nommer la chose
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Carnets | avril 2025
Nommer la chose
"Écrire ce que l’on ne peut pas dire. Nommer la chose, même si elle fait peur. Surtout si elle fait peur."— Méthode Olbren, notes internes Je ne sais pas si j’ai envie qu’on me lise pour qu’on s’adresse à moi. Mais ce que je sais, c’est que ça me fait profondément plaisir qu’on me lise. C'est à dire que probablement ça me tue. Parfois j'imagine une horde d'animaux sauvages qui en dépèce un autre, cet autre c'est moi. Il n'y a pas de jugement, c'est tout à fait naturel. Je sais que ça me tue le plus naturellement du monde ce plaisir d'imaginer qu'on me lise. Je ne sais pas si j’ai envie d’aller marcher tous les jours pour perdre du poids, me sentir en forme, revenir sur le marché. Mais je sais que si je ne le fais pas, je peux crever du jour au lendemain. Je ne sais pas si j’ai envie de crever. Parfois je dis que j’ai envie de crever, mais ce n’est pas tout à fait exact. Je ne sais pas si je regretterai cette vie, en supposant qu’un mort puisse regretter quoi que ce soit. Mais je sais que dans le fond, je ne voudrai rien regretter, rien de spécial. La fin serait plutôt ainsi : j’effacerais les regrets, l’un après l’autre. En tout cas, ce serait trop bête de ne pas le faire. Je ne voudrais pas perdre encore toute une éternité à penser aux regrets. Je ne sais pas si j’ai envie d’être lu. D’un côté, peut-être oui, mais de l’autre, je ne sais pas vraiment. Mais je sais que ça me fait très peur qu’on me lise. Je choisis la peur plutôt que le plaisir. Je ne dis pas ça par vantardise. J’ai eu beaucoup de plaisir, et je suis mort des tas de fois. Je ne sais pas si j’ai peur du plaisir parce que le plaisir, c’est la mort. Je dirais plutôt que le plaisir m’anesthésie, comme on le fait pour les animaux qu’on veut saigner proprement avant de les tuer à l’abattoir. Ensuite, en toute bonne conscience, on peut passer à l’équarrissage. Ce que je comprends, c’est que j’ai une sorte de don — ou de malédiction — pour détourner systématiquement la réalité, me fabriquer inconsciemment des métaphores. Ma vie est une suite de maladresses : gestes, paroles, mal adressés. Je pensais m’adresser à quelqu’un, mais ce n’était sans doute qu’à des parts de moi-même. D’une certaine façon, je suis autiste. Je ne suis pas "normal" dans le sens où je crois qu’être normal ne veut rien dire pour moi, sauf être encore plus taré que je ne le suis. Je ne sais pas si j’ai autant honte de qui je suis. Ce n’est pas un poids qui m’entrave, ce n’en est plus vraiment un. Je crois que le sentiment de honte se cultive, se soigne, s’entretient. Ça permet de conserver une sorte de rectitude dans le tordu. Aujourd’hui je peux dire que je sais qu’il faut toujours creuser la honte. Si je n’avais pas ce sentiment de honte permanent, je n’aurais pas de trou à creuser. Je serais désoeuvré. Il faut aussi, pendant que j’y suis, me débarrasser de l’idée du sexe. Lorsque j’y repense, c’est ça : se débarrasser d’une corvée. Tout ce qu’il y avait avant était une sorte de conte de fées, un emballement, mais une fois au pied du mur, je sentais qu’on me demandait d’endosser un rôle. Peut-être que moi aussi, je demandais la même chose à mes partenaires. On faisait notre petite affaire. C’est sûrement pour ça qu’on dit partenaires. je ne sais pas si vraiment il est possible d' échapper aux méfaits de la 5G et des particules de graphene qu'ont nous a flanqués sous la peau en 2020 ; celles qui captent le wifi pour balancer nos données biométriques dans la stratosphère — sauf si on éprouve de l'amour pur. Ce qui règle considérablement le problème du sexe en passant. On se mettrait en mode tout le monde il est beau tout le monde il est gentil et on serait soudain immunisé. Je ne sais pas si j'ai encore la force de croire en ce genre de connerie. Je sais que je crois en la bienveillance parce que c'est ce qui empèche la sauvagerie, mais je n'ai pas envie d'insulter l'intelligence des gens pour autant. Je sais que j'ai peut-être crevé un plafond de verre en écrivant ce texte, je ne m'en sens ni fier ni honteux, je me dis qu'il y a des années de boulot derrière. Je me dis aussi que, probablement, une fois que j’aurais écrit tout cela, les gens auront enfin leur bonne raison pour ne plus m’approcher. Mais peut-être que c’est exactement ce que je cherche.|couper{180}
Carnets | décembre 2023
7 décembre 2023
Avant que son nom ne s’efface comme se sont effacés son visage, sa voix, sa corpulence, son odeur, il me reste cette hypothèse enfantine : si je dis tout haut « Monsieur Renard », peut-être que quelque chose reviendra. Monsieur Renard ! Voilà. Ce n’est pas lui qui revient, mais le seul élément encore net de cette histoire : la chambre à air. Une grande bande molle de caoutchouc vidée de tout son air, qu’on plie et qu’on emporte comme un butin. Grise, avec ce décalage de teinte entre l’extérieur poussiéreux et l’intérieur talqué. Il suffit d’essuyer le talc d’un revers de main pour faire apparaître un gris plus foncé, presque brillant, qui donne l’impression de découvrir un secret. Pour en arriver là, il a d’abord fallu voler une paire de gros ciseaux. La chambre à air fermée sur elle-même ne s’ouvre pas de bon gré. On tourne autour, on cherche l’angle, le point d’attaque. On finit par planter la pointe de métal dans la matière flasque mais étonnamment résistante du caoutchouc, en