septembre 2025

Carnets | septembre 2025

30 septembre 2025

Sans la comédie, la tragédie, que serions-nous, que ferions-nous. Osciller de l'une à l'autre durant l'espace d'une journée nous procure un ersatz d'existence, nous sommes ainsi spectateurs de nous-mêmes, parfois applaudisant la prestation, parfois la conspuant. Chez Beckett, après la chute du rideau, il ne reste qu’un reste minimal : une chaise, un souffle, un mot qui revient. Le théâtre n’a plus besoin de personnage, ni d’histoire. C’est l’usure du langage, son extinction programmée. L’après-scène, chez lui, c’est la désolation : tout est tombé, ne survit qu’une voix résiduelle. Chez Novarina, l’après-scène prend la forme inverse : non pas le silence mais le trop-plein. Quand les personnages ont quitté la scène, quand le théâtre réaliste s’est effondré, il laisse venir une profusion de voix, un langage qui ne représente plus mais s’auto-engendre. L’après-scène est ce moment où les mots continuent à parler alors que le spectacle est fini, comme une coulée verbale qui ne reconnaît plus ni acteur ni spectateur. En somme, Beckett dit : après la scène, il n’y a plus rien que le vide. Novarina dit : après la scène, il n’y a plus que le langage lui-même. Mais dans les deux cas, c’est la même déconstruction : le théâtre ne raconte plus une histoire, il met à nu ce qui reste quand on retire l’illusion. Que resterait il dans l'écriture si je retirai soudain la reflexion, l'explication qui sont aussi des personnages familiers de ces textes. Si tu retirais la réflexion et l’explication, il resterait le plateau nu des phrases. Le geste, le souffle, l’objet. Non plus « dire ce que cela veut dire », mais simplement déposer ce qui est là. La tasse qui se vide, le rideau qui tombe, le bois du plancher sous les pas. Ce qui partirait, ce sont les commentateurs intérieurs — ces doubles qui analysent, qui éclairent. Ce qui resterait, c’est une écriture plus proche du théâtre de Beckett : phrases réduites à leur matérialité, séquences sans justification. Une sorte de présence brute : ni comédie ni tragédie, ni explication, seulement ce qui survit quand on a enlevé la logique. Tu toucherais à une écriture de la coulisse absolue, où même la pensée cesse d’être un rôle. L’énigme n’est plus résolue ni même posée : elle se donne dans le silence entre deux gestes. Sans la comédie, sans la tragédie. Le rideau est tombé. La salle vide garde l’odeur de poussière et de bois chauffé. Une chaise demeure, rien d’autre. On entend encore le craquement du plancher, peut-être un souffle, puis plus rien. Pas d’applaudissements, pas de sifflets, pas de spectateurs. Ne subsistent que des mots isolés, sans explication, des restes qui ne jouent plus aucun rôle et qui pourtant persistent. Peut-être que ce qui subsiste, après la comédie, la tragédie, après les voix et les inventaires, ce n’est rien d’autre que cela : quelques phrases encore debout, une chaise, un souffle. L’arbitraire a parlé, et c’est lui qui tient la scène. Illustration Angelus Novus Paul Klee, 1920|couper{180}

