cornichons. On me hélait de loin pour venir boire une grenadine, je regardais en l’air, c’était pour la plupart tous des géants. L’argent, les verres, les poignées de main. C’était un spectacle continu, genre au cirque les acrobates et funambules. Puis le boulot reprenait, hachoir et billot , emballage des volailles dans du papier glacé, plusieurs feuilles, on ne comptait pas, ni le sac en plastique, parfois deux, et maint cabas baillaient, s’ouvraient ébahis et l’on pouvait voir dedans ce que les clientes avaient déjà dépensé environ, de carottes de patates, un ou deux brin de céleris trois oignons chez Totor en face, qui nous regardait faire les deux mains bien calées sur les hanches avec son tablier de cuir en peau de Dahu il disait. Il voulait me couper les oreilles en pointe chaque dimanche boulevard Brune. Mais comment qu’il aurait pu, impossible vu qu’il n’avait qu’un bras, qu’une main qu’il avait laissé l’autre dans les Aurès en Algérie. Mais ça flanquait tout de même bien la trouille, on ne sait plus trop pourquoi quoi à partir de là, d’avoir les oreilles en pointe ou bien à propos de la vie en général. Des gestes de la main pour dire je te vois je t’ai vu au revoir, de petits gestes dus à la cohue au brouhaha du marché, si on ne gueule pas ici on n’est pas entendu, et parfois on préfère cela, en douce en parallèle, des discours de sourd-muet et qui nous vont très bien, l’esbrouffe étant souvent plus faite pour gagner seulement sa vie qu’autre chose, ici. #07 La voie du jet d'eau Je passe l’après-midi au Jardin du Luxembourg. Quand il ne pleut pas, je pars de Château-Rouge à pied et j’évite le plus possible les grands axes. C’est comme ça que je parviens, en une petite heure (environ) au bassin, que je tire une chaise verte en fer et que je m’y assois tout en cherchant du regard le jet d’eau au centre du bassin. Avec l’habitude —vous devriez penser que ce n’est qu’une simple habitude— une habitude comme les autres, et même une habitude bizarre, ne le sont-elles pas toutes — vous devez bien sûr penser que tout ça doit avoir un sens. Sinon ce serait insensé. C’est insensé. Vous devriez commencer par là. Asseyez-vous donc un instant , regardez le jet d’eau. Vous devez être attentif aux divers ondulations du jet d’eau. Stop, arrêtez. Vous ne devriez pas laisser filer votre imagination, en aucun cas il ne s’agit ici de rêverie. Trop tard, vous vous êtes fait avoir. Ce que vous voyez est une danse du ventre, mais c’est une fausse piste, déjà explorée, vous devez vous en écartez doucement— c’est insensé rappelez-vous. Ecartez donc au loin, encore plus loin, sans brusquerie, ne riez pas non plus, ne méprisez pas cette image de danseuse du ventre avec un diamant logé dans le nombril. Vous ne devriez pas . Et Plus vite ce sera fait mieux ça sera. Et revenez, revenez, vous devriez assez vite revenir à la question principale, primordiale. Bien sûr. C’est évident. Vous devriez imaginer cette question comme un axe. Pourquoi passer ainsi son après-midi quand il ne pleut pas à contempler ce fichu jet d’eau. Vous ne devriez pas non plus vous acharner à vouloir le comprendre comme on tente de résoudre une équation mathématique, je veux dire avec cette urgence perpétuelle que l’incompréhensible, l’effroyable, installent en soi. Il ne s’agit pas d’éprouver cette trouille. Laissez tomber. Non, laissez vous donc plutôt filer, vous devriez vous détendre, respirer, une deux, une deux, vous devriez tenter ou tâcher— sans pour autant vous acharner— de ne penser à rien. Voilà. Ne pensez donc à rien du tout. Vous vous y êtes presque. ça y