Plus il écrit, plus il a l’impression de creuser quelque chose en lui, une veine de honte qui ne se tarit pas. À force, il se dit qu’elle finira peut-être par s’épuiser, que toute honte sera un jour bue, piétinée, recouverte, et qu’alors il ne restera qu’un trou, un morceau manquant dans la roche. À l’inverse, les jours où il n’écrit pas, il se sent se ratatiner, se durcir, un arbre tordu par le vent qu’on aurait laissé pousser sans soin. Il fantasme une fierté sèche : écrire peu, mais “important”. Il voit bien que dans un cas comme dans l’autre, au bout, c’est le vide qui l’attend, soit par excès, soit par manque. Cette oscillation l’épuise plus qu’elle ne l’éclaire. Elle se double d’une autre : l’impression d’être en exil sans pouvoir dire d’où exactement. Il regarde les gens raconter leur vie, ils ont le chic pour lui donner une forme, une ligne, ils en tirent une substance, quitte à en inventer une partie. La fiction semble pour eux un réflexe naturel. Lui cherche d’où lui vient ce sentiment d’être toujours à côté. Il remonte la chaîne. Il se souvient du regard de sa grand-mère, de celui de sa mère, ces yeux qui semblaient déjà regarder depuis un ailleurs. En se penchant sur le miroir de la salle de bain, il retrouve cette trace : mêmes yeux, même fatigue ancienne, quelque chose comme un regard d’exilé. On dit “juif errant”, il pense “juive errante”, d’abord. C’est surtout de là que ça vient : de ces femmes qui ont porté la fuite, l’inquiétude, la sensibilité trop vive, et qui lui ont passé tout cela sans mode d’emploi. Il a longtemps caché ce legs sous des emprunts masculins : le désordre assumé du grand-père, les colères du père, des manières de se tenir debout qui faisaient écran. En dessous, il se sentait surtout comme une coupe vide dans laquelle chacun venait déposer quelque chose : attentes, peurs, reproches, confidences. Le “toi” des psaumes – “c’est pour toi que je porte l’opprobre” – restait indéfini. C’était pour qui, au juste ? Pour la famille, pour un dieu lointain, pour on ne sait quel regard ? Pendant des années, avoir un toit stable lui a été difficile. Le malaise n’était jamais aussi léger que dans une chambre d’hôtel, lieu impersonnel par excellence, où rien ne lui appartenait vraiment. Il a fini par comprendre qu’un blog fonctionnait pour lui comme ces chambres louées au mois : on s’y installe pour un temps, on y laisse quelques affaires, quelques textes, et puis, quand la coupe est pleine ou qu’un événement vient tout déranger, on nettoie tout, on efface, on ferme la porte et on va ailleurs. L’absence de racines devient mode de vie. Hier encore, à C., il se tenait devant quatre élèves seulement, au lieu de sept. Ils avaient apporté de l’enduit pour boucher les trous des petits panneaux, on travaillait sur De Staël. Les formats qui tenaient le mieux étaient presque monochromes, avec ce fond noir qu’on ne voyait plus qu’en lisière, aux confins des formes épaisses. Il a essayé d’expliquer ce qui l’intéressait là : la frontière. Le moment où une couleur en rencontre une autre, se heurte, se fond, recule. Jouer avec cette limite, l’accentuer puis l’effacer à coups de va-et-vient, comme chez Rothko, où l’on ne sait jamais très bien où finit un champ et où commence l’autre. En parlant, il a compris que c’était la même chose en écriture : une histoire de frontières. Celles qu’on pose – plus ou moins honnêtement – entre fiction et réalité, entre ce qu’on ose dire et ce qu’on garde dessous, entre le profane et le sacré. Comment les tracer, quand les franchir, quand les faire disparaître au point que leur absence devienne elle-même une forme de présence, un bord menaçant ou désiré. Au fond, il écrit comme il habite les lieux : à la limite. Entre la honte et l’orgueil, entre le dedans et le dehors, entre la maison impossible et la chambre d’hôtel, entre le regard hérité et la page blanche. Ce qui lui reste, ce n’est pas un territoire, c’est cette ligne mouvante où il avance, un pied de chaque côté, en essayant de ne pas tomber tout à fait ni d’un côté ni de l’autre.