La première chose qui surgit, sans secousse, c’est le décalage. Présent depuis longtemps, mais soudain visible. Un nez. On discute sans y penser et, dans un silence bref, il apparaît : excroissance étrange, deux trous, et juste en dessous une autre ouverture, plus large, garnie de dents. Une bouche. L’étrangeté, c’est ça : interroger ce qui ne s’interroge jamais. Non pas un détail, mais une évidence logée au milieu du visage. Nous possédons tous ce nez, en même temps qu’il nous possède. Comme l’index qui frotte l’écran. Le défilement commence : images, annonces, miettes de phrases, un chien, une guerre, un sandwich. Tout s’enchaîne sans ordre, comme si la machine connaissait le rythme de nos pupilles. On croit choisir, mais c’est l’œil qui est choisi, l’index happé. La bouche reste close, tandis que le doigt scrolle, scrolle encore. Le véritable organe, c’est le doigt. Fascinant et terrifiant à la fois. Car l’humanité, c’est la main. Qu’elle soit réduite aujourd’hui au doigt et à l’œil laisse perplexe. Comme si nous avions consenti à cette obéissance, à cette croyance aveugle en des évidences qui n’en ont jamais été. Sans doute écrire sert-il à cela. Je ne peux parler que pour moi, bien sûr. Écrire me sert à traverser les évidences. C’est ce qu’on nommait autrefois, je crois, « enfoncer des portes ouvertes ».


Hier matin Su. est revenue. Je n’étais pas certain qu’elle revienne à cause du prix. Elle n’a pas de ressources comme C., il y a quelques années. C. nous passe d’ailleurs le bonjour. Séance agréable, malgré la tristesse de Ca., qui avait enterré son bélier au petit matin. À un moment, elle me montre une photographie : elle voudrait en faire un tableau, dit-elle. Les cornes du bélier, en spirale. J’ai pensé à la suite de Fibonacci, à cette façon qu’ont tant d’éléments de s’organiser en chaos apparent sous forme de spirale. Il faisait douze degrés dans l’atelier, mais j’avais allumé les radiateurs un peu à l’avance : on a atteint un bon dix-neuf.


Les chipolatas étaient succulentes, m’avoue S., qui mange peu de viande. Puis nous sommes montés vers Lyon où L. et N. nous attendaient. Ils avaient trouvé une place juste devant le Monoprix, rue de Cuire, ce qui nous a évité de trop souffrir pour trimbaler cartons et sacs — toutes ces vieilleries que S. adore récupérer pour ses vide-greniers. Au retour, discussion autour de la notion d’appartement. Et si nous vendions la maison ? Et si nous trouvions un appartement ? J’ai pensé à toutes ces vieilleries dont il faudrait d’abord se débarrasser avant un hypothétique déménagement. Une grande partie de moi disait oui, riche idée. Une petite résistait : après tout ce que tu as vécu ici, tout ce que tu as fait, créé, aimé, tu accepterais de tout quitter ? Et j’ai reconnu ce gamin de neuf ans auquel je ressemble sans doute ces derniers temps. Ce gamin colérique qu’on bringuebalait de lieu en lieu, incapable de s’enraciner.