Autofiction et Introspection réflexions sur l’art

Carnets | septembre 2025

29 septembre 2025

Tout contact rompu avec M-A. La vraie raison : ce feu où j’ai jeté mes carnets. Pas tant pour leur contenu que pour le sacrifice. La perte inconsolable. Le chantage — réel ou imaginaire. “Écrire ou vivre.” Pas de rancune. L’incompréhension, l’égoïsme — le sien, le mien. Ce jour-là j’ai cru tout perdre. Vingt ans sans écrire. J’ai choisi de vivre, et ce fut un calvaire. Plus de filet, plus d’amortisseur. J’ai dévalé ces années à m’en cabosser le corps entier. M-A, j’espère, vit la vie qu’elle voulait. Moi, il m’arrive d’avoir envie de tout détruire. Appuyer sur “suppr”. M’effacer. Juliet n’aide pas. Ni ce crépuscule de septembre. Le silence, je le supporte. C’est l’impossibilité de parler qui m’écrase. Tout contact rompu avec M. Je n’ai pas envie de nouvelles. La curiosité se lève, retombe en dégoût. L’affection reste, étouffée. Perdre le contact est ma spécialité. Je n’attends pas qu’on m’écrive. C’est une discipline. Une préparation. On meurt seul. De Juliet j’ai retenu l’ennui. Lire la même chose, sans fin, sous tant de formes. Aussitôt la peur que mes textes fassent pareil. Ce qu’il manque — et je n’ai pas le droit de dire “il manque” — ce sont les moments quotidiens, pris dans la réalité. Trop rares. C’est ce que j’aime chez Léautaud, chez Calaferte : l’attendrissement, les animaux, les colères, les injustices. Un visage humain qui traverse. Dans Ténèbres en Terre froide, rien de tout cela. Je me souviens de G., et de M.H lorsqu’elles parlaient de Juliet. Cette emprise qu’elles convoquaient sous couvert de sentiments maternels. C'était leur écrivain, comme on aurait pu dire c'était leur enfant. Détestable. Comme ces mères qui veulent garder leurs fils pour elles seules. Leur victoire : qu’aucune autre femme ne puisse jamais les remplacer. À moins que les fils ne se retournent, les massacrent pour en finir. Inventaire des violences. Toujours le même chemin. Pas de nostalgie. Juste une énergie perdue, une résistance qui tourne à vide. Ne pas avoir écrit pendant vingt ans explique sans doute le décalage que je ressens avec ceux qui se targuent d’écrire. Comme si ce silence avait été un passage obligé. Ce qui est sûrement idiot. J’ai laissé Juliet pour Bernhard. Perturbations. Un médecin et son fils traversent une région autrichienne, croisent des figures de folie et de ruine. Le livre culmine dans la logorrhée du prince Saurau, enfermé dans son château. Je l’avais lu dans les années 80. Cette fois, en le reprenant, une sensation étrange : comme une mise au point télémétrique. On croit atteindre la netteté, puis tout se brouille. Relire est essentiel. Relire autrement, encore plus.|couper{180}

Auteurs littéraires Autofiction et Introspection oeuvres littéraires

Carnets | septembre 2025

28 septembre 2025

La première chose qui surgit, sans secousse, c’est le décalage. Présent depuis longtemps, mais soudain visible. Un nez. On discute sans y penser et, dans un silence bref, il apparaît : excroissance étrange, deux trous, et juste en dessous une autre ouverture, plus large, garnie de dents. Une bouche. L’étrangeté, c’est ça : interroger ce qui ne s’interroge jamais. Non pas un détail, mais une évidence logée au milieu du visage. Nous possédons tous ce nez, en même temps qu’il nous possède. Comme l’index qui frotte l’écran. Le défilement commence : images, annonces, miettes de phrases, un chien, une guerre, un sandwich. Tout s’enchaîne sans ordre, comme si la machine connaissait le rythme de nos pupilles. On croit choisir, mais c’est l’œil qui est choisi, l’index happé. La bouche reste close, tandis que le doigt scrolle, scrolle encore. Le véritable organe, c’est le doigt. Fascinant et terrifiant à la fois. Car l’humanité, c’est la main. Qu’elle soit réduite aujourd’hui au doigt et à l’œil laisse perplexe. Comme si nous avions consenti à cette obéissance, à cette croyance aveugle en des évidences qui n’en ont jamais été. Sans doute écrire sert-il à cela. Je ne peux parler que pour moi, bien sûr. Écrire me sert à traverser les évidences. C’est ce qu’on nommait autrefois, je crois, « enfoncer des portes ouvertes ». Hier matin Su. est revenue. Je n’étais pas certain qu’elle revienne à cause du prix. Elle n’a pas de ressources comme C., il y a quelques années. C. nous passe d’ailleurs le bonjour. Séance agréable, malgré la tristesse de Ca., qui avait enterré son bélier au petit matin. À un moment, elle me montre une photographie : elle voudrait en faire un tableau, dit-elle. Les cornes du bélier, en spirale. J’ai pensé à la suite de Fibonacci, à cette façon qu’ont tant d’éléments de s’organiser en chaos apparent sous forme de spirale. Il faisait douze degrés dans l’atelier, mais j’avais allumé les radiateurs un peu à l’avance : on a atteint un bon dix-neuf. Les chipolatas étaient succulentes, m’avoue S., qui mange peu de viande. Puis nous sommes montés vers Lyon où L. et N. nous attendaient. Ils avaient trouvé une place juste devant le Monoprix, rue de Cuire, ce qui nous a évité de trop souffrir pour trimbaler cartons et sacs — toutes ces vieilleries que S. adore récupérer pour ses vide-greniers. Au retour, discussion autour de la notion d’appartement. Et si nous vendions la maison ? Et si nous trouvions un appartement ? J’ai pensé à toutes ces vieilleries dont il faudrait d’abord se débarrasser avant un hypothétique déménagement. Une grande partie de moi disait oui, riche idée. Une petite résistait : après tout ce que tu as vécu ici, tout ce que tu as fait, créé, aimé, tu accepterais de tout quitter ? Et j’ai reconnu ce gamin de neuf ans auquel je ressemble sans doute ces derniers temps. Ce gamin colérique qu’on bringuebalait de lieu en lieu, incapable de s’enraciner.|couper{180}

