décembre 2023
Carnets | décembre 2023
11 décembre 2023
Il suffit de s’asseoir dans une salle de réunion pour voir les évidences se mettre en place. Elles arrivent en tête de phrase, “évidemment”, “il va de soi que”, “de toute évidence”, précédées d’un soupir, d’un sourire fatigué. Elles servent de boucliers : on les pose devant soi pour ne pas avoir à montrer ce qui se passe dessous. On lève un tableau, un graphique, un slogan, on dit que c’est clair, que c’est prouvé, et l’affaire est close. Il regarde ça, lui, en silence, en s’emmerdant à cent sous de l’heure. Il n’a plus envie de discuter, mais quelque chose en lui refuse d’avaler ces phrases toutes faites. Il se demande ce qui se passerait si, un matin, il se réveillait dans un monde où plus rien n’est présenté comme évident, ou au contraire dans un monde où tout le serait. Dans le premier cas, ce serait le chaos, un doute permanent, épuisant ; dans le second, une dictature souriante, où tout serait décidé “en haut lieu” au nom du bon sens. Il pense à Pascal et à ce Dieu qui ne se manifeste pas avec l’évidence dont il serait capable, et il se dit qu’il y a là une forme de délicatesse : laisser une marge de jeu entre croire et ne pas croire. Ce que n’ont plus les évidences de bureau, qui tombent comme des matraques sous des airs de justice. Le même mot circule ailleurs, dans les images. Avec la photographie, des morceaux du monde qu’il fallait autrefois inventer sur la toile se sont retrouvés saisis d’un coup. Ce qui paraissait aller de soi dans une peinture figurative – tel geste, tel paysage – lui semble maintenant suspect, “trop vrai”, comme déjà vu. L’hyperréalisme, censé chasser le doute en montrant chaque pore de la peau, lui donne plutôt l’impression inverse : une sorte de blague insistante, un humour glacé qui en rajoute dans le détail pour mieux interroger ce qui est montré. Phare ou brûlot : il ne sait jamais si on allume ces lumières pour guider ou pour égarer. Dans sa propre vie, les évidences qu’on lui a tendues ont rarement tenu longtemps. “C’est évident que la famille est un refuge”, “évident qu’il faut un vrai toit”, “évident qu’à plusieurs on va plus loin.” Il pense aux années à ne pas réussir à habiter un lieu, à ces chambres d’hôtel impersonnelles où il se sentait paradoxalement plus à sa place que dans les appartements censés l’ancrer. Il pense à ces groupes où l’on se retrouve “pour ne pas être seuls”, et où il a souvent eu la sensation de se perdre plus vite et plus mal qu’en restant isolé. À force, il a pris le pli mauvais de se tenir de côté, de refuser ce qui est présenté comme allant de soi, parfois par lucidité, parfois par simple réflexe. Il sait bien que tout n’est pas mensonge, que certaines choses tiennent debout sans qu’on ait besoin de les asséner, mais il continue de se méfier des phrases qui s’annoncent avec tambour. Peut-être que ce qui lui reste, au milieu de ce vacarme, c’est le droit de ne pas décider trop vite si ce qu’on lui montre est un phare ou un feu de paille, de laisser un moment la possibilité que ce soit l’un ou l’autre. Écrire lui sert à ça : non pas à réciter ses propres évidences – il en a assez – mais à les entamer, à les fissurer, à voir ce qui se cache derrière ce mot lourd, “évidence”, avant qu’il ne lui tombe une fois de plus sur la tête comme une tarte à la crème.|couper{180}
Carnets | décembre 2023
10 décembre 2023
Plus il écrit, plus il a l’impression de creuser quelque chose en lui, une veine de honte qui ne se tarit pas. À force, il se dit qu’elle finira peut-être par s’épuiser, que toute honte sera un jour bue, piétinée, recouverte, et qu’alors il ne restera qu’un trou, un morceau manquant dans la roche. À l’inverse, les jours où il n’écrit pas, il se sent se ratatiner, se durcir, un arbre tordu par le vent qu’on aurait laissé pousser sans soin. Il fantasme une fierté sèche : écrire peu, mais “important”. Il voit bien que dans un cas comme dans l’autre, au bout, c’est le vide qui l’attend, soit par excès, soit par manque. Cette oscillation l’épuise plus qu’elle ne l’éclaire. Elle se double d’une autre : l’impression d’être en exil sans pouvoir dire d’où exactement. Il regarde les gens raconter leur vie, ils ont le chic pour lui donner une forme, une ligne, ils en tirent une substance, quitte à en inventer une partie. La fiction semble pour eux un réflexe naturel. Lui cherche d’où lui vient ce sentiment d’être toujours à côté. Il remonte la chaîne. Il se souvient du regard de sa grand-mère, de celui de sa mère, ces yeux qui semblaient déjà regarder depuis un ailleurs. En se penchant sur le miroir de la salle de bain, il retrouve cette trace : mêmes yeux, même fatigue ancienne, quelque chose comme un regard d’exilé. On dit “juif errant”, il pense “juive errante”, d’abord. C’est surtout de là que ça vient : de ces