Il se dit parfois que, sans la rage, la jalousie, le ressentiment, il ne resterait pas grand-chose à raconter. L’idée d’un monde “tout amour” l’épuise d’avance : il imagine des gens qui se sacrifient sans fin, qui se crucifient à force de vouloir être bons, et ça lui donne envie de fuir. Chez lui, l’amour a toujours ressemblé à une porte de prison : une fois entré, plus moyen de sortir sans casse. Alors il s’est appliqué à se tenir au bord, à admirer de loin, à être amoureux de l’idée d’aimer plutôt que de quelqu’un en particulier. Il repère avec une précision ridicule les changements de ton, les micro-silences, la moindre ombre dans un regard. Au lieu de s’en servir pour s’approcher, il en fait une alerte permanente : signe qu’il faut reculer. Terrifié par avance, il en vient à se réfugier dans l’idée que tout le monde ment, joue un rôle, poursuit un intérêt qui lui échappe. C’est plus simple ainsi : personne n’est vraiment fiable, donc rien ne l’oblige à s’engager. Dans ses mauvais jours, il se dit qu’il pourrait être un assassin. Non pas qu’il en ait le projet, mais l’idée le traverse comme un test : “Je pourrais vous éliminer un par un et je ne le fais pas.” Cette abstention devient une sorte de preuve inversée de sa “bonté”. Il se surprend à penser, en regardant quelqu’un qui l’agace : je me retiens, tu ne sauras jamais à quel point je te fais crédit. Ce petit théâtre intérieur le dégoûte autant qu’il le rassure. Les faits divers nourris de “crimes passionnels” le laissent froid. Il n’y voit qu’une panique de propriétaire : peur de perdre ce qu’on croit posséder. Lui ne possède pas, ou si peu, qu’il préfère s’abstenir à la source. Alors il réduit ce en quoi il croit : manger, boire, dormir, marcher, parfois ne rien faire du tout. Une hygiène minimale, un socle. Le reste, dit-il, n’est que scénographie. Pourtant l’envie d’un ailleurs revient comme un tic : partir, s’évader, se distinguer, se mettre un peu de côté pour voir ce qui cloche, ce qui est déséquilibré. Il voudrait se tenir au point exact où l’on perçoit le défaut dans la trame, sans être pris entièrement dans l’étoffe. Mais dedans et dehors se mélangent, il ne sait plus très bien d’où il regarde. Il a tenté, à sa manière, de “mourir à lui-même”, d’éteindre ce qu’il jugeait trop encombrant. À chaque essai, il a surtout senti la boue monter, les complications s’empiler. Plus il voulait se simplifier, plus tout devenait questions emboîtées. Veux-tu être seul ? Veux-tu la faim, la soif, l’immobilité ? Veux-tu le mensonge pour ne pas affronter ce que tu vois ? Ces interrogations tournaient en rond dans sa tête, sans réponse nette. Il se méfie de la folie comme on se méfie d’un voisin bruyant : de loin, elle pourrait presque faire envie, comme une liberté brute, mais il sait qu’il ne supporterait pas de vivre collé à ce niveau de solitude. La raison, de son côté, lui apparaît comme une manière élégante de renoncer avant même d’essayer. C’est là, sans doute, que l’écriture s’est glissée : ni la raison pure, ni la folie pure, un couloir entre les deux où il peut marcher en rond sans trop de dégâts. Un jour, il a commencé à écrire “il” à la place de “je”, et ça l’a soulagé comme lorsqu’enfant il serrait contre lui son ours en peluche. “Il” pouvait penser les pires choses, imaginer des meurtres, des renoncements, des fuites, et lui se tenait un demi-pas en retrait, assez près pour sentir, assez loin pour ne pas être entièrement compromis. Les liens, en revanche, restent son point faible. L’idée même d’avoir à les entretenir le fatigue d’avance. Il sait que c’est là que quelque chose se joue, et c’est précisément là qu’il recule. Il se console en se disant qu’il écrit pour lui seul, qu’il se moque d’être lu. Il espère ainsi se redresser un peu, écrire “droit”, lui qui se sent “courbe”, tordu comme une branche qui aurait trop poussé sous le vent. Il joue avec les mots – courbe, fourbe, fourbi – comme d’autres astiquent une arme. Et quand lui vient cette phrase : “Si écrire, c’est être en guerre avec le monde, c’est désolant”, il éclate de rire. Pas un grand rire libérateur, plutôt ce hoquet qui lui plie les côtes, un rire un peu trop large qui tient tout à la fois la fatigue, la lucidité et le léger vertige de voir à quel point, au fond, il n’a réussi qu’une chose : transformer sa façon d’avoir peur en matière à phrases.
