Je me suis longtemps répété la phrase de Pessoa sur la navigation à l’estime, persuadé qu’il suffisait de “faire confiance à son intuition” pour vivre juste. En pratique, ce que j’appelle intuition a souvent été autre chose : peur, manque, espoir recouvert de grands mots. On dit intuition quand on voudrait dire : je ne supporte plus de douter, il me faut une décision qui ressemble à une évidence. On empile des couches de sentiment par-dessus ce premier signal pour ne plus avoir à le regarder en face. La vie en groupe encourage ce maquillage : mieux vaut une opinion acceptable qu’un pressentiment inquiétant qu’on ne sait pas expliquer. J’ai connu une forme d’intuition obsessionnelle dans ces gestes absurdes de jeunesse où je suivais des femmes dans la rue, sans les aborder. Je me persuadais que “quelque chose” me poussait à le faire, que c’était un signe, alors que je rejouais toujours la même scène : m’arrêter au bord de l’audace réelle. Marcher derrière un dos, ajuster mon pas au sien, accélérer un peu, ralentir à un carrefour. Parfois, l’une se retournait. Là, l’“intuition” tombait d’un coup. Il fallait soutenir son regard, feindre l’indifférence, faire semblant de vérifier une vitrine, et tout s’effondrait dans une sensation de ridicule. Ce n’était jamais à la hauteur de ce que j’avais fabriqué en avançant derrière elle. Je repartais avec une déception sèche dirigée contre moi, contre mes attentes naïves, mes caprices d’enfant mal sevré, et cette lucidité tardive : ce n’était pas un pressentiment, seulement une lâcheté mise en marche, puis stoppée net au moment d’assumer. L’intuition, là-dedans, n’était que le nom donné à cette mécanique. Les mots que j’emploie pour en parler restent suspects. “Intuitivement”, je le glisse quand je veux faire passer un raccourci pour une évidence. “Pressentiment”, quand je tente de donner une aura à un simple malaise. Je maquille un geste hésitant en conviction profonde. Quand je cherche une définition, je retombe sur le rêve. L’intuition serait ce moment où une odeur dans la rue, un mot dans une phrase, un bruit banal déplacent légèrement le réel et avertissent que quelque chose insiste. Mais je les laisse souvent glisser. Ce n’est qu’après coup, en remontant le fil d’une journée, que je décrète : “j’avais bien senti…” ; reconstruction commode, comme un rêve arrangé au matin. Pessoa revient autrement par ce poème sur l’amitié que je relis : vouloir être ni trop loin ni trop près, ne pas étouffer, ne pas fuir, rester une présence qui n’envahit pas. Là, je vois une autre version de l’intuition : sentir la distance juste avec quelqu’un, sans projeter sur lui son propre manque. Tout le contraire de mes filatures muettes, de ces scénarios montés sur le dos d’inconnues. Je ne sais pas si l’intuition existe comme lumière pure, séparée des peurs, du désir, des souvenirs. Je peux au moins reconnaître la part de travestissement à l’œuvre chaque fois que j’emploie ce mot : l’endroit où je m’arrête, où je recule, où je me découvre lâche et où je préfère parler de “signal intérieur”. Alors j’essaie de la réduire à quelque chose de plus nu : un léger déplacement dans la manière d’être là, un pas différent au moment précis où je serais tenté de rejouer encore les mêmes scènes. Peut-être que, pour moi, l’intuition commence quand j’accepte de ne plus suivre les silhouettes dans la rue, de rester à ma place, et de regarder ce qui se passe vraiment.