femmes qui ont porté la fuite, l’inquiétude, la sensibilité trop vive, et qui lui ont passé tout cela sans mode d’emploi. Il a longtemps caché ce legs sous des emprunts masculins : le désordre assumé du grand-père, les colères du père, des manières de se tenir debout qui faisaient écran. En dessous, il se sentait surtout comme une coupe vide dans laquelle chacun venait déposer quelque chose : attentes, peurs, reproches, confidences. Le “toi” des psaumes – “c’est pour toi que je porte l’opprobre” – restait indéfini. C’était pour qui, au juste ? Pour la famille, pour un dieu lointain, pour on ne sait quel regard ? Pendant des années, avoir un toit stable lui a été difficile. Le malaise n’était jamais aussi léger que dans une chambre d’hôtel, lieu impersonnel par excellence, où rien ne lui appartenait vraiment. Il a fini par comprendre qu’un blog fonctionnait pour lui comme ces chambres louées au mois : on s’y installe pour un temps, on y laisse quelques affaires, quelques textes, et puis, quand la coupe est pleine ou qu’un événement vient tout déranger, on nettoie tout, on efface, on ferme la porte et on va ailleurs. L’absence de racines devient mode de vie. Hier encore, à C., il se tenait devant quatre élèves seulement, au lieu de sept. Ils avaient apporté de l’enduit pour boucher les trous des petits panneaux, on travaillait sur De Staël. Les formats qui tenaient le mieux étaient presque monochromes, avec ce fond noir qu’on ne voyait plus qu’en lisière, aux confins des formes épaisses. Il a essayé d’expliquer ce qui l’intéressait là : la frontière. Le moment où une couleur en rencontre une autre, se heurte, se fond, recule. Jouer avec cette limite, l’accentuer puis l’effacer à coups de va-et-vient, comme chez Rothko, où l’on ne sait jamais très bien où finit un champ et où commence l’autre. En parlant, il a compris que c’était la même chose en écriture : une histoire de frontières. Celles qu’on pose – plus ou moins honnêtement – entre fiction et réalité, entre ce qu’on ose dire et ce qu’on garde dessous, entre le profane et le sacré. Comment les tracer, quand les franchir, quand les faire disparaître au point que leur absence devienne elle-même une forme de présence, un bord menaçant ou désiré. Au fond, il écrit comme il habite les lieux : à la limite. Entre la honte et l’orgueil, entre le dedans et le dehors, entre la maison impossible et la chambre d’hôtel, entre le regard hérité et la page blanche. Ce qui lui reste, ce n’est pas un territoire, c’est cette ligne mouvante où il avance, un pied de chaque côté, en essayant de ne pas tomber tout à fait ni d’un côté ni de l’autre.|couper{180}
Carnets | décembre 2023
9 décembre 2023
Il se dit parfois que, sans la rage, la jalousie, le ressentiment, il ne resterait pas grand-chose à raconter. L’idée d’un monde “tout amour” l’épuise d’avance : il imagine des gens qui se sacrifient sans fin, qui se crucifient à force de vouloir être bons, et ça lui donne envie de fuir. Chez lui, l’amour a toujours ressemblé à une porte de prison : une fois entré, plus moyen de sortir sans casse. Alors il s’est appliqué à se tenir au bord, à admirer de loin, à être amoureux de l’idée d’aimer plutôt que de quelqu’un en particulier. Il repère avec une précision ridicule les changements de ton, les micro-silences, la moindre ombre dans un regard. Au lieu de s’en servir pour s’approcher, il en fait une alerte permanente : signe qu’il faut reculer. Terrifié par avance, il en vient à se réfugier dans l’idée que tout le monde ment, joue un rôle, poursuit un intérêt qui lui échappe. C’est plus simple ainsi : personne n’est vraiment fiable, donc rien ne l’oblige à s’engager. Dans ses mauvais jours, il se dit qu’il pourrait être un assassin. Non pas qu’il en ait le projet, mais l’idée le traverse comme un test : “Je pourrais vous éliminer un par un et je ne le fais pas.” Cette abstention devient une sorte de preuve inversée de sa “bonté”. Il se surprend à penser, en regardant quelqu’un qui l’agace : je me retiens, tu ne sauras jamais à quel point je te fais crédit. Ce petit théâtre intérieur le dégoûte autant qu’il le rassure. Les faits divers nourris de “crimes passionnels” le laissent froid. Il n’y voit qu’une panique de propriétaire : peur de perdre ce qu’on croit posséder. Lui ne possède pas, ou si peu, qu’il préfère s’abstenir à la source. Alors il réduit ce en quoi il croit : manger, boire, dormir, marcher, parfois ne rien faire du tout. Une hygiène minimale, un socle. Le reste, dit-il, n’est que scénographie. Pourtant l’envie d’un ailleurs revient comme un tic : partir, s’évader, se distinguer, se mettre un peu de côté pour voir ce qui cloche, ce qui est déséquilibré. Il voudrait se tenir au point exact où l’on perçoit le défaut dans la trame, sans être pris entièrement dans l’étoffe. Mais dedans et