est. Maintenant, vous devez avoir planté votre regard sur le jet d’eau et ne penser à strictement rien. Vous ne pensez plus à rien. Vous sentez à quel point vous aimeriez devenir, ça suffit. Vous êtes ce jet d’eau. Oh mais bien sûr , vous devez penser que j’exagère, vous devez vous dire —ce type est complètement maboul. Pauvre type. Vous devez vous sentir tellement différent de ce pauvre bougre qui perd son temps à observer un jet d’eau toute une après-midi. Le dos au Sénat. Et pourtant, ( pardonnez-moi d’insister ) , vous devriez y songer, vous devriez voir que vous faites strictement la même chose de votre côté. Ne le voyez vous donc pas. Vous devriez #08 Description d'une trempe On est là / toujours là/ il ou elle sont là/ plus là / c’est pas la paix / c’est pas la guerre / c’est autre chose/ c’est quelqu’un / qui ? / c’est lui ? c’est elle ? / on ne sait jamais /un coup-ci un coup-là/ couçi-couça/ sans raison / un coup oui un coup non / ici et là/ viens ici / fous le camp / le coup peut surgir / il surgit toujours / de n’importe où / on a la trouille/ au ventre/ n’importe où / n’importe quand / pif ! / paf ! / bam ! / la gifle/ la claque/ la beigne/ la bugne/ la châtaigne/ le ramponneau/ la baffe/ la branlée/ l’arrache-cœur/ la ceinture/ le fouet/ la trempe/ Il ou elle est là/ De tout son poids / purée de pois /pot aux roses/ pot pourri / pêle-mêle/ odeur de sueur / de fer / de peau / haleine/ oignon et ail / averse ou giboulée de poings/ il ou elle donne / on prend/ on déguste/ on encaisse/ on tombe/ on s’allonge/ on est tout en bas / tout nu / au sol / on s’évanouit / plus rien / néant / nada / que tchi / zéro / nul nul nul / aille ! / ouille ! / non dit la dame/ pas la tête. Bim ! / achevé. On n’est plus là/ tout est noir/ néant/ big-bang/ ça revient/ on est là/ encore/ , de rien à quelque chose / à neuf / de nouveau / cochon / veau / dindon / caca de chez caca / à se réveiller, à ramper, à vouloir se réveiller/ sans toujours bien y arriver / à recommencer/ ou pas/ tout au contraire/ écumer de rage/ écumer de triste / si triste/ de la tristesse piper une énergie/ qui déborde par les yeux/ car obstiné/ têtu / à toujours vouloir regarder / toujours vouloir voir/ la main/ la main/ la main / manifestement la main / avec les doigts, les poils sur les phalanges / le rouge du vernis à ongle / puis le poignet / la manche / le bras / le corps/ ne pas remonter vers la tête trop vite / le visage/ les yeux / plutôt voir la toute petite aspérité / sur le carrelage / le mur / le plafond/ se fixer tout entier à un tout petit clou qui dépasse / vouloir s’accrocher à quelque chose/ quand même/ ou pas/ à un pied de table / chaise / une paroi / un mur/ échec/échec/échec/ pim ! / pam ! / poum ! / on manque d’appui / ou pas / on retrouve le fichu aplomb / en invente un / au besoin / pour se relever/ vite vite vite encore aller / plus vite / ton aplomb / aller petit soldat de mousse / il faut se relever/ tu ne vas pas rester comme ça / ça serait bien le pompon / le comble/ tu vas te relever dis / tu m’entends / Il va se relever ce petit con ? / tu m’écoutes / aller fais pas semblant / on se relève/ ça y est / voilà / t’es un homme ou pas / encore et encore et encore et encore et encore et encore et encore/ c’est comme ça/ voilà / enfin / on y est / on s’est relevé / bien tout chiffonné/ à se déplier les muscles/ les nerfs/ les veines et veinules/ à numéroter ses abattis / tellement qu’on a mal on n’a plus mal / groggy/ ça tangue/ mal au cœur / nausées / beurk ! beurk ! beurk ! / mais quand même ouf ! / c’est passé / grand grand grand soulagement dans la