Autofiction et Introspection

Carnets | septembre 2025

27 septembre 2025

J'ouvre à nouveau Ténèbres en Terre Froide comme si je grattais une vieille plaie. La douleur vient de cette même difficulté, différente pourtant, que j'éprouvais alors au même âge. Dans d'autres circonstances, certes, mais je reconnais cette volonté, ce besoin vital, de suite contrarié par l'incapacité de l'exprimer. Et aussitôt ces phrases posées, j'ai envie de les biffer : elles me révèlent mon impuissance, ma lâcheté. N'ai-je donc pas assez de recul, un peu de commisération envers nous deux, si semblables à tous les jeunes gens. Comme si tu voulais encore être jeune et t'indigner — mais l'indignation ne rend pas la jeunesse. Quant à la vieillesse que tu nommes ainsi, c'est la même chose, exactement la même chose, sinon rien. Tu refuses de voir trouble, mais c'est ce qui se produit : la vue se brouille, l'entendement aussi, tu deviens brouillon dans la vieillesse comme tu l'étais dans la jeunesse. De là vient ton refuge dans le concept de brouillon, jusque sur ce site. Tout reste brouillon, en attente d'une mise au propre sans cesse repoussée. Tu te brouilles avec toi-même, puis avec le monde. La brouille déborde : marge, campagne, pavé des villes. Et voici encore un bloc de texte pour dire peu. Une phrase suffirait, un mot : vulnérable. Aujourd'hui comme hier, et sans doute demain. Et ce désir encore, ce désir d’aller plus loin, plus en profondeur, comme si l’insatisfaction se confondait avec la brièveté. Normalement, c'est à cet instant que tu parles de tout autre chose, pour fuir. Et si tu t'abstenais de le faire aujourd'hui.|couper{180}

Autofiction et Introspection
27 septembre 2025

Carnets | septembre 2025

26 septembre 2025

Je reviens aux pensées enfantines. Ces idées étranges que j’ai fini par taire. On appelait ça de l’animisme, doublé d’idiotie. On disait aussi que j’avais un génie des nombres, tué net par l’école des années soixante, ses classes, ses cahiers. J’ai écrit quelque part qu’il suffit de croire pour devenir. La croyance comme moteur du travail. Rien de miraculeux. Une simple astuce. Mais une fois débusquée, impossible d’y croire encore. Alors surgit la question : d’où vient-elle, cette croyance ? On comprend qu’elle n’est pas de soi. Elle vient d’un héritage. Quelqu’un, jadis, a voulu commencer quelque chose qu’il n’a pas pu finir. En nous demeure sa plainte, son inachèvement. Le plus faible de la fratrie la transporte, rêve d’un accomplissement possible. L’idée de génie n’est qu’une scorie, une poussière sur cette plainte. croyances fossiles, enfouies au plus profond de l’oubli Fermer les yeux. Se boucher les oreilles. Plisser les lèvres. Automne dehors, automne dedans. Arbre et feuilles. racine lente, tronc droit, feuilles bruissantes Comment sera la littérature au XXIIᵉ siècle. Quand j’étais enfant, dans une galerie avec ma mère, j’avais trouvé l’exposition incomplète. Pourquoi seulement l’œil et la cervelle ? Pourquoi pas le corps, l’odeur, le pas qui monte et descend ? Après l’autofiction et le nombril, après l’anthropocentrisme, peut-être viendra le temps où les pierres, l’eau, la végétation parleront enfin. Une langue commune. Un espéranto cosmique. Nous ne mangerons plus rien. Les vieilles faims, les vieilles soifs auront disparu avec la solitude et la haine. compression. mémoire froide. millénaires comptés. silence plus lourd que vos livres. écoulement. fragments de lumière. j’absorbe les voix, je les roule, je les rends sans hiérarchie. racine. sève. expansion lente. je parle depuis vos os et vous n’entendez pas. illustration : Ansel Adams, Paysage de l'Ouest américain Si on fait CRTL+F5 peut-être d'autres formes d'autres textures dans le texte ...|couper{180}