dehors se mélangent, il ne sait plus très bien d’où il regarde. Il a tenté, à sa manière, de “mourir à lui-même”, d’éteindre ce qu’il jugeait trop encombrant. À chaque essai, il a surtout senti la boue monter, les complications s’empiler. Plus il voulait se simplifier, plus tout devenait questions emboîtées. Veux-tu être seul ? Veux-tu la faim, la soif, l’immobilité ? Veux-tu le mensonge pour ne pas affronter ce que tu vois ? Ces interrogations tournaient en rond dans sa tête, sans réponse nette. Il se méfie de la folie comme on se méfie d’un voisin bruyant : de loin, elle pourrait presque faire envie, comme une liberté brute, mais il sait qu’il ne supporterait pas de vivre collé à ce niveau de solitude. La raison, de son côté, lui apparaît comme une manière élégante de renoncer avant même d’essayer. C’est là, sans doute, que l’écriture s’est glissée : ni la raison pure, ni la folie pure, un couloir entre les deux où il peut marcher en rond sans trop de dégâts. Un jour, il a commencé à écrire “il” à la place de “je”, et ça l’a soulagé comme lorsqu’enfant il serrait contre lui son ours en peluche. “Il” pouvait penser les pires choses, imaginer des meurtres, des renoncements, des fuites, et lui se tenait un demi-pas en retrait, assez près pour sentir, assez loin pour ne pas être entièrement compromis. Les liens, en revanche, restent son point faible. L’idée même d’avoir à les entretenir le fatigue d’avance. Il sait que c’est là que quelque chose se joue, et c’est précisément là qu’il recule. Il se console en se disant qu’il écrit pour lui seul, qu’il se moque d’être lu. Il espère ainsi se redresser un peu, écrire “droit”, lui qui se sent “courbe”, tordu comme une branche qui aurait trop poussé sous le vent. Il joue avec les mots – courbe, fourbe, fourbi – comme d’autres astiquent une arme. Et quand lui vient cette phrase : “Si écrire, c’est être en guerre avec le monde, c’est désolant”, il éclate de rire. Pas un grand rire libérateur, plutôt ce hoquet qui lui plie les côtes, un rire un peu trop large qui tient tout à la fois la fatigue, la lucidité et le léger vertige de voir à quel point, au fond, il n’a réussi qu’une chose : transformer sa façon d’avoir peur en matière à phrases.|couper{180}
Carnets | décembre 2023
8 décembre 2023
Il se dit parfois que, sans la rage, la jalousie, le ressentiment, il ne resterait pas grand-chose à raconter. L’idée d’un monde “tout amour” l’épuise d’avance : il imagine des gens qui se sacrifient sans fin, qui se crucifient à force de vouloir être bons, et ça lui donne envie de fuir. Chez lui, l’amour a toujours ressemblé à une porte de prison : une fois entré, plus moyen de sortir sans casse. Alors il s’est appliqué à se tenir au bord, à admirer de loin, à être amoureux de l’idée d’aimer plutôt que de quelqu’un en particulier. Il repère avec une précision ridicule les changements de ton, les micro-silences, la moindre ombre dans un regard. Au lieu de s’en servir pour s’approcher, il en fait une alerte permanente : signe qu’il faut reculer. Terrifié par avance, il en vient à se réfugier dans l’idée que tout le monde ment, joue un rôle, poursuit un intérêt qui lui échappe. C’est plus simple ainsi : personne n’est vraiment fiable, donc rien ne l’oblige à s’engager. Dans ses mauvais jours, il se dit qu’il pourrait être un assassin. Non pas qu’il en ait le projet, mais l’idée le traverse comme un test : “Je pourrais vous éliminer un par un et je ne le fais pas.” Cette abstention devient une sorte de preuve inversée de sa “bonté”. Il se surprend à penser, en regardant quelqu’un qui l’agace : je me retiens, tu ne sauras jamais à quel point je te fais crédit. Ce petit théâtre intérieur le dégoûte autant qu’il le rassure. Les faits divers nourris de “crimes passionnels” le laissent froid. Il n’y voit qu’une panique de propriétaire : peur de perdre ce qu’on croit posséder. Lui ne possède pas, ou si peu, qu’il préfère s’abstenir à la source. Alors il réduit ce en quoi il croit : manger, boire, dormir, marcher, parfois ne rien faire du tout. Une hygiène minimale, un socle. Le reste, dit-il, n’est que scénographie. Pourtant l’envie d’un ailleurs revient comme un tic : partir, s’évader, se distinguer, se mettre un peu de côté pour voir ce qui cloche, ce qui est déséquilibré. Il voudrait se tenir au point exact où l’on perçoit le défaut dans la trame, sans être pris entièrement dans l’étoffe. Mais dedans et dehors se mélangent, il ne sait plus très bien d’où il regarde. Il a tenté, à sa manière, de “mourir à lui-même”, d’éteindre ce qu’il jugeait trop encombrant. À chaque essai, il a surtout senti la boue monter, les complications s’empiler. Plus il voulait se simplifier, plus tout devenait questions emboîtées. Veux-tu être seul ? Veux-tu la faim, la soif, l’immobilité ? Veux-tu le mensonge pour ne pas affronter