Avant que son nom ne s’efface comme se sont effacés son visage, sa voix, sa corpulence, son odeur, il me reste cette hypothèse enfantine : si je dis tout haut « Monsieur Renard », peut-être que quelque chose reviendra. Monsieur Renard ! Voilà. Ce n’est pas lui qui revient, mais le seul élément encore net de cette histoire : la chambre à air. Une grande bande molle de caoutchouc vidée de tout son air, qu’on plie et qu’on emporte comme un butin. Grise, avec ce décalage de teinte entre l’extérieur poussiéreux et l’intérieur talqué. Il suffit d’essuyer le talc d’un revers de main pour faire apparaître un gris plus foncé, presque brillant, qui donne l’impression de découvrir un secret. Pour en arriver là, il a d’abord fallu voler une paire de gros ciseaux. La chambre à air fermée sur elle-même ne s’ouvre pas de bon gré. On tourne autour, on cherche l’angle, le point d’attaque. On finit par planter la pointe de métal dans la matière flasque mais étonnamment résistante du caoutchouc, en forçant un peu, par impatience plus que par courage. Ensuite viennent les longues minutes de découpe, la main qui se fatigue, la lame qui accroche. On avance par à-coups, on progresse lentement, on taille des lanières plus ou moins régulières. Le caoutchouc oppose une résistance sourde, refuse les lignes droites : les bords deviennent des dents, des crans irréguliers, comme une crémaillère mal limée. Pendant tout ce temps, l’odeur vous colle au nez : mélange lourd d’huile, de métal chauffé, d’air enfermé trop longtemps. Pas la pourriture, plutôt quelque chose d’usine, de piston, de bielles, avec certains jours d’avant-hiver, vers novembre, un fond de tristesse, de fatigue. À force d’insister, la chambre à air finit par céder, accepte de quitter son rôle de réserve d’air invisible pour devenir autre chose : lance-pierre tendu entre deux morceaux de bois, corde d’arc maladroite, ceinturon de cow-boy, étui de revolver découpé de travers. Elle résiste encore un peu, impossible de tirer de cette matière des bandes parfaitement sages, mais justement, ces bavures, ces dents, nourrissent la fantaisie. À un moment, elle se laisse percer par l’aiguille et le fil, se plie à l’invention de l’enfant qui l’attache, la noue, l’ajuste. Le jeudi soir, il ne reste plus que sa dépouille dans un coin de l’appentis, au bout du jardin. La chambre à air a été mise en pièces, elle ne sera plus jamais gonflée d’air, ni enfermée dans la dureté d’un pneu, ne roulera plus sur les routes, ne traversera plus de frontière. Elle restera là, à se décomposer lentement, à s’écailler, à se rider. Elle tiendra encore un peu, plus longtemps sans doute que le nom de Monsieur Renard, plus longtemps que le souvenir précis de sa main tendant ce morceau de caoutchouc, tandis que, dans le temps, se fendillent et se détachent les visages et les voix, alors que l’objet, lui, continue d’occuper exactement la même place dans la mémoire.