Autofiction et Introspection

Carnets | septembre 2025

25 septembre 2025

Tout semblait normal. Tout continuait comme avant. Mais derrière la façade, non : rien n’était plus comme avant. La vie se jouait dans un décor de carton-pâte. Nous le savions. Bien sûr que nous le savions. Le piège s’était refermé : banques, crédits, salaires, échéances. — Et si tu plaques tout, si tu te tires, il se passe quoi ? dit Watt. Molly est partie dans un long monologue. La lâcheté des hommes en général, celle de Watt en particulier. Alors Watt a dit : — Oui, je suis lâche. Tu as raison, Molly. Tu as raison sur toute la ligne. Il avait craché le morceau. Ça ne l’a pas réjouie. Elle attendait un autre rebondissement. Pas un prince charmant, non. Mais au moins autre chose. Si tu essaies de retrouver le poison des années 80, tu t'apercevras que c'est le même dans les années 2000 puis 2020. *Célébrité et pognon*. Voici comment la jeunesse est décimée de génération en génération. Rêves : un tribunal ou quelque chose qui ressemble à un tribunal, les juges sont en hauteur. Ils surplombent le mis en cause. —Qu'avez-vous à dire pour votre défense ou quelque chose dans ce genre là. Le mis en cause reste muet. Et pour cause on lui a cousu les lèvres. — - second rêve plus érotique sans doute dû à une vidéo vue hier concernant les brodeuses essayant de suivre le fil des poétesses détalant en improvisant. Des bas blancs et des petits bouts de chair comme des flashs. Et soudain horreur je me retrouve à la Défense, peut-être au Feel One. Il pleut sur la dalle dehors, je suis seul sur le grand parvis, une ombre passe et je me retrouve à courir derrière, à broder moi aussi. Il faut s'intéresser à la qualité des pdf, blancs, mise en forme... et surtout ce petit trait de coupe en bas de page, fascinant.|couper{180}

Autofiction et Introspection

Carnets | septembre 2025

24 septembre 2025

Lyon. E. montre ses mains. Blanches, veineuses. Aux doigts, un rouge écaillé, résidu d’une semaine. La peau laisse voir l’os. Elle ne mange presque plus. Une demi-quenelle, pas davantage. Mais la crème à la vanille, un pot entier. Elle minaude, puis avale. Si maigre qu’un souffle pourrait l’emporter. S. s’énerve. Leur lien, c’est ça : colère et miroir. Quand je pars, elles se calment. Sans observateur, le flux circule. Comme en physique : absence qui libère les ondes. Je lis Koltès. Le mot or s’impose. Or donc. Or ni car. Souvenir scolaire. Certains mots collent, détonnent, comme des vols. Alors, pourquoi pas une langue de voleur ? Mais voler, pour moi, c’était décoller du sol. Quelques secondes. Retomber. Repartir. Vol de poulet. Dans le rêve, je savais la faille, mais je n’y changeais rien. L’enfer est peut-être ça : voir l’erreur, et malgré tout recommencer. idée d'histoire à partir de : Pendant les trois jours de noirceur, il n'y aura plus de démons en enfer. Ils seront tous sur terre. Ces trois jours seront si noirs que quelqu'un ne pourra voir ses propres mains. Ceux qui ne seront pas en état de grâce mourront de frayeur provoquée par la vue d'horribles démons ou bien ils mourront de démence. Un soir la nuit a décidé de rester. Plus de soleil. Plus d’électricité. On ne voit pas sa main. On ferme les volets, on tire les rideaux, on allume des bougies qui saignent leur petite cire. La maison devient îlot. On écoute : dehors, ça crie et ça chante des voix qu’on reconnaît. Une voix d’enfant. Une voix qu’on aimait. Elles raclent les portes. Elles supplient qu’on ouvre. Ils savent imiter. Ils savent appeler les noms. Ils savent parler comme si rien n’avait changé. On entend des doigts gratter le bois, des langues lèchent la serrure. La compassion, ici, pèse comme une pierre. Ouvrir, c’est donner sa chair. Rester, c’est laisser l’autre hurler. On attend. On compte les gouttes de cire. On boit à petites lames de thé. On s’apprend des mensonges : ce n’est pas réel, ce n’est pas réel. Mais la nuit a densité, elle colle, elle entre par les fissures. Elle trouve des oreilles. Et puis la pensée débarque, absurde, aiguë : nous qui parlons d’humanité, nous qui croquons du poulet, du bœuf, du poisson — ne sommes-nous pas nous-mêmes des prédateurs ? Sous nos doigts graisseux, n’avons-nous pas l’œil d’un autre, la faim d’une entité ? Si la compassion ouvre la porte, la voracité la creuse de l’intérieur. Un enfant appelle. Sa voix est exactement la voix de l’enfant qu’on a aimé. On regarde la poignée. La main tremble. On a sur la langue le goût du blanc de poulet, le souvenir salé d’un repas. Un petit rire, mécanique, s’exhale de la nuit. On lâche la poignée. On recule. La bougie vacille. La nuit rit. La garrulité rôde derrière ces deux textes, ne lui ouvre pas la porte. illustration : Main rouge levée, Egon Shiele 1910|couper{180}