ce que tu vois ? Ces interrogations tournaient en rond dans sa tête, sans réponse nette. Il se méfie de la folie comme on se méfie d’un voisin bruyant : de loin, elle pourrait presque faire envie, comme une liberté brute, mais il sait qu’il ne supporterait pas de vivre collé à ce niveau de solitude. La raison, de son côté, lui apparaît comme une manière élégante de renoncer avant même d’essayer. C’est là, sans doute, que l’écriture s’est glissée : ni la raison pure, ni la folie pure, un couloir entre les deux où il peut marcher en rond sans trop de dégâts. Un jour, il a commencé à écrire “il” à la place de “je”, et ça l’a soulagé comme lorsqu’enfant il serrait contre lui son ours en peluche. “Il” pouvait penser les pires choses, imaginer des meurtres, des renoncements, des fuites, et lui se tenait un demi-pas en retrait, assez près pour sentir, assez loin pour ne pas être entièrement compromis. Les liens, en revanche, restent son point faible. L’idée même d’avoir à les entretenir le fatigue d’avance. Il sait que c’est là que quelque chose se joue, et c’est précisément là qu’il recule. Il se console en se disant qu’il écrit pour lui seul, qu’il se moque d’être lu. Il espère ainsi se redresser un peu, écrire “droit”, lui qui se sent “courbe”, tordu comme une branche qui aurait trop poussé sous le vent. Il joue avec les mots – courbe, fourbe, fourbi – comme d’autres astiquent une arme. Et quand lui vient cette phrase : “Si écrire, c’est être en guerre avec le monde, c’est désolant”, il éclate de rire. Pas un grand rire libérateur, plutôt ce hoquet qui lui plie les côtes, un rire un peu trop large qui tient tout à la fois la fatigue, la lucidité et le léger vertige de voir à quel point, au fond, il n’a réussi qu’une chose : transformer sa façon d’avoir peur en matière à phrases.|couper{180}
Carnets | décembre 2023
7 décembre 2023
Avant que son nom ne s’efface comme se sont effacés son visage, sa voix, sa corpulence, son odeur, il me reste cette hypothèse enfantine : si je dis tout haut « Monsieur Renard », peut-être que quelque chose reviendra. Monsieur Renard ! Voilà. Ce n’est pas lui qui revient, mais le seul élément encore net de cette histoire : la chambre à air. Une grande bande molle de caoutchouc vidée de tout son air, qu’on plie et qu’on emporte comme un butin. Grise, avec ce décalage de teinte entre l’extérieur poussiéreux et l’intérieur talqué. Il suffit d’essuyer le talc d’un revers de main pour faire apparaître un gris plus foncé, presque brillant, qui donne l’impression de découvrir un secret. Pour en arriver là, il a d’abord fallu voler une paire de gros ciseaux. La chambre à air fermée sur elle-même ne s’ouvre pas de bon gré. On tourne autour, on cherche l’angle, le point d’attaque. On finit par planter la pointe de métal dans la matière flasque mais étonnamment résistante du caoutchouc, en forçant un peu, par impatience plus que par courage. Ensuite viennent les longues minutes de découpe, la main qui se fatigue, la lame qui accroche. On avance par à-coups, on progresse lentement, on taille des lanières plus ou moins régulières. Le caoutchouc oppose une résistance sourde, refuse les lignes droites : les bords deviennent des dents, des crans irréguliers, comme une crémaillère mal limée. Pendant tout ce temps, l’odeur vous colle au nez : mélange lourd d’huile, de métal chauffé, d’air enfermé trop longtemps. Pas la pourriture, plutôt quelque chose d’usine, de piston, de bielles, avec certains jours d’avant-hiver, vers novembre, un fond de tristesse, de fatigue. À force d’insister, la chambre à air finit par céder, accepte de quitter son rôle de réserve d’air invisible pour devenir autre chose : lance-pierre tendu entre deux morceaux de bois, corde d’arc maladroite, ceinturon de cow-boy, étui de revolver découpé de travers. Elle résiste encore un peu, impossible de tirer de cette matière des bandes parfaitement sages, mais justement, ces bavures, ces dents, nourrissent la fantaisie. À un moment, elle se laisse percer par l’aiguille et le fil, se plie à l’invention de l’enfant qui l’attache, la noue, l’ajuste. Le jeudi soir, il ne reste plus que sa dépouille dans un coin de l’appentis, au bout du jardin. La chambre à air a été mise en pièces, elle ne sera plus jamais gonflée d’air, ni enfermée dans la dureté d’un pneu, ne roulera plus sur les routes, ne traversera plus de frontière. Elle restera là, à se décomposer lentement, à s’écailler, à se rider. Elle tiendra encore un peu, plus longtemps sans doute que le nom de Monsieur Renard, plus longtemps que le souvenir précis de sa main tendant ce morceau de caoutchouc, tandis que, dans le temps, se fendillent et se détachent les visages et les voix, alors que l’objet, lui, continue d’occuper exactement la même place dans la mémoire.|couper{180}
Carnets | décembre 2023