8 décembre 2023
Pour continuer
Carnets | décembre 2023
11 décembre 2023
Il suffit de s’asseoir dans une salle de réunion pour voir les évidences se mettre en place. Elles arrivent en tête de phrase, “évidemment”, “il va de soi que”, “de toute évidence”, précédées d’un soupir, d’un sourire fatigué. Elles servent de boucliers : on les pose devant soi pour ne pas avoir à montrer ce qui se passe dessous. On lève un tableau, un graphique, un slogan, on dit que c’est clair, que c’est prouvé, et l’affaire est close. Il regarde ça, lui, en silence, en s’emmerdant à cent sous de l’heure. Il n’a plus envie de discuter, mais quelque chose en lui refuse d’avaler ces phrases toutes faites. Il se demande ce qui se passerait si, un matin, il se réveillait dans un monde où plus rien n’est présenté comme évident, ou au contraire dans un monde où tout le serait. Dans le premier cas, ce serait le chaos, un doute permanent, épuisant ; dans le second, une dictature souriante, où tout serait décidé “en haut lieu” au nom du bon sens. Il pense à Pascal et à ce Dieu qui ne se manifeste pas avec l’évidence dont il serait capable, et il se dit qu’il y a là une forme de délicatesse : laisser une marge de jeu entre croire et ne pas croire. Ce que n’ont plus les évidences de bureau, qui tombent comme des matraques sous des airs de justice. Le même mot circule ailleurs, dans les images. Avec la photographie, des morceaux du monde qu’il fallait autrefois inventer sur la toile se sont retrouvés saisis d’un coup. Ce qui paraissait aller de soi dans une peinture figurative – tel geste, tel paysage – lui semble maintenant suspect, “trop vrai”, comme déjà vu. L’hyperréalisme, censé chasser le doute en montrant chaque pore de la peau, lui donne plutôt l’impression inverse : une sorte de blague insistante, un humour glacé qui en rajoute dans le détail pour mieux interroger ce qui est montré. Phare ou brûlot : il ne sait jamais si on allume ces lumières pour guider ou pour égarer. Dans sa propre vie, les évidences qu’on lui a tendues ont rarement tenu longtemps. “C’est évident que la famille est un refuge”, “évident qu’il faut un vrai toit”, “évident qu’à plusieurs on va plus loin.” Il pense aux années à ne pas réussir à habiter un lieu, à ces chambres d’hôtel impersonnelles où il se sentait paradoxalement plus à sa place que dans les appartements censés l’ancrer. Il pense à ces groupes où l’on se retrouve “pour ne pas être seuls”, et où il a souvent eu la sensation de se perdre plus vite et plus mal qu’en restant isolé. À force, il a pris le pli mauvais de se tenir de côté, de refuser ce qui est présenté comme allant de soi, parfois par lucidité, parfois par simple réflexe. Il sait bien que tout n’est pas mensonge, que certaines choses tiennent debout sans qu’on ait besoin de les asséner, mais il continue de se méfier des phrases qui s’annoncent avec tambour. Peut-être que ce qui lui reste, au milieu de ce vacarme, c’est le droit de ne pas décider trop vite si ce qu’on lui montre est un phare ou un feu de paille, de laisser un moment la possibilité que ce soit l’un ou l’autre. Écrire lui sert à ça : non pas à réciter ses propres évidences – il en a assez – mais à les entamer, à les fissurer, à voir ce qui se cache derrière ce mot lourd, “évidence”, avant qu’il ne lui tombe une fois de plus sur la tête comme une tarte à la crème.|couper{180}
Carnets | décembre 2023
10 décembre 2023