Autofiction et Introspection

Carnets | septembre 2025

23 septembre 2025

Koltès. Dès lors et pour un temps. La phrase s’enclenche comme une machine administrative. Vide. On administre. Une correction aussi, dans la chair. L’automne tombe d’un coup. Froid, pluie. Mais le climat n’est plus une excuse. Ni gai ni triste. Entre deux. Plus simple de se dire : je ne sais rien. Réécrire, c’est me démembrer. Puis voir surgir un texte qui n’est pas moi, pas l’autre. J’aime ce déplacement. Écrire ici, c’est ça : rien chercher, juste laisser venir. À l’étage, au-dessus de l'atelier, tout est resté comme il y a dix ans. Meubles paternels, cartons, vieilles toiles. Et le bois. Tas de bois énorme. Peur de jeter, fantasme du « ça peut servir ». Défaut de confiance en l’avenir. Dès lors et pour un temps. Il faudrait apprendre à jeter. Ou au moins lever la main, la laisser tomber.|couper{180}

Auteurs littéraires Autofiction et Introspection

Carnets | septembre 2025

22 septembre 2025

Cette étrange mentalité, aristocratique plus que petite-bourgeoise, cette maladie obstinée qui persiste à considérer l’argent comme de la merde et, dans le même mouvement, à se complaire dans son absence, comme si le manque lui-même devenait une forme de distinction, tout en caressant malgré soi l’idée — vague, honteuse, presque interdite — qu’un jour, par un retournement aussi imprévisible qu’espéré sans vraiment l’être, la roue se décidera à tourner et que l’on retrouvera alors son rang, sa noblesse, non par le travail ni par l’effort ni par la patience, mais au terme d’une suite d’opérations hasardeuses, hasardeuses au point d’en être risibles, qu’on s’empressera aussitôt, pour se préserver, pour sauver la façade, de rebaptiser d’un nom plus digne, plus acceptable, presque solennel : Providence, cette mentalité enfantine — peut-être, à ce stade, le doute est-il encore permis — mais le doute, à l’instar du manque, n’est-il pas du même ordre, inversé, dont tu te sers depuis toujours pour t’expliquer à toi-même, surtout cette obsession d’indigence chronique, miroir parfait de cette autre obsession, celle d’une abondance dont tu ne saurais que faire parce que le verbe t’évoque cette chose sombre, souterraine, abjecte et répugnante, ce fer dont on se sert pour imposer sa force, son pouvoir en écrasant l’autre d’un point à l’autre de la planète, ce fer qui pénètre les chairs, qui détruit des vies, qui ruine les projets modestes bâtis de père en fils, ce fer dans la paume de qui domine parce qu’il possède, lui, l’argent, le choix, la décision de t’anéantir quand bon lui semble, et cette rage — cette folie qu’apporte cette rage, exactement semblable à la folie du pouvoir — que tu ne pourras jamais, toi, montrer vraiment parce que la loi, bien sûr, règne désormais dans ton crâne, émissaire bouffon de ceux qui possèdent cet argent, ce pouvoir, cette même folie que la tienne mais par cooptation, par association, par malignité et supercherie, et qui ne te renvoient jamais que devant le même mur, ce mur de la honte que tu reconnais aussitôt, que tu avais déjà rencontré, que tu retrouves encore et contre lequel tu t’appuies d’abord pour tenir puis pour céder, jusqu’à n’avoir plus de front, plus de