6 décembre 2023
Quand j’entends aujourd’hui parler de réfugiés, de droit d’asile, d’abri devenu chimère, je pense aux frontières, aux centres d’accueil, aux mots usés de l’humanisme, mais je reviens toujours au même endroit : le trou sous la maison et les branches du cerisier. Enfant, je passais des heures à ramper dans cette cache creusée sous le sol ou à grimper le plus haut possible dans l’arbre derrière la maison. Chercher refuge, c’était ça : disparaître du regard des adultes, sentir la masse de la maison au-dessus de moi ou le vide sous mes pieds, entendre les bruits étouffés du monde et m’en croire provisoirement séparé. Plus tard, j’ai déplacé ce mouvement dans la peinture, la lecture, l’écriture. Je me suis réfugié dans des livres comme je me glissais autrefois sous les planches, j’ai cherché dans l’odeur de l’acrylique ou de l’encre la même sensation d’asile. À chaque fois que quelque chose ressemblait à un abri — une salle d’atelier, une bibliothèque, un coin de table —, une autre partie de moi s’empressait de le mettre à distance. Je sentais que si ce refuge devenait trop concret, trop stable, il se transformerait en piège. Je me surprends souvent à entretenir davantage l’idée du refuge que sa réalité : une arche, un lieu protégé, un “ailleurs” où l’on serait enfin en paix. Comme si je savais déjà qu’aucun endroit ne tiendrait cette promesse et que la seule chose qui me reste, c’est l’espérance en suspens, pas l’arrivée. Même la mort ne se présente plus comme un asile possible ; l’idée qu’elle réglerait tout a fini par se dissoudre. Qu’est-ce qui reste alors ? Pas grand-chose en apparence : lire, écrire, peindre. Et pourtant, c’est beaucoup. C’est là que se rejoue chaque fois la vieille scène : fabriquer un abri et le laisser filer. Je complique, j’invente des difficultés, je repousse le prochain texte, le prochain tableau, en jurant que je ne déciderai rien d’avance, que le refuge, s’il vient, devra surgir par surprise, comme un miracle qu’on n’a pas appelé. Devant la toile, cela donne des couches fines posées les unes sur les autres, une science de l’hésitation, de la maladresse assumée, pour atteindre une transparence qui serait une sorte de passage : voir à travers, ne pas se faire prendre. Puis vient le moment où je comprends que cette transparence-là n’abrite rien, qu’elle ne protège pas, qu’elle expose au contraire ce que je tente de cacher. Il faut alors “donner du corps”, épaissir une forme, assumer un volume au lieu de se contenter de voiles. Le refuge se dérobe à mesure que la peinture avance : l’asile que je croyais atteindre se révèle être simplement une nouvelle surface à traverser. Ce qui demeure, au bout du compte, ce n’est pas un lieu où se mettre à l’abri, mais ce mouvement obstiné vers un abri introuvable. C’est peut-être là, dans ce cheminement même — du trou sous la maison aux transparences d’aujourd’hui —, que je peux encore m’estimer chanceux : ne jamais avoir trouvé de refuge définitif, mais avoir eu de quoi tracer, texte après texte, tableau après tableau, la carte de cette impossibilité.|couper{180}
Carnets | décembre 2023
5 décembre 2023
Depuis hier me trotte en tête cette phrase entendue au détour d’une discussion : “il faut écrire en dessous de soi”. J’ai aussitôt effacé le “il faut” et déplacé le verbe : peindre en dessous de soi. Non pas au-dessus, non pas à hauteur d’une idée de soi, mais un peu plus bas, à un niveau où l’on cesse de commenter ce qu’on fait. À partir de là revient l’autre injonction, plus sourde : se taire. Se taire en haut comme en bas, laisser tomber le brouhaha, la voix intérieure qui explique tout. Hier encore, je me suis surpris en train de vouloir être conscient jusque dans mon sommeil. Vieille habitude : au bord du cauchemar, me répéter que je peux me réveiller quand je veux, que je tiens la sortie. Je l’ai tellement pratiquée qu’elle est devenue réflexe. Et puis, un jour, plus rien ne répond : je me dis que je peux me réveiller et je reste coincé dans le rêve, pris dans une matière lourde qui ne cède pas. C’est là que la question grince : à quoi bon vouloir tout le temps être conscient ? On se raconte que lâcher ça nous livrerait à la démence, mais n’y a-t-il pas déjà une forme de folie à vouloir tout retenir, à refuser que quoi que ce soit nous échappe, comme ces malades qui se souviennent de tout et ne peuvent plus vivre avec cette surcharge. Hier après-midi, en peignant, la radio parlait du roman arthurien. Origines vers 500 après J.