Plus il écrit, plus il a l’impression de creuser quelque chose en lui, une veine de honte qui ne se tarit pas. À force, il se dit qu’elle finira peut-être par s’épuiser, que toute honte sera un jour bue, piétinée, recouverte, et qu’alors il ne restera qu’un trou, un morceau manquant dans la roche. À l’inverse, les jours où il n’écrit pas, il se sent se ratatiner, se durcir, un arbre tordu par le vent qu’on aurait laissé pousser sans soin. Il fantasme une fierté sèche : écrire peu, mais “important”. Il voit bien que dans un cas comme dans l’autre, au bout, c’est le vide qui l’attend, soit par excès, soit par manque. Cette oscillation l’épuise plus qu’elle ne l’éclaire. Elle se double d’une autre : l’impression d’être en exil sans pouvoir dire d’où exactement. Il regarde les gens raconter leur vie, ils ont le chic pour lui donner une forme, une ligne, ils en tirent une substance, quitte à en inventer une partie. La fiction semble pour eux un réflexe naturel. Lui cherche d’où lui vient ce sentiment d’être toujours à côté. Il remonte la chaîne. Il se souvient du regard de sa grand-mère, de celui de sa mère, ces yeux qui semblaient déjà regarder depuis un ailleurs. En se penchant sur le miroir de la salle de bain, il retrouve cette trace : mêmes yeux, même fatigue ancienne, quelque chose comme un regard d’exilé. On dit “juif errant”, il pense “juive errante”, d’abord. C’est surtout de là que ça vient : de ces femmes qui ont porté la fuite, l’inquiétude, la sensibilité trop vive, et qui lui ont passé tout cela sans mode d’emploi. Il a longtemps caché ce legs sous des emprunts masculins : le désordre assumé du grand-père, les colères du père, des manières de se tenir debout qui faisaient écran. En dessous, il se sentait surtout comme une coupe vide dans laquelle chacun venait déposer quelque chose : attentes, peurs, reproches, confidences. Le “toi” des psaumes – “c’est pour toi que je porte l’opprobre” – restait indéfini. C’était pour qui, au juste ? Pour la famille, pour un dieu lointain, pour on ne sait quel regard ? Pendant des années, avoir un toit stable lui a été difficile. Le malaise n’était jamais aussi léger que dans une chambre d’hôtel, lieu impersonnel par excellence, où rien ne lui appartenait vraiment. Il a fini par comprendre qu’un blog fonctionnait pour lui comme ces chambres louées au mois : on s’y installe pour un temps, on y laisse quelques affaires, quelques textes, et puis, quand la coupe est pleine ou qu’un événement vient tout déranger, on nettoie tout, on efface, on ferme la porte et on va ailleurs. L’absence de racines devient mode de vie. Hier encore, à C., il se tenait devant quatre élèves seulement, au lieu de sept. Ils avaient apporté de l’enduit pour boucher les trous des petits panneaux, on travaillait sur De Staël. Les formats qui tenaient le mieux étaient presque monochromes, avec ce fond noir qu’on ne voyait plus qu’en lisière, aux confins des formes épaisses. Il a essayé d’expliquer ce qui l’intéressait là : la frontière. Le moment où une couleur en rencontre une autre, se heurte, se fond, recule. Jouer avec cette limite, l’accentuer puis l’effacer à coups de va-et-vient, comme chez Rothko, où l’on ne sait jamais très bien où finit un champ et où commence l’autre. En parlant, il a compris que c’était la même chose en écriture : une histoire de frontières. Celles qu’on pose – plus ou moins honnêtement – entre fiction et réalité, entre ce qu’on ose dire et ce qu’on garde dessous, entre le profane et le sacré. Comment les tracer, quand les franchir, quand les faire disparaître au point que leur absence devienne elle-même une forme de présence, un bord menaçant ou désiré. Au fond, il écrit comme il habite les lieux : à la limite. Entre la honte et l’orgueil, entre le dedans et le dehors, entre la maison impossible et la chambre d’hôtel, entre le regard hérité et la page blanche. Ce qui lui reste, ce n’est pas un territoire, c’est cette ligne mouvante où il avance, un pied de chaque côté, en essayant de ne pas tomber tout à fait ni d’un côté ni de l’autre.|couper{180}
Carnets | décembre 2023
9 décembre 2023