maisonnée/ on s’est bien aimer/ on a appris à vivre / hum ! le fabuleux vivre ensemble / on en a eu à la pelle à tarte des tartes / c’est comme ça / faut les dresser n’est-ce pas / pas de rustine à y remettre/ Vive la République/ Vive la France/ Marche ou crève. #09 Gravure et grattage Le verbe « graphein » en grec qui pourrait se rapprocher phonétiquement de graver : la ligne, le dessin d’un mot, une suite iconographique que l’on nommera phrase, l’œil et la main à l’œuvre, peut importe le but, noble ou trivial qui eux viennent de la tête ensuite. On grave pour se souvenir du nombre de moutons, de brebis, pour se souvenir du nom de celui qui est allongé dans la tombe ( grave en anglais) On a marqué l’endroit de celle ou celui qui se trouve à l’envers du monde, au-delà. Dans l’ ICI-Gît. La plupart du temps, il s’agit de laisser venir quelque chose puis, le voyant passer, l’écrire, pour se dire je vais peut-être ainsi m’en souvenir, ou dire à quelqu’un j’ai vu passer quelque chose, c’est peut-être un lapin, une tourterelle, deux amoureux, un assassin, une vipère cornue, une automobile de luxe, un clown sur un vélocipède, un ministre en tutu rose. Mais cette chose bien qu’on veuille l’attraper, (d’où le geste) le grattage de fox terrier dans la terre meuble du clavier, de la page, de l’idée,« ça se carapate », se cache dans les pages d’un dictionnaire, dans le fait de se rassurer énormément à le voir là, immobile et « noir sur blanc » . J’ai vu passer un lapin blanc très affairé, je lui ai demandé l’heure il m’a envoyé bouler. Le geste se froisse, se recroqueville dans des mots mono ou duo syllabiques : con connard salaud crétin. De là l’expression lapin crétin, sûrement. Attraper le porte-plume, pas de marque, pas de différence, on a tous les mêmes plus des plumes et ( évite le côté vieux combattant, Sergent-Major) et de l’encre dans un encrier qui est violette. On trempe la plume dans l’encrier et on fait attention de ne pas tâcher la feuille lignée du cahier. On trace une lettre en tirant la langue et puis pour faire sécher on peut utiliser un buvard qui boit comme un trou l’encre comme l’ami Pierrot boit du pinard. On a le droit d’écrire à partir de la ligne rouge à gauche. Avant non, c’est une partie réservée à la maîtresse, au maître pour faire des commentaires, mettre une note, on connaît pas encore les likes à ce moment là. La lettre la plus difficile à écrire à la plume est dans doute le s chez moi, il manque souvent la barre oblique, la petite pente pour parvenir au sommet du s. Il parait que c’est un lien parental manquant de ne pas mettre d’oblique au s S ainsi que les hommes viventavec tous ces serpents qui sifflent sur leurs têtes. Il me fallait une Remington absolument. A cause des américains. Je ne pourrai jamais être écrivain si je n’ai pas une Remington. Il me fallait une Remington. J’en trouvai une par un dimanche pluvieux de l’année 1990, au marché aux puces de la Porte de Vanves. Elle pesait le poids d’un âne mort. Je l’emportai vers mon cinquième sans ascenseur. Je la déballai comme on déballe une fille, avec pas trop de précaution quand même. J’étais si pressé. Et heureux ; ça y était j’étais un écrivain américain, je possédais enfin ma Remington. Ensemble nous allions beaucoup nous aimer, nous ferions beaucoup d’enfants. Mais en fait c’était même pas vrai. Il y avait des touches qui restaient coincées, tout était rouillé. C’était une vieille machine ménopausée et stérile. Du coup j’écrivis des phrases à trou, je devins cruciverbiste, fabricant de mots mêlés et de puzzles. Le soir je la remisais dans sa boite ma