-C., fragments de récits en latin, en gallois, en breton, puis les reprises, les traductions, les transports d’un pays à l’autre. À un moment, l’invitée dit qu’Arthur, au départ, n’est pas tant un prénom qu’une fonction : un chef dont on a besoin quand les habitants, pris entre Romains, Saxons et autres envahisseurs, se réfugient dans les terres les plus ingrates. J’écoute ça en posant des ocres sur la toile, en cerclant des masses avec du bleu nuit, de l’outremer. Le nom Arthur circule, change de langue, s’épaissit de légende ; sur la toile, il ne reste qu’un amas de formes serrées, encerclées par le bleu. Je pense que j’ai longtemps vécu avec un Arthur intérieur, un chef chargé de rester conscient coûte que coûte, de tenir le front, de ne jamais laisser le tableau ou le texte se faire sans son contrôle. Peindre en dessous de soi, ce serait peut-être déposer ce chef-là, le laisser sortir du cadre. Laisser l’amas ocre se faire encercler sans chercher immédiatement à en donner le sens, accepter que quelque chose travaille pendant que je me tais un peu, que je ne tiens plus tout sous la lumière crue de la conscience.|couper{180}
Carnets | décembre 2023
4 décembre 2023
se relire ou pas, c’est moins une question de méthode que la façon dont on accepte — ou non — de se voir tel qu’on a été. Je connais par cœur toutes les raisons de ne pas me relire. La première, c’est la superstition : croire qu’un texte posé d’un coup garde la trace sacrée de l’instant, et que le retoucher le ferait tomber dans le vulgaire. Ne pas y toucher, c’est protéger un enfant imaginaire, la toute-puissance de celui qui écrit sans se corriger. Une autre raison, c’est la fuite en avant : le temps file, je préfère rouvrir un nouveau fichier, un nouveau carnet, me dire que j’écris “du neuf”. En réalité, je recommence souvent la même chose, mais changer de page donne l’illusion d’avancer. Il y a aussi le confort de l’inachevé. Laisser un texte brut, c’est se dire qu’il n’est “pas encore ça”, donc qu’on n’est pas responsable de ce qu’il est vraiment. On confond l’achèvement avec la mort : un texte fini, ce serait un texte condamné, on ne pourrait plus se cacher derrière le “pas tout à fait”. Je me suis surpris plus d’une fois à glisser des pages dans une chemise, à les ranger dans un tiroir avec l’idée vaguement noble de “laisser reposer”. Ce que je fais surtout, c’est oublier jusqu’à leur existence. Des années plus tard, je retombe sur un carnet dont je ne me souvenais plus, je lis deux lignes et je reconnais immédiatement la même obsession, la même tournure, la même faute que j’écris encore aujourd’hui. Ne pas se relire sert aussi à ça : se protéger de la déception, de cette phrase qui vous saute au visage et qui dit “tu tournes en rond”. Alors je bricole d’autres justifications : ne pas se relire pour rester libre, ne pas faire “reliure”, ne pas entrer en “religion” du texte, garder son statut d’électron libre. Derrière ces grandes déclarations, il y a très simplement la peur de passer pour moins intelligent que l’image que je me fais de moi. Quand je me relis pourtant, les raisons inverses apparaissent. Je vois tout ce que je n’avais pas su lire au moment d’écrire. Je repère les trous, les facilités, les mots que j’utilise trop souvent. Il y a parfois une vraie douleur, presque physique, à constater ce que j’ai raté, ce que j’ai répété pendant des années sans m’en apercevoir. On peut vite basculer dans la pénitence : peser chaque mot, chaque virgule, tenter de “recoller les morceaux” comme si l’on pouvait réparer sa vie en corrigeant une phrase. Mais il arrive aussi que la relecture ouvre un peu d’air. Je tombe sur une formule maladroite, je la réduis, je garde trois mots, et d’un coup quelque chose se tend, se clarifie. Relire devient alors une manière de comprimer un ressort, de concentrer en quelques lignes ce qui s’éparpillait sur des pages entières. Il y a les relectures de pur plaisir, aussi : revenir à un texte parce qu’on se souvient d’une phrase, d’un rythme, et retrouver ou non ce plaisir. Là, relire sert de support à la rêverie plus qu’au jugement. La liste pourrait continuer, mais elle tourne autour d’un seul point : je me relis quand j’accepte de voir ce que j’ai vraiment écrit, pas ce que j’aurais voulu écrire. Je ne me relis pas quand je préfère garder intacts mes fantasmes d’auteur “spontané”, ou mes peurs d’être médiocre. Entre les deux, il y a peut-être un usage plus simple de la relecture : non pas se juger, non pas se vénérer, mais se relire comme on relit un livre qu’on n’a pas bien compris la première fois, pour voir ce qui s’y trouve vraiment, quitte à découvrir que c’est moins brillant, ou plus humble, qu’on ne le pensait.|couper{180}
Carnets | décembre 2023
3 décembre 2023