mots, seulement ce martèlement sourd — ta plainte, ta colère, ta honte — mais cela aussi fait partie du procédé : t’occuper ainsi, te laisser dans ce trépignement tandis qu’ils s’engraissent encore et encore en se moquant de toi et de ton trépignement, et qu’ils refondent ainsi toute une échelle de valeurs dont tu seras l’exclu, parce que pour eux être c’est exclure, parce que pour eux être c’est avoir, et qu’ils passent le plus clair de leur temps à t’avoir — regarde, regarde comme ils t’ont, ils t’ont comme ils ont eu ton père et tous les autres avant, et probablement tous ceux qui viendront après, et ça n’aura jamais de cesse, tu le sais à présent, ça ne s’arrêtera qu’au terme de tous les génocides, quand ils seront seuls les uns face aux autres, tous ceux de la même caste, et qu’ils découvriront que leur haine de l’autre n’est que haine d’eux-mêmes, et qu’ils s’entretueront une dernière fois encore, sous la voûte étoilée, devant le regard des étoiles indifférentes, d’un univers qui ignore leur existence et qui, la connaîtrait-il, resterait muet, incapable du moindre jugement — et c’est alors, dans ce silence cosmique, que tu sens l’amertume descendre déjà dans ton corps comme une coulée souterraine, et qu’elle s’installe, patiente, dans tes veines jusqu’à devenir ce poids qui te fait vieux d’un coup, qui te fatigue, qui t’éteint dans cette surdité volontaire face à leur bruit comme au tien, car les cris et les pleurs n’y changeront rien, tout cela est au programme de la perte de temps décidée en amont, et si par ce que tu nommes encore hasard l’idée te prenait de te lever pour marcher vers eux et les détruire jusqu’au dernier, les derniers seraient aussitôt remplacés par d’autres dont tu ne saurais même pas que tu fais partie — et quel effroi soudain de t’apercevoir que tu en fais partie, indéniablement tu en fais partie, comme chacun de nous, diront-ils dans leur dernier souffle en ricanant, fiers d’avoir renversé leur échelle pour bâtir le gouffre, et dans ce gouffre tu tombes, tu tomberas avec eux.|couper{180}

Autofiction et Introspection dispositif Narration et Expérimentation

Carnets | septembre 2025

21 septembre 2025

Ne plus rien voir, ne plus rien entendre : juste l’élan nu d’aller jusqu’aux limites, les franchir d’un pas sec, sans se retourner. Une pulsion de coupure, avant les mots, pour éprouver si le vide peut tenir lieu de monde. Cette épidémie de solitude qui frappe l'humanité est sans précédent. Il fallait qu'elle advienne dans une époque marquée par la communication à outrance. Communiquer ce n'est pas créer une chapelle, une église, encore moins une « religion ». à moins que si justement, ce ne soit précisément que cela. Le bourdonnement d'une mouche je m'éfforce de ne pas l'entendre. Idem pour ce moteur dans le voisinage. Idem pour l'avertissement diffusé par les hauts parleurs, ceux de la gare proche, poussés par le vent. Idem pour tout ce qui rumine en moi, tout au fond de moi. S'efforcer est-il le bon mot, je ne crois pas. Non, j'écris et en même temps que j'écris tout cela je franchis cette frontière. Me voici dans mon propre désert soudain, je m'en rends compte à présent. Illustration Etat-d'âme-Les-adieux-2-Boccioni , 1911|couper{180}