Remington comme on enterre ses morts de la journée. Et le lendemain hop ! tout recommençait. J’aimais sa vieille voix éraillée, son rire de sorcière édentée. Je ne me souviens même plus où je l’ai abandonnée, dans quel taudis, quelle piaule d’hôtel dont je n’arrivais pas à payer le terme. Les petits carnets Clairefontaine donne l’impression d’avoir beaucoup de choses à écrire à la terrasse des cafés quand il fait beau que les femmes sont belles et que toi t’es moche. Tu ouvres ton petit carnet Clairefontaine au début pour te cacher, puis tu finis par explorer tout le vide qu’il contient. A la fin du écris juste la date puis tu hèles la fille le garçon s’il te plait l’addition. Peut-être que c’est plus facile dans un parc, assit sur un banc public. Tu sors ton petit carnet Clairefontaine ( reliure en tissu, ça ne se fait plus ) et petits carreaux attention, ton feutre à pointe fine. Tu retombes sur la date du jour et un gamin passe en te regardant comme si tu étais une statue. Tu ne bouge pas tu attends que ça se passe. Tu ne respires même pas. Ouf ça y est tu es redevenu invisible. toi tu vois tout mais personne ne te voit. ça offre quelques avantages, et presque aucun inconvénient. D’ailleurs, qu’est ce que tu attends pour l’écrire sur ton petit carnet Clairefontaine. Des fois sur mon carnet, je n’ai pas d’idée, juste des numéros de téléphone que je note quand ça tombe ( grave ). Ou des adresses de boites d’intérim. Cercueils de ma jeunesse dissipée. Ou encore la somme que je dois à la banque. Des calculs à n’en plus finir, Perrette et le pot au lait, bien compliqués. Des serpents qui se mordent la queue. Ou encore je dessine des vieilles femmes qui promènent des petits chiens. Très excitant. Mais le plus souvent je gribouille, toute une intrications de lignes, un sac de nœuds. Pas conservé grand-chose de tout ça. C’est que ça n’en valait pas le coup. Pas la peine de le regretter. J’ai essayé une fois le fameux stylo plume. Mais pas assez soigneux, ses cartouches se vidaient au fond de mes poches. Et puis pas assez patient non plus pour que la plume se fasse, et une fois faite catastrophe : je l’écrabouillais quand je l’oubliais dans la poche arrière de mes jeans. Crac ! Prends donc le bus avec de l’encre plein les fesses ensuite. Aujourd’hui j’écris sur l’éditeur de wordpress le plus souvent. Mon nouveau blog n’est pas meilleur que le précédent. Le prochain ne sera sans doute pas ça non plus. Mais je m’en fous. Ecrire c’est comme manger c’est le seul plaisir qu’il nous reste quand tous les autres nous ont abandonné. Ce n’est pas de moi, évidemment, c’est du détourné, du Brillat-Savarin. Donc je tape sur un clavier plus silencieusement plus souplement qu’autrefois sur ma Remington. Le geste d’écrire m’est nécessaire, comme d’autres ont besoin de faire un footing, moi j’ai besoin de me dégourdir les doigts. Est ce que ce que j’écris est littéraire, aucune idée. Et à vrai dire je m’en fous. Ado j’aurais voulu moi aussi être musicien, je grattais les cordes de cette guitare pour laquelle j’avais sué tout un été. Peut-être que gratter est une chose profondément humaine, ça ne nous distingue que très peu du chien ou de la taupe dans le fond. Sauf que nous grattons souvent à côté, dans une irréalité extraordinaire des choses absconses, fumeuses, on appelle ça la culture parfois. On gratte ainsi les choses comme de vieilles croutes aux genoux pour raviver la douleur de peur de devenir fantôme comme elle devenue fantôme. On ne peut pas y faire grand chose. C’est comme ça.|couper{180}

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