Atelier du vendredi à R. Stable, une dizaine comme d’habitude, une nouvelle est arrivée sans bruit, elle s’est installée au fond, près du radiateur. Ça va, ça vient, certains disparaissent, d’autres reviennent après des mois, mais le noyau reste. Enseigner là, ce n’est pas transmettre une méthode, c’est tenir la présence : rester dans la pièce, avec eux, sans partir ailleurs. Si je commence à penser à mes factures ou à mes mails, le temps se fige, la séance traîne, tout le monde s’ennuie. Hier, les quatre heures ont filé d’un bloc. C. a fait moins d’humour que d’habitude, mais il était là, posé devant sa feuille, fidèle. La nouvelle m’explique à la pause qu’elle passe une semaine par mois à Milan pour traiter des blocages osseux, musculaires, nerveux. Elle vient en train, elle reviendra sans doute chaque semaine à l’atelier. Elle me dit : “Pour les blocages, c’est comme pour la peinture, à un moment on lâche, ça se dénoue.” Je sens un léger vertige : ce qu’elle dit de la colonne, des épaules, je pourrais le dire du poignet ou du regard. Pendant quelques minutes, tout circule entre les deux, son corps de thérapeute et ma manière de parler de couleur, comme si les expériences pouvaient se toucher là, sur un coin de table, avant de se séparer à nouveau. Le reste du temps, je surveille surtout ce réflexe : “Je sais, je l’ai déjà fait.” Il revient plus souvent avec l’âge, cette fatigue de celui qui croit avoir compris. En peinture, ce serait un bon exercice de repérer chaque fois où je me dis ça, chaque fois où je reprends un geste parce que je crois le connaître, et de pousser un peu plus loin jusqu’au doute, jusqu’à un déplacement minuscule qui m’oblige à regarder vraiment ce que je fais. Si la répétition tourne à la formule sur la toile, il faut aller voir ce qui se répète au-delà du cadre, dans ma façon d’être là. Le soir, j’ai ouvert le PDF qu’on m’a envoyé, quelques textes à lire pour un projet. J’en ai parcouru deux ou trois, je me suis demandé si j’avais envie d’y participer, et la même chose a coincé que pour les réunions Zoom : cette impression que tout nous pousse à être en représentation, sur la page comme devant une caméra, toujours de l’autre côté d’un cadre, en train de tenir un rôle. Je sens vite remonter l’ancien roublard, celui qui flairait les trucs et les postures, qui jouait avec. Aujourd’hui, je repère les mêmes roublardises partout et ça m’empoisonne la vie. À force de guetter la petite manœuvre chez les autres, je finis par ne plus voir que ça. Et puis parfois, au milieu d’un atelier ou d’une conversation, un regard passe, naïf, nu, pas encore corseté, et j’y crois encore. Je m’en veux presque d’y croire, je me demande ce que je risque à accorder foi à cette candeur-là, comme on croit à une fiction le temps de sa lecture, en sachant que le livre se refermera. L’innocence, au fond, reste un de mes sujets les plus dangereux. On a tendance à dire qu’on l’a “perdue”, alors qu’on l’a surtout recouverte de couches d’opinions, de commentaires, pour avoir l’air sérieux, adulte, crédible. Je repense à ces cadres qui passent la journée à se contenir en réunion et qui, le soir, lâchent tout : blagues lourdes, vulgarité, ivresse, concours de qui sera le plus grossier. Ils se croient en liberté, c’est souvent une autre forme de prison, une caricature d’amusement. Ils ont l’air de gamins surexcités, mais il y a là-dedans une misère qui fait presque mal au ventre. Je les regarde, je pense “des enfants”, et tout de suite après une autre question se glisse : est-ce que dire “ce sont des enfants” fait de moi un père, moi qui n’ai pas d’enfant ? Dans l’atelier du vendredi, cette question-là rôde en silence autour des tables, entre les feuilles, dans la façon d’encourager ou de me taire. Je ne sais pas si j’enseigne la peinture ou une manière de tenir debout sans trop se mentir, mais je sens que c’est là que se joue quelque chose, bien plus que dans n’importe quel PDF ou réunion en ligne.|couper{180}
Carnets | décembre 2023
2 décembre 2023
Je me suis longtemps répété la phrase de Pessoa sur la navigation à l’estime, persuadé qu’il suffisait de “faire confiance à son intuition” pour vivre juste. En pratique, ce que j’appelle intuition a souvent été autre chose : peur, manque, espoir recouvert de grands mots. On dit intuition quand on voudrait dire : je ne supporte plus de douter, il me faut une décision qui ressemble à une évidence. On empile des couches de sentiment par-dessus ce premier signal pour ne plus avoir à le regarder en face. La vie en groupe encourage ce maquillage : mieux vaut une opinion acceptable qu’un pressentiment inquiétant qu’on ne sait pas expliquer. J’ai connu une forme d’intuition obsessionnelle dans ces gestes absurdes de jeunesse où je suivais des femmes dans la rue, sans les aborder. Je me persuadais que “quelque chose” me poussait à le faire, que c’était un signe, alors que je rejouais toujours la même scène : m’arrêter au bord de l’audace réelle. Marcher derrière un dos, ajuster mon pas au sien, accélérer un peu, ralentir à un carrefour. Parfois, l’une se retournait. Là, l’“intuition” tombait d’un coup. Il fallait soutenir son regard, feindre l’indifférence, faire semblant de vérifier