Il suffit de s’asseoir dans une salle de réunion pour voir les évidences se mettre en place. Elles arrivent en tête de phrase, “évidemment”, “il va de soi que”, “de toute évidence”, précédées d’un soupir, d’un sourire fatigué. Elles servent de boucliers : on les pose devant soi pour ne pas avoir à montrer ce qui se passe dessous. On lève un tableau, un graphique, un slogan, on dit que c’est clair, que c’est prouvé, et l’affaire est close. Il regarde ça, lui, en silence, en s’emmerdant à cent sous de l’heure. Il n’a plus envie de discuter, mais quelque chose en lui refuse d’avaler ces phrases toutes faites. Il se demande ce qui se passerait si, un matin, il se réveillait dans un monde où plus rien n’est présenté comme évident, ou au contraire dans un monde où tout le serait. Dans le premier cas, ce serait le chaos, un doute permanent, épuisant ; dans le second, une dictature souriante, où tout serait décidé “en haut lieu” au nom du bon sens. Il pense à Pascal et à ce Dieu qui ne se manifeste pas avec l’évidence dont il serait capable, et il se dit qu’il y a là une forme de délicatesse : laisser une marge de jeu entre croire et ne pas croire. Ce que n’ont plus les évidences de bureau, qui tombent comme des matraques sous des airs de justice. Le même mot circule ailleurs, dans les images. Avec la photographie, des morceaux du monde qu’il fallait autrefois inventer sur la toile se sont retrouvés saisis d’un coup. Ce qui paraissait aller de soi dans une peinture figurative – tel geste, tel paysage – lui semble maintenant suspect, “trop vrai”, comme déjà vu. L’hyperréalisme, censé chasser le doute en montrant chaque pore de la peau, lui donne plutôt l’impression inverse : une sorte de blague insistante, un humour glacé qui en rajoute dans le détail pour mieux interroger ce qui est montré. Phare ou brûlot : il ne sait jamais si on allume ces lumières pour guider ou pour égarer. Dans sa propre vie, les évidences qu’on lui a tendues ont rarement tenu longtemps. “C’est évident que la famille est un refuge”, “évident qu’il faut un vrai toit”, “évident qu’à plusieurs on va plus loin.” Il pense aux années à ne pas réussir à habiter un lieu, à ces chambres d’hôtel impersonnelles où il se sentait paradoxalement plus à sa place que dans les appartements censés l’ancrer. Il pense à ces groupes où l’on se retrouve “pour ne pas être seuls”, et où il a souvent eu la sensation de se perdre plus vite et plus mal qu’en restant isolé. À force, il a pris le pli mauvais de se tenir de côté, de refuser ce qui est présenté comme allant de soi, parfois par lucidité, parfois par simple réflexe. Il sait bien que tout n’est pas mensonge, que certaines choses tiennent debout sans qu’on ait besoin de les asséner, mais il continue de se méfier des phrases qui s’annoncent avec tambour. Peut-être que ce qui lui reste, au milieu de ce vacarme, c’est le droit de ne pas décider trop vite si ce qu’on lui montre est un phare ou un feu de paille, de laisser un moment la possibilité que ce soit l’un ou l’autre. Écrire lui sert à ça : non pas à réciter ses propres évidences – il en a assez – mais à les entamer, à les fissurer, à voir ce qui se cache derrière ce mot lourd, “évidence”, avant qu’il ne lui tombe une fois de plus sur la tête comme une tarte à la crème.