Il se dit parfois que, sans la rage, la jalousie, le ressentiment, il ne resterait pas grand-chose à raconter. L’idée d’un monde “tout amour” l’épuise d’avance : il imagine des gens qui se sacrifient sans fin, qui se crucifient à force de vouloir être bons, et ça lui donne envie de fuir. Chez lui, l’amour a toujours ressemblé à une porte de prison : une fois entré, plus moyen de sortir sans casse. Alors il s’est appliqué à se tenir au bord, à admirer de loin, à être amoureux de l’idée d’aimer plutôt que de quelqu’un en particulier. Il repère avec une précision ridicule les changements de ton, les micro-silences, la moindre ombre dans un regard. Au lieu de s’en servir pour s’approcher, il en fait une alerte permanente : signe qu’il faut reculer. Terrifié par avance, il en vient à se réfugier dans l’idée que tout le monde ment, joue un rôle, poursuit un intérêt qui lui échappe. C’est plus simple ainsi : personne n’est vraiment fiable, donc rien ne l’oblige à s’engager. Dans ses mauvais jours, il se dit qu’il pourrait être un assassin. Non pas qu’il en ait le projet, mais l’idée le traverse comme un test : “Je pourrais vous éliminer un par un et je ne le fais pas.” Cette abstention devient une sorte de preuve inversée de sa “bonté”. Il se surprend à penser, en regardant quelqu’un qui l’agace : je me retiens, tu ne sauras jamais à quel point je te fais crédit. Ce petit théâtre intérieur le dégoûte autant qu’il le rassure. Les faits divers nourris de “crimes passionnels” le laissent froid. Il n’y voit qu’une panique de propriétaire : peur de perdre ce qu’on croit posséder. Lui ne possède pas, ou si peu, qu’il préfère s’abstenir à la source. Alors il réduit ce en quoi il croit : manger, boire, dormir, marcher, parfois ne rien faire du tout. Une hygiène minimale, un socle. Le reste, dit-il, n’est que scénographie. Pourtant l’envie d’un ailleurs revient comme un tic : partir, s’évader, se distinguer, se mettre un peu de côté pour voir ce qui cloche, ce qui est déséquilibré. Il voudrait se tenir au point exact où l’on perçoit le défaut dans la trame, sans être pris entièrement dans l’étoffe. Mais dedans et dehors se mélangent, il ne sait plus très bien d’où il regarde. Il a tenté, à sa manière, de “mourir à lui-même”, d’éteindre ce qu’il jugeait trop encombrant. À chaque essai, il a surtout senti la boue monter, les complications s’empiler. Plus il voulait se simplifier, plus tout devenait questions emboîtées. Veux-tu être seul ? Veux-tu la faim, la soif, l’immobilité ? Veux-tu le mensonge pour ne pas affronter ce que tu vois ? Ces interrogations tournaient en rond dans sa tête, sans réponse nette. Il se méfie de la folie comme on se méfie d’un voisin bruyant : de loin, elle pourrait presque faire envie, comme une liberté brute, mais il sait qu’il ne supporterait pas de vivre collé à ce niveau de solitude. La raison, de son côté, lui apparaît comme une manière élégante de renoncer avant même d’essayer. C’est là, sans doute, que l’écriture s’est glissée : ni la raison pure, ni la folie pure, un couloir entre les deux où il peut marcher en rond sans trop de dégâts. Un jour, il a commencé à écrire “il” à la place de “je”, et ça l’a soulagé comme lorsqu’enfant il serrait contre lui son ours en peluche. “Il” pouvait penser les pires choses, imaginer des meurtres, des renoncements, des fuites, et lui se tenait un demi-pas en retrait, assez près pour sentir, assez loin pour ne pas être entièrement compromis. Les liens, en revanche, restent son point faible. L’idée même d’avoir à les entretenir le fatigue d’avance. Il sait que c’est là que quelque chose se joue, et c’est précisément là qu’il recule. Il se console en se disant qu’il écrit pour lui seul, qu’il se moque d’être lu. Il espère ainsi se redresser un peu, écrire “droit”, lui qui se sent “courbe”, tordu comme une branche qui aurait trop poussé sous le vent. Il joue avec les mots – courbe, fourbe, fourbi – comme d’autres astiquent une arme. Et quand lui vient cette phrase : “Si écrire, c’est être en guerre avec le monde, c’est désolant”, il éclate de rire. Pas un grand rire libérateur, plutôt ce hoquet qui lui plie les côtes, un rire un peu trop large qui tient tout à la fois la fatigue, la lucidité et le léger vertige de voir à quel point, au fond, il n’a réussi qu’une chose : transformer sa façon d’avoir peur en matière à phrases.|couper{180}