Autofiction et Introspection dispositif peintres

Carnets | septembre 2025

20 septembre 2025

Quelques efforts physiques. Fini de débarrasser la cave : j’y ai remonté huit carcasses d’ordinateur, emballées dans du plastique. J’avais déjà récupéré pas mal de composants — disques durs, mémoire, un ou deux ventilateurs, quelques alimentations. Que faire de ces carcasses ? Les emporter à la déchèterie, certainement. Dire adieu à quelque chose que je ne sais pas définir. Je n’ai pas envie de le définir. Toujours une grande tristesse de jeter tout ça, puis ce drôle de soulagement, physique, d’être allégé d’un poids. Un poids de quoi ? Peu importe. J’écris pour moi. Si je me dis que j’écris pour d’autres, ça ne marche pas. Les poses. Cette horreur de la pose m’est venue d’un seul coup. La pose, dans tout, m’horripile — bien au-delà du paragraphe, du moment présent. En même temps il faut poser, faire semblant. Sinon tu n’as pas d’élèves, ils partent. Tu ne peux rien faire sans poser. Pas de révélation argentique sans ce foutu temps de pose. Ne laisse pas traîner les épreuves trop longtemps dans le fixateur. Ensuite il y a pose et pose : l’amabilité, le calcul de la bonne distance. Mais quelle énergie ça demande. Plus ça va, moins j’ai envie de dépenser cette énergie. En tout cas pas partout, pas avec n’importe qui. De toute façon mon principal client, c’est moi : j’arrive à me pomper sans vergogne. Le prix à payer : nuits d’insomnie, sensation d’être un singleton perdu dans l’espace intersidéral, surtout celle d’être vieux, faible, vulnérable. Me dire « ça suffit, relève-toi, bouge » ne me convainc plus. Ça ne m’a jamais convaincu, sans doute. Une sorte de mantra qui ne marche plus. Comme toutes ces choses inventées pour ne pas s’effondrer en pleine rue. Elles ne marchent plus. On tient malgré tout, je ne sais pas comment. Bien en peine de le dire aussi. Du charabia. Tu pourrais l’effacer, ça ne changerait rien. Il s’est installé, il suce la moelle. N’attends pas d’ordre. Laisse aller le charabia. Je tiens dans le verbe tenir, replié en lui, transporté en lui, comme dans un ventre.|couper{180}

Autofiction et Introspection

Carnets | septembre 2025

19 septembre 2025

Réveil à 00h15. Peut-être mon imagination (ma folie ?) : impression persistante de déconnexion. Comme si j’avais traversé des voiles de réel pour me retrouver en terre inconnue. Je ne reconnais plus rien. Les mots qu’on me dit, les injonctions, les mots d’ordre : je les repère aussitôt pour ce qu’ils sont mais ils n’ont aucune prise sur ma volonté. Je les entends, je ne les écoute pas. En faire qu’à sa tête, disait-on autrefois. Comme si ces injonctions s’adressaient à un double — celui qui vit dans cette fréquence nommée réalité par la plupart de ceux que je côtoie. Je ne suis pas dupe. C’est une anomalie de ne pas l’être. Une anomalie que je paie cher, sans en être responsable. J’ai multiplié les efforts pour appartenir à cette réalité, tenaces, réguliers, mais tout s’est toujours soldé par un effondrement. Alors je me retrouve projeté à des années-lumière de cette fameuse réalité, dans un no man’s land devenu presque un chez soi. Et si ce que nous appelons rationnel, raisonnable n’était que la plus monstrueuse des fictions ? Aussitôt mes frayeurs d’enfant reviennent. Des squelettes dévalent l’escalier du grenier derrière la porte de la chambre. Le rideau rouge de la penderie s’entrouvre : la Bête du Gévaudan surgit avec un rictus abominable, tentative grotesque de compassion. Recouché à 4 h, après une nuit de code. En filigrane : une pensée insistante — s’enfoncer de plus en plus profondément, vers quoi ? J’avais déjà connu cette sensation enfant ; je m’étais évanoui. Et si j’inventais le monde autour de moi ? Dans ce cas, qui suis-je ? C’est à la fois répugnant et attirant. L’aspect répugnant prime, et c’est pour cela qu’il m’attire. Enfin en avoir le cœur net. Dans mes cauchemars, je les voyais : des créatures toxiques. Leur toxicité ne venait pas d’un jugement moral mais du fait qu’elles me pompaient une énergie inouïe. C’était leur nature. Ceci expliquant en partie mon impossibilité d’avoir des enfants. J’avais déjà cette cohorte aux basques à six ans, et cette obligation de responsabilité envers elle. J'étais le père de mon père, le père de mon grand-père, le père de tous mes aïeux — chargé de tenir, à bout de bras, les enfants qui n'allaient jamais naître.|couper{180}

Autofiction et Introspection