forçant un peu, par impatience plus que par courage. Ensuite viennent les longues minutes de découpe, la main qui se fatigue, la lame qui accroche. On avance par à-coups, on progresse lentement, on taille des lanières plus ou moins régulières. Le caoutchouc oppose une résistance sourde, refuse les lignes droites : les bords deviennent des dents, des crans irréguliers, comme une crémaillère mal limée. Pendant tout ce temps, l’odeur vous colle au nez : mélange lourd d’huile, de métal chauffé, d’air enfermé trop longtemps. Pas la pourriture, plutôt quelque chose d’usine, de piston, de bielles, avec certains jours d’avant-hiver, vers novembre, un fond de tristesse, de fatigue. À force d’insister, la chambre à air finit par céder, accepte de quitter son rôle de réserve d’air invisible pour devenir autre chose : lance-pierre tendu entre deux morceaux de bois, corde d’arc maladroite, ceinturon de cow-boy, étui de revolver découpé de travers. Elle résiste encore un peu, impossible de tirer de cette matière des bandes parfaitement sages, mais justement, ces bavures, ces dents, nourrissent la fantaisie. À un moment, elle se laisse percer par l’aiguille et le fil, se plie à l’invention de l’enfant qui l’attache, la noue, l’ajuste. Le jeudi soir, il ne reste plus que sa dépouille dans un coin de l’appentis, au bout du jardin. La chambre à air a été mise en pièces, elle ne sera plus jamais gonflée d’air, ni enfermée dans la dureté d’un pneu, ne roulera plus sur les routes, ne traversera plus de frontière. Elle restera là, à se décomposer lentement, à s’écailler, à se rider. Elle tiendra encore un peu, plus longtemps sans doute que le nom de Monsieur Renard, plus longtemps que le souvenir précis de sa main tendant ce morceau de caoutchouc, tandis que, dans le temps, se fendillent et se détachent les visages et les voix, alors que l’objet, lui, continue d’occuper exactement la même place dans la mémoire.|couper{180}
Carnets | décembre 2023
2 décembre 2023
Je me suis longtemps répété la phrase de Pessoa sur la navigation à l’estime, persuadé qu’il suffisait de “faire confiance à son intuition” pour vivre juste. En pratique, ce que j’appelle intuition a souvent été autre chose : peur, manque, espoir recouvert de grands mots. On dit intuition quand on voudrait dire : je ne supporte plus de douter, il me faut une décision qui ressemble à une évidence. On empile des couches de sentiment par-dessus ce premier signal pour ne plus avoir à le regarder en face. La vie en groupe encourage ce maquillage : mieux vaut une opinion acceptable qu’un pressentiment inquiétant qu’on ne sait pas expliquer. J’ai connu une forme d’intuition obsessionnelle dans ces gestes absurdes de jeunesse où je suivais des femmes dans la rue, sans les aborder. Je me persuadais que “quelque chose” me poussait à le faire, que c’était un signe, alors que je rejouais toujours la même scène : m’arrêter au bord de l’audace réelle. Marcher derrière un dos, ajuster mon pas au sien, accélérer un peu, ralentir à un carrefour. Parfois, l’une se retournait. Là, l’“intuition” tombait d’un coup. Il fallait soutenir son regard, feindre l’indifférence, faire semblant de vérifier une vitrine, et tout s’effondrait dans une sensation de ridicule. Ce n’était jamais à la hauteur de ce que j’avais fabriqué en avançant derrière elle. Je repartais avec une déception sèche dirigée contre moi, contre mes attentes naïves, mes caprices d’enfant mal sevré, et cette lucidité tardive : ce n’était pas un pressentiment, seulement une lâcheté mise en marche, puis stoppée net au moment d’assumer. L’intuition, là-dedans, n’était que le nom donné à cette mécanique. Les mots que j’emploie pour en parler restent suspects. “Intuitivement”, je le glisse quand je veux faire passer un raccourci pour une évidence. “Pressentiment”, quand je tente de donner une aura à un simple malaise. Je maquille un geste hésitant en conviction profonde. Quand je cherche une définition, je retombe sur le rêve. L’intuition serait ce moment où une odeur dans la rue, un mot dans une phrase, un bruit banal déplacent légèrement le réel et avertissent que quelque chose insiste. Mais je les laisse souvent glisser. Ce n’est qu’après coup, en remontant le fil d’une journée, que je décrète : “j’avais bien senti…” ; reconstruction commode, comme un rêve arrangé au matin. Pessoa revient autrement par ce poème sur l’amitié que je relis : vouloir être ni trop loin ni trop près, ne pas étouffer, ne pas fuir, rester une présence qui n’envahit pas. Là, je vois une autre version de l’intuition : sentir la distance juste avec quelqu’un, sans projeter sur lui son propre manque. Tout le contraire de mes filatures muettes, de ces scénarios montés sur le dos d’inconnues. Je ne sais pas si l’intuition existe comme lumière pure, séparée des peurs, du désir, des souvenirs. Je peux au moins reconnaître la part de travestissement à l’œuvre chaque fois que j’emploie ce mot : l’endroit où je m’arrête, où je recule, où je me découvre lâche et où je préfère parler de “signal intérieur”. Alors j’essaie de la réduire à quelque chose de plus nu : un léger déplacement dans la manière d’être là, un pas différent au moment précis où je serais tenté de rejouer encore les mêmes scènes. Peut-être que, pour moi, l’intuition commence quand j’accepte de ne plus suivre les silhouettes dans la rue, de rester à ma place, et de regarder ce qui se passe vraiment.|couper{180}