une vitrine, et tout s’effondrait dans une sensation de ridicule. Ce n’était jamais à la hauteur de ce que j’avais fabriqué en avançant derrière elle. Je repartais avec une déception sèche dirigée contre moi, contre mes attentes naïves, mes caprices d’enfant mal sevré, et cette lucidité tardive : ce n’était pas un pressentiment, seulement une lâcheté mise en marche, puis stoppée net au moment d’assumer. L’intuition, là-dedans, n’était que le nom donné à cette mécanique. Les mots que j’emploie pour en parler restent suspects. “Intuitivement”, je le glisse quand je veux faire passer un raccourci pour une évidence. “Pressentiment”, quand je tente de donner une aura à un simple malaise. Je maquille un geste hésitant en conviction profonde. Quand je cherche une définition, je retombe sur le rêve. L’intuition serait ce moment où une odeur dans la rue, un mot dans une phrase, un bruit banal déplacent légèrement le réel et avertissent que quelque chose insiste. Mais je les laisse souvent glisser. Ce n’est qu’après coup, en remontant le fil d’une journée, que je décrète : “j’avais bien senti…” ; reconstruction commode, comme un rêve arrangé au matin. Pessoa revient autrement par ce poème sur l’amitié que je relis : vouloir être ni trop loin ni trop près, ne pas étouffer, ne pas fuir, rester une présence qui n’envahit pas. Là, je vois une autre version de l’intuition : sentir la distance juste avec quelqu’un, sans projeter sur lui son propre manque. Tout le contraire de mes filatures muettes, de ces scénarios montés sur le dos d’inconnues. Je ne sais pas si l’intuition existe comme lumière pure, séparée des peurs, du désir, des souvenirs. Je peux au moins reconnaître la part de travestissement à l’œuvre chaque fois que j’emploie ce mot : l’endroit où je m’arrête, où je recule, où je me découvre lâche et où je préfère parler de “signal intérieur”. Alors j’essaie de la réduire à quelque chose de plus nu : un léger déplacement dans la manière d’être là, un pas différent au moment précis où je serais tenté de rejouer encore les mêmes scènes. Peut-être que, pour moi, l’intuition commence quand j’accepte de ne plus suivre les silhouettes dans la rue, de rester à ma place, et de regarder ce qui se passe vraiment.|couper{180}
Carnets | décembre 2023
1 décembre 2023
Au moment où la tête touche l’oreiller, la pensée revient toujours au même point : cette seconde où l’idée que dormir et mourir se confondent s’insinue. La peur arrive avec son attirail, l’image de la mort plantée depuis longtemps, mais la fatigue lui résiste. De là naissent peur, dégoût, une tendresse sourde pour cette vie, au moment précis où l’on s’aperçoit qu’on pourrait la perdre. L’ignorance, autrefois effrayante, allège. J’écoute en MP3 les conférences de Michel Butor, je perds le fil, je rattrape une phrase, une inflexion ; cela suffit pour mesurer ce qui demeure : quelques livres, quelques images, quelques visages. Je pense aux bleus et aux beiges de Fra Angelico, à une aile d’ange sur un mur, parce qu’ils tiennent ensemble douceur et gravité. Les nuits ont suivi les métamorphoses du corps. Il y eut le côté, repli de sécurité, puis le dos pour tenter de flotter au-dessus de soi. Aujourd’hui, sommeil sur le ventre, une jambe relevée, nage lente au-dessus d’un trou qu’il n’est plus nécessaire de nommer. Les insomnies se raréfient. À force d’entendre revenir les mêmes pensées, j’ai fini par fabriquer un geste : vider la pièce. Yeux clos, j’ouvre une porte sur une chambre encombrée de meubles, souvenirs, phrases, et je les laisse sortir avec l’air. Certains souvenirs résistent. Cette phrase par exemple : ta maison 12 est vide, tu n’auras jamais le moindre ami. Elle a longtemps traîné dans un coin. Enfant déjà, je descendais dans les rêves chercher l’amitié, je n’y croisais que des bêtes ou des figures étranges, et le désespoir tenait moins à leur absence qu’à la certitude précoce qu’on ne trouve pas vraiment ces amis-là. Il faut pourtant, la nuit venue, écarter aussi ce bloc pour pouvoir dormir. Écrire un testament ne m’intéresse pas. Ce qui compte, c’est ce déménagement répété. Les objets, les images, même les conditions de la mort ne m’appartiennent pas. Je me répète qu’un désir de mourir masque souvent l' envie de vivre autrement, et que le suicide volerait jusqu’à la façon dont la mort nous surprendra dans l'erreur. On croit choisir, puis il reste un rictus, une fraction de seconde qui échappe. Le jeudi matin, ils ne sont que deux à l’atelier. Trois heures de peinture suspendent la discussion avec la mort. On étale le papier, on passe le fusain, le blanc, on ajoute une couche de couleur, en sachant qu’on pourra tout recouvrir. Superposer, effacer, recommencer : le même geste que pour vider la pièce intérieure , s’abandonner au sommeil sans garantie de retour.|couper{180}